mardi 16 novembre 2010

De la morale sadienne comme esprit du capitalisme

Portrait imaginaire du marquis de Sade par Man Ray

Prologue
Il semble que tout a été dit sur Adam Smith, sur Malthus ou David Ricardo, les pères du capitalisme et de la société libérale. Depuis que la sénilité regeanienne et l’ignorance volontaire, absurde, ont succédé au désenchantement des poussées revendicatrices des années 1960, on ne cesse de réanimer leur -pensée sous le pseudonyme de «néo-conservatisme» ou de «néo-libéralisme». Bien des intellectuels, souvent de haut niveau d’incompétence, vendent comme lois imprescriptibles, dans les media électroniques et les essais sociologiques universitaires, ces pensées qui n’ont jamais été qu’approximatives. Il est assez tragique que la faillite de l’interventionnisme d’État nous amène à ignorer cette faillite, tout aussi meurtrière et coûteuse, de la libre-entreprise et du capitalisme, qui a quand même englouti pendant deux siècles et demi des générations de travailleurs et de travailleuses, abaissés aux pires conditions de vie et à l’inhumanité d’un système qui cachait son anarchie sous une apparence d’ordre et de lois rationnelles. Pour imposer ces «lois naturelles», on finissait toujours par recourir à la répression violente. Cette dissimulation de la réalité sous le manteau du discours est sans aucun doute l’invention sociale la plus puissante issue de la période de la Révolution française: l’idéologie.

Max Weber cherchait l’esprit du capitalisme dans l’éthique protestante. Depuis le milieu du siècle, des auteurs ont relativisé cette correspondance. Le capitalisme naît aussi bien dans la société catholique que dans les pays protestants. La valorisation du travail et de l’épargne n’est pas une attitude éthique proprement protestante. La seule morale du capitalisme, c’est le profit, toujours dans l’optique que ce profit engendrera un profit encore plus grand et que plus de gens pourront bénéficier de cette réussite. L’égoïsme personnel se justifie, ou s’excuse, par le fait que d’autres profiteront de ses retombées! Tout le reste est soumis à cette éthique, y compris le vice qui devient vertu s’il conduit vers un profit encore plus élevé: Business is business! Malgré sa simplicité, cette remarque repose sur un échafaudage un peu plus complexe sur lequel peu de gens se sont interrogés. On s’est contenté de démolir la thèse de Weber sans penser que la prémisse, la recherche de l’esprit du capitalisme dans une quelconque éthique, pouvait être valable même si son acharnement à vouloir la relier exclusivement au protestantisme était contestable. Le capitalisme de la société bourgeoise libérale triomphante des XIX-XXe siècles n’est plus celui des marchands, banquiers et officiers du XVIe siècle! C’est que la révolution économique de la fin du XVIIIe siècle cache, à nos yeux, une révolution encore plus importante et sans laquelle les acquis de la première n’auraient pu avoir un tel retentissement, une révolution des mentalités dont il est rarement question, sinon dans les études littéraires, et qui marque une attitude nouvelle de l’homme occidental face à sa propre nature, à sa valeur et à son éthique, enfin, face à toute chose, y compris aux êtres humains. Une révolution dont la formulation est apparue clairement au XXe siècle lorsque son expression écrite fut redécouverte dans sa forme la plus crue, la plus vraie et la plus impitoyable, dans les œuvres du marquis de Sade.

Replacer l’œuvre dans son contexte est la base de la critique historique. Aussi convient-il de voir si on peut retracer une éthique d’orientation sadienne ailleurs, dans d’autres textes de la même époque (fin du XVIIIe siècle), par exemple dans les écrits des pères du capitalisme libéral. Se pourrait-il que l’éthique des romans du marquis de Sade se reflète dans les écrits ou traités d’économie politique, écrits à distance, sans échange philosophique avec le divin marquis, et qui posent, comme postulat de base, la négation de la tradition chrétienne occidentale de la charité (l’amour/agapè) et le culte de l’égocentrisme et de la satisfaction narcissique de ses besoins? Voyons d’abord comment se pose cette nouvelle morale à travers l’économie politique de «ces trois meilleurs hommes» que sir James Makintosh disait avoir «jamais connus».1

L’être humain naît et vit seul
Première constatation, l’homme naît et vit seul. L’absence de Dieu, qui a commencé à se faire sentir aux XVe et XVIe siècles, après un Moyen Âge où tous les phénomènes inexplicables re-levaient de Sa manifestation ou de Son intervention à travers l’un de Ses intermédiaires (le diable y compris), ne peut être compensée par celle de ce Dieu caché par lequel le XVIIe siècle a voulu s’expliquer cette absence manifeste. Même le pari pascalien n’a plus sa raison d’être. L’absence de Dieu s’est transformée en inexistence, ce qui implique aussi l’inexistence de l’âme humaine, l’absence de vie éternelle, bref, la négation de tout ce qui constitue la pensée religieuse occidentale, génératrice de morale et d’éthique.

Comme tous les athées, le marquis de Sade crie sa haine de Dieu, de l’idée même de Dieu, et c’est parce qu’il est désespéré de cette inexistence qu’il manifeste cette violence envers Dieu. Or, retrouvons-nous cette absence de Dieu dans l’œuvre des trois grands théoriciens du capitalisme? Dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Adam Smith ne mentionne pas une fois le nom de Dieu ou de l’un de ses substituts (Providence, Christ, Divinité, etc.) dans son explication du fonctionnement de l’enrichissement des nations. Malthus, pasteur de son métier, se sent obligé, pour diverses raisons conjoncturelles aux différentes éditions de son ouvrage, Essai sur le principe de population, de faire appel à quelques reprises à la «Providence», mais il la rejette dans le camp de l’irréel: «si cet état de choses était réel, et si une égalité parfaite pouvait être réalisée entre les hommes, je ne pense pas que la perspective de difficultés aussi éloignées doive refroidir notre zèle à réaliser un plan si utile; on pourrait dans ce cas laisser à la Providence le soin de trouver un remède à des malheurs si éloignés de nous (livre iii, ch. 1).»

On voit ici que l’action providentielle est à rejeter dans le monde de l’utopisme progressiste et égalitaire élaboré par les esprits de Condorcet et de Godwin et que Malthus critique. Si cet état de choses était réel…, alors, la Providence pourrait agir. Mais comme cet état de choses ne l’est pas, cela revient à dire que la surpopulation est une catastrophe qui nous guette; rejetons au loin cet optimisme délirant qui ira ainsi rejoindre une Providence irréelle. Curieuse façon de penser pour un pasteur, si protestant fut-il, et nous verrons bientôt comment il pervertit encore mieux la morale chrétienne pour l’accorder à son interprétation économique.

Ainsi la divinité, le «Créateur», apparaît subitement dans les deux premiers chapitres du livre iv de l’Essai de Malthus. Nous voyons soudain que «les malheurs physiques et moraux apparaissent comme les moyens employés par la Divinité pour nous avertir d’éviter, dans notre conduite, ce qui n’est pas conforme à notre nature et pourrait nuire à notre bonheur (livre iv, ch. 1).» Il ne faut pas se laisser abuser par l’accent «théologique» de la démonstration de Malthus, car il est évident que la théologie vient à la remorque de l’interprétation rationaliste du monde. L’analyse des lois de la nature nous guide quant à la «voie à suivre», ce qui permet, en même temps, de nous décharger de cette «répugnance que l’on rencontre à accepter le fait que la Divinité puisse appeler des êtres à la Vie, alors que les mêmes lois de la nature les condamnent à mourir faute de moyens d’existence». Plus précisément, la religion chrétienne vient renforcer ce que le pasteur protestant croit découvrir à travers ses calculs mathématiques: la loi de la croissance de la population et son rapport géométrique avec la croissance des subsistances. La volonté divine perd sa toute-puissance et décrète des lois naturelles auxquelles elle se soumet elle-même. Pour Malthus, il est clair que la «Bonté divine» est la confirmation d’«une stricte obéissance aux devoirs qui nous sont indiqués par la raison et la nature, et qui sont confirmés et sanctionnés par la Révélation». L’utilisation du terme «sanctionné» montre que la raison et la nature précèdent la Révélation divine, qui se contente d’accepter. Dénudé ainsi de sa toute-puissance, Dieu n’est plus dieu, il n’est guère plus qu’une sorte de «Gouverneur général» au Canada! Constatation simple: il n’y a plus aucune aide à attendre de Lui si la population croît au-delà des subsistances. Donc, la charité chrétienne – celle qui, dans les Évangiles, pourvoyait à nourrir les oiseaux, même s’ils ne sèment ni ne récoltent – ne doit pas consister à perpétuer ce déséquilibre, mais à tout faire pour stabiliser le rapport population/subsistance, quitte à abolir l’entraide fraternelle aux pauvres, «les hommes peu doués, qui n’ont pas de destinée future, justement frappés par la misère et la souffrance dans leur brève existence physique», comme le dit Henri Denis, et qui sont ainsi punis pour leur ignorance et leurs passions désordonnées.

Étudiant une édition antérieure de l’Essai de Malthus, Lekachman résume ainsi la théologie du pasteur: «afin “de pousser l’homme à servir les gracieux desseins de la Providence, par la pleine culture de la terre, il avait été décrété que la population s’accroîtrait plus vite que la nourriture”. En outre, “les tristesses et les infortunes de la vie (…) paraissent (…) nécessaires pour adoucir et humaniser le cœur, pour éveiller la sympathie sociale, pour engendrer toutes les vertus chrétiennes et pour donner un but à un large effort de bienveillance”. Les pauvres pouvaient se consoler en pensant qu’ils amélioraient le caractère des riches. Sur le même point, Malthus ajoutait : “Il semble grandement probable que le mal moral est absolument nécessaire à la production de l’excellence morale”. Il y avait une dernière justification des voies de Dieu relativement aux hommes: “le mal existe dans le monde, pour créer non le désespoir, mais l’activité.»2

L’univers de Malthus est un univers froid, pessimiste, où l’homme est réduit à sa plus simple nudité: la solitude. Que se soit par la contrainte morale volontairement acceptée ou par les malheurs qui suivent la pratique des vices ou la désobéissance aux lois naturelles (guerres, famines, promiscuité, insalubrité, etc.), l’homme est condamné à souffrir et la théologie de Malthus consiste en une «conception de la rédemption de l’humanité par la souffrance»3, souffrance qui peut être atténuée par l’instruction donnée aux pauvres, sinon en cultivant la patience qui interdit toute révolte contre les hautes classes sociales. L’organisation sociale, l’État, sont préalablement absous de toute responsabilité par le magnanime Malthus. Personne, Dieu y compris, ne peut quoi que ce soit contre les lois de la nature. Or, si Dieu est soumis aux lois naturelles, il ne peut plus être Dieu. Que reste-t-il de chrétien dans la théologie malthusienne? La résignation et l’espérance dans l’amélioration graduelle de la société humaine; bref, un lieu commun! Jamais Dieu n’a été meilleur deus ex-machina que le Dieu de la théologie malthusienne, sauf qu’il fonctionne à la sève naturelle! Justicier, certes, mais impuissant tout de même.

Lekachman a déjà souligné la plus grande perversion du christianisme qu’il y ait chez Malthus: «les pauvres, dit-il, pouvaient se consoler en pensant qu’ils amélioraient le caractère des riches.» Comment le bonheur terrestre peut-il n’être promis qu’à cette minorité capable de contrôler ses passions, de pratiquer la contrainte morale et de se dévouer dans les activités économiques? Pour le reste, toute la souffrance va à la pauvreté. On conseille même à cette minorité de laisser la majorité souffrir et mourir, sous peine de se voir elle-même emportée par la contagion du déséquilibre population/subsistance. Si le Christianisme propose à l’individu d’accepter de souffrir lui-même pour assurer son salut éternel, il ne propose pas de laisser souffrir ou de faire souffrir les autres pour son salut! C’est une théologie de la peur qu’enseigne Malthus. Tous ceux à qui son essai s’adresse sont terrorisés par la fatalité de la catastrophe, la précarité des moyens de l’éviter et l’implacable sévérité des lois naturelles. Dans sa formulation originale et dans sa pensée profonde, l’Essai montre que Malthus n’a rien d’un saint Vincent de Paul; au contraire, il représente l’éthique anti-chrétienne par excellence, telle que véhiculée dans ces quelques lignes de l’édition originale, judicieusement biffées dans les éditions remaniées et qui sont un écho à toute la morale sadienne: «Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance, et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture, et en fait il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. Elle lui commande de s’en aller, et elle met elle-même promptement ses ordres à exécution s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet (livre iv, ch. 6).» Ou encore, comme il l’écrivait dans cette même édition: «À la grande loterie de la vie, certains malheureux ont ainsi tiré un zéro (Livre iii, ch. 1).» L’édition postérieure (1803) aura pour but, en réinsérant quelques valeurs chrétiennes asepti-sées, d’allumer une lueur d’espoir au bout du tunnel: «Dans la loterie de la société humaine, il y aurait moins de billets blancs et plus de prix: au total, le bonheur des hommes serait accru! (livre iv, ch. 11)». Malthus y croyait-il sincèrement? Ses lecteurs peuvent toujours en douter.

Encore plus sec, plus aride, le système des Principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo ne s’embarrasse ni de l’optimisme naturel de Smith, ni des gênes théologiques de Malthus, car c’est un système, tragique selon Heilbroner, où même les hommes n’existent plus: ce ne sont que concepts et théories. L’économie fonctionne comme une physique de l’homme qui n’a plus rien d’humain mais tout de la mécanique.

C’est cependant chez Adam Smith que l’on trouve les considérations morales sadiennes les plus évidentes, et qui demeurent dans les œuvres de ses successeurs. Cette absence de Dieu est plus importante qu’on ne le croit généralement, car avec elle s’écroule, comme nous l’avons vu chez Malthus, toute l’éthique chrétienne à laquelle s’attachent l’amour du prochain, la charité, l’entraide, le respect, l’honnêteté et la valeur intrinsèque. Mais nous reviendrons plus loin sur la valeur.

Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que, contrairement à l’ensemble des philosophies du Siècle des Lumières, ce système ne comporte ni «déisme», ni «Être Suprême», ni même un «Esprit» au sens hégélien du terme pour redonner un semblant de sens et de volonté métaphysique à un monde où Smith, Malthus et Ricardo déposent leur système économique. Il n’y a rien, que cette solitude désertique où évoluent des ombres livrées à elles-mêmes. Les Européens de la fin du XVe siècle constataient cette absence de Dieu; ceux de la fin du XVIIIe siècle sont persuadés, du moins inconsciemment, que cette absence est inexistence. La morale à la base de leur système, ne peut donc être qu’athée.

Si la Nature joue le rôle de Dieu chez Smith, comme chez Sade d’ailleurs, elle n’est pas Dieu, elle n’est qu’un principe créateur qui fonctionne sans commandement autre que les lois qui l’animent. Dans son essai sur Sade, Maurice Blanchot a ingénieusement décrit le processus par lequel la révolte contre Dieu conduit, tôt ou tard, à la révolte contre la nature elle-même. Après une première étape où la haine de Dieu conduit Sade à encenser la Nature, à justifier même tous les dévergondages ou les crimes qu’Elle nous commande et à reconnaître sa toute-puissance divine sur les hommes, il doit constater que la Nature est tout aussi implacable que la présence de Dieu dans un ordre du monde où il n’y a pas de place pour la volonté et l’accomplissement des désirs de l’homme, et par-dessus tout sa volonté d’absolue liberté. On retourne donc à la case départ, et l’homme devient prisonnier des lois naturelles dans son illusion de liberté pratique. Après tant d’efforts pour se libérer des caprices de la volonté de Dieu, voilà qu’il retombe dans ceux de la Nature.4

Cette substitution n’est pas une équation. L’ordre logique qui régit la nature n’a rien d’une volonté divine. La volonté fait partie de cet héritage chrétien à abattre… et de la volonté divine, on passe facilement à la volonté humaine, même celle qui se permettrait d’agir contre la Nature. Seule la connaissance de ses lois impitoyables permettrait de la dominer et de la contourner, grâce à l’État ou par le contrôle des naissances (tous deux honnis pourtant par Malthus, sauf la virginité prolongée) et ainsi de renvoyer les passions humaines aux oubliettes. La liberté, qui devait à l’origine promouvoir la volonté du libre-arbitre, est plongée dans une mécanique analogue à celle -cogitée par Sade dans ses prisons, amenée à être niée par la toute-puissance de la nature rationalisée peu de temps à peine après avoir été proclamée souveraine par la Révolution française.

Ceci est particulièrement clair dans la démonstration de Malthus: «Le rythme d’accroissement de la population, de période en période l’emporte donc tellement sur celui de l’augmentation des subsistances, que pour maintenir le niveau et pour que la population existante trouve toujours des aliments en quantité suffisante, il faut «qu’a chaque instant une loi supérieure fasse obstacle à son extension». Il faut que la dure nécessité la soumette à son empire, et que celui de ces deux principes opposés dont l’action est tellement prépon-dérante soit contenu dans d’étroites limites (livre i, ch. 1).» Voilà qui est assez loin de la manne dans le désert ou de l’esprit franciscain!

L’égoïsme
Chez Smith, il est évident, dès le départ, que l’homme et l’animal sont seuls au monde: «Chaque animal est toujours obligé de s’entretenir et de se défendre lui-même, à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété d’aptitudes que la nature a réparties entre ses pareils (livre i, ch. 2).» Où ils se différencient, c’est que «parmi les hommes, au contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres.» Ou, plus exactement, «l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance (livre iii, ch. 2).»

L’absence d’éthique chrétienne prive également l’homme de sa capacité de gratuité, de charité, de fraternité et les relations humaines sont réduites à la relation la plus brute: le troc, l’échange nécessité par les besoins et non par le sentiment (divin ou naturel) de communiquer à l’intérieur d’une véritable communauté, bref, d’aimer son prochain comme soi-même. Sans le troc, Smith le dit clairement ci-dessus, l’homme serait un animal, dépourvu d’une autonomie suffisante pour son autosatisfaction. L’absence de Dieu a donc comme corollaire l’incommunicabilité entre les hommes: ils n’échangent et ne communiquent que par intérêt immédiat. «Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage (livre iii, ch. 2).» Ici Smith confond fait culturel et essence naturelle: éduquez l’homme dans une autre morale que celle relevée par M. Smith, et il sera probablement différent. Cela ne suppose pas un homme charitable dans une société égocentrique, mais une société charitable, parce que les hommes sont égocentriques. Cela se fabrique, mais beaucoup plus difficilement qu’une société cons-truite sur la satisfaction des besoins primaires et la hantise d’en être un jour privé, caractéristiques essentielles de la société occidentale moderne.

Et pourtant, c’est là que Smith rejoint, dans une osmose incomparable, la pensée du marquis de Sade. Cette phrase résume toute sa philosophie des relations humaines: «Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes (livre i, ch. 2).» Sade, de son côté, écrit: «Prêtez-moi la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant et jouissez, si cela vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable.»5

La solitude absolue de l’homme est affirmée par Sade qui formule l’incommunicabilité: «la nature nous fait naître seuls, il n’y a aucune sorte de rapport d’un homme à un autre. La seule règle de conduite, c’est donc que je préfère tout ce qui m’affecte heureusement, sans tenir compte des conséquences que ce choix pourrait entraîner pour autrui. La plus grande douleur des autres compte toujours moins que mon plaisir.»6 N’est-ce pas là le principe de la politique des prix et des profits, du capital et du travail des penseurs du libéralisme classique? «Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser (livre i, ch. 8).» Et Smith appuie les seconds, comme Sade appuie les libertins qui convoitent pour le moins d’efforts. Capitalistes et libertins sont les seuls acteurs «naturels» du progrès social et libidineux. Ouvriers et victimes passives tireront bien d’une manière ou d’une autre les bénéfices de leur acceptation volontaire ou obligée: «C’est donc la proportion existante entre la somme des capitaux et celle des revenus qui détermine partout la proportion dans laquelle se trouveront l’industrie et la fainéantise: partout où les capitaux l’emportent, c’est l’industrie qui domine; partout où ce sont les revenus, la fainéantise prévaut (livre ii, ch. 3).»

Smith fait ici écho à la «vile populace» de Voltaire. Le mépris, la haine du petit peuple réifié en outil de travail, voilà la vision du travailleur que véhicule Adam Smith lorsqu’il écrit: «La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci [la classe ouvrière] à la prospérité de la société; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. Cependant, quoique l’intérêt de l’ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable, ou de connaître l’intérêt général, ou d’en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessaires: et «en supposant qu’il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles, qu’il n’en serait pas moins hors d’état de bien décider». Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n’est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l’emploient, et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes (livre i, ch. 11).» De même, la victime du sadique ne saura jamais assez à quel point elle a eu de la chance d’être torturée pour assouvir les besoins de son bourreau, car le bourreau, comme le capitaliste, appartient à cette même classe supérieure; ce sont «les plus forts, parce qu’ils font partie d’une classe forte», et, comme le dit un personnage de Sade: «J’appelle Peuple cette classe vile et méprisable qui ne peut vivre qu’à force de peines et de sueurs; tout ce qui respire doit se liguer contre cette classe abjecte.»

Évidemment, tout cela se fait dans le seul souci de soi qui caractérise aussi bien le libertin que le capitaliste, même au prix de l’utilisation des autres pour sa propre satisfaction. Ils sont convaincus que le succès de leurs entreprises ne peut que rejaillir sur l’ensemble de la société et le bien public, mais ce n’est pas là le but premier de leur action. Pour Smith, le capitaliste «ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société (livre iv, ch. 2).» De toute façon, à quoi cela pourrait-il bien servir qu’il le sache, puisque son égoïsme n’a que faire de l’utilité sociale!

La concurrence et la puissance
La logique de cette philosophie de base et de cette morale conduit à une situation de rivalité fort bien exposée par la morale sadienne: «l’égalité des êtres, c’est le droit de disposer également de tous les êtres; la liberté, c’est le pouvoir de soumettre chacun à ses vœux.»7 Or cette affirmation implique le contraire, ce que le personnage vertueux de Sade, Justine, ne manque pas de soulever: «Vos principes supposent la puissance: “si mon bonheur consiste à ne jamais tenir compte de l’intérêt des autres, à leur faire mal à l’occasion, il arrivera nécessairement un jour où l’intérêt des autres consistera à me faire mal: au nom de quoi protesterais-je?»8

Ainsi donc, à la loi de l’offre et de la demande, exprimée plus haut en termes sadiens et par la bouche d’Adam Smith, succède la concurrence qui est beaucoup plus que la simple compétition pour un marché: c’est l’appropriation de la plus grande part d’un marché au détriment de tout compétiteur avant que ce compétiteur ne m’évince totalement ou en partie de ce marché. Il joue avec moi comme je joue avec lui, nous nous prenons mutuellement en otages. La loi de la jungle ne peut qu’ordonner ma réussite au détriment de la faillite de l’autre. Sur le marché, aucun partage égal (ou équitable) n’est possible. C’est en termes balzaciens cette fois que Smith exprime la faillite quand il écrit: «la banqueroute est peut-être la plus grande calamité et la plus forte humiliation à laquelle puisse être exposé un innocent (livre ii, ch. 3).» César Birotteau ne pensait pas autrement de son propre cas. C’est pour éviter la faillite que Smith s’est toujours élevé contre les monopoles.

La concurrence est une épreuve de force qui commande la puissance au-delà de toutes limites, car elle est la garantie de la survie du capitaliste comme du libertin. Bientôt la force, la violence, le mensonge, la loi et la justice, l’État et ses appareils, tous servent d’instruments à ces luttes de puissance et de pouvoirs. Smith reconnaît à l’État ce rôle de protecteur de la libre-entreprise et des intérêts des capitalistes. Or, la puissance et le culte de la puissance sont fondamentalement anti-chrétiens.

Un des éléments nobles et essentiels du Christianisme est la façon dont ses principales figures, confrontées à la tentation du pouvoir temporel, ont su y résister. Le Christ lui-même, un grand nombre de saints, les prophètes de l’Ancien Testament, tous ont renoncé, d’une manière ou d’une autre, à saisir le pouvoir qui s’offrait à eux. La puissance n’est pas chrétienne. Il fallait bien l’Église pour subvertir ce détachement du pouvoir et se l’approprier. Puisque l’Église ne peut renoncer à son pouvoir (temporel et spirituel) elle n’est pas véritablement d’essence chrétienne et ne peut se prétendre telle, surtout depuis les deux derniers siècles. Mais laissons là les contradictions de l’Église. Chose certaine, c’est au cours des deux siècles du triomphe du capitalisme libéral et bourgeois qu’on a vu les nations occidentales accéder à des degrés divers de puissance jamais égalés dans l’Antiquité ou au Moyen Âge. Les deux guerres mondiales, l’armement nucléaire, les holocaustes ra-ciaux ou politiques n’en sont que les manifestations les plus spectaculaires.

La morale sadienne est une morale construite sur la puissance et le pouvoir, sur le mépris des pauvres et des faibles. Les arguments malthusiens cités plus haut illustrent avec éloquence l’éthique de l’époque que nos économistes partagent avec le Marquis. La puissance est affirmation de l’égo dans la lutte pour la possession du marché et l’obtention des plus grandes satisfactions. C’est le code éthique de la société capitaliste occidentale moderne, financier et industriel, qui tend à se répandre partout, y compris dans la Chine post-maoïste et dans les nations pauvres du Tiers-Monde. Qu’est-ce qui justifie un tel débordement de l’égoïsme comme valeur sociale, même au risque des luttes haineuses? Adam Smith répond: «La consommation est l’unique but, l’unique terme de toute production, et on ne devrait jamais s’occuper de l’intérêt du producteur, qu’autant seulement qu’il le faut pour favoriser l’intérêt du consommateur (livre iv, ch. 8).» Voilà le Credo de la société de consommation, la règle éthique de notre monde depuis les deux derniers siècles. Le producteur en nous est méprisé, sacrifié au profit du consommateur9. Conséquences inévitables d’une telle position: déconsidération du travail, aliénation à travers la spécialisation à l’intérieur d’un cercle fermé production/consommation.

Blanchot écrit: «Pour Sade, l’homme souverain est inaccessible au mal, parce que personne ne peut lui faire de mal, et il poursuit: Mais l’on voit que cette idée est au cœur du système. L’homme de l’égoïsme intégral est celui qui sait transformer tous les dégoûts en goûts, toutes les répugnances en attraits.»10 Un tel système, le système sadien, se confond parfaitement avec l’économie politique dont le principal commandement, tracé plus haut par Adam Smith, fait écho à cette réaction de production/consommation. «Favoriser l’intérêt des consommateurs» revient à dire qu’il doit toujours y avoir des produits de consommation pour approvisionner ceux-ci. Il y a une li-mite à la consommation qui ne pouvait apparaître à l’esprit des pères spirituels du capitalisme libéral et ils ne pouvaient prédire ce que serait la société de consommation telle que nous la connaissons. S’ils n’ont jamais découvert le corollaire de leur credo, ils ont laissé en héritage à leurs successeurs la tâche d’ériger la consommation en valeur première et absolue de l’individu, seule valeur susceptible de satisfaire toutes les exigences d’un égo insatiable d’hédonisme qui atteint les limi-tes de l’écœurement dans les œuvres littéraires de fiction de Sade, ce point justement où les dégoûts se transforment en goûts, y compris la mort.

Étant ce seul commandement, comme le relève Blanchot, «la Puissance s’accommode de n’importe quel régime»11 et l’histoire politique des deux derniers siècles démontre cette facilité d’adaptation du régime capitaliste aux différents systèmes politiques d’État. La République, l’Empire napoléonien, les démocraties libérales, les monarchies absolutistes ou constitutionnelles, les fascismes, même le communisme soviétique, malgré leur diversité idéologique, se sont montrés tout aussi capables les uns que les autres de chapeauter une forme ou une autre du capitalisme pourvu que subsiste l’éthique sadienne. Deux éléments généraux se retrouvent dans tous ces systèmes, qui enracinent la morale sadienne, engrais favorable au capitalisme: la démocratie quantitative, et l’apathie comme principe d’énergie.

La démocratie quantitative
La démocratie est vue comme le sacro-saint droit des peuples à disposer de leur propre destin, par opposition à l’absolutisme et l’autocratisme des régimes autoritaires d’avant le XIXe siècle. Idéalement, elle fait appel à cette volonté des hommes et des collectivités que nous avons vue pervertie dès la base par le libéralisme issu du rationalisme ou d’un naturalisme dont Smith, Malthus et Ricardo sont les prophètes. Pourtant, la démocratie est présentée comme l’acquis des peuples à l’issue de révolutions sanglantes et concrétisée par des parlements de toutes sortes et de toutes formes. Mais la démocratie telle que vécue ne représente pas le dixième de la démocratie rêvée, idéalisée; elle se borne à une répartition numérique des individus qui, groupe par groupe, ont obtenu l’accès aux mêmes droits et aux mêmes privilèges. Ces démo-craties se sont cons-truites autour du nombre, identifiant le droit du plus fort au droit du plus nombreux, plutôt que sur la qualité intrinsèque que cette démocratie devrait avoir et qu’envisageait Stuart Mills, pour qui un véritable progrès social ne pouvait découler que d’une amélioration de l’éducation des citoyens et de leur capacité d’accéder à une conscience politique.

La quantité, c’est également, on l’a vu, la clef commune de l’esprit sadien («le libertin qui, en immolant sa victime, n’éprouve que le besoin d’en sacrifier mille autres») et de la société orientée vers la consommation de nos théoriciens libéraux. L’égalité, tant qu’elle représente l’équivalent d’un individu par rapport à son voisin, reste la façon dont le sadien contemple la multitude comme potentiel bassin de victimes à dépecer. Blanchot écrit: «tous les hommes sont égaux, cela veut dire qu’aucune créature ne valant mieux qu’une autre, toutes sont interchangeables, chacune n’a que la signification d’une unité dans un dénombrement infini. Devant l’Unique, tous les êtres sont égaux en nullité, et l’Unique, en les réduisant à rien, ne fait que rendre manifeste ce néant.»12 L’unique, c’est le libertin bien sûr, mais c’est surtout l’égoïste, le Moi sur l’épaule duquel repose la dynamique de l’économie capitaliste dont Smith vante tant l’utilité sociale! C’est le propriétaire de capitaux et de moyens de production qui s’élève au-dessus de la masse des travailleurs anonymes et des chômeurs identifiés par des numéros d’assurance sociale, prêts à prendre n’importe quel emploi sous-payé qu’on leur offrira – du moins tant qu’il aura besoin de cette «armée de réserve» –, et dont les profits espérés sont considérés quasi-religieusement par M. Ricardo.

L’interchangeabilité des individus est la façon dont le sadien regarde le monde, preuve de la dévalorisation intrinsèque et absolue qu’il lui accorde et qui entraîne le pourrissement de la démocratie électorale (parce que quantitative). Des objets, la consommation passe aux individus, ce que l’on observe assez facilement dans les 120 journées de Sodome, œuvre qui passe pour être la favorite du divin marquis, et dont la dernière partie n’est qu’une plate énumération où on ne retrouve même plus les jouissantes descriptions élaborées de tortures, de boucheries et de meurtres. À plusieurs niveaux, ces scènes d’enfants torturés et dépecés renvoient à l’image de ces enfants travaillant des journées entières dans le fond des galeries de mines, tels qu’on les voit sur les premières photographies du temps de la révolution industrielle. En un certain sens, les fantasmes de Sade annoncent ce qui est déjà ailleurs davenu réa-lité, dans l’Angleterre de Smith et de Malthus.

Comment peut-on ne pas s’étonner d’une telle dévalorisation de l’homme alors que Smith et Ricardo ont tant écrit sur la théorie de la valeur? Certains pourraient y voir une contradiction, mais il faut voir quelle est cette théorie de la valeur des pères spirituels du capitalisme libéral.

Les grands acquis théoriques de Smith concernant la valeur sont axés sur la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange. L’homme se trouve ici dépossédé de cette valeur en-soi que lui conférait le Christianisme. Sous prétexte de lui donner une valeur pour-soi grâce à la consommation ou au libertinage, l’idéologie libérale de la valeur s’est portée sur les échanges, laissant l’égoïsme définir ce qui serait bon en-soi, le marché se chargeant, lui, de définir ce qui serait bon pour-soi. Aussi, a-t-on vu le paradoxe s’établir que ce qui était bon pour-soi se faisait au détriment de ce qui était bon en-soi, c’est-à-dire qu’au nom de la satisfaction des plaisirs et des intérêts, on en venait à nier et à détruire les critères de la valeur d’échange, l’usage devenant une fin en soi. Chez Smith, comme chez Ricardo, ce qui devient important, c’est le moyen de mesurer cette valeur d’échange et la quantité de travail apparaît comme le meilleur étalon à cette fin. De sorte que la valeur du travail sera toujours estimée moins en fonction des efforts, des peines ou des dépenses des travailleurs qu’en fonction de la satisfaction que les produits fabriqués opèrent sur le marché. Telle est la dernière phase du credo du consommateur dans le système capitaliste.

La valeur humaine n’est jamais véritablement considérée chez Smith ou Ricardo, ce qui nous laisse l’impression qu’elle se définit uniquement par l’activité de marché où elle s’insère, non en-soi, comme il a été dit, mais pour-soi. Si les pères spi-rituels du libéralisme capitaliste ne sont pas directement responsables des conséquences hédonistes du système, il faut considérer, d’autre part, que la valeur qu’ils ont prêtée à la marchandise, au travail, à l’utilité des produits, s’est emparée à son tour de l’homme et l’a réduit à sa plus simple expression de producteur et/ou de consommateur, mais toujours moins comme producteur (le salaire, ou le revenu le moins élevé) que comme consommateur (le prix des produits convoités le plus élevé). Dans l’esprit du capitalisme, ce projet ne fut réalisable qu’en cultivant une éthique dont la formulation manifeste fut énoncée par les libertins des romans de Sade et dont la praxis serait l’apathie.

L’apathie comme principe d’énergie politique
La chute dans l’horreur ne s’arrête pas avec le crime chez Sade, mais avec le consentement volontaire de la victime. Non seulement la victime se résigne et accepte la violence qui lui est portée, corollaire de la morale sadienne, mais en plus, elle se convertit à cette morale, comme cette fille «parfaitement vicieuse» qui assiste aux tortures de la pauvre Justine, et qui, «enflammée par ce spectacle» exige qu’on lui fasse subir le même supplice, et en retire «des délices infinis».13 Mais, et je suis d’accord avec Maurice Blanchot lorsqu’il démontre la distinction majeure entre le masochisme et le sadisme, la morale sadienne n’implique aucun avilissement de l’individu lui-même. Le héros sadien se tient toujours en haute estime. La douleur, la souffrance, les risques ne sont que des défis à sa puissance, qui lui permettent de défier les sentiments moraux issus du christianisme. Le héros sadien est imperméable à la honte, aux remords, à la culpabilité et aux châtiments. Sa volonté de puissance est au-dessus de l’avilissement de sa personne, à l’encontre du mépris dans lequel il maintient ses victimes. Tandis que le héros sadien s’affirme et s’honore de son arrogance et de ses audaces, ses victimes n’ont plus que cette alternative: assimiler la morale sadienne et reporter leur victimisation sur d’autres victimes encore plus frêles qu’elles; ou se résigner à leur état de victimisation, et le supporter même jusqu’à en jouir, participant à des méthodes sadiennes portées sur soi.

Or, quelle que soit la voie choisie, les victimes restent toujours hantées par des sentiments, des désirs refoulés que le plaisir sadique entraîne à cultiver et à entretenir. C’est ainsi que se constitue cette fausse morale bourgeoise chargée de cultiver la culpabilité basée sur la participation volontaire des exploités ralliés aux principes du système. Comme dans le monde imaginaire du marquis de Sade, ces sentiments négatifs ressentis par les victimes dispersent leur énergie alors que, libéré de ces sentiments, le héros sadien canalise au contraire cette énergie qui alimente sa puissance de domination. C’est l’apathie des victimes semi-consententes qui lui permet d’affronter la solitude humaine, condition de base de l’éthique sadienne, d’en arriver à un point élevé de nihilisme, de la destruction comme œuvre de création… «L’apathie est l’esprit de négation appliqué à l’homme qui a choisi d’être souverain. C’est, en quelque façon, la cause ou le principe de l’énergie. Sade, semble-t-il, raisonne à peu près de cette manière: L’individu d’aujourd’hui représente une certaine quantité de force; la plupart du temps, il disperse ses forces en les aliénant au bénéfice de ces simulacres qui s’appellent les autres, Dieu, l’idéal; par cette dispersion, il a le tort d’épuiser ses possibilités en les gaspillant, mais plus encore de fonder sa conduite sur la faiblesse, car s’il se dépense pour les autres, c’est qu’il croit avoir besoin de s’appuyer sur eux. Fatale défaillance: il s’affaiblit en dépensant ses forces vainement, et il dépense ses forces parce qu’il se croit faible. Mais, l’homme vrai sait qu’il est seul et il accepte de l’être; tout ce qui en lui, héritage de dix-sept siècles de lâcheté, se rapporte à d’autres que lui, il le nie; par exemple, la pitié, la gratitude, l’amour, ce sont là sentiments qu’il détruit; en les détruisant, il récupère toute la force qu’il lui eût fallu consacrer à ces impulsions débilitantes et, ce qui est encore plus important, il tire de ce travail de destruction le commencement d’une énergie véritable.»14

Si on enlève l’aspect de perversion sexuelle qui anime les intentions de ce développement, nous retrouvons ici une morale analogue à celle sur laquelle est construite l’économie politique de Smith et de Malthus. Ces sentiments que rejette Sade, Smith les repousse également dans son antinomie désir/passion. Le désir – que j’appellerai l’intérêt – est rationnel alors que la passion – le véritable désir – est instinctive, irraisonnée. Pour une raison tout aussi évidente, Malthus prêche l’abstinence chez les pauvres, et les célèbres workhouses où les hommes logeaient dans une aile de l’édifice et les femmes dans l’autre avec l’espoir d’empêcher ainsi toute promiscuité parmi les pauvres, sont un résultat direct de ce type de morale. Et c’est justement parce que Smith et Malthus ne sont pas «sadiques» qu’ils pensent faire le bien aux pauvres en cultivant cette apathie où pitié et amour sont à rejeter comme des vices les plus immondes.15

On voit ici qu’il y a deux morales, une morale de fond, sadienne, et une morale de recouvrement, la bonne morale traditionnelle bourgeoise.16 Cette dernière, véhiculée par une société bourgeoise libérale, cultive les tabous et la répression (sexuelle entre autres). Les sentiments de culpabilité jouent ce rôle de fausse conscience comparée à cette autre conscience d’homme vrai acquise par le sadien. C’est au renversement de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel que nous convie le héros sadien. L’apathie permet au sadien de se débarrasser de toute fausse conscience et de laisser la conscience -malheureuse à ses victimes, comme le capitaliste financier et industriel se justifie de la théorie du progrès et laisse la privation et le manque à ses producteurs dont il ne renifle que la face consommatrice.

La complicité des institutions morales, telles les Églises, est très significative en tant qu’appareils dont la fonction sadienne est de promouvoir cette conscience malheureuse et cet état de manque. La politique morale de l’Église catholique, par exemple, est héritée, fort ironiquement, du protestant Malthus: mariage tardif, exclusion de toute reproduction hors du mariage, contrainte morale comme seul mode anticonceptionnel autorisé, refus de toute contraception non naturelle (vue comme un vice par Malthus), différenciation sexuelle (homosexualité, masturbation) vue comme vice ou pathologie, encouragement des pauvres à ne pas se révolter contre les oppresseurs ou l’État, etc. L’actuel pape, Jean-Paul II, a montré, à plusieurs reprises, le fonctionnement de cette conscience malheureuse par des échappés tel ce voyage manqué à Fort Simpson, en automne 1984, où il devait rencontrer les Amérindiens venus à pied de tout le Grand Nord canadien, traînant avec eux malades, infirmes et cadeaux. De mauvaises conditions atmosphériques ayant empêché le premier atterrissage de l’avion du pape, celui-ci leur promit, par la voix des ondes radio, de revenir les visiter le lendemain, si les conditions le permettaient. Malgré un temps favorable, l’avion du pape se rendit directement de Vancouver à Ottawa, larguant au-dessus de Fort Simpson un message exprimant la tristesse du Saint Père, celui-ci étant convié à un dîner d’apparat qui lui était offert par le gratin politique et financier de la capitale nationale. Le soir même, les Autochtones purent se consoler en voyant sur les écrans de télévision le majestueux pape blanc se ballader en «pape-bateau» sur le canal Rideau, saluant la foule massée sur les rives. Peu après, il se pavanait entre le Gouverneur général et le Premier ministre, parmi toxedos et robes de bal. Le plus pauvre parmi les pauvres, comme il aime s’appeler lui-même, préfère-t-il toujours la compagnie des puissants et des riches, comme au temps du triomphe de la papauté? Quelques mois plus tard, à l’occasion du début des fêtes de la découverte de l’Amérique, ce même pape honorait la mémoire de Cortés (c’était en Espagne, faut-il préciser), tandis que beaucoup plus tard, en Amérique du Sud cette fois, il tentait de désamorcer, une fois de plus, toute volonté de soulèvement des damnés de la terre opprimés par des caudillos totalitaires. Pour ces raisons, et bien d’autres, en matière de morale, l’Église et ses dirigeants n’ont ni exemples à propo-ser ni vrais conseils, et encore moins d’ordres à donner. Dans son ardeur à poursuivre les contaminés de Marx à travers le monde, Jean-Paul II et ses semblables essaiment à tous vents les bacilles de Sade.17

D’autre part, l’apathie cultive le désintérêt général pour tout ce qui n’est pas consommation. L’homme énergique cultive sa volonté, s’affirme par sa créativité et échappe à l’aliénation de la société de consommation. Les objets deviennent pour lui des prolongements de son corps et de son esprit avec lesquels il communique, alors que l’apathie disperse cette énergie, l’épuise dans les choses consommées, éteint sa volonté et mine sa créativité. Toute révolte politique ou artistique est étouffée par la récupération, c’est-à-dire sa réinsertion dans le circuit fermé production/consommation et la dignité humaine meurt devant la démobilisation et la démoralisation. Les êtres humains sont réduits à des rouages de la machine économique rythmée par la raison et la nature, et ces «lois» sont la nouvelle vérité révélée par les théories de Smith et de Ricardo dont on oublie qu’ils ne sont que des points de vue dont il est passablement temps de discuter les prémisses et de contester le bien fondé. Notre espérance de pouvoir s’évader de la coprocratie actuelle en dépend.

Conclusion
Les pères spirituels du capitalisme libéral avaient-ils bien analysé le genre de morale qu’ils formulaient pour leur société? Leur pessimisme quant à la nature humaine et le fragile équilibre économique qui les angoissait les auraient-ils aveuglés au point de ne plus savoir distinguer le sens des valeurs autrement qu’en termes de production et de consommation? Enfermés dans leurs cabinets de travail, regardant les fermiers travailler du haut de leurs montures lors de leurs voyages ou dévorant systématiquement tous les écrits sur lesquels ils mettaient la main, ont-ils pu un moment croire, ou seulement soupçonner le fait que leur Nature chérie pouvait ne pas se laisser enfermer dans une simple démonstration logique? Cette tragédie de la domination d’un système implacable, ce scénario de l’économie politique de la solitude, ne font-ils pas de Smith, Malthus et Ricardo les bras écono-miques des tortionnaires sadiques de la révolution industrielle?

Car ce rapprochement avec le système de Sade ne laisse pas d’inquiéter. Est-il valable? Je pense que oui. Trop de phrases, d’expressions, d’idées communes entre les théoriciens et l’écrivain demeurent troublantes: des conceptions voisines du marché économique et des échanges sexuels qui renvoient également au mépris des faibles et à la puissance des forts. Enfin, entre une mécanique déterministe ricardienne et la mécanique destructrice sadienne, l’humain se trouve désincarné, réduit aux rouages interchangeables d’un processus appelé à se concrétiser sans sa volonté, puisque cette dernière ne peut que le conduire à une catastrophe certaine, son malheur.

Il ne faut pas chercher cependant à me faire dire ce que je ne dis pas. Chercher à savoir si Smith, Malthus ou Ricardo lisaient ou connaissaient les postulats du marquis de Sade ou vice versa ne prouverait rien. Il serait aussi ridicule d’imaginer Sade à Charenton lisant et commentant La Richesse des Nations ou Des principes de l’économie politique et de l’impôt (d’autant plus que ce dernier n’a été publié qu’après la mort du marquis) qu’il serait sot d’imaginer Adam Smith parcourant avec appétit Les Infortunes de la vertu! Il est probable que si l’un ou l’autre de nos théoriciens avait lu les œuvres de Sade, il en aurait été offensé et qu’il n’aurait jamais reconnu l’éthique de son économie politique dans les turpitudes du divin marquis. Ce que je dis, c’est que les prémisses éthiques, la conception du monde et de l’homme qui ont servi de base pour élaborer l’économie politique libérale sont les mêmes que celles à partir desquelles le marquis de Sade a élaboré sa philosophie du libertinage. Ce dernier a sûrement poussé plus loin cette éthique, et non sans un certain cynisme vis-à-vis des bonnes âmes, bien au-delà en tout cas de ce que Smith, Malthus ou Ricardo auraient sûrement pu accepter! Mais comme le souligne si justement David Ricardo, «les mêmes causes produiront un semblable effet…» C’est en vertu de cette mécanique causale que la morale sadienne, morale qui apprend à connaître son nom seulement depuis le milieu du siècle, est la mieux adaptée à la liberté d’action de l’économie capitaliste. Comme n’importe quel système économique, le capitalisme présuppose une conception du monde préalable et une éthique que ses théoriciens croyaient naturelle à l’homme, sans se demander si cela ne provenait pas plutôt d’un ensemble culturel, longuement élaboré depuis trois siècles peut-être, mais néanmoins relatif! Quoi qu’il en soit, cette conception du monde, cette éthique que les pères spirituels du capitalisme ont acceptées pour vraies, nous pouvons en retrouver tous les éléments inquiétants dans les récits du marquis que l’on qua-lifie, ironiquement, de «divin»⌛

9 février 1985

1. Cité in R.-L. Heilbroner, Les grands économistes, Paris, Seuil, Col. «Points Economie», # E7, 1971, p. 99.
2. R. Lekachman, Histoire des doctrines économiques, Paris, Payot, Col. «Bibliothèque historique», 1960, p. 139-140.
3. H. Denis. Histoire de la pensée économique, Paris, P.U.F., Col. «Thémis», 1966, p. 301.ss
4. M. Blanchot. Lautréamont et Sade, Paris, Éditions de Minuit, Col. «Arguments», 1963, p. 39-40.
5. Cité in M. Blanchot, ibid. p. 20.
6. M. Blanchot, ibid, p.19.
7. M. Blanchot, ibid, p. 20.
8. M. Blanchot, ibid, p. 20.
9. La mécanisation de la production entraîne une scission irréversible entre ces deux êtres en nous. Le producteur s’efface au profit du consommateur, le travail étant accompli par des producteurs non-organiques. En théorie, la société des loisirs aurait dû surgir de cette scission désirée depuis l’époque même de Smith et de la révolution industrielle, mais c’est la société de la détresse qui est sortie. Le producteur en nous est sacrifié. Le salaire qui donnait au travailleur la reconnaissance sociale et l’accès à la consommation étant éliminé, notre pouvoir d’achat se trouve en même temps fortement réduit, et le consommateur en nous souffre de se voir offrir tant d’objets désirables qui excitent sa convoitise, mais qui sont hors de sa portée. Par conséquent, la solution des problèmes socio-économiques ne réside pas dans «la gestion de la crise», le «remboursement de la dette» ou la reconversion de l’économie vers un nouveau plein-emploi, mais dans la redistribution de la richesse. Évidemment une telle solution corres-pond peu à l’éthique sadienne et à l’esprit du capita-lisme!
10. M. Blanchot, ibid, p. 28.
11. M. Blanchot, ibid, p. 25. Par «Puissance», nous entendons toute essence du pouvoir, toute autorité, qu’elle vienne de Dieu ou de la souveraineté de l’homme.
12. M. Blanchot, ibid, p. 33.
13. M. Blanchot, ibid, p. 28.
14. M. Blanchot, ibid, p. 44.
15. Adam Smith écrit ainsi: «quant à la profusion, le principe qui nous porte à dépenser, c’est la passion pour les jouissances actuelles, passion qui est, à la vérité, quelquefois très forte et très difficile à réprimer, mais qui est en général passagère et accidentelle. Mais le principe qui nous porte à épargner, c’est le désir d’améliorer notre sort; désir qui est en général, à la vérité, calme et sans passion, mais qui naît avec nous et ne nous quitte qu’au tombeau (livre II, ch. 3).» Ricardo écrit, pour sa part: «ce désir perpétuel, de la part de ceux qui emploient leurs ressources, -d’abandonner une affaire moins pro-fitable pour une autre, plus avantageuse.» Tous deux reprennent ainsi cette distinction sadienne entre le désir (rationnel) et la passion (instinctive): ici réside toute la différence entre la morale sadienne et le sadisme tel que nous l’entendons couramment.
16. C’est parce qu’il ignore cette superposition des deux morales, une latente et une patente, que Alain Touraine, dans sa Critique de la modernité (Paris, Fayard, 1992) oppose, d’une manière surprenante, le système capitaliste et l’esprit bourgeois, ce qui rend sa vision de l’histoire tout à fait incohérente.
17. Ainsi son acolyte, mère Thérésa de Calcutta, se rendait pendant ce temps à Bophal en Inde, pour calmer les esprits surchauffés après la catastrophe de l’usine d’Union Carbide qui causa la mort de 2 500 personnes.

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