ou ce que les étudiants retiennent d'un cours d'histoire au Baccalauréat
devise de la province de québec
J’eus le privilège, au cours de l’automne 1987, d’être chargé de la correction de travaux et d’examens d’un cours d’histoire à l’Université Concordia de Montréal. Le cours de premier cycle s’intitulait: «L’âge des Dictatures» et les étudiants qui le suivaient étaient de toutes provenances, de toutes ethnies et de tous âges, ni supérieurs ni inférieurs à la moyenne des populations universitaires occidentales actuelles et la correction de leurs résumés de lecture révélait l’intelligence, l’imagination, l’esprit de synthèse dont la majorité d’entre eux étaient dotés. Plus intéressant pour notre propos est la correction de l’examen final tenu en décembre. Cet examen était divisé en deux parties. La première consistait à offrir une série de trois questions à développement. L’étudiant choisissait celle qu’il sentait pouvoir développer le plus longuement et le plus complètement. La seconde partie se présentait par contre comme une série de douze thèmes historiques concernant la période de l’Entre-deux-Guerres. L’étudiant devait en choisir six et les décrire sommairement dans un court paragraphe. C’est cette partie de l’examen que nous retiendrons plus particulièrement ici. Mais rappelons d’abord les trois questions à développement de la première partie de l’examen afin de situer le contexte dans lequel les étudiants étaient tenus de répondre:
A. Sweeping as broadly as you think the evidence warrants, describe the importance of the Spanish Civil War in the history of the 1930’s.
Accords de Munich
The Hoare-Laval Agreement (le Plan Hoare-Laval): en décembre 1935, un «arrangement» international est suggéré par les ministres chargés des affaires étrangères d’Angleterre (Hoare) et de France (Laval) à Mussolini, afin de régler la question éthiopienne, offrant au Duce les deux-tiers de l’Ethiopie à condition que le dernier tiers restant, sur lequel il ne pourrait étendre l’influence italienne, conserve une bande de terre d’Erythrée ouvrant sur la mer. Une indiscrétion de la presse française souleva l’ire de l’opinion publique anglaise et Hoare dut se démettre tandis que le gouvernement Laval fut contraint de démissionner en janvier 1936. Le tout fut un échec.
Manuel Azaña: premier ministre espagnol (1931), républicain, il dirigea le Fronte Popular durant la guerre civile espa-gnole. Anti-clérical, démocrate, libéral, il démissionna en février 1939, lors de l’issue nationaliste de la crise. Ce thème recoupe la question 1A.
Locarno Pact (le traité de Locarno): convoquée par le chancelier allemand Stresemann, cette conférence réunissant la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique et l’Italie se tint à Locarno, en Suisse, du 5 au 16 octobre 1925 et déboucha sur un ensemble de traités dont le plus important établit une garantie mutuelle des frontières franco-allemandes et belgico-allemandes sous la surveillance de l’Angleterre et de l’Italie. Il maintenait une zone démilitarisée dont l’Allemagne ne pouvait franchir la limite sous peine d’être condamnée comme agresseur.
Nuremberg Laws (Les lois de Nuremberg): en novembre 1935, Hitler convoqua le Reichstag à Nuremberg et soumit à l’approbation générale ces lois dirigées contre les Juifs, leur retirant la citoyenneté, interdisant leur mariage avec des «Aryens», leur refusant le droit d’engager des domestiques allemands et les excluant de la fonction publique.
Léon Blum: chef de la Section Française de l’Internationale Ouvrière, le parti socialiste, il fut de 1936 à 1938 à la tête du Front Populaire dont la politique visait à améliorer le sort des travailleurs, à contenir les ligues fascistes, à assurer la paix européenne et à nationaliser les grandes entreprises capitalistes (les banques en particulier). Ce thème recoupe la question 1B.
The Hossbach Memorandum (les Minutes d’Hossbach): le 5 novembre 1937, un aide de camp, Hossbach, recueillit sur papier les directives générales d’Hitler à son état-major au cours d’une réunion secrète à la Chancellerie du Reich où il exposa le principe de l’espace vital dont l’accaparement monopolisera tous les moyens diplomatiques et militaires nécessaires. C’était le prélude à l’Anschluss et à l’annexion des Sudètes.
Thomas Mann: romancier et essayiste allemand. Profon-dément nationaliste, il fut quand même fortement ébranlé par l’expérience de la Première Guerre mondiale. Humaniste, il s’opposa aux idées racistes des nazis. Auteur de La Montagne magique et des Buddenbrooks, mais aussi de Mort à Venise, il s’exila hors d’Allemagne durant le régime hitlérien.
The Twenty-One Points (les Vingt-et-un points): les fameuses conditions d’adhésion à la Troisième Internationale exigées des différents partis communistes affiliés, telles qu’énoncées par Lénine en 1920 au iie Congrès de l’Internationale communiste. Elles resserrent l’étau du Parti communiste russe sur les partis communistes nationaux, diffusent la propagande bolchevique et impliquent le centralisme démocratique. Elles consomment également la rupture avec tous les courants socialistes démocratiques ou bourgeois.
The Night of the Long Knives (la nuit des longs-couteaux): la nuit du 30 juin 1934 où Hitler, aidé des S.S., élimine ses anciens bras droits de la S.A. dont les tendances de gauche menacent les appuis financiers du Parti. Rœhm et nombre de ses officiers sont assassinés ou exécutés.
Edward Benes: Chef des socialistes nationaux de Tchécoslovaquie. Porté à la présidence en 1935, il dut céder devant les revendications allemandes des Sudètes sous la pression de l’Angleterre (Chamberlain) et de la France (Daladier) après la conférence de Munich (1938). Réfugié avec son gouvernement en exil à Londres durant la guerre, il revint en 1945 avec les armées russes qui l’établirent au gouvernement où il demeura jusqu’en 1948. Ce thème recoupe la question 1C.
General Ludendorf: l’un des rédacteurs du fameux plan Schlieffen, partisan de la guerre à outrance en 1914-1918, principal collaborateur de Hindenburg, il dirigea la dernière contre-offensive en France en 1918. Nationaliste exacerbé, antisémite, il soutint Hitler lors de son putsch manqué de Munich en 1923.
Alexandre Kérenski: ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire du prince Lvov après la révolution de Février (1917), il lui succéda. Socialiste démocrate (trudavik), il ne retira pas la Russie du premier conflit mondial, décevant les espoirs de la majorité des Russes. Kérenski put contenir le putsch contre-révolutionnaire du général Kornilov, mais fut dépassé par la montée irrésistible des bolcheviks de Lénine et, après la révolution d’Octobre (1917), il dut s’exiler à l’étranger.
Ces douze thèmes historiques visent à confronter la mémoire des étudiants, et c’est dans la mesure où cette mémoire ne conserve qu’imparfaitement les informations dont on l’a nourrie que cela devient intéressant pour notre propos. Nous pouvons voir fonctionner la représentation mentale au moment même où l’information défaille devant l’oubli. C’est ce que nous chercherons à observer chez les 65 répondants à l’examen.1
Commençons ici par quelques éléments théoriques. La représentation est tri-dimensionnelle et comporte le champ de l’imaginaire, celui du symbolique et celui de l’idéologique, le tout formant ce que nous désignons comme la conscience. Dans cet ensemble, où se situe la mémoire? Présentement, celle-ci fait l’objet d’études particulières: mémoire des lieux et lieux de la mémoire, les historiens des mentalités, en France et ailleurs, les anthropologues, les sociologues et les psychologues se penchent sur les conditions et le fonctionnement de la mémoire collective. Osons d’abord la situer à l’intérieur de la représentation, et cela à partir d’un premier fait acquis: l’oubli (tenu pour son contraire) loge dans l’inconscient, au niveau du symbolique. Comme on le sait, l’oubli a été l’un des problèmes à l’origine de la psychanalyse, surtout l’oubli volontaire, intentionnel, de l’inconscient. Lieu des interdits et des refoulements, l’inconscient circonscrit la mémoire, la filtre, se permet d’y effacer ou de modifier des «souvenirs», c’est-à-dire des informations, des sensations, des expériences vécues enregistrées par elle. En conséquence, la mémoire, qui ne peut se situer au niveau symbolique ni au niveau idéologique de la conscience, réside au niveau de l’imaginaire d’où, contre l’action des deux autres niveaux, elle persiste et tient bon. Par le biais de traumatismes ou d’angoisses culpabilisés par le niveau idéologique, le symbolique devient un agresseur féroce de la mémoire qui enregistre et rappelle tout. Mais cette dernière est défavorisée de deux façons face à l’inconscient; d’une part, elle ne peut retenir tout ce dont elle est témoin, la somme des informations à laquelle est confronté l’esprit humain en une journée seulement dépassant les capacités physiologiques et mentales de la mémoire; de plus, le symbolique bénéficie de la complicité de l’idéologique qui est passablement structuré, complexe, raisonné et rationalisé et peut donc facilement exercer des orientations qui détournent ou masquent les souvenirs et les informations enregistrés dans la mémoire. De ce fait, la mémoire ne peut que loger au niveau de l’imaginaire, s’y développer et passer d’une instance simplement réceptive, perceptive à une autre purement créative. De fait, l’imaginaire se prête bien à cette double étape puisqu’il est constitué de ces deux «instances» complémentaires, l’inédit et le déjà-vu. L’inédit, c’est la part créative, non reproductrice, qui ordonne les bases de la représentation mentale lorsque les informations sont déficitaires. Le déjà-vu, plus «primitif», reste une somme incohérente, perceptive, désordonnée mais primairement conscientisée où s’accumulent les expériences empiriques vécues, les informations interceptées, les sensations et les instincts qui sont des voies de communication privilégiées pour l’inconscient et le niveau symbolique. Mais l’imaginaire demeure le lieu de la conscience primaire, spontanée; travaillée par l’idéologique, elle devient une conscience formée, éduquée, rationnelle. Le déjà-vu accumule les connaissances, autorise l’investissement de symboles et de valeurs, de sens et de morale, entraînant ainsi la rencontre de l’intérieur de l’individu et de son environnement extérieur; l’inédit reprend cette accumulation et en constitue une représentation cohérente, un repérage dans le monde.
La mémoire apparaît bien comme appartenant au champ de la conscience primaire plutôt qu’à celui de la conscience développée qui s’auto-énonce (l’opération philosophique à l’intérieur de l’idéologique). C’est l’action de l’inédit sur le déjà-vu qui rend possible toute évolution éventuelle de la cons-cience primaire vers une conscience développée, hautement raisonnée et auto-justifiée. Ici, la «folle du logis», l’imagination, selon le mot plaisant de Malebranche, pallie le manque d’information, les vides, les creux laissés par un trop plein d’images mal cataloguées et l’effacement intentionnellement oublieux opéré par l’inconscient. En relation avec la connaissance historique, qui manque parfois de beaucoup d’informations pour lier les faits les uns aux autres dans une trame logique et cohérente, cette imagination s’avère un bien inestimable, mais dangereux. Inestimable, lorsqu’utilisé avec circonspection et prudence; dangereux, lorsqu’il déborde la méthode, le raisonnement et les brides de savoir résiduel. Mais pour notre propos, il faut se dire que l’imaginaire historien, chargé par les professionnels de l’histoire de reconstituer le passé en terrains troués de crevasses, est le même qui se manifeste dans les reconstitutions approximatives que nous retrouvons chez nos étudiants chargés de répondre en toute vitesse aux thèmes qui les laissent pantois, quelque part entre le déjà-vu et l’oubli. Le niveau est certes différent, mais l’échelle reste la même. Qu’une telle situation soit suscitée par manque d’étude ou encore par manque d’application ou d’attention au cours, aux travaux ou à l’examen, il n’y a rien là que de très normal, et il serait abusif de considérer comme des cancres des étudiants dont la mémoire faillit. Au contraire, ils déploient une imagination manifeste, refusant l’oubli, l’ignorance, la légèreté d’esprit dont ils ont fait preuve. Ils persévèrent dans le domaine et développent une capacité de se débrouiller devant des vides intellectuels qui leur profitera dans l’apprentissage du métier (et de l’esprit) historien. Ont-ils l’imagination trop «folle»? Opèrent-ils des confusions dommageables? Se laissent-ils trop entraîner vers la fabulation, la fiction, le délire? Voilà des égarements qu’une bonne formation parviendra à corriger, en domestiquant précisément cette imagination indispensable, mais malheureusement trop négligée par les corps enseignants. Le culte de la méthode et la fonctionnalité d’une bonne épistémologie ne remplace-ront jamais un esprit curieux qui sait utiliser et dominer l’imagination lorsque les énigmes de l’univers et de l’humanité se posent à lui. Ce sont là des complémentarités indispensables. Les résultats de cet examen vont nous permettre d’observer et d’apprécier la virtuosité acrobatique d’une imagination prise entre un déjà-vu défectueux et un oubli agressif.
Pour ceux qui auront suivi soigneusement la liste des thèmes, certains peuvent apparaître comme de véritables pièges pour la mémoire: c’est intentionnel. Le plan Hoare-Laval semblera avoir été élaboré sous Vichy, époque où Pierre Laval était la force du gouvernement français. Avec sa consonance italienne, le pacte de Locarno (située en Suisse) paraîtra impliquer l’Italie en premier lieu. Les lois de Nuremberg se confondront avec le procès tenu pourtant dix ans plus tard. Pour leur part, les vingt-et-un points de Lénine se verront substitués par les quatorze de Wilson. À vrai dire, nombre de répondants tomberont dans ces pièges, d’autres par contre sauront les éviter. Mais tous ces dérapages qui se situent entre le déjà-vu et l’oubli ne tombent pas dans un vide absolu. L’unité de la représentation est indispensable au confort de l’équilibre psychique car la représentation mentale a horreur du vide. Le fait est encore plus vrai s’il concerne d’apprentis historiens universitaires. Ce que nous allons examiner, c’est moins la nécessité de combler ces vides (qu’un recensement quantitatif des thèmes choisis nous révèle) que la façon dont ces vides sont comblés (l’énoncé même des réponses apportées).
En posant un regard sur l’ensemble des réponses, on peut remarquer le haut taux de bonnes réponses, ou de ce qui s’en rapproche le plus. Seulement deux questions attirent plus de mauvaises réponses que de bonnes. Mais ici, ce sont les mauvaises réponses qui sont les plus éloquentes. Les bonnes réponses témoignent du bon fonctionnement (relatif) du déjà-vu; les mauvaises reflètent le dérapage entre le déjà-vu et l’oubli et les tentatives de l’inédit de redresser, par un acte créatif, la défaillance de la connaissance en insérant des images construites de toutes pièces dans un enchaînement troué, offrant ainsi une réponse à l’allure logique et cohérente, restauratrice d’unité (moins du passé oublié que de la conscience elle-même). Cette réponse se pense vraie, se donne pour telle et affirme le triomphe de la pérénnité sur l’éphémère de l’oubli dont le jeu constant est de déstructurer la mémoire dont certaines connaissances sont parfois gênantes pour l’inconscient ou la conscience morale sociétale.
Lorsqu’on établit une hiérarchie des douze thèmes répondus à partir de celui qui a suscité le plus grand nombre de réponses, c’est le thème de Léon Blum qui arrive en premier (62 répondants pour 93.9% du groupe), suivi de loin par Kérenski (47 répondants pour 71.2%) de Manuel Azaña (43 répondants pour 63.6%), puis des lois de Nuremberg (37 répondants pour 56%), du pacte de Locarno (36 répondants pour 39.3%), de Thomas Mann (22 répondants pour 33.3%), de Edward Benes (19 répondants pour 28.7%), des 21 points de Lénine (18 répondants pour 27.2%), du plan Hoare-Laval (10 répondants pour 15.1%) et des minutes d’Hossbach (2 répondants pour 3%). C’est en suivant cet ordre décroissant que nous allons scruter les réponses.
Sur les 62 répondants au thème de Léon Blum, 56 (90.3%) présentent une bonne réponse pour 6 (9.6%) mauvaises. Ici on retrouve des erreurs qui relèvent de la simple confusion.2 Pour l’un, Blum est un conservateur, pour deux autres, il est de tendance communiste. Cette ambiguïté est excellement synthétisée par un quatrième répondant pour qui Blum est «un Français qui a supporté la doctrine marxiste. Il a été un des disciples de Maurras…» Les confusions s’établissent aussi à d’autres niveaux plus complexes. Ainsi, si à quelques exceptions près tous les répondants rappellent l’origine juive de Blum, l’un d’eux inverse le fait et Blum devient un… «antisémite»! Pour deux bons répondants, une même formule revient, soulignant la violence contenue dans l’opposition de la droite française contre Blum: Better Hitler than Blum! ce qui ne va pas sans rappeler le Better Dead than Red! des supporteurs américians d’extrême-droite du président Reagan. Ce trait singulier, plutôt morbide (symbolique), va dans le même sens que cette confusion encore plus extrême d’un répondant qui fait de Blum un défenseur de l’homosexualité. Sans doute s’agit-il moins là d’un rappel des pensées morales plutôt «libérales» en matière de mœurs exprimées dans son essai Du mariage que d’une confusion, comme on le verra plus loin, avec les traits qu’évoque le nom de Thomas Mann. Qu’il y ait confusion entre Blum et Mann, cela est plus probable, mais un cran plus loin, aux limites de l’action de l’inédit, que penser de ce répondant qui fait assassiner Léon Blum en 1939?3 Encore cette image, bien qu’inventée, reste-t-elle conforme à un certain destin politique qui n’était pas rare en France durant l’Entre-deux-Guerres. Pensons à l’assassinat du président Doumer en 1932, aux «suicides» équivoques de l’escroc Stavisky et du conseiller Prince après l’affaire des faux bons de Bayonne, à l’assassinat de Louis Barthou aux côtés du roi Georges de Yougoslavie à Marseille; Léon Blum lui-même fut sauvagement molesté par des ligueurs en 1936 lors des funérailles de Jacques Bainville. Son «assassinat», bien que fictif, demeurait donc dans le champ des possibilités logiques.
Le thème d’Alexandre Kérenski suscite 47 réponses dont 39 sont assez justes (82.9%) et 8 (17%) plutôt fausses. La plupart de ces fausses réponses reposent également sur des confusions simples: Kérenski est pris pour un leader bolchevik, figure clé du politburo (1 réponse); général de l’armée russe du côté bolchevik durant la guerre civile (3 réponses); ou simplement général de l’armée russe, peut-être confondu avec Kornilov (1 réponse), mais plus volontiers associé à la révolution soviétique (1 réponse). Ces confusions sont similaires à celles remarquées dans les réponses concernant Léon Blum, mais deux d’entre elles nous font accéder à une action plus concrète du déjà-vu sur l’imaginaire où la réponse est entièrement construite par l’imaginaire dans sa nécessaire recherche de la logique intelligible de l’histoire. La première de ces réponses est encore assez près du déjà-vu: «Alexander Kerensky was the Soviet leader who dared Kennedy in 1963, in the Bay of Pigs incident. The [?] was an unusual man, who was bound and particularly charismatic for a Soviet leader». On aura reconnu ici, sous le nom de Kérenski la personnalité historique de Kroutchev probablement imprimée à partir des réminiscences insuflées par les journalistes autour de la personne de Gorbatchev (l’examen avait lieu en même temps que la fameuse rencontre de Washington entre Reagan et Gorbatchev, au moment où le leader soviétique séduisait les media américains qui le comparaient volontiers au truculent Kroutchev). Mais cette réponse d’un autre étudiant est autrement éloignée du déjà-vu: «He was a French police officer who sold fraudulant bonds. This caused a disturbance among the French people. When he died, there was a rumour that he was remoured due to the fraudulant bonds (!) and the government’ lack of action, France had a demonstration. This was the biggest demonstration in France for Facism. This demonstration called the government to resign.» Il est évident ici que le nom de Kérenski évoque pour l’étudiant l’anecdote de l’escroc (d’origine russe) Stavisky.4 La rapidité avec laquelle le répondant a dressé sa réponse montre une précipitation de l’action du déjà-vu pour mettre en ordre les éléments de la réponse où les images, les informations, se bousculent cul par-dessus tête: Stavisky/Kérenski officier de police, c’est la confusion de l’escroc avec le chef de police Chiappe muté peu après l’éclatement du scandale car son zèle – Chiappe était un homme d’extrême-droite – risquait de dépasser les limites de l’affaire criminelle pour l’affaire politique. La répétition du mot rumeur accentue le fait que Stavisky/Kérenski fut pro-bablement assassiné avant son arrestation et les résultats politiques de l’affaire sont assez conformes aux suites du scandale à travers la fameuse journée du 6 février 1934. Cette réponse eût été fort acceptable si le thème avait été Alexandre Stavisky plutôt qu’Alexandre Kérenski, le prénom et la terminaison en «ky» agissant ici probablement comme déclencheurs de la confusion du déjà-vu.
Ailleurs, 41 des 43 répondants au thème Manuel Azaña (95%) ont esquissé une bonne réponse pour 2 autres (4.6%) qui se sont fourvoyés. Même si parmi les bonnes réponses nous trouvons un Azaña victime d’assassinat comme chez Léon Blum, les confusions sont ici encore des confusions simples. L’une d’elles substitue à Azaña la personnalité historique de Calvo Sotelo, monarchiste chef de la droite espagnole assassiné dans des circonstances troublantes par des officiers républicains. Pour un autre, la confusion simple semble de même nature: il a été un des membres du parti contre la réforme. Il s’est battu pour pouvoir restaurer les valeurs traditionnelles dans la vie des Espagnols, bref tout le contraire du rôle historique de Manuel Azaña.
Les réponses au thème du Général Ludendorf présentent 36 bonnes réponses (85.7%) pour 6 mauvaises (14.2%) sur un total de 42 répondants. Ici aussi, comme dans le cas précédent, les mauvaises réponses sont plutôt anodines. De l’interruption qui sonne le triomphe de l’oubli total: «général allemand qui a…» à la confusion des temps: «général durant la Seconde Guerre mondiale, chef de la Luftwaffe lors du bombardement de Londres, chancelier ou associé à la République de Weimar», la réponse la plus éloignée de la vérité vise à faire de Ludendorf un chef d’État de l’Union Soviétique! Les noms allemands et les noms slaves ayant une distinction encore peu marquée pour ce répondant…
Les lois de Nuremberg sont un de ces thèmes pièges mentionnés plus haut. Si 29 (78.3%) des 37 répondants ont donné une bonne réponse, 8 (21.6%) ont quand même commis l’erreur tentante d’associer les lois au procès de Nuremberg. Disons tentante car l’un des bons répondants n’a pu s’empêcher de souligner l’ironie que le procès des criminels contre l’humanité se soit tenu dans la même ville où une dizaine d’années plus tôt étaient promulguées les lois antisémites! Plus exactement, c’est 5 des 8 mauvaises réponses qui confondent procès et lois. Parmi les 3 autres mauvaises réponses, nous retrouvons ce répondant à la mémoire volatile: «Ces lois ont été formées dans le but de permettre aux allemands…»! Une autre, formulée de façon floue, espère combler l’oubli par la tautologie: «The Nuremberg Laws were a series of laws enacted by Adolph Hitler following his election in 1933. The Laws covered all areas of German life: from the role of the Church to laws restricting and even banishing Jews living in Germany». Enfin, seul l’aspect macabre des lois de Nuremberg retient l’attention du dernier répondant: «Set up during the war to eliminate unnecessary humans suffering in times of war. Put an end to the use of gas». Malgré la complète fausseté de la dernière phrase, le répondant semble faire allusion au programme d’euthanasie développé par le fameux «Comité du Reich» et la formule d’octobre 1939 où Hitler recommande aux médecins d’éliminer physiquement les handicapés majeurs en leur accordant une mort miséricordieuse.5 Même si cette formule est la conséquence définitive des lois de Nuremberg, qui diminuaient socialement et culturellement les Juifs, handicapés raciaux, en allant jusqu’à les éliminer physiquement de manière radicale, le déjà-vu, stimulé par l’inédit, met en place des bribes de savoir afin d’offrir une réponse dont l’incohérence ne soit pas totalement résolue.
Le traîté de Locarno suscite 36 réponses dont 30 bonnes (83.3%) et 6 mauvaises (16.6%). La consonnance italienne de Locarno suggère à l’imaginaire de chercher du côté de l’histoire italienne un indice pour combler le vide créé entre le déjà-vu et l’oubli. Ce qui semblerait une réponse fort plausible, c’est la confluence de l’Italie avec les puissances alliées lors de la Première Guerre mondiale (3 réponses). Un autre répondant confond le traîté de Locarno avec les accords du Latran réglant la question des domaines pontificaux (1929), un autre y voit une alliance franco-tchécoslovaque (1924). Encore une fois, nous trouvons des confusions, mais elles sont plus complexes et le déjà-vu effectue un rattrapage afin de fournir une réponse à une question qui fait blocage. Contrairement aux confusions simples où l’on prend un événement ou un personnage pour un autre à cause de similitudes phonétiques (Kérenski/Stavisky; lois/procès de Nuremberg) ou encore à partir d’un embrouillement de notions (Azaña/Calvo Sotelo), les confusions complexes à rattrapage du déjà-vu impliquent un travail plus complet (et plus ardu) du déjà-vu qui donne une réponse toujours issue des images informées, de la connaissance, mais à une question avec laquelle elle n’a véritablement aucun rapport. Ainsi Kérenski devenant Kroutchev ouvrait la voie à une confusion complexe; Ludendorf chef d’État soviétique, les lois de Nuremberg devenant des lois d’euthanasie et le traîté de Locarno les accords du Latran. Avec le prochain thème, nous allons entrer de plain-pied dans les confusions complexes à rattrapage de l’inédit.
Il s’agit de La nuit des longs-couteaux où 19 (73%) des 26 répondants ont fourni une bonne réponse pour 7 (26.9%) mauvaises. Ici, l’imaginaire s’est débattu de façon pathétique pour combler un vide intellectuel qui lui apparaissait tellement absurde qu’il est impardonnable de ne pouvoir répondre correctement. Aussi, les mauvaises réponses vont-elles jusqu’à paraître laborieusement développées. Certes, il y a toujours des confusions simples, par exemple, avec la nuit de cristal (1 réponse), l’assassinat de Matteoti par les chemises noires ou l’élimination des opposants à Mussolini en 1922 (2 réponses). On retrouve aussi une difficulté à insérer correctement l’événement dans la suite logique de l’histoire allemande, comme cette réponse le laisse voir: «The night of Long knives was the night where Hitler consolidate his power. He had the S.A. leader assassinated, the Reichstag was burnt down and this marked the end of the Weimar republic». Par contre, beaucoup plus loin doit se rendre l’imaginaire dans son effort pour combler un vide béant et gênant du savoir face à la persistance dérélictante de l’horreur au niveau du symbolique. L’un des répondants invente littéralement un récit plaçant la nuit des Longs-couteaux à la fin de la Grande Guerre: «After the war France told Germany that they would go easy on them if they get rid of the King and his family most of the aristocrats and that night was called the night of the Long Knives.» Heureux Guillaume II qui n’a jamais su à quoi il avait échappé! En fait, on reconnaît ici l’épuration de la famille impériale russe derrière une «exigence» diplomatique extravagante que jamais une nation se permettrait de formuler, même en temps de guerre! Une autre réponse confirme cette association: «Happened during the Russian Revolution, it was the take over of the Bolshevikds when they killed Tsar Nicholas II and his family, at their Winter Palace, which eventually led the Bolsheviks to take over Russia from the Whites». Ici, nous voyons le déjà-vu essayer de dépasser l’inédit dans sa recons-truction de la «vraie réponse». La famille tsariste était bien loin, dans l’espace et dans le temps, du Palais d’Hiver lorsqu’elle fut fusillée par ordre des Bolcheviks. Ce qui demeure, par contre, c’est la dimension spectaculaire de son exécution. Une famille entière est fusillée à coups de pistolet au fond d’une froide cave perdue dans un bled du fin fond de la Sibérie. Cet événement pourrait être une «nuit des Longs-couteaux», c’est du moins ce que suggère l’inconscient à l’inédit. Confusion à rattrapage par le déjà-vu lorsqu’il s’agit de décrire la mort de la famille tsariste, la réponse devient une confusion à rattrapage par l’inédit lorsqu’il s’agit de décrire la rançon de la famille du Kaiser! Une dernière réponse nous ramène à ce type de confusions: «The night of the Long Knives was a night of violent revolution, as symbolized by the killer’s tool. The long knife. The incident took place in Spain during the revolution against repressive fascist backed dictator generals». Outre l’aspect purement fictif de l’anecdote racontée, c’est le symbole évoqué par le titre du thème qui commande la réponse de l’étudiant: «l’instrument des meurtriers, le long couteau»… Contrairement aux deux fausses réponses précédentes, où, bien que sentant le spectaculaire sanguinaire du thème, on ne disait pas que les membres de la famille du Kaiser ou du Tsar avaient été poignardés par de longs couteaux, ici le symbolique contourne le déjà-vu défaillant en investissant l’inédit de la puissance des symboles (famille impériale assassinée, révolution violente, longs couteaux) issus de l’équivoque affections/répulsions contenu dans l’inconscient; les informations fournies par le déjà-vu, impuissantes, servent plutôt de «contextes» pris dans la connaissance historique pour servir de lieu de théâtralité à l’expression d’impressions symboliques persistantes sur l’imaginaire. Avec ces réponses, les longs-couteaux deviennent bien des… longs-couteaux!
Le thème Thomas Mann suscite 18 bonnes réponses (81.8%) contre 4 (18.1%) mauvaises sur un total de 22. Un élément que l’on retrouve autant dans les bonnes réponses que dans les mauvaises est l’association de Mann à l’homosexualité (4 répondants). L’une d’elles le rapproche même de Proust (qu’elle situe au xixe siècle) et de Gide. Une autre souligne qu’il a brisé le tabou sur le sujet.6 C’est, bien entendu, l’auteur de La Mort à Venise qui s’impose ici à la représentation. Dans les faits, Mann était un esthète et en faire un défenseur ou un promoteur de l’homosexualité est un piège dans lequel même Visconti s’est bien gardé de tomber. Comme dans le cas d’une confusion établie par un répondant à Léon Blum ou encore à La nuit des Longs-couteaux à l’explication trop littérale, c’est l’excitation affective qui répond ici. L’oubli est comblé par l’inconscient lui-même pour faire émerger une réponse hautement symbolique, d’un symbole qui n’était pas, avant une période récente, associé à Thomas Mann. Banale est la confusion qui fait de Mann un écrivain anglais; un pitre va même substituer Michaël Mann, producteur de Miami Vice, à l’auteur des Buddenbrooks, de Tonio Kruger et de La Montagne magique. Par contre, deux répondants se retrouvent dans la situation évoquée plus haut à propos de la Nuit des longs-couteaux. Comment situer logiquement un personnage dont on se souvient peu dans une époque où tous les événements se resserrent les uns contre les autres? Tour à tour, Mann est confondu avec Croce, puis avec Dawes. Avec Benedetto Croce d’abord: «was the Italian philosopher who tried to define fascism. He was mostly successfull in saying what it was not: anti-bolshevik, anti-capitalist, anti-bourgeoisie, anti-democratic, etc. His idea was that the individual was nothing and that the state gave the individuality meaning. People were to fight, obey and be loyal». Bonne définition du Facisme, mais elle n’a rien à voir avec Thomas Mann.7 Confusion avec Dawes maintenant: «He was an economist that divised the repayment plan for the Germans. This plan worked well from 1925-1929.» Non, Thomas Mann n’est pas le cerveau derrière le plan Dawes. On peut remarquer cependant que ces réponses ne sont pas le produit de l’inédit mais bien du déjà-vu; les réponses sont bonnes, mais elles ne s’adressent pas au nom suggéré.
Le thème Edward Benes suscite 18 bonnes réponses (94.7%) sur 19 pour une seule mauvaise (5.2%) qui fait du malheureux président tchèque lâché à Munich, une «force [?] influente en France…» Effort velléitaire de l’inédit afin de combler un vide trop profond à remplir.
Plus amusante est l’ardeur avec laquelle l’imaginaire s’efforce de répondre au thème des Vingt-et-un points. Spontanément, c’est le nom de Wilson qui vient à l’esprit… non sans raison, les 21 points de Lénine ayant eu une carrière historiographique moins célèbre, ce qui fait que seulement 4 répondants (22.2%) qui se sont attaqués à ce thème contre 14 (77.7%) des 18 étudiants ne sont pas tombés dans le piège, encore que même les bonnes réponses soient parfois -boîteuses, comme celle qui les attribue à Staline. Ainsi, 13 des 14 erreurs sont-elles des confusions simples avec les 14 points de Wilson. Le phénomène du dérapage de la connaissance et de son resaisissement par le déjà-vu est plus visible que jamais ici: «The Twenty-one Points: updated and revised version of Woodrow Wilson’s 14 points which was viewed as a possible act of peace for World War I» La cogitation mentale que l’on suppose n’est pas toujours facilement décelable dans les réponses qui en résultent, mais elle a laissé ici une trace claire de son parcours archéologique dans la mémoire. Il s’agit d’abord de l’oubli: le répondant ne pense ni à Lénine, ni à l’Internationale communiste; il fait ensuite appel au déjà-vu, à la connaissance: les 14 points de Wilson, mais aussi au heurt de cette connaissance contre l’oubli: les points de Wilson sont au nombre de 14 et non de 21, ça, le répondant en est certain. La représentation sent la connaissance lui glisser sous les pieds, elle doit vite «inventer» quelque chose qui permettra à la conscience de ressaisir la cohérence logique. L’imaginaire, l’inédit plus précisément, fait son travail en «créant» une mise à jour (updated) et une révision (reviewed) des 14 points originaux de Wilson pour en arriver, vraisemblablement à 21. Un «fait historique» est «créé» pour palier à une collision catas-trophique entre l’oubli et le déjà-vu. Ici, le rôle de l’inédit vise à tracer un trait d’union au-dessus d’un gouffre, l’oubli. Le déjà-vu domine encore la réponse puisqu’elle n’est pas en dehors des probabilités politiques d’époque (voir à propos des «assassinats» de Léon Blum et de Manuel Azaña). Une dernière erreur relève plutôt des confusions simples: «This was a Charter or doctrine put act [?] by Lenin once the Bolshevik party held complete control in the government. This set of rules, laws and rights were delievred to the Russian peoples as a whole. This lead to the remaning of Russia as being “The Union of Soviet Socialist Republic”.» Contrairement à la réponse précédente, le déjà-vu sait très bien qu’il s’agit des 21 points cogités par Lénine et que les 14 points de Wilson n’ont rien à faire ici, mais il a oublié le contenu exact et les circonstances qui entourent leur élaboration. Aussi, est-ce moins l’inédit que le déjà-vu qui actionne l’imaginaire dans la reconstitution de cette réponse, un peu comme pour ces étudiants qui répondaient aux lois de Nuremberg et à la nuit des Longs-couteaux en tissant un résumé vague de l’histoire allemande. La part de l’inédit dans la représentation mentale historique s’insère donc seulement lorsque le déjà-vu n’est plus en mesure ou bien de substituer un événement à un autre, comme les 14 points de Wilson aux 21 de Lénine, ou encore quand il ne peut dresser un développement général dans lequel s’insère d’une manière ou d’une autre le thème répondu (et c’est cette manière qu’il ne parvient plus à se souvenir). Lorsque la confusion simple devient une tentation facile (les 14 points de Wilson, le procès de Nuremberg, Stavisky/Kérenski) et qu’opère encore le déjà-vu dans une confusion complexe (les 21 points dans l’histoire soviétique, la nuit des Longs-couteaux dans l’histoire allemande, Croce/Mann ou Dawes/Mann), il n’est pas nécessaire pour l’inédit de rattraper la connaissance historique en lui insufflant des «images» sécrétées de son cru pour lier l’unité de la représentation. Les spécificités des deux confusions complexes seront remarquables dans les réponses aux deux derniers thèmes, les minutes d’Hossbach et le plan Hoare-Laval.
Le plan Hoare-Laval d’abord, suscite dix réponses dont aucune n’est bonne (c’est le plus haut taux d’échecs). Le mot clé ici est «Laval», son nom suffit à déclencher le travail créateur de l’inédit. On associe facilement le nom de Laval au régime de Vichy (oubliant que Laval fut souvent ministre sous la iiie République et qu’il présida le Conseil en 1935 jusqu’en janvier 1936). Hoare, dont on a oublié la nationalité anglaise, a donc de fortes chances de devenir son interlocuteur allemand. Cela ne peut donc concerner qu’une entente franco-allemande. La confusion simple est difficilement possible car il ne s’agit pas d’un glissement d’un nom à un autre. À partir de quelques bribes, il faut que l’imaginaire restaure le fait qui flotte au-dessus d’un vide intellectuel et que la réminiscence, la créativité, ou des deux à la fois, procèdent à la réparation du dérapage. Faire appel à la connaissance, au déjà-vu, c’est se contenter des lieux communs déjà reconnus: le plan Hoare-Laval, entente franco-allemande sous Vichy, ne peut que ramener, en toute logique, à l’événement le mieux connu, la loi sur le travail obligatoire des Français en Allemagne. Le rattrapage s’effectue ici par le déjà-vu: c’est ce que répondent 5 étudiants. Deux autres préfèrent rester dans le vague, se bornant à dire qu’il s’agissait d’une entente de coopération entre l’Allemagne nazie et la France de Vichy. Un autre, plus inspiré par l’horreur du temps, voit dans cette entente les mesures prises par la France de Vichy pour expulser les Juifs en Allemagne afin d’ëtre exécutés, mesure à l’origine de la grande rafle du Vel’ d’Hiv. Deux étudiants cependant ne sont pas dupes de la sémantique et voient bien que Hoare n’est pas un nom allemand mais anglais. Alors le déjà-vu cesse de fournir des informations sur l’Allemagne pour en livrer sur l’Angleterre, et le plan Hoare-Laval devient, pour l’un, une mesure d’emprunt de la France afin de soutenir la guerre en 1940. Cette autre réponse mérite d’être intégralement rapportée: «Vichy’s agreement with Britain that it would scuttle its fleet if Germany were to occupy Vichy France and its ports». On remarque ici toutes les inexactitudes ana-chro-niques et le travail incohérent de l’inédit sur lequel plane l’ombre du déjà-vu du sabordage de la flotte française à Toulon.
Si dans la majorité des réponses données au plan Hoare-Laval le déjà-vu s’efforce encore de fournir un schéma cohérent basé sur des informations mal assimilées, dans la mauvaise réponse donnée aux minutes d’Hossbach, l’inédit travaille à toute fin pratique seul afin de suppléer à la défaillance de la connaissance. Sur les deux réponses offertes par les étudiants, une est bonne et l’autre mauvaise. Mais cette mauvaise réponse est l’exemple parfait, absolu, de la confusion complexe à rattrapage par l’inédit. Ici, l’imaginaire ramasse des vestiges épars d’un déjà-vu complètement écartelé et l’inédit crée une véritable fiction historique: «Like the Zimmermann note, the Hossbach Memorandum had serious implications for Germany. Following World War I (1919), a serious coffee shortage occured in Germany, and civil servants were forced to pay for their coffees at work. Immutably (?), coffee cost 1 mark per cup, but runaway inflation as a result of the war reparations demands pushed up the price of coffee to 1 million marks by 1923. The Dawes Plan had little (?) effect on the price of coffee than to impose new taxes on food. Zigfried Hossbach was a low ranking civil servant who thought that his memorandum would improve his ranking in the civil service. In fact by 1921, Hossbach did move up the civil service scale when he became head of the message service department. He was honored with a plaque by Stresemann himself at Berlin». Cette réponse, laborieusement élaborée, a tout du vraisemblable pour quiconque ne sait pas déjà la réponse. Elle est aussi un débat pathétique de la conscience pour dresser un «procès-verbal» qui doit rendre compte le plus exactement possible des minutes d’Hossbach. Le déjà-vu est entièrement soumis aux mains de l’inédit qui en fait ce qu’il veut à partir de bribes glanées ici et là. D’abord la référence au télégramme de Zimmermann. Ni l’anecdote racontée ici, ni les vraies minutes d’Hossbach n’ont quelque chose à voir avec ce télégramme envoyé par l’Allemagne au Mexique afin de lui proposer une alliance contre les États-Unis lors de la Première Guerre mondiale. Il y a ensuite le discours central sur l’impact de l’inflation sur le cours des prix du café, impact qui nous permettra de souligner le peu d’effet du plan Dawes. Or quelle que soit la véracité des chiffres mentionnés, le plan Dawes se situe en 1924, donc bien après le temps où se situe l’anecdote proposée. L’utilisation du nom de Dawes sert à jeter de la poudre aux yeux, à insérer une note économique dans une fiction (et non à insérer une anecdote dans son contexte économique, comme pense le faire le répondant). L’inédit pousse même l’effronterie jusqu’à donner un prénom, Ziegried, à Hossbach, un métier de petit fonctionnaire, le place à la tête de son service et, en grande apothéose, comme dans un happy-end de cinéma, pour son mémoire qu’il a rédigé, le fait triompher par une plaque que lui remet Stresemann en personne! C’est du roman-feuilleton. Il ne faut pas voir là seulement une tentative du répondant de jeter de la poudre aux yeux car il ne peut ignorer que l’enseignant qui formule les questions sait également les réponses et qu’il ne peut le tromper. Nous pouvons donc postuler une certaine sincérité de la part du répondant et croire qu’il nous raconte une anecdote qu’il a déjà entendue, au cours ou ailleurs, afin d’y jeter ses bribes de souvenirs épars et en confier à l’inédit de son imaginaire la reconstruction, de A à Z, y semant des références connues ici et là (le télégramme de Zimmermann, l’inflation de 1920, le plan Dawes, Stresemann...), échafaudant un récit historiquement plausible. Un tel effort laisse présager plutôt ce besoin de la représentation mentale d’asseoir ses notions éparses sur un fondement logique et cohérent, celles-là mises en ordre, articulées et fonctionnelles par le récit et le développement rationnel. Ce n’est pas là une exigence seulement pour elle-même, mais avant tout pour la conscience (historique?) qui existe quand même dans un esprit curieux d’histoire. Une telle romance témoigne à la fois de la force créatrice de l’imaginaire comme défense devant l’ignorance et de la fragilité de l’indépendance du déjà-vu (de la connaissance).
En fait, la mémoire s’efface plus aisément devant un thème esseulé que devant une question développée. Ainsi, les trois questions de la première partie de l’examen permettent à la mémoire d’articuler le bagage de connaissances dont elle est dépositaire: le Fronte Popular espagnol – les luttes idéologiques – l’intervention internationale – le triomphe des Phalanges nationalistes de Franco – la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale; l’affaire Stavisky – les luttes de partis en France – le 6 février – juin 36 et le Front populaire – le guerre et l’armistice de ’40 – Vichy – la Résistance et la Collaboration – la libération; la Tchécoslovaquie et les revendications allemandes des Sudètes – le désir de paix à tout prix chez Chamberlain – les hésitations de Daladier – l’impuissance des démocraties devant l’agressivité allemande – la rencontre de Munich – le triomphe facile de Hitler. Ainsi, l’imaginaire établit des bornes à partir desquelles il peut refaire le développement de l’histoire (articuler le déjà-vu par la logique) par le raisonnement de la narration (l’historiographie). Selon la facilité à repérer ces bornes, les étudiants choisis-sent une question plutôt qu’une autre. Du moins, les plans et ébauches qu’ils dressent sur le questionnaire permet de voir que la représentation construit ainsi ses objets. Sur les 66 étudiants qui ont répondu aux questions, 17 ont traité de la guerre civile espagnole (25.7%), 17 également de la question de la guerre civile en France (25.7%) et 32 de la question du démantèlement de la Tchécoslovaquie (48.4%) qui confirme une observation gratuite à propos de leurs intérêts de lecture plus tôt dans la session, la fascination qu’exerce encore l’aventure hitlérienne sur les esprits et la conscience historique occidentale en cette fin de XXe siècle.
Enfin, peut-on essayer d’expliquer pourquoi tel genre de rattrapage s’effectue ici et tel autre là? Les confusions simples, complexes à rattrapage du déjà-vu et complexes à rattrapage de l’inédit sont-elles particulières à tel mode de défaillances? Il est difficile de pouvoir le dire dans l’état actuel de nos connaissances. De plus, dissoudre trop avant les détails nous forcerait à rentrer dans les personnalités individuelles (que nous ne connaissons pas) alors que nous cherchons les dimensions d’une conscience collective. Nous pourrions être tentés, par contre, de penser que les garçons ou les filles ont la mémoire qui faillit plus facilement, ou que l’inédit a tendance à prendre le pas sur le déjà-vu chez ceux-là plutôt que celles-ci. Sur les 66 répondants, 41 sont des garçons et 25 des filles. Deux filles ont eu 5 mauvaises réponses, deux autres en ont eu 4, de même qu’un garçon. Trois autres filles ont eu 3 mauvaises réponses pour deux garçons. Par contre dix-neuf garçons ont eu 6 bonnes réponses pour seulement huit filles. Bien sûr, ces chiffres sont beaucoup trop relatifs pour en tirer quoi que ce soit. Notre échantillon, rappelons-le, ne représente pas une classe modèle (idealtype), mais une classe courante, aussi prenons-les à titre de curiosité sans oser en tirer la moindre conclusion définitive arbitraire.
Par contre le fait que certaines personnes ont des mémoires faillibles et une imagination compensatrice, propice à commettre des confusions simples est plus révélateur. Confondre les 14 points de Wilson avec les 21 de Lénine peut arriver à n’importe qui. La mémoire est une faculté qui oublie, dit-on, comme l’oubli en est une qui a de la mémoire. D’une part, on peut toujours rafraîchir la mémoire, d’autre part, l’oubli n’efface que superficiellement la connaissance. L’oubli censure. Il n’est que le tiroir le plus enfoncé dans la profondeur de l’inconscient où il remise des traces compromettantes. Ce qui y est enfermé, pour une raison ou une autre, grouille, se débat, appelle à sortir au point où le symbolique doit inventer un langage pour en permettre l’expression lorsque le tiroir déborde. Ainsi, la violence associée à l’histoire fascine et se manifeste à toute occasion. Elle fait dire à des répondants que Léon Blum et Manuel Azaña ont été assassinés, sort fréquent pour les personnalités politiques de l’époque. Les lois de Nuremberg sont poussées jusqu’à leur logique absurde quand on leur prête une volonté d’élimination physique qu’elles contiennent en germe mais n’énoncent pas encore clairement. Le traîté de Locarno devient la prostitution de l’Italie dans les camps belligérants durant la Grande Guerre et la nuit des Longs-couteaux raconte l’élimination d’une famille impériale (fort petite-bourgeoise) parce que la tuerie des membres d’une même famille frappe les affects de tout le monde, soulève des répulsions horrifiantes tout en titillant une sensation trouble non dénuée de voluptés incestueuses sado-masochistes, le tout étant suffisant à détourner (par investissement libidineux) un règlement de comptes entre nazis! De Thomas Mann, on ne retiendra que l’extravagance d’une nouvelle qu’un film a rendu célèbre, film remarquable par sa beauté et son lyrisme mais produit un demi-siècle après la rédaction de la nouvelle qui l’a inspiré, Mort à Venise, par lequel on ne retiendra bien que ce qu’on voudra retenir de Mann, une réhabilitation de l’homosexualité! Toutes ces choses enfermées dans le tiroir aux émotions et aux sensibilités refoulées, séquestrées dans le placard des oublis et des hontes, crient au secours, reviennent se manifester, intellectuellement, travesties en réponses détournées quelque part entre le déjà-vu et l’oubli.
Nous pourrions nous attendre à une manifestation opportuniste de la part de l’idéologique dans cette occasion inespérée de la faillite de la connaissance, et y substituer des leçons morales, politiques, religieuses ou sociales. Mais dans nos réponses d’étudiants, l’idéologique apparaît paradoxalement timide. Sans doute, si l’examen avait eu lieu voilà dix ans, lorsque le militantisme de gauche était au plus fort dans les milieux universitaires occidentaux, aurait-on vu moins de répondants se gourer entre les 14 points de Wilson et les 21 de Lénine? Personne n’aurait pris Kérenski pour un bolchevik ou Léon Blum pour un communiste! De même, la nuit des Longs-couteaux aurait été l’extermination interne de la faction de gauche par la faction de droite de la «peste brune». Mais voilà, Thomas Mann, au lieu d’être synonyme de Croce ou de Dawes l’aurait peut-être été de Bernstein ou de Kautsky; Azaña serait devenu un chef anarchiste de la guerre civile espagnole ou les lois de Nuremberg des lois anti-sociales et anti-communistes. D’Edward Benes, on aurait conservé le souvenir qu’il fut un vendu à Moscou après avoir été le jouet de la couardise des diplomaties bourgeoises, etc. C’est-à-dire que les conditions idéologiques actuelles ne sont pas totalement étrangères au choix de ce que la mémoire conserve ou réinterprète dans les réponses formulées. Comme le raconte Marc Ferro à propos de la conscience historique polonaise quand les autorités détournèrent, dans les manuels scolaires, le massacre du faubourg de Praga perpétré par les Russes de Souvorov en 1795 dans la «répression anti-ouvrière» du 12 mai 1926 accomplie par le général (de tendance fasciste) Pilsudski 8, la manipulation idéologique de la conscience historique joue autant que les symboles associatifs qui émergent de l’inconscient collectif. Les dérapages mnémotechniques deviennent susceptibles d’être récupérés et retravaillés par des forces externes et, à ce titre, il restera toujours bon d’apprendre à se rappeler, à se souvenir, à savoir raffermir et critiquer sa mémoire, à ne jamais la surestimer en l’imaginant qu’elle échappe aux manipulations inconscientes ou extérieures, à structurer la réception des connaissances et des informations, à développer l’autonomie de l’apprentissage intellectuel, de la critique et de la synthèse, bref à parfaire notre conscience. L’enseignement de l’histoire sert ainsi à la formation d’une conscience collective et, sans ces acquis, toutes les notions livrées dans les cours auront une destinée vaine, non plus oubliées deux minutes après la fin de l’examen, mais bien avant même que les réponses se voient couchées sur le papier.⌛
1. Un étudiant n’a répondu à aucun des douze thèmes, nous conservons cependant la totalité des répondants (66) comme nombre de base, d’autres d’ailleurs, n’ayant répondu qu’à quelques thèmes seulement…
2. Préférons le terme de «confusion simple» à celui de lapsus, le lapsus étant une confusion «volontaire» de la part de l’inconscient, ce qui ne peut être prouvé formellement dans ces cas-ci. L’inconscient n’ayant pas de raison manifeste pour changer les 21 points de Lénine en 14 points de Wilson ou les lois en procès de Nuremberg, il faut donc admettre que ces confusions n’ont rien de lapsus freudiens, mais tout des embrouillements d’un déjà-vu bombardé d’informations éparses. Il est possible toutefois que ces confusions soient le produit d’esprits particulièrement «auto-destructeurs», mais ces cas, s’ils existent, seraient purement circons-tantiels ou exceptionnels, c’est-à-dire relevant de la pathologie pure.
3. Un autre répondant écrira de même au thème de Manuel Azaña. Azaña et Blum, les dirigeants respectifs des Fronts populaires espa-gnol et français apparaissent comme liquidés par la droite, associant la brutalité au fascisme dans sa façon expéditive d’éliminer l’opposition de gauche. Or, même si Blum fut envoyé au camp de Buchenwald (1943-1945), il survécut et participa à la fondation de la IVe République, tandis qu’Azaña mourut en exil en France en 1940, réconcilié avec l’Église catholique qu’il avait tant combattue et dont l’opposition avait été la cause de la guerre civile. Il n’en reste quand même pas moins que ces «assassinats» – purement fantasmatiques – dénotent une intrusion du niveau symbolique dans le coup de pouce que l’inédit donne au déjà-vu.
4. Nombre de répondants à la question 1B confondent l’orthographe de Stavisky avec celle du compositeur Stravinsky, l’affaire Stavisky étant plutôt le sacre d’automne de la Troisième République!
5. Voir E. Kogon, H. Langbein et A. Rückerl, Les chambres à gaz secret -d’État , Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H95, 1984, principalement p. 24-26.
6. Un étudiant (garçon) utilise même une périphrase: «Homosexuality. Love between men in trenches, comraderie that was lost…» Un autre, qui avait déjà souligné que Roehm, le chef des chemises brunes liquidé pendant la nuit des Longs-couteaux, était homosexuel, dit de Mann: «His novels often inclued veterans and homosexuality was presented in a frank style that shocked many. Mental disease was also a component of his novels. He had equals in France and England who also shocked their readers into realizing that the old world was gone and a new age had arrived.» Il est possible que le nom de Mann (phonétiquement «homme» en anglais) crée une insistance sur le symbole.
7. Il se peut que l’étudiant ait confondu Mann avec Marinetti, l’auteur du Manifeste du Futurisme. L’association reste douteuse.
8. M. Ferro, Comment on raconte l’histoire aux enfants, Paris, Payot, 1981, p. 218-219.
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