dimanche 7 août 2011

Civilisations: mode d'enquête - La Moralisation: Les systèmes idéologiques

Glissement de la plaque pacifique sous la plaque eurasienne

CIVILISATIONS: MODE D'ENQUÊTE



Table des Matières:
Introduction
Moralisation
Mensonges et camouflages des idéologies
Les systèmes idéologiques
Les praxis idéologiques
Les utopies


Les systèmes idéologiques

Les systèmes idéologiques sont les systèmes d’hiérarchisation des valeurs et des normes, jugées positives ou négatives, selon une conception du Socius. C’est cette conception que nous appelons «Idéologique». L’idéologie contient une fin, l’utopie, et des moyens appropriés selon les normes pour y atteindre, la praxis. Ici, nous retiendrons les différentes catégories que nous pouvons identifier comme répartitrices de systèmes idéologiques. Sur ce point, la vieille sociologie comtienne, avec sa définition laïcisée des trois étapes de la philosophie de l’histoire millénariste de Joachim de Flore, nous suggérant les étapes «théologique», «métaphysique» et «positiviste», rend compte assez bien du partage des principaux systèmes idéologiques. Joachim de Flore, moine franciscain, avait rédigé un Livre introductif à l’explication de l’Apocalypse entre 1184 et 1187. Dans ce livre, il distinguait les Âges du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Ce distinguo, tout occulte qu’il soit, contenait en substance ce que les siècles allaient y projeter: l’âge théologique ou plus précisément «mythologique» parce qu’inspiré par le récit de la Genèse; l’Âge du Fils, c’est l’âge «métaphysique» parce qu’érigé sur le principe du «Aimez-vous les uns les autres» comme commandement universel; enfin l’Âge de l’Esprit-Saint. Joachim écrit, pour décrire ce troisième âge dans lequel, selon lui l’Église nous fait entrer: «À ce moment-là, les ténèbres des mystères étant pleinement dévoilés, les fidèles commenceront à voir Dieu face à face et personne ou presque n’osera nier que le Christ est le fils de Dieu, parce que la terre sera remplie de la science du Seigneur…» (1) Les mots de «la science» sont particulièrement à retenir. On devine immédiatement que le franciscain calabrais se vit vite soupçonné d’hérésie par les autorités ecclésiastiques alors menacées par les prétentions impériales de Frédéric II Hohenstaufen sur Rome.

À la différence toutefois de l’idée que s’en faisait Comte, nous ne pouvons considérer les étapes historiques de manière évolutive, car elles coexistent plus ou moins dans les mêmes organisations sociales, bien qu’à des niveaux d’influences variant de l’une à l’autre. Les systèmes «mythologiques» (nom que nous substituerons à théologique), sont les plus généralisés (car ils ne relèvent pas uniquement du religieux, mais de la signification que nous pouvons prêter aussi bien à la nature qu’aux sens du sacré (superstitions, rites, croyances plus ou moins structurées selon les ethnies), et aux sociétés restés longtemps, à l’issue du Néolithique, dans des formes de cultures originelles (les religions chinoises, les cultes africains). Lorsque la sédentarisation s’accélère vers l’apparition des États, ces mythes sont devenus mythologie, atteignant un stade de «système»: certains auront des prêtres (en Égypte, dans le monde Assyro-babylonien, en Israël, dans les civilisations méso-amérindiennes, etc.), des liturgies, des récits mythiques s’élaborant de la culture orale à la culture écrite et qui s’agglomèrent au fur et à mesure que les Cités-États s’élargissent et conquièrent des cités voisines (c’est le cas de la riche mythologie gréco-romaine); enfin voient s’édifier des temples, se dresser des autels sacrificiels, s’établir des réseaux de monastères ou de sites de pèlerinages. Quand le système mythologique tend à s’épuiser, que les croyances se délestent des rites, des liturgies voire même des clergés, la mythologie perd de ses fondements religieux pour se recouvrir de principes abstraits (c’est le cas chez Platon en Grèce, Confucius en Chine, Bouddha en Inde), et les dieux deviennent «Dieu», c’est-à-dire, dans l’échelle ontologique, un principe supérieur de vie, de mort et de renouveau. Le Tao-te-King de Lao-Tseu (milieu du VIe - milieu du Ve siècle av. J.-C.) transforme ainsi le premier moteur d’Aristote qu’est Dieu en principe dialectique du Tao, l’interpénétration dynamique du Yin et du Yang; les dialecticiens, les matérialistes, les pythagoriciens en Grèce; les chrétiens avec le dogme de la Trinité (avant que ne s’ajoute la mythologie légendaire du culte des saints héritée des tribus celtiques et germaines); les cosmologies hindoue, maya, inca, sont des ouvertures pratiquées par les systèmes mythologiques vers les systèmes métaphysiques. En Occident, des principes comme l’impératif catégorique kantien ou le Geist de Leibniz à Hegel, et le matérialisme dialectique (et historique), sont des systèmes métaphysiques. Enfin, ce que Comte désignait comme «positiviste», n’est qu’une appellation de la science basée sur la raison (et non sur l’intuition) qui place le processus scientifique comme connaissance objective du monde à partir duquel édifier la «religion positiviste» dont Comte aspirait à devenir le Souverain Pontife. En fait, il s’agit de systèmes gnostiques, nom que nous leurs appliquerons désormais, basés sur des connaissances analytiques de données empiriques par lesquels nous élaborons des idéologies et dont la démonstration déductive «confirme» la véracité authentique. Tantôt inspirées de la mécanique (en Angleterre et en France en particulier), tantôt par l’organique (en Allemagne et en Russie), souvent même par un savant dosage des deux (tout organisme repose sur des principes mécaniques et des processus chimiques), les analogies sont transposées sur des activités sociales. L’organisation sociale des fonctionnalistes repose sur un tel système idéologique qui conduit à la sociologie de Spencer, de Durkheim et aux États-Unis, de Parsons. La structure anthropologique des structuralistes rappelle la vision comtienne de la Sociologie statique (opposée à la Sociologie dynamique, c’est-à-dire l’histoire). Elle gravite de Marx et de ses élèves, comprend également les tendances issues des travaux anthropologiques de Lévi-Strauss, de Marcel Mauss, de Gilbert Durand…

Crise de la dette aux États-Unis
Depuis le tournant du XXe siècle, les partis politiques se sont beaucoup inspirés des interprétations sociologiques dites «positivistes» qui s'enseignaient dans la plupart des universités et des écoles supérieures. L'idée qu'on peut regarder une société comme une «entreprise commerciale» ou une «machine à vapeur» animée par la dialogique in-put et out-put sont de pures transpositions de principes physiques élémentaires, et s'ils nourrissent des quantités incroyables de graphiques et d'organigrammes que l'information rend facile à multiplier et à détailler, ils n'en modifient pas pour autant l'essentiel du Socius et les échecs répétés des résultats d'application d'études théoriques au réel social a contribué à la perte de confiance dans les capacités civilisatrices de la société.

a) Les systèmes mythologiques

Les mythes apparaissent comme des légendes. Généralement, ils en proviennent. Produits de la culture orale d’abord, ils prennent des allures formelles de plus en plus fixes avec l’invention de l’écriture. C’est au moment où la mythologie atteint son crépuscule dans la Grèce classique que Platon «invente» le concept. Aristote en sonnera le glas en tant que
À quand l'analyse idéologique du mythe d'Œdipe?
croyance avec sa Métaphysique. En notre dernier siècle, plutôt fonctionnaliste, Mircea Eliade écrit: «La fonction maîtresse du mythe est de fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les actions humaines significatives», puisque «le mythe sert également de modèle à d’autres actions humaines significatives: à la navigation et à la pêche par exemple». (2) Ailleurs, chez les structuralistes, des Mythologiques de Lévi-Strauss à la mythodologie de Gilbert Durand, le mythe se voit associé à des «logiques» et à des «méthodes» d’investigations objectivistes. En fait, nous avons autant appris à parler des mythes qu’à laisser les mythes nous parler. Voilà pourquoi Marcel Detienne écrit: «la mythologie se donne comme un discours sur les mythes, un savoir qui entend parler des mythes en général, de leur origine, de leur nature, de leur essence; un savoir qu prétend se transformer en science, aujourd’hui comme naguère, par les procédures d’usage: structurer certains de ses objets, systématiser différentes énonciations du savoir dont elle investit la place, formaliser concepts et stratégies. De manière intuitive, la mythologie est pour nous un lieu sémantique qui fait s’entre-croiser deux discours dont le second parle du premier et relève de l’interprétation. qu’est-ce qui fait que ce qu’on appelle le mythe est habité ou possédé par un besoin de parler, par un désir de savoir, par une volonté de chercher le sens, la raison du discours tenu par lui-même? De quels lointains surgit cette figure d’une introspection naïve? Comment s’instaure le pouvoir qui veut parler des mythes…» (3) Cette approche du mythe est purement gnoséologique, en ce sens, c’est le discours tenu par un système positiviste sur un autre système, le système mythologique. Cette démarche était déjà celle d’Auguste Comte, où les deux systèmes précédents étaient jugés et présentés selon le troisième, le seul à être tenu pour «vrai» parce que reposant sur la méthode scientifique et la logique analytique. Pourtant les systèmes mythologiques présentent leurs propres démarches sur la connaissance et l’interprétation du monde.

Dans ces systèmes, nous apprenons d’abord une vision de la création du monde. Toutes les civilisations de premières générations, issues des peuples primitifs, trient, choisissent, raturent, réinventent, adaptent des récits de la création du monde. Une cosmologie est la base de tout système mythique. Elle tient la place que l’astrophysique ou l’histoire peuvent tenir dans notre système gnostique. Car avec la création apparaissent les dieux. Éliade encore: «Le côté intéressant du mythe cosmogonique polynésien, c’est précisément son application multiple à des circonstances qui, tout au moins en apparence, ne mettent pas en cause immédiatement la “vie religieuse” comme telle: l’acte de procréation, le réconfort des désespérés, des vieillards et des malades, l’inspiration des bardes et des guerriers, etc… Ainsi la cosmogonie fournit le modèle, chaque fois qu’il s’agit de faire quelque chose, souvent quelque chose de “vivant”, d’“animé” (dans l’ordre biologique, psychologique ou spirituel)…, mais aussi quelque chose d’“inanimé” en apparence, une maison, une barque, un État, etc. : rappelons, pour mémoire, le modèle cosmogonique de la construction des maisons, des palais, des villes». (4) Le mythe cosmogonique dépasse les cadres du système mythique lui-même, comme nous l’avons dit, pour déborder sur les systèmes métaphysiques (Éliade le reconnaît dans la Brhadarânyaka-Upanishad où le couple humain s’identifie au couple Ciel/Terre) et même le système gnostique où du Big Bang au Big Crush, le modèle astrophysique correspond au système des sociétés expansion/rétraction. À partir de cette création se manifeste une «volonté» qui est celle des divinités, des Êtres d’un ailleurs (surnaturel) jamais totalement rompu avec le monde des humains.

Comme le remarque encore Mircea Éliade: «Le mythe, quelle qu’en soit la nature, est toujours un précédent et un exemple, non seulement par rapport aux actions (“sacrées” ou “profanes”) de l’homme, mais encore par rapport à sa propre condition; mieux: un précédent pour les modes du réel en général. “Nous devons faire ce que les dieux ont fait au commencement” (Çatapatha Br., VII, 2, 1, 4); “Ainsi ont fait les dieux, ainsi font les hommes” (Taittirîya Br. I, 5, 9, 4). Des affirmations de ce genre traduisent parfaitement la conduite de l’homme archaïque, mais on ne saurait dire qu’elles épuisent le contenu et la fonction des mythes: en effet, toute une série de mythes, en même temps qu’ils rapportent ce qu’ont fait, in illo tempore les dieux ou les êtres mythiques, révèlent une structure du réel inaccesible à l’appréhension empirico-rationaliste. Citons, entre autres, les mythes qu’on pourrait nommer, brièvement, les mythes de la polarité (de la bi-unité) et de la réintégration […]. Un groupe important de traditions mythiques parle de “fraternité” entre dieux et démons (p. ex. devas et asuras), d’“amitié” ou de consanguinité entre des héros et leurs antagonistes (type Indra et Namuei), entre saints et diablesses (type saint Sisinius et sa sœur le démon femelle Uerzelia), etc. Le mythe qui donne un “père” commun à deux personnages incarnant les principes polaires survit jusque dans les traditions religieuses qui mettent l’accent sur le dualisme, comme c’est le cas de la théologie iranienne. Le zervanisme tient Ormuzd et Abriman pour des frères, issus tous deux de Zervan et des traces d’une conception semblable se laissent relever même dans l’Avesta… Le même mythe a passé aussi dans les traditions populaires: nombre de croyances et de proverbes roumains affirment que Dieu et Satan étaient des frères». (5)

Déjà, dans les système les plus primitifs, la dualité s’installait selon des codes moraux du bien et du mal. Adam et Ève (celui qui succombe et celle qui tente sont déjà les résultats de l’affrontement entre Dieu et son adversaire que le judéo-christianisme identifie à une créature divine, le «serpent», par la répugnance instinctive qu’il suscite chez à peu près tous les peuples du bassin méditerranéen). Caïn et Abel poursuivront la dualité avec, cette fois-ci, l’introduction du libre-choix entre la commission du bien et celle du mal, puis Romulus et Rémus à Rome, mythe qui reprend l’instinct animal du territoire, etc. «Tous ces mythes, ajoute Éliade, nous offrent une double révélation: 1º ils manifestent, d’une part, la polarité de deux personnalités divines, issues d’un seul et même principe et destinées, dans plusieurs versions, à se réconcilier dans un illud tempus eschatologique; 2º d’autre part, la coincidentia oppositorum dans la structure profonde de la divinité, laquelle s’avère tour à tour ou concurremment bienveillante et terrible, créatrice et destructrice, solaire et ophidienne (= manifeste et virtuelle), etc. En ce sens, il est juste de dire que le mythe révèle, plus profondément qu’il ne serait possible à l’expérience rationaliste elle-même de le révéler, la structure même de la divinité, qui se situe au-dessus des attributs et réunit tous les contraires. Qu’une telle expérience mythique ne soit pas aberrante, nous en avons la preuve dans le fait qu’elle s’intègre à peu près universellement dans l’expérience religieuse de l’humanité, voire dans une tradition aussi rigoureuse que la tradition judéo-chrétienne. Yahvé est bon et coléreux en même temps; le dieu des mystiques et des théologiens chrétiens est terrifiant et doux et c’est de cette coincidentia oppositorum que sont parties les plus hardies spéculations d’un pseudo-Denys, d’un Maître Eckardt ou d’un Nicolas de Cusa». (6)

La création du monde, l’équivoque des valeurs et des normes de conduites qui en découle, la création de l’homme, comme en Grèce, à partir du mythe de l’androgynie ou les deux parties (comme dans la Genèse) se trouvent soudainement séparées, étrangers l’un à l’autre et toujours à la recherche de leur double complémentaire, la création de la nature et des sociétés humaines, se retrouvent généralement dans tous les systèmes mythologiques. Contrairement à nos a priori gnoséologique, explique Éliade, «En aucun cas, le mythe ne peut être tenu pour la simple projection fantastique d’un événement “naturel”. Sur le plan de l’expérience magico-religieuse…, la Nature n’est jamais “naturelle”. Ce qui paraît à la mentalité empirico-rationaliste une situation ou un processus naturel se révèle, dans l’expérience magico-religieuse, comme une kratophanie ou une hiérophanie. Et c’est uniquement par ces kratophanies ou ces hiérophanies que la “Nature” devient objet magico-religieux et, comme tel, intéresse la phénoménologie religieuse et l’histoire des religions. Les mythes des “dieux de la végétation” constituent à cet égard, un excellent exemple de transmutation et de valorisation d’un événement cosmique “naturel”. Ce n’est pas la disparition et la réapparition périodiques de la végétation qui ont créé les figures et les mythes de ces dieux (du type Tammuz, Attis, Osiris, etc…); ce n’est pas, en tout cas, la simple observation empirico-rationaliste de ce phénomène “naturel”. L’apparition et la disparition de la végétation ont toujours été senties, dans la perspective de l’expérience magico-religieuse, comme un signe de la Création périodique du Cosmos. La passion, la mort et la résurrection de Tammuz, telles qu’elles se révèlent dans le mythe et dans ce qu’elles révèlent, sont aussi éloignées du “phénomène naturel” de l’hiver et du printemps que Madame Bovary ou Anna Karénine le sont d’un adultère. C’est que, tout comme l’œuvre d’art, le mythe est un acte de création autonome de l’esprit: c’est par cet acte de création que la révélation s’opère et non par la matière ou les événements qu’elle exploite. Bref, c’est le mythe de Tammuz qui révèle le drame de la mort et de la résurrection de la végétation, et non pas l’inverse». (7) Voilà pourquoi il est difficile de représenter, dans le christianisme, la mort du Christ comme un récit mythique, alors que les données des Évangiles sont prises pour «historique» selon le sens grec du terme. Les allégories du genre: arbre de vie, résurrection (végétative), renaissance du printemps, sont des ajouts ultérieurs et n’auraient rien signifié pour les contemporains de l’événement. Avec l’expansion du christianisme en Occident puis dans le Proche-Orient, le mort du Christ est devenu une révélation, une Bonne Nouvelle et la promesse messianique accomplie, ce qui creusera le schisme irréconciliable avec le judaisme originel.

Le système mythologique, comme le définit Éliade, se révèle Idéologique dans la mesure où il sert «d’histoire exemplaire» aux membres du Socius. «Tout mythe, indépendamment de sa nature, énonce un événement qui a eu lieu in illo tempore et constitue, de ce fait, un précédent exemplaire pour toutes les actions et “situations” qui, par la suite, répéteront cet événement. Tout rituel, toute action pourvue de sens, exécutés par l’homme répètent un archétype mythique; or…, la répétition entraîne l’abolition du temps profane et la projection de l’homme dans un temps magico-religieux qui n’a rien à voir avec la durée proprement dite, mais constitue cet “éternel présent” du temps mythique. Ce qui revient à dire que, concurremment avec les autres expériences magico-religieuses, le mythe réintègre l’homme dans une époque a-temporelle, qui est, en fait, un illud tempus, c’est-à-dire un temps auroral, “paradisiaque”, au-delà de l’histoire. Celui qui accomplit un rite quelconque transcende le temps et l’espace profane; de la même manière, celui qui “imite” un modèle mythique ou simplement écoute rituellement (en y participant) la récitation d’un mythe, est arraché au devenir profane et retrouve le Grand Temps.» (8) Ce premier paragraphe de la thèse de Éliade nous explique les prolégomènes qui font que le discours de l’histoire ne pouvait commencer en des temps mythologiques. Les récits homériques, Les Travaux et les Jours d’Hésiode, les livres sacrés de l’Inde, le livre de la Genèse (avec Abraham, Isaac et Jacob), les contes et légendes primitives qui se perdent dans la nuit des temps parmi les peuples sans écritures, n’ont la perspective de la vérité «objective» seulement dans le contexte où ils révèlent l’action des dieux et non celle des hommes qui ne font que répondre et s’insérer dans cette volonté active par-delà l’univers naturel et temporel.

Ainsi, poursuit Éliade, «Dans la perspective de l’esprit moderne, le mythe (et avec lui, toutes les autres expériences religieuses) abolit l’“histoire”. Mais il faut noter que la majorité des mythes, par le seul fait qu’ils énoncent ce [qui s’est passé “in illo tempore”, constituent eux-mêmes une histoire exemplaire” du groupe humain qui les a conservés et du Cosmos de ce groupe humain. Il n’est pas jusqu’au mythe cosomogonique qui ne soit lui aussi une histoire, puisqu’il raconte tout ce qui s’est passé ab origine. À une réserve près, évidemment, à savoir qu’il ne s’agit pas d’“histoire” dans l’acception moderne du terme - d’événements irréversibles et non répétables - mais d’une histoire exemplaire qui peut se répéter (périodiquement ou non) et qui trouve son sens et sa valeur dans sa répétition même. L’histoire qui a été à l’origine doit se répéter parce que toute épiphanie primordiale est riche, autrement dit ne se laisse pas épuiser par une seule manifestation. D’autre part, les mythes sont riches par leur contenu, qui est exemplaire, et, comme tel, offre un sens, crée quelque chose, annonce quelque chose, etc…» (9) Ailleurs, Éliade remarquera que la tentation de certaines philosophies de l’histoire, comme celle de Spengler, auront tendance à renouer avec un caractère mythologique, précisément par sa répétition: l’éternel-retour qui suit la révélation de la divinité, ou de «l’âme» (métaphysique) des civilisations. La force de l’exemplum se retrouve dans les hagiographies chrétiennes et musulmanes. Les prénoms donnés aux enfants, même ceux assosicés à des personnages de bandes dessinées ou du monde des sportifs et des vedettes, reproduisent exactement cette volonté du modèle à suivre comme exemple «mythique».

Enfin, le système idéologique mythologique a pour but d’investir de sens les valeurs et les normes sociales. «La fonction d’histoire exemplaire des mythes est rendue sensible, en outre, par le besoin qu’éprouve l’homme archaïque de montrer les “preuves” de l’événement enregistré dans le mythe. Soit le thème mythique bien connu: telle ou telle chose s’étant produite, les hommes sont devenus mortels, ou bien les phoques n’ont plus de doigts, ou encore la lune s’est trouvée tachée, etc… Ce thème est parfaitement “démontrable” pour la mentalité archaïque, par le fait que l’homme est effectivement mortel, que les phoques n’ont pas de doigts et que la lune présente des taches. Le mythe qui révèle comment l’île Tonga a été pêchée du fond de l’océan trouve la preuve de sa véracité dans le fait qu’on peut encore montrer la ligne qui a servi à la pêcher et le rocher où l’hameçon s’est pris. Ce besoin de prouver la véracité du mythe nous aide à déchiffrer le sens qu’avaient l’histoire et les “documents historiques” dans la mentalité archaïque. Il trahit l’importance que l’homme primitif accorde aux choses qui se sont vraiment accomplies, aux événements qui ont eu lieu, concrètement, autour de lui; l’appétit que manifeste son esprit pour le “réel”, pour ce qui “est” de façon plénière. Mais, en même temps, la fonction exemplaire attachée à ces événement de l’illud tempus laisse deviner l’intérêt que ressent l’homme archaïque pour les réalités significatives, créatrices, paradigmatiques. Intérêt qui survit encore chez les premiers historiens du monde ancien, pour lesquels le “passé” n’offrait de sens que dans la mesure où il était un exemple à imiter, et, constituait, par suite la somme pédagogique de l’humanité tout entière. Cette mission d’“histoire exemplaire” dévolue au mythe doit, si on veut la bien comprendre, être rapprochée de la tendance de l’homme archaïque à réaliser concrètement un archétype idéal, à vivre “expérimentalement” l’éternité dès ici-bas; aspiration que nous avons décelée par l’analyse du temps sacré». (10)

Le principe d’histoire exemplaire ouvre sur la praxis des systèmes mythologiques. Diffusées de bas en haut des civilisations, l’exemplum convient aussi bien aux plus humbles qu’aux grands empereurs, pharaons ou rois. On sait le sort tragique de la religion d’Aton ressuscitée sous le Nouvel Empire égyptien par le pharaon schismatique Akhenaton. Cet exemple, à lui seul - et il n’est pas le seul -, suffit à montrer que tous, dans la civilisation, sont astreints à respecter l’exemplum de la mythologie afin que l’ordre règne et se perpétue dans le cosmos. Pour cela, il faudra déjà des stratégies, des tactiques, bref une praxis qui seront des «reconductions» des précédents mythiques ou historiques. Ce cycle de l’éternel-retour comme cette inscription de l’action sociale dans la répétition mythique vont longtemps servir de freins à toutes propensions des civilisations à se dépasser dans leur développement. Des chronologies inouïes étirent l’histoire de l’Égypte ancienne, des civilisations mésopotamiennes, indiennes aryennes puis aryano-dravidiennes, chinoises et mésoaméricaines. La longue somnolance des peuples dits primitifs, avec des cultures fermées sur la représentation mythologique les ont condamnés irrémédiablement à la déculturation lors des rencontres avec des civilisations «supérieures» conquérantes.

Car les mythes tendent à se dégrader eux-aussi. Leur efficacité dure un temps en termes de représentations sociales. Très vite, devant des représentations mieux structurées, capables de maîtriser autrement l’abstraction et la technique, les mythes dégénèrent en superstitions, en contes pour enfants, en légendes (urbaines). Ils conservent leur dimension d’exemplum, mais perdent de leur vertus de ralliement sociétal. Les praxis conséquentes en sont séparées et l’archétype demeure une projection de l’utopie dans un monde autre: les Îles Fortunées ou le Paradis Terrestre sont reportés à la fin de nos jours sans qu’on n’ait plus à croire que l’on doive suivre, à la lettre, l’esprit de l’exemplum. Les dieux meurent sans que la pensée ou le sentiment religieux disparaissent pour autant. L’adaptation, le transfert (ainsi de l’institution cléricale à l’institution scientifique ou universitaire), les métissages culturels, ont vite fait de trouver leurs propres voies d’interprétations, d’enseignement qui valent tous les exempli de la terre. La fonction mythologique de la science théorique et la fonction magique de la technique appliquée sont de vieilles outres dans lesquelles on a versé du vin nouveau: celui de la science physique du XVIIe siècle et des inventions mécaniques de la Révolution industrielle. Les effets ont été que les outres ont éclaté très vite et la science a perdu (entre 1848 et 1890, entre le moment où Renan rédigeait son Avenir de la science et le moment où il le publie et n’y crois plus), son aura de valeur sociale positive, de même que la technique, par les destructions massives de la Première Guerre mondiale sa capacité à œuvrer seulement pour le biens de l’humanité. C’était cela la base mythologique du stupide XIXe siècle de Léon Daudet. Le résultat fut un désenchantement du monde dont le sociologue Max Weber n’attribuait, pour l’époque, qu’à l’effet de la démarche scientifique sur un monde encore essentiellement religieux des bourgeoisies occidentales.


Monument Louis Riel
Lorsqu’avec la société de consommation, Roland Barthes s’est mis à faire l’inventaire des Mythologies de son temps, exercice réitéré par des vedettes littéraires plus d’un demi-siècle plus tard, ils ne concevaient pas pour autant que nous en étions revenus à un système idéologique mythologique. C’est donc que les mythes peuvent exister sans système mythologique, c’est-à-dire que l’exemplum a lui seul ne suffit pas à faire d’un mythe un système idéologique (ainsi la mode dans le vêtement ou l’habitation, le design de l’automobile ou les héros de bandes dessinées ou de cinéma). Le mythe est donc compatible avec tous les systèmes idéologiques, alors que le système est structurellement mythologique. Le propre d’un idéologue d’aujourd’hui est de dénoncer le mythe dans le système de son adversaire tout en s’avisant bien de ne pas trop regarder de près la structure de son propre système. Les héros du XIXe siècle, militaires, littéraires ou scientifiques, dont les monuments patriotiques et les récits des manuels scolaires faisaient l’apologie, sont des mythes autant que les personnages d’Achille, de Faust ou de Tristan. Ils sont également dotés de valeurs exemplaires et porteurs des normes que partage la société. Mais le système auquel ils appartiennent ne les regardent que sous un angle proprement contingent. Ce sont des «innovateurs», des émules même mais non des répétiteurs des origines. En ce sens, l’esprit de l’histoire dans le système gnostique qu’est le nôtre, s’il conserve sa part de mythes et d’exempli, reste un système orienté par l’empirisme et le rationalisme, par une conception de l’efficacité du mouvement historique vers l’accomplissement, par des praxis préalablement analysés scientifiquement, le seul moyen d’accéder à la mythique fin de l’histoire, à l’utopie enfin sur terre. S’il comporte des «personnages historiques», voire même des héros, c’est en tant qu’éducateurs patriotiques ou nationaux. En bref, ils restent des hommes à la mesure de ceux qui contemplent leurs monuments ou s’inspirent de leurs conduites.

b) Les systèmes métaphysiques

Les métaphysiques procèdent des systèmes mythologiques; elles s’en séparent à partir du moment où le ou les principes se détachent de la représentation naturelle ou anthropomorphique. Apparaît alors la notion distinctive d’Être. «Chaque entité peut dès lors être envisagée ou comme le dieu spiritualisé qu’elle remplace, ou comme le phénomène généralisé qu’elle désigne, suivant que l’esprit se trouve plus rapproché du théologisme ou du positivisme». (11) Alors que le système mythologique reposait sur la «forme», la «morphologie» de la nature révélant la présence du mysthe, de l’action des forces hors nature et hors temps divines, le système métaphysique repose sur l’«abstrait» qui régularise notre cosmos. Aristote (-384 ~ -322) définissait la métaphysique comme «la science de l’être en tant qu’être, ou des principes et causes de l’être et de ses attributs essentiels». Le principe, tel est le nom donné à l’abstraction à la base de l’essence des êtres: «qu’est-ce qui fait qu’un être est ce qu’il est?» et non autre chose. À partir de lui, la pensée se développe sur une autre voie: «Assurément, écrit Émile Bréhier, «le mot est a d’autres sens que celui qu’il prend dans la définition; il peut servir à désigner l’attribut essentiel ou le propre (l’homme est riant), ou encore l’accident (l’homme est blanc), l’accident pouvant d’ailleurs être pris dans une des neuf catégories; mais l’être du propre, comme celui de l’accident, suppose l’être d’une substance; et si l’on peut parler aussi de l’être d’une qualité et demander ce qu’elle est, c’est parce qu’il y a d’abord une substance; tous ces sens d’être sont dérivés du premier. L’objet primitif et essentiel de la métaphysique est donc de déterminer la nature de l’être en son sens primitif; mais elle s’étend à tous les sens dérivés, puisque tous ces sens se rapportent au sens primitif». (12) Parce qu’il y a de l’essence et de l’accident, la métaphysique d’Aristote va pouvoir ouvrir le champ de la rationalité et de l’analyse, y compris en histoire.

Bréhier continue: «C’est pourquoi la métaphysique a d’abord à établir les axiomes, puisque sans eux l’on se saurait parler de l’être en aucun sens; on ne peut affirmer et nier à la fois; on ne peut dire qu’une même chose est et n’est pas; on ne peut dire qu’un même attribut appartient et n’appartient pas à un même sujet en même temps et sous le même rapport. […] L’établissement de ces principes indémontrables ne saurait d’ailleurs être une démonstration positive, mais seulement une réfutation de ceux qui les nient: réfutation toute dialectique consistant à faire voir à l’adversaire que, en paraissant les nier, effectivement il les accepte. Qu’il n’y ait pas de milieu entre l’affirmation et la négation, c’est une condition de la pensée; dire le contraire, c’est dire que ce qui est n’est pas, que ce qui n’est pas est, c’est nier qu’il y ait du vrai et du faux. La réfutation consiste aussi à montrer l’insuffisance des exemples que l’adversaire donne en faveur de sa thèse…» (13) La dualité être/non-être à partir de laquelle se développe la métaphysique rappelle la dualité religieuse qui suppose une divinité du bien et son alter-ego du mal, sauf que la métaphysique n’appelle pas à la morale, mais uniquement à la quiddité, l’essence de la substance commune à toutes. Cette essence prend peu à peu la place du «modèle» à la base des systèmes mythologiques. Dieu n’est plus alors que le premier principe, le Principe Moteur du monde, de la cosmogonie. Tous les autres sont ses subdivisions, contenant une part de sa dynamique, et d’autre part ce qui en font des quiddité distinctes les unes des autres.

Au XVIIe siècle, le philosophe français René Descartes (1596-1650) a ouvert la métaphysique à la modernité. La grande question, depuis le Moyen Âge était de «prouver» l’existence de Dieu, du Premier Moteur, le quod primutn movet d’Aristote, par des syllogismes et autres querelles des nominalistes et des réalistes. Si les mathématiques peuvent démontrer par l’abstrait l’essence des êtres concrets (la physique), elles ne peuvent que renvoyer à l’irréductibilité de Dieu aux principes contradictoires établis par Aristote. Dieu devient donc le principe au-dessus de tous les autres et duquel tous les autres dépendent, et pour le savant, «être et certitude». Jusque-là, la métaphysique de Descartes rejoignait l’enseignement orthodoxe chrétien. Les Méditations métaphysiques (1647) vont continuer Le Discours de la Méthode et le cogito comme es-sens de la pensée. La pensée de Descartes se meut que dans l’abstrait afin de démontrer que par la raison, il est possible d’accéder au monde concret et par là, d’atteindre aux principes qui les gouvernent. C’est par les principes que nous arrivons à démontrer l’existence de la matière et non l’inverse, contrairement à ce que sera la démarche positiviste. Un demi-siècle plus tard, le philosophe allemand Leibniz identifiait ce principe-Dieu comme étant la monade, d’où son traîté dit La Monadologie (1714) où Dieu n’est plus qu’«Unité». À la fin du même siècle, le philosophe Kant (1704-1824) posera la critique de la métaphysique cartésienne. Il ramènera l’intuition, les sensations et l’expérience au cœur de la démarche. À la suite de Locke, il définira l’entendement comme ce «nombre de concepts et de principes à l’aide desquels nous construisons la science du monde physique». (14) Ces concepts, comme chez Aristote, se dégagent d’a priori et ne dérivent pas de l’expérience et sont donc inanalysables, mais contrairement au Stagyrite, ne sont «pas des propriétés supérieures, des axiomes, mais des fonctions de l’entendement réduisant de diverses manières les perceptions à l’unité des objets». (15) Les principes pourtant se dégagent des catégories conceptuelles. C’est «le réseau des lois les plus générales de la science physique selon les quatre points de vue de la quantité, de la qualité, de la relation et de la modalité». Encore là, la démarche de la pensée kantienne vise à considérer que «l’objet ne rend pas le concept possible, mais le concept d’unité rend l’objet possible». Voilà la position que les matérialistes et les naturalistes qualifieront d’idéalisme. L’idée précède le concret, la chose, la matière. Ainsi, le moi, le monde, Dieu sont indémontrables, par le fait même, ce n’est pas leur définition concrète qui les justifie - inutile donc de s’efforcer à démontrer l’existence de Dieu, du monde ou du moi -, mais le concept qui préside à leur existence et que l’entendement humain parvient à saisir dans l’abstrait. La participation de l’intuition et des sensation est ici restaurée. Hegel, malgré sa vive opposition aux conclusions de Kant, considère ce que Kant appelait les «impératifs catégoriques» comme des concepts faisant évoluer le monde: ainsi le développement du concept de liberté chemine dans l’histoire en suivant la marche du soleil: plus nous avançons de l’Orient vers l’Occident, plus la liberté se dégage comme concept et comme chose vraie et sa marche devrait s’arrêter «naturellement» dans le juste équilibre des principes que représente l’État prussien post-révolutionnaire. Que ce soit des impératifs catégoriques comme le progrès, la Volks, le matérialisme dialectique ou l’atavisme des civilisations chez Spengler, la plupart des philosophies de l’histoire appartiennent au règne du système métaphysique, d’où le rejet qu’elles subiront par les écoles historiques positivistes appartement aux systèmes idéologiques gnostiques. L’opposition entre la science historique et la philosophie de l’histoire reproduit le rejet par les systèmes gnostiques des systèmes métaphysiques.

Autant que la théologie a été un discours sur Dieu et sur les normes et valeurs qu’elle dégageait des différents dogmes, autant la philosophie a été un discours sur l’Être et sur les normes et valeurs qu’il dégage. Ce discours sur l’Être devrait considérer l’homme comme principe premier, principe moteur, mais Dieu conserve généralement sa place originelle. L’ontologie vient alors hiérarchiser la métaphysique où Dieu est l’Être, c’est-à-dire le principe premier de tous les autres, la célèbre monade de Leibniz. Puis l’échelle descend aux êtres dotés d’âmes (la psychè des Grecs, l’âme chrétienne, celle contenue dans l’hypophyse selon la «médecine cartésienne»): les surnaturels d’abord (les daimons, les anges, mais surtout l’esprit des morts, les fantômes), les naturels qui se divisent en vivants et non vivants et chaque sous-catégorie ayant ses subdivisions. Inutile de dire que l’homme vient en tête des catégories dans la mesure où son âme le lie au monde des principes surnaturels abstraits (les mathématiques - qui ne se souvient pas de cette farce des années 80, du mathématicien qui affirmait que Dieu était un numéro!; même l’âme aurait un poids: 21 grammes, comme le veut la théorie de la masse de l’âme émise par le médecin américain Duncan MacDougall en mars 1907!). L’important est bien de lier le principe au concret, la théorie et la matière, le fantôme et sa corporalité. Mais l’a priori kantien nous dit toujours que le concept précède le concret. «Il» a fallut «penser» la chose avant que la chose ne soit; c’est ainsi que les métaphysiciens croyaient sauver la preuve de l’existence de Dieu, Dieu étant ce «Il», cette pensée première. Ce ne fut pas satisfaisant au goût du Vatican qui condamna coup sur coup toutes ces métaphysiques qui contournaient la foi du charbonnier. Quoi qu’il en soit, l’idéalisme recoupe toutes les formes de métaphysiques à travers les différentes civilisations.

Le bouddhisme est une forme de métaphysique beaucoup plus que de doctrine religieuse. Le Sermon de Bénarès telle que recueilli par les disciples du Bouddha provient d’une Illumination étrangère aux méditations théologiques des Upanişad: «Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur: la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce qu’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement sont douleur. Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur: c’est la soif qui conduit de renaissance en renaissance, accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir: la soif de plaisir, la soif d’existence, la soif d’impermanence. Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur: l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas de place. Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin qui mène à la suppression de la douleur: c’est ce chemin sacré, à huit branches, qui s’appelle foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure». (16) Les huits branches agissent ici un peu comme les impératifs catégoriques kantiens face au monde de l’Histoire qui est celui des désirs et des souffrances. Si l’Histoire est désir, le chemin sacré à huit branche permettra au «moine» de s’en prémunir. Il éloignera de lui la sensation douloureuse et par le fait même l’a priori du désir, l’Histoire. Le sage, c’est donc celui qui est capable de s’extirper de l’Histoire, ce que l’empereur Açoka, par l’absurde, essaiera d’imposer à l’ensemble de la civilisation indienne. Le développement du bouddhisme, puis les renaissances bouddhistes en Chine, ne pourront éviter de le voir se joindre à des théologies; de même que la pensée de Platon devait rejoindre la patristique chrétienne. Dans le bouddhisme comme dans le christianisme, le principe finit toujours par dominer. Le personnage de Bouddha demeure, comme le Christ, un modèle d’exemplum qui dissimule l’abstraction du principe derrière une vie où le mythique se mêle à l’historique. Dans les deux cas, le système idéologique mythologique adoptera le personnage; dans l’expression théologique cependant, le système idéologique métaphysique dominera. C’est par lui que le Bouddhisme pénétrera dans le Sud-Est asiatique (le Hinâyâna) et en Occident (par les philosophes de la fin du XVIIIe siècle et surtout avec Schopenhauer à partir du XIXe siècle).

Le bouddhisme Zen, plus précisément le bouddhisme Ch’an, apparaît comme une variante du bouddhisme continental. Après s’être développé dans la Chine du Sud sous les T’ang, il envahit le Japon et s’installe contre  le système mythologique autochtone avec lequel il finit par «conclure un arrangement»: l’Empereur est dieu vivant fils de la déesse Amatarasu, c’est-à-dire le soleil. Pour sa part, le bouddhisme perd de son aspect métaphysique et le dépasse sur son côté positiviste! «Le Ch’an atteste un esprit d’empirisme radical, très semblable à celui que  présentait la Royal Society en Angleterre au XVIIe siècle. Le mot d’ordre était là aussi “Ne pensez pas, essayez!” et “Avec les livres ils se mêlent de tout pour n’aboutir qu’à voir ce que les expériences ont essayé avant eux” (Sprat)». De plus «le Ch’an est hostile à la spéculation métaphysique, il répugne à la théorie et vise à abolir le raisonnement. L’intuition directe est mise à plus haut prix que la trame élaborée d’une pensée subtile. La vérité n’est pas énoncé en termes abstraits et généraux, mais aussi concrètement qu’il se peut». (17) Le «pragmatisme» auquel arrive le bouddhsme, selon Edward Conze, l’éloigne de ses origines. Intimement lié, comme une superstition de plus sous sa forme Mahâyâna avec les divinités locales chinoises, il se fait empirique avec la forme Ch’an, ou Zen au Japon. Les systèmes idéologiques métaphysiques apparaissent ici sous leur aspect le plus fragile: leur idéalisme les pousse vers la tradition théologique et même laïcisée, on la retrouve dans bon nombre d’interprétations du monde. Ou alors, elle s’arrange avec une gnose quelconque, comme le platonisme avec le christianisme et le mazdéisme aux premiers siècles de l’ère chrétienne au Proche-Orient ou encore le scientisme du XIXe siècle occidental, qui, avec la fusion de l’expérimentation classique et la science théorique du XIXe, aboutit à des ensembles plutôt bâtards tel le darwinisme social, le marxisme-léninisme, la cosmologie astrophysicienne et la sociobiologie.

Si nous restons en Chine, il faut bien concevoir que là aussi, la métaphysique est une invention relativement récente, à moins de considérer, comme le fait Frédéric Tomlin, à partir du Yi King ou Livre des Mutations de Lao Tseu: «Ceux qui déclarent l’esprit chinois incapable de spéculations métaphysiques omettent d’expliquer l’immense prestige dont a joui ce livre. Confucius lui-même, qui par ailleur prenait peu d’intérêt à la métaphysique, l’édita et y ajouta ses propres annotations. Avec le temps ce manuel, avec sa liste de soixante-quatre hsiang ou “idées” qui par leurs combinaisons produisent la réalité, devint une source de magie vulgaire et de divination. C’est un signe de plus de son caractère traditionnellement sacré, car on n’emploie pour cet usage, ou plutôt pour cet abus, que des livres dont on est persuadé qu’ils contiennent un véritable trésor spirituel». (18)  Nuançant ce propos, Anne Cheng écrit: «Même si l’expression ing er shang (“en amont des formes visibles”) devait devenir l’expression consacrée dans la langue moderne pour désigner la métaphysique, il reste que “la pensée chinoise ancienne ne s’intéresse pas à l’absolu de l’être. Elle recherche non pas ce qui fonde l’être - problème métaphysique -, mais ce qui peut expliquer comment la multiplicité extraordinairement diversifiée des “dix mille êtres” fonctionne d’un même mouvement, du mouvement de l’univers - problème cosmologique”. L’alternance cyclique Yin/Yang est la matrice de l’oscillation entre ce qui n’est qu’imminent, encore imperceptible dans sa subtilité, et ce qui se manifeste, entre la quiétude de la latence et le mouvement de l’action, entre le Dao comme source d’être et les choses concrètes ou, pour annoncer une dichotomie qui fera fortune tout au long de l’histoire intellectuelle chinoise, entre la constitution fondamentale (benti) et sa manifestation fonctionnelle dans le monde de l’expérience (fayong). Ce va-et-vient coonstant, qui est précisément ce qu’il faut entendre par la “réalité comme mutation”, rend vain tout effort de définir une “métaphysique” qui serait “au-delà” du physique.» (19). Ce qui se rapproche le plus d’une métaphysique chinoise, selon la même historienne, c’est la philosophie de Zhu Xi à la fin du XIIe siècle, qui énonce: «Dans l’univers jamais il ne s’est trouvé d’énergie sans principe, ni de principe sans énergie. […] Dès lors qu’il y a principe, il y a énergie, mais c’est le principe qui est fondamental. Au fond, on ne peut pas dire que l’un est antérieur et l’autre postérieur. Ce n’est que si l’on tient absolument à remonter à l’origine que l’on est obligé de désigner le principe comme antérieur. Ce qui ne veut pas dire que le principe soit une entité à part, bien au contraire, il est inhérent à l’énergie. Faute de cette énergie, le principe ne pourrait se raccrocher à rien. […] Comment savoir si c’est le principe qui vient en premier et l’énergie en second, ou l’inverse? Tout cela est invérifiable. Mais sur le plan de l’idée, je soupçonne que l’énergie opère en fonction du principe. Dès lors qu’il y a concentration d’énergie, il y a aussi principe. Alors que l’énergie a la capacité, en se coagulant, de créer et de réaliser, le principe n’a ni intentionnalité, ni projet, ni capacité créatrice». (20) Dans ce rapport ambiguë principe/énergie, le matérialisme dialectique allait trouver son lit tout fait au XXe siècle, lorsque les idées révolutionnaires pénétreront en Chine, l’énergie (la dialectique) dépendant du principe (le matérialisme), de sorte qu’il était inutile que les communistes chinois aient lu Marx pour pouvoir l’expliquer aux foules!

Les systèmes idéologiques métaphysiques sont liés généralement au goût de la spéculation intellectuelle. Des hypothèses, des thèses, des synthèses qui oublient même jusqu’à leurs applications concrètes. À la fois, les métaphysiques tracent ou ouvrent la voie à la découverte scientifique, mais également l’astreigne à des visions de l’esprit qui prêtent mal à la juste interprétation objective. Si de l’astrobiologie descendent les systèmes astrologiques qui fleurissent un peu partout dans les civilisations de première génération jusqu’à l’astronomie et l’astrophysique qui ont permis la construction du télescope Hubble et des fantastiques découvertes qu’il nous présente de notre univers; si de l’alchimie pragmatique des ésotérismes aussi bien occidentaux qu’orientaux que Mircea Éliade fait remonter aux origines de l’humanité parmi les forgerons et les artisans des métaux jusqu’à nos modernes sciences physiques et particulièrement la chimie, la classification des éléments et leurs participations au développement biologique, c’est bien, encore-là, à partir de systèmes idéologiques métaphysiques. Une fois l’application et les expériences en laboratoires ayant établi la structure naturelle des éléments observés, les vieux schémas métaphysiques n’eurent plus qu’à s’effacer, donnant une impression d’apparition spontanée de l’esprit scientifique à partir du XVIIe siècle au moment, précisément, où se constituèrent la Royal Society londonienne et ses différents vis-à-vis continentaux.

Si la civilisation extême-orientale, dans ses diverses cultures, s’est montrée l’égal de la civilisation occidentale dans sa capacité à donner naissance à une littérature historique faites d’annales et de chroniques, elle ne semble pas avoir donné de philosophies de l’histoire dignes de ce nom. Le Tao, tel qu’entendu généralement comme étant «La Voie» ne suppose rien de plus que «toute l’Histoire n’est que la manifestation du tout ultime, et ce qui en constitue les particularités n’est que relativité pure». (21) L’attitude quiétiste devant l’Histoire rappelle ici la résignation bouddhiste. Il y a Confucius qui, préoccupé des Royaumes Combattants, ne peut ignorer les «mutations» accélérées qui forcent à considérer le cours du temps et les guerres entre les Royaumes comme une aberration. Devant les guerres et les effondrements, il en appellera donc à la sagesse des traditions et au culte des ancêtres. La morale tendit alors à se confondre avec cette sagesse plutôt qu’une quelconque spéculation métaphysique, ce qui donne un aspect «empirique» aux leçons de l’Histoire. Le néo-confucianisme de Zhu Xi s’inscrit dans cette tradition, et si le taoisme se joint au confucianisme, il ne fera de la connaissance de l’histoire qu’un traité de sagesse à l’usage des empereurs et de leurs conseillers. Rien de très différents de l’historiographie médiévale occidentale. À ce titre, il se distinguera du néo-bouddhisme apparue à la même époque et qui prêche encore l’extirpation du monde de l’Histoire.

La métaphysique, à petite, moyenne ou forte dose selon les civilisations, lorsqu’elle parvient à dépasser les systèmes idéologiques mythologiques et gnostiques, peut ouvrir sur des élaborations sophistiquées. La liberté, la société de jure, la démocratie sont des principes dont l’énergie réside dans le ralliement militant. Ces systèmes appellent, d’une manière ou d’une autre, à la participation des collectivités et des individus. Plutôt qu’à une praxis quiétiste ou passive, ils impriment un mouvement, une énergie, une dynamique qui dépassent les données immédiates de la conscience. Les êtres prennent des valeurs relatives les uns aux autres. Ce n’est donc pas pour rien que la dynamique des plaques idéologiques occidentales modernes fut la plus stimulante et entraîna des secousses événementielles plus grandes qui contrastaient avec la relative tranquillité des autres civilisations, du moins jusqu’à l’expansion des Grandes Découvertes. Contrairement aux dogmes religieux et aux lois scientifiques, les métaphysiques justifient plus qu’ils n’expliquent les sources de l’Histoire, d’où leur facilité à s’assimiler à une morale énoncée comme un Absolu: le droit naturel, pour exemple. Si la nature imite les divinités, les actualisent dans l’Imaginaire théologique; si les expériences sont garantes de la juste formulation théorique, les principes métaphysiques ne sont que l’élaboration de la spéculation intellectuelle: le droit naturel, l’impératif catégorique, la monadologie, le spinozisme, la dialectique hégélienne sont des exercices de l’esprit humain. Rien, dans l’Histoire, ne les justifie ni ne les imite; c’est à l’homme de faire en sorte que sa vie et aux sociétés que leur histoire se conforment à ces principes qui peuvent seuls assurer stabilité, ordre et progrès. Les valeurs qui en dériveront, même si elles entrent en contradictions les unes avec les autres, ne font qu’éclairer la portée exacte des résultats de ces spéculations. Elles sont les guides de la pensée, des modèles abstraits pouvant être appliqués de manière concrète au cours de l’existence par des institutions civiles, religieuses politiques ou militaires. Ni une démarche scientifique, ni un dogme divin ne peut les invalider, seule la convention entre les hommes permet de les reconnaître comme des vérités existentielles. C’est dans l’idéalisme que se joue donc l’Histoire, la façon dont les hommes la perçoivent et s’y insèrent selon les contingences et en partant des nécessités. S’ils identifient comme déterministes les contraintes, celles-ci prendront valeurs conservatrices et absolues; s’ils les identifient, au contraire, comme relativistes, alors ces contraintes seront purement transitoires et par le fait même, il est possible de pouvoir les modifier (pour le meilleur comme pour le pire); s’ils identifient comme relativistes les aspirations, nous obtiendrons alors une société à tendance individualiste et libérale (bien au-delà du seul libéralisme économique ou de la démocratie au suffrage universel); si, par contre, ils identifient les aspirations comme déterministes, alors le risque d’accéder à une dictature d’une tendance ou d’une autre sera fort grand. C’est ainsi que se sont réparties les dérives des plaques idéologiques depuis la Révolution française en Occident. Ailleurs, dans les civilisations non-occidentales, ces options commencent à peine à se poser de manière à être comprises par les différents groupes humains. La pénétration du droit commercial occidental, du cours des monnaie, des télécommunications et des valeurs contenues dans leurs messages ou propagandes force les civilisations non-occidentales à se fracasser de l’intérieur tout en engageant une course des «économies émergentes» dans le but de savoir qui remplacera «l’Occident décadent». Face à de vieux systèmes idéologiques antérieurs, ces confrontations équivalent à de nouvelles «querelles des Anciens et des Modernes».


c) Les systèmes gnostiques

Dans son conte fantastique fort inquiétant, Le Horla, l’écrivain français Guy de Maupassant fait dire à son héros: «Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît. Alors! oui, Alors!… Eh bien! j’ai peur de moi!» (22) Cette réaction d’un homme qui sombre peu à peu dans la folie est celle aussi d’un homme inscrit dans un système idéologique gnostique. Si un objet quelconque le menace, y compris un semblable, c’est simple, il le tue. Il ne se demande pas s’il doit se laisser tuer par lui selon un principe quiétiste et résigné de l’existence. Il n’en appelle pas non plus à un exemple mythique - la peur des morts - qui pourrait justifier sa mort comme une épreuve de résillence à la volonté des dieux et lui permettre de revenir, comme dans une tragédie grecque ou shakespearienne, régler ses comptes avec son assassin après sa mort. Et si le système gnostique ne lui donne aucune réponse, ni métaphysique ni mythologique, alors il n’a plus qu’à suivre la logique de la connaissance scientifique jusqu’au bout et se tuer lui-même pour entraîner sa menace, avec lui. Et c’est ce suicide que tentera de faire Maupassant au seuil de sombrer dans la folie.

Nous avons mentionné les matérialistes de l’Antiquité. Nous pourrions aussi mentionner les agnostiques du XVIe siècle, les libertins du XVIIIe qui en appelaient au sensualisme, même la plupart des philosophies qui vont graviter autour du mot «science» auront tendances à se gaver de métaphysiques, voire de mythologies. Il suffit de suivre l’histoire de la physique en Occident au XVIe siècle où la forge ne s’est pas encore émancipée des mythes de la roche «vivante et souffrante» sous le pic des mineurs, liée à la Terre-Mère; l’astronomie du XVIIe siècle qui voyait, à côté de sa si précieuse découvertes de la gravité, un Newton s’exercer à l’astrologie; la chimie du XVIIIe siècle devra attendre Lavoisier pour en finir avec l’hypothèse creuse de la phlogistique comme explication de la nature du feu et d’autres résidus de l’alchimie. Machiavel, esprit positif malgré son siècle, n’en démord pas du Fatum romain et de la vision cyclique de l’histoire alors qu’il pense dresser la science de la politique positive. L’histoire de la médecine du XIXe siècle ne s’est pas encore «purgée» des interprétations superstitieuses, ainsi la menace des «miasmes», combien de romanciers ont brodé autour des atavismes héréditaires, de Zola à Thomas Mann? Chaque découverte scientifique peut être facilement prise comme source d’un principe métaphysique, et à partir de là quitter le sol pour s’envoler dans les airs de la spéculations gratuites. L’antique anti-judaïsme chrétien s’est ainsi mû en antisémitisme anthropologique avec les Gobineau, Houston Stewart Chamberlain et Max Nordau. Ainsi, le système idéologique prend-il le problème à l’inverse du système métaphysique: il le prend par la manifestation, l’exemplum, le concret pour remonter, méthodologiquement, rationnellement, vers sa traduction en formules abstraites, mathématiques - puisque Galilée a enseigné que la Nature était écrite en chiffres. Cette démarche positiviste, comme l’appelait Comte, était en fait une gnose, un savoir dévolu à quelques-uns, détenteurs privilégiés de méthodes de connaissance, d’expérience, de vérification et - merci Karl Popper - de réfutation, à partir desquels l’esprit humain était désormais doté de certitudes absolues. Le seul obstacle à cette satisfaction gnostique, elle échappait les sciences de l’homme. Qu’importe, il fallait orienter désormais, comme par une mesure codifiée, la conduite des hommes, conduite qui pourrait, elle aussi, trouver ses théories explicatives et analytiques. L’Histoire devenait un laboratoire et l’économie politique sa traduction en action.

Le positivisme, dont Comte aurait voulu être le pape, lui échappa des mains pour devenir la philosophie de la connaissance objective. Littré, avec son dictionnaire, s’imposa comme le saint Paul de ce Christ «scientifique». Hippolyte Taine l’associa au naturalisme et en fit la base de sa philosophie de l’histoire qui est la moins objective que l’on puisse trouver. Par contre, Ernest Renan, à la suite de Strauss en Allemagne, osa s’attaquer au «mythe» christique de Jésus de Nazareth. Ses fréquents voyages en Terre Sainte, au Proche-Orient, sa capacité à se doter des langues anciennes afin de pratiquer l’épigraphie classique, firent de sa Vie de Jésus et de son Histoire du peuple Juif des ouvrages plus que simplement doctrinaires. Épistémologie ouverte à l’empirisme, les Anglais l’adoptèrent avec enthousiasme alors que le positivisme allemand, à la von Ranke en histoire par exemple, resta imbu du romantisme avec lequel Comte n’avait pu éviter de la baptiser. Positivisme et empirisme devinrent étroitement associés, ce qui n’empêcha pas, par le scientisme, le système mythologique, et par le marxisme, le système métaphysique de se métisser avec l’idéal objectiviste et méthodologique du positivisme. Il n’y a pas jusqu’à la quête des fantômes substituée à la définition de Dieu et de l’âme, qui s’associa à la psychologie expérimentale pour donner des recherches menées par le docteur Charles Richet dans ce qui allait devenir la parapsychologie au tournant du XXe siècle. Bref, si tout pouvait devenir objet d’étude et de recherche défini, se prêtant à une méthodologie strictement rationnelle, contrôlée et vérifiée, le système gnostique ne pouvait éviter de dissimuler des aspects sombres issus des autres systèmes. Voilà pourquoi, très vite, les idéologies se virent dotées de «protocoles» capables de refluer toute subjectivité de la part des scientifiques. Le système gnostique n’échappait pas à l’ère du soupçon.  Car, comme il a été dit, ce n’était pas tant la vérité objective que recherchaient ces systèmes idéologiques, mais des certitudes et, par là, les systèmes gnostiques ne sont pas des constructions «poétiques» issues de l’Imaginaire, mais davantage des systèmes idéologiques issus de la rencontre de l’Imaginaire et du Symbolique: «Il faut mourir complètement en tant qu’individu et en faire notre deuil! Et s’il y a autre chose - ce qui est bien possible aussi - je ne sais de cela que ceci: que je n’en sais rien. Ni vous, ni personne», écrivait encore Guy de Maupassant. (23). Au-delà de la certitude ne demeure que l’agnosticisme. «Dans le cadre de nos connaissances actuelles» sert couramment de formule consacrée, répétée à chaque fois que la démarche méthodologique a atteint son point de non-dépassement, qu’elle ne peut plus affirmer «positivement» davantage sur l’objet étudié. C’est le  ite missa est des savants. Or, ce point de non-dépassement n’est pas celui de la méthode mais celui de la certitude. Il est possible, méthodiquement, de dépasser ce point, mais à condition d’investir (objectivement) la subjectivité du savant tout en élargissant les cadres de l’objet replongé dans son environnement, ses circonstances, ses dimensions élargies à d’autres objets (d’étude). Nous ne pouvons que déborder de l’expérimentation à l’interprétation. Or les systèmes gnostiques préfèrent se limiter à la certitude sans oser risquer de franchir le pas qualitatif, considérant que seul le quantitatif (la Nature écrite en chiffres) n’est valable en tant que connaissance objective. Le dépassement de l’explication vers l’interprétation (l’herméneutique), obligeant l’intervention subjective du savant, «pollue», littéralement, la clarté des connaissances éclatante. Le résultat est que les certitudes conduisent rapidement au déterminisme et au totalitarisme.

Le triomphe des systèmes idéologiques gnostiques depuis le XIXe siècle, avons-nous dit, lie étroitement les lois de la physique (ne parlons plus de la nature qui est un concept métaphysique) aux lois sociales, politiques, économiques et, pour un temps, historiques. Le développement de l’anthropologie et de la criminologie au tournant du XXe siècle avait pour intérêt d’articuler le monde de la démonstration empirique à celui du jugement social. Ainsi, les fiches anthropométriques associaient anarchistes et alcooliques, révolutionnaires et criminels, allemands et les «divines proportions» du corps humain, négritude et déficiences ataviques. On exhiba des spécimen humains comme des animaux exotiques en vue de montrer - sinon d’enseigner - aux Occidentaux, ce qui les distinguait «favorablement» aux autres peuples dits exotiques. Entre le colonialisme et la fabrication d’un univers anthropomorphiques purement imaginaire au nom de la méthode scientifique, le lien était plus solide qu’on ne le croit. Aujourd’hui, on s’étonne de ce qu’on put penser ces «savants» à travers la lecture de leurs comptes rendus des explorations de l’époque, généralement sponsoriées par une société scientifique de géographie ou d’ethnologie. La découverte de la primitive humanité aux origines du Paléolithique jusqu’au Néolitihique, la lutte entre Néanderthaliens et Homo Sapiens ont engendré des projections similaires dans le temps. Le fait d’user de méthodes rationnelles rigoureuses à partir de projections basées sur des préjugés de races ou d’«humanités» ou de stéréotypes enseignées dans les manuels scolaires ont vite démontrer que malgré ses prétentions à l’objectivité et à la scientificité, les systèmes idéologiques gnostiques restaient avant tout des systèmes …idéologiques, c’est-à-dire voués à des intérêts dans des luttes sociales pour la domination économique et la maîtrise politique et militaire.

Est-ce à dire qu’il n’y a que du négatif et du péril appréhendé dans les systèmes idéologiques gnostiques? Absolument pas. En termes qualitatifs, le positivisme et autres idéologies gnostiques présentent le monde comme extérieur au sujet, ce que les systèmes mythologiques et métaphysiques confondaient trop aisément. Mais ce faisant, les idéologues gnostiques ont créé un nouveau manichéisme qui ne donne qu’à l’objectivité les valeurs positives et aux normes qui s’en dégagent trop souvent par un procédé analogique, une valeur «universelle». Les lois juridiques se confondent avec les lois scientifiques, et la criminologie fait croire qu’il est possible de rendre compte de l’acte criminel comme un d’un «objet» fermé sur la méthodologie d’une science (la criminologie) objective, et par le fait même, dégager un jugement, une condamnation ou un acquittement, une sentence juste et légale. Appliquée à l’économie politique, cette confusion fait des lois libérales ou marxistes (lois de l’offre et de la demande, de la main invisible du marché, des contradictions dialectiques en synthèse, de la baisse tendancielle du taux de profit, etc.) des systèmes métaphysiques se dissimulant sous des bases épistémologiques avec lesquelles elles n’ont rien avoir. L’abus du langage tiré des formules des sciences exactes ou pures aux sciences humaines a été démontré dans ses excès de transposition sur deux catégories d’objets irréductibles les unes aux autres.

De plus, la continuité entre la science théorique et la science appliquée rend possible une conséquence unique et logique entre le système et sa praxis. Dans le cadre de la dimension Idéologique comme de la moralisation de l’Histoire, ce processus logique indéfectible donne aux idéologies une force comparable, sinon supérieure, au dogme dans les systèmes mythologiques et aux lois naturelles dans les systèmes métaphysiques. Ce n’est plus la logique intérieure du savant qui impose telle praxis à telle idéologie, mais l’effet «objectif» des causes et des conséquences unidirectionnelles dans leur développement logique. En se reposant sur des idéologues comme Hayek, Léo Strauss, Raymond Aron, John Rawls, la vieille métaphysique de Kant s’est associée à des démarches liées à la sociologie où il était possible, dans un sens comme dans un autre, de partager les «idéologues» (les interprétations faussées, erronées, tendancieuses, indémontrables, etc.) des «scientifiques» (les explications rationnelles, objectives, démontrables par les statistiques, etc.). Une fois les systèmes idéologiques gnostiques enracinés dans l’Imaginaire comme épistémologiquement «vraie», il devenait possible d’y associer toutes sortes de valeurs idéologiques favorisant tels types de groupes d’intérêts plutôt que d’autres. Il suffit que douze hommes soient convaincus par une suite d’experts (souvent en contradiction les uns des autres) pour déclarer un individu «coupable» d’un acte avec plus de vérité que le fait même qu’il ait commis l’acte en question. L’épiphanie du jugement perd de son aura qui appartenait à la nature morale du jugement pour ne plus être que le résultat d’une «démonstration» froide d’une compétition d’experts. La science ne purifie pas la connaissance de sa part d’idéologie, comme le pensaient les marxistes, mais lui donnait une virginité apparente dont le but cynique transparaît au début du XXIe siècle après deux siècles de domination sans partage dans les institutions universitaires et scientifiques.
Sydney Lumet. Douze hommes en colère, 1957
Pourtant la démarche méthodologique ou scientifique apportait une certitude nouvelle qui dépassait l’universalité de l’impératif catégorique kantien. Alors que les gnoses anciennes reposaient plus insidieusement sur des principes platoniciens ou néo-platoniciens jumelés à des mythologies chrétiennes ou mazdéennes, les gnoses idéologiques d’apparence scientifique reposent non sur l’induction mais bien sur la déduction, la vérité déduite comme la conclusion d’un vieux syllogisme. Il est possible, par des méthodes statistiques, par exemple, d’observer les comportements humains en groupes, isolés, ou en processus de transformation sociale. Ainsi, la sociologie quitte progressivement l’idéalisme positiviste de Comte pour se structurer un positivisme qui permet à des sociologues comme Durkheim, d’associer la fréquence du taux de suicide aux modifications techniques et culturelles ambiantes. Le même Durkheim analysait les impacts de la division technique du travail. De l’autre côté du Rhin, Max Weber édifiait une classification sociologique qui avait tout d’une philosophie de l’histoire et Wilfredo Pareto un système analogue sur la mobilité des élites; ces systèmes culminèrent dans la Critique de la raison historique de Dilthey rédigée au cours de la dernière décennie du XIXe siècle et qui manifestait une réaction néo-kantienne à la sociologie positiviste triomphante. Au moment où l’astronome Camille Flammarion, le docteur Charles Richet et d’autres psychologues tentaient d’appliquer les scrupuleuses méthodes scientifiques aux phénomènes paranormaux, les résultats de ces scrupuleuses méthodes étaient elles-mêmes contestées par l’esprit scientifique.

Il en allait de même en historiographie. Un Renan, un Taine, un Monod pouvaient s’affirmer les disciples du positivisme d’un Littré, leurs œuvres restaient des œuvres dotées d’a priori métaphysiques ou des jugements de valeurs qui s’appuyaient sur des diagnostics (erronés) médicaux ou psychiatriques pour expliquer les mouvements de foules dans l’Histoire ou la propension des états de guerre. Le docteur Cabanès tenait même un «cabinet de l’histoire» où défilaient les grandes personnalités du passé. Le positivisme d’un Lavisse n’était qu’une propagande républicaine et libérale. Si Langlois etSeignobos se défendirent en faisant une histoire «sincère» de la «nation» française - l’adjectif et le nominatif sont ici exclusifs -, ils partirent la mode des grands ensembles où l’histoire, tout en suivant la forme traditionnelle d’un récit, se bornait à exposer empiriquement les données acquises tout en se limitant à des interprétations circonstanciées des événements. Ils ne laissèrent aucune grande théorie de l’histoire capable de structurer une vision de l’histoire enrichissant une conscience autrement que comme une collection de faits après une collection de chroniques comme on en faisait jusqu’au XVIIIe siècle. Un Alexis de Tocqueville, avec sa Démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution de même que La Cité antique de Fustel de Coulanges, bien que des enquêtes et des recherches érudites établissaient une vision de l’histoire beaucoup plus élevée au niveau de l’intelligibilité et de la conscience.

La soi-disant révolution anti-positiviste de l’École des Annales, à partir de La Revue de Synthèse dirigée par Henri Berr à partir des années vingt du XXe siècle, conserva pourtant l’épistémologie positiviste bien qu'elle fit sienne les apports nouveaux de la sociologie, de la psychologie et d’autres sciences sociales, abordant la civilisation comme objet d’étude plus spécifiquement lié avec les structures socio-économiques (alors que les positivistes «anciens» privilégiaient les événements et les régimes politiques) et les mentalités, terme vague à souhait mais qui englobait les représentations mentales plus que les idées et les différents courants de pensées. Marc Bloch et Lucien Febvre animèrent cette École qu’ils transmirent à une seconde génération, plus formée encore dans des spécialisations ciblées: Fernand Brandel, Ernest Labrousse, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques Le Goff et Georges Duby cohabitèrent avec les historiens issus de l’École des Chartes tel Jean Favier et dans le contexte du monde d’après-guerre, se frottaient de marxisme. Une troisième génération passa tout simplement à la «nouvelle histoire», tout aussi positiviste dans les formes (elle scrute les chronologies et les territoires) qui détachèrent encore plus de spécialisations sur des domaines pointus: alimentation, costume, corps, rites et croyances, participant de domaines aussi variés que la démographie et la littérature. L’esprit de Febvre et Bloch survivait mais en s’adaptant à des démarches encore plus empiriques. D’autre part, des philosophes comme Michel Foucault plutôt détesté par Fernand Braudel, «le pape des historiens», recouraient à l’histoire pour revêtir leur théorie de fondements objectifs. Dans tous les cas, l’essentiel reposait sur le rapport où l’empirisme dominait sur la théorie, celle-ci découlant de manière dialectique (à la Hegel, à la Marx) ou déductive (à la Freud) des structures et des conjonctures.

Le système gnostique, contrairement aux précédents, trouve difficilement à se structurer, chaque département de la connaissance évoluant indépendamment les uns les autres, d’où sa tendance encore-là à rejoindre un système métaphysique abstrait. La Renaissance avait connu le «nombre d’or» sensé expliquer l’architecture de l’univers, l’harmonie des divines proportions du corps humain et la perfection dans la création artistique. Le XXe siècle a créé ses chiffres clefs-de-voûte en mathématique et en astrophysique. La génétique prétend à la connaissance absolue du vivant et, inversant la démarche empirique, entend reconstituer des membres et des organes, puis des êtres disparus depuis des millénaires dans ses fabriques de viandes, humaines ou non. Une clientèle riche pense s’échapper de la mort en se faisant cultiver à partir d’échantillons cellulaires des cœurs, des foies, des reins de rechange. D’autre part, les films Jurassik Park célèbrent cette apothéose de la science tout en laissant présager l’incapacité des hommes à gérer cette capacité proprement «divine» de la création de la vie. Depuis la fraction atomique, les effets de la bombe nucléaire a vite fait oublier les avantages médicaux de l’usage de la médecine nucléaire. Chaque ville située près d’une centrale se voit comme une potentielle Hiroshima. Les découvertes astronomiques et astrophysiques des télescopes géants style Hubble, nous laissent entrevoir la création du monde «comme si vous y étiez». Or ce spectacle, si grandiose soit-il, ne fait que réduire à sa relativité toute insignifiante la dimension de la terre et de ses habitants et, par le fait même, enrichie une certaine mélancolie parmi les individus. L’insignifiance de l’homme devant Dieu n’est rien comparée à celle qui le confronte avec une création impersonnelle. Né de la volonté et de l’amour de Dieu, l’homme avait un «sens», un lien (religiare); né du néant, il ne peut que retourner au néant et la vie rester une Vallée de Larmes ponctuées d’îlots de bonheurs d’occasions.

S’il est possible de tirer des constructions structurelles des connaissances empiriques, les gnoses servent peu à conforter l’esprit humain dans sa quotidienneté. Elles créent davantage une dépendance d’ordre magique qui ramène aux premiers temps de l’humanité, à la seule différence que nos rites scientifiques sont dotées d’une efficacité sans commune mesure avec les rites magiques des hommes archaïques. De plus, ces rites enracinent la certitude dans la démarche positiviste. Être positif devient le système qui assure l’optimisme dans le progrès et le rejet du «soleil noir» de la mélancolie. Anti-dépresseurs, psychothérapies sexuelles, lithium pour les psychotiques et schizophrènes, chaque individu qu’échappe une praxis gnostique peut être rattrapé par une autre. Finies les hérésies qui menaçaient les systèmes mythologiques ou les révolutions qui contestaient l’ordre métaphysique. Autrement, ses déficiences, ses «accidents», sa saturation dans la satisfaction des attentes toujours plus grandes face aux promesses des rites magiques, cultivent l’hédonisme non comme une façon sereine d’affronter la mort inéluctable, comme le voulait l’épicurisme antique, mais davantage comme une acédie renversée: le goût émoussé par la variété infinie et obsessionnelle des quêtes de nouvelles sensations conduit à des perversions qui lassent l’Imaginaire et épuisent les énergies motrices tout en brutalisant l’individu et en le réifiant en «objet-sans-subjectivité» dont un petit nombre peut utiliser le plus grand nombre à ses fins personnelles. Les idéologies gnostiques servent donc le capitalisme dans sa phase destructrice de la civilisation humaine jusqu’au bout. Le sadianisme ne conduit peut-être pas toujours au sadisme, mais il déconsidère la valeur humaine des individus selon une échelle pragmatique, utilitariste, performante et fonctionnelle.

Que leurs références relèvent du mythologique, de la métaphysique ou du savoir objectif dit gnostique, les systèmes idéologiques ne déparent dans aucune civilisation connue. Chacun a son système de valeurs qui partage les contraintes des aspirations et les luttes qui en découlent dans l’organisation de la société. Chacun sécrétera donc ses praxis comme moyens d’y atteindre son utopie comme but fixé à l’ensemble de la collectivité. Le problème, comme nous avons vu dans la première partie de cette troisième série sur le mode d’enquête sur les civilisations concerne la tectonique des plaques idéologiques. Longtemps les sociologues et les historiens des idées ont crû à la solidité, disons à la «dureté» des systèmes idéologiques. Liées à l’histoire politique, les idéologies semblaient irréductibles les unes aux autres: on divisait déjà, depuis la Révolution française, un schématisme politique entre droite et gauche. Puis, on s’est aperçu que le fait de vider une rangée de droite, celle-ci se voyait aussitôt occupée par les membres de l’ancienne rangée du centre, puis bientôt, ceux de gauche apparaissaient à la droite du Président de l’Assemblée. Aujourd’hui, extrême-droite, droite, centre-droit, centre-gauche, gauche, extrême-gauche, la série défile et les têtes ne sont pas toujours là où on penserait les retrouver. Ces glissements n’ont cessés d’étonner alors que les formulations idéologiques, qu’elles soient mythologiques (avec les clercs des différentes religions), métaphysiques (avec la bourgeoisie libérale essentiellement) ou gnostiques (avec les opposants réformistes ou révolutionnaires selon les époques). Les explications les plus simplistes (et les moins «scientifiques») en appelaient à la «traitrise», à la «corruption», à «l’intoxication du pouvoir». Tout cela est en partie vraie, mais c’est parce que les idéologies étaient tenues pour inflexibles que ces jugements d’historiens fusaient dans leurs écrits. Aujourd’hui, ce sont les idéologies elles-mêmes qui sont observées et comment leur flexibilité, leur souplesse, leur adaptabilité aux changements sociaux et économiques les ont rendus si mouvantes.

Ce déplacement des idéologies se fait à deux niveaux: d’abord à l’intérieur même des systèmes. Des systèmes mythologiques se fondent, comme on le constate dans les récits mythologiques grecs d’où on peut retracer les cités d’origines; ou se combattent, comme on le constate à travers les récits bibliques où le polythéisme est progressivement refoulé par le monothéisme dans la religion hébraïque. Il en va de même des systèmes métaphysiques. Si le bouddhisme hinâyâna a su conserver son autonomie philosophique dans l’Asie du Sud-Est, au Tibet, il a évolué vers une forme tantrique abâtardie où les moulins à prière et le culte des excréments du Dalaï-Lama ont fait longtemps la risée des voyageurs occidentaux. Et de même des systèmes gnostiques, où les idéologies du progrès ont revêtu tour à tour, les costumes du libéralisme radical puis du conservatisme fanatique aussi bien en Amérique qu’en Europe. Dans tous ces cas, nous remarquons des idéologies s’entrechoquer: d’abord elles se heurtent, tout comme les plaques tectoniques; ensuite elles se glissent les unes sous les autres. Un idéologue peut très bien se coucher le soir, à la gauche de son lit, et se réveiller le lendemain matin à la droite du même lit.

Deuxièmement, les plaques idéologiques se déplacent d’un système vers d’autres. Contrairement à la vision téléologique d’Auguste Comte, les trois systèmes, mêmes s’ils apparaissent à des moments différents de l’évolution d’une civilisation, finissent par cohabiter sur un même socle. Ces systèmes s’investissent, se subvertissent les uns les autres, de sorte qu’il est difficile de trouver, pour une longue durée, un système idéologique qui conserve sa nature initiale. Les systèmes mythologiques couvent les systèmes métaphysiques, comme le platonisme le prouve ou la théologie des Pères de l’Église. À leur tour, les systèmes métaphysiques engendrent des systèmes gnostiques comme les lois de la nature de la Renaissance ont engendré la loi de la gravité chez Newton. Mais ce même Newton, rappelons-le, invoquait aussi un système purement mythologique lorsqu’il traçait des cartes astrologiques pour ses commanditaires. Dans un tel cas, nous voyons un individu situé à la croisée des trois systèmes idéologiques de natures différentes. De même, le bouddhisme mahâyâna a infiltré les mythologies chinoises et japonaises, montrant combien un système mythologique avait besoin d’un système métaphysique pour mieux établir sa solidité sociale. Le christianisme médiéval, qu’il soit d’Occident ou d’Orient, s’il restait une série d’énigmes divines et de mystères pour ses clercs humblement soumis aux dogmes, s’est vite vu imbibé des mythologies locales, créant ainsi le culte des saints, des rites festifs suivant le calendrier solaire, des superstitions paysannes cultivées par les Celtes, les Germains, les Slaves et autres peuples indo-européens. Le système gnostique s’est laissé subvertir par les apports religieux à travers le scientisme de la fin du XIXe siècle, ou d’apports superstitieux à travers la parapsychologie du XXe siècle, ou d’apports métaphysiques avec des genres littéraires et cinématographiques telle que la science-fiction. Ces glissements, ces superpositions de plaques idéologiques ont l’avantage d’enrichir le contenu de chaque système, mais aussi de les diversifier et d’entraîner le glissement de premier type, à l’intérieur même de chacun des systèmes.

Voilà pourquoi, contrairement à l’impression que nous donne l’histoire traditionnelle des idées politiques, comment les systèmes idéologiques sont difficilement saisissables autrement que dans l’abstraction qui les fige dans leur définition initiale. Comment, tout au long du cours de l’histoire, nous les voyons glisser d’une classe sociale à une autre; comment aussi, nous les voyons réinterpréter ou réadapter d’une nationalité à l’autre. Comment les principes du matérialisme dialectique furent plus facilement saisis par les Chinois déjà éduqués dans la vision taoiste de la dialectique du Yin et du Yang alors que les Russes, qui s’en tinrent à la dialectique simpliste de Engels, y projetaient le manichéisme orthodoxe contenant déjà en soi l’exclusion radicale de l’antagonisme tenu pour «mensonger» et «conspirateur». Les procès de Moscou en ont été l’exhibition tragique. D’un autre côté, si nous observons les grandes capitales du métissage culturel au cours des siècles: Alexandrie, Constantinople, Mexico-Tenochtitlán, nous voyons se produire des créations comme l’art ptolémaïque en Égypte, l’art gréco-bouddhiste aux frontières occidentales de l’Inde, la transfiguration de Sainte-Sophie en mosquée et les pyramides aztèques en cathédrales baroques. Ces grandes fusions culturelles ont également coûté des flots de sang à travers des guerres de conquêtes, des luttes fratricides, des répressions inquisitoriales et des bûchers d’hérétiques, mais ces divers modes tenaient précisément aux confrontations de plaques idéologiques, à la fois étrangères et intérieures, et à leur assimilation selon différents modes de métissage.

Au moment où la Terre se ramène à ce que McLuhan appelait le Village global, nous vivons encore des secousses des systèmes idéologiques. Si elles ne présentent plus de caractères aussi violents à l’intérieur de nos systèmes occidentaux, leurs confrontations avec des systèmes étrangers font naître de nouveaux «choc de civilisations» ou de nouvelles guerres entre «la civilisation et la barbarie». C’est à l’intérieur de ces civilisations affectées par le traumatisme de la modernité technologique issue d’Occident pourtant que les confrontations se montrent les plus violentes et les plus éruptives. L’effervescence de la civilisation syrienne musulmane rappelle les temps de troubles des guerres de religions en Occident au XVIe-XVIIe siècle. L’inde sort peu à peu du néo-colonialisme post-indépendance en s’imposant comme un colosse aux pieds d’argiles à cause des conflits de minorités de sectes hindoues et de bassins de pauvretés de masse inextirpables. La Chine elle-même, qui semble appelée à mener le jeu des richesses au cours des prochaines décennies, subit des pressions de la part de l’individualisme qu’elle a dû laisser entrer avec l’économie capitaliste et les nouvelles technologies tout en défendant son système de contrôle totalitaire politique hérité, certes du communisme de Mao, mais aussi des anciens système impériaux depuis l’empereur Ts'in-Chi-Hoang Ti dont la résurrection de son armée en terre cuite apparaît comme un étrange présage malgré la fascination qu’elle procure aux Occidentaux.Aussi, vaut-il mieux prendre des gants pour saisir les systèmes idéologiques dans la diachronie tant ils sont glissants, agités et huilés. Des anguilles qui courent entre les roches avec une facilité qui dépasse de beaucoup les structures de la rationalité cartésienne⌛

Notes

(1) J. de Flore, cité in La Fin des temps, Paris, Stock, Col. Moyen Âge, 1982, p. 141.
(2) M. Éliade. Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1970, p. 345.
(3) M. Detienne. L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, Col. Tel, #212, 1981, pp. 15-16.
(4) M. Eliade. op. cit. p. 345.
(5) M. Eliade. ibid. pp. 349-350.
(6) M. Eliade. ibid. p. 351.
(7) M. Eliade. ibid. pp. 356-357.
(8) M. Eliade. ibid. p. 360.
(9) M. Eliade. ibid. p. 360.
(10) M. Eliade. ibid. pp. 360-361.
(11) A. Comte. Sociologie, Paris, P.U.F., Col. Les Grands Textes, 1963, p. 82.
(12) É. Bréhier. Histoire de la philosophie, t. 1/Antiquité et Moyen Âge, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, #21, 1981, pp. 166 et 167.
(13) É. Bréhier. ibid. p. 167.
(14) H. J. de Vleeschauwer. «Kant», in Y. Belaval (éd.) Histoire de la philosophie, t. 2: La Renaissance, l’Âge classique, Le Siècle des Lumières, La Révolution kantienne, Paris, Gallimard, Col. Pléiade, 1973, p. 808.
(15) H. J. de Vleeschauwer. ibid. p. 809.
(16) Cité in Y. Belaval. ibid. p. 100.
(17) E. Conze. Le Bouddhisme dans son essence et son développement, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1952, p. 201.
(18) F. Tomlin. Les grands philosophes de l’Orient, Paris, Payot, Col. Bibliothèque  historique, 1952, p. 260.
(19) A. Cheng. Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, Col. Points-Essais, #488, 1997, p. 284.
(20) Cité in A. Cheng. ibid. p. 502.
(21) A. G. Widgery. Les grandes doctrines de l’histoire, Paris,Gallimard, Col. Idées, #83, 1965, p. 19.
(22) Cité in A. Lanoux. Maupassant le Bel-Ami, Paris, Fayard, 1967, p. 244.
(23) Cité in A. Lanoux. ibid. p. 413.

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