ou ce que les étudiants retiennent d'un cours d'histoire au Baccalauréat
devise de la province de québec
J’eus le privilège, au cours de l’automne 1987, d’être chargé de la correction de travaux et d’examens d’un cours d’histoire à l’Université Concordia de Montréal. Le cours de premier cycle s’intitulait: «L’âge des Dictatures» et les étudiants qui le suivaient étaient de toutes provenances, de toutes ethnies et de tous âges, ni supérieurs ni inférieurs à la moyenne des populations universitaires occidentales actuelles et la correction de leurs résumés de lecture révélait l’intelligence, l’imagination, l’esprit de synthèse dont la majorité d’entre eux étaient dotés. Plus intéressant pour notre propos est la correction de l’examen final tenu en décembre. Cet examen était divisé en deux parties. La première consistait à offrir une série de trois questions à développement. L’étudiant choisissait celle qu’il sentait pouvoir développer le plus longuement et le plus complètement. La seconde partie se présentait par contre comme une série de douze thèmes historiques concernant la période de l’Entre-deux-Guerres. L’étudiant devait en choisir six et les décrire sommairement dans un court paragraphe. C’est cette partie de l’examen que nous retiendrons plus particulièrement ici. Mais rappelons d’abord les trois questions à développement de la première partie de l’examen afin de situer le contexte dans lequel les étudiants étaient tenus de répondre:
A. Sweeping as broadly as you think the evidence warrants, describe the importance of the Spanish Civil War in the history of the 1930’s.

Accords de Munich
The Hoare-Laval Agreement (le Plan Hoare-Laval): en décembre 1935, un «arrangement» international est suggéré par les ministres chargés des affaires étrangères d’Angleterre (Hoare) et de France (Laval) à Mussolini, afin de régler la question éthiopienne, offrant au Duce les deux-tiers de l’Ethiopie à condition que le dernier tiers restant, sur lequel il ne pourrait étendre l’influence italienne, conserve une bande de terre d’Erythrée ouvrant sur la mer. Une indiscrétion de la presse française souleva l’ire de l’opinion publique anglaise et Hoare dut se démettre tandis que le gouvernement Laval fut contraint de démissionner en janvier 1936. Le tout fut un échec.
Manuel Azaña: premier ministre espagnol (1931), républicain, il dirigea le Fronte Popular durant la guerre civile espa-gnole. Anti-clérical, démocrate, libéral, il démissionna en février 1939, lors de l’issue nationaliste de la crise. Ce thème recoupe la question 1A.
Locarno Pact (le traité de Locarno): convoquée par le chancelier allemand Stresemann, cette conférence réunissant la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique et l’Italie se tint à Locarno, en Suisse, du 5 au 16 octobre 1925 et déboucha sur un ensemble de traités dont le plus important établit une garantie mutuelle des frontières franco-allemandes et belgico-allemandes sous la surveillance de l’Angleterre et de l’Italie. Il maintenait une zone démilitarisée dont l’Allemagne ne pouvait franchir la limite sous peine d’être condamnée comme agresseur.
Nuremberg Laws (Les lois de Nuremberg): en novembre 1935, Hitler convoqua le Reichstag à Nuremberg et soumit à l’approbation générale ces lois dirigées contre les Juifs, leur retirant la citoyenneté, interdisant leur mariage avec des «Aryens», leur refusant le droit d’engager des domestiques allemands et les excluant de la fonction publique.
Léon Blum: chef de la Section Française de l’Internationale Ouvrière, le parti socialiste, il fut de 1936 à 1938 à la tête du Front Populaire dont la politique visait à améliorer le sort des travailleurs, à contenir les ligues fascistes, à assurer la paix européenne et à nationaliser les grandes entreprises capitalistes (les banques en particulier). Ce thème recoupe la question 1B.
The Hossbach Memorandum (les Minutes d’Hossbach): le 5 novembre 1937, un aide de camp, Hossbach, recueillit sur papier les directives générales d’Hitler à son état-major au cours d’une réunion secrète à la Chancellerie du Reich où il exposa le principe de l’espace vital dont l’accaparement monopolisera tous les moyens diplomatiques et militaires nécessaires. C’était le prélude à l’Anschluss et à l’annexion des Sudètes.
Thomas Mann: romancier et essayiste allemand. Profon-dément nationaliste, il fut quand même fortement ébranlé par l’expérience de la Première Guerre mondiale. Humaniste, il s’opposa aux idées racistes des nazis. Auteur de La Montagne magique et des Buddenbrooks, mais aussi de Mort à Venise, il s’exila hors d’Allemagne durant le régime hitlérien.
The Twenty-One Points (les Vingt-et-un points): les fameuses conditions d’adhésion à la Troisième Internationale exigées des différents partis communistes affiliés, telles qu’énoncées par Lénine en 1920 au iie Congrès de l’Internationale communiste. Elles resserrent l’étau du Parti communiste russe sur les partis communistes nationaux, diffusent la propagande bolchevique et impliquent le centralisme démocratique. Elles consomment également la rupture avec tous les courants socialistes démocratiques ou bourgeois.
The Night of the Long Knives (la nuit des longs-couteaux): la nuit du 30 juin 1934 où Hitler, aidé des S.S., élimine ses anciens bras droits de la S.A. dont les tendances de gauche menacent les appuis financiers du Parti. Rœhm et nombre de ses officiers sont assassinés ou exécutés.
Edward Benes: Chef des socialistes nationaux de Tchécoslovaquie. Porté à la présidence en 1935, il dut céder devant les revendications allemandes des Sudètes sous la pression de l’Angleterre (Chamberlain) et de la France (Daladier) après la conférence de Munich (1938). Réfugié avec son gouvernement en exil à Londres durant la guerre, il revint en 1945 avec les armées russes qui l’établirent au gouvernement où il demeura jusqu’en 1948. Ce thème recoupe la question 1C.
General Ludendorf: l’un des rédacteurs du fameux plan Schlieffen, partisan de la guerre à outrance en 1914-1918, principal collaborateur de Hindenburg, il dirigea la dernière contre-offensive en France en 1918. Nationaliste exacerbé, antisémite, il soutint Hitler lors de son putsch manqué de Munich en 1923.
Alexandre Kérenski: ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire du prince Lvov après la révolution de Février (1917), il lui succéda. Socialiste démocrate (trudavik), il ne retira pas la Russie du premier conflit mondial, décevant les espoirs de la majorité des Russes. Kérenski put contenir le putsch contre-révolutionnaire du général Kornilov, mais fut dépassé par la montée irrésistible des bolcheviks de Lénine et, après la révolution d’Octobre (1917), il dut s’exiler à l’étranger.
Ces douze thèmes historiques visent à confronter la mémoire des étudiants, et c’est dans la mesure où cette mémoire ne conserve qu’imparfaitement les informations dont on l’a nourrie que cela devient intéressant pour notre propos. Nous pouvons voir fonctionner la représentation mentale au moment même où l’information défaille devant l’oubli. C’est ce que nous chercherons à observer chez les 65 répondants à l’examen.1
Commençons ici par quelques éléments théoriques. La représentation est tri-dimensionnelle et comporte le champ de l’imaginaire, celui du symbolique et celui de l’idéologique, le tout formant ce que nous désignons comme la conscience. Dans cet ensemble, où se situe la mémoire? Présentement, celle-ci fait l’objet d’études particulières: mémoire des lieux et lieux de la mémoire, les historiens des mentalités, en France et ailleurs, les anthropologues, les sociologues et les psychologues se penchent sur les conditions et le fonctionnement de la mémoire collective. Osons d’abord la situer à l’intérieur de la représentation, et cela à partir d’un premier fait acquis: l’oubli (tenu pour son contraire) loge dans l’inconscient, au niveau du symbolique. Comme on le sait, l’oubli a été l’un des problèmes à l’origine de la psychanalyse, surtout l’oubli volontaire, intentionnel, de l’inconscient. Lieu des interdits et des refoulements, l’inconscient circonscrit la mémoire, la filtre, se permet d’y effacer ou de modifier des «souvenirs», c’est-à-dire des informations, des sensations, des expériences vécues enregistrées par elle. En conséquence, la mémoire, qui ne peut se situer au niveau symbolique ni au niveau idéologique de la conscience, réside au niveau de l’imaginaire d’où, contre l’action des deux autres niveaux, elle persiste et tient bon. Par le biais de traumatismes ou d’angoisses culpabilisés par le niveau idéologique, le symbolique devient un agresseur féroce de la mémoire qui enregistre et rappelle tout. Mais cette dernière est défavorisée de deux façons face à l’inconscient; d’une part, elle ne peut retenir tout ce dont elle est témoin, la somme des informations à laquelle est confronté l’esprit humain en une journée seulement dépassant les capacités physiologiques et mentales de la mémoire; de plus, le symbolique bénéficie de la complicité de l’idéologique qui est passablement structuré, complexe, raisonné et rationalisé et peut donc facilement exercer des orientations qui détournent ou masquent les souvenirs et les informations enregistrés dans la mémoire. De ce fait, la mémoire ne peut que loger au niveau de l’imaginaire, s’y développer et passer d’une instance simplement réceptive, perceptive à une autre purement créative. De fait, l’imaginaire se prête bien à cette double étape puisqu’il est constitué de ces deux «instances» complémentaires, l’inédit et le déjà-vu. L’inédit, c’est la part créative, non reproductrice, qui ordonne les bases de la représentation mentale lorsque les informations sont déficitaires. Le déjà-vu, plus «primitif», reste une somme incohérente, perceptive, désordonnée mais primairement conscientisée où s’accumulent les expériences empiriques vécues, les informations interceptées, les sensations et les instincts qui sont des voies de communication privilégiées pour l’inconscient et le niveau symbolique. Mais l’imaginaire demeure le lieu de la conscience primaire, spontanée; travaillée par l’idéologique, elle devient une conscience formée, éduquée, rationnelle. Le déjà-vu accumule les connaissances, autorise l’investissement de symboles et de valeurs, de sens et de morale, entraînant ainsi la rencontre de l’intérieur de l’individu et de son environnement extérieur; l’inédit reprend cette accumulation et en constitue une représentation cohérente, un repérage dans le monde.
La mémoire apparaît bien comme appartenant au champ de la conscience primaire plutôt qu’à celui de la conscience développée qui s’auto-énonce (l’opération philosophique à l’intérieur de l’idéologique). C’est l’action de l’inédit sur le déjà-vu qui rend possible toute évolution éventuelle de la cons-cience primaire vers une conscience développée, hautement raisonnée et auto-justifiée. Ici, la «folle du logis», l’imagination, selon le mot plaisant de Malebranche, pallie le manque d’information, les vides, les creux laissés par un trop plein d’images mal cataloguées et l’effacement intentionnellement oublieux opéré par l’inconscient. En relation avec la connaissance historique, qui manque parfois de beaucoup d’informations pour lier les faits les uns aux autres dans une trame logique et cohérente, cette imagination s’avère un bien inestimable, mais dangereux. Inestimable, lorsqu’utilisé avec circonspection et prudence; dangereux, lorsqu’il déborde la méthode, le raisonnement et les brides de savoir résiduel. Mais pour notre propos, il faut se dire que l’imaginaire historien, chargé par les professionnels de l’histoire de reconstituer le passé en terrains troués de crevasses, est le même qui se manifeste dans les reconstitutions approximatives que nous retrouvons chez nos étudiants chargés de répondre en toute vitesse aux thèmes qui les laissent pantois, quelque part entre le déjà-vu et l’oubli. Le niveau est certes différent, mais l’échelle reste la même. Qu’une telle situation soit suscitée par manque d’étude ou encore par manque d’application ou d’attention au cours, aux travaux ou à l’examen, il n’y a rien là que de très normal, et il serait abusif de considérer comme des cancres des étudiants dont la mémoire faillit. Au contraire, ils déploient une imagination manifeste, refusant l’oubli, l’ignorance, la légèreté d’esprit dont ils ont fait preuve. Ils persévèrent dans le domaine et développent une capacité de se débrouiller devant des vides intellectuels qui leur profitera dans l’apprentissage du métier (et de l’esprit) historien. Ont-ils l’imagination trop «folle»? Opèrent-ils des confusions dommageables? Se laissent-ils trop entraîner vers la fabulation, la fiction, le délire? Voilà des égarements qu’une bonne formation parviendra à corriger, en domestiquant précisément cette imagination indispensable, mais malheureusement trop négligée par les corps enseignants. Le culte de la méthode et la fonctionnalité d’une bonne épistémologie ne remplace-ront jamais un esprit curieux qui sait utiliser et dominer l’imagination lorsque les énigmes de l’univers et de l’humanité se posent à lui. Ce sont là des complémentarités indispensables. Les résultats de cet examen vont nous permettre d’observer et d’apprécier la virtuosité acrobatique d’une imagination prise entre un déjà-vu défectueux et un oubli agressif.
Pour ceux qui auront suivi soigneusement la liste des thèmes, certains peuvent apparaître comme de véritables pièges pour la mémoire: c’est intentionnel. Le plan Hoare-Laval semblera avoir été élaboré sous Vichy, époque où Pierre Laval était la force du gouvernement français. Avec sa consonance italienne, le pacte de Locarno (située en Suisse) paraîtra impliquer l’Italie en premier lieu. Les lois de Nuremberg se confondront avec le procès tenu pourtant dix ans plus tard. Pour leur part, les vingt-et-un points de Lénine se verront substitués par les quatorze de Wilson. À vrai dire, nombre de répondants tomberont dans ces pièges, d’autres par contre sauront les éviter. Mais tous ces dérapages qui se situent entre le déjà-vu et l’oubli ne tombent pas dans un vide absolu. L’unité de la représentation est indispensable au confort de l’équilibre psychique car la représentation mentale a horreur du vide. Le fait est encore plus vrai s’il concerne d’apprentis historiens universitaires. Ce que nous allons examiner, c’est moins la nécessité de combler ces vides (qu’un recensement quantitatif des thèmes choisis nous révèle) que la façon dont ces vides sont comblés (l’énoncé même des réponses apportées).
En posant un regard sur l’ensemble des réponses, on peut remarquer le haut taux de bonnes réponses, ou de ce qui s’en rapproche le plus. Seulement deux questions attirent plus de mauvaises réponses que de bonnes. Mais ici, ce sont les mauvaises réponses qui sont les plus éloquentes. Les bonnes réponses témoignent du bon fonctionnement (relatif) du déjà-vu; les mauvaises reflètent le dérapage entre le déjà-vu et l’oubli et les tentatives de l’inédit de redresser, par un acte créatif, la défaillance de la connaissance en insérant des images construites de toutes pièces dans un enchaînement troué, offrant ainsi une réponse à l’allure logique et cohérente, restauratrice d’unité (moins du passé oublié que de la conscience elle-même). Cette réponse se pense vraie, se donne pour telle et affirme le triomphe de la pérénnité sur l’éphémère de l’oubli dont le jeu constant est de déstructurer la mémoire dont certaines connaissances sont parfois gênantes pour l’inconscient ou la conscience morale sociétale.
Lorsqu’on établit une hiérarchie des douze thèmes répondus à partir de celui qui a suscité le plus grand nombre de réponses, c’est le thème de Léon Blum qui arrive en premier (62 répondants pour 93.9% du groupe), suivi de loin par Kérenski (47 répondants pour 71.2%) de Manuel Azaña (43 répondants pour 63.6%), puis des lois de Nuremberg (37 répondants pour 56%), du pacte de Locarno (36 répondants pour 39.3%), de Thomas Mann (22 répondants pour 33.3%), de Edward Benes (19 répondants pour 28.7%), des 21 points de Lénine (18 répondants pour 27.2%), du plan Hoare-Laval (10 répondants pour 15.1%) et des minutes d’Hossbach (2 répondants pour 3%). C’est en suivant cet ordre décroissant que nous allons scruter les réponses.














Le thème Thomas Mann suscite 18 bonnes réponses (81.8%) contre 4 (18.1%) mauvaises sur un


Le thème Edward Benes suscite 18 bonnes réponses (94.7%) sur 19 pour une seule mauvaise (5.2%) qui fait du malheureux président tchèque lâché à Munich, une «force [?] influente en France…» Effort velléitaire de l’inédit afin de combler un vide trop profond à remplir.

Plus amusante est l’ardeur avec laquelle l’imaginaire s’efforce de répondre au thème des





Si dans la majorité des réponses données au plan Hoare-Laval le déjà-vu s’efforce encore de fournir un schéma cohérent basé sur des informations mal assimilées, dans la mauvaise


En fait, la mémoire s’efface plus aisément devant un thème esseulé que devant une question développée. Ainsi, les trois questions de la première partie de l’examen permettent à la mémoire d’articuler le bagage de connaissances dont elle est dépositaire: le Fronte Popular espagnol – les luttes idéologiques – l’intervention internationale – le triomphe des Phalanges nationalistes de Franco – la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale; l’affaire Stavisky – les luttes de partis en France – le 6 février – juin 36 et le Front populaire – le guerre et l’armistice de ’40 – Vichy – la Résistance et la Collaboration – la libération; la Tchécoslovaquie et les revendications allemandes des Sudètes – le désir de paix à tout prix chez Chamberlain – les hésitations de Daladier – l’impuissance des démocraties devant l’agressivité allemande – la rencontre de Munich – le triomphe facile de Hitler. Ainsi, l’imaginaire établit des bornes à partir desquelles il peut refaire le développement de l’histoire (articuler le déjà-vu par la logique) par le raisonnement de la narration (l’historiographie). Selon la facilité à repérer ces bornes, les étudiants choisis-sent une question plutôt qu’une autre. Du moins, les plans et ébauches qu’ils dressent sur le questionnaire permet de voir que la représentation construit ainsi ses objets. Sur les 66 étudiants qui ont répondu aux questions, 17 ont traité de la guerre civile espagnole (25.7%), 17 également de la question de la guerre civile en France (25.7%) et 32 de la question du démantèlement de la Tchécoslovaquie (48.4%) qui confirme une observation gratuite à propos de leurs intérêts de lecture plus tôt dans la session, la fascination qu’exerce encore l’aventure hitlérienne sur les esprits et la conscience historique occidentale en cette fin de XXe siècle.
Enfin, peut-on essayer d’expliquer pourquoi tel genre de rattrapage s’effectue ici et tel autre là? Les confusions simples, complexes à rattrapage du déjà-vu et complexes à rattrapage de l’inédit sont-elles particulières à tel mode de défaillances? Il est difficile de pouvoir le dire dans l’état actuel de nos connaissances. De plus, dissoudre trop avant les détails nous forcerait à rentrer dans les personnalités individuelles (que nous ne connaissons pas) alors que nous cherchons les dimensions d’une conscience collective. Nous pourrions être tentés, par contre, de penser que les garçons ou les filles ont la mémoire qui faillit plus facilement, ou que l’inédit a tendance à prendre le pas sur le déjà-vu chez ceux-là plutôt que celles-ci. Sur les 66 répondants, 41 sont des garçons et 25 des filles. Deux filles ont eu 5 mauvaises réponses, deux autres en ont eu 4, de même qu’un garçon. Trois autres filles ont eu 3 mauvaises réponses pour deux garçons. Par contre dix-neuf garçons ont eu 6 bonnes réponses pour seulement huit filles. Bien sûr, ces chiffres sont beaucoup trop relatifs pour en tirer quoi que ce soit. Notre échantillon, rappelons-le, ne représente pas une classe modèle (idealtype), mais une classe courante, aussi prenons-les à titre de curiosité sans oser en tirer la moindre conclusion définitive arbitraire.
Par contre le fait que certaines personnes ont des mémoires faillibles et une imagination compensatrice, propice à commettre des confusions simples est plus révélateur. Confondre les 14 points de Wilson avec les 21 de Lénine peut arriver à n’importe qui. La mémoire est une faculté qui oublie, dit-on, comme l’oubli en est une qui a de la mémoire. D’une part, on peut toujours rafraîchir la mémoire, d’autre part, l’oubli n’efface que superficiellement la connaissance. L’oubli censure. Il n’est que le tiroir le plus enfoncé dans la profondeur de l’inconscient où il remise des traces compromettantes. Ce qui y est enfermé, pour une raison ou une autre, grouille, se débat, appelle à sortir au point où le symbolique doit inventer un langage pour en permettre l’expression lorsque le tiroir déborde. Ainsi, la violence associée à l’histoire fascine et se manifeste à toute occasion. Elle fait dire à des répondants que Léon Blum et Manuel Azaña ont été assassinés, sort fréquent pour les personnalités politiques de l’époque. Les lois de Nuremberg sont poussées jusqu’à leur logique absurde quand on leur prête une volonté d’élimination physique qu’elles contiennent en germe mais n’énoncent pas encore clairement. Le traîté de Locarno devient la prostitution de l’Italie dans les camps belligérants durant la Grande Guerre et la nuit des Longs-couteaux raconte l’élimination d’une famille impériale (fort petite-bourgeoise) parce que la tuerie des membres d’une même famille frappe les affects de tout le monde, soulève des répulsions horrifiantes tout en titillant une sensation trouble non dénuée de voluptés incestueuses sado-masochistes, le tout étant suffisant à détourner (par investissement libidineux) un règlement de comptes entre nazis! De Thomas Mann, on ne retiendra que l’extravagance d’une nouvelle qu’un film a rendu célèbre, film remarquable par sa beauté et son lyrisme mais produit un demi-siècle après la rédaction de la nouvelle qui l’a inspiré, Mort à Venise, par lequel on ne retiendra bien que ce qu’on voudra retenir de Mann, une réhabilitation de l’homosexualité! Toutes ces choses enfermées dans le tiroir aux émotions et aux sensibilités refoulées, séquestrées dans le placard des oublis et des hontes, crient au secours, reviennent se manifester, intellectuellement, travesties en réponses détournées quelque part entre le déjà-vu et l’oubli.
Nous pourrions nous attendre à une manifestation opportuniste de la part de l’idéologique dans cette occasion inespérée de la faillite de la connaissance, et y substituer des leçons morales, politiques, religieuses ou sociales. Mais dans nos réponses d’étudiants, l’idéologique apparaît paradoxalement timide. Sans doute, si l’examen avait eu lieu voilà dix ans, lorsque le militantisme de gauche était au plus fort dans les milieux universitaires occidentaux, aurait-on vu moins de répondants se gourer entre les 14 points de Wilson et les 21 de Lénine? Personne n’aurait pris Kérenski pour un bolchevik ou Léon Blum pour un communiste! De même, la nuit des Longs-couteaux aurait été l’extermination interne de la faction de gauche par la faction de droite de la «peste brune». Mais voilà, Thomas Mann, au lieu d’être synonyme de Croce ou de Dawes l’aurait peut-être été de Bernstein ou de Kautsky; Azaña serait devenu un chef anarchiste de la guerre civile espagnole ou les lois de Nuremberg des lois anti-sociales et anti-communistes. D’Edward Benes, on aurait conservé le souvenir qu’il fut un vendu à Moscou après avoir été le jouet de la couardise des diplomaties bourgeoises, etc. C’est-à-dire que les conditions idéologiques actuelles ne sont pas totalement étrangères au choix de ce que la mémoire conserve ou réinterprète dans les réponses formulées. Comme le raconte Marc Ferro à propos de la conscience historique polonaise quand les autorités détournèrent, dans les manuels scolaires, le massacre du faubourg de Praga perpétré par les Russes de Souvorov en 1795 dans la «répression anti-ouvrière» du 12 mai 1926 accomplie par le général (de tendance fasciste) Pilsudski 8, la manipulation idéologique de la conscience historique joue autant que les symboles associatifs qui émergent de l’inconscient collectif. Les dérapages mnémotechniques deviennent susceptibles d’être récupérés et retravaillés par des forces externes et, à ce titre, il restera toujours bon d’apprendre à se rappeler, à se souvenir, à savoir raffermir et critiquer sa mémoire, à ne jamais la surestimer en l’imaginant qu’elle échappe aux manipulations inconscientes ou extérieures, à structurer la réception des connaissances et des informations, à développer l’autonomie de l’apprentissage intellectuel, de la critique et de la synthèse, bref à parfaire notre conscience. L’enseignement de l’histoire sert ainsi à la formation d’une conscience collective et, sans ces acquis, toutes les notions livrées dans les cours auront une destinée vaine, non plus oubliées deux minutes après la fin de l’examen, mais bien avant même que les réponses se voient couchées sur le papier.⌛
1. Un étudiant n’a répondu à aucun des douze thèmes, nous conservons cependant la totalité des répondants (66) comme nombre de base, d’autres d’ailleurs, n’ayant répondu qu’à quelques thèmes seulement…
2. Préférons le terme de «confusion simple» à celui de lapsus, le lapsus étant une confusion «volontaire» de la part de l’inconscient, ce qui ne peut être prouvé formellement dans ces cas-ci. L’inconscient n’ayant pas de raison manifeste pour changer les 21 points de Lénine en 14 points de Wilson ou les lois en procès de Nuremberg, il faut donc admettre que ces confusions n’ont rien de lapsus freudiens, mais tout des embrouillements d’un déjà-vu bombardé d’informations éparses. Il est possible toutefois que ces confusions soient le produit d’esprits particulièrement «auto-destructeurs», mais ces cas, s’ils existent, seraient purement circons-tantiels ou exceptionnels, c’est-à-dire relevant de la pathologie pure.
3. Un autre répondant écrira de même au thème de Manuel Azaña. Azaña et Blum, les dirigeants respectifs des Fronts populaires espa-gnol et français apparaissent comme liquidés par la droite, associant la brutalité au fascisme dans sa façon expéditive d’éliminer l’opposition de gauche. Or, même si Blum fut envoyé au camp de Buchenwald (1943-1945), il survécut et participa à la fondation de la IVe République, tandis qu’Azaña mourut en exil en France en 1940, réconcilié avec l’Église catholique qu’il avait tant combattue et dont l’opposition avait été la cause de la guerre civile. Il n’en reste quand même pas moins que ces «assassinats» – purement fantasmatiques – dénotent une intrusion du niveau symbolique dans le coup de pouce que l’inédit donne au déjà-vu.
4. Nombre de répondants à la question 1B confondent l’orthographe de Stavisky avec celle du compositeur Stravinsky, l’affaire Stavisky étant plutôt le sacre d’automne de la Troisième République!
5. Voir E. Kogon, H. Langbein et A. Rückerl, Les chambres à gaz secret -d’État , Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H95, 1984, principalement p. 24-26.
6. Un étudiant (garçon) utilise même une périphrase: «Homosexuality. Love between men in trenches, comraderie that was lost…» Un autre, qui avait déjà souligné que Roehm, le chef des chemises brunes liquidé pendant la nuit des Longs-couteaux, était homosexuel, dit de Mann: «His novels often inclued veterans and homosexuality was presented in a frank style that shocked many. Mental disease was also a component of his novels. He had equals in France and England who also shocked their readers into realizing that the old world was gone and a new age had arrived.» Il est possible que le nom de Mann (phonétiquement «homme» en anglais) crée une insistance sur le symbole.
7. Il se peut que l’étudiant ait confondu Mann avec Marinetti, l’auteur du Manifeste du Futurisme. L’association reste douteuse.
8. M. Ferro, Comment on raconte l’histoire aux enfants, Paris, Payot, 1981, p. 218-219.
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