MES LECTURES HISTORIOGRAPHIQUES
Pour ceux qui auraient manqué ou désireraient lire mes critiques d'ouvrages, la plupart parues de juillet à décembre 2024 et publiés sur Facebook, je vous les offre à nouveau dans ce blogue en espérant que vous les apprécierez, si ce n'est déjà fait. Merci à vous tous lecteurs pour votre fidélité, et bonne lecture.
TABLE
LIRE SOUS L'OCCUPATION
Quelle était la vie du livre dans la France allemande de 1940-1944? Qui lisait et que lisait-on? Ces questions sont à la base de l'enquête de Jacques Cantier, Lire sous l'Occupation : «Livres, lecteurs et lectures : le triptyque ainsi proposé amène du matériel au culturel, de l'objet à son usage par la médiation d'un sujet concret. C'est l'ordre des livres qui se révèle ainsi, de sa production aux modalités d'appropriation individuelle de son contenu. Pour en suivre les tribulations de la drôle de guerre à la Libération, deux temporalités sont à confronter : le temps anthropologique des apprentissages culturels qui a contribué à répandre les usages du livre dans la société française, le temps court du conflit mondial avec les réorientations qu'il imprime à l'ensemble des activités humaines».
On tient pour acquis le lieu commun que les Français sont de grands lecteurs, et en particulier de littérature française. Certes la Troisième République en démocratisant l'enseignement a favorisé l'intérêt pour la lecture au-delà de son aspect simplement utilitaire. Malgré tout, l'immédiat avant-guerre présentait encore certaines carences, en particulier au niveau des bibliothèques publiques peu soutenues par l'État, au point que Marc Bloch en fera une sévère mise au point dans un article des «Cahiers politiques» de juillet 1943 - une publication du Comité Général d’Études du Conseil National de la Résistance -, Sur la réforme de l'enseignement.
Cantier note donc que la lecture, affaire sociale, demeurait «tributaire de la conjoncture économique générale. Après avoir souffert de la crise des années 1930, le marché du livre va être confronté aux difficultés de l'Occupation : pénurie, rationnement [de papier], distorsion entre une forte demande et une offre de plus en plus étranglée. Elle dépend enfin d'un quadrillage du territoire, avec ses réseaux de distribution, ses nœuds et ses périphéries, ses zones de forte densité et ses angles morts, les recompositions liées à la mise en place des zones d'occupation». Car, paradoxalement, ces années verront la lecture devenir une activité en pleine croissance, et ce, malgré les travers imposés par l'occupant nazi ou l'administration du régime de Vichy.
Pourquoi cette croissance? Cantier note encore qu'«à la veille de la guerre, le flux de la lecture irrigue inégalement les différentes composantes de la société française. La mobilisation, l'expérience de la captivité ou celle de la Résistance sont l'occasion de brassages sociaux suscitant des formes d'acculturation renouvelées. Volonté d'évasion hors d'un quotidien éprouvant, recherche d'un refuge imprenable loin des contraintes de l'heure, traversée de l'exil intérieur et de la relégation, tentative de réarmement moral : la lecture des années noires se trouve investie de nouvelles fonctions. Les discours sur la lecture, émanant de la littérature autorisée comme de la littérature clandestine, sont ainsi révélateurs des revendications antagonistes du patrimoine français au lendemain de la défaite».
La structure de l'ouvrage court d'«un prologue tourné vers la longue durée [qui] va dès lors s'efforcer de situer la place du livre et de la lecture dans la France de la fin de la Troisième République. Une deuxième partie plus thématique s'attachera au versant culturel, à travers les différentes figures du lecteur des années noires et les enjeux du discours sur la lecture dans l'espace public verrouillé des années noires. Un épilogue envisagera enfin la sortie de guerre pour l'ordre des livres. La démarche suivie tout au long de ces différentes étapes s'est efforcée d'allier effort de synthèse et études de cas illustrant la part du lecteur humain si importante sur ce terrain où les goûts d'une époque croisent la subjectivité des acteurs individuels».
L'auteur insiste sur la dimension sociale de l'activité de lecture. Même si on lit seul, en silence, la participation au monde du livre et de la littérature reste une activité inscrite dans un milieu culturel, social et national. C'est le point fort sur lequel est construit l'ouvrage. Dans une époque de tourmente, il faut considérer «l'importance de la lecture dans un pays qui place les lettres au cœur de son identité collective et fait de la transmission du patrimoine des classiques un élément essentiel de continuité culturelle et d'intégration sociale». Malgré la crise économique et les tensions politiques qui déchirent la France, «l'essor des mouvements d'éducation populaire au milieu des années 1930 témoigne de la maturation des projets de lecture publique mais aussi des limites des moyens disponibles pour les concrétiser».
Cette «maturité» n'allait pas sans créer d'inquiétudes, surtout lors du déclenchement du conflit en septembre 1939. Aussitôt, la République se mit en frais de pourchasser et d'envoyer au pilon les ouvrages pacifistes et ceux des Éditions sociales internationales pour propagande communiste. Ainsi donc, c'est la censure de la République qui ouvrit la voie à celle qui s'installa sous Vichy. D'autre part, les autorités militaires organisèrent l'achat et invitèrent à la donation privée de livres envoyés sur le front, ouvrages qui furent particulièrement les bienvenus durant le long hiver de la «drôle de guerre», lorsque les soldats furent placés dans une attente interminable :
«Entre le 1er février et le 15 mai 1940, 75 000 volumes de ces "bibliothèques choisies" [organisées par le Service des dons] ont été envoyés vers la zone des armées. De nombreuses autres associations participent aux œuvres de guerre. Dans une allocution radiodiffusée, Georges Duhamel annonce ainsi l'implication de l'Alliance du livre dans une grande opération de collecte destinée aux combattants : "Hommes et femmes de mon pays, sur les rayons de votre bibliothèque choisissez les livres amis dont vous désirez faire présent aux soldats de nos armées, n'oubliez pas d'écrire sur la première page à l'adresse du destinataire inconnu, quelques mots de dédicace affectueuse"».
Cette pratique se poursuivra durant toute l'année où la quasi entièreté de l'armée française sera détenue dans les oflags allemands. Pour Cantier, «les pratiques de lecture de la période semblent relever d'une double polarisation : aspiration à l'évasion ou à l'émotion esthétique; aspiration à trouver un sens aux enjeux de l'heure», bien qu'«au dire de nombreux correspondants, les simples soldats lisent peu et se contentent de journaux, de quelques hebdomadaires illustrés et de romans populaires de mauvaise qualité. D'autres réponses suggèrent l'image d'une pratique minoritaire mais capable de progresser si elle est sollicitée». Avec le temps, on verra les prisonniers souffrir du manque de lecture, désœuvrés entre leurs tâches quotidiennes.
Dès les débuts de l'Occupation, le monde de l'édition est soumis à des règles strictes mais pas toujours sévères de la Propaganda Staffel. Une première liste Otto est établie qui contient les titres appelés à être retirés des rayons des bibliothèques, des librairies, et retournés à leurs éditeurs :
«La liste est classée par éditeur : 135 maisons sont concernées pour un total de 1 000 titres. Gallimard avec 140 interdits, Fayard avec 310 titres et les PUF avec 101 titres sont les maisons les plus touchées – palmarès qui reflète les engagements antérieurs comme les sacrifices consentis lors de l'élaboration des listes en août. Figurent sur la liste des auteurs allemands connus pour leur hostilité à Hitler : anciens nazis comme Hermann Rauschning et Otto Strasser, ou écrivains de renommée internationale comme les frères Heinrich et Thomas Mann. Des voix du nationalisme français, de Jacques Bainville à Henri de Kerillis, et des responsables de la propagande de guerre française, comme Jean Giraudoux ou Georges Duhamel, sont également visés. La France et son armée du général de Gaulle doit disparaître du catalogue Plon. Des romans d'écrivains antifascistes sont interdits : Les Cloches de Bâle de Louis Aragon, Le temps du mépris et L'Espoir d'André Malraux. La dimension antisémite est également centrale avec l'interdiction des romans et biographies de Stefan Zweig ou des essais de Freud».
Avec le temps, cette liste ne cessera de s'allonger. Parallèlement voit-on les occupants vandaliser et voler les bibliothèques publiques et privées. Celle d'André Maurois (9 000 livres) sera totalement expédiée en Allemagne, le romancier s'étant exilé aux États-Unis durant toute la durée de la guerre. On estime à dix millions le nombre de volumes volés et transportés en Allemagne. Paradoxalement, le régime de Vichy multiplie l'aide aux bibliothèques sans pour autant désirer vouloir démocratiser la lecture. Pour Cantier, «il s'agit... de réaffirmer la verticalité de la culture et non d'élargir l'horizon de ceux qui la partagent». Il est vrai que l'inscription à ces bibliothèques se faisait par abonnements à une période où l'argent était rare. Cette politique confirmait le goût de la «révolution nationale» pour l'élitisme contre la démocratisation de la grande culture qu'avait opérée la République.
La poésie et le roman sont les genres les plus prisés. «Dans un article paru dans le "Temps" du 2 décembre 1941, le journaliste, Robert-Pimienta évoque la revanche du livre dans la capitale occupée. "On lit à Paris, note-t-il, bien davantage qu'aux temps heureux, mais on n'y fait plus les mêmes lectures. Les journaux sont moins répandus et d'ailleurs le nombre en a singulièrement décru. Mais il se lit beaucoup plus de livres, et particulièrement de classiques et d'ouvrages d'information, d'histoire et de documentation"». Comme l'écrit Michel Mohrt dans son roman Le Répit : «"La guerre aura été une sorte de réactif, grâce auquel des œuvres qui bénéficiaient de notre indulgence ou de notre complicité, sont apparues soudain ce qu'elles étaient : des œuvres médiocres, sans intérêt, parce que sans nécessité. Petit jeu : 'Il vous reste deux mois à vivre : que souhaitez-vous lire?'". Une dialectique de la contrainte et du choix s'impose en effet au lecteur aux armées. Le volume de la cantine, les déplacements, les sociabilités imposées, l'incertitude sur l'avenir limitent une liberté intérieure qui n'en devient que plus précieuse».
Comment expliquer cette frénésie de lecture? Le jeune Maurice Blanchot, dans un article du «Journal des débats» du 16 avril 1941, avait une explication : «Les peuples meurtris qui ne peuvent exprimer les sentiments qui les agitent se rejettent dans la lecture. Ils cherchent notamment dans les livres, même difficiles, une explication de ce qu'ils sont. Ils se tournent avec passion vers des problèmes dont ils n'avaient aucune idée. Ils pensent ainsi mesurer les petitesses de leur temps, et ils défendent comme ils peuvent leur honneur intellectuel. Il y a plus d'orgueil désespéré que de désir de divertissement dans une pareille attitude. Il s'agit d'abolir la durée en considérant les choses humaines comme dans les témoignages qui ne s'effacent pas». Et Cantier d'ajouter : «Ces deux constats s'inscrivent au cœur du vaste examen de conscience nationale provoqué par le traumatisme de 1940 et de la volonté d'inventaire et de réappropriation du patrimoine culturel français».
L'explication de Blanchot s'autorise de l'état psychologique et moral d'une France honteuse de sa défaite. Les auteurs de Vichy querellent les auteurs en faveur sous la République, c'est «la querelle des mauvais maîtres», contemporaine d'un «discours sur les lectures rédemptrices qui, pour peu qu'elles soient bien dirigées, peuvent contribuer au relèvement français». Si la censure interdit toute publication anti-allemande ou anti-nazie, elle ne parvient pas à enrayer la diffusion des classiques du nationalisme français (Barrès, Péguy, Maurras). D'autre part, la faveur qu'obtiennent les classiques trahit la pauvreté de la production encouragée par le pétainisme. Lire perpétue la faculté critique de la pensée française, échappant aux maillons d'une surveillance toujours davantage écrasante sur les activités quotidiennes. Cela se remarque surtout dans le maquis.
La pourchasse et les persécutions des Résistants n'empêchent pas la création de nouvelles maisons d'éditions (Les éditions de Minuit, Seghers) et des maquisards culturels rejoignent les maquisards armés dans une sorte de confraternité originale : «Les objectifs militaires sont essentiels. Les objectifs culturels ne sont pas oubliés : la technique des lectures collectives est au cœur des veillées. Dans son récit "L'Espoir au cœur" Cacérès les décrit avec beaucoup de lyrisme et d'émotion. Il évoque les textes de Michelet, Hugo, Saint-Just, Apollinaire, Aragon, choisis avec soin dans la bibliothèque de la Thébaïde, et rendus à la vie par le partage autour d'un feu de camp : "Là, dans cette clairière du Vercors, me fut révélée l'incantation des mots, la puissance du verbe. Lire, c'était préparer le long cheminement de la modification. Nous devions continuer cet enrichissement". Le témoignage de Cacérès, étayé par celui de plusieurs de ses camarades comme Jean-Marie Domenach, donne un bel exemple d'une volonté d'acculturation collective au profit d'une expérience inédite de rupture totale avec l'environnement quotidien».
Après le bouleversement de l'armistice de 1940, celui de la Libération va opérer un second renversement des pôles littéraires, condamnant les vaincus, objets d'épuration des vainqueurs : «Cette épuration constitue un nouveau témoignage de la conception socialisée de la littérature qui prévaut en France. Dans un pays qui place la culture littéraire au cœur de l'identité nationale, la collaboration intellectuelle constitue un crime contre l'esprit. Les écrivains collaborateurs sont accusés d'avoir dévoyé le patrimoine commun au profit de l'ennemi et d'avoir tenté d'inoculer, avec la complicité de leurs éditeurs, le poison de leur pensée malfaisante à la société française. L'enjeu de l'épuration est d'extirper ce venin. Au-delà des débats sur les modalités qui opposent partisans de la sévérité et de l'indulgence, c'est bien la question de la responsabilité de l'éditeur et de l'écrivain que l'on retrouve – et donc celle des pouvoirs du livre et des effets de la lecture».
C'est ce que fut chargé d'exposer le peloton d'exécution qui faucha Suarez, Chack et Brasillach à qui le général de Gaulle refusa la grâce qu'une pétition signée par la grande majorité des écrivains ne parvint pas à infléchir : «dans les lettres, le talent est un titre de responsabilité», répondit le chef temporaire de l'État. Plus qu'en aucun autre pays, les Français tiennent l'activité intellectuelle et littéraire comme un engagement social dans lequel auteur et lecteur sont partie prenante. «On n'écrit pas innocemment», pour pasticher Saint-Just. La légèreté avec laquelle, aujourd'hui, le monde de l'édition plié au libre marché choisit son catalogue contraste avec la gravité qui se dégagea de la période de la Libération. Après quelques années de production littéraire médiocre, les années qui vont suivre verra éclore une pléiade d'écrivains de toutes tendances idéologiques et stylistiques; les femmes envahir progressivement le monde de l'écriture; encourager l'importance de la traduction des œuvres étrangères de même que la traduction des ouvrages français à l'étranger, créant, sans doute, l'une des périodes les plus riches de la littérature française. Une émission télévisée comme «Apostrophe» ne pouvait naître qu'en France, et sa disparition sonna symboliquement une retraite qui n'a cessée de s'incliner depuis.
Jean-Paul Coupal
LA CONQUÊTE DE LA PALESTINE
Texte revu et corrigé avec Jean-Pierre Pelletier
Le récent livre de Rachad Antonius, La conquête de la Palestine (Ecosociété édit.) porte sur la guerre génocidaire menée par l'État israélien contre le peuple palestinien : «Ce livre n'est pas une histoire du conflit entre Israël et la Palestine. Il n'aborde qu'un seul aspect de ce conflit, qui est le plus central : l'histoire de la mainmise graduelle du mouvement sioniste sur la terre de Palestine. Tout le reste découle de cette volonté d'immigrants juifs européens, imprégnés de l'idéologie sioniste et encadrés par une puissance coloniale, de prendre le contrôle d'un territoire où un autre peuple vivait déjà et d'y ériger un État conçu pour eux» (p. 17).
Il faut d'abord faire un saut au-delà du massacre par le Hamas de civils israéliens le 7 octobre 2023, et revenir sur les soixante dernières années du conflit : «Cette discussion, nous voulons la mener en montrant calmement pourquoi les politiques israéliennes sont grossièrement injustes. En montrant qu'elles nécessitent une violence extrême pour être mises en œuvre. En montrant comment elles contribuent à accentuer la violence et l'insécurité généralisée en instaurant un système d'apartheid, c'est-à-dire un ensemble de lois qui accordent à certains citoyens des privilèges qui sont niés à d'autres en fonction de leur identité religieuse ou nationale» (p. 25) :
«Au-delà de l'explication à tête froide, tout observateur du conflit un tant soit peu impartial ne peut réprimer un sentiment d'indignation devant le contraste entre la réalité de la tragédie palestinienne et la fiction de ses représentations les plus courantes dans les grands médias des pays occidentaux et dans les discours des politiciens. Non seulement Israël se pose en champion de la morale la plus élevée..., mais l'appui que des politiciens et des éditorialistes apportent aux politiques israéliennes de contrôle et d'appropriation des territoires palestiniens est immoral et mérite d'être dénoncé. Oui, l'indignation est de mise. Mais quelle que soit sa justification, le sentiment d'indignation interfère dans le processus de dialogue, indispensable dans les circonstances, qui doit s'établir entre les protagonistes, entre ceux et celles qui appuient les uns ou les autres» (p, 27).
Dans la Déclaration Balfour de 1917, rédigée rapidement au cœur de la guerre mondiale, le gouvernement britannique, qui allait bientôt se partager les territoires arabes de la Turquie vaincue, entendait octroyer des droits politiques aux Juifs par l'établissement d'un foyer national, mais pas aux Palestiniens, dont seuls les droits civiques et religieux étaient reconnus. C'était évidemment un relent de la politique coloniale pratiquée par l'Empire dans sa colonie des Indes. Aux droits politiques spoliés, le Mandat britannique, qui devait suivre en 1922, ajoutait une dépossession administrative et économique des ressources du pays : «L'administration [britannique] visera ainsi à "encourager la colonisation intense et la culture intensive de la terre". Enfin, elle "pourra [...] s'entendre avec l'organisme juif..., pour effectuer ou exploiter [...] tous travaux et services d'utilité publique et pour développer toutes les ressources naturelles du pays"» (p. 38).
Bien entendu, les Palestiniens résistèrent à cette première effraction. Le mouvement sioniste n'était que la tête de pont de l'entreprise coloniale britannique : «Les responsables des institutions qui visaient à favoriser la colonisation de la Palestine par les Juifs européens savaient fort bien que les terres qu'ils achetaient aux grands propriétaires terriens abritaient des paysans palestiniens. Dans les contrats d'achat de terres agricoles par le Fonds national juif aux grands propriétaires fonciers palestiniens, la clause suivante fut d'ailleurs introduite : "La terre doit être livrée vide de ses habitants"» (pp. 41-42). Ce négationnisme d'une population arabe autochtone allait plus loin que les anciens décideurs coloniaux, obligés qu'ils étaient de reconnaître l'existence de populations locales tout en définissant leurs statuts précis. Dans le cas des Palestiniens, leur présence n'était même pas mentionnée.
À partir de 1920, la diffusion de l'occupation israélienne de la Palestine se fit sous le contrôle britannique, libre d'accroître ou de diminuer le flux migratoire. Une première guerre d'occupation se livra entre 1948 et 1949, moins contre les Palestiniens que contre les Britanniques. Au moment de l'armistice, en 1949, Israël contrôlait 78% du territoire palestinien et avait déjà expulsé deux tiers de sa population :
«...l'expulsion massive de la population autochtone, qui avait commencé avant même la proclamation de l'État, s'est poursuivie après cette proclamation. Au total, entre 750 000 et 800 000 Palestiniens ont été chassés de leurs foyers et de leur villages durant cette période et sont devenus des réfugiés. [...] Israël occupe alors 78% du territoire de la Palestine. L'ONU adopte la Résolution 194, qui préconise soit la réintégration des réfugiés palestiniens dans leurs foyers, soit leur indemnisation s'ils choisissent de ne pas y retourner. Cette résolution, qui était une condition implicite d'admission du nouvel État à l'ONU, ne sera jamais mise en application. Les Palestiniens désignent cette période sous le terme Nakba, ou la grande catastrophe» (pp. 46 et 47).
Il est devenu évident, suite aux recherches menées par les «nouveaux historiens»1 israéliens, qu'il ne s'agissait pas d'une désertion volontaire de leurs terres par les Palestiniens mais que leur exode «avait été planifié et que ce plan a été systématiquement appliqué par l'état-major israélien» (p.47). Ce balayage démographique s'est poursuivi depuis à travers une série de guerres et de négociations dont on a longtemps cru que les accords d'Oslo de 1993 ouvraient la voie à une volonté d'en finir avec les hostilités : «En surface, conclut Antonius, il s'agissait d'un progrès majeur : il y avait là ce qui semblait être une reconnaissance mutuelle officielle entre les Palestiniens et les Israéliens. Or, la reconnaissance était asymétrique : en signant la Déclaration de principes, les Palestiniens reconnaissaient Israël comme un État légitime dont le territoire est bien identifié, mais la Déclaration n'évoque par l'État palestinien qu'Israël devait reconnaître et ne mentionne pas sur quel territoire il devait être établi» (pp. 69-70).
En effet, jamais le gouvernement israélien ne restaurerait le droit des Palestiniens à leur pays. Après les intifadas de la fin du XXe siècle, la ségrégation (l'apartheid) s'inscrivit dans la pratique politique du sionisme. Si les Israéliens n'édifièrent pas les murs d'un nouveau Temple pour remplacer les deux premiers (attitude étrange pour un pouvoir qui tenait à se légitimer par ses lointaines origines!), ils en établirent un au cœur de Jérusalem, ville partagée par les deux communautés : «Les Palestiniens ainsi que de nombreux observateurs le nomment "Mur de séparation" ou encore "Mur de l'apartheid". Si le but de ce mur était uniquement d'établir un rempart de sécurité, il aurait été construit sur la frontière séparant la Cisjordanie occupée d'Israël. Or, ce n'est pas le cas. Il est construit à l'intérieur des territoires occupés et non pas sur la Ligne verte (ligne de démarcation avec Israël), ce qui lui donne une fonction additionnelle : annexer de facto les zones qui se trouvent du côté israélien» (p. 81).
L'un des efforts constants des sionistes, à l'intérieur comme à l'extérieur d'Israël, a été d'imposer l'existence d'un seul discours narratif et justificatif de la question palestinienne. Ainsi, «en dépit de la disponibilité [des] informations, c'est la version israélienne de l'histoire qui reste la référence pour les gouvernements occidentaux» (p. 92). Même les historiens occidentaux les plus favorables à la cause israélienne ne peuvent faire abstraction de ce que passent sous silence les grands réseaux d'information, c'est-à-dire l'aspect franchement colonial de l'entreprise : «Les sociétés du Nord autant que celles du Sud sont intimement concernées : les premières parce que leurs gouvernements ont eu tendance à appuyer activement et directement la dépossession des Palestiniens, et les secondes parce qu'elles se reconnaissent dans la lutte anticoloniale de ces derniers» (p. 95). C'est un paradoxe remarquable que la conquête coloniale de la Palestine se soit déroulée en un temps où triomphaient les diverses luttes de décolonisation en Afrique et en Asie.
Pour qui a suivi les récents événements depuis octobre 2023 tout en ayant un arrière-plan historique, il apparaît clairement que l'objectif «réel» du gouvernement israélien «n'est pas de détruire le Hamas, mais de tenter de réduire au minimum le nombre de Palestiniens à Gaza pour pouvoir s'approprier le maximum possible de ce territoire» (p. 98). Il ne s'agit pas de créer un nouvel argumentaire politique mais de poursuivre celui qui n'a jamais été interrompu depuis un siècle. Pièce à pièce, Antonius entend réduire cet argumentaire.
À la «légitime défense» d'Israël, Antonius rappelle que ce «sont les Palestiniens qui sont en posture de défense et non pas Israël, qui est clairement en posture d'agression» (p. 99). En effet, pour une puissance nucléaire, faire pâtira devant une population désorganisée et désarmée est pathétique : «Combien de morts de civils ça prendrait pour qu'il [le gouvernement canadien] accepte l'idée qu'il s'agit d'une guerre contre les Palestiniens et non pas contre le Hamas?» (p. 116). Moussera-t-on l'aspect islamiste et terroriste du Hamas? Ici, l'argumentaire d'Antonius est plus faible :
«Nous pensons que la logique profonde de l'action du Hamas est une logique de résistance à l'occupation, même si elle a un référent islamiste (ce qui nous semble problématique), et qu'elle a donné lieu à des dérapages qui sont des crimes ne pouvant être justifiés ni politiquement ni moralement. Il y a une énorme différence entre cet énoncé et les énoncés réducteurs véhiculés par la propagande israélienne. Les attaques du Hamas se sont toujours déroulées sur le territoire contrôlé par l'occupant, et non pas à l'étranger comme le font des groupes terroristes islamistes» (pp. 100-101).
Il est vrai, par exemple, qu'agresser des manifestants pro-palestiniens en prétendant qu'ils soutiennent un groupe terroriste est davantage plus efficace auprès de l'opinion publique que de rétablir les perspectives à partir desquelles ces manifestations ont pris racines. Ce n'est que la version en nos pays de l'argument sioniste qui veut que, qui appui les Palestiniens appuie le terrorisme. C'est faire fi du fait «qu'Israël a favorisé le Hamas dès sa fondation, en 1987, tout en mettant des entraves au fonctionnement du Fatah puis de l'Autorité palestinienne, et ce, dans le but d'approfondir la division déjà existante entre les deux formations et paralyser le leadership palestinien» (pp. 102-103), politique d'ailleurs avantagée par Netanyahou lui-même. Si le Hamas est un groupe terroriste, il a bien été tenu sur les fonds baptismaux par le Premier ministre d'Israël qui en appelle maintenant à son éradication! Cette fabulation idéologique contraint les gouvernements occidentaux en affirmant que toute demande de cessez-le-feu constitue un soutien au Hamas. Pour Antonius, il s'agit d'une autre «instrumentalisation des valeurs démocratiques pour appuyer les politiques coloniales israéliennes» (p. 105).
Le coup final porte sur l'assimilation de l'antisionisme à de l'antisémitisme : «Plusieurs éléments sont à l'origine de la confusion entre antisionisme et antisémitisme. Le premier est le fait des courants sionistes eux-mêmes, qui entretiennent la confusion entre antisémitisme et antisionisme pour délégitimer l'antisionisme et le faire passer pour du racisme antijuif. [...] Alors que [l'antisémitisme] désigne un racisme qui doit être combattu, [l'antisionisme] désigne une posture politique, tout à fait légitime, d'opposition à un projet colonial. Il ne faut pas confondre les deux» (pp. 106 et 107). Tout cela est lieu commun pour les historiens et les linguistes. L'Oxford English Dictionary ne définit-il pas l'antisémitisme comme l'«hostilité ou préjugé à l'égard des Juifs ...en tant que Juifs» (cit. p. 109)?
La propagande actuelle - et ici, à mon avis, Antonius n'extrait pas l'essentiel de l'argumentaire israélien -, repose sur un syllogisme pervers :
«D'abord, le massacre en cours est désigné par le terme "guerre Israël-Hamas" plutôt que par le terme "guerre Israël-Palestine". La première implication de cette désignation est la suivante : si vous ne soutenez pas Israël, alors vous soutenez l'organisation qui s'oppose à lui, c'est-à-dire le Hamas. Or, le Hamas est classé par Ottawa (et plusieurs autres pays) parmi les groupes terroristes. Donc si vous n'êtes pas en faveur de la position israélienne, cela signifie que vous êtes en faveur d'une organisation terroriste, c'est-à-dire que vous faites l'apologie du terrorisme, ce qui soulève évidemment une controverse. La conséquence de ce raisonnement est que, pour ne pas tenir des propos controversés, il faut refuser le cessez-le-feu. Par extension, ce refus est considéré comme une posture moralement justifiée et la demande de cessez-le-feu, comme une position controversée» (pp. 118-119).
Qui s'y entend bien aura reconnu la vieille antienne propre à la paranoïa de tous les monothéismes : qui n'est pas avec moi est contre moi. On la retrouve même dans la bouche de Jésus, dans les Évangiles. Elle a servi à nourrir bien des bûchers de l'Inquisition. Chez des Américains imbus de lectures bibliques, elle est d'une efficacité redoutable. Cet étau qui étrangle la conscience entraîne d'étonnants paradoxes. Par exemple, «on a souvent vu dans les émissions de Radio-Canada, les témoignages de personnes d'orientation ouvertement sioniste qui nient la réalité historique de la dépossession des Palestiniens, juxtaposés aux témoignages des Palestiniens qui ont vécu cette dépossession. Et comble de l'ironie, c'est l'opinion qui nie la réalité historique mais qui reflète l'opinion dominante au sein de l'élite politique canadienne qui devient la vérité par défaut» (p. 122). Les media ne cessent de présenter le récit israélien sur fond d'images palestiniennes. Des Israéliens nous parlent des otages détenus par le Hamas alors que des édifices de Gaza, pilonnés par l'armée israélienne, s'effondrent sur les Gazaouis et les otages. La conséquence voulue est cette confusion qui fait des agresseurs des agressés.
Ces perversions médiatiques visent à faire oublier que le pilonnage de Gaza relève d'une volonté d'éradication de la population palestinienne de ses terres. C'est l'acte colonisateur qui rend compte de la politique de Jérusalem : «on oublie que les actions armées israéliennes ont pour objectif premier de maintenir et de consolider son contrôle sur des territoires considérés comme occupés en droit international ainsi que par l'ensemble des pays du monde, incluant les pays occidentaux. Ce sont les actions qu'Israël entreprend pour maintenir l'occupation qui sont légitimées par les gouvernements occidentaux, en prétendant qu'il s'agit de légitime défense» (p. 123).
Mais pour Antonius, la question la plus fondamentale – celle qui sous-tend toutes les autres – demeure la confusion entre l'antisionisme et l'antisémitisme qui «prétend que toute prise de position antisioniste est en réalité de l'antisémitisme déguisé» (p. 96). Là encore, on pourrait fouiller davantage.
On voit couramment des caricatures où un Adolf Hitler passe le flambeau à un Benjamin Netanyahou. Exagérées, comme le sont toutes les caricatures, elles traduisent pourtant un certain rapprochement qui ne repose pas seulement sur la haine de Netanyahou ou l'action génocidaire de son gouvernement. Antonius rappelle, dans la première partie de son ouvrage, les lois adoptées par les autorités israéliennes faisant «en sorte que les personnes déplacées ne puissent plus jamais revenir. Leurs biens furent confisqués et attribués à des immigrants juifs» (p. 53). Il rappelle d'abord la loi sur la propriété des absents de 1950 présentant les propriétés vidées préalablement de leurs occupants, comme devant revenir aux immigrés juifs. Puis, la loi du retour, la même année, qui appelle les Juifs du monde entier à venir s'établir dans leur nouvel État. Enfin, la loi sur la nationalité de 1952, qui affirme que seuls sont israéliens les habitants d'origine juive d'Israël, ce qui exclue la population arabe autochtone.
Antonius constate qu'«il y a donc lieu de poser la question suivante : pourquoi Israël adopte-t-il de telles politiques? Ce à quoi il répond : «nous croyons que ces choix s'expliquent par l'histoire des discriminations, de l'antisémitisme et du génocide subi par les Juifs européens, ainsi que par l'inscription du mouvement sioniste dans un contexte historique colonial, dont il a hérité certains traits, y compris dans leurs formes les plus radicales» (p. 26). Beaucoup plus récentes que l'expulsion des Hébreux sous les Assyriens, les Babyloniens ou les Romains, les lois raciales votées par l'État nazi en 1935-1936 ont nettement servi de modèles aux lois israéliennes. On y retrouve l'esprit du juriste allemand Carl Schmitt pour qui «la discrimination de l’ami et de l’ennemi fournit un principe d’identification qui a valeur de critère» de base du politique, d'où la nécessité de l'État total afin de mener une guerre totale. C'était la raison, d'ailleurs, pour laquelle la Solution finale n'a été établie qu'à partir de l'invasion allemande de la Russie, en 1941. Tout Autre est un ennemi! «La guerre de Gaza a donné l'occasion à ces tendances de se radicaliser dans leur appui au nettoyage ethnique des territoires occupés, qui s'est exprimé alors plus ouvertement par une déshumanisation des Palestiniens, rendant plus légitime le fait de les tuer sous prétexte de guerre menée contre le Hamas» (p. 139).
Carl Schmitt participa donc à la rédaction des lois raciales de Nuremberg, déshumanisant les Juifs en les dépouillant de leurs droits civils et de leurs propriétés. Du coup, les Allemands de Nuremberg deviennent les Palestiniens du Président d'Israël, Isaac Herzog : «Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n'étaient pas impliqués. Ça n'existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d'État. Mais nous sommes en guerre... Nous défendons nos foyers... C'est la vérité» (cité in p. 140). Les Palestiniens auraient pu se soulever contre le Hamas; comme les Allemands se soulever contre le nazisme plutôt que de se faire les bourreaux volontaires de Hitler! (À l'époque, les dirigeants du Mapai, parti politique de Ben Gourion, se défendaient : «Il n'est pas vrai que [le public] ignorait ce que les Juifs européens étaient en train d'endurer. [Tout le monde] le savait» [In. T. Segev. Le septième million, Liana Levi, p. 99). Dès 2015, le député à la Knesset et ancien ministre Eli Ben Dahan déclarait que les Palestiniens «étaient des animaux. Ils ne sont pas humains»; en pleine invasion de Gaza, l'ex-ambassadeur israélien à l'ONU, Dan Gillerman, estime pour sa part «que les Palestiniens étaient "des animaux/inhumains" et s'est dit déconcerté (puzzled) par la préoccupation constante pour leur sort» (pp. 139 et 140), autant de véritables échos de l'Untermensch nazie. Antonius le rappelle : «Pour qu'une telle chose puisse se produire, il est nécessaire d'avoir nié auparavant l'humanité des victimes» (p. 148).
Que reste-t-il alors du mythistoire qui a tant servi à justifier «la loi du retour»? Qu'ont en commun la Palestine au temps de Begin, Rabin et Netanyahou et celle d'Abraham, de Moïse et de David? «On peut aisément démontrer qu'il n'y a aucune continuité entre les forces politiques qui existaient alors au sein des communautés juives et celles qui existent aujourd'hui. Par contre, la continuité entre ce qui s'est passé au début du XXe siècle et ce qui se passe maintenant est facilement vérifiable. Ce sont les mêmes groupes humains, les mêmes institutions, les mêmes stratégies à long terme qui sont à l'œuvre» (p. 155).
Quelque soit la distance temporelle qui sépare les origines d'un mythistoire de la situation actuelle, la légitimité de l'occupation d'un territoire repose dans la filiation immédiate des occupants, en commençant par la génération actuelle tributaire de la précédente et remontant ainsi de suite, de génération en génération, et non l'inverse. C'est la situation réelle sur laquelle s'appuie la légitimité actuelle de l'État d'Israël et non plus de ses lointaines origines. S'il est impossible au nom de ce principe de chasser les intrus de 1948 comme le voudraient les Palestiniens et les Arabes, on ne peut, à plus fortes raison, en chasser ou exterminer les Palestiniens qui vivaient sur la terre de leurs ancêtres. Ce ne sont pas les lointains précédents, mais les précédents immédiats qui définissent le droit de propriété. C'est l'argument sur lequel les survivants de la Shoah ont réclamé la rétribution de leurs biens et propriétés spoliés par les nazis.
Bref, le génocide palestinien mené par Israël n'est que la reproduction du génocide juif pratiqué par les Allemands. Inconsciemment même, les nations occidentales, impuissantes et peu mobilisées contre la pratique génocidaire d'Hitler sont, encore aujourd'hui, impuissantes et peu mobilisées contre le génocide des Palestiniens. De même, devrait-on tenir l'abandon et le mépris des otages détenus par le Hamas et tués sous le coup des bombardements israéliens comme la réplique de la réaction dénuée de toute compassion de la communauté juive de Palestine devant les Yekkes, ces Juifs askhenazes d'Europe de l'Est qui avaient fui les persécutions nazies? «C'était une réalité d'une incomparable cruauté : chaque Juif qui recevait un certificat d'immigration [de l'Agence juive] pendant cette période vivait en Palestine en sachant qu'un autre Juif qui n'avait pas pu recevoir de certificat avait été tué. Là résidait le fondement du sentiment de culpabilité qui tourmenterait plus tard tant d'Israéliens qui avaient échappé au Génocide (T. Segev, op. cit. p. 59,)». C'est dire que le «nouveau Juif»2 né avec le nouvel État d'Israël commençait sa vie avec déjà une hypothèque lourde à porter.
Telle est l'impasse israélienne où seul le génocide palestinien accompli pourra mettre un terme définitif au conflit, et les Palestiniens évanouis, comme sont disparus avec le temps, les Hébreux assimilés à travers la diaspora universelle.
1Se dit d'une école de jeunes historiens qui critiquent les sources de l'histoire israélienne récente et les prétentions mythiques associées au droit du «retour» sur la terre de l'antique Israël. Shlomo Sand est le plus connu au lectorat français.
2. On appelle «nouveaux Juifs» les Israéliens nés en Palestine, par opposition aux «anciens Juifs», ceux de la Diaspora. Ce dernier terme est utilisé généralement avec un certain mépris.
LE LABYRINTHE DES ÉGARÉS
Amin Maalouf n'a plus besoin de présentation. Philosophe de l'histoire, tous ses écrits, aussi bien romanesques que d'essais, tentent de cerner les multiples confrontations culturelles entre l'Orient et l'Occident. Dans l'usage de ces catégories d'une lourdeur insoutenable, Maalouf contredit le vieil adage de Rudyard Kipling qui veut que «L'Est est l'Est, et l'Ouest est l'Ouest, et jamais l'un ne rencontrera l'autre». Depuis son célèbre récit, Les Croisades vues par les Arabes, ses travaux ne cessent de démentir cet adage de Kipling. Contre l'avis du chantre de l'impérialisme, l'Est et l'Ouest ne cessent de se rencontrer. Ils ne peuvent, même s'ils le voulaient, ne pas se rencontrer.
Les auteurs qui ont écrit sur ces confrontations de civilisations sont nombreux. Au hasard, je cite Arnold Toynbee, Emmanuel Berl, René Grousset, plus récemment les essais de Georges Corn, sans oublier toutes ces études sur l'ancienne et la nouvelle «question d'Orient», ni le foisonnement des ouvrages sur l'Occident et l'islam publiés depuis les attentats du 11 septembre 2001. Comment oublier cet héritier de Spengler, le politologue américain Samuel Huntington, qui a fait fureur à la fin du XXe siècle avec son Choc des civilisations, dont on s'est trop rapidement emparé pour expliquer ce qui arrivait au monde depuis les attentats. Les guerres d'Afghanistan et d'Irak en sont le produit autant que de la réponse du gouvernement Bush.
Le Labyrinthe des égarés porte bien sur ces contacts entre civilisations, d'où surgit, inexorablement, la fameuse question du déclin. Non pas seulement de l'Occident, mais de l'ensemble de la fraternité humaine : «...j'apporterai pour ma part, une réponse nuancée : oui, le déclin est réel, et il prend parfois les allures d'une véritable faillite politique et morale; mais tous ceux qui combattent l'Occident et contestent sa suprématie, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, connaissent une faillite encore plus grave que la sienne. Ma conviction, en la matière, c'est que ni les Occidentaux, ni leurs nombreux adversaires ne sont aujourd'hui capables de conduire l'humanité hors du labyrinthe où elle s'est fourvoyée». Voilà qui jette une douche d'eau froide à qui pensait trouver une voie de sortie du labyrinthe. Effectivement, ajoute Maalouf, «on ne peut que s'angoisser de cet égarement généralisée, de cet épuisement du monde, de cette incapacité de nos différentes civilisations à résoudre les problèmes si épineux auxquels notre planète doit faire face».
En ce sens, Maalouf est aussi pessimiste que Spengler jadis ou Huntington naguère. Dans son essai, il se limite «aux pays qui, au cours des deux derniers siècles, ont tenté de remettre résolument en cause la suprématie globale de l'Occident. Je n'en compte que trois : le Japon impérial, la Russie soviétique, puis la Chine». L'auteur s'efforce donc de comprendre ce qui n'a pas marché - et qui ne marche toujours pas -, dans les contacts entre civilisations; qu'est-ce qui fait que, devant l'impérialisme occidental, les civilisations de l'Orient ne parviennent pas à l'égaler malgré les effets de mimétisme empruntés à l'Occident.
Les quatre parties du livre traitent des quatre parties du monde en conflit : le Japon, la Russie, la Chine et face à eux, les États-Unis d'Amérique tenu pour le dirigeant de la civilisation occidentale. Maalouf trace quatre portraits de l'évolution de ces parties du monde au cours des XIXe et XXe siècles. Du Japon, il retient l'ère du Meiji, lorsque l'empereur retira au shogun le gouvernement de l'Archipel et restaura l'ancien pouvoir impérial. Le jeune empereur, séduit par les avancées des Occidentaux, tint à ce que son gouvernement aille en visite en Angleterre, en France, en Allemagne et aux États-Unis pour en rapporter les innovations techniques, militaires, administratives et éducatives qui, après des siècles de replis sur soi, ouvraient le Japon à la modernité.
Cette ouverture eut toutefois des impacts inattendus sur le cours des événements. Imitant les puissances occidentales, le Japon s'initia au colonialisme en envahissant d'abord la Chine, puis en faisant la guerre à la Russie. Perçue comme une défaite de la race blanche devant la race jaune, l'échec de la Russie créa un mouvement de sympathie dans tous les coins du monde souffrant du fardeau imposé par les empires coloniaux. Du coup, pour les Égyptiens comme pour les Indiens ou les Indonésiens, le Japon devenait le modèle de qui attendre la libération. Mais, intoxiqué par ses victoires, le Japon devint à son tour un oppresseur des peuples orientaux, poussant jusqu'à une guerre suicidaire contre les États-Unis. Pour Maalouf, la «thérapie de choc» conduite par le général MacArthur en reconstruisant la société nippone entraîna la restauration d'un Japon fort et déterminé à se relever de cette suprême humiliation.
L'expérience japonaise montre combien il est difficile de «concilier les techniques de l'Occident avec l'esprit de l'Orient». Pour reprendre l'analogie évangélique, verser du vin nouveau dans de vieilles outres finit par les faire éclater. Le destin du Japon s'est décidé entre deux chocs liés à l'effraction américaine : «Tout a commencé, dans les deux cas, par l'irruption intempestive d'un officier américain téméraire et arrogant, le commodore Perry en 1853, le général MacArthur en 1943. Face à ces deux "incursions", les Japonais, après avoir été vigoureusement secoués et désemparés, avaient réagi avec une grande sagacité. Plutôt que de s'enfermer dans le déni, l'amertume et le ressentiment, ils avaient profité de leurs mésaventures humiliantes pour se ressaisir, et pour se débarrasser de leurs propres infirmités. Dans le premier cas, l'isolationnisme; dans l'autre, le militarisme. Et à chaque fois, ils sont allés au bout de leur logique, avec brio et détermination».
Il y a un double constat à tirer des contacts entre l'Occident et les mondes asiatiques. D'abord un retrait suite à un premier contact, humiliant, blessant. Ensuite, un retour qui permet la relève économique, sociale et culturelle. Sans la nommer, Maalouf reprend ici la vieille dialectique de Toynbee, «withdrawal and ruturn», des civilisations qui se retirent de la compétition mondiale avant de revenir, plus fortes et plus en contrôle d'elles-mêmes.
Contrairement au Japon où la révolution idolâtrait l'occidentalisation, le «formidable défi lancé par la Russie à la suprématie séculaire de l'Occident» passa par une révolution d'une espèce différente qui contestait le système économique capitaliste par une volonté de reconstruire le monde social. Au régime autocratique du tsarisme, la Révolution russe, et en particulier le coup d'État d'Octobre, lui substitua le premier d'un ensemble «de régimes autoritaires, gouvernant au nom des travailleurs mais sans leur demander leur avis, et dérivant constamment vers l'arbitraire bureaucratique de la répression. Cette infirmité originelle du pouvoir soviétique n'a jamais pu être surmontée, et elle a fini par causer sa ruine».
L'effet de la Révolution russe sur le monde oriental fut aussi important que la Révolution du Meiji. Cette dernière était «une révolution par en-haut», la première, une «révolution par en-bas» qui arrivait à point à une époque où l'on parlait de «nations prolétaires». C'est à l'issue du coup d'État d'Octobre que fut convoqué par le Komintern (la IIIe Internationale), le Premier congrès des peuples d'Orient à Bakou, en septembre 1920, qui proposait d'étendre la libération du Prolétariat à l'ensemble des peuples subissant un joug colonial. Du coup, la doctrine communiste apparut comme une nouvelle religion en quête de disciples.
À partir de 1945, au plus fort de la dictature de Staline puis de ses successeurs, l'Union Soviétique adressait «un formidable défi à la suprématie séculaire de l'Occident». La diffusion de son système se répandait dans d'autres pays asiatiques : la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam du Nord, l'Indonésie. Toutefois, le communisme posait de sérieux dilemmes. «D'un côté, il y avait une idéologie séduisante, qui appelait à la lutte contre l'obscurantisme, contre l'exploitation de l'homme par l'homme, et contre l'arrogance des classes possédantes. Mais d'un autre côté, il y avait le bilan historique de l'expérience soviétique, la répression, la censure et les purges sanglantes». Tout au long de ses soixante-quinze années d'existence, l'Union Soviétique souffrit «d'une faiblesse constitutive qu'elle n'a jamais pu surmonter : le dysfonctionnement de son système économique dirigiste, centralisé et outrancièrement bureaucratisé», En plus, aux témoignages qui sortaient des dissidents, on devinait «la désintégration morale» de toute une société humaine «sous l'effet de la peur».
C'est alors que la Révolution chinoise se présenta comme une alternative à l'échec soviétique. La longue partie sur la Chine est à mon avis la mieux réussie de l'ouvrage. Après une couverture historique rapide depuis les guerres d'opium, Maalouf nous décrit le XXe siècle chinois, véritable suspens, suite de revers et de résilience. Pour lui, le moment d'affermissement de l'Empire du Milieu n'est plus l'ère de Mao, mais celui de Deng Xiaoping.
Après les deux premières décennies du XXIe siècle, il semblerait que la Chine ait réussi là où la Russie a échoué. Ainsi, «depuis que la Chine a renouvelé, et à très vaste échelle, le miracle économique déjà accompli par d'autres pays d'Asie, tout en continuant à se réclamer du "socialisme scientifique", fût-il "à caractéristiques chinoises". Ce troisième défi lancé à la suprématie de l'Occident pourrait se révéler bien plus sérieux encore que les précédents, d'autant qu'il est porté par une nation particulièrement nombreuse». D'autant mieux que cette réussite n'a pas été sans susciter «la méfiance et de l'hostilité de ses adversaires [...], le géant de l'Asie est devenu, par sa croissance même, par sa modernisation accélérée, une menace objective pour leur suprématie».
Avec perplexité, Maalouf observe comment, «en Chine, sous le règne de Xi Jinping, inauguré en 2012, le discours sur l'Occident impérialiste ressemble de plus en plus à celui de la période maoïste; parallèlement, le discours sur la Chine, tel qu'on l'écoute en Europe et aux États-Unis, se caractérise par un dénigrement systématique. Pour l'observateur attentif et mesuré que je m'efforce d'être, la dérive s'accélère des deux côtés, et il paraît difficile qu'elle ne débouche pas sur un affrontement colossal».
Si la partie sur la Chine est la mieux réussie, celle sur les États-Unis laisse à désirer par le nombre d'inexactitudes dans les détails et les choix retenus par l'auteur. Si de souligner l'incapacité de la fédération américaine à résoudre le problème de la ségrégation raciale est une clé pour comprendre son incompréhension des peuples d'Orient ou d'Afrique, l'ascension industrielle et financière est tout aussi importante pour comprendre l'incapacité latente de cette société à résoudre les problèmes du monde actuel. Son aversion de la décolonisation a toujours relevé de sa hantise de la diffusion du communisme maudit :
«De l'Inde à l'Afrique du Nord, et des Balkans jusqu'en Extrême-Orient, des patriotes jusque-là inaudibles commencèrent à se manifester. Souvent éduqués dans des écoles fondées par les Occidentaux, ils disaient que le moment était venu, pour leurs nations trop longtemps bafouées de sortir de leur léthargie, de recouvrer leur dignité, et d'établir avec ceux qui les avaient soumis des rapports moins inégalitaires. Leur état d'esprit ne se caractérisait pas, en ce temps-là, par l'agressivité ni par la hargne, mais par un profond désir de justice, de liberté et de modernité».
Évidemment, cette confrontation entre la tout-puissance américaine et les volontés parcellaires d'émancipation et d'auto-détermination des puissances issues du colonialisme eut généralement des effets désastreux à intensité variable. Mais, comme l'écrit Maalouf, «pour ceux qui ont grandi, comme moi, dans des pays sinistrés, où l'aspiration au progrès, au développement, à la démocratie, à la dignité, a constamment été entravée, les occasions perdues ne sont pas juste des péripéties malencontreuses. L'Histoire n'offre pas toujours des "séances de rattrapage", et si l'on ne réagit pas au bon moment de la bonne manière, des pays peuvent s'en trouver anéantis, des civilisations entières peuvent sombrer dans la régression, des populations innombrables finissent par baigner dans le désespoir, dans la rancœur, dans la haine des autres et dans la haine de soi».
Jamais cette toute-puissance n'a été l'alliée des peuples opprimés. Les intérêts impériaux du capitalisme américain l'interdit. Égyptiens, Chinois, Indiens et Iraniens ont été desservis par les Américains. Il ne leur restait plus, ou bien se tourner vers le modèle alternatif communiste – comme la Chine ou Cuba -, ou bien entreprendre une régression culturelle particulièrement tragique pour les populations, comme en Afghanistan (avec les Talibans), en Iran (avec «les gardiens de la révolution») et en Syrie (avec le Califat salafiste de l'État islamique). La règle était la même pour tous : «le désir légitime de réparer des injustices, et chacune a fini par commettre, parfois à son corps défendant, des injustices plus flagrantes encore».
Les États-Unis s'en étaient pourtant bien sortis jadis : «Ce qu'ils avaient admirablement réussi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Europe occidentale avec le plan Marshall, et au Japon avec la "thérapie de choc" du général MacArthur, n'a jamais pu être reproduit. Chaque fois que les États-Unis s'y sont essayés, ils ont montré leur incompétence. Sans doute n'avaient-ils pas suffisamment d'estime pour les populations locales pour chercher véritablement à les moderniser, ni pour prendre au sérieux leur aspiration réelle à la démocratie. Bien des occasions furent ainsi perdues». C'était là où la persistance de la ségrégation raciale intérieure produisait ses effets sur la politique étrangère. Tel était le contre-effet de cette «intoxication à la victoire» qui avait frappé jadis tant d'autres institutions et apparaît aux yeux de Maalouf, comme autant de «malédictions cachées» qui proviendraient d'un véritable «sentiment d'invincibilité».
C'est la faiblesse propre à la toute-puissance des Américains qui empêche l'érection d'institutions internationales efficaces, puisqu'ils refusent eux-mêmes de se soumettre aux règles contraignantes qu'ils entendent imposer aux autres. Ce pharisaïsme a eu des conséquences fatales aux lendemains de la victoire de la guerre froide. puisqu'ils n'ont pas eu «le courage moral de s'atteler à la reconstruction et à la démocratisation de la Russie, comme le souhaitait Mikhaïl Gorbatchev, au lieu de laisser ce grand pays dériver vers les démons du nationalisme, du militarisme et du revanchisme» :
«Avec le recul, il est certain que ce virage décisif a été mal négocié, tant par les adversaires de la Russie que par ses propres dirigeants. À commencer par Gorbatchev, qui avait les meilleures intentions du monde, mais qui a manqué d'habileté, et manqué de prudence. Au lieu d'exiger, en contrepartie du démantèlement du pacte de Varsovie, une aide massive qui aurait permis à son pays de se reconvertir, de se moderniser et de se démocratiser, il a tout cédé tout de suite, se contentant de recevoir, en échange, des paroles d'encouragement et quelques vagues promesses.
S'agissant des dirigeants occidentaux, ils ont manqué de générosité, et manqué de vision à long terme. Ils auraient dû prévoir qu'une Russie blessée et diminuée serait, pour l'Europe, une bombe à retardement. Il fallait, à tout prix, l'aider à retrouver, au sortir de la guerre froide, un tout autre rôle dans le monde, une autre manière de s'épanouir, afin qu'elle puisse donner naissance à une autre génération de dirigeants, qui ne soient ni corrompus, ni prédateurs, ni assoiffés de vengeance. Hélas, rien de cela n'a été fait».
En fait, Gorbatchev aurait voulu une transition du communisme au capitalisme libéral, mais tout un ensemble de pressions lui a forcé la main, et l'on vit se précipiter les technocrates de l'École de Chicago reconstruire l'économie russe, ouvrant ainsi les opportunités à un ensemble de bandits et d'anciens apparatchikis corrompus. Ce laxisme criminel fut source autant de misères et d'humiliations impardonnables aux Russes que les deux guerres de l'opium l'avaient été aux Chinois. Les Russes ont alors trouvé en Vladimir Poutine une solution archaïque qui consistait à mener une guerre du XXe siècle, [nationaliste] avec des justifications idéologiques [le panslavisme] du XIXe en plein XXIe siècle contre l'Ukraine :
«Moralement indéfendable, cette guerre représente, de surcroît, une stratégie hasardeuse. Au lieu de sortir la Russie de son impasse historique, elle risque de l'y enfoncer davantage. Au lieu de démontrer la fragilité de la nation ukrainienne, elle est en train d'assurer pour longtemps sa place dans l'Histoire. Au lieu d'enfoncer l'OTAN dans sa "mort cérébrale", elle lui a permis de sortir du coma, et de retrouver une raison d'être. Et au lieu de mettre fin à la prédominance des puissances occidentales, elle pourrait avoir pour conséquence de la "reconduire" pour quelques années de plus». Mais «le seul pays qui soit à la fois un État et une civilisation millénaire, comme ses dirigeants se plaisent parfois à le rappeler», c'est la Chine, et c'est véritablement elle «le chef de file de l'Orient...».
La source de l'actuel labyrinthe des égarements provient de «notre incapacité à faire face, de manière adéquate [et] de notre incapacité à gérer ensemble, de manière responsable, les affaires de notre planète – fût-ce pour en empêcher l'anéantissement». En conséquence, nous devons constater que «ceux qui fondent leurs comportements sur une détestation systématique de l'Occident dérivent généralement vers la barbarie, vers la régression, et finissent par se rabougrir et se punir eux-mêmes». Devant cette situation, Maalouf demeure perplexe : «Par tempérament autant que par conviction, je recherche plutôt les complémentarités, les convergences. Je rêve d'un monde réconcilié, d'une universalité partagée, dont personne ne serait exclu. Je rêve d'une humanité qui entrerait enfin dans l'âge adulte, et dont les différentes composantes éprouveraient l'envie de donner et de recevoir, d'influencer les autres et de s'en laisser influencer, sans humilier personne ni se laisser humilier».
Il est bien évident que les nations occidentales préféreraient le statu quo qui prévalait à la fin du XXe siècle à l'état démentiel vers lequel semble s'acheminer l'ensemble planétaire. Plutôt que travailler à établir un véritable ordre mondial équitable et basé sur le respect d'une justice sociale propice à tous, les Occidentaux persistent à maintenir les inégalités, tant intérieures qu'extérieures, alors que les puissances asiatiques ou africaines s'enfoncent dans des réactions régressives et suicidaires. L'oppression, et non la démocratie ni la liberté, répond au développement inégal car, comme le rappelle Maalouf, «l'on fait fausse route si l'on croit que l'humanité doit obligatoirement avoir à sa tête une puissance hégémonique, et qu'il faut seulement espérer que ce sera la moins mauvaise, celle qui nous bafouera le moins, celle dont le joug sera le moins pesant. Aucune ne mérite d'occuper une position aussi écrasante – ni la Chine, ni l'Amérique, ni la Russie, ni l'Inde, ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, ni la France, ni même l'Europe unie. Toutes, sans exception, deviendraient arrogantes, prédatrices, tyranniques, haïssables, si elles se retrouvaient omnipotentes, fussent-elles porteuses des plus nobles principes». Et c'est là que le philosophe exprime toute sa perplexité.
LA NATION QUI N'ALLAIT PAS DE SOI
Le XXIe siècle voit apparaître de jeunes historiens québécois qui ont échappé aux grands courants historiographiques de la fin du siècle précédent : le courant marxiste d'une part, fortement teinté d'idéologie militante, et le courant des Annales, dont les «problématiques» portaient sur l'économie et la société et sur ce concept, plutôt vide, des «mentalités». Comme un retour du refoulé, voit-on rejaillir aujourd'hui un courant qui bénéficie moins d'une poussée populaire (comme en 1970) que d'une désolation idéaliste de l'identité nationale saisie entre canadienne-française et québécoise.
Je m'arrêterai à deux ouvrages de cette jeune génération. Je commencerai avec le livre d'Alexis Tétreault, La nation qui n'allait pas de soi. On peut se demander d'ailleurs, compte tenu de son contenu, pourquoi l'auteur n'a pas plutôt choisi comme titre La nation qui ne va pas de soi? Tant il est vrai que rien ne suffit à garantir sa permanence, si ce n'est ce que l'auteur appelle la «mythologie de la vulnérabilité».
La critique du jeune auteur contre ses prédécesseurs qui se sont refusés à traiter des mythologies nationales est on ne peut plus juste. Le simple fait d'avoir négligé toute synthèse historique du Québec au cours des deux dernières décennies du XXe siècle est éloquent à cet égard. Délaissant la poétique aristotélicienne (la règle des trois unités), l'historiographie québécoise s'est fragmentée, disloquée en spécialités traitées comme autant de propriétés intellectuelles exclusives. Tétreault a raison d'affirmer que «l'histoire nationale est plus que la somme de ses parties». Ce thomisme historiographique est on ne peut plus juste considérant que la quête de la conscience nationale en structure l'intrigue. Ni l'historiographie marxiste, ni l'historiographie sociale ne sont parvenues à substituer un principe unitaire à la nation ou à l'État. Ni les luttes de classes, ni les mentalités, réalités pourtant tout aussi présentes que la nation, n'ont fourni de «mythologies» comparables à celles développées successivement par Garneau, Groulx et l'École de Montréal.
De ces historiens, Tétreault reconnaît qu'«ils sondaient sans relâche [les] fondements mythologiques, qui rendaient intelligibles un parcours historique et permettaient d'appréhender un avenir incertain». Il déplore combien, «la mythologie, longtemps étudiée à la manière d'une vérité profonde, est désormais inaccessible aux fonctionnaires de la pensée qui étudient le social armés d'une calculatrice, et pour qui "mythe" veut toujours dire "imposture"». Sans doute était-ce vrai des historiens dont l'épistémologie relevait du positivisme, mais depuis le début du siècle, le concept de mythistoire a généré des ouvrages pertinents et passionnants dans le monde de l'historiographie, même ici, au Québec, malgré la définition déficiente qu'en donne un Gérard Bouchard.
Tétreault découvre, derrière les échecs des Rébellions chez Garneau, de la Conquête chez Groulx et de la Survivance chez Bédard, le même mythe génésiaque, celui de la vulnérabilité : «Ce pilier de notre imaginaire s'articule autour de l'irréductible sentiment qu'un jour, soudainement ou subrepticement, la nation québécoise disparaîtra. Constat catastrophiste donnant lieu à une attitude fataliste? Non. Ce ferment anxiogène est bien au contraire à l'origine de nos projets politiques les plus féconds. La mythologie politique de la vulnérabilité est le socle sur lequel s'est échafaudée notre aspiration à l'indépendance, censée nous délivrer du péril de la dissolution nationale». Être né pour disparaître est probablement le germe d'une conscience des plus malheureuses qui soit : «La mythologie de la vulnérabilité, qui laisse présager notre disparition, est une constante de notre conscience politique. Son corollaire est la quête de l'indépendance». Tout l'agir conscient et volontaire de la politique québécoise résiderait dans ce mythe et tendrait vers cette solution unique.
L'auteur décèle dans les défaites des Rébellions «la fondation de l'imaginaire de la vulnérabilité». Certes, ces défaites avaient de quoi susciter un traumatisme dont les après-coups s'étendraient sur plusieurs années, mais il ajoute à cela la sentence formulée dans le célèbre Rapport Durham. Est-ce chez Tétrault (plus que chez Durham) que le Premier-ministre Legault a sorti sa crainte «de la louisianisation des Québécois»? Il est vrai que Legault se fait fort d'être grand lecteur des publications récentes. C'est le sort de la minorité francophone de la Louisiane que Durham anticipait réserver aux Canadiens français; la minorisation-assimilation, le jour où ils seraient noyés par une intense immigration anglo-saxonne. La chose, on le sait, ne s'est pas opérée aussi radicalement, «la revanche des berceaux» neutralisant le flux migratoire anglo-saxon.
Notre solution politique aurait été, par «peur que se réalise un jour la dyade minorisation-assimilation», d'insuffler «une "forte poussée instituante au Canada français. Puisque le pouvoir anglais souhaite voir la nation minorisée et assimilée, les Canadiens français cherchent à défendre un espace politique où ils sont majoritaires et où leur culture jouit d'une pérennité relative. Reformulons : à la dyade minorisation-assimilation, le Canada français répond par le couple "majorité-conservation"». Cette solution aurait été formulée pour la première fois dans l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau en réponse à la «louisianisation» de Durham.
Au regard de Tétrault, l'hypothèse de Durham et la réponse de Garneau procéderaient toutes deux d'une vision téléologique de l'histoire, vision propre à l'historiographie whig du XIXe siècle. Par contre, il dénonce l'idéologie du «droit de l'hommisme» issu du Siècle des Lumières, qui rejette dans l'ombre «l'appartenance à une communauté historique». Cette position, il la prend dans la préface de Philippe Raynaud à une réédition des «Réflexions sur la révolution en France» d'Edmund Burke. Burke, c'est l'anti-Lumière comme le qualifie Zeev Sternhell. C'est le partisan du traditionalisme politique britannique contre le constitutionnalisme français. Le «droit historique» (l'appartenance à une communauté historique) contre le droit individuel; ce «droit historique» refusé aux Québécois mais accordé généreusement aux Premières nations par le gouvernement fédéral trudeauiste depuis deux générations. Il est vrai que ne constituant pas une unité politique centralisée mettant en danger l'intégrité canadienne, il est permis de leur être plus généreux qu'à l'égard de la majorité minoritaire francophone du Québec.
Avec Lionel Groulx, le mythe de la vulnérabilité se revêt du récit poétique de l'épopée de Dollard des Ormeaux, qui fournit «aux générations de Canadiens français une personnification de la vulnérabilité de la nation et de l'impératif de sa défense». Rétroprojetée au début de la Nouvelle-France, l'angoisse historique générée par la dialectique Durham/Garneau y trouve une dimension métaphysique, voire théologique au sort de la nation, aspect ignoré par l'auteur. Ce qu'il perçoit avec plus de justesse, c'est que, «pour les héros de Groulx, l'angoisse de l'oubli supplante en horreur la peur de la mort». Renversant l'opinion négative générée autour de la pensée de Groulx, il insiste davantage sur les efforts faits pour concevoir une utopie capable de redresser la politique contre les effets délétères de la Conquête et de la Confédération de 1867. De l'individualité personnelle que représentait Dollard, il s'agissait, pour Groulx, de passer à une individualité collective.
Tétrault s'en prend à ceux qui postulent une rupture radicale entre les thèses de Groulx et la position de ses élèves et disciples de l'École de Montréal, Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet. Cette école aurait participé du néo-nationalisme des années 1960. Il compare l'expérience intellectuelle et morale de ces historiens à celle du romancier tchèque Milan Kundera qui, dans Le Rideau, «décrit les petites nations comme des ensembles culturels et politiques vulnérables dont l'"existence n'est pas pour elles une certitude qui va de soi, mais toujours une question, un pari, un risque". Subtile façon de percevoir la minorisation québécoise à l'égale de celles des nations sous la coupe de l'Union Soviétique.
Peu importe, Tétreault nous assure que «la mythologie de la vulnérabilité est la manière privilégiée par les politiciens et les intellectuels canadiens-français pour s'appréhender comme sujet historique et politique». L'illusion qui naîtra de la position des historiens de Montréal est le fantasme d'«un Québec à l'identité majoritaire pleinement cristallisée, mais qui se serait décidé à restreindre ses ambitions aux limites établies par le fédéralisme canadien [et] ne serait rien d'autre qu'une nation très bien annexée en marche vers son assimilation et sa "stagnation dans la médiocrité". Il serait une prison dans laquelle une nation minoritaire s'imaginerait majoritaire». Illusion dangereuse selon Tétreault qui reproche au néo-nationalisme de s'être enferré entre l'impossible indépendance sans pour autant adhérer à l'assimilation.
C'est un véritable réquisitoire que Tétreault adresse au néo-nationalisme, lui reprochant de s'être laissé emporter par la «sociologie lavalloise», celle tirée des enseignements du Père Lévesque à l'Université Laval dans les années 1950. À ce dernier, il reproche sa «volonté de démystification et de déconstruction de l'imaginaire national, vu comme une entrave à l'union des personnes canadiennes, anglaises ou françaises». Tétreault donne ici une interprétation ridiculement littérale du personnalisme diffusé à l'époque dans les milieux intellectuels, en particulier celui des «citélibristes». Il dénonce leurs «droits de l'hommisme», ayant «pour fondement philosophique une valorisation de l'être humain au détriment de la nation». Par cette ouverture, Tétreault nous fait entrer dans l'idéologie bockcôtiste.
Le procès à l'emporte pièce de Tétreault frôle la désinformation lorsqu'il attribue aux disciples du Père Lévesque, comment, par leur «enquête sociologique, on a tenté de prouver, entre autres choses, que le mythe national de la vulnérabilité n'était pas le reflet de la vie ordinaire des Canadiens français et que le réel aurait tôt ou tard raison de cette mythologie». Pour lui, les sociologues favorisaient «une émancipation de l'individu au détriment de la nation». Cette négation du mythistoire de la vulnérabilité aurait visé à dissoudre la «grande tribu» dans le consensus fédéral canadien. Les historiens issus de Laval (Ouellet, Trudel, Hamelin) se seraient mobilisés contre le mythistoire véhiculé par Groulx et les historiens de Montréal. Or, Tétreault omet le fait que le grand adversaire de la pensée historienne de Groulx n'était pas le Père Lévesque mais l'abbé Maheux, qui n'était pas sociologue, mais historien!
Tétreault, qui refuse toute idée de rupture dans la continuité du mythe de la vulnérabilité, se doit d'y insérer la Révolution tranquille comme effet. Ainsi, affirme-t-il que «la Révolution tranquille est le produit politique de la survivance». La politique à partir de 1960 aurait cherché à répondre aux défis de la minorisation-assimilation en marche dans la pratique politique fédérale. Il s'en prend ici aux interprétations de Gérard Bouchard. Tétreault n'est pas loin de traiter Bouchard de «traître» lorsqu'il reproche à «l'analyse bouchardienne» de faire «sienne l'idée de la stérilité et de la fausseté de l'imaginaire canadien-français. Il s'agit d'une des manifestations de ce sur quoi repose l'imaginaire de la nation québécoise émergente : la dénonciation de la mythologie de la vulnérabilité au moment où se réalisent les aspirations politiques qu'elle porte». Pour que triomphe le second néo-nationalisme, il faut démontrer la faillibilité du premier. Si «l'essence politique de la Révolution tranquille est néo-nationaliste. Elle est celle d'une nation consciente qu'il faut quitter le statut de minoritaire pour rompre avec la stérilité politique qui, à terme, aura raison de son existence même. L'horizon de la Révolution tranquille est donc l'indépendance politique».
Une telle affirmation relève moins de l'analyse objective que de l'ordre de la métaphysique puisque, dans les faits, l'horizon a fini par déboucher sur l'échec de deux promesses référendaires tout en bénéficiant de la croissance économique à l'intérieur des paramètres fédéralistes : «On pourrait résumer ainsi l'essence de la mythologie politique du Québec de l'époque : ni majorité ni minorité. Ni tout à fait pérenne ni tout à fait vulnérable. L'imaginaire national et politique du Québec est celui d'une majorité authentiquement minoritaire». Solution mitoyenne qui témoigne de la conscience malheureuse qui ne pouvait que se dégager de ces nouveaux échecs, où l'«on constate la prégnance de la mythologie de la vulnérabilité. Le péril de la minorisation-assimilation hante toujours la nation. Même si celle-ci s'érige en "majorité", elle se sait dominée par une autre majorité qui n'est pas, elle, à mettre en guillemets».
Par un tour subtile de sa praxis idéologique, Tétreault jumelle en un même raisonnement les justifications des lois 101 (sur la langue française) et 21 (sur la laïcité de l'État) comme réactions à cette prégnance de la mythologie de la vulnérabilité. Ainsi, faut-il tenir compte que «les deux lois ne sont intelligibles que lorsqu'elles sont mises en relation avec ce qu'elles tentent de contrer, en l'occurrence le bilinguisme canadien dans le cas de la loi 101 et le multiculturalisme canadien dans le cas de la loi 21». Au moment où ces lois québécoises risquent d'être mises à mal par la Cour Suprême du Canada, reprenant la propagande bockcôtiste, Tétreault justifie ces lois comme produits du mythe même de la vulnérabilité qui passe du champ de l'imaginaire à celui du réel.
«La nation qui n'allait pas de soi» illustre les effets du mal que peut faire un atavisme idéologique sur un esprit brillant. Sociologue et non historien, l'auteur se laisse entraîner par la pensée politique isolée du reste de la société. Même la culture y est présentée comme une évidence; comme s'il suffisait de citer Gaston Miron pour en estimer le rôle. Alors qu'il reprend l'argument de Burke sur l'abstraction de l'individu et du droit de l'hommisme, il ne semble pas réaliser que la nation aussi est chose abstraite : qu'est, concrètement, ce fameux «plébiscite de tous les jours» dont parlait Ernest Renan, dans Qu'est-ce qu'une nation? Derrière ses références à Julien Freund, n'entendons-nous pas plutôt l'expression de la pensée du juriste Carl Schmitt, lorsqu'il associait tout voisin de la nation à un «ennemi»? De plus, la diachronie y est totalement absente, puisque nous sommes aujourd'hui au sein du Canada ce que nous étions déjà pour les Anglais aux lendemains de la Conquête. Au mythe de la vulnérabilité, on finit par s'intoxiquer au myste bockcôtiste : l'arrêt du temps. Étonnant à une époque où les peuples se sentent entraînés par «l'accélération de l'histoire».
Autre exemple de cette abstraction? L'absence du catholicisme comme essence et comme manifestation de la culture canadienne-française (Je reprends ici le beau titre du livre de Van der Leeuw). Le catholicisme, qui agissait en tant que structures symbolique et idéologique chez les Canadiens français, est réduit au «statut de sous-idiome dont pâtit le français à l'intérieur même du Québec». Tétreault ignore la force que le catholicisme – qui est un universalisme, rappelons-le – exerçait sur le nationalisme. L'encyclique Quanta cura et le Syllabus qui l'accompagnait (1864) plaçaient le nationalisme parmi les erreurs modernes que le clergé était tenu de condamner. Ce n'est qu'à travers la lutte à la modernité que le clergé ultramontain adhéra au nationalisme québécois (les fameux «Castors», 1882). Si on avait demandé à Garneau, Mercier ou Groulx s'ils auraient sacrifié la nation à la religion, ils auraient été déchirés mais auraient voté pour le sacrifice au nom de la religion. Groulx d'ailleurs s'est exprimé clairement sur cette question. Même cette grenouille de bénitiers qu'était Henri Bourassa condamna le mouvement de révolte sentinelliste des francophones de la Nouvelle-Angleterre lorsque ceux-ci subissaient les vexations linguistiques de la part du clergé irlandais. Cette variable étant absente de l'analyse de Tétreault, elle lui fait perdre une part de son intelligibilité. On s'en aperçoit lorsqu'il écrit que sous la Révolution tranquille, «l'État remplace l'Église, la dyade identitaire langue-foi fait place à la dyade langue-nation». C'est là une totale méprise. Ce que l'État a remplacé de l'Église, ce n'est pas la langue, liée à la culture, mais les services sociaux (éducation, santé, œuvres de chartié...), geste cohérent pour un État-providence.
L'analyse de Tétreault en arrive donc à commettre des anachronismes, péché capital pour l'historien! . La raison en tient à ce que l'approche de l'histoire de Mathieu Bock-Côté contient des éléments pathologiques propres à un nationalisme qui se laisse entraîner par des sentiments haineux vers la paranoïa qui le pousse vers le populisme, voire même le fascisme. Au départ, il s'agit seulement d'affirmer la primauté du droit historique sur les droits de l'hommisme. C'est ainsi qu'on entend la voix de Bock-Côté lorsque Tétreault dénonce «le brandissement de l'impératif des droits individuels joue... un rôle analogue pour la dilution de l'agir politique du Québec engagé dans la défense de son être culturel». Que ce droit individuel consiste à l'affirmation des ouvriers, des femmes, des gays ou des immigrants importe peu. La langue française est affaire de nation et non d'états individuels. Que les immigrants parlent leur langue à l'intérieur de leurs foyers, c'est chose normale, mais ce ne l'est plus à l'extérieur.
Afin de faire correspondre ce droit linguistique au droit historique, «le fait que la Charte [de la langue française] impose des contraintes linguistiques n'est pas "anormal" en soi. Ce qui l'est, en revanche, c'est la situation de sujétion du Québec qui le pousse à user de la contrainte pour faire respecter des aspects de sa vie publique qui vont de soi dans les pays normalement constitués». Il en va de même pour la charte de la laïcité québécoise. La première a été imposée en réaction à la vulnérabilité du français devant le bilinguisme politique fédéral; la seconde, en réaction à la vulnérabilité de l'État québécois devant le multiculturalisme protégé par la Charte fédérale des droits et libertés. Comme se justifierait Bock-Côté : il ne s'agit pas là de mon intolérance, mais d'une réaction de défense contre la menace que représente l'Autre – du fédéral, du Canada anglais, de l'immigrant –, qui m'impose de recourir à des mesures discriminatoires.
«Que reste-t-il aujourd'hui de cette mythologie et de cette soif d'indépendance? Pour l'écrasante majorité d'entre nous, il semble que le Québec va de soi et qu'il ira toujours de soi», demandait l'auteur au début de son essai. Constat triste pour Tétreault : «La vulnérabilité ne semble plus être le propre du Québec que l'on présente sous les traits d'une société normale. Certes, il est une petite nation, écrit, par exemple, Bouchard, mais il s'agit là d'un atout et non d'un motif d'inquiétude». Chasser le motif d'inquiétude, c'est s'empêcher définitivement d'accéder à l'indépendance. C'est la dangereuse illusion qu'il ne pardonne pas aux militants néo-nationaliste. On ne peut qu'être d'accord avec Tétreault sur la fausse stratégie référendaire des Péquistes, car l'auteur est trop imbu du cynisme de Machiavel pour espérer dans cette stratégie tant la force ne sera jamais du côté du Oui.
La preuve? L'échec référendaire de 1980 a ouvert la porte au rapatriement de la Constitution en 1982 et le désaveu du mythe de la vulnérabilité pour une nouvelle mythologie, celle de la normalité : «Il est toujours question de vulnérabilité, mais la vulnérabilité qui émanait historiquement de la nation n'est plus le propre de celle-ci, mais bien des minorités culturelles que l'on dit exclues de la communauté nationale. Voici donc une société qui se considère comme normalisée, une société qui va de soi et discute de la forme que devrait prendre la laïcité de son État, indépendamment du régime politique auquel elle est soumise depuis 1982. Il semble que la mythologie politique de la vulnérabilité cède la place à la mythologie de la normalité». Ce qu'a à lui reprocher Tétreault est un auto-aveuglement d'«un imaginaire politique complètement divorcé du rapport de force à l'œuvre dans la fédération canadienne».
Le Québec actuel a rompu avec sa tradition mythologique qui lui avait toujours servi de stimulus dans sa résistance à la minorisation-assimilation : «Les Québécois n'envisagent plus leur présent et leur avenir de "communauté d'histoire" à la lumière de leur disparition éventuelle. De minorité fragile et vulnérable, ils se sont transformés, par la magie du verbe, en une majorité pérenne, voire omnipotente», regrette-t-il. S'autorisant d'une citation de Christopher Lasch qui ferait de la sienne une «voix plus sombre», il en vient tout simplement à regretter que l'angoisse historique de la mort et de l'oubli ne revienne pas animer l'action (de soi) des Québécois : «Renouer avec le sentiment de notre vulnérabilité, c'est renouer avec l'espoir de voir un jour notre pays participer au concert des nations dans sa dignité reconquise», tant pour autant qu'un Bock-Côté assume le rôle d'avertisseur d'incendie et précipite la nation dans une action politique irréversible, seule capable d'affirmer la pleine souveraineté d'agir des citoyens du Québec : l'indépendance radicale.
Ce mythe de la vulnérabilité peut aussi avoir un autre effet pervers que semble ne pas voir les bockcôtistes, car, paradoxalement, il se transforme en son antithèse la plus woke : la victimisation. Victime des Iroquois. Victime de la Conquête. Victime de Colborne et de Durham. Victime de l'Union et de la Confédération. La nation québécoise, qui ne se conçoit plus autrement exige, en tant que telle, la reconnaissance conséquente de son auto-détermination. Le bockcôtisme a au moins l'avantage de présenter une alternative pure et dure aux positions diluées de Saint-Pierre Plamondon qui, comme le roi de France, n'a rien oublié ni rien appris, répétant la même rhétorique pour la même solution qu'aux référendums perdants de 1980 et de 1995. Entre la castration et la frigidité – entre le mythistoire de la vulnérabilité et celui de la normalité -, le bockcôtisme, en retrouvant la menace de la minorisation-assimilation, retrouverait le mode d'action [de soi] qui achèverait ainsi la logique de l'historicité québécoise.
Jean-Paul Coupal
LE SCHISME IDENTITAIRE
Étienne-Alexandre Beauregard, auteur du Schisme identitaire, est lui aussi atteint de bockcôtisme. Alors que son condisciple Alexis Tétreault, dans La nation qui n'allait pas de soi, retraçait l'évolution du mythe de la vulnérabilité, Beauregard, lui, décrit l'évolution des aléas du nationalisme québécois jusqu'à ce qu'il s'engage, avec le millénaire, dans une «guerre culturelle».
Plus intimiste que son ami Tétreault, il nous décrit sa découverte du sentiment national. Jeune «nationaliste conservateur», il adhère au projet du Parti Québécois. Puis sa déception après l'humiliation de 1995, sa désillusion envers son parti, enfin son ralliement par défaut à la Coalition avenir Québec. À travers cette descente aux enfers, Beauregard, communie avec la version néo-néo-nationaliste Bock-Côté/Legaultet à la «fierté retrouvée». Comme si un slogan était synonyme d'un concept politique.
Ce qui étonne dans la démarche de Beauregard, c'est son choix de placer son analyse sous la thèse des blocs hégémoniques d'Antonio Gramsci. Beauregard essaie de faire oublier le fondement marxiste des thèses de Gramsci (il ne l'évoque vraiment qu'une fois) et cela va déteindre sur son analyse. Les blocs hégémoniques de Gramsci sont liés aux intérêts de classes dans un mode de production capitaliste. Parler de blocs hégémoniques national(istes) québécois ou canadien sans en référer aux classes d'où ils dérivent, c'est succomber à un essentialisme métaphysique. En refusant de sonder les fondements sociaux de ce qu'il qualifie de «guerre culturelle», il refuse de donner corps à ces blocs hégémoniques qui ne sont qu'abstractions. De quel lieu parlez-vous? demandait Lacan.
Les idées politiques ne s'engendrent pas dans un monde éthéré. C'est ce qu'on est amené à croire à lire l'essai de Beauregard. L'auteur suit la dérive idéologique qui finit par se polariser sur deux lignes de crête. «D'un côté, la Coalition avenir Québec et le Parti québécois défendent une vision nationaliste, qui ne doute pas de la légitimité du peuple québécois à incarner la norme chez lui et à faire de l'État un instrument de son affirmation. De l'autre côté, le Parti libéral et Québec solidaire sont les porte-voix du discours hégémonique, qui voit le nationalisme québécois comme un crime de lèse-pluralisme et qui souhaite réinventer le Québec sur l'autel du multiculturalisme. Il ne fait aucun doute que ce nouveau clivage est plus profond et plus fondamental encore que celui qui opposait le fédéralisme à l'indépendance : à preuve, les anciennes familles politiques sont aujourd'hui écartelées par la question identitaire».
Beauregard part de là où le livre de Tétreault s'acharnait à démolir le mythe de la Révolution tranquille et de l'idéologie néo-nationaliste. Le nationalisme perd «définitivement sa position hégémonique dans la conscience québécoise, au profit d'une nouvelle idéologie qui... contraint le mouvement nationaliste dans son ensemble à se tenir sur la défensive. C'est là un renversement d'envergure dont les retombées sur le Québec ont été majeures et dont la cause première est attribuable à "l'argent et [à] des votes ethniques"...». Cette déclaration de Jacques Parizeau au soir de la défaite référendaire d'octobre 1995 aurait ouvert la porte à ce renversement :
«En prêtant le flanc à des accusations d'"ethnicisme" et d'"intolérance", le discours de défaite du premier ministre du Québec a contribué au basculement de l'hégémonie québécoise vers un récit où le peuple québécois, jadis victime d'une "oppression essentielle", se retrouve maintenant dans le rôle de l'oppresseur et doit justifier son existence comme nation majoritaire. Alors que le sujet politique unitaire sur lequel se fondait l'État-nation québécois s'écartèle, une historiographie post-nationale diamétralement opposée à celle de l'École de Montréal prône désormais le dépassement de la question nationale comme "fin de l'histoire" québécoise. L'éthique de la loyauté envers la nation se voit quant à elle supplantée par une éthique de l'altérité où "l'ouverture à l'autre" et un État multiculturaliste à la canadienne incarnent le bien suprême».
Beauregard a raison de dénoncer le mauvais tour qu'on a fait jouer à cette déclaration. La pire conséquence pour le peuple québécois a été de perdre «son statut de colonisé [pour lui faire] jouer le rôle de l'oppresseur pour la première fois de son existence». Du jour, tout le regard sur le passé s'est modifié. La vieille Nouvelle-France épique de Groulx et Frégault s'est transformée et «ce nouveau regard sur le peuplement français à la lumière de la question autochtone et de la question "raciale" remet en cause la légitimité de la nation québécoise et de son affirmation [...]. Ceux qui étaient jadis les "nègres blancs d'Amérique" sont désormais comparés aux propriétaires d'esclaves du Sud américain, alors qu'on oppose rhétoriquement la majorité francophone "blanche" et oppressive aux minorités culturelles victimes de sa prétendue tyrannie». La société québécoise se découvrait pratiquant un «racisme systémique» que les tribunaux ne cessaient de sanctionner, alors que le Premier ministre refusait d'entériner cette expression malgré la pression des Libéraux et des Solidaires.
Beauregard rappelle que jadis, «le sujet politique unitaire et national n'admettait pas de sous-classes de citoyens dans la construction nationale, [par contre] les "communautés" séparées pullulent sous un sujet politique éclaté». L'intersectionnalité est tout le contraire d'une unité politique source d'une force cohérente, car elle résulte d'alliances conjoncturelles contre l'État-nation : «Si Martin Luther King revendiquait la place des Noirs au sein du "nous" unitaire américain et dénonçait leur inégalité devant la loi, c'est maintenant cette idée d'une seule justice pour tous qui se trouve attaquée par le concept de discrimination "systémique", qui prône au contraire des traitements particuliers menaçant l'universalité de la citoyenneté». Il en va de même des réclamations des mouvements gays qui, après avoir revendiqué leur norme veulent maintenant rentrer dans la norme hétérosexuelle de la famille. Les féministes militant pour «le pain et les roses» défendent maintenant des musulmanes voilées, ce qui contredit la conception occidentale de l'émancipation des femmes. L'intersectionnalité met au défi la cohérence de la pensée.
Il va de soi que ces contradictions finissent par semer la zizanie entre les différentes sections revendicatrices. D'autre part, «ce rêve d'un État multiculturaliste entraîne le remplacement d'une citoyenneté universelle et partagée au profit [d']une "citoyenneté différenciée", où tous peuvent choisir à la pièce les modalités de leur adhésion à la nation en valorisant d'abord leurs identités particulières». C'est ce que l'auteur appelle «l'éclatement du sujet politique», ce qui «place la pluralité des identités au centre de la réflexion alors que les relations entre elles deviennent fondamentales dans une nouvelle éthique fondée sur le rapport à l'altérité. Cette éthique postule que le bien se trouve dans le reniement de soi au profit d'un Autre défavorisé dont peuvent se revendiquer les minorités diverses et variées, un principe qui rejoint celui du care popularisé par l'auteure féministe Carol Gilligan. Postulant que les critères universels pour définir le bien et le mal sont issus de sociétés patriarcales qui masquent l'oppression derrière l'universalité, le care valorise d'abord "l'importance des soins et de l'attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendant d'une attention particularisée, continue, quotidienne"»...
C'est avec un tel raisonnement qu'on se prend à se demander quelles forces sociales, au-delà de l'addition des identités particulières, parviennent à influer sur l'État et les institutions? Car tout ça, aux yeux de nos bockcôtistes, n'est qu'affaire de représentations. Ainsi, «en pensant d'abord le politique comme une opposition entre inclusion et exclusion, entre nationalisme civique et nationalisme ethnique, l'éthique du care fragilise les fondements du projet indépendantiste et même ceux du nationalisme québécois». Notre auteur ne reconnaît pas dans cette opposition entre nationalisme civique et nationalisme ethnique, la différence que faisait autrefois Charles Maurras, chef des nationalistes et des royalistes de l'«Action française», entre «pays légal» et «pays réel». Le nationalisme ethnique est bien le pays réel, celui qui vivait, selon Tétreault, dans le mythe de la vulnérabilité. Mais par la mobilisation du nationalisme civique, du pays légal, l'angoisse historique glisse vers «une "vulnérabilité globale" de l'humanité à des dangers nouveaux rend[an]t non seulement souhaitables mais aussi essentiels l'avènement d'une conscience globale et l'union des nations dans des structures supranationales, comme le Canada ou l'Union européenne». Désormais, ce n'est plus Saint-Jean-Baptiste qui mène la parade, mais Greta Thunberg.
Devant l'État-nation québécois longtemps protégé par un consensus entre péquistes et libéraux, Beauregard est confronté aux gouvernements libéraux et surtout à celui de Philippe Couillard, «sans doute le premier chef libéral à désavouer aussi ouvertement l'idée que le Québec soit un État-nation francophone, le premier ministre libéral soutient en effet durant son mandat que les Québécois sont "tous venus d'ailleurs rejoindre les Premières Nations, il n'y a que la date qui change", un discours qui entre évidement en contradiction absolue avec toute filiation particulière entre l'État québécois et une nation culturelle». «Sous l'emprise d'un nouveau discours hégémonique qui considère l'effacement national comme synonyme de progrès social», la majorité affichée par le néo-nationalisme dans les années 1960, retrouve son statut minoritaire, non seulement devant le bloc anglo-canadien, mais aussi face aux identités parcellaires.
Un pas de plus a été accompli avec la montée de Québec solidaire (QS) qui fait passer la «gauche nationale» vers une position convergente avec le Parti Libéral du Québec. C'est ici que le manque d'analyse sociale de Beauregard handicape l'intelligence de la problématique. En effet, d'où parle Québec solidaire? Au départ, en tant que «gauche nationale», QS associait encore la nécessaire indépendance à la libération du prolétariat de travailleurs, de syndiqués, de femmes militantes, de groupes communautaires. Depuis, «le passage du flambeau entre le tandem David-Khadir et ses successeurs Manon Massé et Gabriel-Nadeau Dubois marque également le virage de QS d'une gauche nationale vers une gauche libérale, tandis que cette seconde tendance prend le dessus dans le discours du parti et de ses porte-parole». Il n'y avait qu'à regarder, lors des dernières élections, les placards de QS ornementer les jolis bungalows de banlieue pour deviner que les militants du parti se recrutaient de plus en plus parmi la petite-bourgeoisie plutôt que parmi les «damnés de la terre». Une petite bourgeoisie en ascension faite d'étudiants et de jeunes professionnels n'attendant que la réussite sociale pour rallier l'authentique parti Libéral.
Ce que Beauregard qualifie de «rupture avec l'universel» entraîne «la naissance d'un "essentialisme minoritaire" destiné à reconnaître le membre d'un "groupe marginalisé" d'abord en tant que membre de ce groupe, détenteur d'une identité authentique qui ne doit pas être opprimée par l'intégration à une citoyenneté commune». Plutôt que l'expérience collective (oppression nationale, mais aussi oppression de classe), l'idéologie se rabat sur «l'expérience vécue» des individus. Mais cela va au-delà de l'expérience personnelle puisqu'il y a appropriation des expériences collectives passées. Le «racisme systémique» ajoute aux gestes racistes de portée individuelle l'expérience multiséculaire de l'esclavage. Soudain, on découvre le passé esclavagiste de la Nouvelle-France, que Trudel, pourtant dès les années 1960, avait exposé dans un ouvrage réédité opportunément. Les Noirs ont donc un statut particulier qui conjugue un vécu individuel au passé et au présent d'un vécu collectif qui, paradoxalement, est refusé à la majorité blanche québécoise. L'expérience, en tant que contingence historique, se transforme en essence métaphysique, «ce qui fait de chaque personne appartenant à un groupe minoritaire un "représentant" de ce groupe, comme s'il avait la légitimité d'un élu plébiscité par ses pairs». Il en va ainsi encore des Amérindiens et des immigrants.
Dans cette logique de compétition entre groupes minoritaires, une échelle de mesure ne tarde pas à s'élever, de sorte que le «care stipule que les "soins" doivent être accordés aux plus vulnérables et non prodigués de manière universelle : la victimisation devient donc le seul moyen d'imposer la légitimité de ses doléances dans une vision binaire qui ne considère que des rapports d'oppression». En conséquence, on ne voit pas comment une «majorité québécoise francophone» pourrait se revendiquer de quelque care que ce soit! «Reléguant le bien commun aux oubliettes, l'approche intersectionnelle fait le pari d'une coalition d'intérêts particuliers rassemblés par une même opposition aux idées d'universalité et de collectivité plutôt que de poursuivre un idéal positif, cohérent et unificateur». Comme Tétreault, Beauregard rejoint la régression victimaire canadienne-française, projetant la «survivance» des Réformistes (1840-1867) sur le nationalisme caquiste :
«"Dans le contexte dramatique qui était le leur, ils n'ont rien fait d'autre que de travailler à la préservation des acquis culturels d'une nationalité confrontée à la possibilité de sa disparition. [...] En sauvant ainsi du gouffre l'essentiel de ce qu'avaient légué les générations antérieures, les réformistes n'ont-ils pas rendu possibles les légitimes aspirations du peuple québécois à la liberté collective" [Éric Bédard. Survivance). Plutôt que d'évoquer une trahison des clercs ou encore une collaboration des élites avec le conquérant anglais, Bédard parle d'une "prudence [qui] nous a somme toute assez bien servis».
Cette nouvelle survivance s'incarne dans le bockcôtisme face à l'échec de la «majorité minoritaire» du néo-nationalisme à accéder à l'indépendance. Ce second néo-nationalisme effectue un «retour au Canada français»; voire «un apolitisme qu'entraînerait inévitablement un nationalisme culturel qui ne serait pas explicitement indépendantiste». Plutôt qu'une régression, Beauregard y voit un repli temporaire stratégique; un «populisme contre-hégémonique» illustré par la C.A.Q. depuis 2018. D'un autre côté, dans l'adversité, «le Québec défendu par QS est... une coalition d'exclus, de marginaux, de défavorisés, qui représenteraient le véritable Québec contemporain par opposition au Québec des banlieues et des régions francophones, associé à un passé qui devrait changer parce qu'il serait intolérant et obsolète». Le multiculturalisme partagé également par les Libéraux et les Solidaires contaminés par le trudeauisme face au néo-néo-nationalisme bockcôtiste.
Une fois de plus, nous ne voyons pas d'où parlent ces forces hégémoniques et contre-hégémoniques. D'un côté, le care est-il suffisant pour créer une identité citoyenne d'exclus? Combien de divisions? demanderait Staline. Et ce Québec des banlieues, attaché à son passé linguistique et ethnique? Quel est-il? Professionnels et petits cultivateurs, comme au temps de Duplessis? Petite-bourgeoisie entrepreneurial cliente des Caisses Pop du temps de Lévesque? Jeunes agriculteurs convertis à l'agriculture intensive, automatisée et informatisée? Fonctionnaires des services publics régionaux? Qui a identifié exactement ceux s'exprimant par la voix du «cheuf» Legault? Même Manon Massé ne reconnaît plus ses mandants. Depuis la publication du livre de Beauregard (2022), Nadeau-Dupois a «clairé» ses membres idéalistes de la première heure, comme Catherine Dorion, qui opposait une résistance poétique au vendeur de chars usagés converti au pragmatisme.
Quand, en 1979, Gilles Bourque et Anne Légaré, dans «Le Québec La question nationale» (Maspero éd.), relevaient combien le Parti québécois était «structuré à l'éclatement» - éclatement qui devait survenir après l'échec référendaire de 1980 -, les auteurs faisaient reposer leur analyse des conflits idéologiques sur les tiraillements de la petite bourgeoisie. L'intelligibilité de la crise au sein de la mouvance indépendantiste était limpide. C'est une telle analyse qui manque chez Beauregard lorsqu'il réduit l'affrontement entre les deux blocs hégémoniques en compétition à une «guerre culturelle», le western entre Mathieu Bock-Côté et les wokes.
Le multiculturalisme est toujours sur le point d'emporter la guerre, refoulant l'anti-hégémonie nationale dans ses retranchements. Celle-ci n'a plus qu'à évoquer les poncifs conservateurs. Beauregard, comme Tétreault, évoque le spectre d'Edmund Burke : «La vision de la société élaborée par Edmund Burke (1729-1797), un des pères du conservatisme anglais, suppose un "pacte entre les générations" qui lierait les morts, les vivants et ceux qui restent à naître dans la préservation d'un héritage de culture et de traditions. Si on sent qu'on fait partie d'une chaîne intergénérationnelle, la solidarité et l'enracinement obligent à préparer la suite du monde par devoir envers les générations futures...». De ce principe se dégage le droit historique, antithétique aux «droits de l'hommisme» sur lesquels s'appuient les sections identitaires. Les deux partis en viennent donc à s'affronter sur une définition pro domo de la démocratie.
Pour Beauregard, «Nation et démocratie sont... indissociables puisque le bien commun issu des décisions démocratiques se fonde justement sur l'idée selon laquelle tous les membres de la nation ont en commun certains intérêts fondamentaux qui doivent être défendus». «Ce "nous" est défini comme l'expression d'une unité morale entre les citoyens, fondée sur une identité commune à laquelle tous les membres du corps politique sont appelés à adhérer afin de permettre les désaccords tout en évitant les déchirements». Pour les péquistes, ce «nous» n'avait de situation opportune sinon d'y inclure les immigrants. Pour les caquistes – et les bockcôtistes -, c'est la réaffirmation de la langue française et des valeurs identitaires. Position jugée ethniciste par le multiculturalisme, nouvelle «tyrannie de la majorité» :
«Or la démocratie demeure fondée sur l'idée du pouvoir du peuple, et tout changement significatif effectué sans lui demeure susceptible d'être durement contesté, à défaut d'être renversé. Il convient donc de se demander quelle est la véritable tyrannie : celle d'une majorité démocratique qui élit légitimement des représentants pour défendre ses idées ou celle d'une minorité hautaine qui compte sur le pouvoir judiciaire pour imposer une idéologie massivement impopulaire?»
L'affirmation paraît relever du lieu commun, mais Beauregard écarte bien des nuances de sa définition de la démocratie, «âme d'un peuple». S'il est vrai que «notre mode de représentation est territorial et que tous les résidents d'une même circonscription envoient un député, qui les représente tous, à l'Assemblée nationale pour défendre leurs intérêts», il faut avoir bien en tête que l'évolution historique a modifié ce mode. D'abord, chaque député représente non seulement sa circonscription, mais le peuple tout entier. Mais plus important encore, le député est passé du représentant de la circonscription (la voix de ses électeurs) au délégué du parti politique ou du gouvernement. Comme il s'est produit également avec le représentant syndical et dans les corporations professionnelles.
«Alors que l'éthique dominante bascule de la loyauté vers l'altérité, le multiculturalisme canadien se présente comme l'incarnation même de cet impératif moral d'effacement de l'universel au profit des particularismes minoritaires, appuyé par une nouvelle gauche qui a délaissé le bien commun pour défendre une somme de biens particuliers». Est-ce bien exact? Libéraux et Solidaires ne seraient sûrement pas d'accord, mais Beauregard le répète : il s'agit d'une «guerre culturelle». Chaque parti qualifie son adversaire «d'idéologique», alors que lui-même s'identifie à la Vérité. Tout le reste n'est que représentations.
Voyons comment l'auteur explique comment la C.A.Q. a fini par écarter le P.Q. aux élections de 2018 : «C'était le pari de Jean-François Lisée lorsqu'il a souhaité faire du Parti québécois le ralliement des progressistes sociaux démocrates en opposition à l'austérité libérale, convaincu qu'il était de parler à une majorité en promettant de réinvestir dans les programmes sociaux plutôt que de couper dans les impôts. Pourtant, il semble que la véritable ligne de fracture dans l'électorat québécois ne portait pas sur la place de l'État dans l'économie mais bien sur son rôle de protecteur d'un héritage culturel, ce qu'a su catalyser la Coalition avenir Québec». L'explication ne va pas de soi. Par ses tergiversations et ses compromis, le P.Q. avait perdu la confiance populaire, ce qui ne veut pas dire que cette confiance s'était déplacée à la C.A.Q. C'est plutôt une haine populaire de Philippe Couillard et de son abjecte politique d'austérité qui a jeté le vote populaire dans les bras d'un parti qui n'avait jamais accédé au pouvoir.
Malgré les nombreux défauts du «Schisme identitaire», Étienne-Alexandre Beauregard offre un exposé idéologique et politique cohérent à condition de ne pas chercher la société dans laquelle évolue cette «guerre culturelle» de blocs hégémoniques. Ce qu'on remarque surtout, c'est que, publié seulement en 2022, en 2024, la situation a complètement changée. La C.A.Q. est en plein effritement, épuisant les espoirs de Bock-Côté; QS, un temps en ascension, peine à se ressaisir d'un schisme intérieur. Le Parti Libéral est en pleine remontée, stimulé par la course à la chefferie et le P.Q. atteint des sommets dans les sondages, qu'il associe à une remontée de la ferveur référendaire alors qu'il ne fait que recueillir les morceaux de l'éclatement de la C.A.Q. dû aux mensonges et à l'arrogance de ses chefs. Les livres politiques sont vite désuets. À l'opposé de Gramsci, on peut dire de Beauregard ce que Marx disait de Hegel : qu'il fait marcher l'histoire sur la tête.
Jean-Paul Coupal
LES LEGS D'UN PHILOSOPHE AMATEUR – ESSAI SUR FRANÇOIS HERTEL
Le livre de Dominic Fontaine-Lasnier, Les legs d'un philosophe amateur, est construit, au dire même de l'essayiste, comme un ouvrage typiquement hertélien. On y retrouve quatre parties distinctes mais complémentaires, «Tombeau de François Hertel», essai biographique et critique; «Souvenirs et impressions», autobiographie hertélienne impressionniste; «Hertel, un esprit en marche», entretien avec Guylaine Massoutre, autrice d'une thèse de doctorat sur Hertel; «Aphorismes de François Hertel», sélectionnés à travers différents ouvrages lus par l'auteur.
L'esprit de l'ensemble est érigé sur l'oubli dont a été victime l'œuvre nombreuse d'un penseur marginal du milieu du XXe siècle : «Le portrait proposé ici se veut un rappel de ce qu'Hertel a pu représenter dans notre jeune histoire philosophique, un rappel dramatique, il faut bien l'admettre, dramatisé même, puisque l'histoire a joué en sa défaveur et n'a laissé que des ruines plus ou moins lisibles évoquant sa contribution. Il s'agit donc de retrouver un héritage déjà distribué, mais qui ne semble pas avoir été calculé à sa juste valeur, ou qui n'a peut-être pas été reconnu comme venant d'Hertel lui-même».
Aux yeux de Fontaine-Lasnier, «Hertel n'est pas tout à fait devenu un fantôme, mais il est un sacrifié de notre culture moderne, car après avoir participé à la conquête d'une liberté de parole et de pensée inédite, il est mort oublié, par nous qui pensons plus librement de nos jours, en partie grâce à lui». En effet, Hertel, membre de la Société de Jésus, a été l'un des premiers à défroquer au début des années 1940, à une époque où rompre ses vœux signifiait tomber du côté de l'athéisme. Le Jésuite aux lettres classiques et aux études théologiques, professeur à Brébeuf, avait déjà une cour d'étudiants sur laquelle il risquait de diffuser ses «inquiétudes». Protégé par l'évêque de Montréal, Mgr Charbonneau, il put occuper un temps un poste au collège des Sulpiciens André-Grasset, avant de s'exiler en Europe, à Paris surtout, où il demeura jusqu'à peu de temps avant sa mort (en 1985), avant d'être rapatrié une dernière fois à Montréal.
Cette défroque est sans doute l'une des raisons pour lesquelles Hertel fut si prisé par une classe de jeunes universitaires, enseignants et étudiants qui s'interrogeaient sur leur foi et leur engagement dans l'Église au moment où le vaisseau craquait à bâbord comme à tribord, emporté par les tumultueuses années 1970. L'un de mes professeurs tenait ses écrits en haute estime, nous enseignant l'un des aphorismes d'Hertel : «On doit enseigner non pas ce qu'il faut penser, mais qu'il faut penser», car apprendre comment penser est plus ardu que recevoir des pensées toutes faites, conventionnelles et faciles à répéter. Ainsi, nous dit l'auteur, «la pensée d'Hertel est antidogmatique même quand elle s'autorise des avis tranchées, car elle n'oublie jamais son statut d'opinion». La personnalité et la pensée d'Hertel étaient bien présentes dans le Zeitgest de la Révolution tranquille.
Enseignant dans un cégep (institution houspillée par Hertel à sa fondation), le professeur de philosophie Fontaine-Lasnier se reconnaît dans ce professeur de lettres de collèges classiques d'avant-guerre. Ses interrogations sont devenues, pour un bon nombre, les siennes, d'où cette proximité qui l'unit à Hertel. En lui, il reconnaît l'incarnation «d'un philosophe antique en partie stoïcien, épicurien et sceptique, une sorte de personnage anachronique qui voulait "vivre sagement au XXe siècle"». Cette complexité témoigne d'une personnalité difficile à comprendre pour une mentalité qui cherchait la clarté d'un Boileau. Comme l'écrit bellement l'auteur, Hertel «incarnait l'esprit du jazz dans un monde encore crispé par le classicisme».
Ce qui rendait encore plus difficile la compréhension d'Hertel, c'était ce sens de la blague qui était loin de plaire aux culs bénis de l'époque : «Jésus n'a jamais ri», se répétait-on, de Jean Chrysostome à Baudelaire. Cet humour d'Hertel pouvait se montrer sardonique, comme devant ce Supérieur des Jésuites : «[O]n avait jugé que j'étais vraiment trop large d'esprit, allant jusqu'à conseiller à mes étudiants de fréquenter des jeunes filles. Je n'ai rien contre l'homosexualité, mais je croyais utile à des jeunes gens d'avoir des amitiés féminines», rappelle Hertel dans «Souvenirs et impressions...», son dernier recueil paru en 1977. La qualité que voit Fontaine-Lasnier dans ce sens de l'humour particulier démontre qu'«il y a une volonté chez le philosophe québécois de rester au plus près de l'expérience du réel, à tout le moins d'y revenir chaque fois que son esprit s'emballe devant les infinies possibilités qu'offre l'abstraction», ce qu'illustre, en effet, la pensée d'Hertel. Le but de l'auteur, «c'est justement l'esprit que je veux ici retrouver plutôt que la lettre. L'esprit d'Hertel qui s'anime encore, quelque part dans ses œuvres, entre la vie qu'elles évoquent et les mots qui la réinventent».
La seconde partie de l'ouvrage est plus intimiste. Fontaine-Lasnier y décrit son parcours intellectuel vers la connaissance philosophique, les écueils de sa vie d'étudiant, ses rencontres fortuites. L'une d'elles m'a particulièrement touché. Il s'agit de sa rencontre avec Jean-Marie Poupart, romancier et essayiste que j'avais connu près de vingt ans plus tôt, lorsqu'il m'enseignait la littérature d'essais au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu. Lui aussi avait ce sens de l'humour qu'il n'hésitait pas à partager avec ses étudiants. À l'époque, l'auteur de Chère Touffe, c'est plein de fautes dans ta lettre d'amour était connu pour celui qui réhabilitait les paralittératures dans le champ des études littéraires. Après le roman policier, c'est le roman pour enfants qui fut le genre dans lequel il excella. Parti trop tôt (2004), bien des années après l'avoir eu comme professeur, il arrivait de nous croiser à Montréal et toujours il se souvenait de moi et nous pouvions jaser encore pendant quelques minutes, avec ce même esprit ouvert et amuseur. Il est vrai, comme le constate Fontaine-Lasnier, que «le monde est petit».
Si j'avais un reproche à faire au livre de Fontaine-Lasnier, ce serait de ne pas avoir consacré au moins un paragraphe à la pensée politique d'Hertel. Il évoque à quelques endroits les compliments que Pierre Elliot Trudeau adressait à Hertel, mais Trudeau n'a jamais été le disciple d'Hertel. Bien au contraire, alors qu'Hertel, dans un essai de 1967, appelait à la disparition d'Ottawa comme obstacle à l'épanouissement de la Confédération, dans cette même année, élu Premier ministre du Canada, Trudeau allait s'engager à renforcer les pouvoirs d'Ottawa.
Cet essai de 1967, je l'ai sous les yeux, c'est Cent ans d'injustice?, dans lequel, de passage à l'Université Queen's de Kingston, il remettait un Mémoire au Département des sciences sociales et politiques», «Est-ce la fin du Canada?». L'éditeur (les Éditions du Jour) ayant trouvé ce titre inconvenant en cette année de célébrations du centenaire, lui demanda d'en trouver un autre. Composé de trois textes – Est-ce la fin du Canada?; L'indépendantisme vu de Montréal; Du séparatisme québécois -, Cent ans d'injustice? - avec un point d'interrogation dubitatif qui contrastait avec des affirmations du genre Pourquoi je suis séparatiste, arrivait à un moment crucial des enjeux politiques, au point de semer un désarroi qui n'est sans doute pas innocent dans l'oubli qui devait le suivre par la suite.
À la guerre de races diagnostiquée dans le Rapport Durham, Hertel affirmait : «Je crois... qu'une réconciliation des frères ennemis que sont les deux Canadas serait plus facile si les deux ethnies qui s'opposent étaient chacune chez elle». Dans une pensée politique en plein processus de développement, où la fin finira par contredire le commencement, Hertel jugeait le séparatisme comme un miroir aux alouettes : «Une séparation des deux Canadas aboutirait, semble-t-il, d'après d'excellents spécialistes, à un enrichissement de la bourgeoisie québécoise et ne servirait en rien les intérêts populaires du Bas-Canada. Je ne suis pas sûr, je l'avoue, de cette issue. Je crains plutôt que, de surenchères en surenchères, les chefs indépendantistes ne tombent dans un irréalisme qui risque de telles confusions qu'on veuille en venir à une soviétisation du pays. D'autre part, il ne s'agit pas de savoir si le séparatisme est une bonne ou une mauvaise chose, il s'agit de savoir s'il s'accomplira. Je prétends qu'il s'accomplira fatalement, si les masses populaires plus encore que les élites y aspirent. Voilà, je le répète, le fait nouveau».
Bien qu'Hertel souhaitasse une affirmation nationale des Québécois, il craignait qu'elle se fît au détriment de la population la moins fortunée de la province-devenue-pays. En ce sens, il y avait du marxisme dans sa première approche de la question indépendantiste, approche qui sera reprise par certains groupes populaires au moment du référendum de 1980. Au cours des débats référendaires, ce n'est pas le ralliement au camp du Non des Claude Blanchard, Émile Genest ou Rita Bibeau qui fit le plus mal, mais de voir que des esprits de la trempe de Félix-Antoine Savard, Thérèse Casgrain... et François Hertel se prononçaient contre le Oui.
Dire qu'Hertel était l'héritier de Henri Bourassa et de Lionel Groulx, c'est montré la complexité des réflexions politiques de Hertel. Provenant de deux penseurs aux visions nationalistes totalement opposées, cette complexité explique l'entre-deux politiques qui sera toujours celui d'Hertel. D'un côté, dans Cent ans d'injustice?, Hertel affirme : «Je suis révolutionnaire dans la mesure où cette attitude est réaliste, dans la mesure où elle réclame ce qui vaut d'être réclamé. Je suis en somme contre toutes les formes de statisme bourgeois, qui refusent l'évolution sous le fallacieux prétexte que tout ne va pas si mal». La situation du Canada ne pouvait rester à ses yeux celle de 1967. On en retrouvera un écho dans le discours jubilatoire de Pierre Elliot Trudeau au soir de la victoire du Non, appelant au rapatriement de la Constitution.
Dans un premier temps, Hertel avait sa propre vision géographique du Canada :
«La géographie physique, économique, humaine, s'oppose à un Canada indéfiniment soudé par un axe est-ouest.
Mais insistons encore un peu sur l'incompatibilité géographique qui entraîne naturellement toutes les autres, entre les «Canadas» d'aujourd'hui. Il n'y a peut-être pas au monde cloison plus étanche entre entités géographiques (à part les océans) que cette mer intérieure : le groupe des Grands Lacs, le Lac Supérieur surtout. Une barrière de plusieurs centaines de milles de profondeur sépare, en fait, l'Ontario du Manitoba. En outre, les distances énormes qui s'allongent jusqu'au Pacifique rendent relativement coûteux les produits de l'ouest qui arrivent, par chemin de fer, dans l'est. Cela va si loin qu'il coûte moins cher, et c'est ainsi qu'on procède en réalité, de faire venir par mer, via Panama, le bois de la Colombie britannique que de le recevoir par chemin de fer».
Autant dire que le Canada s'achève aux Grands Lacs. Par delà, les Prairies lui apparaissaient pour ce qu'elles étaient en 1870, une colonie du Canada central, ce qu'elles sont restées. Seule la Colombie Britannique lui apparaissait comme un troisième Canada. Une étrangeté qui se développait sur le flanc extrême-occidental de la colonie canadienne.
D'un autre côté, Hertel était sûr de l'inévitabilité de l'indépendance du Québec : «Pourquoi alors ne pas préparer, avant la rupture, qui me semble désormais inévitable, une sorte de marché commun des anciens états du Canada?». Ce zollverein canadien serait constitué essentiellement des deux Canadas de l'Acte constitutionnel de 1791-1840, l'Ontario et le Québec. «Du séparatisme québécois» consiste, avant même l'élaboration de la souveraineté-association, un plaidoyer pour une nouvelle Confédération qui ne serait plus celle de 1867, centralisée, une fédération, mais une Confédération authentique rapprochée du modèle suisse idéalisé par Hertel :
«Notre second allié naturel [après l'Acadie], l'Ontario. Les intérêts que l'Ontario retirera d'une collaboration mutuelle sont multiples et je n'ai pas à les énumérer tous...
Enfin, au point de vue des sentiments, demandons-nous si la province sœur nous hait tellement. Au fond, pas du tout. Elle nous méprise un peu quand nous rampons. Et je l'en félicite. Elle nous jalouse et nous craint. [...] Elle rêve d'un leadership canadien, auquel elle semble avoir droit, vu son importance démographique et surtout industrielle. Enfin il existe de plus en plus, en Ontario, une élite compréhensive qui ne demande que de s'entendre avec le Québec.
Un fait certain, c'est qu'à partir du moment où cette province a cessé de se cantonner dans un colonialisme de parade, elle s'est beaucoup rapprochée de nous. De là à une alliance d'intérêts, il n'y a qu'un pas».
Ceci nous fait bien voir que le disciple de Hertel, ce n'est pas Trudeau mais bien sa némésis, René Lévesque. Pierre Godin, dans sa biographie, «René Lévesque – Un homme et son rêve», le souligne :
«François Hertel prépare un livre qui marquera René Lévesque. En effet, il publiera en 1936, «Leur inquiétude», une réflexion sur la jeunesse de son temps qui scandalisera les bien-pensants tant du monde clérical que du monde politique, puisqu'elle pose le postulat fondamental que cette jeunesse est hostile au Canada.
Sa conclusion avant-gardiste ("Un jour, la séparation se fera") frappe René Lévesque, qui notera dans son autobiographie : "Ce petit cri d'affirmation rageuse, qui fut l'une de mes ultimes émotions de collégien, se perdit très vite dans le désert d'idées où résonnait le seul vacarme politicien de 1935-1936"».
Jusqu'à quel point le René Lévesque de 1968 se laissa-t-il inspirer par les «Cent ans d'injustice?» de François Hertel? La question demeure ouverte. Il semblerait que l'attention de Lévesque pour Hertel se perpétua au-delà du manifeste de 1936. C'est en se remémorant le titre d'un roman d'Hertel que Lévesque qualifiera plus tard de «beau risque» la mise en veilleuse de l'option indépendantiste - véritable tournant dans l'histoire du Parti québécois -, devant la promesse du nouveau gouvernement conservateur de Brian Mulroney d'ouvrir la Constitution de 1982 (1984). On sait comment ce beau risque s'est achevé, d'une catastrophe l'autre, jusqu'au référendum de 1995!
Quoi qu'il en soit, le livre de Fontaine-Lasnier demeure une excellente introduction à la personnalité et à la pensée philosophique et poétique, mais surtout pédagogique de François Hertel qui, déjà dans son «Louis Préfontaine, apostat. Autobiographie approximative», publié la même année que les «Cent ans d'injustice?», d'un regard pessimiste, posait que «L'humanité moyenne n'a rien appris. Elle méprise les leçons de l'histoire, parce qu'elle a la naïveté de croire qu'on peut créer de l'histoire sans s'enraciner dans un passé robuste».
Jean-Paul Coupal
CHURCHILL ET ROOSEVELT À QUÉBEC
Ce n'est pas Paul qui arrive à Québec en août 1943, mais Winston Churchill et Franklin Roosevelt, Invités autrement prestigieux, ils sont reçus par ce farceur de Mackenzie King alors Premier ministre du Canada. King a plutôt été mis au fait de la décision des deux leaders de se rencontrer à Québec. Charles André Nadeau, officier de la Marine canadienne - il a occupé plusieurs postes comme commandant du destroyer Algonquin, attaché naval à Paris et directeur de l'École navale de Québec -, profite de sa retraite pour se doter d'une diplomation en histoire. C'est à la demande de Robert Mercure, directeur général «Destination Québec Cité» qu'il a produit cette recherche rappelant les détails des deux conférences de Québec tenues à un an d'intervalle en 1943 et 1944.
Le livre de Nadeau est un livre d'histoire certes, mais enrobé dans un guide souvenir, plein d'illustrations des cérémonies tenues au cours des deux rendez-vous diplomatiques et géo-stratégiques tenues au Château Frontenac. La première conférence s'est tenue du 17 au 24 août 1943 sous le nom de QUADRANT. À travers de courts chapitres, Nadeau nous expose les différentes étapes de la conférence : qui en sont les participants, la menée des préparatifs, le service de sécurité, puis, tour à tour l'arrivée des Britanniques puis des Américains, enfin les rencontres des différentes journées. Il nous présente aussi les invités célèbres en marge de la conférence, tels Ian Fleming, le futur auteur des James Bond ou le flamboyant journaliste américain Cornelius Vanderbilt IV.
Au moment où se tient QUADRANT, la situation en Europe bascule. Après trois années où le Reich hitlérien a tenu le reste du monde en alerte, le rapport de forces est en train de changer. L'Italie est sur le point de signer l'armistice avec les Alliés; les troupes soviétiques, qui ont résisté héroïquement à l'invasion de l'armée allemande, se ressaisissent et s'engagent vers un reflux sur Berlin. Les Américains s'apprêtent à mettre pied à terre dans le Pacifique contre l'envahisseur nippon.
Les chefs d'État sont accompagnés des principaux membres de leur État-major qui vont échanger tout au long de la semaine. L'entente n'est pas simple, contrairement à une certaine idée que nous nous faisons de ces rencontres entre alliés. Côté européen, Churchill voudrait un débarquement en mer Adriatique, dans la région du Pô. Le «vieux lion» est déjà angoissé à l'idée de devoir céder les Balkans à l'influence bolchevique après-guerre. Les Américains, plus pragmatiques, ciblent déjà la Normandie. De même pour le côté asiatique. Churchill et son État-major pensent entrer en guerre par la Birmanie, en s'ouvrant un chemin - le Burma Road – qui passerait à travers la Chine pour atteindre le Pacifique. D'autre part, Churchill a une obsession personnelle : Sumatra, dont les officiels militaires ne tiennent pas compte.
Si QUADRANT a préparé stratégiquement l'Opération Overlord, fixant au 1er mai 1944 le Jour-J, le reste de la conférence produit un bilan plutôt pauvre. En fait, Churchill doit réaliser la perte d'influence que la Grande-Bretagne exerçait sur l'échiquier international devant le Président des États-Unis. S'il peut encore diriger l'ordre du jour de ses officines, il doit compter avec la puissance américaine pour décider des mouvements de troupes. Son projet d'invasion par l'Italie est écarté devant Overlord, et ce au moment même où l'armée alliée, conduite par le général Clark, met le pied en Sicile puis sur la péninsule italienne. Le régime de Mussolini s'effondre. L'axe de la pénétration de la forteresse Europe se déroulera donc sur les côtes françaises de Normandie.
La seconde conférence de Québec est tenue entre le 11 et le 16 septembre 1944 et porte le nom de OCTAGON. Cette conférence a été réclamée avec insistance par le Premier ministre britannique qui a fini par l'arracher au Président des États-Unis. Il est vrai que, depuis le mois de juin, les troupes alliées investissent l'Europe. Après avoir creusé une brèche dans le Mur de l'Atlantique, les armées américaines, britanniques, canadiennes et françaises marchent à pas rapide vers Paris et la libération de la France. Un autre débarquement a eu lieu dans le Sud de la France et remonte le Rhône, chassant devant eux les troupes allemandes, les officiers de la Gestapo et nombre de collabos, dont le Maréchal Pétain. De Gaulle est entré, triomphant, dans Paris libérée. Cette fois-ci, on discute des conditions de la reddition allemande, mais aussi ce qu'il adviendra du sort de l'ancien Reich. On y dispute la plan Morgenthau, Secrétaire au Trésor qui a l'oreille attentive du Président. Non seulement il propose la division du territoire en trois zones réparties entre les Alliés, mais assortie d'un programme de développement économique qui viserait, outre à annuler les forces maritimes de l'Allemagne, à démanteler son industrie pour ramener l'Allemagne à une économie strictement agraire. Ce manque de réalisme finira par tuer le plan au feuilleton. Churchill y discute également du sort de l'Autriche qu'il faut absolument écarter des ambitions soviétiques. En ce qui concerne la marche dans l'Océan Pacifique, il est clair que la Navy n'aura guère d'autres occasions de se révéler qu'en appuyant le déploiement des forces américaines. Comme le note Nadeau, les résultats de cette deuxième conférence de Québec sont plutôt mitigés.
Il reste que ces deux conférences de Québec ont préparé les discussions pour les conférences ultérieures, en particulier Yalta. On y a entrevu les conséquences de la reconstruction de l'Europe après la fin de la guerre et si on n'anticipe pas encore la future guerre froide avec l'allié russe, il s'agit de consolider un front anglo-saxon. Mais la chose ne va pas de soi. On s'en aperçoit dans les discussions autour du développement du Projet Manhattan et de la contribution britannique à l'achèvement de la bombe atomique. Installés au Canada, où il est possible de disposer des ressources d'uranium du pays, les chercheurs britanno-canadiens font face à la suspicion des autorités américaines qui refusent de partager l'état de développement du projet. Il sera difficile de parvenir à une meilleure coopération entre les différents centres de recherche des deux pays.
Cette difficile coopération entre les deux puissances se répercute sur la minorisation à laquelle est tenu l'État-major canadien : «Les Canadiens ne participent pas à la conférence de Québec. Cependant Roosevelt et Churchill invitent à l'occasion le premier ministre King à se joindre à leurs discussions privées. Les chefs d'état-major [...] assistent aux réunions de leurs homologues américains et britanniques à titre d'observateurs».
La chose ne plaît pas particulièrement aux politiciens canadiens. Depuis le statut de Westminster (1931) et les Accords d'Ottawa (1932), le Canada a obtenu sa pleine autonomie en matière de relations extérieures. S'il est un enthousiaste participant au Commonwealth britannique, il demeure jalousement orgueilleux de son nouveau statut :
«Les politiciens d'Ottawa tiennent à rencontrer Churchill pour trois raisons. Ils demandent notamment que leur invité et Roosevelt reconnaissent publiquement la contribution substantielle du Canada dans l'effort de guerre. Ils s'inquiètent aussi de l'avenir de l'aviation civile en Amérique du Nord au terme du conflit. Le premier ministre britannique accepte d'agir dans les deux cas. Roosevelt indique d'ailleurs en novembre que les pourparlers à propos du transport aérien ont commencé à Québec
Or, le sujet qui tracasse le plus King et ses collègues concerne le manque de consultation de la part des deux grandes puissances. Les représentants fédéraux se plaignent que Londres et Washington ignorent leur opinion sur des questions qui touchent les troupes et les ressources canadiennes. S'ils se montrent conciliants afin de réduire au minimum les difficultés entre les deux chefs alliés, cette attitude leur cause toutefois de sérieux problèmes à la Chambre des communes. L'habitude que prend Churchill de se prononcer au nom des anciennes colonies, comme au temps de l'Empire, agace bien des gens. Les Américains ajoutent à l'inconfort politique par leur tendance à ignorer les ententes entre les deux pays en ce qui touche à la défense du continent nord-américain. King écrit dans son journal que le peuple canadien a l'impression de ne pouvoir exprimer son opinion en ce qui concerne la guerre, un sentiment qui semble avoir atteint un niveau intolérable».
Le développement de l'orgueil national n'empêchera pas la politique internationale canadienne d'être le jouet des puissances dominantes. Situation toujours observable de nos jours. La population est déjà victime de l'enthousiasme médiatique : «les médias canadiens voient à tort une reconnaissance de l'effort de guerre national dans le choix de Québec en tant que lieu de rencontre. Les feuilles libérales proclament faussement une participation active du premier ministre King. Elles adornent la conférence du qualificatif de tripartite et personne n'ose les contredire». Il semblerait que le pays ne soit jamais sorti de cette infatuation pathétique.
Québec n'a servi qu'à fournir d'arrière-plan de cartes postales aux deux conférences, QUADRANT et OCTAGON. Les banquets au Château Frontenac, les séjours dans les camps de pêches des Laurentides, les pique-niques aux chutes Montmorency, les allocutions radiophoniques de Mmes Roosevelt et Churchill, les distributions de diplômes de l'Université McGill à Churchill et à Roosevelt, nous font sentir loin des amusements du Congrès de Vienne de 1815! À part la prise de décision de planifier Overlord, il s'est décidé bien peu de choses dans les deux conférences de Québec. Ne reste qu'un guide souvenir brillamment exposé par le livre de Charles André Nadeau.
Jean-Paul Coupal
AUX ORIGINES DU RACISME MODERNE 1789/1791
Le racisme moderne, appuyé sur un argumentaire anthropologique, est apparu entre 1755, date de la publication du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau et 1855, par la réponse du comte Arthur de Gobineau avec son Essai sur l'inégalité des races humaines. Toutes les théories fantaisistes élaborées depuis se sont inspirées de productions parues entre ces deux dates, à un siècle de distance.
C'est «une étude rigoureuse, critique et solidement documentée de l'instrumentalisation et de la généralisation du préjugé de couleur à Saint-Domingue et en France pendant la période de la Révolution, sous l'Assemblée constituante» que celle de Florence Gauthier, rappelle la préface de Pierre Philippy. Préface qui résume assez bien les conséquences logiques de la célèbre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen sur le statut des Noirs des colonies françaises aux Antilles :
«La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 proclamait sans ambiguïté que "tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Elle déclarait ainsi l'unité du genre humain par-delà les inévitables différences, géographiques, culturelles ou de couleur de peau. Elle confirmait aussi l'idée de liberté et d'égale dignité ontologique de tout homme, présente dans l'intimité de toute conscience. Donc, selon les principes mêmes de la Déclaration, la traite, l'esclavage des Noirs d'Afrique, ou d'ailleurs, et le préjugé de couleur qui lui est consubstantiel étaient condamnables absolument».
Florence Gauthier ouvre aux origines du racisme moderne en établissant des distinguos essentiels à la compréhension d'une problématique brouillonne. D'abord, distinguer les «préjugés de couleur» du «racisme biologique» : «Le premier se greffe sur un enjeu éthique et politique, qu'il convient d'analyser à la lumière des arguments échangés entre adversaires et partisans de l'ordre juridique esclavagiste. Le second emprunte aux théories essentialistes à prétention "scientifique"». Ce seront donc les préjugés de couleur qui seront au cœur des débats constitutionnels à l'Assemblée constituante de 1789. C'est dans ce contexte, rappelle encore Philippy, que «les colons blancs ont inventé, avec la complicité de l'État colonial, tout un système de classification des hommes, avec toutes les déclinaisons possibles, liées au degré d'éloignement de la blancheur : mulâtre, quarteron, griffe, etc., afin d'établir les frontières qui séparent irrémédiablement les maîtres blancs des métis et, bien sûr, de la masse des esclaves». Ce qu'on appela l'«aristocratie de l'épiderme».
Second distinguo fondamental précisé par Gauthier, celui du droit. «À cette époque, trois conceptions du droit se présentaient : le droit divin, celui de la théologie; le droit politique, droit des institutions, que l'on appelait aussi droit positif; et le droit naturel. Ce dernier offrait l'immense avantage d'un espace de réflexion ouvert, indépendant du droit divin [et du droit politique]». Le droit naturel s'est véritablement imposé avec la Révolution en partant des réflexions politiques et juridiques du Siècle des Lumières. Et j'ajouterai également la distinction entre la loi naturelle et le droit naturel, la première étant prescriptive suppose la valorisation morale du «normal» (du naturel) et condamne l'«a-normal» (la contre-nature), alors que le droit naturel ne prescrit rien, ne faisant que décrire un état de fait. C'est du droit naturel que se sont dégagés les droits de l'homme et du citoyen et non de la loi naturelle qui ne les prescrit ni ne les condamne a priori. Tels que définis par les révolutionnaires, nous ne sommes plus loin des impératifs catégoriques de Kant :
«Quel était cet arbitre supérieur au droit divin et au droit humain? L'idée de justice, mais une justice définie par le droit naturel conforme à la définition nouvelle de l'humanité une, née libre et ayant des droits. Cet énoncé s'appuie sur un sentiment commun à tous les humains : droit à une vie libre, et sur une prise de conscience née du refus des crimes commis dans le Nouveau Monde par les conquistadors. Il repose sur une conception réciproque du droit : tout humain naît libre de droit et doit respecter ce même droit chez tous ses semblables. Droit réciproque, universel ou égal : ces trois termes, qui signifient ici la même chose, disent à l'unisson que l'humanité est une».
La Déclaration des droits de l'homme affirme donc une conception cosmopolite : tous les hommes appartiennent à une commune humanité, indépendamment des caractéristiques ethniques ou biologiques. L'idée que puisse exister une «aristocratie de l'épiderme» source de préjugés de couleur lui est antithétique. C'est ce plaidoyer que l'abbé de Cournand adresse à l'Assemblée constituante : «En restituant leurs droits aux libres de couleur, la législation qu'il propose a pour objectif de relever l'humanité que les colons blancs eux-mêmes ont perdue, en s'abandonnant au préjugé de couleur».
Cournand affirme que les hommes de couleurs, noirs ou métis, qui bénéficient déjà de la liberté et peuvent être riches propriétaires terriens et posséder eux-mêmes des esclaves, sont égaux en droit aux colons blancs. Cette affirmation arrive au moment où un conflit de classes oppose les colons blancs aux colons de couleurs libres des Antilles et leur accès éventuel à l'éligibilité. Cournand relaie l'argumentaire de la Société des Citoyens de Couleur, groupe de pression formé de gens de couleur venus des Antilles. À côté existe un groupe de citoyens révolutionnaires de la métropole opposés à la ségrégation raciale : c'est la Société des Amis des Noirs, prêchant la fin de la traite esclavagiste et l'émancipation des esclaves noirs jusqu'à l'abolition même des colonies s'il le faut.
Depuis les années 1780, un propriétaire terrien mulâtre, possesseur de fortune (et d'esclaves), Julien Raimond, faisait pression sur le gouvernement royal en plaidant la condition malheureuse des Noirs de Saint-Domingue (Haïti) et des Antilles, toujours aliénés par le Code Noir élaboré par Colbert sous Louis XIV. La venue de la Révolution et ses principes égalitaires semblent lui ouvrir la porte pour être cette fois entendu. Mais c'est sans compter le puissant lobby colonial rassemblé au club de l'Hôtel Massiac où aux colons blancs s'ajoutent de puissants commerçants venus des ports français et dont les affaires sont liées à la prospérité des colonies.
Raimond adresse un Mémoire à la Constituante : «Observations sur l'origine et le progrès du préjugé des colons blancs contre les hommes de couleur». Il estime que la colonie de Saint-Domingue est passée par trois grandes époques : lors des deux premiers âges, les gens de couleur libres n'étaient victimes d'aucun préjugé, lequel ne s'établit véritablement qu'à partir des années 1740. En novembre 1789, Raimond emploie le terme de «citoyen de couleur» qu'il étend à «tous» les gens de couleur, libres ou esclaves, ce qui ne fait pas du tout l'affaire des colons qui réclament une dérogation à la Constitution pour une constitution proprement insulaire qui tiendrait compte de ce rapport de classes opposant colons blancs et populations noires, esclaves comme libres.
Raimond et les sociétés amies ont la chance d'avoir pour défenseur le célèbre abbé Grégoire, député à l'Assemblée, qui rédige à son tour un Mémoire appelé à devenir projet de loi, non seulement abolissant l'esclavage, mais également les colonies. Ce Mémoire, habilement développé et documenté, suscite des réactions dont la plus virulente vient d'un Mémoire anonyme – il s'avérera avoir été rédigé par un membre du club Massiac, Médéric Moreau de Saint-Méry -, qui présente le préjugé de couleur comme «le ciment de la société coloniale esclavagiste»; «il ne s'agit plus de cacher le préjugé de couleur, mais de convaincre de la nécessité et d'emporter l'adhésion de l'Assemblée nationale elle-même».
Moreau de Saint-Méry, avocat, peu amène à l'égard de l'abbé Grégoire, s'avère un redoutable débatteur. Il en appelle à «la différence entre l'esclavage romain et l'esclavage américain» qu'il présente ici comme un fait de «nature» : «c'est la nature qui a voulu que l'esclave romain ne soit guère éloigné de son maître..., alors qu'en Amérique sa couleur l'en distingue plus encore que la servitude. Puisqu'il s'agit d'une affaire de nature, il faut alors renoncer à la volonté de la changer». La Déclaration des droits ne peut donc s'adresser aux Noirs :
«Le projet de Moreau de Saint-Méry s'inscrit dans celui de la Physiocratie et, en particulier, dans le cadre des théories de Le Mercier de la Rivière favorables à la "constitution d'une classe dominante" et du "despotisme légal". Profondément étranger à l'esprit des Lumières, Moreau de Saint-Méry, métis lui-même, a bien intégré les valeurs de la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste, qui ne connaît que des maîtres et des esclaves, mais point d'êtres libres. Il est un remarquable produit de l'aliénation que peut produire un tel système social».
Pour les membres du club Massiac, le projet de Saint-Méry est un apport providentiel et par ses turbulences, le club finit par empêcher l'Assemblée de prendre position sur la question. Grégoire seul ne pouvait venir à bout des influences du club Massiac. D'autres ténors viennent le seconder. Brissot, le futur chef girondin, moins radical en ce qui concerne l'esclavage, propose de supprimer la traite, ce qui impliquait un changement de forme de «reproduction de la main-d'œuvre esclave», c'est-à-dire une «généralisation de "l'élevage de la main-d'œuvre esclave sur place"». Mirabeau renoue avec le radicalisme de Grégoire en ce qui concerne l'abolition des colonies, allant jusqu'à présenter «les libres de couleur comme la future classe dominante qui doit succéder à celle des colons blancs, incapables de sortir de leur routine et d'effectuer le changement du système de reproduction de la main d'œuvre». C'était un cadeau empoisonné, considérant que même si les gens de couleur remplaçaient la domination blanche, ils resteraient toujours sous la domination des négociants et des armateurs métropolitains.
À l'opposé, un autre ténor de la première heure de la Révolution, Antoine Barnave, associé aux trois frères Lameth, sont porte-paroles du club Massiac à l'Assemblée. La famille de Barnave avait des intérêts dans l'exploitation des colonies antillaises. Membre du Comité des colonies désigné par l'Assemblée, il soumet le rapport du 8 mars 1790 où il prend nettement parti pour les colons blancs. Sur place déjà, les propriétaires blancs se sentaient menacés par «l'ivresse de la liberté» qui s'emparait de la métropole et risquait de se diffuser parmi la population noire. Ils étaient tétanisés à l'exemple de la Grande Peur qui frappa l'aristocratie rurale durant l'été 1789 :
«Les députés conseillent à leurs compatriotes d'organiser d'urgence, non seulement des assemblées coloniales, mais aussi une force armée pour protéger les habitations, les villes et les bourgs, qui rivaliseront avec les pouvoirs du gouverneur et de l'intendant. Un ennemi, cette fois intérieur à la colonie, est désigné : les libres de couleur. En une courte phrase, cet ennemi est repéré : "partout attachons les gens de couleur libres, méfiez-vous de ceux qui vont vous arriver d'Europe". La colonie doit se constituer en bastion pour défendre contre la liberté, ses fondements esclavagistes et ségrégationnistes; elle appelle ses membres à rentrer pour mener cette bataille contre les autorités officielles en créant un contre-pouvoir et se prépare à déclarer la guerre des épidermes au sein de la patrie libre de la société coloniale».
Les colons se positionnaient, pour la première fois et pour toujours, comme partie prenante de la contre-révolution. Ce qui fut déplorable, c'est la manière dont la Constituante se fit complice de cette réaction «impolitique». Après quelques jours de débats (entre le 11 et le 15 mai 1791) autour d'un décret concocté par le parti colonial et proposé par Moreau de Saint-Méry consacrant la constitutionnalité de l'esclavage, le projet fut soumis au vote. C'est à cette occasion que Robespierre, partisan de l'égalité des hommes qu'importe la couleur de leur peau, «riposta avec toute la force des principes de la Déclaration des droits, pour éviter le déshonneur de la constitutionnalisation de l'esclavage : "Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre constitution. [...] Eh, périssent vos colonies, si vous les conservez à ce prix. Oui, s'il fallait ou perdre vos colonies, ou perdre votre bonheur, votre gloire, votre liberté, je répéterais : périssent vos colonies"...».
Les députés qui votèrent majoritairement pour le décret savaient qu'en soutenant les intérêts des colons blancs, ils commettaient une entorse morale à cette Déclaration des droits dont ils étaient les auteurs. Ils exigèrent que le mot «esclave» soit remplacé par celui de «non libre», pensant que par cet euphémisme on aérerait l'odeur sulfureux du décret. Moreau de Saint-Méry accepta la modification et on pensa vite oublier l'affaire. En fait, on oublia si bien ce qui parut «comme le déshonneur de la Constituante» qu'il sombra dans un oubli profond jusqu'au XXe siècle!
Avec l'élection de l'Assemblée législative en septembre 1791, les nouveaux députés votèrent pour un retour à la loi du temps de la monarchie, faisant disparaître la ségrégation raciale pour ne retenir que les catégories d'esclaves et de libres. Cependant, il était trop tard, et la future Haïti était déjà à feu et à sang. Après le coup d'État de Bonaparte, l'Arrêté du 17 juillet 1802 concernant la colonie de la Guadeloupe spécifiera : «Le titre de citoyen français ne sera porté dans toute l'étendue de cette colonie que par les Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois qui y sont attachés». On passait ainsi de la ségrégation raciale au racisme «scientifique». Et Gauthier de conclure : «Ce fut bien Bonaparte qui passa du préjugé de couleur à l'institution du racisme biologique divisant le genre humain selon la couleur de peau, donnant enfin satisfaction au parti des colons blancs».
Jean-Paul Coupal
L'ANGLETERRE IMPÉRIALE ET L'UNION CANADIENNE DE 1867
Ce qui fait l'originalité des ouvrages de Michel Brunet, c'est qu'ils nous donnent l'interprétation de l'histoire canadienne non du point de vue domestique, mais de celui des empires coloniaux à l'intérieur desquels elle s'est toujours inscrite depuis ses origines. Aussi, «l'objectif premier de ce travail est le même que celui des ouvrages précédents : présenter les événements à travers le regard de l'empire. Le rôle de la métropole dans la construction de l'État canadien de 1867 apparaîtra ici pour ce qu'il a été en réalité. C'est-à-dire incontournable».
On s'aperçoit de cette réalité lorsqu'on focalise notre attention sur l'histoire de la France ou de la Grande-Bretagne. De cette hauteur, nous réalisons que le sort de la Nouvelle-France ne s'est pas joué sur les Plaines d'Abraham en 1759, ni même au traité de Paris de 1763, mais déjà dès 1713, au moment de la signature du traité d'Utrecht, lorsque Louis XIV céda la Baie d'Hudson, Terre-Neuve et l'Acadie à l'Angleterre. Le rôle de la Nouvelle-France cessait d'être celui d'une colonie de peuplement française pour devenir cette épingle dans le pied de l'Angleterre, exerçant une pression sur les colonies américaines et forçant la Royal Navy à s'éloigner des côtes françaises pour défendre son empire colonial.
Cette dans une perspective impériale comparable que le gouvernement britannique s'est intéressé au développement de ses différentes colonies de peuplement. Brunet nous invite à quitter le siège confortable de notre vision canadienne pour une autre purement british. Ainsi, «nous croyons qu'entre les gestes posés par les "Pères de la Confédération" et ceux des hommes politiques de l'empire, ce sont les seconds qui ont été les plus déterminants dans la définition de l'union politique canadienne mise en place en 1867». Pourquoi? Parce que dans cette thalassocratie, «la métropole détenait l'immense pouvoir de déterminer la place et l'utilité de chacune des colonies dans la constellation impériale».
Pourquoi avons-nous encore l'impression que la Confédération s'est décidée à partir de pourparlers entre différents représentants élus de quatre colonies à travers trois conférences présentées comme les cabinets d'où jaillit l'AANB? Brunet répond que «plus le récit national canadien s'est construit, plus il a déplacé dans l'ombre la part impériale de notre histoire. Au fil des années – c'est encore vrai de nos jours -, la construction de l'État en 1867 est présentée comme un acte fondateur conçu et réalisé par des patriotes canadiens dont le rôle serait comparable à leurs vis-à-vis des républiques américaine et française. Ainsi, plus on concentre le regard sur les "Pères de la Confédération", plus il est facile de faire oublier l'importance fondamentale de leurs vis-à-vis impériaux».
Il faut donc se pencher davantage sur les politiques du Colonial Office pour comprendre l'insertion de la fédération canadienne dans le plan de développement impérial de Londres. Premièrement, dans la mesure où ce plan consiste à «développer des colonies de peuplement sur trois continents à la fois. Ces colonies verraient se déverser chez elles des millions de colons, très majoritairement anglo-saxons. Leur finalité, aux yeux de l'empire, était de devenir des répliques sociologiques de la mère-patrie». Bref, Building Better Britains en Australasie (Australie + Nouvelle Zélande), en Afrique du Sud et en Amérique du Nord britannique.
«Deuxièmement, dans ces immenses territoires, l'Angleterre projetait de déverser chaque année des dizaines de milliers d'immigrants d'origine anglo-saxonne et, il est important de le préciser, de race blanche. Chaque "colonie-continent" deviendrait le foyer géographique d'une société organiquement liée à l'empire. Les peuples qui vivaient déjà sur ces continents – les Bas-Canadiens, les Premières Nations, les Acadiens, les Métis, les Maoris, les Boers, les Zoulous, les Xhosas, etc. - seraient brusquement confrontés à un raz-de-marée démographique et à une inévitable minorisation, prélude à la marginalisation. [...] Ces colonies, dont la nôtre, ne seraient pas des colonies d'exploitation des peuples habitant ces territoires mais des colonies de remplacement de ces mêmes peuples».
Pour y arriver, «troisièmement, l'empire envisageait que les unions intercoloniales ne feraient que calquer le mode de gouvernement unitaire (sans gouvernements provinciaux) de la métropole, puisque ces unions seraient constituées dans tous les cas par une très écrasante majorité de "bons et loyaux sujets" anglo-saxons. Elles ne nécessiteraient donc qu'un seul niveau de gouvernement, lui-même rattaché à l'empire». Ces unions intercoloniales supposaient également qu'elles participent d'une même souche ethnique : «Les valeurs véhiculées étaient simples : un peuple homogène, un sang, une langue, une religion et un système de lois, le tout diffusé de façon illimitée sur la planète par des colons loyaux à l'empire venus des îles britanniques».
Cette idée d'union législative centralisatrice avait été discutée entre lord Durham et son conseiller, le député aux Communes, John Arthur Roebuck. En 1849, ce dernier écrivait «ces lignes sur le sort du colon canadien? "Il n'a pas de pays – l'endroit où il est né et où il vivra une vie monotone (linger out his life), étranger à toute notoriété, n'a pas d'histoire, pas de gloire passée, pas d'importance actuelle. Tout ce qu'il y a lieu d'admirer vient de l'Angleterre. Le Canada n'est pas une nation. Il est une colonie, une toute petite sphère, le satellite d'une puissante étoile, à côté de laquelle il est insignifiant. Le Canada n'a pas de marine, pas d'armée, pas de littérature, pas de communauté scientifique"». Le vieux préjugé de Durham semblait s'étendre à l'ensemble de la colonie britannique. Pour Roebuck, la meilleure façon que le Canada devienne une colonie-modèle reposait sur «1. Donner à chaque colonie des institutions permettant aux habitants de se gouverner; 2. accorder à un gouvernement général ou fédéral de toutes les provinces de l'Amérique du Nord britannique le contrôle et la gestion de toutes les questions qu'elles ont en commun».
Si Roebuck offrait le modèle d'une fédération, le gouvernement colonial, lui, préférait une union législative modelée sur la métropole, les gouvernements locaux ne dépassant pas le statut des municipalités britanniques. Cette confusion perdura tout au long des différents débats. Ainsi, «même en janvier 1867, quelques semaines à peine avant l'adoption de la loi, le gouverneur général Monck croyait que les délégués canadiens étaient en train d'adopter contre leurs intentions déclarées une union législative déguisée. Il avait parfaitement raison». En cela, les négociateurs n'étaient peut-être pas aussi confus que le supposait Monck : «Macdonald, Cartier, Brown, Galt, Tupper, Tilley et Howe étaient tous d'accord pour parler d'une union fédérale. Mais le secrétaire d'État Cardwell et son successeur Carnavon savaient qu'en utilisant ce mot, leurs interlocuteurs nord-américains faisaient consensus sur le fait que le futur gouvernement fédéral comprendrait deux ordres inégaux de gouvernement : le premier central et puissant, le second subalterne et doté de pouvoirs limités». Le modèle constitutionnel d'alors - celui accordé par Londres à la Nouvelle-Zélande en 1852 -, donnait en 1864 des signes d'une prochaine abolition des législatures subalternes.
Pour Brunet, «il faudra... finir par reconnaître un jour que, du point de vue de l'empire, la constitution de 1867 accordait moins d'importance au caractère fédéral du système de gouvernement qui se mettait en place qu'à d'autres caractéristiques telles que le caractère indissoluble de l'union, sa finalité transcontinentale, la loyauté absolue du nouvel État central envers la Couronne impériale et l'adoption des institutions et conventions politiques anglaises». Cet esprit n'a pas été renié au rapatriement de 1982. Le livre de Frédéric Bastien, «La bataille de Londres», rappelle à quel point l'idée d'une fédération centralisée et unifiée était toujours l'objectif du gouvernement d'Ottawa, idée antithétique à la définition même d'une confédération.
S'il est vrai que le Canada d'aujourd'hui est bien une fédération stricto sensu, ce n'est pas à cause de l'AANB. Comme le note Brunet, «affirmer que le Canada d'aujourd'hui est une fédération ne signifie pas que l'instauration d'un système fédéral était l'objectif de l'AANB. Selon la formule de [l'historien] Waite, ce que le Canada est aujourd'hui et ce qu'on a voulu qu'il soit en 1867 sont deux choses différentes».
Quoi qu'il en soit, Brunet suit les trois conférences (Charlottetown, Québec, Londres) qui présidèrent à l'adoption de l'Acte de l'Amérique du Nord Britannique et, à travers discours et correspondances, dégage l'influence écrasante que faisait peser la politique impériale britannique sur les différents gouvernements provinciaux. Pour l'auteur, agissant comme un deus ex machina, c'était «de la manipulation impériale à son meilleur!». Il insiste en particulier sur le rôle que John A. Macdonald joua en tant que voix du gouvernement impérial dans la formation du Canada.
Disciple de la position de Roebuck, Macdonald n'a jamais cessé de conspirer à faire de la fédération une unité législative centralisée, imitatrice du gouvernement central londonien. Dans cette perspective, s'inspirant de la constitution de la Nouvelle-Zélande, à ce que rapporte l'historien Paul Romney, «Macdonald avait prédit à un collègue conservateur que, de leur vivant, les gouvernements locaux seraient "absorbés dans l'autorité générale"». À cela, Lord Cardwell, député britannique de l'opposition, fit écho : «Les larges pouvoirs législatifs des provinces vont, je l'espère, s'approcher davantage et graduellement de ceux des institutions municipales que le projet de loi ne le laisse présentement entrevoir...». Leur but commun était donc que les législatures provinciales ne dépassent pas le niveau d'une simple administration municipale.
Le processus législatif par lequel Londres vota l'AANB apparaissait si évident qu'il ne suscita guère d'intérêt parmi les parlementaires : «Un observateur des travaux parlementaires nota le contraste très net entre l'indifférence des parlementaires, réunis en rangs clairsemés pour l'AANB, et le vif intérêt de la Chambre remplie tout de suite après pour débattre d'un projet de loi proposant une taxe sur les chiens! (On comptait parmi les députés de nombreux aristocrates propriétaires de chiens utilisés pour la chasse à courre.) [Axe the taxe, comme dirait l'autre!]. Le gouvernement impérial et les députés canadiens avaient piloté l'affaire en dehors de tout processus démocratique (ni mise au vote du projet fédératif dans les assemblées des Maritimes, ni appel à un référendum populaire dans les Canadas), de sorte que la Confédération s'abattait comme une fatalité sur la population canadienne.
Les décennies qui suivirent l'adoption de la Confédération virent le Premier ministre Macdonald travailler à amoindrir encore l'aspect fédératif de l'union : «Pour lui, le Canada était une dépendance coloniale de l'Angleterre. Une dépendance très largement autonome, mais une dépendance quand même. Il ne gouverna jamais avec l'idée de mettre le nouvel État canadien sur le chemin de l'indépendance». Pour lui, le Dominion of Canada n'était qu'une excroissance du Royaume d'Angleterre. C'est de l'opposition libérale, en particulier du mot d'ordre Canada First d'Edward Blake, que jaillit une première étincelle de prise de conscience nationale.
Dans le courant des négociations précédant l'adoption de l'AANB, des députés tant ontariens que québécois s'étaient prononcés clairement contre - mais pas toujours pour les mêmes raisons -, le projet constitutionnel. Les Rouges, menés par Antoine-Aimé Dorion, craignaient la hiérarchie des législatures, crainte non ignorée par George-Étienne Cartier et Hector Langevin qui s'étaient efforcés de freiner les ambitions centralisatrices de Macdonald. Une fois seul au pouvoir, il pouvait renouer avec son obsession centralisatrice, disant en 1868 «que le gouvernement fédéral ne devrait pas accorder plus d'importance aux gouvernements locaux qu'à une municipalité». On ne pouvait ignorer le fait que les législatures provinciales avaient perdu de leurs pouvoirs sous la nouvelle union au profit du gouvernement central.
Toutefois, grâce à l'action préventive de Cartier et Langevin, la législature du Québec a pu montrer la voie à la résistance aux attentes de Macdonald. Ce dernier s'appuyait d'ailleurs sur le pouvoir fédéral de désaveu pour débouter des lois provinciales. Comme le rappelle Brunet : «Rien n'illustre mieux la vision qu'avait Macdonald du fédéralisme que son recours incessant au pouvoir fédéral de désaveu des lois provinciales. Cette prérogative fut utilisée 112 fois dans l'histoire du Canada, dont 46 fois par Macdonald sur une période de 16 ans (en moyenne deux par année). Rappelons que même si ce pouvoir est aujourd'hui tombé en désuétude, il figure toujours dans le texte de la constitution canadienne». Parce que ce pouvoir de désaveu semble endormi avec une possibilité d'éventuel réveil, il a généré au cours des récents conflits entre Ottawa et Québec cette disposition de dérogation aux articles de la Charte des droits et libertés. De même que, sous l'initiative de Jean Charest, la centralisation fédérale a suscité la création du Conseil de la Fédération qui ranime la décentralisation propre à une confédération. Dans l'ensemble, c'est contre le projet de 1867 que l'histoire du Canada s'est forgée comme nation, lentement séparée de son incubateur impérial.
La trilogie de Michel Brunet s'achève sur ce dernier tome qui nous invite à nous élever au-dessus de la politique domestique pour mieux prendre conscience des intérêts mondiaux qui conditionnent les politiques intérieures d'un État. Ce qui définit un empire, c'est sa capacité à ordonner l'ensemble des échanges internationaux. Il range et commande ceux qui sont sous sa tutelle et il confine et contient ceux qui sont ses adversaires, et même si la ligne est parfois mince entre les deux, sa force se révèle dans la façon dont la métropole impériale assure sa suprématie.
C'est ainsi que Londres commanda le rassemblement de ce qui apparaît comme les résidus de l'Empire britannique d'Amérique du Nord en un pacte intercolonial et transcontinental centré sur les deux Canadas unis par l'Acte d'Union de 1840, minorisant les provinces maritimes qui se firent entrer la Confédération dans la gorge et étendant une sous-colonie de l'Ouest ontarien vers la Colombie Britannique. Ce n'est qu'à une époque très récente, et entraînées par le Québec et l'Ontario, que les différentes législatures provinciales ont cessé d'être ce que Macdonald et le régime impérial entendaient des législatures subalternes, c'est-à-dire des gouvernements municipaux.
Jean-Paul Coupal
UN PAYS EN CONFLIT
«Les élections fédérales de 1917 se sont déroulées en temps de guerre, alors que le Canada traversait la pire année de son histoire. Une période marquée par la mort d'un nombre incalculable de soldats sur les champs de bataille, dont ceux de la crête de Vimy, de la cote 70 et de Passchendaele, par le triste retour des blessés au pays, source de chagrins inconsolables et de torrents de larmes, ainsi que par des promesses brisées et une vie politique déréglée. Mêlés à un conflit mondial, les Canadiens ont débattus des enjeux avec passion et se sont rendus aux urnes en grand nombre, affichant un taux de participation sans précédent, jamais égalé depuis. Dans l'immédiat, ces élections ont été perçues à la fois comme le fruit légitime d'un effort bipartisan de transcender les clivages politiques et comme une perversion de la démocratie. On y verrait par la suite une illustration du fait que, en politique, la fin ne justifie pas toujours les moyens».
C'est avec ce paragraphe décrivant assez bien la situation du Canada en 1917 que Patrice Dutil et David MacKenzie ouvrent leur brillant essai sur «la tumultueuse élection canadienne de 1917». Cette ouverture annonce un récit passionnant dans la mesure où il décrit de manière alerte la situation du Canada depuis le déclenchement de la Grande Guerre de 1914 et les différents conflits qui divisent la société canadienne en son entier :
«Nous avons voulu dresser un portrait étoffé des réalités de cette campagne extraordinaire en rendant compte des intentions de ses principaux acteurs et du contexte particulier dans lequel ils vivaient. Aussi, conscients du fait que les acteurs du drame ignoraient (et ne pouvaient qu'ignorer) la tournure que prendraient les événements, nous avons opté pour l'ordre chronologique afin d'illustrer les fluctuations des passions de l'époque. Nous avons certes pris en considération des facteurs militaires, culturels, sociaux et économiques, lesquels ont reçu beaucoup d'attention des historiens au fil des ans, mais nous avons choisi de mettre l'accent sur la dimension politique».
Au cours d'une vie humaine commencée au milieu des années 1950, je dois avouer que j'ai rarement perçu les élections fédérales comme ayant valeur décisive pour l'avenir du Canada. Rien de plus ennuyeux qu'une campagne électorale fédérale sans surprise! Sans doute, les élections provinciales me sont-elles parues plus importantes considérant le projet souverainiste, mais même là encore, malgré ces rendez-vous manqués – 1980, 1995 qui étaient des référendums et non des élections –, elles ne m'apparaissaient guère en état de menacer l'ordre canadien. En 1917, c'était tout différent :
«Les élections de décembre 1917 se sont déroulées dans un contexte qu'on peinerait à imaginer aujourd'hui. En Russie, la Révolution bolchevique battait son plein; les jours des monarchies européennes semblaient comptés. Le Canada avait déjà perdu au moins 40 000 soldats, et, à peine quelques semaines auparavant, la bataille épique de Passchendaele avait plongé des milliers de familles canadiennes dans le deuil. Pendant la campagne électorale, une explosion provoquée par la collision de deux navires dans le port de Halifax a presque entièrement détruit la ville. Le pays était alors en proie aux difficultés militaires et politiques les plus importantes de son histoire. Presque aussi divisé que l'Europe qu'il espérait aider, il faisait face à des défis matériels, moraux et intellectuels inédits. C'est dans ce contexte que ses électeurs ont dû remplir leur devoir démocratique. Alors que les soldats combattaient avec une bravoure sur le Vieux Continent, les votants se sont rendus aux urnes avec la conviction de faire une différence et d'engager le pays sur une meilleure voie d'avenir».
Ces extraits de l'introduction décrivent succinctement tout ce dont les auteurs développent au fil des pages. Par l'usage de correspondances, de discours, d'écrits journalistiques et autres sources, les auteurs ont cette faculté précieuse de faire revivre, sans pathos, l'atmosphère de ces années douloureuses. Avec l'élection du conservateur Borden à la tête du Canada, la période paisible qui s'était étendue durant les quatre mandats majoritaires consécutifs (un exploit inégalé à ce jour) du gouvernement Laurier, le pays s'ouvrait à des affrontements brutaux, à commencer par le triste Règlement 17 de la législature ontarienne qui restreignait l'enseignement du français dans les écoles de la province. La mobilisation soulevée par l'élite nationaliste francophone du Canada trouva en Henri Bourassa un féroce adversaire du sentiment impérialiste qui commandait l'engagement actif du pays dans l'armée impériale britannique, et ce, à une époque où il n'existait pas encore de distinction bien établie entre les deux commandements. Contre l'impérialisme défendu par le gouvernement Borden, le nationalisme pan-canadien de Bourassa – presque annonciateur du Bloc québécois -, s'avérait une force défiant les deux partis établis dans la province de Québec.
La polarisation croissante des antagonismes entre francophones et anglophones s'est cristallisée autour de la loi du service obligatoire votée durant l'été 1917. La ligne de démarcation ne passerait plus entre les partis politiques, libéral et conservateur, mais au sein même de chacune des formations politiques. Si les anglo-protestants dominaient le parti conservateur au pouvoir et les franco-catholiques le parti libéral, chaque parti ressentait des ébranlements intérieurs qui laissaient présager des schismes à venir. Des soulèvements populaires québécois orchestrés par Bourassa et de jeunes militants du parti nationaliste comme Lavergne et Asselin, ébranlaient l'unité nationale. Pour y répondre, Borden crut bon d'inviter l'Opposition, menée toujours par Wilfrid Laurier, à participer à un gouvernement de coalition selon le modèle anglais de Lloyd George. Devant le refus de Borden de retirer la loi de la conscription, Laurier préféra tenter sa chance à un scrutin national.
Outre l'état politique explosif, les Canadiens éprouvaient les effets de l'inflation causée par le conflit qui s'éternisait depuis trois ans. Borden se montrait décevant : «...bon nombre de ses sympathisants s'étaient détournés de lui en raison de l'insignifiance de sa politique militaire, dont ils critiquaient le caractère hésitant, désorganisé et inefficace. Il est lui-même perçu comme un être indécis et dépourvu de charisme, alors que Laurier semble avoir conservé sa grande popularité d'un océan à l'autre». Pour ces raisons, d'emblée les auteurs rappellent qu'«il a été maintes fois répété, depuis lors, que le Canada s'est affirmé pendant un conflit dont il est sorti en tant que véritable pays. Aveuglés par l'ambition, dépourvus d'imagination, souvent paralysés par l'incompétence et les tergiversations, des politiciens ont fait courir le Canada à sa perte. Incapables de bâtir un consensus, ils ont amené leur pays au bord de la catastrophe».
À la fin de l'été 1917 donc, le mandat de Borden s'étirait au-delà de la loi de la prescription électorale. Le Premier ministre s'efforçait d'empêcher une élection en temps de guerre, ce que les Libéraux de Laurier lui refusaient en toute légalité. Un travail de sape commença alors afin de détacher des libéraux anglophones partisans de la conscription et former un gouvernement à prétention unioniste. «À la fin de l'été et au début de l'automne 1917, la réalité quotidienne de la guerre semble être passée au second plan. On accorde de plus en plus d'attention à la conscription et aux élections. La guerre est omniprésente dans la vie des Canadiens, mais, à l'approche de la campagne électorale, la ligne de front s'est déplacée : le conflit est désormais politique».
Entendre, de petite politique. Borden consolida sa domination sur le Parti conservateur en profitant du ralliement de certains députés libéraux conscriptionnistes qu'il fit entrer dans son gouvernement. De plus, il modifia les règles de la démocratie avec la Loi des électeurs militaires - qui rendait possible le vote à des militaires qui n'avaient jamais même séjourné au Canada -, et la loi des élections en temps de guerre», qui écartait le vote d'électeurs d'origines germaniques ou autorisait le droit de vote aux seules femmes liées à des hommes au front (époux, père, fils). Comme l'écrivent les auteurs : «Jamais un gouvernement n'a abusé de la confiance de sa population à ce point». Évidemment, les adversaires libéraux hurlaient au scandale, mais...
«Borden et le Parti conservateur ont atteint un stade où ils se considèrent comme inextricablement liés à l'effort de guerre du Canada. À leurs yeux, une victoire électorale des libéraux de Laurier affaiblirait, voire ruinerait ledit effort, plongerait le pays dans le déshonneur et porterait atteinte à tout ce que le Canada a réalisé depuis le début du conflit. Une telle éventualité leur est inacceptable, si bien qu'il est impératif pour eux de rester au pouvoir. Borden n'est pas le premier dirigeant canadien à identifier son propre sort à celui de son pays, mais il invoque ici une logique qui mène à la machination politique la plus antidémocratique de l'histoire du Canada».
«L'élection kaki» de 1917 fut un véritable référendum sur la conscription. En effet, «ces élections ont un seul enjeu clair : la poursuite de l'effort de guerre, qui implique l'enrôlement obligatoire. Coalition et conscription sont étroitement liées l'une à l'autre». Mais Laurier en entrevit assez vite les conséquences, qu'un «fossé racial... est en train de se creuser sous nos pieds [qui] pourrait ne pas être comblé avant de nombreuses générations». La propagande électorale des «unionistes» va d'ailleurs l'exemplifier :
«Les unionistes..., peuvent amalgamer tous les thèmes de la campagne en un seul, la conscription, dont ils font l'enjeu déterminant. Si vous dites oui à la conscription, vous soutenez l'effort de guerre, vous êtes prêt à tout pour le voir se poursuivre jusqu'au bout, et vous appuyez le gouvernement d'union. Si vous dites non à la conscription, vous êtes l'allié de Bourassa et de Laurier, des étrangers, des anti-impérialistes, des objecteurs de conscience, du kaiser, des traîtres, des paresseux et des lâches. "Il n'y a qu'un seul enjeu, annonce l''Union Bulletin'. Soit on se bat sous l'union, soit on abandonne sous un Laurier dominé par Bourassa et un Québec intransigeant. Le Canada ne peut pas abandonner et ne va pas le faire"».
Devant une telle violence de langage, les libéraux de Laurier se rabattaient sur le service volontaire, considérant que, bien présenté, il finirait par mobiliser plus de jeunes Canadiens français. Le service obligatoire, même s'il servait à contraindre aussi bien les anglophones que les francophones du pays, était avant tout perçu comme une provocation par la population du Québec. Aussi, «l'automne 1917 aura été le théâtre de deux campagnes électorales qui auront emprunté des directions opposées dans un pays très divisé. Les résultats révéleront cette division dans toute son ampleur».
Ces résultats furent exceptionnels : «Le parti de Borden remporte 153 des 235 sièges (65% du total) avec 57,1% de l'ensemble des voix (53,3% du vote civil et 93,1% du vote militaire). Il ravit 30 sièges aux libéraux, tous situés à l'extérieur du Québec, sauf un (Saint-Laurent-Saint-Georges, à Montréal), et obtient au moins la pluralité des voix dans toutes les provinces sauf au Québec (avec un sommet de près de 80% au Manitoba et un plancher de près de 48% en Nouvelle-Écosse)». Cette débandade des libéraux précédera de quelques mois la mort de Laurier. Ces résultats montraient une fois de plus que la fracture des deux Canadas se produisait devant l'aide canadienne accordée à l'Angleterre :
«On peut qualifier le vote unioniste d'utilitaire. Il ne s'agissait pas tant d'un appui à Borden ou au Parti unioniste que d'un vote pour une cause. Les Canadiens de l'extérieur du Québec étaient disposés à risquer de mettre cette province à l'écart, du moins pour un temps, afin d'appuyer un parti uni qui s'engageait à aider les soldats – soldats qui pour leur part aidaient le Royaume-Uni, la Belgique et la France. Il n'y avait pas d'autre enjeu. Une fois la guerre terminée, l'électorat se retournerait massivement contre les conservateurs. Les élections de 1921 seraient marquées par une lutte entre trois partis».
Cent ans plus tard, on répète que le Canada est né cinquante ans après la Confédération avec la participation commune des deux ethnies à la Grande Guerre. Ce n'est pas vraiment ce que raconte «Un pays en conflit». Certes, le processus électoral soupçonné de fraudes fut mis à l'ordre par la création du Bureau des élections chargé de discipliner la conduite des scrutins à venir. Au sein d'un régime inscrit dans une vision impériale autoritaire, l'apprentissage de la démocratie apparaissait difficile à faire. Par contre, bien avant le scrutin de décembre 1917, l'avancée du Canada vers son autonomie internationale avait été accomplie au sein de la Conférence de guerre impériale du 20 mars 1917 par la Résolution IX :
«L'accomplissement de loin le plus remarquable de Borden consiste... à avoir amené la conférence de guerre impériale à adopter la résolution IX, qui confère au Canada et aux autres Dominions le statut d'"États autonomes" et égaux au sein de l'Empire ainsi qu'une "voix au chapitre en matière de politique étrangère" par la mise en place d'un processus de "consultation continue". La résolution IX est aujourd'hui reconnue et saluée comme le moment où le Commonwealth a commencé à émerger du vieil Empire et comme une étape décisive du lent passage du Canada du statut de colonie à celui d'État souverain. Les clauses de la résolution resteront à préciser lors d'une conférence impériale future, mais Borden est convaincu d'avoir remporté une réelle victoire pour l'autonomie canadienne dans l'Empire».
Cette avancée, en effet, permit au Canada d'avoir ses observateurs à la table des négociations de paix à Versailles et son représentant à la Société des Nations.
L'élection de 1917 montre également que la longévité des gouvernements est souvent cause de leur échec sans précédent. Le gouvernement Laurier s'était étiré de 1896 à 1911, c'est-à-dire quinze années. Le gouvernement Borden entendait étirer son mandat jusqu'à la fin de la guerre. En 1917, il en était déjà à six années sans élection. Usé, fatigué et dépassé, Laurier ne sut profiter de la situation laissée par un gouvernement incompétent et maladroit. De son côté, Borden, devenu trop sûr de lui-même, cabala bêtement pour l'enrôlement obligatoire afin de pallier un déficit (apparent) au service volontaire. Aveuglés par l'idée de «bien paraître» à soi-même devant un défi mondial, ces politiciens créèrent une situation intérieure conflictuelle qui se transforma en affrontements violents mais passagers dès les Pâques de 1918 à Québec. À chaque pays son Irlande?
Jean-Paul Coupal
HAYMARKET
Walter Benjamin, dans son essai, Le conteur, se désole que, depuis la Première Guerre mondiale, «on rencontre de plus en plus rarement une personne capable de raconter proprement quelque chose. [...] C'est comme si une capacité qui nous semblait inaliénable, comme si la plus assurée de nos certitudes, nous était enlevée. C'est-à-dire la capacité d'échanger des expériences» (in. Expérience et pauvreté, Payot). Cette capacité d'échanger des expériences est la première qualité du récit de Martin Cennevitz, «Haymarket», le récit de l'attentat à la bombe qui transforma une réunion d'ouvriers en massacre à Chicago, le 4 mai 1886.
Enseignant à Tours (France), Martin Cennevitz raconte comment, quinze années après le formidable incendie qui ravagea de fond en comble la ville de Chicago, celle-ci était devenue une ville active où les usines de sidérurgie, les abattoirs et les conserveries attiraient des milliers de travailleurs immigrants. Beaucoup étaient d'origine allemande et savaient très peu de mots anglais, ce qui accentuait leur qualité d'étrangers plutôt inquiétants, car ils amenaient avec eux leurs idées socialistes et anarchistes. Ils se distribuaient les ouvrages des théoriciens européens et ressuscitaient des journaux de mobilisation qu'ils avaient publiés déjà dans leur pays. Ils étaient allemands, mais aussi tchèques, polonais, russes. La conscience sociale du Vieux Continent se trouvait devant une quasi tabula rasa de la conscience sociale nord-américaine. À peine les Chevaliers du Travail, premier syndicat international d'Amérique du Nord, présentés souvent comme une société secrète, parvenait à enrôler les travailleurs pour les porter en masse contre la propriété capitaliste – du temps de ce «capitalisme sauvage» du «grantisme» -, qui avait à ses bottes aussi bien les autorités municipales que fédérales, frappant de la matraque des policiers les ouvriers trop enclins à passer à l'action violente.
La grande réclamation de l'heure, c'était la journée de huit heures (pour six jours de semaine). Ce samedi 1er mai 1886, «les promesses ne suffisent plus, l'impatience est à son comble et plus de 40 000 ouvriers se mettent en grève. L'activité économique de Chicago est suspendue. Les cheminées des usines ne crachent plus de fumée. Les tramways ne circulent pas. Les portes des Yards restent closes. La police est sur le pied de guerre. Les réservistes sont appelés en renfort. Les troupes fédérales se tiennent prêtes à intervenir. La ville semble éteinte. Pourtant, le monde ouvrier s'active. Telles des fourmies œuvrant dans l'ombre, les militants multiplient les assemblées générales et les réunions dans différentes parties de la ville. La manifestation organisée par la Central Labor Union sur Michigan Avenue est immense. Bras dessus, bras dessous, près de 100 000 manifestants défilent en chantant, sous le regard des officiers armés postés sur les toits. Les drapeaux, rouges, flottent dans le vent de Chicago. Le défilé est imposant et digne. Les banderoles réclament la journée de huit heures».
Deux jours plus tard, ils s'en prenaient aux usines McCormick, où étaient produites les machines agricoles qu'utilisaient les cultivateurs des Prairies. Le fils de Cyrus, l'inventeur de la fameuse moissonneuse, appartenait à ces patrons anti-syndicaux de l'époque. C'est sans gant de velours qu'il appliquait d'une main de fer les leçons paternelles sur la conduite d'une entreprise industrielle, recourant aux pinkertons, à des «jaunes», voire à des agitateurs pour mâter ses ouvriers : «À 15 h 30 la sonnerie des usines McCormick retentit, marquant la rotation des équipes. Un signal pour les bûcherons massés au pied de la tribune. Des voix s'élèvent : "Tous chez McCormick"; "Allons chasser les scabs". Plusieurs groupes se détachent de la foule en direction des usines. [...] On y trouve les travailleurs les plus qualifiés, des fondeurs, des tourneurs ou des ajusteurs qui sont fortement syndiqués et mieux rémunérés». L'affrontement se solda par deux morts.
Le lendemain soir, une masse encore plus nombreuse de travailleurs et de policiers se retrouva à Haymarket Square. Les tribuns ouvriers montaient sur un chariot afin d'haranguer la foule : «Une vive lueur illumina la place. Une violente détonation suivit. Cela ne dura qu'une fraction de seconde, mais sembla une éternité pour tous ceux présents à Haymarket Square ce soir-là. La bombe avait explosé dans un fracas qui surprit les deux camps. Elle stoppa net l'élan des policiers qui s'apprêtaient à charger les derniers ouvriers sur les lieux. Le temps d'un instant, tout fut suspendu. Plus un son. Plus un souffle. Puis les premiers coups de feu crépitèrent au milieu des cris et du bruit étouffé des pas qui couraient sur la terre battue».
Les corps de quatre manifestants et huit policiers de la ville de Chicago jonchaient le sol. L'enquête conclura que, pris de panique après l'explosion, les policiers avaient déchargé leurs armes, se blessant les uns les autres à travers la poussière et la fumée retombées de l'explosion. En vrai, on ne sut jamais qui avait lancé cette bombe. Était-elle, comme on l'a dit, le produit de terroristes mêlés aux manifestants ou ne serait-elle que le produit d'agents provocateurs payés par le patronat ou la police? Quoi qu'il en fût, on procéda à une rafle généralisée des principaux agents connus – publicistes, tribuns, militants syndicaux... - et on en retint essentiellement huit qui furent traduits devant un simulacre de procès. Ils furent condamnés à mort. L'un se suicida en se faisant exploser un cigare à la bouche, trois autres signèrent une rétractation et seront graciés plus tard. Les quatre derniers : August Spies, George Engel, Adolph Fischer et Albert Parsons, furent pendus le vendredi 11 novembre 1887 – l'événement sera commémoré comme le Black Friday -, les capitaines d'industrie ayant été conviés par invitation à assister à l'exécution.
Il est clair, comme le raconte Cennevitz, que le procès n'avait pas pour but de faire acte de justice pour les morts d'Haymarket Square, mais bien pour abattre l'activité des anarchistes qui grouillaient toujours parmi les syndicats locaux. Même le gouverneur de l'État devait reconnaître, plus tard, que les preuves avaient été montées de toutes pièces; que les inculpés n'étaient pas à Haymarket Square le soir de l'attentat; qu'il y avait des doutes à savoir s'ils avaient vraiment fabriqué la bombe; bref, le procès fut mené comme le seront plus tard, ceux condamnant Sacco et Vanzetti puis le couple Rosenberg. Il fallait des coupables. On en fabriqua.
Le petit livre que Cennevitz nous offre aujourd'hui est construit comme un roman, sans en être un, évidemment. C'est un livre d'histoire avec tout l'appareil d'érudition exigé. Mais le talent de l'historien est aussi celui d'un conteur. En cela Cennevitz répond à la vieille boutade de François Guizot : «Si vous voulez du roman, lisez de l'histoire». Car Haymarket est bien construit comme un roman.
Comme «Centennial» («Colorado Saga») - le roman du centenaire de James A. Michener -, Cennevitz ouvre son enquête par l'évocation lointaine des Potéouatamis, les autochtones qui peuplaient le territoire de Chicago un siècle avant les événements de 1884. Puis, c'est au tour des premiers migrants de l'Est partis à la conquête des territoires des Grands Lacs, suivis des immigrants venus de la lointaine Europe. Passant rapidement sur le grand incendie de 1871 et la reconstruction rapide de Chicago, nous arrivons au moment des événements cruciaux de mai 1884.
À partir de l'explosion de Haymarket Square, Cennevitz nous présente chacun des héros au drame. De cette soirée du 4 mai, comme un flashback cinématographique, il nous ramène à chaque chapitre aux lieux d'origines des protagonistes; dans leurs familles d'artisans ou de travailleurs d'usine; leurs «tours d'Allemagne», visitant les grandes villes des métiers afin de se former comme apprentis. Puis viennent les raisons de leur migration vers l'Amérique remplie de promesses trompeuses; leur passage par New York; leur venue à Chicago. Un seul, Albert Parsons est un Américain. Il a fait la guerre civile dans le camp du Sud, mais ayant épousé une métisse négro-hispannique, il se voit forcé par le Ku Klux Klan de quitter le Sud pour le Nord, le couple s'éduquant à l'anarchisme. En ce sens, son parcours est atypique des trois autres condamnés à la pendaison.
Le sort injuste fait aux anarchistes de Haymarket Square resta dans la conscience des travailleurs, non seulement américains, mais dans l'ensemble du monde occidental. Le 1er mai devint fête des travailleurs en souvenir de l'événement. Le récit de leur martyre est la base d'un mythistoire qui, à côté de la narration faite par Cennevitz, ajoute une sémantique épique aux luttes ouvrières comme opposition des forces du bien aux forces du mal. À une époque où l'historicité américaine s'écrivait avec de l'encre et du sang, la spectaculaire explosion de la bombe de Haymarket Square est à la source de l'érection de deux monuments commémoratifs.
La police de Chicago érigea le premier, le 4 mai 1886, «dans Randolph Street, au milieu de l'intense circulation de Haymarket Square, le policier lève le bras droit, paume ouverte, comme pour arrêter un véhicule d'un signe autoritaire. Vêtu d'une redingote et du casque haut de forme réglementaire, il est figé dans cette posture martiale pour l'éternité». C'était l'année où New York assistait à l'érection de la Statue de la Liberté, celle-ci tenant un flambeau dans sa main droite. Il y a nettement un dialogue de sens entre ces deux monuments.
À l'opposé, un autre monument, érigé en 1893, célèbre plutôt les martyrs : «Devant le bloc de granit, surmonté d'un triangle sculpté de motifs végétaux, se dresse une sculpture allégorique en bronze, une femme drapée qui s'élance pour protéger un ouvrier tombé au combat et qui dépose sur son front une couronne de fleurs. À ses pieds, une plaque reproduit les dernières paroles d'August Spies sur l'échafaud : "Le temps viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étouffez aujourd'hui"». Ici, on est en dehors du dialogue de la liberté bourgeoise et de l'ordre policier.
Alors que le dernier monument est toujours honoré de fleurs, celui du policier n'a cessé de subir des avanies. Situé au milieu de Haymarket Square depuis onze ans, le policier de bronze est constamment la cible d'actes de vandalisme. Les autorités décident en juillet 1900 de le déplacer de 500 mètres plus loin. Le 4 mai 1927, un tramway sort de ses lignes et vient percuter le monument. La statue vacille sur son socle et bascule au sol. En 1971, une détonation souffle la statue, l'explosif sectionnant une jambe qui est retrouvée 100 mètres plus loin, tandis que le policier repose sur le dos le long de l'autoroute, la main dirigeant la circulation des étoiles.
Si, comme le pensait Benjamin, les atrocités de la guerre industrielle ont laissé des survivants muets, muselés ou aphones, les capacités à conter leur histoire s'étant dissoute avec le temps, il existe toujours des historiens qui ont à cœur de raconter autant que d'expliquer ou de succomber «au démon de la théorie». Être historien, c'est d'abord savoir raconter une histoire, et Cennevitz est un excellent conteur. Ce qu'il raconte fait contraste avec la façon dont nous vivons aujourd'hui les conflits sociaux. Les anarchistes de Haymarket savaient que le sacrifice de leur vie ne bouleverserait pas le monde, car ils étaient persuadés que l'action politique est d'abord une action en chaîne, et celle-ci se continue, même si elle ne se limite qu'à dénoncer les mensonges dans lesquels nous avons appris à vivre si confortablement.
Les travailleurs de Chicago travaillaient les métaux, le fer, l'acier, le feu; d'autres, des Irlandais cette fois, circulaient sous terre, dans des mines d'anthracites, comme en Pennsylvanie. Tous n'auront droit à la journée de 8 heures seulement lorsque Franklin Roosevelt signera un décret en ce sens, en 1938... Dans sa nouvelle «L'Alexandrite», le romancier russe Nicolas Leskov (1831-1895) mentionnait «ces temps anciens où les pierres dans le ventre de la terre et les planètes dans les hauteurs du ciel se préoccupaient du destin de l'homme, et non comme aujourd'hui où tout dans les cieux comme sous terre est devenu indifférent au destin des fils de l'homme et où plus aucune voix ne leur parle de nulle part ni même ne leur obéit. [...] Le temps où elles parlaient avec les hommes est passé» (W. Benjamin. op. cit.). Les pierres se sont tues car les fils de l'homme ne bougent plus.
Jean-Paul Coupal
LES PIONNIERS IRLANDAIS DU QUÉBEC ET DE L'ONTARIO
Voici une histoire à ras le sol des «fermiers, ouvriers et bûcherons» qui traversèrent l'Atlantique au cours du XIXe siècle pour venir s'installer au Canada. L'autrice, Lucille H. Campey, s'est spécialisée dans l'histoire des différentes migrations d'origine britannique – Anglais, Écossais et Irlandais – au Canada. Le présent ouvrage «dépeint la forte affluence irlandaise au Québec et en Ontario des XVIIIe et XIXe siècles, et présente les facteurs d'influence, positifs comme négatifs, alors à l'œuvre. Il dévoile les accomplissements considérables de ces pionniers, décrit les navires qui les ont transportés et déconstruit les interprétations modernes rendant à victimiser les Irlandais».
Véritable enquête démographique, l'autrice suit à la trace la progression rapide des arrivants irlandais d'un comté l'autre, des rives du Saint-Laurent jusqu'à l'extrémité de l'est ontarien (région de Guelph), Elle détaille leurs implantations, les milieux géographiques, les communautés, les travaux auxquels les immigrants irlandais participèrent au moment où le Canada se cherchait une définition entre son passé français et l'établissement du Régime anglais : «La présente étude fait abondamment usage des journaux intimes et des lettres envoyées en Irlande pour révéler le point de vue des immigrants sur leur expérience et mieux comprendre les conditions de vie dans les campagnes isolées. Les années de famine du milieu des années 1840 seront abordées, de même que les services de transport maritime utilisés par les Irlandais. Contrairement aux idées reçues, ces services étaient bons. La plupart des Irlandais voyagèrent dans des navires de qualité».
Mme Campey veut que son lectorat se fasse une idée différente des préjugés charriés par des récits romanesques de la venue des Irlandais au Canada. Le choléra de 1832 comme la typhoïde de 1847 ont profondément marqué l'image de l'arrivée des Irlandais. Pourtant, l'immigration irlandaise avait commencé dès le Régime français. Des Irlandais émigrés en France et accompagnant différents corps d'armée venus défendre la colonie étaient restés après la Conquête. Établis un peu en retrait de la ville de Québec, au nord et au sud, d'autres, qui les ont suivis, particulièrement en provenance de la Nouvelle-Angleterre, sujets loyalistes à la Couronne britannique, ont préféré s'établir dans les Cantons-de-l'Est et le versant ontarien de l'Outaouais. Si la plupart envisageaient de s'établir comme cultivateurs, l'industrie du bois d'œuvre les attira et ils se firent bûcherons pour les compagnies navales, d'où leur prospérité vite faite.
C'est durant les trente premières années du XIXe siècle que les Irlandais se sont établis au Bas-Canada, bien avant la migration due à la maladie de la pomme de terre au milieu de la décennie 1840. Ils n'étaient pas plus marqués par une pauvreté endémique ou dévorés par l'alcoolisme que les autres migrants britanniques : «Dès le milieu du XIXe siècle, les Irlandais (qui établirent plusieurs des communautés fondatrices du Québec et de l'Ontario) étaient plus nombreux que les Anglais et les Écossais. Tout compte fait, la famine ne représente qu'une petite partie de leur histoire. Les monuments aux Irlandais érigés sur la Grosse Île et à l'emplacement des hangars de l'immigration rappellent cette pénible époque. Toutefois, il faut aussi reconnaître et célébrer les réalisations des pionniers irlandais qui trouvèrent la prospérité au Canada. Le présent ouvrage raconte leurs histoires si riches et si variées». Une certaine volonté de réhabilitation de la mémoire irlandaise se retrouve donc au centre de l'entreprise de l'autrice.
Cette réhabilitation passe par ce pistage que M. Campey entreprend des colonies de peuplement irlandaises qui lui fait passer d'un comté à son voisin. Certaines de ces colonies se sont établies en permanence (comme dans les basses Laurentides ou dans la région de Valleyfield et de Beauharnois), tandis que d'autres ont suivi le fort courant migratoire qui les a mené au Haut-Canada. En fait, l'immigration irlandaise apparaît aujourd'hui comme le fer de lance de la conquête britannique du sol canadien :
«Les Irlandais n'étaient pas à la traîne. Ils arrivèrent dans le centre du Canada longtemps avant les Anglais et s'assimilèrent à la population générale beaucoup plus rapidement. Ils avaient quitté leur pays pour améliorer leur sort et faire partie d'une société plus égalitaire; ils réussirent magnifiquement. Dès 1871, ils formaient le groupe d'immigrants le plus nombreux en Ontario et au Québec, dépassant les Anglais et les Écossais réunis. Ils fondèrent communauté sur communauté et influencèrent considérablement le développement économique des deux provinces. Comme les possibilités offertes au Québec et en Ontario n'étaient pas les mêmes, les vagues d'immigrants irlandais n'arrivèrent pas en même temps ni pour les mêmes raisons. Les Irlandais avaient largement recours à un système "d'envois de fonds", qui permettait aux gens de payer leur traversée avec de l'argent envoyé par des amis et des membres de la famille déjà établis au Canada».
Cette progression, en effet, a été spectaculaire : «Le nombre d'Irlandais, qui s'élevait à 1 000 en 1821, tripla au cours des quatre années suivantes. En 1851, il y avait environ 12 000 Irlandais à Montréal, ce qui en faisait de loin le groupe d'immigrants le plus important; ils étaient deux fois plus nombreux que les Anglais et les Écossais réunis». Les Irlandais catholiques s'établirent au Bas-Canada, profitant de la libéralité du gouvernement britannique envers la population catholique locale que le catholicisme ne bénéficiait pas dans les îles britanniques. Les protestants, même s'ils s'établirent en grand nombre au Bas-Canada, préférèrent plutôt rejoindre le Haut-Canada, où ils contribuèrent majoritairement à l'édification de grands centres, tel Toronto.
Dans les deux Canadas toutefois, protestants et catholiques cohabitèrent, souvent en ressassant de vieilles querelles ramenées de la verte Erin. L'entente entre catholiques irlandais et québécois n'était pas toujours de mise non plus! Si le catholicisme servit à métisser davantage les deux groupes ethniques, il conserva dans certains endroits – dans le sud-ouest de Montréal en particulier – un potentiel d'affrontements belliqueux.
La construction du canal Érié aux États-Unis montra la grande habileté des travailleurs irlandais dans la construction des canaux et des routes. L'économie canadienne, marquée par son réseau hydrographique, avait besoin de canaux pour se développer et concurrencer le voisin américain. L'occasion fut belle pour les nouveaux arrivants d'y trouver un salaire plus qu'acceptable : «La construction [du canal Lachine], commencée en 1821, fournit pendant les quatre années suivantes des emplois stables aux ouvriers irlandais; par la suite, ce sont eux qui, en majorité, creusèrent le canal de Beauharnois. Pendant la phase préparatoire aux travaux, on amenait les hommes aux sites de creusage et ceux qui avaient espoir de devenir agriculteurs décidaient souvent de s'établir ensemble. Lorsqu'ils trouvaient une étendue de terre assez vaste, ils faisaient ensuite venir femmes et enfants. C'était donc plus souvent l'expérience de travail partagée plutôt que l'origine géographique en Irlande qui déterminait la composition des communautés agricoles en périphérie de Montréal». Les creuseurs irlandais travaillèrent également au canal de Chambly, le long de la rivière Richelieu, à celui du canal Rideau à Ottawa et au canal Welland dans le Haut-Canada.
Griffintown, longtemps considéré comme un bidonville, fut d'abord le lieu où s'installèrent les creuseurs du canal Lachine. Il se remplit surtout à partir du moment où il accueillit les survivants du typhus de 1847. Cette rapide progression démographique eut pour effet d'urbaniser une masse de travailleurs agricoles :
«Même s'ils venaient de milieux ruraux, de nombreux Irlandais arrivés pendant la famine prirent plutôt le chemin des villes, grandes et petites, du Bas et du Haut-Canada. Si, dans le passé, certains ouvriers agricoles immigrants voulaient travailler en agriculture dans l'espoir d'accumuler du capital et de posséder un jour leur propre ferme, les nouveaux arrivants préféraient maintenant, dans une forte proportion, se faire citadins. Les temps avaient changé. La perspective de trouver un emploi directement dans la ville où les avaient conduits les navires et les bateaux à vapeur présentait un attrait considérable. Ils étaient venus au Canada pour échapper à la famine et n'avaient pas vraiment d'autres plans. Pour la plupart, ils n'avaient pas un sou et tentaient sans doute de se remettre des rigueurs de la traversée de l'Atlantique. De plus, certains agriculteurs canadiens hésitaient à employer de possibles porteurs de maladies et, dans tous les cas, peu des Irlandais nouvellement arrivés possédaient les habiletés requises. Comme ils provenaient du sud et de l'Ouest de l'Irlande, ils savaient labourer de petits lots à la bêche et planter quelques pommes de terre, mais ils ignoraient comment atteler un cheval ou manier la hache. Le politicien catholique Thomas d'Arcy McGee observa : "Jamais dans l'histoire du monde une population aussi purement agricole ne fut convertie aussi soudainement et sans aucune préparation en de simples ouvriers citadins"».
Même si la vaste majorité du livre consiste à suivre à la trace les établissements irlandais, Mme Campey traite des conditions de la traversée des immigrants vers le Québec. Elle conteste l'idée reçue que les «cercueils flottants» aient tous été des navires insalubres et inadéquats. Au contraire, elle montre comment les tenanciers, dont le voyage était financé par les riches propriétaires dont ils louaient les terres devenues stériles par la maladie de la pomme de terre, avaient bénéficié d'une situation passable, compte tenu des conditions des différentes traversées. Si des traversées se montrèrent éprouvantes, d'autres furent menées par des capitaines capables, soucieux de leurs passagers. Si la fièvre typhoïde se déclarait à bord d'un de ces navires, c'est que l'incubation remontait souvent dans les ports où les navires attendaient l'ordre de navigation.
Une fois arrivée à Québec, les conditions continuaient de se détériorer le temps de la quarantaine, les immigrants se trouvant parqués dans les hangars de Grosse Île où ils mouraient en grand nombre et furent ensevelis dans des fosses communes. Le Dr Douglas, qui commandait l'endroit, ne savait s'ils devait conserver tous ces porteurs de maladie au risque de les voir s'accumuler avec l'arrivée d'autres navires, ou s'il ne valait pas mieux les libérer dans la nature tout en prévenant les institutions sanitaires de Québec et de Montréal de l'arrivée prochaine de ces grappes de malades traînant leurs funestes maladies à leurs semelles. On sait que parmi les revendications des Patriotes de 1837, il y avait un reproche adressé au gouvernement britannique de faire venir des pestiférés pour contaminer la colonie.
Ces nouveaux arrivants vinrent rejoindre les Irlandais déjà établis autour de Montréal au point que «c'est là que se trouvait la plus grande concentration d'Irlandais, non seulement au Québec, mais dans toute l'Amérique du Nord britannique». L'Ontario, en partant des rives de l'Outaouais jusqu'en se diffusant de plus en plus vers les Grands Lacs, vit aussi s'accumuler les colonies de peuplement irlandaises. Catholiques et protestants, cohabitant, se détestant comme se soutenant, finirent par faire le cœur du Canada à tel point qu'il est devenu difficile de distinguer leur histoire de celle de tout le pays. Alors que la guerre de Sécession faisait planer une menace sur le Canada, des activistes fenians menaient des coups de force à la frontière du Nouveau-Brunswick et de l'Ontario. Ils entendaient s'emparer du Canada en otage et l'échanger pour la libération de l'Irlande. McGee dénonça une telle lubie, ce qui lui valut d'être abattu à bout portant par l'un d'eux. Ils fournissaient ainsi un martyr aux Pères de la Confédération.
L'immigration irlandaise au Canada fut en définitive un succès pour ce peuple dominé par son puissant voisin et rivé à une économie incertaine. John Maguire, l'un des immigrants à qui l'installation au Canada fut bénéfique, a tracé un bilan positif de cette aventure migratoire :
«En traversant l'Atlantique [...], presque en un seul coup d'œil, on voit la différence marquée entre la position qu'occupent les Irlandais dans les vieux pays et dans le Nouveau Monde [...] En Irlande, c'est la stagnation et la rétrogression, voire le déclin; dans le Nouveau Monde, c'est la nouveauté, la vie, le mouvement, le progrès; d'un côté, la dépression, le manque de confiance, l'appréhension pessimiste de l'avenir; de l'autre, l'énergie, l'autonomie et l'anticipation perpétuelle d'un développement toujours plus grand et d'une plus glorieuse destine».
Certes, tous les Irlandais qui sont venus en Amérique ne bénéficièrent pas tous des chances dont profita Maguire, aussi, son bilan à partie double tend-il peut-être trop à accentuer le progrès de l'un et à noircir la vieille Irlande, mais ce bilan comptable vaut pour le milieu du XIXe siècle et on aurait tort de penser qu'il valut encore par après.
Jean-Paul Coupal
DONALD TRUMP EST-IL FASCISTE?
La rhétorique politique américaine est constituée d'anachronismes conceptuels qui étonnent par rapport au degré d'avancement technologique des États-Unis. Elle ressort de concepts politiques vieux de plus d'un siècle et les distribue généreusement aux adversaires sans se demander quels sens ils prennent face à la réalité actuelle. Ainsi, quand Donald Trump, les républicains qui le suivent et les voix de la complosphère de Qanon et autres délirants ésotériques accolent ouvertement les mots de «marxiste» et de «communiste» à Kamala Harris, ils font la preuve qu'ils ignorent : 1e que le marxisme et le communisme sont d'abord une théorie (une doctrine) de la propriété; 2e, que cette théorie, cette doctrine, oppose les propriétaires des moyens de production (les capitalistes) aux forces productives (les salariés), générant une lutte de classes dont la possession de l'État devient l'enjeu du rapport de force. Or, personne aux États-Unis, et les démocrates pas plus que d'autres, ne veulent s'en prendre à la propriété privée et aux droits qui lui sont afférés. On voit plutôt les capitalistes se plaindre dès que l'État essaie de rééquilibrer la distribution des richesses afin que les moins nantis puissent voir leur niveau de vie s'accroître un petit peu plus. Dans ce pays, le plus riche du monde, persiste un «quart-monde» où les besoins de bases – nourriture, gîte, soins de santé, éducation des enfants – sont comparables aux communautés les plus pauvres, ceux que le Président Trump qualifiait de «shithole countries».
L'étatisme se voit donc confondu avec le communisme. Mais la gauche n'est pas la seule à pratiquer l'étatisme. Lorsque les Républicains sont parvenus, par le biais d'une Cour Suprême fantoche, à modérer la pratique de l'avortement, ils ont utilisé l'État pour brimer le droit acquis des femmes. Lorsque Trump parle d'expulser les immigrants «illégaux» (notion que ne traduit aucune réalité, ces immigrants débarquant dans les aéroports ou franchissant les frontières, étant répertoriés par les officiers des douanes, n'arrivent plus clandestinement dans des «containers» abandonnés le long d'un «highway» avec leurs chargements de morts ou de mourants), c'est encore à l'État et à ses appareils qu'ils s'en remettent. Bref, l'Amérique est aussi étatiste que ses adversaires russes et chinois, seulement elle le fait pour protéger la propriété privée et les profits du capital.
Umberto Eco, né dans l'Italie fasciste de Mussolini, dans son petit opuscule Reconnaître le fascisme, établit «une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler l'Ur-fascisme, c'est-à-dire le fascisme primitif et éternel». Ce que reconnaît à prime abord le sémioticien, c'est l'impossibilité «d'incorporer ces caractéristiques dans un système, beaucoup se contredis[a]nt réciproquement et sont typiques d'autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu'une seule d'entre elles soit présente pour faire coaguler une nébuleuse fasciste». Contrairement au communiste donc, Eco ne tient pas le fascisme pour un «système» cohérent. Tout au long de son régime, Mussolini est constamment revenu sur sa définition du fascisme, disant tantôt qu'il était plus libéral que le libéralisme, tantôt une société organisée sur les principes du corporatisme. Et si à cela on ajoute les différents despotismes de droite du XXe siècle, on a pas fini d'y chercher son chat.
La première caractéristique, c'est le «culte de la tradition». Certes, «Make America great again», sans définir exactement ce que cela veut dire, appelle à l'invocation d'une tradition profonde de l'Amérique. La conséquence logique amène à considérer que tout ce qui définit l'Américain est déjà contenu dans l'Amérique actuelle et qu'il n'y a rien à y ajouter.
La seconde caractéristique : le rejet du modernisme. D'un côté, si la tradition permet de cumuler un salmigondis de savoirs ésotériques ou religieux fondamentalistes; de savoirs marginaux qui courent du créationnisme à la Terre plate, voire d'un New Age aux profits commerciaux abondants, d'un autre, elle refuse les avancées de la technique qui menacent le maintien des traditions. Si Trump, Vance et Ron de Santis démonisent les wokes – ce qui est leur faire grande honneur! -, ce n'est pas seulement à cause de leurs propagandes sulfureuses sur le genre mais, par-delà, ils visent les recherches sur le génome humain, la pratique de techniques médicales sur la reproduction, la natalité, la puériculture. Tout ce qui défie l'ordre biblique, n'appartient pas à la tradition et est donc exclu.
Troisième caractéristique, le recours à l'irrationalisme. Autant dire, au «culte de l'action pour l'action». Cet irrationalisme en veut à la culture savante, à l'Université, au Laboratoire, aux journalistes d'opinion, aux réseaux médiatiques qui les soutiennent. L'anti-intellectualisme, comme le rappelait le livre de Richard Hofstadter, «Anti-intellectualism in American Life» est une tradition qui s'est établie depuis l'époque coloniale. Plus qu'une question de diplomation, c'est bien l'anti-intellectualisme qui persiste comme frontière entre démocrates et républicains.
Quatrième caractéristique, l'esprit critique. On ne discute pas les positions idéologiques et politiques hégémoniques. Le prestige de l'autorité religieuse se déplace sur l'autorité politique. Ainsi, les assemblées politiques reproduisent les rassemblements religieux qui se tiennent dans les églises. Trump se présente comme le pasteur du Parti républicain et non son chef. Il se revêt d'un aura que Kamala Harris ne peut revêtir, ce qui lui donne une influence affective déterminante chez un grand nombre d'Américains. Devant une culture moderne où tout est tenu pour suspicieux, il faut l'autorité dogmatique d'un Élu qui rassure et conforte les angoisses des fidèles.
Cinquième caractéristique, puisque tout «désaccord est signe de diversité», il faut donc effacer toutes traces de diversité, non seulement au niveau des idées, mais également parmi les individus. Depuis plus de soixante ans, la société américaine n'a cessé de se diversifier, élevant la minorité afro-américaine au même niveau ontologique et légal que les blancs; l'affirmation sociale des femmes, des immigrants, des homosexuels, des Amérindiens ont modifié voire tordu les vieilles règles de droit qui remontaient au début du XIXe siècle. La gérontocratie traditionnelle, détentrice du droit et du pouvoir, est donc amenée à négocier là où, jadis, elle détenait une autorité absolue.
Sixième caractéristique : l'appel aux frustrations individuelles, en particulier parmi la petite et moyenne bourgeoisie. Dans la mesure où l'ascension sociale a permis à d'anciens prolétaires de se hisser à hauteur de la classe moyenne, les vieilles frustrations demeurant, elles sont accentuées dès que l'économie ou la société sont en crise. Ces frustrations permettent de carburer à la haine sur des cibles toujours mouvantes : les immigrés, puis les gays, puis les femmes, puis les voisins, enfin. Cette psychose paranoïaque se généralise dans l'ensemble de la société, les classes moyennes repoussant en périphérie les grandes richesses bourgeoises d'un côté, les voyous de la petite pègre de l'autre.
Septième caractéristique : le nationalisme chauvin comme expression politique et idéologique d'une telle paranoïa. Depuis le livre de Pat Robertson, «Le Nouvel Ordre mondial», le nationalisme américain carbure aux théories du complot que des groupes occultes comme Qanon déversent sur la population. Ces fabulations rejoignent les anticipations angoissées des classes moyennes qui s'en remettent au tribun qui leur promet la protection contre les actions subversives de ces instances occultes, causes de tout ce qui va mal dans le monde.
Huitième caractéristique : la haine des riches et des puissants, non parce qu'ils sont riches et puissants, mais parce qu'ils manifestent de façon ostentatoire leurs richesses et leur pouvoir, ce qui humilie profondément les classes moyennes. La télé-réalité, dont Trump a été l'un des artisans depuis les années 1980-1990, a su étaler la médiocrité des petits-bourgeois en réponse aux séries glamours des gens riches et célèbres. Désormais, mieux vaut s'humilier soi-même que de le ressentir par l'exhibition de gens dont les fortunes intimident. Ce sont eux désormais qui sont filmés dans des sites de rêves, se combattant pour la première place, jugés par leurs semblables à travers des vox-pop ou des éliminations électroniques. Trump président, c'est «Loft Story» à la Maison Blanche, comme son premier mandat l'a montré.
Neuvième caractéristique : le goût du fascisme pour la lutte, les combats, la guerre. Doit-on se fier aux prétentions de Trump de pouvoir résoudre par la paix les grands conflits en Ukraine ou au Moyen-Orient? C'est oublier que Hitler aussi se présentait comme un apôtre de la paix, au point qu'un parlementaire suédois proposait en janvier 1939 de soumettre sa candidature au prix Nobel de la paix! Trump n'est pas un pacifiste, c'est un isolationniste, tradition née de la doctrine de Monroe au XIXe siècle. Toutefois, il ne faut pas oublier qu'à la doctrine de Monroe s'ajoute le corollaire de Roosevelt, lorsque Théodore déclara que là où les intérêts américains pouvaient être menacés, le gouvernement des États-Unis s'autorisait d'intervenir, y compris militairement. C'est à ce titre qu'on l'a vu s'ingérer dans les affaires de différents États sud-américains tout au long du XXe siècle. C'est ainsi, aussi, que la thèse du containment l'a attiré à intervenir militairement en Corée et au Vietnam.
Dixième caractéristique : le goût pour l'élitisme. Si les fascistes méprisent les Intellectuels et se sentent humiliés par les riches et les puissants, ils n'hésitent pas à se substituer comme nouvelle aristocratie. Toutefois, à l'élévation d'un patriciat s'affirme aussi le refoulement de la plèbe dans un statut subalterne. Si les rassemblements politiques aux États-Unis sont populaires, ils ne sont pas démocratiques. Les assemblées de «boites à lunch» qui applaudissent le leader républicain sont organisées, encadrées, surveillées sinon refoulées et soumises à des meneurs de claques. En ce sens, les rassemblements républicains ne divergent pas des rassemblements «élitistes» du Parti démocrate.
Onzième caractéristique : la propagande républicaine réaffirme que «chacun est éduqué pour devenir un héros». Lorsque Trump, blessé, brandit son poing en criant «Fight!», la question qui se pose alors est combattre quoi? combattre qui? combattre pour quoi et pour qui? Le goût pour le combat et l'élitisme suppose que chacun peut devenir un héros. La malheureuse victime de l'attentat de juillet 2024, qui n'a pas eu la chance d'échapper au projectile et en est morte, a été célébrée comme un héros dans une cérémonie kitsch par un candidat à l'oreille marquée par un tampon. Tous ceux qui ont suivi en se collant à leur tour un tampon sur le pavillon de l'oreille droite pour reproduire la blessure de leur idole, ne se voulaient-ils pas aussi des héros?
Douzième caractéristique, le machisme. Lorsque Donald Trump se propose de «protéger les femmes», affirme ainsi, contre le féminisme, le pouvoir patriarcal. C'est le triomphe du machisme contre une candidate adverse, répétant le coup fourré de 2016. Il n'y a donc pas d'égalité ontologique homme-femme pour les Républicains.
Treizième caractéristique : .«l'Ur-fascisme se fonde sur un populisme qualitatif». ce qui veut dire que les individus perdent leurs droits individuels devant le droit collectif que possède la nation en tant qu'entité unitaire. Pour un parti qui qualifie l'étatisme de l'adversaire de communiste, l'étatisme républicain est encore plus dangereux puisqu'il définit unilatéralement, sans recours à la Constitution ou aux principes de la Déclaration d'Indépendance, qui sont les amis et les ennemis – intérieurs comme extérieurs - de la nation. Tout le premier mandat de Donald Trump a été une suite de confrontations entre ses décrets et leur inconstitutionnalité. Il n'a cessé de remplacer les membres de son cabinet dès qu'ils s'opposaient à ses décisions. Son mandat se résume à quatre années d'instabilité et d'anarchie administrative, car la Constitution de 1786 a été élaborée afin de ne donner aucune prise à un pouvoir monarchique ou dictatorial. Le coup de force du 6 janvier 2021 reproduit l'idéal de la prise du pouvoir anticonstitutionnel de n'importe quel mouvement fasciste.
Quatorzième caractéristique : l'usage de la novlangue. Le caractère populacier de la rhétorique de Trump semble être l'antithèse de l'usage d'une novlangue comme on la retrouve dans tous les totalitarismes. Qu'il use de mensonges, de flagorneries, d'insultes n'est pas encore l'établissement d'un langage institutionnalisé qui est le produit d'une structure bureaucratique qui manque au parti dont les faiseurs d'images occupent tout l'espace, d'où le manque de préparation des Républicains à l'entrée de Trump au pouvoir en 2016 et qui semble se reproduire aujourd'hui.
Ce manque de la quatorzième caractéristique est peut-être le plus déterminant de ce qui constituerait le fascisme de Donald Trump. Trump, il faut le rappeler, est un mercenaire soudoyé par le Parti républicain pour prendre le pouvoir à Washington. Trump n'a pas créé le Parti républicain, il se l'est approprié avec la promesse de le porter au pouvoir, ce qu'il a accompli une première fois en 2016 et pense le réussir une seconde fois en 2024. Ce qui est très différent de Mussolini et de Hitler qui ont créé, sur mesure, leur parti en allant chercher à différents niveaux de la société des complices capables de les suppléer dans la constitution d'un État qui serait tout à fait différent de celui qu'ils remplaceraient.
Ils organisaient préalablement des factions militarisées à partir desquelles intimider la population. Ils entendaient également user d'un pouvoir discrétionnaire et sévir de manière policière contre les opposants. Tout cela institué avant même la prise du pouvoir. Trump ne dispose pas de ces appareils marginaux. L'attentat de juillet a montré la faiblesse, sinon l'absence de toute organisation para-policière du camp trump, d'où qu'il s'en remet uniquement au vote populaire. Ce n'est pas suffisant pour établir un régime fasciste, ce qui n'enlève en rien que dans la rhétorique de Trump et de ses partisans, on retrouve toutes les autres caractéristiques propres à en faire un pouvoir fasciste (dictatorial ou non). Pour reprendre a contrario ce qu'avance Eco, il suffit d'une seule caractéristique manquante pour empêcher que la coagulation de la nébuleuse fasciste se réalise, mais il en restera toujours quelque chose aux lendemains du 5 novembre prochain.
Jean-Paul Coupal
VICES, SCANDALES ET CORRUPTION
Rien de mieux qu'une journée maussade pour apprécier la récente publication de Marc Laurendeau, Vices, scandales et corruption. Les grandes affaires politico-judiciaires au Québec. Les chapitres qui constituent ce petit livre sont tirés des capsules de la série radiophonique «Aujourd'hui l'histoire», d'où l'impression qu'on a d'entendre la voix familière de l'auteur en lisant le texte.
Trois prédispositions favorisent Laurendeau pour nous raconter ces faits divers où se mêlent crime, corruption politique et déboire judiciaire, des années 1950 - au temps où le procureur Pacifique Plante entendait assainir la moralité à Montréal, jusqu'au milieu des années 1990 et la tuerie de masse au sein de l'Ordre du Temple Solaire. «J'ai vécu ces histoires», nous rappelle Laurendeau. Les enquêtes de «Pax» Plante, le spectacle de l'effeuilleuse Lili St-Cyr, l'affaire Coffin ont marqué sa jeunesse. Ces affaires, «je les avais d'une certaine manière "dans la peau". Mais des questions se posaient : les ai-je bien compris? Est-ce que j'en ai saisi toute la portée?».
La seconde prédisposition, est sa formation d'avocat : «Ces histoires ont même raffermi mon désir d'étudier le droit et la science politique. Et sans que je le sache, elles m'ont donné le goût du journalisme». Par exemple lors de la critique du procès Coffin, Laurendeau use de ses connaissances en droit pour nous montrer la faiblesse des preuves circonstancielles dans la condamnation de Coffin. Enfin, la carrière journalistique de Laurendeau lui a fait rencontrer certains des protagonistes des causes retenues. Ainsi, l'affaire Marie-Andrée Leclerc, cette jeune femme embrigadée par le gourou Charles Sobhraj dans la commission de dizaines de meurtres en Inde et en Thaïlande, ou encore des sœurs Lévesque, deux institutrices arrêtées à Rome, ayant servi de «mules» pour transporter de l'héroïne de l'Inde au Canada.
Tous ceux qui ont vécu leur majorité au cours du second XXe siècle se souviendront de ces causes célèbres, nourris de souvenirs de la presse journalistique et télévisuelle, ce dont Laurendeau a parfaitement conscience, lorsqu'il écrit : «Je garde aussi la conviction qu'un récit sera plus vibrant, plus habité, si celui qui le raconte possède un lien organique avec son sujet. Ce sera moins abstrait et détaché. Je me suis graduellement aperçu que mes choix de thématiques pour l'émission Aujourd'hui l'histoire, qu'ils soient issus de ma propre initiative ou qu'ils découlent des propositions de l'équipe, se portaient le plus souvent vers des épisodes marquants dont j'avais été témoin ou observateur passionné, notamment certain scandales politico-judiciaires». Parmi ceux-ci, notons l'évasion spectaculaire de Lucien Rivard de la prison de Bordeaux ou encore l'affaire d'espionnage de Gerda Munsinger, maîtresse d'un ministre du gouvernement conservateur de Diefenbaker.
Entre l'ancien membre du groupe des Cyniques et le passionné de la monarchie britannique, il subsiste toujours dans les interventions de Laurendeau – et ces capsules ne font pas exceptions -, un relent d'humour et de clins d'œil convenus. Ils apparaissent dans des expressions ou des mots fort bien choisis pour tirer un sourire de son lecteur. «Est-ce la moralité en elle-même qui ...intéresse»? Pacifique Plante, se demande-t-il, pour noter à la fin, que la campagne d'assainissement des mœurs de Montréal avait servi de «tremplin pour permettre à Drapeau et Plante de prendre le pouvoir à Montréal». Laurendeau a beau revenir sur cette hypothèse en justifiant qu'on ne peut réduire l'action du duo Plante-Drapeau à une simple question d'«ambitions personnelles», mais l'allusion a portée.
Dans un encadré qui porte sur la définition de l'obscénité, c'est bien l'ancien Cynique qui ressurgit lorsqu'il rappelle comment, en 1967, devant un spectacle des Ballets africains, de jeunes danseuses s'exhibant les seins nus, l'escouade de la moralité de Montréal avait fait les gorges chaudes du public lorsque, devant l'énoncé de la jurisprudence qui disait, en substance, qu'«une représentation n'est pas obscène quand la nudité est immobile, sans mouvements», le chef de l'escouade en déduisait : «si ça bouge, c'est obscène».
De même, si Laurendeau en vient à conclure de la culpabilité de Coffin, il ne ménage pas les déficiences de l'argumentaire du journaliste Jacques Hébert, ami de Pierre Trudeau et futur sénateur, rappelant que son pamphlet, Coffin était innocent, avait manqué de rigueur, ne retenant que trois témoignages sur les 80 recueillis : «Qu'est-ce qu'il faut retenir du travail de Jacques Hébert? Que c'est un polémiste talentueux, qu'il était visionnaire dans ses efforts pour faire abolir la peine de mort, mais qu'il n'a pas été assez rigoureux ni précis, sur les faits eux-mêmes», ce qui est – et Laurendeau le sait -, fondamental dans un plaidoyer. C'est là un second exemple du cynisme de Laurendeau, la brique qui sert à assommer est toujours enrobée dans du satin.
D'autre part, Laurendeau s'amuse, comme durant sa folle jeunesse, sur les travers de la société québécoise devant les vices et la corruption. Voilà «un gars bien sympathique», rappelle-t-il à propos de la connivence tacite de la population pour le trafiquant Lucien Rivard, évadé de prison. Il partage aussi le doute de la même population devant l'épisode ubuesque des sœurs Lévesque et de leurs valises rouges en terminant sur un extrait du Bye Bye 1986, spectacle d'humour de fin d'année, qui ironisait méchamment sur les deux Saguenéennes, victimes naïves ou complices dans le trafic de drogue. Un clin d'œil assassin lorsqu'il décrit le fait de guerre du ministre Pierre Sévigny, principal impliqué dans l'affaire Gerda Munsinger : «il s'illustre dans la bataille de Falaise, décimant un régiment allemand en lançant des grenades dans toutes les directions à partir d'un char d'assaut». Bien sûr – l'enrobage de satin exige -, il poursuit avec le fait d'arme héroïque, lorsque le colonel Sévigny perd une jambe dans la bataille du Rhin. Ce qui ne l'empêchera pas de revenir en rappelant que Sévigny, rêvant d'une carrière au cinéma, sans doute à l'exemple du héros américain Audie Murphy, est enfin recruté pour jouer dans un film avec Robert Mitchum!
Là où Laurendeau avoue être dépassé, c'est dans le dernier récit, celui de l'Ordre du Temple Solaire, lorsqu'il n'arrive pas à comprendre comment des adeptes d'envergure ont pu être les victimes d'une telle fabulation de se départir de leur corps physique pour rejoindre l'étoile Sirius? «Parmi les disciples figurent Jean-Pierre Vinet, haut dirigeant dans la société Hydro-Québec, et 22 cadres de la même société d'État, Robert Ostiguy, maire de Richelieu et copropriétaire d'une quincaillerie et même jusqu'à Robert Falardeau, comptable au ministère des Finances du Québec, promu grand maître de la secte au Québec!». Il est vrai, note-t-il avec un sourire en coin, «qu'au début des années 1990, la "gourounnerie" se portait bien!». Trente ans après les faits, on reste perplexe.
Bref, les capsules radiophoniques, comme le recueil Vices, scandales et corruption, instruiront les plus jeunes nés depuis la fin du XXe siècle de même qu'ils rappelleront des souvenirs à leurs aînés, mais pour tous, ils permettront de passer de bons moments de divertissement.
Jean-Paul Coupal
QUE FAIRE DU PASSÉ?
La réédition poche de l'essai de Pierre Vesperini, Que faire du passé? Réflexions sur la "cancel culture" (au texte premier s'ajoutent des annexes) est l'occasion – une des très rares à vrai dire – d'une rencontre entre l'histoire et la casuistique. Vesperini, historien de l'Antiquité, regarde d'une manière critique mais sans animosité le mouvement de la «cancel culture» avec l'intention moins de le juger que de comprendre ses arguments, tout en considérant que son «action, telle qu'elle s'opère aujourd'hui, ne peut à mon sens que conduire à des impasses et parfois à des catastrophes. C'est pour tenter de les prévenir que j'expose mes idées» :
«Dans la vie des peuples comme dans celle des hommes, il arrive parfois de ces heures terribles où il semble que le présent demande des comptes au passé, où les fils demandent des comptes aux pères, où les morts sont comme tirés de leurs tombes pour comparaître au tribunal de l'Histoire». J'hésite toujours à considérer que l'histoire soit une «tribunalisation» du passé. Nos jugements ne sont pas ceux du passé vécu, aussi nous attribuons-nous une position divine lorsque nous jugeons, du haut de notre XXIe siècle et de manière sentencieuse, les actions des temps passés. S'il est vrai que nous avons pris la place de Dieu devant l'intemporalité, ne devrions-nous pas en user de manière plus sage que Lui?
La cancel culture s'approprie cette place. «Depuis quelques années, et dans le monde entier, on voit régulièrement les figures, les disciplines et les œuvres les plus prestigieuses de la culture occidentale [...] contestées et critiquées, vilipendées et dégradées, par une minorité très active de jeunes militants, étudiants le plus souvent, qui exigent leur exclusion de la culture commune. En un mot, leur effacement : cancel». Or Vesperini refuse de se tenir en défenseur de cette culture. Au contraire, il se place du côté des «canceleurs» lorsqu'il ajoute : «De tous les spectacles dégradants que peut offrir le genre humain, aucun ne me heurte davantage peut-être que celui du clerc qui veut employer son maigre savoir à l'oppression des autres et à la satisfaction de ses ambitions les plus misérables. Ceux-là ne s'intéressent à la culture que comme les faux prêtres couvent leurs fétiches». Il condamne par là un héritage culturel tenu pour sacré bien qu'artificiel; héritage symbolique devenu la cible des vandales.
Vesperini pense résoudre la question casuistique en donnant une définition double de la culture : «C'est d'abord le patrimoine de connaissance dont la maîtrise fait dire de quelqu'un qu'il est "cultivé"; connaissances essentiellement historiques, littéraires, artistiques et musicales. Je parlerai à ce propos de "culture-héritage". C'est elle qui est visée par la "cancel culture". C'est ensuite le vaste ensemble des idées et des croyances qui, dominantes, donc majoritaires, structurent le fonctionnement d'une société : son organisation, ses institutions, ses pratiques, ses modes de conduite, etc. [...] Pour désigner cet autre sens du mot "culture", je parlerai de "culture civilisation"». Il n'est pas sûr toutefois que les «canceleurs» fassent une si nette distinction entre les deux, leurs actions étant mues parfois par une authentique «haine de soi» - une Western Selbsthaß –, un refus essentiel de soi en tant que civilitas.
Vesperini condamne le refus borné des autorités d'entendre les critiques des «canceleurs», considérant que «le facteur le plus important de cette violence du mouvement est la fin de non-recevoir qu'on lui oppose le plus souvent. La culture occidentale fait encore parfois l'objet, dans les classes dominantes, d'un culte. Elle est sacrée, donc intouchable. Or, ce statut sacré n'implique nullement que les dominants aient à cette culture un rapport authentique, existentiel, en un mot : vivant». Il emploie ici la critique telle que la formulait Nietzsche dans sa Seconde considération inactuelle, ceux qui vouent un culte fétichiste à une culture et la stérilise, la rendant «inutile à la vie». D'un autre côté, Vesperini voudrait tendre la main aux «canceleurs», «par-delà cette violence, je discerne dans leur mouvement la volonté d'avoir une discussion publique sur la culture occidentale. Et cette discussion, il faut avoir le courage de l'ouvrir».
C'est alors que l'historien en appelle à Walter Benjamin qui, dans ses Thèses sur le concept d'histoire, notait qu'«il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main». Donc, «si les "biens culturels" sont des "témoignages de barbarie", qu'en faire? Faut-il les cancel», ou continuer à les célébrer en classe, sur les scènes théâtrales ou par des statues? Ceci équivaudrait à entretenir une complicité volontaire avec cette barbarie au travers de laquelle ces œuvres sont nées.
Il n'est pas facile de reconnaître la limite de la faculté de juger devant les contradictions posées par le passé occidental. Vesparini a beau rappeler l'apolitisme de l'affirmation d'Umberto Eco qui disait : «"Moi qui suis agnostique et européen, je suis toujours ému quand je vois une cathédrale dans un pays éloigné". Derrière [ce lieu commun], une véritable opération de police symbolique pour le gouvernement : c'est parce que "l'Europe est chrétienne" que certains étrangers n'ont pas leur place en France». Évidemment, ce n'est pas ce que Eco avait en tête, mais il est possible pour des intérêts idéologiques d'en déduire ce corollaire pervers. C'est là qu'on remarque que «ce refus de la discussion a... un revers positif, qui complète l'attitude sacerdotale : c'est l'assénement et la reproduction à l'infini de dogmes tout faits, qui ne veulent pas dire grand-chose et qu'on répète d'autant plus facilement». La cathédrale est un fait et la vérité, c'est l'impérialisme, si l'on suit la thèse du philosophe italien du XVIIIe siècle, Giambattista Vico : «l'homme [...] ne peut connaître que ce qu'il a lui-même produit : "Le vrai, c'est ce qui a été fait"... le vrai et le fait s'équivalent». Détruire la cathédrale serait anéantir la barbarie qui l'a fait naître, l'impérialisme.
Vesperini opère une transmutation : ce qu'il appelait d'abord culture-civilisation devient «culture-humanisme», établissant une équation entre civilisation et humanisme : «J'appelle "humaniste" quiconque s'intéresse au passé pour le passé, sans chercher à l'instrumentaliser pour dominer et asservir ... Dans cette conception généreuse où tout le passé est embrassé, celui des vainqueurs comme celui des vaincus, la vie qu'il reconstitue et restitue, en tant que vie humaine, lui sert enfin à penser la vie humaine de son temps». Si Vesperini se tient du côté des «canceleurs» lorsqu'il s'agit de blâmer la culture-héritage sacralisée et fossilisée, il s'en détache lorsqu'il considère que les «canceleurs» s'en prennent à la culture-civilisation : «On ne s'étonnera donc pas de voir que le capitalisme ait fait le meilleur accueil à la "cancel culture". Quoi de plus malléable que des individus sans mémoire? Pour bien fonctionner, le pion ne doit pas penser, mais exécuter». Derrière la crise morale, les «canceleurs» joueraient inconsciemment un jeu qui convient à ceux qui minent l'importance sociale de l'instruction et de l'éducation, ce que l'on le constate sous des gouvernements autoritaires ou populistes.
Vesperini comprend que dans une société racisée comme l'est la société américaine (et même la société française), bien des Noirs ou des Latinos ont pris pour «ticket d'entrée» vers l'intégration américaine le privilège d'avoir accès aux «classics». À une «volonté de destruction, mauvaise conscience, honte, tristesse», s'ajoute une autre passion triste : la peur, car ce ticket ne garantit pas une intégration pleinement égalitaire à la majorité blanche. Il ne protège pas non plus des heurts qui risquent de frapper leur sensibilité à vif. Par le fait même, on ne reconnaîtra pas à ces détenteurs du ticket d'avoir les «aptitudes» pour s'assimiler ces matières propres aux origines de la civilisation occidentale. L'usage du ticket d'entrée se renverse donc en son contraire, c'est-à-dire en exclusion des carrières en études classiques.
Cette malhonnêteté des institutions, ignorant les impacts positifs ou négatifs que peut exercer la connaissance sur la subjectivité de chacun, finit par confondre la conscience malheureuse du ticket avec la valeur intrinsèque de la civilisation. D'où le leitmotiv de Vesperini, qu'«étudier est une chose, approuver en est une autre», réhabilitant ainsi la notion d'âme sur laquelle sont réactivés des troubles de stress post-traumatique. La distance qui, jadis, «protégeait des émotions et garantissait une réception, disons, "cérébrale" : composée, sobre, rationnelle, et même politique», manque.
Telle était, par exemple, l'utilité d'apprendre les langues grecque et latine. Celles-ci établissaient une distance entre les épisodes les plus crues de la mythologie antique (viol, inceste, parricide ou matricide) qui confrontent désormais immédiatement la sensibilité depuis qu'ils sont transmis dans la langue vernaculaire, d'où l'émergence de «ce que les Américains appellent un "trigger warning", ce qui veut dire, littéralement : "avertissement d'un déclencheur". Il s'agit de "faire savoir" (warning) que tel ou tel contenu peut "déclencher" (trigger) des troubles de stress post-traumatique». Ces avertissements sont désormais réclamés par un public hypersensible devant des risques de réactivation de traumas personnels à la lecture d'une œuvre classique ou à l'utilisation d'un mot à connotation péjorative. Comme le reconnaît Philippe Godefroid, directeur du Grand Théâtre de Calais (2018) :
«Face à l'encadrement croissant du contact avec les méandres de la psyché ou le réel, les autres, le langage, les images, sinon même la stature, face à ce dévoiement du principe de précaution qui pourrait à terme tout récrire, repeindre, flouter, censurer, donc parvenir à faire disparaître le passé, les racines, la notion véritable d'interdit elle-même, sans que personne s'interroge sur le pouvoir auquel on consent un tel abandon, un telle infantilisation, la culture doit lutter pour éviter que le théoricien d'une dictature morale, Platon, à des siècles de distance, n'impose l'éviction de l'artiste hors de la république idéale».
En quoi cette découverte, qui ne fait que réinventer l'eau tiède, est-elle insupportable? Ne serait-elle pas insupportable d'ailleurs, que dans certains contextes particuliers – des systèmes – aux vues opposées? Ainsi, «il y a un système régi par le profit (celui de l'industrie culturelle et des grands conglomérats, tels que les studios Marvel et Ubisoft, les plate-formes Netflix et Prime Video, les grandes chaînes audiovisuelles, les agences de communication...) et un autre qui est tout simplement le vieux système de la culture, remontant à la paideia grecque et l'humanitas latine, qui vise autre chose que capter l'attention du "temps de cerveau disponible" : une sensibilité et une conscience. Une sensibilité à frapper d'émotions, et une conscience qu'il s'agit de provoquer à la pensée». C'est ici que Vesperini souligne toute la perversité de la cancel culture. Ce qui n'a pas besoin de "trigger warning" dans le premier cas, le nécessite dans le second. On peut présenter les scènes les plus scabreuses, elles seront acceptables dans le premier système (ce qui le fait fonctionner pour des intérêts pécuniaires), mais refusées dans le second parce que ce système renvoie à la conscience personnelle. Il renvoie surtout au réel alors que le premier renvoie au virtuel : «Il fut un temps où il allait de soi que l'université et le théâtre nous parlent du pire. Dans le nôtre, seuls peuvent le faire les entreprises qui en tirent du profit».
L'exploration de la confrontation entre la casuistique et l'histoire ne s'arrête pas à ces conflits. Il faut bien encore parler du déboulonnage de statues : «Dresser une statue, c'est fixer pour des siècles le souvenir d'un homme dont les actes sont tels qu'on juge qu'il ne faudra jamais les oublier». Il ne s'agit donc pas d'«illustrer» l'histoire, mais bien de retenir des actes qui doivent être tenus pour impérissables à la mémoire : «L'imitatio supposait la réflexion : réflexion sur les actes, réflexion sur les qualités qui les ont permis; mais réflexion aussi, nécessairement, sur les erreurs, sur les crimes parfois, et sur les faiblesses et les vices qui les avaient causés voire, pire encore peut-être, tolérés». Il ne s'agit donc pas d'imiter mais de réfléchir. À propos de la statue de Thomas Jefferson, que le Conseil municipal de la ville de New-York a fait retirer, Vesperini suggère que «sa statue ne signifiait pas que sa vie était sans tache, ni même sans crime, mais qu'il l'avait employée à construire quelque chose de grand : le premier régime démocratique du monde moderne». Évidemment, les «canceleurs» resteront réfractaires à cet argument. Il ne s'agit pas, pour un bon nombre d'entre eux, de réfléchir, la chose étant déjà toute jugée, mais de répandre une entreprise de destruction de la mémoire de la collectivité pour lui substituer la leur, le culte (à échelle variable) des vaincus et des victimes des pouvoirs passés.
L'auteur aura beau avancer que «comprendre ces contradictions, c'est aussi nous interroger sur nous-mêmes : quels actes commettons-nous, nous, en toute bonne conscience, qui soulèveront la même répulsion dans deux cents ans? Il suffit de penser à nos modes de vie, dont chacun sait qu'ils mettent en péril la survie de l'espèce humaine, et auquel nous avons autant de mal à renoncer que les propriétaires d'esclaves à leur cheptel humain», cette réflexion ne tient pas devant le bilan négatif par lequel est abolie toute possibilité d'un bilan positif. Pour Vesperini, «une telle attitude... est profondément, essentiellement puritaine». Pour cause, tout cela – tout le wokisme finalement – est né des campus américains. Vesperini pose ici un jugement transcendant et irrémédiable : «On n'en finirait pas. L'Histoire, si on la regarde comme un esprit libre cherchant la vérité quoi qu'il en coûte, et non comme un enfant en quête de "héros" consolateurs – l'Histoire n'offre aucun réconfort. Elle est inhumaine. Et nous oblige en conséquence à congédier la vision qu'en offre la "cancel culture". [...] L'Histoire nous fait voir qu'en nous les ombres le disputent à la lumière et que, suivant l'avertissement de Pascal, "qui veut faire l'ange fait la bête"». Or, nous voyons bien que les «canceleurs» sont loin d'être parvenus à abattre leur bête en l'ange?
Ainsi, la mairie de New York ne s'avère guère plus angélique devant les déshérités de sa ville que jadis Jefferson devant ses esclaves. Celle-là, «si fière d'avoir chassé ce "symbole de haine) (hate symbol) d'un nouveau genre qu'était la statue de Jefferson, ne fait rien. Au contraire, même : l'an dernier (2020), la mairie a transféré environ sept cent trente New-Yorkais devenus sans-abri à la suite de la pandémie dans les hôtels Lucerne, Belleclaire et Belmond, situés dans l'élégant Upper West Side. Aussitôt, les habitants (se disant tous "progressistes"), se prétendant menacés dans leur sécurité, créèrent une association, la West Side Community Organization, destinée à faire pression sur la ville pour que les sans-abri quittent l'hôtel. Mais tout cela, bien sûr, avec les meilleurs sentiments du monde. [...] La ville a cédé». Au Canada, les larmes versées par les wokes libéraux du gouvernement fédéral sur les outrages et les injustices dont ont été victimes les Premières Nations et qui imposent un permanent «mea culpa» à la population civile, prix de la «réconciliation», se montrent impuissants devant une chose aussi simple qu'assurer l'approvisionnement en eau potable à des communautés établies au Grand Nord.
«Ainsi de façon incroyablement perverse la logique raciale, au lieu d'être chassée comme une fiction indigne, est recyclée, comme grille de lecture légitime et incontournable de la société américaine, par une gauche qui semble devenue folle et avoir perdu tout sens des réalités. Un jour, si le monde survit à un retour au pouvoir de M. Trump, on regardera cette frénésie de bonne conscience et de bons sentiments, cette intoxication de moraline dans une démocratie au bord du gouffre, comme on regarde aujourd'hui les folles processions de pénitents, de convulsionnaires et de flagellants qui s'abattirent sur l'Europe en pleine guerre de Cent Ans. Avec cette différence que c'était alors de pauvres gens qui étaient frappés de cette folie, tandis que ce sont aujourd'hui les plus éduqués qui la répandent».
Au fond, pour reprendre les mots de l'historien Luciano Canfora, «l'histoire est toujours en rapport avec le pouvoir : comme un adversaire ou comme son instrument». «On peut appliquer à la culture ce que Toni Morrison dit de la langue : "Discréditer la langue de l'autre est la première chose à laquelle s'emploient ceux qui tiennent les fusils...» Or, il en va de même avec la culture. Sauf que les «canceleurs» n'ont pas de fusils, sinon que leur tapage assourdissant qui parvient à créer des situations tragiques parce qu'immorales dont sont victimes des enseignants ou des artisans de la scène. Plutôt que de clarifier l'histoire, les «canceleurs» ne font que l'embrouiller : «dans le domaine par essence si incertain, si périlleux aussi, de l'action politique, l'histoire est notre seule boussole; on ne peut raisonner sans elle : il faut constamment méditer ses leçons, même – surtout – les plus douloureuses».
La cancel culture a pour but d'effacer des points cardinaux de la boussole pour ne conserver que ceux qui appuient sa rhétorique politique. Elle s'érige sur des confusions où il est facile d'embrouiller des esprits troubles ou des ignorances crasses. On peut bien être d'accord avec Vico sur les rapports entre la vérité et les faits, mais «c'est une chose d'enseigner... des faits vrais; c'en est une autre d'interpréter ces faits»; c'est la mystique protestante qui défend la liberté d'interprétation, mais c'est le travers puritain qui substitue un dogme moral à un autre, qui il lui ressemble d'ailleurs comme un jumeau. Le goût des «canceleurs» pour les méthodes d'inquisition est bien hérité de la culture-héritage. On déboulonne aujourd'hui des statues comme l'Inquisition jadis brûlait des sorcières. C'est le seul héritage culturel retenu par les «canceleurs».
Aussi bien l'État peut-il s'autoriser de purger des livres d'histoire aussi bien que des foules activistes militantes prêcher la dénonciation, la persécution et l'ostracisation : «Dans ces conditions, tout dialogue paraît impossible entre les deux camps. À droite, les blessures narcissiques infligées par l'Histoire paraissent incurables et se font de jour en jour plus purulentes. À gauche, un sectarisme nouveau en vient à considérer la liberté d'expression et le pluralisme comme des privilèges d'hommes blancs. La grande leçon [...] l'humanité a toujours été trop complexe pour les puritains». Le soutien de l'auteur aux «canceleurs» se rétrécit donc au fur et à mesure de la rédaction de l'ouvrage. D'un annexe à l'autre, entre 2021 et 2024, on le voit même répugner aux abus aberrants des «canceleurs». Ceux-ci l'ont heurté le jour où ils s'en sont pris aux opéras du XIXe siècle pour leurs scènes de féminicide : «Il ne faut pas confondre représentation et approbation». Apprécier Carmen, à la manière de Vesperini, ne veut pas dire qu'on applaudit sa mort violente à la vin de la représentation!
Certes, «les tenants de la "cancel culture" posent une vraie question, une question plus que légitime et importante, une question fondamentale, et que personne, dans l'ordre social où nous vivons, n'aurait posée. De cela, je leur suis profondément reconnaissant. Mais à cette vraie question, la "cancel culture" apporte une réponse fausse. Une réponse faussée par cette vision puritaine (donc rédemptrice) de l'Histoire et de la nature humaine».
Jean-Paul Coupal
FIGURES MARQUANTES DE NOTRE HISTOIRE, VOL. 2 : LUTTER
Le
second volume des Figures marquantes de notre histoire porte sur le
thème des luttes sur lesquelles s'est édifiée la société québécoise. Il
s'agit surtout des luttes politiques et sociales. Malheureusement, il
faut souligner que Lutter fait abstraction des luttes épiques de la
Nouvelle-France.
Éric Bédard, le
directeur de la série, amène comme argument que le premier volume,
consacré aux bâtisseurs, «accordait une place de choix à l'époque de la
Nouvelle-France». Il s'agirait maintenant de «découvrir des femmes et
des hommes plus près de nous; plus "modernes" peut-être par leurs
combats». C'est un choix, et il se justifie sans doute. D'autant plus
qu'il est vrai que, dans le premier volume, six entrées sur treize
portaient sur des personnages de la Nouvelle-France. Essentiellement,
des explorateurs et des bonnes sœurs. Or, il est indéniable que les
véritables luttes épiques de notre histoire remontent aux XVIIe et
XVIIIe siècles.
Luttes
militaires, mais surtout luttes existentielles : contre la sévérité du
climat, l'impénétrabilité des forêts, les défis posés par de vastes
cours d'eau inconnus en Europe. Mais luttes, faut-il le rappeler?,
contre les habitants naturels du pays, sur lesquels il ne faut soulever
aucune considération qui pourrait freiner le processus idéologique de
«réconciliation» avec les Premières Nations. Les luttes de missionnaires
afin de convertir à la foi catholique, celles pour les instructions des
Indiens, luttes armées menées par les officiers de Ville-Marie, les
Charles Le Moyne, Lambert Closse et autres qui formaient la garde de
Maisonneuve et autres d'Iberville. Autant de thèmes jadis honorés
maintenant refoulés, censurés, qui entraînent une absence dans la
dynamique des combats et des luttes indispensables à la constitution
d'une nation.
Il est vrai que le
refoulement a commencé bien avant. Dès les années 1980, lorsque, saturés
d'avoir entendu vanter la Nouvelle-France, nos historiens s'en
détournèrent pour se porter vers le Québec des XIXe et XXe siècles. Mais
aujourd'hui, il est clair qu'il s'agit d'autre chose. Entendre parler
de la Nouvelle-France, c'est gênant. C'est rappeler les guerres de
conquête des terres autochtones. Il ne serait pas bon de rappeler que
les dévastations que le régiment de Carignan porta en territoire des
Agniers suivaient des assauts meurtriers contre Montréal. De même, que
les attaques contre les bourgades anglaises de Corlar, Salmon Falls et
Casco servirent de représailles au massacre de Lachine (1689), les
combattants français sachant cette fois que les Iroquois étaient armés
par les «Bastonnais», dont le gouverneur Phips planifiait s'emparer de
Québec. Raconter ces luttes qui firent la fierté de générations de
jeunes canadiens-français affecte désormais trop la sensibilité des
jeunes oreilles. Il faut donc nous limiter à des luttes internes :
«Les
douze figures marquantes présentées dans ce livre ont toutes mis leurs
talents et leur énergie vitale au service de leur conception du bien et
du juste. Si la victoire n'a pas toujours été au bout de leur chemin,
leur engagement a souvent inspiré leurs contemporains, allant parfois
jusqu'à définir leur époque. Chacun à leur façon, ces femmes et ces
hommes ont défendu leurs idées, avançant visière levée dans l'espace
public, ce qui leur a valu moqueries, polémiques et déconvenues. C'est
l'un des risques auxquels on s'expose en s'engageant dans une lutte».
La
biographie de Montcalm par Dave Noël donne ici le crédit à toute la
Nouvelle-France dont elle marque la fin. On n'entrera pas non plus dans
les Troubles de 37-38, préférant plutôt tourner autour avec les du
Calvet, Ludger Duvernay, François-Xavier Garneau et Médéric Lanctôt,
d'authentiques patriotes n'ayant pas eu l'occasion de faire le coup de
feu. Plutôt qu'à ceux qui prirent les armes et que le «politicaly
correctness» refoule dans l'ombre et l'amnésie, on s'en remet donc à des
combattants de la plume et du discours. Bien sûr, répliquera-t-on, les
combattants de 37-38 sont bien connus – trop connus – pour ne pas les
sacrifier à des héros méconnus. Là encore, l'argument se tient. Sauf
que, c'est parce que des gens avaient lutté et étaient morts les armes à
la main qu'il était devenu possible pour ces combattants de la plume de
défendre un pays incertain.
Autant
dire que les héros québécois des enfants du XXIe siècle seront des
discoureurs, des plumitifs, des barbouilleurs et des militantes en
goguette par lesquels l'État bureaucratique substituera le débat au
combat. Cela satisfait l'esprit de compromis ouvert à des concessions
réciproques qui ne résolvent jamais rien. Ainsi sont décidés les héros
de l'avenir. L'héroïsme des combats sera incorporé au monde virtuel, où
il deviendra possible de faire l'indépendance du Québec en éliminant au
laser des Fédérastes en algorithmes sous les ordres de Capitaine Canada
opposés aux Patriotes de Super-Mathieu. Cela ne coûte évidemment aucune
goutte de sang. J'écris ceci non dans le but d'exhumer de vieux
ressentiments, mais plutôt montrer le vide que représente un
affrontement sans adversaires (et encore moins sans ennemis), ce
consensus incestueux établi depuis l'époque Bourassa/Mulroney de la
consultation, de la concertation, de la conciliation, de la constipation
et de la consternation dont Legault est l'héritier.
Ainsi, dans la courte biographie de Montcalm, Noël rappelle qu'au cours de la guerres entre la France et l'Autriche, lors d'une retraite forcée de Prague (1741), Montcalm s'est vu «confronté aux hussards hongrois et croates de la cavalerie légère autrichienne, qui pratiquent une petite guerre faite d'escarmouches et d'attaques-surprises». Or, n'a-t-on pas répété à satiété, et bien des ouvrages ont été écrits là-dessus - je les ai sur ma tablette –, que les soldats français avaient été initiés à la «petite guerre» par la façon dont les autochtones faisaient la guerre en Amérique? Or, définitivement, la chose n'est pas entièrement vraie. Une petite guerre se pratiquait déjà en Europe avant les deux grandes guerres en Amérique : la guerre de succession d'Autriche et la guerre de Sept Ans.
Tout ça pour dire que nous sommes en train de payer la réconciliation avec les Premières Nations du prix de notre mutilation mémorielle. Le thème de la survivance, essentiel dans la compréhension de la Nouvelle-France, a été déplacé comme souvenir-écran sur les débats constitutionnels des siècles ultérieurs. Et la Nouvelle-France n'est pas seule à payer cette amnésie collective. La crise de 1797, qui se solda l'année suivante par l'exécution de David McLean – véritable boucherie à la hache -, lointaine annonce de ce qui devait se reproduire en 1837-1838, fait oublier la violence que le conquérant anglais exerça sur les vaincus de 1759. Le huguenot Pierre du Calvet, dont Bernard Andrès raconte les déboires, s'était déjà heurté au gouverneur Haldiman, qui l'incarcéra en dépit de l'Habeas Corpus, sans mise en accusation. Du Calvet se rendit en Angleterre afin d'obtenir justice et réparation qu'il n'obtint pas. Dès cet épisode, un la était donné pour la suite du recueil.
C'est ici, je pense, que le volume 2, Lutter, entre bien dans cette «fabrique des héros» dont Pierre Centlivres, Daniel Fabre et Françoise Zonahend nous initiaient naguère. Dans le volume 1, les bâtisseurs étaient ceux qui édifiaient des institutions (Marguerite Bourgeoys; Marguerite d'Youville; Ignace Bourget; Lionel Groulx; Marie-Victorin; Charlotte Tassé), ou produisaient des œuvres culturelles (Marie de l'Incarnation; Gabrielle Roy; Gaston Miron; René Lévesque). Les lutteurs du volume actuel se distinguent des héros habituels car, contrairement à des conquérants (Champlain) ou des militaires (Frontenac), ce ne sont plus que des héros sortis du moule démocratique. Ceci étant dit, est-il possible de dégager une historicité québécoise de ce cortège de noms significatifs?
Mais qu'est-ce qu'une historicité? L'historien et philosophe Charles Morazé définit l'historicité comme cette «obscure certitude des hommes qu’ils ne font qu’un, emportés qu’ils sont dans l’énorme flux du progrès qui les spécifie en les opposant. On sent bien que cette solidarité est liée à l’existence implicite, que chacun éprouve en soi, d’une certaine fonction commune à tous. Nous appelons historicité cette fonction» (La Logique de l'histoire. Gallimard). L'historicité est à degrés variables : ethnique, sociologique, linguistique, religieux, politique... Elle est subjective et difficile à quantifier en série. On en revient donc toujours à la subjectivité. L'historicité est un tissu mental et moral. De du Calvet à Hauris Lalancette, est-il possible de tirer une unité fantasmatique qui rendrait compte de la nouvelle mythologie nationale qui se dégage de cet ouvrage collectif?
La mort de Montcalm peut relever de la fatalité d'une mauvaise défense après des succès avérés du généralissime (Oswego, Carillon). Il va de soi que la lutte larvée entre le général français et le gouverneur canadien, Vaudreuil-Cavaignal, a contribué à cette défaite crève-cœur. Autre Français, marginal parce que protestant, du Calvet, qui apparaît comme un être irascible, se plaît à affronter le gouverneur Haldiman : en vain. Pour Gilles Laporte, le caractère type du Québec en devenir se retrouve chez Ludger Duvernay, fondateur de plusieurs journaux et de la Société Saint-Jean-Baptiste. Exilé un temps aux États-Unis après les Troubles de 37-38. Duvernay «constitue... le modèle parfait du Québécois qui combat jusqu'au bout pour ses principes : sincère, volontaire, rassembleur et s'adressant tant au cœur qu'à l'esprit. Ironiquement, du fait en particulier de sa précarité matérielle, il est aussi l'homme des compromis et du réalisme politique qui doit ultimement participer à la liquidation de l'héritage de la lutte patriote pour éventuellement le rendre compatible avec le projet de confédération canadienne. De sorte que Duvernay incarne donc aussi l'archétype du Québécois : à la fois sincère, dévoué et débrouillard, mais avant tout réaliste».
Voici les traits de l'archétype posés. Ce sens du réalisme devrait être garant de succès. En affirmant la modération devant les excès du radicalisme, le compromis canadien plutôt que l'indépendance du Bas-Canada jusqu'à la défaite référendaire et «le beau risque», le résultat devrait être non celui d'un «complexe d'échec», mais un accomplissement «positif» du destin national (comme en Suisse). Mais entre l'affirmation d'une nation incertaine et l'échec des aspirations mobilisatrices, l'historicité se referme sur elle-même, ce que reproduit la vie de Médéric Lanctôt, tracée par Mathieu Thomas :
«Le 7 décembre 1838, Lanctôt est... né "à la porte de la prison" (celle du Pied-du-Courant, à Montréal), où son père était emprisonné pour avoir participé à la rébellion patriote dans la vallée du Richelieu. Reconnu coupable de haute trahison en mars 1839, Hippolyte Lanctôt est condamné à mort, peine qui sera commuée en une déportation à vie en Australie. Parti en septembre, il ne reviendra au pays que six ans plus tard, après un pardon impérial. Laurent-Olivier David, futur collaborateur de Lanctôt, dira plus tard qu'"il semblait que le nouveau-né devait nécessairement porter l'empreinte de cette époque tourmentée"».
Lanctôt, qui fut longtemps boudé par l'historiographie, possédait le sens de l'histoire. Héritier des Troubles de 37-38, il saisissait l'importance de l'historicité canadienne-française en partant de sa fragilité intime. Avec la lutte de race, héritée de Durham, il anticipait la lutte de classe qui se dessinait dans les centres industriels urbains. Il anticipait aussi les dommages que les partis politiques causaient en entretenant les querelles déchirantes et, plus tard, la «ligne de parti» qui devait usurper le pouvoir démocratique des mains des électeurs : «Il souhaite carrément leur disparition». Lanctôt voulait «l'union "sincère et complète" des Canadiens français, en opposition à l'"esprit de parti" qui a depuis trop longtemps divisé ce peuple». Cette quête obsessionnelle de l'unité devait être l'un des thèmes récurrents à venir.
Il apparaissait aux yeux de Lanctôt que «les réformes socio-économiques vont de pair avec l'indépendance politique». Il l'exprimera assez clairement après la défaite des charretiers montréalais qui tinrent procès au Grand Tronc, la compagnie de chemins de fer dont les intérêts étaient défendus par George-Étienne Cartier et dont le service de livraison menaçait l'emploi des charretiers : «Le Grand Tronc, c'est la vénalité de Cartier, et la vénalité de Cartier c'est la Confédération». Médéric Lanctôt anti-confédéré, aurait pu être notre Joseph Howe, mais l'historiographie cléricale l'effaça de la mémoire historique. En tout cas, il aurait pu reprendre la maxime de Jean-Baptiste, le père de Honoré Mercier : «conquis mais jamais soumis».
Grand travailleur, sachant se relever de l'échec de ses différents journaux, Lanctôt connaît un zénith de popularité avant de tomber victime de la cabale de ses ennemis : tour à tour, il perd son siège au Conseil municipal de Montréal; perd le GAPOC, association d'entraide des travailleurs qu'il avait fondé; défait dans sa candidature contre Cartier; voit la fermeture de ses «magasins à prix coûtant», enfin son Club Saint-Jean-Baptiste que le clergé, dont il est l'ennemi, associe à la Franc-Maçonnerie. Comme du Calvet, Lanctôt est un sanguin. Ses outrances lui attirent ennemis et mauvaise réputation, faisant «le vide autour de lui». Rompant avec certains de ses principes les plus chers (il finit par appuyer Cartier), c'est un «homme brisé» et meurt à l'âge de 38 ans. Le cercle du destin était accompli.
On retrouve une historicité semblable dans le destin et la carrière d'Honoré Mercier, présenté par Claude Corbo. Comme Lanctôt, lui aussi criait «Cessons nos luttes fratricides; unissons-nous!». Il connut son apothéose lors d'une tournée triomphale en Europe où il fut reçu à Rome, à Paris et à Londres avec les honneurs que ne connurent aucun Premier ministre du Québec alors que dans son dos, des magouilleurs créaient le scandale de la Baie des Chaleurs qui devait lui faire perdre le pouvoir à son retour. Sa déchéance, là encore, fait écho au sort de du Calvet et de Lanctôt.
Et ainsi d'Honoré Beaugrand, comme le raconte Jean-Philippe Warren. Véritable aventurier dont les déplacements l'ont conduit comme militaire dans l'armée française du Mexique en 1865, voyageur en Europe, puis dans la Nouvelle-Angleterre franco-canadienne où il fonda des journaux, prêcha le laïcisme républicain contre le clergé catholique, se fit partisan du grantisme sauvage avant de franchir la frontière du Québec où il devint maire de Montréal, s'attira des haines féroces en vaccinant de force les porteurs de la variole. Fondateur du journal «La Patrie», il se fit, lui aussi, promoteur de la Franc-Maçonnerie et s'engagea dans une guerre contre l'obscurantisme clérical. Malgré d'éclatantes victoire :
«Au crépuscule de sa vie, Beaugrand se fait amer. Le Parti libéral est au pouvoir à Québec et à Ottawa, mais personne ne daigne lui accorder la moindre reconnaissance, en souvenir des luttes anciennes. Dans ses conversations intimes, il ne cache pas la douleur et le dépit que lui inspire la tournure des événements. Faisant le bilan de son activité débordante pour la cause réformiste, il se demandera en 1905 si le jeu en a valu la chandelle. Se disant à jamais "naïf", il avoue avec regret s'être heurté à "la froide et abominable cruauté des partis politiques" qui "écrasent impitoyablement, avant de s'entrechoquer, tous ceux que la fatalité de la vie place sur leur passage"».
Et il en va de même chez Marie Lacoste Gérin-Lajoie, qui mit sur pied des organismes de bienfaisance et d'éducation des filles, mais qui ne parvint pas de son vivant à faire accepter le suffrage féminin : «Lorsqu'elle se butera aux limites imposées par certains prélats, sa déception sera parfois amère, mais elle se résignera. Son action en vue de l'obtention du droit de vote lui permet de mesurer ces limites». Ce combat entraîna aussi la journaliste et bibliothécaire Éva Circé-Côté : «À la fin des années 1930, la crainte de ce qu'elle perçoit comme une théocratie à la Lionel Groulx, jumelée à l'antilibéralisme de Maurice Duplessis, la fait se tourner vers les institutions britanniques comme gages de liberté et de progrès». De Maurice Duplessis, justement, on peut célébrer son triomphe politique, pourtant, comme le rappelle René Lévesque dans une allocution en 1980 : «Le premier ministre québécois qui a crié jusqu'en 1959 pour qu'Ottawa rende au Québec son "butin" et qui est finalement mort sans que son rêve ne se réalise...». N'était-ce pas là prémonition tragique? Ou encore, le soupir du jeune Jacques Parizeau, alors fonctionnaire à Ottawa : «Mon pays ressemble de plus en plus à un compromis entre deux résignations». Lui aussi, après tant de succès (la nationalisation de l'électricité, la création de la Caisse de dépôt et de placement, etc.) va voir son projet échouer lors du référendum de 1995 : «Jacques Parizeau est défait. Il est abattu et furieux. Trente années d'une longue marche se terminent au pied d'une muraille infranchissable. C'est la fin d'un parcours, de la carrière d'un homme dévoué et confiant face à l'adversité qui a finalement été vaincu», conclut son biographe, Pierre Duchesne.
Il y a là une historicité qui transcende les contingences individuelles pour devenir une nécessité historique que ni le temps, ni les tentatives de dépassement ne parviennent à dérouter. Des journalistes et des politiciens professionnels, le livre s'achève sur la biographie d'un personnage cinématographique devenu mythique : Hauris Lalancette, vedette des films de Pierre Perrault, «Un royaume vous attend» et «Gens d'Abitibi». Si «le colon Lalancette parviendra à édifier son "royaume" en tirant de la forêt abitibienne une ferme respectable et prospère, [...] sa victoire s'accomplira dans le contexte d'un échec collectif qui en réduit la portée, au point sans doute de l'abolir».
Le texte de Robert Laplante termine sur la trame canonique : «Hauris Lalancette a vu son monde s'étioler; il y avait quarante familles dans le rang où il a fini seul, sur une ferme dont il est fier, mais dans un milieu qui est de moins en moins un village. Il a persévéré. Il persiste et signe...». Jusqu'au bout, toutefois, Lalancette lutte contre les fonctionnaires provinciaux qui viennent fermer la colonie. Après, il lutte pour que les profits des entreprises minières et forestières soient partagés équitablement avec leurs salariés qui ont été forcés d'abandonner leurs terres. Comme un Giliath, il résiste aux forces du capitalisme qui veulent anéantir son royaume :
«Au soir de sa vie, sa vision des choses reste toujours aussi aiguisée. Il trouve dans la ruine qu'est devenue sa colonie la justification de son idée de royaume, car il a toujours su que c'est ce qui se produirait en l'absence d'un engagement persévérant de la part des colons, certes, mais aussi et surtout du gouvernement. Il a toujours su que la raison marchande a horreur du vide. Il a fini ses jours en s'inquiétant de voir la convoitise des spéculateurs fonciers se jeter sur les ruines des espoirs déçus».
Peut-on envisager, avec Laplante, que le réchauffement climatique, en favorisant le développement agricole de la terre abitibienne, rendra justice aux efforts de Lalancette et des colons? Étrange paradoxe, enfin, que la terre sur laquelle s'érige la ferme des Lalancette, développée à bout de forces par les premiers colons venus dans les années 30, porte le nom d'un capitaine, ancien officier du régiment de cavalerie de Montcalm, La Rochebeaucourt. Le symbole est trop fort pour ne pas qu'on le remarque.
Ne crions pas trop vite au retour de la Fatalité. Il ne s'agit pas ici d'une question de métaphysique mais de psychologie collective. Le mythistoire qui se dégage de «Lutter», indépendamment de ses auteurs et de son directeur, est l'application de la définition de l'historicité donnée par Morazé : «obscure certitude des hommes qu’ils ne font qu’un, emportés qu’ils sont dans l’énorme flux du progrès qui les spécifie en les opposant. On sent bien que cette solidarité est liée à l’existence implicite, que chacun éprouve en soi, d’une certaine fonction commune à tous». Comme le remarquait Lanctôt, «les réformes socio-économiques vont de pair avec l'indépendance politique». Il y a là une trame unitaire, une logique imprescriptible du développement collectif de caractère national et individuel nonobstant des oppositions («cessons nos luttes fratricides», répété de Duvernay et Lanctôt à Mercier et Parizeau).
Cette psychologie m'apparaît exposée par Pauline Julien, dans le beau texte de Pascale Ferland, sa fille : «...du plus loin que je me souvienne, je me vois comme un petit bélier qui ne veut pas, mais qui fonce quand même. On m'aimait pour ça. On disait que j'avais "du front tout l'tour d'la tête". Et pourtant, je n'ai jamais eu confiance en moi. Je fonçais parce que je voulais pas accepter ce qui était. Peut-être qu'au fond, j'étais faite pour vivre en paix? J'ai toujours eu ce doute"». L'agneau de la Saint-Jean-Baptiste, patronné par la société fondée par Duvernay, s'est transmuée en bélier, mais il convient de rappeler qu'il reste toujours un mouton. Il est triste de voir qu'à la fin du premier quart du XXIe siècle, la pensée historienne québécoise demeure encore sous le coup de la démoralisation sur laquelle la Révolution tranquille faisait ombrage.
Jean-Paul Coupal
6 novembre 2024.
QUESTION 7
Le
livre de Richard Flanagan est beaucoup de choses, aussi il ne faudrait
pas le réduire à ce qu'annonce le bandeau tape-à-l'œil de l'éditeur :
«L'histoire du roman qui a détruit Hiroshima». Question 7, comme le
dit Flanagan, est «un recueil de souvenirs, non de faits», et pour nous
dérouter encore plus : «en y repensant, je ne suis plus sûr de savoir
s'il s'agit de vrais souvenirs ou de vues de l'esprit...». Chose
certaine, il s'agit d'un recueil d'une force mélancolique inouïe, où la
nostalgie du passé familial de Flanagan dans sa Tasmanie natale ne veut
pas mourir... se refuse obstinément à mourir, jusqu'à briser les
barrières du temps :
«En
Tasmanie, l'histoire n'avait pas de prise, la réalité était tout autre :
l'histoire échouait constamment, l'histoire resurgissait constamment
non comme réponse ou comme réconfort, non comme récit de progrès, mais
comme lieu de massacre, coupe claire ménagée au napalm, paroles de
bagnards qui disaient l'indiscible, créatures mythiques depuis longtemps
éteintes qui ne cessaient de faire retour, de me hanter, de m'adresser
une demande à laquelle toute ma vie j'ai tenté en vain de répondre.
J'étais le fruit d'un génocide et d'une société esclavagiste, et jamais
rien n'allait vraiment de l'avant et tout finissait par revenir, et
bientôt moi aussi. Il n'y avait pas de voie droite de l'histoire. Il n'y
avait qu'un cercle. Tout était finalement comme le décrivaient les
anciens pétroglyphes : un cercle en rotation à l'intérieur d'autres
cercles, cette grande idée du temps formulée en quarante mille ans
d'expérience humaine sur cette île».
De
ce cercle clos émane toute la mélancolie du recueil de Flanagan : qu'il
traite des années pénibles de captivité de guerre de son père dans les
mines au Japon; de ses aïeules et bisaïeules dont il évoque les
souvenirs qu'il n'a pas été témoin («le passé n'est jamais aussi
nettement perçu que par ceux qui ne l'ont pas vécu»); de la vie de sa
tribu familiale dans une Tasmanie encore sauvage, mais aussi lorsqu'il
évoque la nouvelle de jeunesse de Tchekhov qui pose la fameuse Question 7
– que je ne vous révélerai pas, no way!; des amours compliqués de H. G.
Wells et de Rebecca West ou des pérégrinations du physicien hongrois
Léo Szilard jusqu'aux lendemains de la fabrication de la bombe atomique.
Cette
mélancolie ne repose pas uniquement sur l'ambiance nostalgique des
souvenirs de Flanagan. Elle n'est pas stérile au sens où elle ne ferait
que renvoyer à une complainte misérabiliste, elle naît plutôt d'une
suite d'interrogations : «Même si c'est une question qui ne connaît pas
de réponse, elle reste la seule question qu'il faut poser sans fin, ne
serait-ce que pour comprendre que la vie n'est jamais binaire, ni
réductible aux clichés ou aux codes, mais un mystère qu'au mieux nous
devinons». Enfin, «et pourquoi faisons-nous ce que nous nous faisons les
uns aux autres?».
Le recueil de
Flanagan est un nœud entre plusieurs trames distinctes : un roman
d'anticipation dystopique de H. G. Wells au début du siècle («La
Destruction libératrice», 1914), sa lecture par le physicien hongrois
Leo Szilard, le largage de la bombe atomique au-dessus d'Hiroshima, la
libération du père de Flanagan de son camp de détention, enfin la
naissance de Richard. À première vue, nous sommes devant la théorie du
chaos, jouet de mathématiciens et de logiciens à partir du battement
d'aile d'un papillon. Or, l'on sait que cette théorie est inapplicable à
l'histoire car il n'y a pas de cause unique et qu'il est impossible de
la mettre en équation, ou de supposer, comme Pascal, que le grain de
sable déposé dans la vessie de Cromwell l'empêcha d'envahir la France.
Ce que veut nous montrer plutôt Flanagan, c'est une réaction en chaîne
historique analogue à la réaction en chaîne dans le processus de
l'explosion de la bombe atomique. De la microhistoire naturelle à la
macrohistoire humaine ou sociale :
«Si
les États-Unis ont fait ce qu'ils ont fait en fabriquant la bombe
atomique, c'est parce qu'un homme nommé Leo Szilard, hanté par des
questions, a persuadé leur président qu'il fallait le faire, puis a
contribué à rendre l'impossible possible. Et si Leo Szilard a fait ce
qu'il a fait, c'est parce que jadis il avait lu un roman. Ce roman avait
été inspiré par une terreur de l'amour, et Szilard en fut terrifié
autant que fasciné jusqu'à en faire son destin. C'était une œuvre de H.
G. Wells».
Alternativement, d'une
anecdote l'autre, mêlant souvenirs personnels et récits (souvent imbus
d'une part de fiction), je tiens Question 7 pour la quintessence d'un
genre littéraire né au tournant des années 1960, celui du réalisme
fantastique. J'ignore si Flanagan connaît ou pas Le matin des
magiciens de Louis Pauwels et de Jacques Bergier. La référence à
Herbert George Wells, l'un des pères de la science-fiction, suffit
peut-être puisqu'elle se retrouve ici et là. Mais l'intrigue posée au
départ – l'influence d'un roman, La Destruction libératrice, sur
l'explosion nucléaire à Hiroshima – rappelle une anecdote similaire
évoquée dans une page du livre de Pauwels/Bergier, et qui a été maintes
fois reprises :
«En 1898, un
auteur de science-fiction américain, Morgan Robertson, décrivait le
naufrage d'un navire géant. Ce navire imaginaire déplaçait 70 000
tonnes, mesurait 800 pieds et transportait 3 000 passagers. Son moteur
était équipé de trois hélices. Une nuit d'avril, lors de son premier
voyage, il rencontrait dans la brume, un iceberg et coulait. Son nom
était : "Le Titan".
Le Titanic, qui devait plus tard
disparaître dans les mêmes circonstances, déplaçait 66 000 tonnes,
mesurait 848.5 pieds, transportait 3 000 passagers, et possédait trois
hélices. La catastrophe eut lieu une nuit d'avril» (p. 486, éd. de
poche)».
Certes, les détails de
l'explosion d'Hiroshima divergent grandement de ceux du roman de Wells
(la bombe atomique y est lancée à bout de bras sorti du cockpit d'un
avion), mais le lien littéraire crée une émotion similaire chez
Flanagan. «Le matin des magiciens» aussi construisait ses thèses à
partir de l'œuvre anticipatrice de Wells. Mais que voulait dire
«réalisme fantastique»?
«Nous ne
sommes ni matérialistes, ni spiritualistes : ces distinctions n'ont
d'ailleurs plus pour nous aucun sens. Simplement, nous cherchons la
réalité sans nous laisser dominer par le réflexe conditionné de l'homme
moderne (à nos yeux retardataire) qui se détourne dès que cette réalité
revêt une forme fantastique. Nous nous sommes refaits barbares, afin de
vaincre ce réflexe, exactement comme ont dû faire les peintres pour
déchirer l'écran de conventions tendu entre leurs yeux et les choses.
Comme eux aussi, nous avons opté pour des méthodes balbutiantes,
sauvages, enfantines parfois. Nous nous plaçons devant les éléments et
les méthodes de la connaissance [...]. Nous nous refusons à exclure des
faits, des aspects de la réalité, sous prétexte qu'ils ne sont pas
"convenables", qu'ils abordent les frontières fixées par les théories en
usage» (ibid. pp. 86-87).
C'est exactement le cheminement qu'entreprend le lecteur lorsqu'il s'engage dans Questions 7 :
«Sans
le baiser de Rebecca West, H. G. Wells ne se serait pas enfui en Suisse
pour y écrire un livre où tout s'embrase, et sans le livre de Wells Leo
Szilard n'aurait jamais eu l'idée d'une réaction nucléaire en chaîne et
sans cette idée il n'aurait jamais été pris de terreur et sans cette
terreur il n'aurait jamais persuadé Einstein de solliciter Roosevelt et
sans cette sollicitation il n'y aurait pas eu de projet Manhattan et
sans projet Manhattan il n'y a pas de manette à actionner pour Thomas
Ferebee à 08 h 15 le 6 août 1945 à 9 500 mètres au-dessus d'Hiroshima,
il n'y a pas de bombe sur Hiroshima et pas de bombe sur Nagasaki et 100
000 ou 160 000 ou 200 000 personnes survivent et mon père meurt.
Peut-être que la poésie ne fait rien advenir, mais c'est un roman qui a
détruit Hiroshima et sans Hiroshima il n'y a pas de moi et les mots que
vous lisez s'effacent et moi avec eux».
C'est
ici que s'immisce la publicité du bandeau noir. Fi des théories des
physiciens ou même de philosophies d'historiens. Les événements se
tiennent sans avoir de liens de causalité entre eux. Tout un chapelet de
circonstances autonomes marque une série de destins. Abolissez le
baiser devant la bibliothèque et l'auteur et son livre disparaissent.
Cette aporie était déjà apparue dans un roman de Barjavel (Le voyageur
imprudent). Mais puisque le baiser de Rebecca West a forcé Wells à fuir
en Suisse et à se mettre à un roman médiocre, l'auteur a pu naître et
nous pouvons lire son livre. En retour, alors que dans la première
série, il n'y avait nulle non-existence sinon que celle de l'auteur, la
seconde chaîne engage la naissance de Flanagan, mais au prix de milliers
de morts :
«Ce baiser, à long
terme, engendrerait une mort qui a son tour m'engendrerait, moi et les
circonstances de ma vie qui conduisent à ce livre que vous avez entre
les mains, selon une réaction en chaîne enclenchée il y a plus d'un
siècle, et dont les éléments convergent vers l'improbable figure de mon
père, improbable en ce qu'il apparaît dans un récit mettant en scène,
parmi d'autres personnes inconnues de lui, H. G. Wells et Rebecca West».
Parce que les destins sont contenus dans une chaîne factuelle, le sort des personnages (Wells, West, Szilard, le père de l'auteur et l'auteur lui-même) est marqué d'un sceau. Parlant de son père : «Son triomphe, je le vois aujourd'hui, ce fut de survivre». Survivre jusqu'à l'explosion de la bombe atomique qui seule pouvait le libérer de son camp de travail forcé. Certes, comme le dit Flanagan, «Wells avait un don inquiétant pour discerner le potentiel destructeur des découvertes scientifiques et des technologies encore embryonnaires». Son horreur ne lui échappe pas dont le risque est de sombrer dans une mélancolie maladive liée au «syndrome du survivant» : «L'invention imaginée par Wells était si perverse, si monstrueuse... "Tout ce que tu veux faire, lui dit-elle [Rebecca], c'est détruire. Wells baptisa son invention la bombe atomique».
Cette prémonition résonne comme un écho tout au long de la chaîne historique. L'expérience de Joe Stiborik, l'opérateur radio de l'Enola Gay au moment où il voit tomber la bombe sur Hiroshima, reprend au dialogue de La Destruction libératrice :
«Et pourtant, c'étaient des mots que H. G. Wells avait employés trente-deux ans plus tôt, non seulement pour dire ce que Joe Stiborik allait voir de ses yeux, non seulement pour prédire ce qui allait se passer à Hiroshima, mais aussi pour créer la possibilité même d'Hiroshima. La fiction n'est peut-être qu'un produit de l'imagination, mais le réel n'est souvent qu'une réaction enthousiaste à nos rêves et à nos cauchemars. Les mots de Wells mirent en branle un engrenage d'événements – ou, pour employer une image plus appropriée, déclenchèrent une réaction en chaîne – aboutissant à la stupeur muette de l'équipage du bombardier lorsque le B-29 argenté vira sur l'aile pour s'éloigner du champignon atomique et de la mort instantanée d'innombrables personnes en contrebas, certaines atomisées et ne laissant pour preuve de leur existence passée que leur ombre gravée sur les murs et les trottoirs de béton, tandis que les survivants étaient voués au supplice d'une mort lente qui s'étirerait sur des heures, des jours, des semaines, voire des années ou des décennies».
Nous sommes bien là au cœur du réalisme fantastique de Pauwels et Bergier. La construction de ce genre repose sur l'apport des deux auteurs. Polytechnicien, membre de la Résistance et ancien prisonnier de guerre, Jacques Bergier se rappelle à notre mémoire par le fait que Hergé le dessine pour l'album de Tintin, Vol 714 pour Sydney, le pays de Flanagan. Comme son prédécesseur Charles Fort, auteur du Livre des Damnés, Bergier cueillait tous les faits, les témoignages et les phénomènes hirsutes, les colligeant avec un œil amusé. Pauwels, journaliste, apporta une dimension à la limite de la métaphysique en affirmait qu'il existait objectivement un au-delà de nos certitudes partielles livrées par les sciences physiques; une «réalité» autre à notre monde positiviste à l'esprit fermé.
Flanagan pense-t-il (ou croit-il) que la chaîne des faits le reliant à l'aventure amoureuse de Wells existe «objectivement»? Ici, l'auteur s'identifie au physicien hongrois : «Leo Szilard était convaincu qu'en matière de science les plus grandes idées sont aussi les plus simples. Pourtant, ses intuitions semblaient souvent plus mystiques que rationnelles. Il faisait siens des paradoxes invraisemblables et des causalités improbables, et associait des instincts contradictoires à un don prophétique presque surnaturel, comme quand il avait prédit, dès l'éclatement de la Grande Guerre, l'effondrement des Empires allemand, russe et austro-hongrois. Il avait alors seize ans». Une transe identique semble les réunir : «Brusquement son esprit s'emplit de visions d'une guerre atomique généralisée dans toute son horreur; un monde en flammes, des villes en fusion, des millions de morts. Les visions que Wells avait conçues... les pensées de Szilard fusaient dans tous les sens, et une sueur bienvenue ruissela sur son front. La Destruction libératrice : un livre sur l'inconnu, mais qui n'en révélait pas moins les implications possibles d'un déploiement à grande échelle de l'énergie atomique».
On en revient ainsi au roman prémonitoire de Robertson. Le Titan. Né dans l'esprit bien informé d'un romancier, n'était-il pas déjà «Le Titanic» sous une forme fantastique anticipée? Qui avait lu Robertson ne pouvait qu'avertir la White Star Line du danger incontournable qui fissurerait la coque du navire dit insubmersible? Mais dans notre monde à l'esprit étroit, la chose n'était pas pensable. À la réflexion, le tragique porté par la chaîne la rend psychologiquement intolérable, comme le reconnut, bien avant Hiroshima, Szilard, dès l'expérience de la première réaction en chaîne au stade du Stagg Field de l'université de Chicago (2 décembre 1942) : «Une foule de gens était venue y assister, écrivit plus tard Szilard. Quand la foule s'est dispersée, je me suis retrouvé seul avec Fermi. Nous nous sommes serré la main, et je lui ai dit que selon moi ce jour resterait marqué d'une pierre noire dans l'histoire de l'humanité. J'étais tout à fait conscient des dangers. Ce n'est pas que je sois plus malin que les autres, mais j'avais lu un livre de H. G. Wells qui s'appelle La Destruction libératrice». Au-delà du genre littéraire, c'est à une véritable réflexion sur l'histoire que nous convie Flanagan : «C'est peut-être ça le passé. Quelque chose qu'on invente pour pouvoir aller de l'avant. Le passé, c'est peut-être où nous allons sans jamais y avoir été».
Il est douteux que Flanagan connaisse «Le matin des magiciens» ou la théorie du réalisme fantastique de Pauwels et Bergier, pourtant, il nous en offre de son cru une définition étonnante : «Est-ce parce que nous ne percevons notre monde qu'obscurément que nous nous entourons de ces mensonges que nous appelons le temps, l'histoire, la réalité, la mémoire, les détails, les faits? Et si le temps était pluriel, et nous aussi? Et si nous nous apercevions que nous commençons demain et que nous sommes morts hier, que nous sommes nés de la mort des autres et que la vie nous est insufflée par les histoires que nous inventons à partir de chansons, de collages de blagues et de devinettes et autres fragments?».
Nous touchons au point le plus sensible de la mélancolie coupable de l'auteur. Il la retient de la vie des membres de son clan, de celle de sa mère, de son père. Avec lui, nous assistons aux épisodes d'une vie plus que modeste dans une Tasmanie encore sauvage. À l'épuisante corvée d'esclave à laquelle fut soumise son père, prisonnier de guerre, il y eut ces âmes, ces fantômes de Japonais tués sur le coup qui passèrent à travers la carlingue et les corps des officiers de l'Enola Gay. Comment devenir soi-même «un fantôme avant même d'être mort, à force d'habiter un monde qui ne savait ni ne désirait savoir ce qui s'était passé». Sort connu par Ferebee, par Stiborik et les autres officiers de la manœuvre du 6 août 1945. «...jusqu'à la fin des temps la souffrance des morts illumine les vivants. C'est la vie». «C'est la vie», expression répétée comme un épiphore tout au long du recueil.
L'auteur nous fait assister avec une verve littéraire poignante la mort des membres de sa famille et même une noyade à laquelle il échappa au cours d'une expédition en kayak dans une rivière s'achevant sur une chute magistrale. La série aurait pu se terminer là. «Je suis né à l'automne des choses», convient-il. Le risque de l'oubli, qui le marqua dans la vingtaine à partir de ce moment où il venait de basculer du kayak, s'impose comme un devoir de mémoire familiale : «Sur la fin de sa vie, mon père parvint à reconstituer le destin d'une femme qui avait disparu de son village natal quand il était enfant. Mais une fois le mystère résolu, il n'y vit plus qu'une histoire comme tant d'autres, sans personne à part lui pour s'y intéresser. - Et cela le rendit très triste.- "Il ne reste personne à qui raconter ça"».
Devoir de mémoire familiale, mais devoir de mémoire nationale aussi, envers sa Tasmanie natale, si mal connue du monde. Et pour ce faire, il revient à H. G. Wells, mais par un autre roman : La guerre des mondes : «Sa vision d'une armée extraterrestre, aux motivations aussi opaques que sa technologie est mortelle, popularisa l'hypothèse de civilisations supérieures non-humaines originaires d'autres planètes, sous une appellation qui devint le terme générique pour désigner toute forme de vie extraterrestre : les Martiens». Mais chez lui, les Martiens subissent une ethnotransformation amorcée dans le roman de Wells : «Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous remettre en mémoire quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre propre race, non seulement sur des espèces animales, comme le bison et le dodo, mais sur les races humaines inférieures. Les Tasmaniens, en dépit de leur conformation humaines, furent en l'espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans une guerre d'extermination engagée par les immigrants européens. Sommes-nous de tels apôtres de miséricorde que nous puissions nous plaindre de ce que les Marsiens [sic] aient fait la guerre dans ce même esprit?» (éd. Livre de poche, pp. 13-14).
Or, quel degré de sang tasmanien coule dans les veines du père de l'auteur, lui que ses supérieurs australiens - les Martiens - qualifiaient avec mépris de nègre? Et la réflexion s'achève sur ce sublime paragraphe :
«Nous, bagnards, étions les bouviers et les bergers vivant dans des huttes lointaines, qui massacraient des aborigènes et se faisaient massacrer par des aborigènes qui, eux aussi, étaient nous. Nous arrachions à nos bras nos propres enfants de bagnards, et nous envoyions les mères servir de nourrices aux enfants des colons libres. C'est ce que nous étions, c'est ce que nous sommes, c'est ce que nous serons, et nul n'est exempt de cette faute : car, en tant qu'aborigènes, nous avons été le pisteur noir qui traquait Musquito, qui lui-même en avait traqué d'autres. Nous étions, nous sommes, nous serons Black Mary Cockerill qui – et Dieu seul sait quelles souffrances dut endurer une femme noire enceinte interrogée par des soldats blancs en 1818 – trahit son amant Michael Howe, le dernier des redoutables brigands du territoire, qui avait déserté le cheptelier auquel il était assigné en tant que bagnard, déclarant que, "ayant servi le roi, il ne serait l'esclave d'aucun homme", et nous sommes Michael Howe, le coureur de brousse, qui abattit Black Mary lorsqu'elle servit de guide aux habits rouges qui avançaient sur lui, du moins aux dires des habits rouges, et nous sommes la tête coupée de Michael Howe à la barbe noire, ballottée dans un sac de jute tandis qu'on la rapporte à Hobart pour la planter au bout d'une pique en plein milieu de Hunter Street où les oiseaux vont pouvoir la picorer et la populace lui cracher dessus, et ce sont nos crachats qui dégoulinent dans ses orbites béantes.
Et par la suite c'est nous qui avons traîné la honte inexpiable, indéracinable, d'une faute qui n'était pas la nôtre et serait toujours la nôtre».
Pour Richard Flanagan, et pour beaucoup d'entre nous, «il n'y a pas de souvenir sans honte».
Jean-Paul Coupal
16 novembre 2024.
UNE RACE D'ÉTRANGERS
La
traduction du livre de l'auteur franco-américain, David Vermette, Une
race d'étrangers Le récit méconnu des Franco-Américains, nous ramène
dans un champ historiographique qui fut très prospère à la fin du siècle
dernier. Plusieurs ouvrages étaient parus alors, non seulement des
récits historiques mais un roman, qui fut adapté pour la télévision.
Puis, comme tant d'autres, on les a négligés. On a oublié qu'ils
formaient «environ dix millions de citoyens américains, dont environ 20%
vivent toujours en Nouvelle-Angleterre. En outre, une bonne moitié des
descendants des colonies françaises des XVIIe et XVIIIe siècles en
Amérique du Nord vivent aujourd'hui aux États-Unis».
Plutôt
qu'une vue panoramique, le livre de Vermette nous propose un regard
«sur le terrain», en prenant pour illustration une petite communauté
franco-américaine du Maine, Brunswick, où les dynasties d'affairistes
américains Cabot et Perkins avaient établi une «factorie» de coton :
«Les
ouvriers du textile franco-américains représentaient le "revers du
coton". Le volet agricole de l'histoire des États-Unis, pays connu pour
ses plantations du Sud, ses esclaves ouvriers et ses métayers, constitue
un récit bien établi. Pourtant, on connaît moins l'histoire de la
main-d'œuvre ayant peiné dans le processus de la production cotonnière :
il s'agit de l'histoire des Franco-Américains, qui transformaient le
coton en tissu dans des filatures. Les Franco-Américains étaient des
sujets du "Royaume du coton", une composante des systèmes qui ont édifié
l'économie étatsunienne du coton et l'ont soutenue tout au long du XIXe
siècle et au début du XXe siècle. Or, ce livre explore les conditions
de vie de ces ouvriers dans les villes industrielles avant l'existence
des syndicats, des filets de sécurité sociale, de l'eau potable, de la
santé publique ou des réglementations en matière de logement».
Ce
qui distingue également «Une race d'étrangers» des publications
antérieures, c'est qu'il est le produit d'un historien Franco-Américain.
Il nous offre, fait rarissime pour l'édition française, l'immigration
canadienne-française vue par la société d'accueil et non, comme jadis,
l'émigration vue par la société d'exode. Ainsi,
«à
cette époque, les catholiques constituaient un groupe religieux à
contre-courant de la culture dans une région s'identifiant à ses
origines puritaines. Par ailleurs, les alarmistes considéraient les
catholiques comme une cinquième colonne potentiellement violente et
dangereuse.
Non seulement les mettait-on à l'index en
raison de leur religion, mais les Franco-Américains étaient même
considérés comme une race distincte de leurs voisins anglophones. Dans
une région où l'écrasante majorité de la population était identifiée
comme étant blanche, la langue et la religion, par opposition à la
pigmentation de la peau, sont devenues le principal prétexte pour faire
preuve d'altérité envers les minorités».
Encore,
«en 1901, un Canadien français sur trois vivait en Nouvelle-Angleterre.
Néanmoins, l'histoire des Franco-Américains est presque aussi inconnue
au nord qu'au sud de la frontière. Afin de faire la lumière sur ce
phénomène, ce livre explore le passé canadien des émigrants et les
causes de leur exode du Québec. Selon la plupart des récits, ce sont des
considérations d'ordre économique qui ont motivé les émigrants à
quitter la province; ces motifs ne tiennent toutefois pas compte des
facteurs sociaux et politiques. Les émigrants avaient des points de vue
particuliers sur l'avenir politique du Québec, et leur passage au-delà
de la frontière était entre autres lié à ces opinions. J'explore
également les liens trans-frontaliers qui perdurent de nos jours ainsi
que l'importance des Franco-Américains pour le Québec d'aujourd'hui». Il
est facile au fil de la lecture, de voir l'auteur utiliser un effet
miroir entre les questions actuelles d'immigration aux États-Unis et la
paranoïa soulevée au tournant du XXe siècle avec l'abondante immigration
des travailleurs canadiens-français en Nouvelle-Angleterre.
Pour
Vermette, l'usine à tissage, devenu symbole du développement industriel
de la Nouvelle-Angleterre au cours du XIXe siècle, sert de modèle
conceptuel à sa compréhension de l'intrigue historique : «Deux éléments
constituent les textiles tissés : la chaîne, soit les fils fixes tendus
verticalement sur le métier à tisser et la trame, soit les fils qui
migrent horizontalement entre eux. Les fils de la chaîne et de la trame
ont des caractéristiques distinctes, mais ils s'intègrent les uns aux
autres pour créer d'innombrables tissus colorés. Or, deux fils tissent
la toile du présent récit sur les Franco-Américains en
Nouvelle-Angleterre; d'une part, la chaîne, constituée des marchands et
des industriels qui ont créé l'industrie et d'autre part, la trame,
formée par les ouvriers qui sont venus des campagnes québécoises pour
travailler dans les usines».
Suivant
la chaîne, ce ne sera donc pas au Canada que commence le récit, mais à
Boston et sa vitalité d'organisation commerciale dès le début du XIXe
siècle. Vermette suit une dynastie de marchants aventuriers, les
Perkins, qui ont établi un puissant réseau commercial comprenant, entre
autres, le trafic d'esclaves et le commerce d'opium en Chine. Mais les
entreprises des Perkins commerçaient aussi du coton asiatique. D'autre
part, Perkins avait mémorisé ces machines à tisser qu'il avait vues à
Manchester en Angleterre et sur lesquelles pesait le secret industriel
qui en interdisait l'exportation. Dans ses premiers paragraphes,
l'auteur retrace donc l'historique de la constitution des fortunes et
des investissements industriels qui prépareront le textile à accueillir
les immigrants canadiens-français dans la seconde moitié du siècle :
«En
investissant dans la fabrication de textiles, les Perkins, les Cabot,
les Lowell et les entreprises familiales alliées ont créé un moyen
d'échapper à leur dépendance vis-à-vis les échanges commerciaux risqués
avec l'étranger. Le capital marchand acquis, directement ou
indirectement, dans l'économie esclavagiste de l'Atlantique et dans le
commerce de la Chine, avait fourni les fonds nécessaires à
l'établissement des usines et à l'achat du coton brut, de plus en plus
cultivé dans les plantations du sud des États-Unis. La fabrication
offrirait des rendements plus réguliers que le commerce maritime et la
mise en commun des capitaux ferait en sorte de réduire les risques. Au
fil du XIXe siècle, les investisseurs judicieux comme les Perkins,
misèrent là-dessus».
Cette
main-d'œuvre cherchant à améliorer son sort économique fut autant une
mine d'or pour les industriels du coton de Nouvelle-Angleterre que les
esclaves noirs pour les plantations du Sud : «L'afflux canadien-français
a aidé la principale industrie de la Nouvelle-Angleterre à maintenir sa
position sur le marché et à soutenir sa croissance. Avec des centaines
de millions de dollars de capitaux misant sur le textile, les Canadien
français ont été les sauveurs involontaires des investisseurs et de
l'économie de la région. L'agriculture et la fabrication du coton
étaient si importantes pour les États-Unis du XIXe siècle qu'il n'est
pas exagéré de suggérer que l'afflux de Franco-Américains a contribué à
restaurer l'économie du pays après la guerre».
Au-delà des misères dues à l'établissement sur la terre d'exil, les Franco-Américains ne trouvèrent pas dans les usines la liberté à laquelle certains aspiraient : «Le dénominateur commun de l'expérience franco-américaine des villes industrielles est la "dépendance". Les Canadiens français sont arrivés aux États-Unis soit endettés soit après avoir liquidé leurs biens pour faire le voyage. Dans les deux cas, ils étaient vulnérables et démunis; ils devaient ainsi faire au mieux pour tirer une subsistance de leur présence aux États, car ils ne pouvaient repartir. Ils dépendaient de l'entreprise non seulement pour leur salaire, mais aussi pour leur logement, pour l'eau et, dans certains cas, pour la nourriture fournie par un magasin de l'entreprise. Leur qualité de vie dépendait d'ailleurs du caractère des patrons. Beaucoup d'aspects de leur vie dépendaient de la personnalité, de la générosité ou de la dureté même de la direction».
Certes, la condition de ces travailleurs immigrés ne divergeait pas de celle des travailleurs américains, mais la qualité d'«étrangers» ajoutait aux vicissitudes de la vie en Nouvelle-Angleterre. En effet, une forte campagne d'appréciation négative frappa les Franco-Américains durant le dernier tiers du siècle. Au départ, «les familles canadiennes-françaises sont venues en Nouvelle-Angleterre parce que les changements dans l'économie québécoise mettaient leur survie en jeu. Celles qui sont arrivées dans les villes industrielles étaient désespérément pauvres, mais leur pauvreté n'était pas nécessairement révélatrice de l'état général de l'économie québécoise». Aussi, cette population pauvre à forte naissance fut-elle désignée comme les «Chinois des États de l'Est» par le rapport de Carroll D. Wright en 1881, directeur du Massachusetts Bureau of Labor of Statistics. Wright y affirmait que les Franco-Américains n'avaient «que faire de nos institutions, qu'elles soient civiles, politiques ou éducatives». Outrés par une série de remarques racistes ou injustes, Wright eut beau se rétracter du bout des lèvres, or...
«comment expliquer, sinon par la malveillance et les préjugés, l'affirmation de Wright selon laquelle les centaines de milliers de "Français du Canada" de la région constituaient un peuple "sordide" et "médiocre"? Que leurs "distractions" se résumaient à "boire, à fumer et à se prélasser"? Ou qu'ils étaient une "horde d'envahisseurs de nos industries" n'ayant seulement "[qu']un bon trait de caractère" et que leur "seul bon usage" consistait à être forcés à travailler jusqu'à l'épuisement? Comment a-t-il pu ne pas penser qu'une grande partie de la population de la Nouvelle-Angleterre considérerait ces affirmations comme calomnieuses? Si Wright se contente de répéter ce que ses sources lui ont dit, il réitère, dans un rapport officiel, un fiel de seconde main».
Le rapport de Wright ne fut que le signal de l'ouverture des hostilités. Offensive raciste d'abord : «il s'agissait d'une tentative de faire passer les Franco-Américains pour des "blancs ambigus"». C'était une comparaison malveillante au moment où le gouvernement de Washington interdisait l'immigration chinoise sur la côte ouest des États-Unis. À l'instar d'aujourd'hui, un article du «New York Times» anticipait notre théorie du «grand remplacement» de la race anglo-saxonne en Nouvelle-Angleterre par celle des Franco-Américains. D'autres dénoncèrent des «sociétés secrètes» dans cette perspective. C'étaient des sociétés comme l'Ordre des Chevaliers de Colomb ou des Dames de la Bonne Sainte-Anne! D'où, offensive religieuse ensuite. Ces sociétés, en effet, étaient patronnées par l'élite cléricale ultramontaine du Québec. Tout cela justifiait donc une croisade protestante en vue de répandre le calvinisme prêché par des prédicateurs venus d'Europe [des calvinces?] :
«Selon le révérend Amaron, les églises, les écoles, les sociétés nationales et la presse franco-américaine sont autant d'agents d'une puissance étrangère [Rome] déterminée à subvertir les États-Unis. Il est convaincu qu'on ne peut se fier à la presse laïque pour transmettre les nouvelles avec exactitude, puisqu'elle appartient au "romanisme". Il rejette d'emblée la notion franco-américaine de citoyenneté fondée sur la dualité de "l'origine" et de la "condition politique". Il abhorre la devise franco-américaine "Notre langue, notre religion, nos lois". En son sens, les immigrants doivent se conformer à la langue et aux coutumes de leur pays d'adoption».
Même si toutes ces allégations étaient démontrées comme fausses, le mal était fait. Les communautés francophones se fracturèrent. La crise au sein de l'Église entre les pratiquants catholiques francophones et l'épiscopat irlandais conduisit à un bruyant mouvement de révolte, «La Sentinelle». Plus menaçants, les mouvements eugénistes, disciples des thèses de Madison Grant, une source intellectuelle de Hitler, accusaient le métissage autochtone de la population francophone, sinon de posséder un «germanoplasme» qui la désignait comme une race dégénérée menaçant de contaminer le «pur américanisme» anglo-saxon. Il n'est donc pas étonnant d'y voir le Ku Klux Klan ajouter les Franco-Américains à sa liste de proscrits!
Mais plus que les menaces terroristes du Ku Klux Klan, c'est le déplacement économique des usines du textile vers le Sud qui sonna le glas de l'industrie cotonnière de la Nouvelle-Angleterre : «La lente dérive des villes-usines de la Nouvelle-Angleterre s'est également accompagnée de déplacements vers d'autres régions des États-Unis. Après la Seconde Guerre mondiale, les Franco-Américains de l'Est se sont joints aux Américains qui se dirigeaient vers l'Ouest. Quelque 150 000 à 200 000 Franco-Américains quittent la région, dont beaucoup pour la Californie et la Floride, dans les deux décennies précédant l'année 1950. Le Golden State exerce un attrait particulier sur ces gens nés dans les régions enneigées. En 1942, 72 000 Franco-Américains se trouvaient en Californie, soit davantage qu'au Vermont. Aujourd'hui, la Californie du Sud compte une société du patrimoine canadien-français active, basée à Burbank». Ce déplacement acheva d'angliciser les Franco-Américains, comme le déplore Vermette : «Il n'y avait pas de conscience franco-américaine, et je n'ai jamais entendu ce terme».
Pourtant, les Francos participèrent au développement culturel de l'ensemble du pays, même si ce ne fut pas par la langue française. Des noms comme Jack Kerouac (On the Road), Grace Metalious (née de Repentigny) (Peyton Place), Will Durant (The Story of Civilization), vénérable monument historiographique pour lequel l'auteur (et son épouse) reçurent parmi les plus grandes récompenses nationales, suffisent à signaler le rayonnement littéraire des Franco-Américains au cours du second XXe siècle.
Le destin de la race française en Nouvelle-Angleterre demeure une alternative au destin canadien-français tout comme à celui des ambitions québécoises. Cette conscience, dont Vermette déplorait l'absence au milieu du siècle, a commencé à se définir avec le tournant du XXIe siècle. Contrairement aux générations précédentes depuis l'exode, le patrimoine franco-canadien à la source de la franco-américanité s'impose de plus en plus à la conscience des «survivants» de l'autre côté de la frontière. Comme les minorités francophones hors Québec du Canada, un sentiment d'appartenance à un fonds commun historique rejoint l'essentialité de ces groupes ethniques : «Si une minorité veut préserver sa langue, la langue maternelle doit être un legs précieux plutôt qu'un fardeau. Le projet de la survivance devait être une œuvre d'amour et non un sinistre devoir». Leçon qui ne vaut pas seulement pour les Franco-Américains.
Jean-Paul Coupal
26 novembre 2024.
JAMAIS FRÈRES?
Jamais
frères? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique de Anna Colin
Lebedev est un court essai sur l'évolution parallèle mais complémentaire
des deux États voisins, la Russie et l'Ukraine, depuis l'effondrement
de l'Union soviétique en 1991 jusqu'à l'actuel état de guerre.
C'est
lors de l'affrontement de 2014 que l'autrice s'est trouvée confrontée à
un douloureux état de conscience; lorsque, membre de la Fédération
internationale pour les droits humains, elle reçut le témoignage d'un
jeune Ukrainien ayant été torturé par des soldats russes lors des
affrontements au Donbass : «Ce n'est que plus tard que l'évidence s'est
imposée à moi : le tortionnaire était russe, la victime était
ukrainienne, par mes origines et mon parcours, je m'identifiais autant à
l'un qu'à l'autre, et savoir cela me coupait la respiration». Ce
schisme de la conscience personnelle s'est élargie à l'échelle de la
collectivité à partir de l'agression russe de 2022 : «Vécu par les
Ukrainiens, le choc de l'invasion armée a été, bien évidemment, d'une
autre nature et d'une violence bien supérieure. Il a fait voler en
éclats et rendu caduque tout ce qui tissait encore la proximité entre
les deux sociétés : l'importance des liens familiaux des deux côtés de
la frontière, l'intercompréhension linguistique, les références
culturelles communes, la conscience d'un passé partagé».
«Je
suis née et j'ai grandi à Moscou, non en Russie, mais en Union
soviétique, dans une famille dont les racines étaient à la fois dans des
shtetl juifs de Biélorussie, dans les petites villes du sud de la
Russie, mais aussi dans la ville de Yuzovka à l'ouest de l'Empire russe
qui portera ensuite le nom de Donetsk». commence Lebedev, signifiant que
plutôt de prendre parti, elle désirait s'élever au-dessus afin de mieux
comprendre. Ni réquisitoire contre la Russie, ni plaidoyer pour
l'Ukraine, Lebedev suit l'évolution des deux sociétés depuis l'époque où
elles se trouvaient réunies dans le même État soviétique :
«Ce
serait d'ailleurs une erreur de considérer qu'à la veille de la
dissolution de l'URSS, Russes et Ukrainiens formaient une seule et même
société, et que les divergences n'ont émergé que dans la période
postsoviétique. Les républiques d'Ukraine et de Russie faisaient partie
d'un même État, les institutions étaient identiques, les citoyens
avaient le même statut, et la mixité était fréquente entre les deux
sociétés. Cependant, la Russie soviétique était le centre, et l'Ukraine
une périphérie. L'homogénisation s'était faite en écrasant un certain
nombre de différences, l'histoire commune avait été écrite en gommant
certains aspects gênants qui ne rentraient pas dans le récit officiel.
Ces divergences n'ont pu se faire jour que dans les dernières années de
l'Union soviétique, mais elles étaient déjà présentes dans la vie
quotidienne et les mémoires familiales».
Ce
qui était maintenu par un même tégument s'échappa lors de
l'effondrement du régime soviétique, commença alors la dérive opposée
des deux sociétés : «Il me semble... important de souligner que les
trajectoires contraires suivies par les sociétés russe et ukrainienne ne
sont pas un argument suffisant pour expliquer la guerre entre les deux
pays. La méconnaissance et la perte de contact entre les deux peuples ne
permettent pas, à elles seules, d'expliquer la violence et le soutien à
la guerre dans la population russe. Rien n'était écrit d'avance, mais
comprendre les deux sociétés nous aide à saisir ce qui se joue dans la
guerre entre la Russie et l'Ukraine».
Lebedev
cherche alors à donner quelques clefs de lecture des sociétés russe et
ukrainienne à travers un certain nombre de contradictions : le rapport à
l'histoire soviétique, la construction d'une mémoire de la Seconde
Guerre mondiale, la place des communautés juives et la mémoire de la
Shoah, le rapport à l'État et au pouvoir politique, la violence, la
place des langues. «Au vu de l'étendue du sujet, le livre n'est qu'une
ébauche, et il propose un regard bien plus personnel que ne le fait
habituellement un travail de sciences sociales».
Du
temps de l'Union soviétique, «l'état civil soviétique combinait deux
indicateurs : la "citoyenneté", soviétique pour tous, et la
"nationalité" qui était le groupe ethnique d'appartenance». Après
soixante-dix années de régime communiste, les différences culturelles
s'étaient effacées devant l'unité nationale russe. Lorsque «les
premières années qui ont suivi la chute de l'URSS ont été celles du
"plus jamais", en Russie comme en Ukraine : la volonté de tirer un trait
sur la violence répressive et de construire des régimes politiques
ouverts et pluralistes a été partagée par les deux sociétés». Une fois
l'état civil soviétique levé, les appartenances ethniques ont
ressuscitées. L'«évolution politique de chacun des deux pays a conduit à
l'émergence des mémoires collectives très différentes, avec, en
Ukraine, une mémoire douloureuse qui a joué un rôle central dans la
construction de la nation, alors que la Russie a pris le chemin d'une
amnésie progressive des pages violentes de son histoire. Un événement
tragique joue un rôle central dans la mémoire collective ukrainienne du
XXe siècle : la Grande Famine ou Holodomor en ukrainien».
L'Holodomor,
c'est la Grande Famine de 1932-1933 organisée par le régime stalinien
en vu de mettre au pas les paysans ukrainiens qu'il considérait comme
s'efforçant d'échapper au quota de la production agricole annuelle. «Les
démographes s'accordent aujourd'hui sur le chiffre vertigineux de 4
millions de victimes de la famine en Ukraine. Le désaccord persiste
cependant sur les intentions des autorités soviétiques. S'agissait-il
d'attaquer une classe sociale, les paysans, ou d'exterminer un peuple,
les Ukrainiens? Il est d'autant plus difficile de répondre que, dans
l'esprit de Staline, souligne l'historien Nicolas Werth, les deux sont
indissociables : briser la paysannerie, c'est en même temps briser le
socle de la résistance ukrainienne au projet soviétique».
Le
rappel de l'Holodomor est venu surtout au cours des années 1990, au
moment où, dans l'ensemble de la Russie, s'est établi un «consensus sur
la condamnation des horreurs du stalinisme. Dès octobre 1991, l'un des
premiers actes législatifs adoptés par l'État russe était une loi qui se
donnait pour objectif la réhabilitation de toutes les victimes des
répressions politiques sur le territoire de la Fédération de Russie
depuis 1917, et un décret du président Eltsine de 1992 ordonnait
l'ouverture des archives des répressions». Ainsi, les activistes et les
historiens purent effectuer des recherches et publier des résultats
mettant à jour la vie dans les Goulags et les persécutions sanglantes du
régime. Par contre, au cours de «la période qui lui a succédé, les
années 2000 de Vladimir Poutine, a été celle de l'occultation des pages
noires de l'histoire. Cet échec de l'État russe sous Eltsine à faire un
véritable retour critique sur le passé soviétique a préparé
l'instrumentalisation sans précédent de l'histoire sous Poutine, affirme
l'historien russe Nikolay Koposov».
Dans
son ambition de restaurer l'unité de ce que fut «le Monde Russe» sous
le tsarisme et l'État soviétique, Vladimir Poutine s'est lui-même
improvisé historien, ouvrant l'hostilité aux historiens critiques. En
2016 commencèrent même des persécutions judiciaires, entre autre contre
l'historien Iouri Dmitriev, responsable du Mémorial International qui
avait mis au jour des charniers de plus de 9 000 corps de victimes du
stalinisme. Le Mémorial lui-même fut dissout par décision de justice le
28 décembre 2021. Parallèlement, se mettait en place une propagande de
réhabilitation de Staline. La Grande Guerre patriotique (la Seconde
Guerre mondiale) devint l'enjeu d'une polarisation entre Russes et
Ukrainiens.
Les Russes retiennent
surtout que les Ukrainiens avaient pris fait et cause pour les
Allemands. En fait, «plus de 200 000 Ukrainiens ont intégré les forces
allemandes, mais plus de quatre millions d'Ukrainiens ont combattu les
nazis au sein de l'Armée rouge. Il est important de rappeler ces ordres
de grandeur pour éviter des généralisations abusives», insiste Lebedev.
«Dans leur immense majorité, les Ukrainiens ont lutté contre
l'occupation allemande».
Au cœur
de cette collaboration, les Russes y placent la fameuse «Shoah par
balles», les exécutions massives effectuées par les Einsatzgruppen
allemands. C'est sur le territoire ukrainien actuel que «selon les
estimations faites au milieu des années 1990, près de 2,5 millions de
Juifs ont été exterminés sur le territoire de l'Union soviétique, soit
un peu moins de la moitié du nombre total des victimes de la Shoah.
Parmi ceux-là, 1,6 million, soit presque les deux tiers, étaient
originaires des territoires intégrés dans l'URSS entre 1939 et 1944, et
surtout d'Ukraine occidentale. On estime à 1,5 million le nombre de
victimes de la Shoah originaires de l'Ukraine dans ses frontières
contemporaines, et 150 000 victimes juives originaires de Russie, soit
dix fois moins». Dans le rapprochement que Poutine fait du nazisme et du
nationalisme ukrainien, une part de cette monstruosité refait surface,
surtout à travers les ultranationalistes ukrainiens qui brandissent les
symboles du nazisme.
Dans le
contexte de la Grande Guerre patriotique, le pouvoir soviétique
enseignait qu'«il ne pouvait y avoir qu'un seul martyr et un seul
vainqueur, le peuple soviétique. Le séparer en catégories de victimes
était problématique». Aussi fondait-il le nombre des Juifs massacrés
avec celui des civils non-juifs tués par les nazis. «Comment donner une
place à part au 2,5 millions de victimes juives, alors que 1,5 millions
de civils biélorusses ou 2 millions de civils ukrainiens étaient mort de
la main des occupants? Enfin, le récit de l'extermination de masse ne
collait pas avec le discours officiel de résistance du peuple
soviétique, et risquait de mettre en lumière la collaboration des
voisins russes ou ukrainiens des Juifs massacrés. Les Juifs ont tout
simplement disparu de l'histoire de la guerre, et une bonne partie de
l'histoire juive de la région est tombée dans l'oubli». Les Russes
refusaient de porter le poids de la Shoah alors qu'elle écrasait la
mémoire ukrainienne : «Avec les communautés juives exterminées à plus de
70% en Ukraine, à 95% à l'ouest de Kyiv, et à 36% dans le reste de
l'URSS, il n'y avait souvent plus de descendants» pour perpétuer la
mémoire juive en sol ukrainien.
La
volonté de Poutine de ressusciter l'ancien État tsaro-soviétique
s'appuie sur ce bilan passif : «"L'extermination de masse,
l'extermination des êtres humains à la chaîne, est un crime brutal du
nazisme qui ne peut jamais être pardonné", dit Vladimir Poutine dans son
discours, pour revenir ensuite sur ceux qui ont collaboré avec les
nazis. "Il n'y a pas non plus d'excuse pour ceux qui se sont
volontairement rendus complices de ces atrocités : les bandéristes, les
membres des légions SS et les bandes nationalistes qui ont semé la mort
dans les pays baltes, en Ukraine et dans les pays d'Europe". Le message
est clair : la collaboration est du côté de l'Ukraine, des soutiens
nationalistes de Stepan Bandera, des pays baltes, d'autres pays
européens, mais pas du côté russe». On passe par-dessus la lourde
tradition de l'antisémitisme russe.
Ce
que la conscience historique russe parvient à refouler derrière les
mots d'ordre du poutinisme, les Ukrainiens ne peuvent en bénéficier tant
il s'agit, «surtout, de concilier l'inconciliable : la responsabilité
dans la Shoah de ceux qui sont en même temps les héros de la lutte
nationale ukrainienne. Le chemin pour l'Ukraine est long, mais il a été
incontestablement pris; la Russie, quant à elle, n'a pas commencé son
retour critique sur cette histoire». Les effets tangibles de cette
acceptation du traumatisme se mesurent à la quasi éradication de
l'antisémitisme d'Ukraine, alors qu'il fleurit toujours en Russie.
Outre
l'aspect mémoriel, il y a la langue : «L'ukrainien est une langue
étrangère en Russie. Tout au plus est-il enseigné comme une matière
facultative dans quelques écoles du pays, à la demande des Ukrainiens
qui y sont installés [...]. L'Ukraine, quant à elle, est un pays
bilingue où le russe comme l'ukrainien sont en usage quotidien. Le
cliché d'une Ukraine divisée entre deux espaces géographiques..., rend
très mal compte de la situation linguistique réelle, plus subtile et
plus fluide». En fait, c'est l'attitude hostile développée par la Russie
qui a entraîné «un abandon de plus en plus rapide de la langue russe,
devenue langue de l'agresseur, au profit de l'ukrainien». Il en a été de
même du rejet du christianisme orthodoxe, les autorités cléricales
siégeant à Moscou s'affirmant un appui inconditionnel du régime. Tous
ces conflits d'humeurs sont les résultats des conditions qui ont marqué
l'évolution de l'époque post-soviétique, en Russie aussi bien qu'en
Ukraine :
«La fin de l'Union
soviétique n'est pas uniquement la fin d'un régime politique. Elle signe
aussi l'effondrement d'un modèle social basé sur l'idée d'un État
pourvoyeur de tous les biens. Elle remet par ailleurs en cause des
stratégies de vie et des prévisions les plus élémentaires du lendemain :
partir à la retraite, faire des études, se faire soigner, équiper le
petit pour la rentrée, toutes ces actions auparavant garanties par
l'État deviennent incertaines, voire inaccessibles. L'Ukraine comme la
Russie ont vécu une crise économique majeure dans les années 1990 qui a
profondément marqué les populations. Ces années sont à la fois celles
d'une ouverture des frontières et des esprits, d'une effervescence
créatrice dans tous les domaines, mais aussi d'une criminalisation et
d'une déstabilisation de la société. [...] La privatisation de
l'économie devait permettre l'émergence d'une économie de marché et la
redistribution aux salariés de ce qui relevait de la propriété de
l'État. L'Ukraine a suivi la même voie, avec quelques années de
décalage. L'économie de marché s'est effectivement développée dans les
deux pays, mais en se criminalisant, faute de régulation étatique».
En
même temps, les deux sociétés passaient à un régime politique qui
n'avait aucun précédent : «Les Constitutions des deux pays ont mis en
place des systèmes politiques à l'occidentale, avec une séparation des
pouvoirs, un président et un parlement élus au suffrage universel direct
et des garanties de droits et libertés publiques. Cependant, ces
institutions politiques ont été rapidement mises au service de clans et
de milieux d'affaires. Très vite, les citoyens russes et ukrainiens ont
douté de la volonté de leurs classes dirigeantes de défendre autre chose
que leurs intérêts particuliers, et la confiance dans les institutions
politiques est demeurée basse dans les deux pays, tout au long de ces
trente dernières années». La criminalisation de la Russie sous Eltsine,
de même que la corruption dévorante qui s'empara de l'Ukraine après
l'indépendance nécessitaient des reprises en main vigoureuses. Poutine
est ainsi parvenu à redresser la Russie, mais l'Ukraine est restée dans
un état d'instabilité, toujours soumise à des révolutions populaires.
Ces distorsions amenèrent Poutine à regarder l'Ukraine comme une colonie
perdue à récupérer. C'est ainsi que «"la guerre en Ukraine est une
guerre coloniale", écrit Timothy Snyder. Le débat sur la nature
coloniale du rapport de Moscou à ses périphéries intérieures et
extérieures, dans le passé mais aussi aujourd'hui, est vif depuis
plusieurs années dans les milieux intellectuels locaux».
Les
réactions des deux pays aux effets de l'effondrement soviétique furent
différentes. En Ukraine, malgré la succession de présidents corrompus et
de révolutions populaires, le pays s'est orienté vers l'assimilation à
la démocratie libérale. En Russie, la criminalisation a maintenu un
niveau autoritaire de violence dans les institutions et les appareils
d'État. Dans les prisons, les asiles, les orphelinats et même les
centres pour personnes handicapées, l'usage de la violence répressive
s'est maintenue alors qu'en Ukraine, l'occidentalisation imposait les
droits de l'homme et de nouvelles pratiques institutionnelles. Que dire
alors de l'armée? «L'armée soviétique clamait être une armée d'ouvriers
et de paysans; l'armée russe contemporaine est plus que jamais une armée
de milieux défavorisés, alors même que la société est devenue très
inégalitaire et que l'évitement du service militaire continue à être
massif. Le service militaire sous contrat offre ainsi aux jeunes des
milieux modestes l'unique chance d'ascension sociale».
Poutine présenta la révolution ukrainienne comme le résultat des manigances des États-Unis. Les Russes se laissèrent obnubiler par la désinformation du Kremlin : «Le basculement le plus frappant du côté de la population russe a été le fait que des événements qui se déroulent en Ukraine, État voisin néanmoins étranger, sont devenus une problématique interne à la Russie. Parce que l'éloignement de Kyvi était insupportable à Moscou, le pouvoir russe a façonné les opinons, afin de faire de l'Ukraine un enjeu central de la politique russe, à grand renfort de manipulation médiatique. C'est l'annexion de la Crimée qui a constitué le moment charnière qui a vu l'incompréhension entre les populations russe et ukrainienne se muer en rupture entre les deux sociétés».
Les Russes et les Ukrainiens étaient engagés, sans en avoir pleinement conscience, dans une dérive identitaire. Pour sa part, la praxis idéologique de Poutine contribuait à rendre encore plus opaque la dérive : «Une "terre russe" selon Poutine n'était ni exactement celle qui était peuplée de Russes ethniques, ni tout à fait celle peuplée de russophones, mais plutôt celle dont l'État russe avait la conviction qu'elle lui appartenait». Du coup, les russophones ukrainiens partisans du rattachement au Monde russe devenaient des citoyens russes dominés et menacés de génocide par les ukrainiens.
En 2012, une première campagne dans le Donbass permit à la Russie de mettre la main sur la Crimée, territoire disputé par les Ukrainiens qui l'avaient reçu à l'époque de Khrouchtchev. «Pour les Ukrainiens, voir le pouvoir russe annexer la Crimée dans un acte d'agression ouverte, mais aussi, et surtout, réaliser que les Russes ordinaires soutenaient cette agression, a été un immense choc. C'est l'euphorie des Russes, plus que l'action du Kremlin, qui a créé une fracture réelle entre les personnes des deux côtés de la frontière. On pouvait fermer les yeux sur les différences d'opinions – après tout, la politique était une affaire de gens corrompus, et ces sujets ne méritaient pas de déchirer les familles. Mais comment fermer les yeux sur ce que les Ukrainiens ont d'emblée identifié comme une attaque armée?».
Cette annexion a définitivement brisé les derniers liens qui subsistaient entre Russes et Ukrainiens : «L'idée patriotique d'une terre à défendre et le récit nationaliste d'une Ukraine menacée dans son existence sont devenus dominants en raison de la guerre : personne n'a autant fait pour le nationalisme ukrainien du XXIe siècle que Vladimir Poutine. La société n'a pas pour autant basculé dans l'ultranationalisme». Les accords de Minsk II pilotés par la France et l'Allemagne établirent un cesser le feu à condition que les deux partis s'engagent à suivre une feuille de route pour en venir à un accord.
Pourtant, «le 24 février [2022], à 5 h 30 du matin, la télévision russe diffusait un long discours de Vladimir Poutine dans lequel il accusait les États-Unis de velléités d'hégémonie sur le monde et de projets de destruction de la Russie. Pour arriver à ses fins, poursuivait le président russe, les Américains avaient transformé l'Ukraine, l'un des "territoires historiques" de la Russie, en une "'anti-Russie' qui nous est hostile, placée sous un contrôle extérieur total, lourdement armée par les forces armées des pays de l'OTAN, et gonflée aux armes les plus modernes". Le pouvoir fantoche mis en place par les Occidentaux en Ukraine, expliquait Poutine, était extrémiste et ultra-nationaliste. Il s'était livré pendant huit ans "à des brimades et à un génocide" sur les civils du Donbass. C'est pour secourir ces populations que le Kremlin avait décidé de conduire une opération militaire spéciale dont l'objectif était la "démilitarisation" et la "dénazification" de l'Ukraine». - «Pour beaucoup d'Ukrainiens, il n'était plus possible de trouver des excuses à leurs voisins». La population russe désirait-elle sincèrement le «génocide» de la population ukrainienne? Si les voix de l'opposition au régime de Poutine dénoncèrent la guerre...
«Cependant, ce serait une erreur de minimiser le soutien sincère de beaucoup de citoyens russes à la guerre, et de considérer que, une fois le voile de la censure levé, les Russes condamneraient massivement l'agression. Comprendre ce soutien, c'est prendre en compte ce que l'histoire a imprimé dans les consciences, car l'approbation de la guerre d'aujourd'hui se nourrit des non-dits d'hier. L'imaginaire de la Russie, de l'Ukraine et de l'histoire commune a nourri l'adhésion des Russes à la guerre. Si le discours poutinien de la "dénazification" du pays a pris, c'est bien évidemment parce que la rhétorique sur le rôle dominant de l'extrême droite en Ukraine a été omniprésente dans les médias depuis la révolution du Maïdan en 2014, mais c'est aussi parce que l'image de l'Ukrainien pro-nazi a continué à figurer ces dernières décennies dans l'historiographie russe. La méconnaissance non seulement de l'histoire de l'Ukraine, mais aussi de l'histoire complexe de la Seconde Guerre mondiale, a facilité l'imprégnation des clichés diffusés par la propagande. C'est parce que l'histoire de la "Grande Guerre patriotique" a pris une place aussi dominante dans l'imaginaire des Russes, parce qu'elle est devenue une dimension centrale de leur identité, que l'idée de rejouer cette guerre est devenue acceptable, et même souhaitable. Les stickers "1941-1945 : nous pouvons le refaire", vendus ces dernières années lors des célébrations de la victoire sur le nazisme en Russie, ont préparé et rendu possibles les stickers "Z" du soutien à la guerre contre l'Ukraine. Parce que la Russie avait été victorieuse au nom des forces du bien dans l'autre guerre, elle ne pouvait être que du côté des forces du bien dans celle-ci. Et elle sortirait forcément victorieuse de cette lutte contre le néonazisme ukrainien, quel qu'en soit le prix».
Ces déclarations venues de Moscou et de Kyvi poussent à des considérations extrêmes. Comme l'écrit Lebedev, «quelles que soient les responsabilités qui seront établies, le fait même qu'un certain nombre d'Ukrainiens – politiques, experts ou simples citoyens – perçoivent l'action de la Russie comme génocidaire montre la profondeur du gouffre entre les deux sociétés». Ces sociétés qui furent sœurs pendant des siècles se sont retrouver séparées par une haine ethnique inouïe. Si Poutine en vint à annoncer la disparition des Ukrainiens dans une reconquête sous nettoyage ethnique, les Ukrainiens en sont venus à «rejeter ce qui est russe, ce qui est Russie, ce qui est russophonie, est pour de plus en plus d'Ukrainiens une forme de résistance à une agression multiforme». Du coup, la révision du passé collectif diverge selon des représentations rétroprojetées basées sur le conflit actuel : «La mémoire de ces événements s'écrit au présent dans les deux sociétés». Il ne fait nul doute pour l'autrice que «l'histoire douloureuse du XXe siècle tout comme les évolutions plus récentes ont préparé les conditions qui ont rendu possible de qui se passe aujourd'hui».
Telle est l'originalité de l'essai de Lebedev : d'aller par-delà les rixes militaires et les prétentions politiques, qu'elle n'oublie jamais, et élever le conflit au niveau des consciences collectives. Les mythistoires, cultivés tant par la Russie poutinienne que l'Ukraine euromaïden, démontrent à quel point, «conflit armé et guerre des mémoires officielles vont de paire».
Jean-Paul Coupal,
29 novembre 2024.
UNE HISTOIRE DES INÉGALITÉS
D'où
proviennent les inégalités sociales? Quand finissent-elles par
disparaître, sinon totalement du moins relativement, pour qu'on puisse
considérer un état égalitaire des revenus et des patrimoines? De toute
l'histoire de l'humanité, les inégalités ont-elles dominé au point que
«le 1% des ménages les plus riches de la planète détiennent... un peu
plus de la moitié du capital net privé mondial»? C'est à ces questions,
et à bien d'autres que l'historien austro-américain Walter Scheidel
essaie de répondre dans la réédition de poche d'«Une histoire des
inégalités».
Dans cet ouvrage,
précise l'auteur de la préface, Louis Chauvel, «nous pouvons compter au
moins trois grandes idées désagréables sur l'inégalité. La première est
que, loin de s'opposer, civilisation et inégalité vont ensemble et
forment deux facettes d'un même phénomène : les civilisations les plus
développées sont marquées par des inégalités extrêmes», ce qui rappelle
une phrase célèbre de Walter Benjamin. «La deuxième, c'est que le
processus normal, routinier, le sens de l'Histoire, en quelque sorte,
d'une civilisation en développement est d'accroître l'inégalité
économique accumulée, en direction d'un niveau de saturation où elle se
maintient à un seuil extrême. La troisième, et c'est l'objet même du
livre de Walter Scheidel, concerne les processus envisageables de
réduction des inégalités : advient ici la métaphore des Quatre Cavaliers
de l'Apocalypse que sont la révolution, la guerre, le collapsus de
l'État ou la pandémie». Scheidel nous ramène au cas le plus connu :
«Ces
grandes inégalités sont très profondément ancrées dans l'Histoire. Il y
a deux mille ans, dans l'Empire romain, les plus imposantes fortunes
privées étaient environ 1,5 million de fois supérieures au revenu annuel
moyen par habitant – à peu près le même ratio qu'entre Bill Gates et
l'Américain moyen actuel. En somme, le degré extrême des inégalités de
revenus dans l'Empire romain n'était guère différent de celui que
connaissent aujourd'hui les États-Unis. Toutefois, vers l'an 600, du
temps de Grégoire le Grand, les vastes domaines de l'Empire
disparaîtraient, et le peu qui resterait de l'aristocratie romaine
compterait sur les dons pontificaux pour se maintenir à flot. Parfois,
comme ce fut le cas pour Rome à ce moment-là de l'Histoire, les
inégalités diminuaient car c'étaient les riches, en dépit du fait que
tout le monde s'appauvrissait, qui perdaient le plus. D'autres fois,
c'étaient les conditions de vie des travailleurs qui s'amélioraient,
tandis que le rendement du capital diminuait : témoin l'Europe
occidentale qui, après la peste noire, a vu les travailleurs doubler,
voire tripler, leur salaire réel, manger de la viande et boire de la
bière, quand les propriétaires terriens faisaient de leur mieux pour
sauver les apparences».
La
théorie et l'argumentaire de Scheidel nous prennent donc «à
rebrousse-poil» (Chauvel) des idées toutes faites : «L'extrême
civilisation et l'extrême inégalité vont ensemble et promeuvent par leur
excès l'avènement de leur contraire : ce processus est par nature
instable et signifie son propre effondrement» (Chauvel). Si Scheidel
refuse d'aller jusqu'au bout de cette logique, afin de ne pas faire de
conjonctures historiques une «loi de l'histoire», on doit bien conclure
que les périodes de désinégalité qui suivent les crises nivellent, mais
toujours par le bas, rabaissant les élites mais n'élevant que rarement
les classes les plus pauvres de la société. Le monde des inégalités
apparaît donc plus agréable à vivre que celui des nivellements, au point
de considérer que la Barbarie et l'égalité sociale vont de paire, ce
que ne dira jamais Scheidel. Bref, c'est le processus d'effondrement,
rendu célèbre par le livre de Jared Diamond, que reprend Scheidel et que
Chauvel appelle un «civilicide».
Scheidel
affirme donc que «les chocs violents étaient indispensables pour
perturber l'ordre établi, rendre plus égalitaire la répartition des
revenus et des patrimoines, réduire l'écart entre les pauvres et les
riches. Tout au long de l'Histoire, les plus grands nivellements sont
invariablement nés des chocs les plus violents. Quatre types de rupture
brutale ont affaibli les inégalités : la guerre de masse, la révolution
dite "transformatrice", la faillite de l'État et la grande pandémie.
Nous les appellerons ici "les Quatre Cavaliers du nivellement"».
Scheidel ne voit pas de facteurs pacifiques de nivellement, sinon de
constater que leur bilan est bien mitigé : «À ce jour, aucune réduction
non violente des inégalités n'a pu un tant soit peu égaler les résultats
obtenus par les Quatre Cavaliers». Même, rappelle-t-il encore, «les
chocs, toutefois, n'ont qu'un temps».
Comment
l'auteur entend-t-il procéder pour démontrer cette thèse? «Notre
ambition n'est pas d'aborder tous les aspects des inégalités
économiques. Nous nous concentrerons sur la répartition des ressources
matérielles au sein des sociétés, en laissant de côté les questions
d'inégalités économiques entre les nations, sujets ô combien important
mais déjà amplement discuté. Nous examinerons donc les conditions
propres à certaines sociétés, sans mentionner explicitement les nombreux
autres types d'inégalités, qui sont autant de facteurs dont l'influence
sur la répartition des revenus et des patrimoines serait difficile,
voire impossible, à mettre au jour et en perspective sur le temps long.
Notre première préoccupation sera d'identifier les mécanismes de
nivellement qui expliquent pourquoi les inégalités ont diminué par le
passé».
Scheidel hésite à
remonter en amont des chocs, affirmant un «lien systématique de cause à
effet entre les inégalités de revenus et de patrimoines et la survenue
des chocs violents»; ce qui l'intéresse plutôt, c'est la phénoménologie
des effondrements suite à un choc apocalyptique : «ce n'est pas le
développement économique ou, plus généralement, le développement humain,
c'est la manière dont les fruits de la civilisation sont répartis, ce
qui explique qu'ils le soient ainsi, et ce qu'il faudrait faire pour
changer la donne. Ce livre vise à montrer que les forces qui ont eu
l'habitude de forger les inégalités n'ont pas radicalement évolué. Si
nous souhaitons rééquilibrer la répartition actuelle des revenus et des
patrimoines en faveur d'une plus grande égalité, nous ne pouvons pas
simplement fermer les yeux sur ce qu'il en ont coûté jadis. Nous devons
nous demander si les grandes inégalités ont déjà diminué sans grande
violence, s'il existe d'autres manières, pacifiques, d'aboutir à un
Grand Nivellement, et si demain a des chances d'être différent d'hier –
que les réponses nous plaisent ou non».
Chez
Scheidel, comme pour d'autres archéologues ou historiens (je pense ici à
Graeber et Wengrow, auteurs de «Au commencement était...»), «il ne fait
aucun doute que c'est l'agriculture qui a rendu possible l'émergence de
la plupart des inégalités observées au cours des millénaires qui ont
suivi». À ses yeux, «il n'y a jamais eu, dans l'Histoire, que deux
manières d'acquérir des richesses : par la production ou par
l'appropriation». Par la production, au départ, des biens de
consommation de base, l'agriculture et l'élevage, l'accumulation des
surplus ouvrant la porte à l'appropriation, «l'accaparement par la
violence et les privilèges d'ordre politique complét[ant] et
amplifi[ant] massivement les inégalités de revenus et de patrimoines que
la production excédentaire et la transmission héréditaire des biens
avaient fait naître». L'action de cette pègre appelait en retour
l'organisation des premiers grands États historiques qui récupérèrent,
selon les termes de la loi, l'accaparement excédentaire des greniers :
«En matière d'appropriation, les chefs d'État donnaient l'exemple et
souvent aussi la liberté d'agir. Les rois sumériens, qui briguaient des
terres pour eux-mêmes et leurs soutiens, s'immisçaient dans les affaires
du Temple pour en contrôler le capital. Les administrateurs du Temple,
de leur côté, confondaient la gestion des biens institutionnels avec
celle de leurs biens personnels. La fraude, la corruption et l'usage de
la force étaient déjà des pratiques d'appropriation bien établies».
La
question que le lecteur se pose est, comment Scheidel parvient-il à
évaluer le degré d'inégalité de ces lointaines civilisations? En fait,
Scheidel bénéficie de l'indice de Gini, un indicateur synthétique qui
permet de rendre compte du niveau d'inégalité pour une variable et sur
une population donnée. L'indice varie entre 0 (égalité parfaite) et 1
(inégalité extrême); entre 0 et 1, l'inégalité est d'autant plus forte
que l'indice de Gini est élevé. Il en donne une démonstration ici :
«La
première preuve quantifiable du fait que le développement économique
est à l'origine de l'augmentation des inégalités patrimoniales à
l'intérieur des cercles de l'élite de rang inférieur nous vient de
l'ancienne Mésopotamie, il y a plusieurs milliers d'années. Lorsqu'on
compare un échantillon de parts d'héritage qu'un groupe d'hommes a
reçues dans la Babylone de la première moitié du IIe millénaire avant
notre ère avec des dots de jeunes filles de l'époque néobabylonienne,
c'est-à-dire de la fin du VIIe siècle et principalement du VIe siècle
avant notre ère (soit environ un millier d'années plus tard), on
remarque deux différences. Premièrement, en équivalent blé, les dots
étaient environ deux fois plus importantes que les héritages : comme les
deux ensemble de données semblent se rapporter à la même classe sociale
– celle de la classe urbaine possédante, probablement le décile
supérieur de la population -, on peut en déduire que la richesse globale
a augmenté, et ce d'autant plus qu'on imagine sans mal que la
progéniture masculine devait être favorisée par rapport à la féminine.
Deuxièmement, on note que les valeurs réelles des dots sont beaucoup
plus inégalement réparties entre les filles que ne l'étaient les
héritages entre les fils : l'effet déségalisateur de la croissance et du
développement commercial pendant cette période d'exceptionnelle
expansion économique est peut-être la meilleure explication de cette
disparité».
Ce que l'ouvrage de
Scheidel nous oblige à considérer, c'est que l'économie politique est un
phénomène universel et non limité au capitalisme industriel. Elle
touche autant les sociétés prémodernes que nos sociétés de masse. Il est
possible, avec méthode, d'en arriver à évaluer un lointain empire comme
nous analysons l'économie américaine actuelle. «Malgré leurs
différences institutionnelles et culturelles, les empires chinois et
romains ont partagé une logique d'appropriation et de concentration des
surplus qui a produit de grandes inégalités». Prenons l'Empire romain :
Cela nous permet de considérer combien l'Empire romain, au moment de son apogée, était une société où les inégalités étaient comparables aux nôtres : «Comme le PIB moyen par habitant ne représentait qu'environ deux fois le revenu minimum de subsistance après impôts et investissements, le niveau supposé des inégalités de revenus dans l'Empire n'était pas très inférieur au maximum possible à ce stade de développement économique – ce fut le cas pour beaucoup d'autres sociétés prémodernes. Au vu de la faible part du PIB susceptible d'être extraite des producteurs du secteur primaire, les inégalités romaines étaient donc extrêmement élevées. tout au plus un dixième de la population – au-delà du cercle des élites fortunées – aurait joui de revenus nettement supérieurs au seuil de subsistance». L'Empire romain ne partageait donc pas sa gloire équitablement entre tous ses citoyens malgré sa règle du «panem et circenses».
Évidemment, l'effondrement des deux empires, chinois et romain, entraîna des désinégalités, ce que l'auteur appelle une «compression», comme le furent les «trente glorieuses» après-guerre, quand, «pour la première fois depuis la peste noire, et sur une échelle peut-être inégalée depuis la chute de l'Empire romain d'Occident, l'accès aux ressources matérielles était devenu beaucoup plus égalitaire – et ce, une fois n'est pas coutume, presque partout sur la planète. Au moment où cette Grande Compression a achevé sa course (généralement dans les années 1970 ou 1980), les inégalités effectives au sein des pays développés et des pays en développement les plus peuplés d'Asie avaient atteint des niveaux vertigineusement bas inconnus depuis la transition qui, des milliers d'années plus tôt, avait mené au sédentarisme et à la domestication des espèces animales et végétales».
Il en a été au XXe siècle des révolutions comme des guerres totales, «les plus meurtrières de l'Histoire de l'humanité, les révolutions les plus égalisatrices ont aussi été parmi les plus sanglantes des crises intérieures jamais enregistrées. L'étude comparative des révoltes et des révolutions met en évidence le rôle central de l'extrême violence dans les processus de réduction des inégalités». En Russie soviétique, en Chine communiste, au Cambodge des Khmers rouges, «des crises toujours plus fortes conduisent à des nivellements toujours plus grands». L'élimination des élites économiques et sociales par tous les moyens offerts par des politiques de répression semble faire une loi de l'histoire du constat que «sans violence, pas de nivellement». Mais ces nivellements ne se sont jamais maintenus très longtemps. Dès la paix retrouvée, le redémarrage démographique et économique puis l'accumulation des richesses ramènent les inégalités. Scheidel contredit donc l'optimisme kuznetsien (de Simon Kuznets, un économiste libéral) selon lequel «une forte croissance économique finit toujours par réduire les inégalités, passé les premières étapes d'un développement économique qui avait commencé par les augmenter».
En troisième lieu, même si aucune catastrophe fait impact sur les sociétés, il arrive que des empires s'effondrent d'eux-mêmes; par la faillite de l'État, comme avec l'Empire Tang chinois ou l'Empire romain avant même les Grandes Invasions. En s'effondrant, l'État entraîne avec lui les couches aisées de la société; les nobles, les guerriers, les bureaucrates, les marchands :
«La faillite de l'État leur ôtait les revenus tirés non seulement de leurs charges et de leurs liens avec le pouvoir, mais aussi de l'activité économique, et elle diminuait leurs patrimoines à mesure que l'État – qu'elles aidaient à contrôler – perdait des territoires et que les ennemis intérieurs ou extérieurs s'emparaient des biens qu'elles possédaient. Dans tous ces cas de figure, le résultat – si difficile soit-il à mesurer – devait être le même : une réduction des inégalités obtenue... de la répartition des revenus et en compressant considérablement la part de la fraction supérieure des 1% des plus hauts revenus et des patrimoines les plus importants. Le nivellement était d'autant plus probable que les riches risquaient de perdre beaucoup plus que les pauvres, et ce indépendamment du fait que la faillite de l'État ait provoqué un appauvrissement général ou principalement ravagé les rangs de l'élite».
Enfin, les épidémies et les conséquences démographiques ont-elles encouragé à l'égalisation des richesses? Scheidel, en toute logique, place la Grande Peste de 1348-1352 comme modèle. On connaît le fort taux de décès au cours de ces quatre années : 23 840 000 victimes de la peste (rapporté en 1351 au pape Clément VI), ne doit pas être loin de la réalité. «Selon les estimations modernes, 25 à 45% de la population aurait disparu. L'historien italien Paolo Malanima..., estime que la population européenne est passée de 94 millions d'habitants en 1300 à 68 millions en 1400, ce qui représente une chute de 25%». À première vue, c'était suffisant pour voir des élites minoritaires disparaître assez rapidement. Mais «que savons-nous des effets de la peste sur les inégalités? En toute logique, la réduction du prix de la terre et des denrées alimentaires, ainsi que la hausse du prix du travail devaient nécessairement bénéficier aux pauvres au détriment des riches, et par là même atténuer les inégalités de revenus et de patrimoines». Les vagues répétées de l'épidémie initiale au cours du demi-siècle qui suivit, tout en accroissant les salaires et les prix, entretenaient une épuration des élites. Comme l'écrit Scheidel : «Au monde d'hier – qui opposait une classe de propriétaires puissants et fortunés à une majorité de gens pauvres – a succédé, durant environ un siècle et demi, une société où les surplus étaient plus équitablement répartis entre les élites et le reste de la population».
Plus brièvement toutefois qu'après les guerres totales, les révolutions et les effondrements d'États, les effets du nivellement consécutif à une épidémie «rencontraient deux obstacles : d'une part, le temps, dans la mesure où ils finissaient presque toujours par être annulés par la reprise démographique; d'autre part, l'environnement social et politique auquel ils étaient exposés. Les maladies épidémiques n'ont donc pu réduire substantiellement les inégalités que dans certains circonstances et de façon éphémère».
Scheidel affirme ne pas trouver d'expériences d'égalisation pacifique au cours de l'Histoire. Les différentes solutions envisagées au cours des millénaires - autant les réformes agraires que l'abolition des dettes ou celle de l'esclavage, les crises macroéconomiques financières, voire même la démocratie, l'éducation, le syndicalisme et le nivellement salarial -, aucune n'a réellement favorisé l'égalisation sociale. Reste donc seule la violence (humaine ou naturelle) qui parvient à établir, pour un temps, des sociétés relativement égalitaires.
Dans la perspective ou aucun des quatre Cavaliers désignés par Scheidel ne serait en mesure de désinégaliser nos sociétés actuelles, qui atteignent un haut niveau de concentration des richesses, Scheidel ne perçoit pas une période de nivellement en vue : «...les inégalités ont augmenté progressivement partout, et cette tendance, indéniablement, ne va pas dans le sens du statu quo. S'il est de plus en plus difficile de stabiliser la répartition actuelle des revenus et des patrimoines, toute tentative visant à la rendre plus équitable se heurtera nécessairement à des obstacles plus importants». Reste à identifier quels seront ces obstacles. Bref, «des milliers d'années d'Histoire se réduisent à cette simple vérité : depuis l'aube de la civilisation, les progrès constants en matière de capacité économique et d'édification des États ont favorisé la croissance des inégalités mais n'ont rien fait, ou presque, pour les contrôler».
Jean-Paul Coupal
7 décembre 2024.
MONTRÉAL HANTÉ
Contrairement à Arletty, Montréal a une vraie «gueule d'atmosphère».
Il
existe, en effet, une étrange atmosphère qui enveloppe la ville de
Montréal, le soir, au moment où l'obscurité de la nuit s'installe sur
les artères éclairées. Durant les chaleurs humides des soirées d'été, de
cette atmosphère émanent des buées inouïes, fantastiques. Non pas
qu'elle soit hantée par des spectres ou des fantômes, rien de tout cela.
Seulement «l'inquiétante étrangeté». Des trottoirs où s'amassent les
badauds, des terrasses remplies de joyeux drilles insouciants qui
frappent leurs chopes de bière, des ados lunatiques qui circulent en
vélo ou en planche à roulettes, entrecroisant les autos qui se
tamponnent pouce par pouce, cherchant désespérément une place où
stationner. Cette «inquiétante étrangeté» n'a jamais été aussi bien
saisie que par le réalisateur Jean Beaudin, dans la séquence initiale en
noir et blanc de son film de 1992, «Being at home with Claude». Scène
discrètement intimiste, filmée dans le parc des Portugais (que
fréquentait mon grand-père maternel vers 1940); on y ressent, mieux que
dans aucune scène en couleurs, cette chaleur moite des soirées d'été à
Montréal, qui annonce, «a dream whitin a dream» (E. A. Poe), le meurtre
sordide qui s'y prépare.
Je ne
retrouve rien de tout cela dans le livre de Pierre-Luc Baril, Montréal
hanté, qui développe le blogue éponyme de son préfacier, Donovan King.
On ne compte pas le nombre de fois où Baril renvoie ses informations au
blogue de King, au point que ça tape sur les nerfs. Plutôt qu'au
phénomène de hantise, le livre renvoie plutôt, comme l'énonce son
sous-titre, à «la mémoire macabre d'une cité victorienne» :
«À
l'origine, ce livre racontait surtout des histoires de fantômes. La
ville est dotée d'un folklore composé d'âmes en peine et autres
spectres, pour le plus grand bonheur des amateurs du genre, et j'ai
voulu rendre compte à la fois de la taille et de la richesse de ce
panthéon fantomatique. Mes recherches sur le sujet m'ont donné
l'impression que tous les recoins de la ville, ou peu s'en faut, étaient
susceptibles d'abriter un esprit - souvent inoffensif, parfois retors.
Mais tandis que je réunissais des témoignages et des documents
d'archives, j'ai fini par me poser des questions auxquelles je n'avais
pas encore réfléchi. Au bout du compte, que racontent les légendes
pleines de spectres incapables de trouver le repos? Et si, au fond, tout
ce folklore était né d'un besoin d'exorciser les souffrances du
quotidien, de passer par-dessus les moments les plus tragiques de notre
existence? Ce livre est né de cette interrogation. En replongeant dans
l'histoire de la ville, j'ai voulu jeter un éclairage sur la relation
qu'entretenait la population de Montréal avec la mort».
C'est
sans doute une approche des plus honorables, mais, avouons-le, personne
ne mourra d'effroi à lire les chapitres de Montréal hanté. On ne s'y
promène pas beaucoup d'ailleurs, dans Montréal. Les récits tournent
autour du Montréal portuaire et sa proximité avec une extension vers les
cimetières du Mont-Royal. Il y a peu de morts personnalisés. On y
raconte assez longuement la pendaison des Patriotes en 1839, mentionnant
à la fin qu'on entend des bruits bizarres à la vielle prison
Au-Pied-du-Courant. Baril nous parle des ombres des Irlandais morts lors
de la grève de 1843 et à la construction du canal Lachine; des victimes
des grandes épidémies de choléra et de variole de 1846 et de 1885; le
déplacement du cimetière Saint-Antoine au Mont-Royal, les sépultures des
pestiférés restant enfouis sous le parc du Square Dominion, par peur de
mettre à jour leurs exhalaisons. De tout cela émanent des «spectres de
masse», sans réelle personnalité car, oui, les spectres et les fantômes
aussi ont des «personnalités».
Malgré
tout, le lecteur y rencontrera bien quelques individualités
fantomatiques, à commencer par le plus célèbre, le marchand de fourrures
Simon McTavish. Il est vrai que, malgré son immense fortune, la vie de
McTavish ne fut pas des plus heureuses. Des quatre enfants que lui donna
son épouse, aucun ne survécut plus de dix ans. Lui-même mourut en 1804,
avant que ne fût achevée la résidence somptueuse qu'il se faisait
construire sur le flanc du Mont-Royal, probablement dans le style de
Strawberry House, la villa d'Horace Walpole, qui faisait fureur à
l'époque. C'est alors qu'on commença à parler du fantôme mélancolique de
McTavish.
Après lecture du
récit de Baril/King, je dois reconnaître que j'ai plus d'agréables
frissons à lire celui de Clayton Gray, dans son ouvrage Le vieux
Montréal, (Éditions du Jour) publié en 1964. Rappelant la résidence
dont la construction fut interrompue par la mort de McTavish, Gray
raconte que «différents bruits circulèrent à propos de la maison et elle
eut bientôt sa petite histoire» (p. 36). Et quelle histoire : «On
raconte qu'une nuit, comme les travaux étaient très avancés, McTavish se
sentit le besoin irrésistible d'aller visiter la maison. Comme il se
promenait d'une pièce à l'autre, il leva les yeux vers la lune visible
par une lucarne. C'est alors qu'il vit le corps inanimé de sa femme qui
pendait d'une des poutres du toit». Ici, nous entrons dans le vrai récit
gothique.
Car McTavish savait sa
femme vivante, à bord d'un navire qui la ramenait chez lui, mais comme
il cherchait sa femme sur les quais, «on lui apprit que Marguerite
s'était pendue. Un peu plus tard, il découvrit que Marguerite s'était
suicidée le soir même de l'apparition» (p. 37). Un vrai récit, comme on
en trouve dans la correspondance de Camille Flammarion, dans La Mort et
son mystère. Le récit de Baril, lui, est plus prosaïque :
«Dans le témoignage de certains visiteurs, on apprend par exemple que le fantôme se manifesterait sous la forme d'un pendu. Cela occulte le fait que McTavish n'a pas mis fin à ses jours, mais qu'il a plutôt été emporté par la maladie. Autre déformation des faits : une explication en vogue à l'époque raconte que le baron de la fourrure serait mort de chagrin, après avoir aperçu le spectre d'une femme, pendue dans la maison. Il ne s'agissait pas de n'importe quelle femme, mais bien de son épouse, alors en voyage en Écosse. Quelques jours plus tard, Simon McTavish aurait appris que sa femme s'était véritablement enlevé [sic!] la vie au moment de cette visite dans sa contrée d'origine. En réalité, il s'avère que Mme McTavish n'était ni une Écossaise ni une suicidée. D'origine canadienne-française, elle a survécu à la mort de son premier mari et s'est ensuite remariée».
La version rapportée par Clayton Gray s'est implantée dans l'esprit des Montréalais au point que Léon Trépanier, dans ses rues du Vieux Montréal au fil du temps, la donnait pour véridique! Bien d'autres occasions de saisir l'étrange et le fantastique échappent à Baril. Autre exemple, la fameuse maison Ravenscrag, érigée par sir Hugh Allen, le magnat du Canadien-Pacifique, qui fut une authentique maison maudite. Son fils et héritier, Montagu Allen, vit ses deux filles mourir lors du torpillage du Lusitania en 1915 et son fils unique tué lorsque son avion de combat fut abattu au-dessus de la Manche. Après tant de déboires, Montagu Allen refila Ravenscrag au Memorial Hospital pour devenir l'Institut Allen Memorial, institut psychiatrique, où le tristement célèbre docteur Cameron fera ses expériences sur des cobayes humains dans les années 1950-1960 (épisode non mentionné par Baril et qui est suffisamment terrifiant en soi pour être ajouté à ce récit macabre).
Dans le goût gothique encore, Baril mentionne «la mystérieuse tour de Trafalgar», qui inspira à Charles Boucher de Boucherville (1835) une sombre histoire de jalousie et de double meurtre sanglant à la hache dans le genre des contes d'Edgar Allan Poe. Des spectres finissent bien par se matérialiser. Le plus pathétique est sans doute celui du jeune Arthur Carr, un garçon tombé dans le canal Lachine, broyé par «l'étreinte métallique», et dont personne ne vint réclamer le corps malgré le fait qu'on sut son nom et qu'on ait publié un avis dans les journaux pour avertir ses parents de sa mort tragique. Et celui de Mary Gallagher, une prostituée découverte poignardée à mort et décapitée pour laquelle fut condamnée à la prison à vie une consœur, Susan Kennedy. Son spectre apparaîtrait, lui aussi, dans le quartier jadis malsain de Griffintown.
Bref, le macabre finit par prendre le dessus sur le fantomatique. L'anecdote des résurrectionnistes, ces carabins, élèves de l'École de Médecine de McGill, qui déterraient des corps fraîchement enterrés afin de servir à des démonstrations anatomiques, n'allèrent jamais aussi loin que les célèbres écossais Burke et Hare, qui n'hésitaient pas à pallier le manque de dépouilles en commettant des meurtres de vagabonds et de prostituées. De même, le célèbre photographe montréalais Notman fut loin d'être notre Buguet qui, à Paris, épatait sa clientèle avec des séances spirites et ses clichés de morts venus de l'au-delà pour figurer à côté de leurs parents vivants. Buguet usait de la technique de surimpression de photos de mannequins grimés et vêtus selon les informations données par la clientèle pour les faire figurer à leur côté. Non, Notman se contenta, lui, de faire un travail plus honnête : des photographies post-mortem, dont certaines, toutefois, nécessitaient autant de mises en scène afin de donner une allure plus vivante aux décédés.
Le Montréal hanté de King et Baril est le Montréal victorien essentiellement anglo-protestant. Le côté francophone se limite à des évocations macabres plus que fantomatiques (la pendaison des Patriotes, la promenade de la dépouille de Joseph Guibord, cet ouvrier typographe dont l'évêque Bourget refusait obstinément l'inhumation dans le cimetière de Côte-des-Neiges). S'y ajoutent des visites touristiques au musée Redpath de l'Université McGill où le recteur Dawson y accumula au gré de sa longue carrière différents objets, squelettes, artefacts préhistoriques ou autres au grand ébahissement des visiteurs. De même une courte visite au musée Éden, musée de cire avec son incontournable «chambre des horreurs» où l'on illustrait les crimes les plus célèbres de l'histoire ou du temps. Baril profite de cette visite pour rappeler que la dépouille du géant Beaupré y séjourna une longue période avant de migrer vers l'Université de Montréal.
Contrairement à ce que prétend Baril, je ne vois pas Montréal comme un relais remarquable d'histoires de fantômes. Stephen King y trouverait peu de chaire à tirer de son os. Bien que ces histoires enthousiasmes certains passionnés de récits gothiques, on ne trouvera pas à Montréal de lieux de concentration de spectres comparables à la Tour de Londres. Nos petits résurrectionnistes font piètres figures à côté de ces fauves que furent Burke et Hare. Le récit des crimes du docteur Cream, diplômé de la faculté de médecine de McGill, empoisonneur de femmes au Canada, aux États-Unis et finalement en Angleterre où il fut capturé, jugé et exécuté, est loin d'être la crème des récits sadiques propres aux crimes de Jack l'Éventreur! Je ne pense pas que les lecteurs francophones soient bien informés de l'existence de ces récits, ce qui sera pour eux une découverte. Dans le genre macabre, toutefois, ils resteraient mieux servis par les écrits exhumés il y a un demi-siècle par Victor-Lévy Beaulieu dans son Manuel de la petite littérature du Québec, ou la réimpression de La vie extraordinaire de Madame Brault 1856-1910, récit complètement déjanté raconté par un curé de cette mystique de l'ouest de Montréal harcelée par le Diable en personne!
Si Montréal a une gueule d'atmosphère, c'est moins par ses spectres du passé qui nous frôlent parfois dans les rues, les soirées chaudes et humides d'été, que par ces doubles qui, la nuit, vivent en nous des vies combien différentes de celles que nous vivons le jour.
Jean-Paul Coupal
9 décembre 2024.
SURVIVRE
Survivre
de Jérémie Foa, c'est l'art de savoir sauver sa peau en temps de guerre
civile. Le sous-titre informe qu'il s'agit d'«une histoire des guerres
de Religion», mais n'y cherchez pas les grands fauves : ni Luther ni
Calvin; ni Catherine de Médicis ni Charles IX; ni Coligny ni le duc de
Guise; ni Henri III ni Henri IV. Pour cela, je vous renvoie au désormais
classique Les guerres de religion de Pierre Miquel (Fayard, 1980).
Car si vous ignorez les grandes heures de cette période, la lecture de
Foa risque rapidement de vous perdre. Comme il l'écrit d'entrée de jeu :
«Ces grands problèmes ne sont pas seulement des problèmes de Grands –
c'est pourquoi ce livre les cueille au ras du sol, sur cet humus où les
idées tombent du ciel et s'incarnent, deviennent la poussière du monde,
traversent la rue et se fracassent au quotidien».
Et
c'est ce qui fait sans doute le grand intérêt du livre de Foa. Sous un
autre aspect, le temps des guerres de religion est un concentré d'âge
baroque, terme que l'auteur n'emploie pas mais qui pourtant caractérise
cette suite de guerres civiles tournant autour de trois pouvoirs : le
protestant (celui des huguenots), le catholique (celui des papistes),
enfin celui qui en sortira vainqueur, le parti du roi c'est-à-dire de
l'État. Au contraire, Foa souffre de ne plus se voir sous la Renaissance
: «De fait, l'individu des pages qui précèdent n'a pas grand-chose à
voir avec celui, fier et libre, de Burckhardt. Le nôtre est tout sauf
libéré des contraintes, recourt "sans cesse à des masques de l'une et
l'autre sorte, comme si la vie était un interminable bal masqué d'où
l'on pouvait être sommairement expulsé" (Sanjay Subrahmanyam)». Pour
cause, l'homme de la Renaissance se voulait libre mais réfléchi, tel que
l'enseignait l'antique stoïcisme. Avec le Baroque, désormais la passion
l'emporte sur la maîtrise; l'anarchie sur l'ordre bien que Foa insiste
sur la maîtrise de la duplicité qui faisait des uns et des autres
l'homme des temps de troubles : «Jamais poker face n'a tant compté».
Pour
cause, les Français du second XVIe siècle se retrouvaient plongés dans
un autre monde que celui des cités italiennes turbulentes mais quand
même très ordonnées. Comment, en effet, survivre en temps de guerre
civile? Comment le Français du XVIe siècle, catholique, huguenot ou tout
simplement fidèle partisan du Roi, pouvait-il passer à travers les
mailles d'un filet tricoté serré visant à sécuriser les partis saisis
par la tourmente sans y laisser sa vie?
«Ce
livre est dédié à cette angoisse, crue et souterraine, celle de
survivre dans une ville hostile, que la guerre éreinte non à distance,
en quelque front lointain, mais par les rues, sur les places, quand, au
cœur du familier, s'éteint la familiarité. Cette réflexion s'ouvre en ce
point zéro du politique où rien ne permet plus de distinguer l'ami de
l'ennemi, avec le constat fébrile que dressent les contemporains : nul
ne ressemble autant à un protestant qu'un catholique et, d'un œil
distrait, on risque de confondre le ligueur avec le royaliste. Dans cet
univers chaotique, l'espace, mais aussi la langue, les amis, les choses –
le sens commun en un mot – se dérobent et cessent d'être immédiatement
appropriables. Ils s'ouvrent au doute, ne sont pas donnés. Il faut alors
en faire la conquête puis y planter un drapeau».
C'est
dire que la sérénité des hommes peints par le Titien, Velázquez,
Holbein ou Dürer s'est dissoute. «Perte d'un temps où tout allait sans
mot dire, les guerres civiles seraient à l'inverse un monde où sans
cesse il faut dire ou cacher qui l'on est». Tout le contraire de l'homme
de la Renaissance, du moins celui de Burckhardt. Notre homme nouveau
est déchiré par les angoisses et les terreurs :
Survivre,
se propose de faire l'histoire de ces épreuves d'explicitation ou de
dissimulation, l'histoire des raisons de leur émergence, des lieux et
des occasions de leur irruption et des différentes solutions inventées
pour dénouer ces états d'incertitude radicale. Il interroge chaque fois
les jeux du caché et du montré, du dit et du tu, les incessantes
réarticulations du sensible et de l'insensible dictées par la guerre
civile. L'approche est micro-historique : l'action renonce aux vues du
ciel pour préférer des "situations", des face-à-face, celui du garde et
du fugitif, du bourreau et de sa victime, du flatteur et de celui qui
l'écoute, lorsque la prunelle du délateur croise les yeux de ceux qui se
cachent, au plus près des performances d'acteurs plongés dans
l'inquiétude de l'instant, haletants, incertains de l'issue des
épreuves. Dans l'urgence de trouver des papiers, du secours ou une porte
dérobée. Une histoire de la rue, peuplée de tricheurs, de menteurs et
de travestis, en laquelle, pour survivre, les protagonistes inventent,
trompent, biaisent et se retrouvent d'ordinaire dans l'extraordinaire
position de l'escroc..., tenu d'afficher coûte que coûte les apparences
normales».
On comprend que les
grands romantiques se soient inspirés de cette époque, en particulier
Alexandre Dumas père, pour leurs romans fantastiques où l'ont mijote des
complots inouïs et fini par disparaître par une porte dérobée! Rien, ni
extérieurement ni intérieurement de ce que nous vivons n'est comparable
au genre de vie vécu à l'époque :
«L'empire
du mentir, d'abord : comment s'orienter dans un monde où l'opinion,
l'émotion et le mensonge ont plus d'influence que la vérité? Quel refuge
à la sincérité espérer quand tous trompent sans vergogne? La violence
radicale, ensuite : assassinats et massacres interrogent le type
d'épreuve que subissent les communautés confrontées à la terreur, a
fortiori quand elle surgit de l'intérieur de la communauté. Comment
recréer du commun après la haine? Qu'est-ce qui fonde la cohésion
sociale quand la religion ne soude plus les citoyens? Plus souvent qu'à
leur tour, les contemporains se retrouvent livrés à leur sort, loin d'un
État élimé, délégitimé et parfois dédoublé : comment se conduire quand
on ne peut guère se reposer sur l'institution, quand il faut improviser
son rôle privé de toute partition? À ces importantes questions, cette
histoire n'apporte pas de réponse tranchée mais esquisse les solutions
avancées par des femmes et des hommes confrontés à des problèmes
comparables».
Car on retrouve
tout autant ces stratégies de survie dans d'autres situations
ultérieures. Par exemple, durant la guerre civile qui accompagna la
Terreur sous la Révolution française, lorsque la Vendée ou des villes
comme Lyon ou Arras se soulevèrent contre la République. Ou encore
durant l'Occupation allemande, entre 1940 et 1945, lorsque Collabos et
Résistants faisaient peser sur la France entière le poids de rivalités
meurtrières. Les guerres de religion placent un décor, mais le phénomène
de guerre civile scruté par Foa dépasse ce décor. Une perpétuelle
duplicité qui traduit dans les interactions individuelles le schisme de
l'âme qui fragilise tout en fracturant l'unité spirituelle et morale :
«Indistinctement
mêlés tout au long du livre, quatre doutes le parcourent, le hantent et
reprennent les problèmes mêmes qui se sont posés, avec une acuité
soudaine, aux acteurs en prise avec la guerre civile. Ils structurent
l'ouvrage en quatre parties. Doutes sur les personnes, d'abord : parce
que l'ennemi ne se distingue d'aucune marque apparente, le royaume se
couvre d'un manteau multicolore de signes de reconnaissance qu'il faut
savoir déchiffrer. Doutes sur les lieux, ensuite : parce qu'il n'y a pas
de distinction entre le front et l'arrière, l'espace donne naissance à
une myriade de territoires qu'il importe de reconnaître. Doutes sur les
choses : parce qu'on se méfie des gens, on délègue la mission d'attester
les identités ou d'attenter aux vies à des objets, qu'il est essentiel
de repérer. Doutes sur les mots, enfin : parce que l'ennemi comprend la
langue, on colore les mots de connotations singulières, qu'il est
indispensable de décoder».
Alors
que nous sommes habitués à vivre dans un monde coiffé de certitudes,
même si l'opacité tend à envahir la transparence des intentions,
l'individu des guerres de religion voyait ses repères et ses codes
brouillés. Pour reprendre «la distinction classique, depuis saint
Augustin : on dissimule ce qui est, on simule ce qui n'est pas»;
c'est-à-dire que toute identité souffre d'une tension entre la foi
authentique et la nécessité de la renier, de la dissimuler, de la trahir
même pour sauver sa vie. Montaigne s'en est bien mordu les doigts, lui
qui s'est pris à faire un bout de chemin avec un huguenot, qui «ne s'est
pas assez méfié, n'a pas posé de questions. Il s'est fié aux
apparences. Le "pire" de la guerre civile, c'est que votre adversaire
n'est "distingué d'avec vous" par aucune marque apparente, qu'il a vos
manières et votre langue».
Lorsque ce potentiel envahit toutes les relations, même les plus intimes, les perceptions se brouillent : «Survivre, c'est vite comprendre que, dans l'ordre du visible, l'inoffensif et le menaçant s'embrouillent, s'effacent, s'inversent. [...] C'est par là que la "guerre civile" porte bien son oxymore..», et l'oxymore n'est-il pas une forme propre au baroque? Chaque ligne du livre de Foa le confirme : «Tel objet se "présentant" comme un fromage dissimule en réalité une bombe». La dernière partie de l'ouvrage, qui porte sur la langue, nous offre l'une des plus belles approches sémiotiques de l'historiographie. Ici, tout s'amplifie ou s'euphémise. Ou encore :
«L'antanaclase et la paradiastole sont deux figures de style plébiscitées par les hommes des troubles pour décrire leur temps. Toutes deux contribuent à affecter, changer voire tordre le sens des mots, en fragilisant la référentialité de la langue. Toutes deux font de la langue le lieu d'un doute. La première – "la religion n'est plus la vraie religion" – sous-entend deux référents distincts sous la répétition d'un même mot : sa pratique et sa critique incitent à se méfier des mots qui changent de sens avec l'usage (ou avec le temps) tout en gardant leur trompeuse coquille. La seconde – "ce que vous appelez religion, je le nomme hérésie" – pose un référent unique sous deux évaluations antagonistes. L'antanaclase emploie un mot pour deux choses, la paradiastole deux mots pour une chose – un duo de figures qui déstabilise la langue en effilochant les liens qui la relient au monde».
Comme le langage se confond, on peut très bien se déguiser tout en restant ce que l'on est, sans doute, mais fait exceptionnel et paradoxal, vivre les deux identités en même temps : être paysan et soldat d'une cause simultanément. C'est ce paradoxe exceptionnel qui va de l'angoisse à la paranoïa : «Si les conjurations putatifs sont hors de portée de l'archive, celle-ci permet malgré tout d'observer une angoisse obsidionale, un complotisme inhérent à la guerre civile et à la conscience d'un siège ourdi de l'intérieur par un indétectable ennemi». Or cette paranoïa n'est pas d'un seul parti. Elle ne touche pas que les huguenots minoritaires et persécutés : «L'enjeu de cette analyse est de montrer que, placés en situation de persécutés, les catholiques recourent sensiblement aux mêmes tactiques que les réformés – autrement dit, il s'agit de déconfessionnaliser cette histoire pour la renvoyer à un fond de gestes, de réflexes, de culture commune, c'est-à-dire à une histoire partagée : celle des savoir-faire, des compétences, des habitus de la survie en temps de crise radicale».
De l'anthropologie, Foa glisse à la sémiotique, car contrairement à l'aspect fixe des dogmes religieux, les sens, eux, sont en constantes mutations : «Dans cet univers où tout est signe, les mots, leurs sons, leurs formes, mais aussi leur passé font sens autant que leur sens». En ces temps où la langue française cherche à se définir, la coexistence des sens, des significations régionales comme des utilisations grégaires (en exemple l'usage des «mots de passe», eh oui! déjà!), un mot signifie toujours plus que ce qu'il désigne, d'où que de ne pas connaître les codes propres aux interactions risque de conduire à la mort, «parce que mal dire, c'est faire mal, les mots ont le pouvoir d'engendrer la violence». Pour la première fois, semble-t-il, à travers un personnage comme Malherbe, se saisissent tous les dangers que peut représenter l'usage des mots. Comme la confusion de ce qu'«on appelle schibboleths ces mots que l'on prononce d'une façon différente selon son appartenance à tel ou tel parti religieux, à telle ou telle nation ou tel groupe ethnique» (Livre des Juges 12, 4-6). Ici, pour vrai, le mot tue.
Jean-Paul Coupal
12 décembre 2024.
INTRODUCTION À L'HISTOIRE DES SENSIBILITÉS
L'historiographie, entendue comme Histoire de (l'écriture et de la réception) de l'histoire, est une discipline fascinante qui s'est constituée très récemment. Dans la foulée du développement de la connaissance historique depuis le dernier tiers du XXe siècle, l'histoire des sensibilités a été au cœur de ses plus grandes conquêtes : «Comme il arrive quand un domaine de recherche se constitue, l'étude des sensibilités reste d'une grande hétérogénéité. Elle ne recouvre pas seulement des objets et des démarches diverses; elle adopte des positions interprétatives parfois contradictoires».
Un an après la parution du petit recueil dirigé par Alain Corbin et Hervé Mazurel, Histoire des sensibilités, publié aux P.U.F., Christophe Granger et Sarah Rey présente une Introduction à l'histoire des sensibilités, survol des acquis et des transformations au cours des siècles du thème de la sensibilité en histoire : «Comment les émotions se sont-elles transformées avec le temps? Éprouvait-on des sentiments de haine ou de pitié il y a un siècle ou deux millénaires? Comment percevait-on les bruits et les odeurs? Attribuait-on la même attention aux sensations?». Ensuite, par quelles démarches atteignons-nous ces objets? Autant dire, «comment produit-on des données pertinentes en la matière, sur quels types de preuves repose l'argumentation, comment s'écrit au juste cette histoire et que permet-elle de comprendre du passé et du présent? Tous ces aspects sont traités ici de façon concrète, à partir d'exemples empruntés aux différents domaines (économique, religieux, familial, politique) et aux différentes périodes canoniques de la discipline historique. L'étendue du propos et la dimension méthodologique que nous avons tenu à lui donner justifient la forme de ce livre : il est une introduction».
Depuis le XVIIIe siècle, le terme sensibilité a été évoqué avec des définitions toujours plus élaborées. Sentiment, sensorialité, mentalité, émotion, tous ces termes se condensent au point qu'il a fallu de nombreuses petites «révolutions scientifiques» pour en arriver à l'état de l'historiographie actuel : «Au principe de l'histoire des sensibilités, il y a la volonté d'ouvrir plus grand le questionnaire savant : comment espérer comprendre les sociétés passées sans faire une place à l'amitié, à la haine, aux jeux du regard, de l'odorat, de la douleur, de l'ennui, du sens du beau ou du monstrueux, ou encore aux façons sophistiquées dont jadis on pleurait ou dont on riait?».
Car il a bien fallu réaliser qu'au cours des siècles, on n'avait pas toujours pleuré ou ri de la même manière ni pour les mêmes raisons. Par quelle heuristique devait-on aménager le territoire du savoir? Ou, plus exactement, comme l'écrivent les auteurs : «Quelle sorte d'histoire écrit-on quand on doit concilier le souci de faire sentir et celui de faire science? Elle est..., et c'est un trait qui la rend aujourd'hui nécessaire, le moyen de ne pas abandonner à la biologie et aux neurosciences l'explication des comportements sensibles ou affectifs. Souligner l'historicité des manières de sentir et de ressentir, montrer qu'elles sont incorporées à des contextes, à des groupes ou à des sociétés bien particulières et qu'elles changent avec le temps permet de réaffirmer en la matière un rôle pour l'histoire dans l'élaboration des savoirs publics».
La question ne s'est pas posée d'hier : «Dès l'Antiquité gréco-romaine, les historiens se sont inquiétés de ne pas rester à la surface des événements, dans une neutralité d'exposition qui tairait les engagements affectifs des individus qu'ils mettaient en scène». C'était autant le cas chez Hérodote, que chez Thucydide ou Polybe. Les liens entre les historiens et les poètes et tragédiens qui les avaient précédés n'étaient d'ailleurs pas rompus; «l'histoire..., prise en tenaille entre philosophie et tragédie, s'est, depuis ses origines, demandé quel type de récit s'autoriser». Ainsi donc, concluent nos auteurs, «les historiens de l'Antiquité ne sont donc pas oublieux des sensibilités. Mais l'usage qu'ils en font est d'un ordre bien particulier : elles ne sont pas pour eux un objet digne dans la connaissance du passé, mais un adjuvant rhétorique de persuasion par où l'histoire devient histoire».
Au Moyen Âge, les sensibilités se délient. Elles fourniront un ample matériel aux auteurs de romans historiques des XIXe et XXe siècles. Parallèlement, les sociologues positivistes héritiers de Durkheim s'efforceront de définir les conditions sociales des expériences sensibles. La sensibilité n'est plus une affaire individuelle, mais collective. C'est ainsi qu'au début des années 1960, l'école française d'historiens dite des Annales va-t-elle rassembler le tout dans le concept indistinct de «mentalités» : «Telle qu'elle se déploie alors, l'histoire des mentalités prend pour objet central de ses investigations l'étude des cultures populaires et des cultures savantes, du quotidien de la famille et des cultures matérielles. Mais – et le flou des vocables n'a sans doute pas peu joué – elle est aussi un point de passage décisif pour l'étude des sentiments et des émotions, conçus comme composantes du mental».
Concept indistinct, car «par l'étude de l'"outillage mental", ce flou psychologique que constituent les pensées, les croyances, les imaginaires, les goûts, les sens et les sentiments, [les historiens des mentalités] visent à la restitution totale des sociétés passées». Après la sociologie et la psychologie collective dans la veine de Blondel et d'Halbwach, c'est vers l'anthropologie culturelle que leurs successeurs s'orienteront, et parmi eux, un pionnier : Alain Corbin : «Aux propos très foucaldiens de Les Filles de noce (1978) consacré à la prostitution succèdent l'histoire de l'attention aux odeurs (1982), celle des manières de massacrer (1990) et celle du rapport au son des cloches (1994) qui rénovent l'histoire du XIXe siècle par l'étude des sensibilités renouvelant ce versant de l'histoire des mentalités, Corbin tient ainsi un rôle central dans l'édification d'une histoire des sensibilités affirmée comme telle».
Les élèves de Corbin ont poussé plus loin le défrichement de l'histoire des sensibilités, mais au tournant du XXIe siècle, elle s'est heurtée à un point d'impact avec l'histoire sociale qui lui reprochait d'écarter les luttes politiques. Cette «remise en cause est elle-même prise dans le bouleversement historiographique de la fin du siècle. Elle répond sans doute moins à la "fin des idéologies", que marque la chute du mur de Berlin, qu'au "retour de l'acteur", qui voit les sciences sociales se tourner vers l'étude compréhensive du sens que les individus donnent à ce qu'ils vivent. L'important tient à une réélaboration de l'histoire des mentalités dont les principes explicatifs n'ont alors plus la confiance des historiens. L'histoire des sensibilités, fécondée par celle des représentations, en sort méconnaissable».
Cette remise en cause était essentielle. Marx avait déjà introduit, dans l'étude des sens de l'homme, que «non seulement les cinq sens sont susceptibles de varier dans le temps, mais ils sont l'un des points de réalisation les plus profonds des dominations sociales et économiques (Bourdieu)». Les sensibilités ne se définissent donc pas en dehors des rapports de production : «Comme le souligne Corbin, la démarche a les défauts de ses qualités. Elle fait du regard un objet pour l'historien, mais elle le rabat sur un positivisme qui oublie qu'une histoire de la vue n'est rien si elle ne se double pas d'une histoire des manières dont on regardait, des modalités de l'attention et de l'inattention visuelles et de tout ce qui, en société, pouvait alors conditionner l'acte de voir». Du contexte social d'où émergent les façons de sentir apporte une logique, une historicité à ce qui semblait ne provenir que des passions individuelles.
En ce sens, l'histoire de l'art, de la musique, des religions ont permis aussi de mieux comprendre le passé des manières de voir et d'écouter. Les contributions d'auteurs comme Panofsky, Chatel, Arasse ou Baxandall à l'histoire de la peinture ont permis d'élaborer une approche intelligible des sensibilités visuelles : «L'histoire des sensibilités visuelles se révèle donc d'une grande richesse. Elle fait naître de nouveaux questionnements pour saisir les sociétés passées. Mais elle éclaire aussi le présent, et notamment l'usage actuel des écrans qui capturent et captivent l'œil à plein temps, sans doute moins dans un rapport resserré avec le monde que dans un souci de s'en protéger en le mettant à distance».
L'histoire des sensibilités ne s'arrête pourtant pas là. «À côté des sens, mêlés à eux, se tient tout l'univers des états affectifs. La plupart ont à présent leur histoire : de la douleur à la fatigue, de l'amour filial à l'ennui, des rires aux larmes et de la générosité à la colère ou à l'honneur. Le domaine est de loin le plus copieux de l'histoire des sensibilités». Face à autant d'objets, les historiens choisissent d'adopter «une démarche qui opère par problèmes : non pas en proposant l'histoire de tel ou tel affect à travers les âges, mais en cherchant à décrire la manière dont se façonnent, se disent et s'éprouvent les émotions et les sentiments et la part qu'ils prennent, entre l'individuel et le collectif, le langage et l'expérience, le public et le privé, dans l'organisation historique du monde social».
Ces «états affectifs» sont perçus à travers les émotions. «L'émotion, comme le défend William James dans "Qu'est-ce qu'une émotion?" (1884), est un ensemble d'excitation physique de durée limitée qui met l'individu en mouvement. Le sentiment, dérivé du sentement..., désigne une faculté de ressentir, d'être affecté par des émotions. Il renvoie à un état affectif durable et dirigé vers un objet défini (sentiment amoureux, religieux, esthétique, du bien et du mal, etc.), qui mêle le jugement et la connaissance». D'un côté, l'émotion se traduit par sa brièveté. On la saisit par exemple dans des crises spontanées, les émeutes. Les sentiments, s'étirant sur une plus longue durée, se saisissent à travers des œuvres. Ainsi, «de la peine à l'ennui, impose de raffiner la compréhension de la dimension historique des émotions : comment éprouve-t-on à telle ou telle période, d'où viennent les situations propices à l'affectivité, comment apprenait-on la bonne façon de l'exprimer? Ces questions traversent une multitude de travaux qui n'y apportent pas tous les mêmes réponses».
C'est ici que Granger et Rey se positionnent à distance de la neuroscience des émotions, «plus intéressée par les images d'activité cérébrale que par l'étude des affects en société. Si ces développements intéressent l'historien, c'est pour le défi qu'ils lui lancent : prouver que les émotions ont une histoire, c'est d'abord se donner les moyens de montrer que leurs expressions, corporelles ou linguistiques, inséparables d'elles, sont douées d'historicité». L'historien est devant les neurosciences un peu comme les sociologues devant la sociobiologie. Il tient à la dimension croisée entre les structures sociales et les états affectifs des individus.
Pour cela, il se tourne vers des sociologues qui, comme l'Allemand Norbert Elias, lui permettent de saisir les conventions sociales et les mises en règle des situations affectives. Comment les outils d'une collectivité parviennent-ils à homogénéiser les attitudes? À l'opposé, l'Américain William Reddy parle de «"régimes émotionnels" conçus comme l'"assemblage des pratiques qui établissent un ensemble de normes émotionnelles et qui sanctionnent ceux qui les enfreignent". Autrement dit, ce n'est pas la transformation des émotions qui forme l'objet de cette histoire, mais la façon proprement historique dont les individus "naviguent" au sein d'un espace des émotions auquel les États (ou les communautés) donnent sa forme temporaire». Enfin, pour l'Américaine Barbara Rosenwein, «au lieu d'étudier les émotions elles-mêmes, il s'agit de prendre pour objet les "communautés émotionnelles", c'est-à-dire les "groupes dans lesquels les gens adhèrent aux mêmes normes d'expression émotionnelle et valorisent ou dévalorisent les mêmes émotions ou constellations d'émotions».
Mais qu'est-ce une «communauté émotionnelle»? Granger et Rey en donne un exemple amusant à partir de la place prise dans la sensibilité occidentale par le chat : «Pour décrire comment le chat est devenu animal de compagnie au XVIIIe siècle, Tomohiro Kaibara met en lumière la façon dont se constitue une "communauté émotionnelle livresque" autour de l'académicien François-Augustin de Paradis de Moncrif. Raillé, surnommé l'"historiogriffe", l'aristocrate, auteur d'un ouvrage intitulé "Les Chats" (1727), organise à propos de l'animal un espace d'énoncés et de références. Là où le chat était un sujet féminin et frivole, s'attache à lui un modèle de masculinité érudite et galerie dont le partage livresque assure la valorisation affective de l'animal et la possibilité de le chérir». (C'est le cas chez Anatole France et chez Céline). On peut toutefois penser que depuis, le modèle serait retourné à ses origines.
Ce qui évite à l'histoire des sensibilités de s'éparpiller complètement, c'est le rappel toujours qu'il s'agit non d'états psychologiques spontanés jaillis des individus, mais de produits d'environnements sociaux qui valorisent ou non des affects ou des émotions des individus :
«Si [l'histoire des sensibilités] ne veut pas tourner à vide en devenant celle de "cultures" en apesanteur, [elle] doit viser d'abord à cerner la part des émotions et de leur expression dans le façonnement des groupes sociaux. De ce point de vue, les démarches adoptées ne se recouvrent pas. Celle, processuelle, inspirée d'Elias vise à expliquer par la transformation des formes affectives comment se configurent et se reconfigurent les tensions constitutives du monde social. Celle inspirée de Rosenwein, de forme micro-historique, est tournée vers la description du fonctionnement interne des groupes sociaux tels qu'ils s'identifient à travers la forme distincte de leur affectivité. Ces approches se rejoignent pourtant sur un point. Elles considèrent les états affectifs, non pas comme une intériorité mentale, mais comme une performation sociale inscrite dans un contexte. Elles ouvrent ainsi la voie à une démarche qui, par le biais des textes notamment, donne aux émotions une place dans l'analyse historienne des sociétés humaines».
Ainsi, dans un mouvement aussi hétérogène que celui des Gilets jaunes, c'est bien la colère contre l'État qui rassemble des manifestants de provenances diverses, de toutes les régions de la France et de tous les secteurs d'activité, et non plus un simple mot d'ordre pondu dans les officines des syndicats ou des partis politiques. On doit cesser de penser à une réaction automatique des émotions, car «ressentir et réfléchir constituent deux dimensions qui méritent, en politique, d'être associées plus que séparées».
Toutefois, il n'est pas impossible à des instances – étatiques ou autres – de parvenir à canaliser des émotions collectives surgies dans des conditions précises. Ainsi, «l'analyse détaillée d'une manifestation sur l'île de Java en 1848, née de la souffrance de parents tenus de se séparer de leurs enfants, permet, en suivant la façon dont les agents coloniaux évaluent la "force de ces sentiments", la nomment et la contiennent, de tirer des archives une connaissance au sujet, non pas de ce qui était éprouvé, mais de la manière dont l'État s'y prenait pour mettre en œuvre un "savoir affectif" dont il faisait un mode de gouvernement». Qui s'informe suffisamment auprès des récits et des documents coloniaux verra que les connaissances psychologiques ont été grandement favorisées par le colonialisme. On pourrait aussi le dire des grèves ou autres mouvements sociaux. On voit donc que «l'histoire des sensibilités n'est donc pas unifiée dans les méthodes et les formes d'enquête qu'elle adopte. [...] C'est à coup sûr dans le croisement de ces démarches que se trouve la solidité du savoir qu'elle produit».
Jean-Paul Coupal
Mon infarctus de Noël.
SAVONAROLE
Une magnifique biographie vient de paraître, un beau cadeau pour le temps des fêtes. Le Savonarole de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, portant comme sous-titre «l'arme de la parole», dit exactement l'entreprise littéraire de nos deux historiens. Il s'agit de saisir l'ampleur du prédicateur dominicain à travers ses sermons et ses écrits, lui, qui durant cinq années fut le maître de Florence. Bien que «prophète désarmé», comme le qualifia Machiavel, Savonarole sut faire trembler les dirigeants de la Seigneurie de Florence, rien que par ses prêches qui pouvaient attirer jusqu'à 15 000 Florentins sous le Duomo de Brunelleschi, la cathédrale Santa Maria del Fiore.
«Né en 1452 à Ferrare, Savonarole partage avec Machiavel l'étrange privilège d'être affecté dans le langage commun d'une légende noire où le nom propre a été transformé en métonymie, presque en nom commun, à connotation largement négative : un "fou de Dieu" qui a imposé à Florence une "féroce dictature morale". Savonarole comme Machiavel ne renvoie plus, dès lors, à un personnage historique singulier, mais à la façon dont son exemple a été repris dans l'histoire». D'ailleurs, s'inspirant de Machiavel, les auteurs tentent de répondre à la fameuse énigme : «Comment le peuple de Florence a-t-il été persuadé du caractère inspiré de la prédication de frère Jérôme Savonarole, une interrogation qui concerne autant la Florence de la fin du XVe siècle que le charisme prophétique du dominicain?».
«Pour répondre à ces interrogations, la meilleure solution nous a semblé de repartir de ce que pouvait être la formation d'un dominicain dans une péninsule italienne divisée, mais aussi de ses possibilités d'action dans une république comme Florence. Il faut tisser plusieurs récits pour ce faire : celui, presque anonyme, d'un prédicateur comme les autres; celui, très personnel, d'un religieux qui pense entretenir une relation particulière avec le message divin en un temps bouleversé par ce qu'il nomme les "tribulations"; celui, enfin, à la fois singulier et collectif, d'un acteur de la vie de la cité – par devoir et par choix – conscient qu'il est d'y tenir un rôle unique».
À la toute fin du XVe siècle, l'ensemble de l'Europe vit une période d'incertitudes et la péninsule italienne, divisée en multiples petites cités, républiques et autres principautés dont la plus importante est le Vatican. n'échappe pas au temps d'inquiétude et d'angoisse. La paix de Lodi, qui avait assuré un modus vivendi entre les cités toujours en rivalités les unes les autres, s'achève avec la mort de Laurent de Médicis (1492). C'est alors que le moine dominicain fait son entrée sur la scène publique de Florence. Du couvent San Marco, il prêche et prophétise des «turbulences» qui prennent la figure du roi de France Charles VIII qui franchit avec son armée les frontières nord de l'Italie et entend s'approprier l'apanage héréditaire de Naples. D'autre part, Savonarole se sent mal de la corruption de la chrétienté. Il lui apparaît urgent de purifier l'Église du Christ, mal tenue par le pontife d'alors, Alexandre VI Borgia. Partout la corruption règne et on pratique tous les vices : le jeu, les blasphèmes, la sodomie, la pratique «tiède» de la religion.
«L'entreprise biographique constitue un des pans de l'histoire du moment savonarolien dans la mesure où, dès les années suivant immédiatement la mort de Savonarole, l'écriture de sa vie devient un des moyens de défendre la vérité et le caractère inspiré de son action. La biographie comme plaidoirie est un élément du débat qui continue à déchirer les Florentins : était-il un serviteur de Dieu et un vrai prophète ou bien un imposteur profitant de la crédulité de ses auditeurs et auditrices?». La lecture de ses sermons aura, quelques années plus tard, un effet déterminant sur un jeune moine augustinien allemand, Martin Luther.
Véritable œuvre d'érudition, nos auteurs précisent ainsi leurs intentions : «D'un point de vue méthodologique, nous explicitons systématiquement l'origine et le sens des sources que nous utilisons pour penser et écrire le récit de cette vie, nous les situons les unes par rapport aux autres en disant, quand elles divergent, ce qui nous paraît probable et pourquoi. Nous voulons rétablir autant que faire se peut le parcours humain, religieux et intellectuel de Savonarole, en donnant à lire ses sermons, ses opuscules et ses livres, et fournir un aperçu de ce que fut ce moment historique important pour Florence, pour la réflexion sur la république et pour l'histoire de l'Église catholique. Et si nous posons la question du charisme prophétique de Savonarole, c'est pour comprendre ce que la religion fait à la politique et la politique à la religion, et non pour prendre parti dans des questions qui ne sont pas les nôtres». Enfin, «nous voulons rendre compte de la construction de ce charisme prophétique, non pour nous interroger sur la vérité de sa prédication et de sa prophétie, mais pour analyser le discours qu'il développe sur l'histoire de son temps et comprendre dans quelle mesure il a été partagé par ses contemporains».
Ce qui caractéristique Savonarole, c'est que ses écrits viennent bien après les adresses orales, et sont le résultat d'une volonté d'expliquer et de justifier son action. Ils s'inscrivent dans le procès d'hérésie que la République lui tint en 1498 et qui devait le conduire au bûcher : «Il y a une véritable division du travail entre écrit et oral, entre la performance, éphémère mais qui marque les esprit, du sermon prononcé et la publication qui demeure, qui permet de confirmer et de prouver. Il existe d'ailleurs, dans les sermons sur les psaumes, une véritable insistance sur sa volonté de mettre par écrit ce qu'il a annoncé...». En tant que prédicateur, Savonarole annonçait de grandes «tribulations», de grandes perturbations qui attendaient la chrétienté et surtout Florence.
Ses visions apocalyptiques trouvent confirmation avec l'invasion de la péninsule par les armées françaises. «Avec l'arrivée en Italie, en novembre 1494, des troupes du roi de France Charles VIII[, l]a grande majorité des Florentins se souvient alors de la phrase prononcée, en chaire par Savonarole en avril 1492, deux jours avant la mort de Laurent le Magnifique : Ecce gladius Domini super terram cito et velociter, "le glaive du Seigneur va s'abattre sur la terre, vite, très vite". [...] Dans cette perspective, on est moins confronté au glissement d'une prédication pénitentielle vers un prophétisme millénariste et apocalyptique, qu'à l'adaptation aux temps présents d'un désir de réforme. Dès lors, la reconstitution de la vie de Savonarole ne fait qu'un avec une lecture de l'histoire de Florence comme histoire républicaine, dans un laps de temps très court».
Ce rayonnement de la parole savonarolienne entraîne la politique intérieure de Florence à se faire (la seule en Italie) l'alliée des envahisseurs français en même temps qu'elle chasse la dynastie des Médicis du pouvoir pour la remplacer par une république inspirée de l'organisation de Venise. À la seule exception que Savonarole substitue comme roi, à la place du doge, nul autre que Jésus-Christ. La crise politique sert à stimuler les intentions spirituelles du moine : «Aux citoyens démontés par la violence de l'état de guerre et par l'accélération qu'il provoque, les sermons proposent un dévoilement, où l'annonce des tribulations à venir devient une forme d'explication de ce qui se passe au même moment. Aux traditionnelles demandes de repentance individuelle succèdent des appels répétées à réformer l'organisation de toute la communauté afin de sauver la cité menacée par des armées bien réelles tout en sauvegardant son âme : le "bien vivre chrétien" est le préalable d'une réforme de la cité et de celle de l'Église». Après Florence, c'est vers Rome que se tourne le regard critique impitoyable de Savonarole.
Aux yeux de Savonarole, les guerres d'Italie sont peu de choses comparées à la seule vraie guerre à laquelle il prétend : la réforme spirituelle et morale du monde : «Quatre éléments ressortent nettement... : le monde est sens dessus dessous; les bons sont une infime minorité; un combat peut et doit avoir lieu entre les (rares) bons et les (nombreux) mauvais, même si les chances de l'emporter sont infimes pour les premiers; enfin, les puissants de l'Église officielle ne sont d'aucun secours dans cette lutte inégale mais nécessaire. Ce qui frappe ici, ce n'est pas tant le tableau dramatique d'un monde en proie aux vices – somme toute assez commun dans la pensée millénariste de ce temps-là -, mais plutôt, d'une part, l'insistance sur une nécessaire conflictualité, les rares tenants de la vertu étant en guerre contre les armées du vice, et, d'autre part, l'aveu d'un isolement, comme si les bons vivaient une sorte de traversée du désert».
L'auditeur savonarolien se veut «bon chrétien», ce qui signifie qu'il n'en sera pas moins féroce contre les corrompus, en particulier les riches : «Savonarole s'en prend à ces "citoyens florentins" qui veulent s'élever sans comprendre que richesse et pouvoir, dès lors qu'ils perdent toute mesure, sont lourds de "dangers" et de "péchés". Dans les leçons sur l'apocalypse et dans les sermons sur l'épître de Jean, Savonarole noue donc pour la première fois trois éléments distincts : une réflexion rhétorique sur la nature et la spécificité de sa prédication; une analyse des équilibres du bien et du mal dans la société, conduisant à la critique de ceux qu'il nomme les "riches"; enfin, l'identification d'un lien étroit entre puissance financière et pouvoir dans la cité. Les gouvernants et les marchands sont mêlés dans le raisonnement et forment implicitement une catégorie unique : les détenteurs d'une puissance excessive qui n'est pas tournée vers le bien, mais vers la préservation des intérêts privés».
Mais là ne s'arrête pas ses attaques. Il en veut également aux clercs dont les mœurs sont les plus coupables, ce qui se comprend lorsqu'on rappelle que nous sommes sous le pontificat Borgia. La ruine de l'Église appelle donc à la réformation : «Dans De ruina ecclesiæ, quelques éléments nouveaux apparaissent... : l'omniprésence de la figure des pleurs : chez Savonarole, les bons chrétiens sanglotent souvent, même si ces pleurs sont parfois métaphoriques pour dire la force du déchirement tragique face à l'état du monde – d'où le nom de "pleurnichards", piagoni, dont seront affublés ses partisans. La comparaison avec des temps anciens est à l'avantage de ces derniers, auxquels il faudrait revenir». C'est le début d'une rengaine reprise plus tard par les différents mouvements de Réforme : le retour à l'Église des premiers chrétiens, telle que décrite dans les Actes des Apôtres.
Certes avant lui, il y avait eu l'Anglais John Wyclif et le tchèque Jan Hus, ce dernier avait même péri sur le bûcher. La rhétorique savonarolienne s'inscrit dans cette jeune tradition qui se prolongera plus tard chez Luther et Calvin : «Savonarole entend ne se fonder que sur les Écritures et demande un retour à la Bible, rien que la Bible, toute la Bible». Plus précisément, «Savonarole se fonde sur l'Ancien Testament pour faire revenir au premier plan le rôle de guide des fidèles (tenu par le prophète) alors que ses adversaires raisonnent sur la base d'un Nouveau Testament où la venue du Messie a renvoyé dans l'ombre la figure de Moïse, sans plus besoin de prophètes et de prophétie. Cet ensemble d'écrits est la marque d'une violence polémique qui ne fait que croître et qui imprègne les cycles de sermons de 1496-1497». Plus tard, la Contre-Réforme catholique – celle des Jésuites par exemple -, assoira davantage sa prédication sur le Nouveau Testament, alors que les sectes protestantes – ces hérétiques! – se camperont sur l'Ancien Testament avec ses accents de bruits et de fureur.
Les sources des sermons de Savonarole suivent donc le cours biblique : le Déluge, l'Exode, puis les prophètes : Aggée, Gédéon, Job, Ézéchiel... Il multiplie les prêches, surtout durant les périodes de l'avent et du carême. Plutôt que de discourir en latin, comme font encore les prédicateurs sortis des universités, le chroniqueur Bartholomeo Cerretani remarque chez lui, une «nouvelle façon de prononcer le verbe de Dieu, c'est-à-dire "à l'apostolique" [alla apostolesca, à savoir à la façon des apôtres], sans diviser son sermon, sans proposer de questions, fuyant le chant et les ornements de l'éloquence, [avec pour] seule fin d'exposer quelque chose de l'Ancien Testament et d'introduire la simplicité de l'Église primitive, en dénonçant les délices vestimentaires, les ornements de la maison, grâce à des discours enflammés, ardents, furibonds"».
À partir de l'été 1493, Savonarole renforce donc son influence sur le cours des affaires de la cité, ce qui va lui attirer de plus en plus d'hostilité. L'influence du couvent dominicain de San Marco impose aux autres ordres mendiants, aux Franciscains entre autres. Comme plus tard Raspoutine, il s'immisce dans les relations diplomatiques italiennes qu'il range aux côtés des Français haïs contre la Ligue de Venise, alliance italienne. Parallèlement, il mène de front la volonté de réforme de l'Église romaine, allant jusqu'à suggérer la tenue d'un concile. Dès lors, il trouve face à lui la volonté du pape qui le convoque à Rome, puis lui envoie des brefs auxquels il se refuse d'obtempérer.
En réponse, il monopolise la population florentine, en commençant par les enfants et les femmes dans un vaste mouvement de purification des mœurs. Il envoie les enfants, «comme Jésus l'a fait dans le temple en chassant les marchands, chasser les vices de Florence, les trois principaux étant la sodomie, le blasphème, souvent amené par le jeu, et l'usure». Deux années de suite, autour de Pâques, ces enfants cueilleront les signes ostentatoires de la richesse : les cartes à jouer, les postiches, les tableaux lascifs, les livres obscènes, les objets variés de décoration, pour les entasser dans un vaste bûcher – le bûcher des vanités – auquel on boute le feu. Contre l'usure, Savonarole fait installer un Mont-de-Piété et entreprend une campagne afin de chasser les Juifs. Cette dernière mesure aura un effet limité.
Savonarole reçoit l'appui du Grand Conseil, mais ses ennemis sont nombreux. D'autres prédicateurs, franciscains surtout; des riches qui n'approuvent pas sa compagne d'austérité morale; le clan des Médicis qui, depuis qu'il a été chassé de Florence, s'efforce de regagner son ancien pouvoir; le pape surtout, qui en vient à l'excommunier, lui et ses piagonis. En retour, Florence reçoit peu d'aide de Charles VIII, Pise ne lui est pas rétrocédée et c'est au tour de l'Empereur du Saint-Empire de s'inviter dans la péninsule. En 1498, le pouvoir de Savonarole chancelle puis chute rapidement et drastiquement.
Les choses se précipite au début de l'année. Un défi lancé par un moine franciscain l'appelle à affronter l'épreuve du feu. Savonarole se fait remplacer par un autre dominicain, puis après tergiversations, le défi est annulé. Les Florentins, qui ont mis leur confiance aveugle dans la foi de Savonarole, sont frustrés et déçus. Ses ennemis profitent de cette désaffection pour se porter au couvent San Marco, tuer quelques-uns de ses supporteurs, y arracher le moine et deux de ses disciples sous l'inculpation d'hérésie. Soumis à la torture, Savonarole avoue. C'est la consternation. Condamnés comme hérétiques, les trois hommes seront étranglés avant d'être brûlés sur la place du Grand Marché. La puissance savonarolienne aura dura à peine cinq ans, mais elle restera marquante pour les siècles futurs.
Que
reste-t-il du moins dominicain? Un métonyme, comme le disent Fournel
et Zancarini? Dans un article du journal «Le Monde»,
du 6 juin 1989, sur huit colonnes était titré : "L'Iran après
la mort de Khomeiny, Savonarole de l'islam". Peut-être? À la
différence que Khomeiny, lui, était un prophète bien armé. Que
serait-il arrivé de Florence et de l'Italie si Savonarole avait été
armé comme l'imam iranien? Aurait-on vu un phénomène comme la cité
anabaptiste de Münster de 1535, vivre une déréliction
eschatologique avec des désordres infâmes et des milliers de morts?
Sa folie de purification et son goût du gouvernement l'auraient-ils
conduits à anticiper Daesh avec ses décapitations sauvages et son
usage de psychotropes? Pourtant, Savonarole se voulait apôtre de la
«paix universelle», mais combien de ces soi-disant apôtres ont
fait couler le sang afin d'édifier des États déments? Nous
ignorons jusqu'où Savonarole se serait intoxiqué de sa victoire et
résisté à ses ennemis et aux cités italiennes voisines. Nous
pouvons toutefois nous inspirer de ce qu'écrivent à son sujet nos
auteurs : plutôt qu'une «prédication pénitentielle vers un
prophétisme millénariste et apocalyptique», c'est plutôt «à
l'adaptation aux temps présents d'un désir de réforme» qu'allait
son engagement prophétique. Son pouvoir a été trop rapidement
avorté pour le savoir vraiment, ce qui n'en rend pas moins son bref
passage historique saisissant.
Jean-Paul Coupal
LES MÉTAMORPHOSES DE LA TERRE
Jean-François Lyotard célébrait jadis «la fin des grands récits» comme indice culturel de la post-modernité. Des ouvrages comme ceux de Peter Frankopan, déjà connu pour sa magistrale Routes de la soie, le font mentir. Les métamorphoses de la Terre, avec pour sous-titre «L'humanité et la nature. Une nouvelle histoire du monde», véritable brique de près de 1000 pages, nous offre une immersion dans un grand récit des affrontements entre les forces naturelles et les réactions humaines.
Frankopan part du mythe d'Adam et Ève tel que raconté par Milton dans son Paradis perdu, pour illustrer «comment les hommes en sont venus à mettre en œuvre leur propre disparition» :
«Dans le monde d'aujourd'hui, la façon dont notre espèce travaille la terre, exploite les ressources naturelles et malmène la durabilité fait l'objet de vigoureux débats, notamment que beaucoup estiment que les activités humaines ont une telle envergure et se montrent si dommageables qu'elles en viennent à modifier le climat. Cet ouvrage analyse comment notre planète, notre jardin clos (puisque tel est le sens littéral du mot "paradis"), a changé depuis l'origine du monde, en raison parfois des efforts, des calculs et des erreurs d'appréciation de l'homme, mais aussi sous l'effet d'une multitude d'autres acteurs, facteurs, influences et dynamiques qui ont façonné notre environnement – souvent sous des aspects auxquels nous ne pensons même pas, ou que nous ne comprenons pas. Je voudrais également montrer dans ce livre que notre monde est depuis toujours un lieu de transformations, de transitions et de changements – car, hors du jardin d'Éden, le temps ne s'arrête jamais».
L'auteur place le climat au centre des relations entre la nature terrestre (les phénomènes astronomiques qui la marquent; les séismes et éruptions volcaniques qui modifient sa physionomie; les rapports entre l'atmosphère et les océans) et les activités humaines (les effets de l'invention de l'agriculture; la croissance démographique; l'industrialisation). Il reprend une déclaration choc produite par le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, à la veille de la pandémie de 2019 : «chaque semaine apporte son lot de nouvelles dévastations liées au climat : inondations, sécheresses, canicules, tempêtes violentes, feux de forêt... le dérèglement climatique est en train de se produire et il nous concerne tous». Or, des données issues de nouvelles approches nous racontent un passé terrestre qui s'est toujours vu perturbé par des transformations fondamentales.
Les liens entre ces transformations, qu'ils soient d'ordre naturel ou humain, doivent être abordés «avec précaution et mises dans des contextes équilibrés», évitant particulièrement «le déterminisme historique et environnemental et d'une possible confusion entre corrélation et causalité». Ainsi, s'il est possible d'attribuer aux activités industrielles la cause du réchauffement actuel, on ne peut en dire autant de celui qui accompagna l'effondrement de l'Empire akkadien :
«Selon certains spécialistes, cet effondrement est devenu un exemple important et salutaire pour l'époque moderne. Pour nous qui vivons dans la crainte d'une catastrophe environnementale imminente, il constitue un terrible avertissement en rappelant que de puissantes civilisations peuvent s'affaisser rapidement et complètement. De fait, cet événement est si profondément ancré dans la conscience du public et des chercheurs que les géologues ont choisi l'année 2200 av. J.-C. pour marquer la frontière entre des périodes géologiques distinctes : pollens, diatomées, amibes testacées et autres indicateurs observés sur les sept continents indiquent que l'aridité et la sécheresse prévalaient à cette époque».
Depuis sa création, la Terre a subi des cataclysmes sans nom et beaucoup plus graves avant que sous l'ère historique. Les humains n'ont pas connu ce heurt d'un astre avec la Terre qui donna naissance à la lune. Combien de milliards d'années il fallut aux cycles biogéochimiques pour produire l'oxygène – la «Grande Oxydation» - nécessaire à l'expansion de la vie. Comment un épisode glaciaire a pu enrober totalement la planète, des pôles à l'équateur : la Terre boule de neige. Des éruptions volcaniques dont la plus violente de toutes, celle produite à Fish Canyon Tuff, dans le Colorado il y a environ 28 millions d'années, fut de 150 fois plus puissante que l'éruption du Pinatubo en 1991. À une époque postérieure, il y a 73 millions d'années, l'éruption du mont Toba, avec son panache, a craché suffisamment de matériaux pyroclastiques et de cendres pour enclencher une glaciation qui enveloppa l'hémisphère nord. Seuls nos mégavolcans, tels le mont Yellowstone au Wyoming ou les Champs Phlégréens près de Naples, pourraient donner une idée de ces éruptions dantesques. Ces impacts de météorites ou de comètes dont le plus connu est celui de Chicxulub, au Yucatan, parce qu'il aurait entraîné la disparition des dinosaures. Enfin, que dire de la Lune qui, à ces époques lointaines, était à la moitié de la distance qui la sépare actuellement de la Terre!
Mais à l'ère historique, de tels liens sont rapidement réduits à des considérations morales. Ainsi n'a-t-on pas utilisé, à deux reprises, «le général hiver» pour expliquer les défaites de Napoléon et de Hitler lors des invasions ratées de la Russie, occultant «le fait que des objectifs trop ambitieux, des lignes d'approvisionnement inefficaces, de mauvaises décisions stratégiques et une exécution médiocre des plans sur le terrain vouaient à l'échec ces deux invasions»? Autant dire que sur de tels échecs, l'interrelation entre le climat et l'action humaine relève plutôt de la corrélation que de la causalité. Autrement causale par exemple, la relation de la pollution industrielle avec de nombreuses maladies de civilisations :
«La combustion de combustibles fossiles tels que le charbon et le pétrole libère de la vapeur d'eau, du dioxyde de carbone (CO2), du méthane (CH4), de l'ozone et de l'oxyde nitreux (N2O), qui retiennent la chaleur et sont donc considérés comme des gaz à effet de serre. La croissance démographique, l'augmentation des besoins énergétiques, la baisse des prix de production et les investissements massifs dans les infrastructures ont entraîné une hausse spectaculaire de l'utilisation des combustibles fossiles, ce qui s'est traduit par une augmentation substantielle des émissions et une forte hausse des températures. Pendant huit cent mille ans, jusqu'au début de la révolution industrielle, il y avait environ 280 parties de CO2 par million de molécules d'air. En 2018, ce chiffre a atteint plus de 408 parties par million, soit des niveaux jamais observés depuis l'ère du pliocène, il y a plus de trois millions d'années, à une époque où le niveau de la mer était plus élevé qu'aujourd'hui de près de 25 mètres et où les températures moyennes étaient de 2 à 3°C plus chaudes qu'aujourd'hui. Les niveaux étaient encore plus élevés à l'été de 2022, l'Observatoire de la ligne de base atmosphérique de Mauna Loa, à Hawaï, ayant relevé une moyenne mensuelle de 421 parties par million».
Il faut retenir à quel point «la pollution de l'air est mortelle. En 2015, elle a entraîné environ 9 millions de décès prématurés dans le monde». Frankopan rappelle que «les entreprises qui produisent des polluants sont plus susceptibles d'être implantées dans des régions qui abritent des populations qui comptent un grand nombre de minorités et de faibles revenus. Les dégâts y sont également bien plus étendus : les particules ont un impact puissant et néfaste sur les fonctions cognitives, si bien que la mémoire, l'orientation, la fluidité verbale et les capacités visuo-spatiales s'en trouvent diminuées. L'exposition à des oxydes d'azote et à des particules fines pendant l'enfance ou l'adolescence constitue un facteur de risque de maladie mentale à l'âge adulte, de démence et d'auto-mutilation».
Frankopan critique l'extension de la notion d'«anthropocène» qu'on ferait remonter à la révolution néolithique et à l'invention de l'agriculture, ce qui serait une très mauvaise compréhension des interactions entre milieux et humanités : «Certains voient là "une forme d'arrogance qui surestime considérablement les contributions humaines tout en minimisant celles des autres formes de vie, jusqu'à les rendre pratiquement inexistantes"». Une telle conception, en effet, écarte les autres espèces du biote (flore, faune et micro-organismes) tenus pour des acteurs strictement passifs. Nous sommes donc en droit de considérer «l'hypothèse que l'adaptabilité, la polyvalence et la durabilité de l'homme moderne ont été les ingrédients décisifs de son succès; tout cela est fort bien, mais à l'évidence ces éléments n'ont pas suffi à eux seuls».
Nous le constatons lorsque surviennent certains événements dont l'ampleur catastrophique dépasse les réponses technologiques humaines. Ainsi, lorsque «l'activité volcanique constitue... un facteur important dans la transformation du climat. En 1991, par exemple, une énorme éruption du mont Pinatubo, aux Philippines, a projeté dans l'atmosphère entre 15 et 20 mégatonnes de dioxyde de soufre, lequel s'est ensuite oxydé en formant dans la stratosphère des particules d'aérosols sulfatés; ceux-ci se sont alors propagés, augmentant l'opacité de la stratosphère. Parmi les effets les plus étonnants de cet épisode, on a constaté une réduction de 21% de la lumière directe du Soleil et une diminution de l'insolation qui a entraîné un refroidissement moyen de la température mondiale de plus d'un demi-degré». Pour ceux qui s'en souviennent, cet automne-là, même à Montréal, la luminosité solaire était verdâtre.
Nous sous-estimons la portée sur la longue durée de cataclysmes produits au cours de la préhistoire de l'humanité. Frankopan pose ainsi une réflexion sur le destin de sa Grande-Bretagne natale : «Vers 6150 av. J.-C., une plate-forme de sédiments de 190 kilomètres a été délogée au large des côtes norvégiennes, probablement par un tremblement de terre, créant un tsunami géant qui a balayé la mer du Nord en direction du sud. L'ampleur de la vague et les ravages qu'elle a causés peuvent être démontrés par des modèles : on estime qu'elle se serait avancée sur 21 kilomètres à l'intérieur des terres, soit deux fois plus loin que le tsunami de Fukushima en 2011. Elle a inondé et submergé une vaste zone – le Doggerland – qui reliait la Grande-Bretagne au continent européen; les recherches les plus récentes semblent cependant indiquer que le tsunami aurait créé un archipel d'îles qui n'ont disparu que plus tard, au moment où le niveau de la mer a augmenté, soit vers 5000 avant notre ère. Que cette dislocation géographique se soit produite ou non par étapes successives, les conséquences en ont été considérables non seulement pour la politique européenne, mais aussi pour la politique mondiale au début de l'époque moderne : que la Grande-Bretagne se soit détachée de l'Europe continentale est un événement crucial dans tous les domaines, depuis le développement et la domination de la puissance maritime britannique jusqu'à la victoire alliée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en passant sans doute par l'esprit insulaire qui a contribué, en 2016, au vote du Brexit». Évidemment, Frankopan n'affirme pas que le Brexit trouve sa causalité dans la submersion du Doggerland, mais il faut bien reconnaître que l'insularité a forgé le caractère britannique et sa vocation maritime
Plus stupéfiantes encore, les conséquences qu'entraînent des phénomènes astronomiques de plusieurs milliards de distances de la Terre. On peut, selon l'auteur, y lier le célèbre épisode de la destruction de Sodome par une série d'explosions cosmiques «causées par une comète ou une météorite qui, vers 1650 av. J.-C. ont rasé Tall el-Hammam dans le sud de la vallée du Jourdain : les murs massifs de la ville, d'une épaisseur de quatre mètres, ont été détruits, de même qu'une grande partie du complexe palatial. Les reconstructions thermiques semblent indiquer que les températures ont alors dépassé les 2 000°C, et que tous les villages situés dans un rayon de 23 kilomètres ont été abandonnés pendant des siècles, en partie à cause de l'hypersalinité du sol due à un afflux de sel provoqué par une explosion aérienne. La transformation de la femme de Loth en statue de sel dans le livre de la Genèse n'est peut-être pas une coïncidence; les restes de squelettes sur le site témoignant d'une extrême fragmentation, l'idée d'humains réduits en cendres est peut-être inspirée par cette réalité et non par une imagination débridée ou l'illumination poétique».
On suppose que l'éruption volcanique de l'île de Santorin, dans la mer Égée en – 1600, dont l'énergie produite équivaut à 2 millions de bombes d'Hiroshima, aurait servi d'inspiration à la fable de l'Atlantide chez Platon, mais moins connue est «la période de cinquante ans qui s'étend de 1225 à 1175 av. J.-C. a été marquée par une "tempête sismique" le long des lignes de faille géologiques de la mer Égée et de la Méditerranée orientale, avec de multiples tremblements de terre destructeurs de 6,5 ou plus sur l'échelle de Richter». Les catastrophes en chaîne se suivent, de séismes en éruptions volcaniques, en tsunamis et refroidissements climatiques, aux famines, aux épidémies aux limites de l'extinction. Y ajoutant les impérities humaines, Frankopan calcule que «selon les lois de probabilité, la question n'est pas de savoir si un accident catastrophique résultant d'une erreur humaine, d'une escalade des rivalités politiques ou d'une erreur de calcul géopolitique peut se produire, mais quand il se produira».
Nous voyons les grands empires – celui des Romains, celui des Han en Chine – profiter de périodes d'ensoleillement favorables aux cultures. La lointaine éruption d'un volcan d'Alaska, l'Okmok, a diffusé sur l'hémisphère nord des quantités de cendres qui, voilant le ciel, a nui aux récoltes généreuses du Nil, juste avant que ne s'installe cette période de trois siècles «qui se distingue par des niveaux d'activité volcanique exceptionnellement bas, des événements météorologiques extrêmes plutôt rares et des modèles climatiques assez prévisibles», redonnant à l'Égypte sa vocation de grenier de l'Empire.
«Pour la plupart des gens, le recul des frontières géographiques, sociopolitiques et écologiques n'était pas forcément synonyme de catastrophe, et ne renvoie pas toujours au déclin qu'on associe souvent à la fin de prétendus "âges d'or". De même, les transformations que connaissent les sociétés humaines ont évidemment eu un impact sur la flore et la faune, à mesure que l'utilisation des terres évoluait en réaction à de nouvelles demandes : à cause de la désurbanisation et de la défaillance des villes, les écologies locales n'ont plus été utilisées de la même manière ou à la même échelle, si bien que, parmi les plantes et les animaux, on a vu apparaître de nouveaux gagnants et de nouveaux perdants. Il ne faut pas oublier non plus que le pendule climatique oscille dans les deux sens. Les modifications à long terme de la répartition des précipitations, de l'aridité ou de la température n'entraînent pas toujours un démantèlement des réseaux. Parfois elles peuvent stimuler de nouvelles opportunités et favoriser la création de nouveaux mondes».
Ce qui ressort de la somme de Frankopan, ce sont les capacités humaines à saisir (ou pas) les opportunités issues des épreuves naturelles. Il est animé d'un sentiment holistique de l'unité planétaire lorsqu'il décrit, par exemple, cette «période d'irradiation solaire d'une force exceptionnelle qui, ayant culminé vers la fin des années 1240, a atteint des niveaux inégalés pendant près de huit cents ans. L'éruption du Samalas en 1257 [en Indonésie, il a notamment vidé la stratosphère de son béryllium (19Be) pendant plus de dix ans] a eu des effets planétaires, avec des moussons intenses en Asie, une grave sécheresse dans la partie occidentale des Amériques et des conditions aussi inhabituelles qu'imprévisibles en Angleterre, où des années de violentes tempêtes suivies de périodes de "chaleur intolérable" ont affecté les récoltes et le prix du blé».
Les événements d'ordre naturel servent également de stimulants au développement culturel. Le fameux «petit âge glaciaire» des XVIe-XVIIe siècles trouve ses échos dans la peinture et le vêtement. «En Suède, l'adoption du poêle en faïence – qui consomme moins de bois et conserve mieux la chaleur qu'un foyer ouvert – a été associée au refroidissement de l'Europe du Nord et à la nécessité d'optimiser la température et le confort à l'intérieur des maisons. La disparition des grandes salles multifonctionnelles au profit de couloirs et de pièces plus petites est à l'origine de nouvelles conceptions de la vie privée et de l'intimité dans les relations personnelles». Les conséquences n'en ont pas moins été catastrophiques, telle cette «tempête particulièrement violente qui a frappé le sud de l'Angleterre en décembre 1703, [emportant] 13 navires de la Royal Navy et 8 000 marins». En 1783, c'est l'éruption du Laki, un volcan islandais, qui précipita une période de froid sur l'hémisphère nord.
À partir des derniers chapitres – après la Révolution industrielle -, la Terre perd son rôle d'agent actif pour devenir la victime de l'agressivité humaine ou «une part significative du changement climatique mondial jusqu'au milieu du XXe siècle a résulté des activités humaines, notamment parce que ce réchauffement a été plus significatif sur la terre ferme qu'en mer, et plus marqué encore dans l'Arctique : en d'autres termes, exactement ce qui résulterait de la production industrielle, de la hausse des émissions de gaz à effet de serre et de la combustion de carburant fossile». Le gaspillage issu du consumérisme et de la surproduction, de l'accroissement des villes, des déplacements producteurs de gaz a effet de serre, consume les réserves naturelles indispensables à la survie humaine. Il donne un exemple particulier aux États-Unis :
«L'exploitation non durable des ressources a des conséquences évidentes dès lors que celles-ci se trouvent épuisées. L'aquifère Ogallala, dans la partie occidentale de la région des Grandes Plaines en Amérique du Nord, s'est formé il y a environ 65 millions d'années [à l'époque des dinosaures] à partir des sédiments provenant de l'érosion des montagnes Rocheuses, qui ont été charriées par les cours d'eau qui vont grossir le Mississippi. Cet aquifère est suffisamment grand pour engloutir l'État du Colorado sous environ 14 mètres d'eau. Aujourd'hui, il se recherche exclusivement au gré des précipitations, mais ses réserves se remplissent moins vite qu'elles ne se vident, l'eau étant majoritairement utilisée pour irriguer une région souvent décrite comme "le grenier du monde". [...] Comme un rapport l'a souligné récemment, cet aquifère s'est formé sur des millions d'années, mais "il va sans doute se vider en l'espace d'une vie humaine"».
L'angoisse vitale saisit le monde occidental au second XXe siècle, par l'anticipation d'un premier bouleversement climatique qui irait vers une glaciation. Depuis, il s'est inversé en son contraire, le réchauffement. Frankopan mesure la relativité que le réchauffement représente face aux métamorphoses passées. D'une part, il relève que «si de nombreuses époques ont, dans le passé, connus des épisodes particulièrement froids ou chauds – comme le Petit Âge glaciaire, l'optimum climatique médiéval ou l'optimum climatique romain -, ces derniers ne sauraient être généralisés à l'ensemble de la planète. Ils ont au contraire été très prononcés dans une région ou plusieurs, parfois sur un ou plusieurs continents. Les phénomènes observés au cours de ces cent cinquante dernières années concernent au contraire le monde entier. Pour 98% de la planète, le XXe siècle a été le siècle le plus chaud des deux derniers millénaires». C'est en cela que le réchauffement actuel diffère des anciennes métamorphoses. D'autre part, «s'il ne faut en rien minimiser les risques d'un réchauffement climatique potentiellement catastrophique au cours du XXIe siècle, il convient de préciser que des augmentations de 1,5 à 2°C resteraient très modestes au regard de l'évolution à long terme des changements climatiques dans l'histoire de la Terre mais aussi dans celle de l'homme, et paraîtraient bien dérisoires par rapport aux augmentations et aux baisses de plus de 10°C, très nombreuses et très régulières, qui se sont produites dans le passé».
Jean-Paul Coupal
LE BOULEVERSEMENT DU MONDE
La
thèse de l'opuscule de Gilles Kepel, spécialiste de la politique des
États au Moyen-Orient, suppose que «la razzia perpétrée par le Hamas le 7
octobre 2023 a été à la fois l'aboutissement d'un long processus
historique s'inscrivant dans la tradition du jihad et un événement
majeur du monde contemporain qui réorganise les lignes de clivages
politiques tant au niveau international qu'à l'intérieur des sociétés».
En quatre chapitres, Kepel nous amène à considérer les défis
géostratégiques issus du massacre de jeunes israéliens venus assister à
un «rave» animé par la Tribu de Nova, transformé par le Hamas en
«Déluge d'al-Aqsa» sacrificiel.
Les
historiens ont souvent des automatismes qui les font ressembler à des
médecins. Ainsi lorsque Kepel affirme : «Le cataclysme du 7 octobre 2023
et ses séquelles m'ont immédiatement convaincu, par l'ampleur du drame
humain et le traumatisme déclenché, qu'il fallait démontrer la
signification de pareil événement et le resituer dans son contexte. Il
me paraissait urgent d'identifier les symptômes du malheur pour établir
au plus vite le diagnostic qui s'imposait». Le premier livre que j'ai lu
de Kepel, sa fascinante Revanche de Dieu parue en 1991 dans la foulée
de la Révolution iranienne, s'élargissait déjà aux différentes formes
de retour du religieux dans la politique, aussi bien dans les États
chrétiens (en particulier aux États-Unis) que dans les milieux juifs ou
musulmans.
Le regard de Kepel est
donc cosmopolitique. Il regarde les vastes espaces et la longue durée.
Rien n'arrive spontanément. Même pas le massacre révoltant du 7 octobre
2023. Il resitue objectivement l'événement, «face au vacarme des propos
militants, contradictoires et assourdissants qui emplissaient l'espace
public, occultaient les causes complexes du phénomène afin de favoriser
l'emballement simplificateur des idéologies, je ressentais la nécessité
de proposer une réflexion dépassionnée, rationnelle, vérifiable». Pour
lui, les conséquences de l'événement décentrent «l'ordre du monde établi
depuis 1945». Ce qui n'apparaît pas évident au premier coup d'œil.
L'auteur
oppose la razzia du 7 octobre aux attentats du 11 septembre 2001. D'un
côté, le choc magistral des attentats contre New York et Washington
avait consolidé un appui international autour de l'Amérique et de
l'Occident. Par contre, pour Israël, la razzia a non seulement été un
«choc militaire et existentiel le plus grave depuis la proclamation de
son existence en 1948, mais aussi [a] profondément fracturé de
l'intérieur l'hégémonie de "l'Occident" avec une ampleur inédite.
Celui-ci s'est vu diabolisé par ricochet et qualifié dans la foulée, par
une partie de sa propre jeunesse, de "Nord" haïssable auquel
s'opposerait la coalition vertueuse du "Sud Global"». Israël se voit
donc «réduit à la somme de ses péchés... dont il illustrerait
l'abjection», tandis que Gaza figure «la souffrance par excellence, et
devient l'expression contemporaine d'un "génocide" infligé au Sud par le
Nord». Dans l'esprit woke dénoncé par l'auteur, ce «génocide» devient
«l'aboutissement de la colonisation européenne, de la traite négrière et
de l'esclavage. Dans ce métarécit, la razzia perpétrée par le Hamas est
opportunément éludée».
Au samedi
soir 7 octobre, à l'annonce du massacre commis en Israël, alors que la
planète entière (ou presque) pleurait les victimes assassinées,
massacrées, kidnappées et détenues en otages, je me disais que ce
courant de sympathie ne résisterait pas une semaine, considérant
l'ampleur de la réaction que mobiliserait l'État israélien. C'était là
une prédiction sans mérite car le gouvernement de Jérusalem ne réagirait
pas différemment qu'il a réagi par le passé. Une semaine plus tard, les
victimes de la razzia disparaissaient sous les amas de la destruction
massive commise sur Gaza et ses morts qui s'amassaient sous les débris.
Dès «la fin de l'automne 2023, à la suite des bombardements de Gaza en
représailles à la razzia du 7 Octobre, Israël, désormais qualifié de
génocidaire par ses adversaires, se voit disqualifié dans les arènes
internationales par ce terme même qui avait présidé, trois quarts de
siècle auparavant, à sa création par l'ONU».
Ce
renversement de l'usage du terme de génocide, désignant le massacre des
Juifs européens par les gouvernements antisémites reporté désormais sur
l'État d'Israël, est peut-être le «bouleversement» moralement le plus
lourd à porter de ces soixante-quinze dernières années. Repris par la
jeunesse des campus universitaires, aux États-Unis comme en Europe, la
rime du «From the river to the sea, Palestine will be free!» affirme que
«du Jourdain à la Méditerranée, ce slogan ne considère comme légitime
que la Palestine, et qu'Israël en est donc éliminé. En écho, les colons
suprémacistes juifs boutent hors de la Cisjordanie ses habitants
palestiniens pour la transformer en une Judée et une Samarie bibliques
que l'Éternel aurait données exclusivement aux Hébreux».
Tout
le problème israélo-palestinien tient dans ce double exclusivisme que
l'ONU et la diplomatie ont tenté de résoudre par un compromis jamais
satisfaisant. La razzia du 7 Octobre consacre l'impossibilité de deux
États sur un même territoire. Entre la pénétration des colons sionistes
procédant comme si la paysannerie palestinienne musulmane n'avait jamais
existé et la volonté des tribuns arabo-iraniens d'éradiquer de la
Palestine tous les juifs, les adversaires sont pris dans un duel
irrépressible. Ce que les militants philosémites et pro-palestiniens
ignorent en Occident, c'est que prendre parti pour l'un, c'est
automatiquement condamner l'autre à l'éradication totale.
Pour
Kepel, «la connaissance de ce drame est éparpillée par sa diffraction
instantanée à travers les myriades d'images qui déferlent sur les écrans
connectés, oblitérant toute mémoire, inhibant toute mise en
perspective. Ce phénomène est inédit à pareille ampleur et a eu pour
conséquence la première mobilisation politique mondiale inspirée par des
réseaux sociaux, eux-mêmes générateurs d'infox – ou de fake news.
Contrairement à la "double razzia bénie" [dixit Oussama ben Laden] du 11
septembre 2001, qui appartenait à l'époque cathodique finissante des
télévisions... la razzia pogromiste du 7 octobre 2023 s'inscrit dans
l'ère numérique [...]. Daech en exacerba l'usage monstrueux... en
diffusant les vidéos du supplice infligé à ses prisonniers et otages».
Ainsi, la communication numérique tombe de plus en plus entre les mains
des «nationalismes messianiques et mutuellement exclusifs qui se
disputent comme telle la Terre sainte». Kepel montre ici la nécessité de
considérer sérieusement les mythistoires religieux dans le déroulement
des conflits au Moyen-Orient, aspect souvent ignoré par les analystes :
«Les
religieux radicalisés de chaque confession sacralisent son
inviolabilité avec la même fougue et s'accusent réciproquement d'une
profanation justifiant entre eux l'usage illimité de la violence. À
preuve, l'appellation "Déluge d'al-Aqsa", donnée par le Hamas à la
razzia du 7 Octobre, qui confère un caractère sacrificiel au massacre
des victimes israéliennes, perpétré à l'image du déluge envoyé par Allah
pour châtier les impies qui refusent le message de Son prophète. Le
contrôle israélien de cette mosquée constitue à leurs yeux un sacrilège,
que les fidèles dûment endoctrinés purgent en versant le sang juif. De
la même façon, l'extermination des Cananéens après la conquête de
Jéricho par les Hébreux sous la houlette de Josué, telle que la
tradition en établit la référence mythique, justifie, pour les sionistes
religieux des colonies, à la fois l'expulsion des Palestiniens de la
Cisjordanie, à laquelle les zélotes substituent une Judée-Samarie
biblique expressément donnée par l'Éternel au peuple élu, et
l'élimination physique des Palestiniens à Gaza».
Kepel
n'en reste pas au religieux. Il conçoit que le conflit
israélo-palestinien ne décidera pas de la Vraie religion. Que l'affaire
est essentiellement politique. Qu'après avoir libéré après vingt ans
d'emprisonnement Yahya Sinwar, le fanatique dirigeant du Hamas, le
désignant «comme son meilleur adversaire, Netanyahou s'assura que l'État
du Qatar finançait mensuellement Gaza par une navette aérienne,
transportant des valises contenant jusqu'à 40 millions de dollars, afin
de maintenir dans l'enclave, liée au commerce régional par des tunnels
de contrebande débouchant dans le Sinaï égyptien, une fructueuse
économie grise qui garderait le Hamas sous perfusion. "Bibi" y voyait un
bon moyen de dissuader le mouvement islamiste de traduire sa rhétorique
belliqueuse en action. C'est l'auto-intoxication par cette conceptzia
[conception] erronée dans ses fondements qui a rendu le gouvernement
israélien incapable de prévoir la razzia sanglante du 7 Octobre comme
d'en anticiper les effets. Les bombardements à outrance sur Gaza servent
aujourd'hui à occulter la responsabilité historique du Premier ministre
dans la catastrophe qui s'est abattue à l'aube de ce shabbat-là sur
Israël». Il est difficile de dire mieux.
Tant
de négligences de la part du vieux routier de la politique israélienne
suffit à interroger la conduite de l'État et surtout la façon dont
Israël traite ses propres enfants. Les traite-t-il mieux que l'Iran ou
l'Afghanistan traitent les leurs? Alors que le Mossad et Tsahal sont
connus par réputation pour leurs interventions «chirurgicales»,
réputation confirmée par les assassinats d'Ismaïl Haniyeh dirigeant du
Hamas en plein Téhéran par un engin télécommandé, et du chef du
Hezbollah à Beyrouth-sud, Hassan Nasrallah, enfin le coup médiatique des
téléphones portables qui explosent dans la poche des membres du
Hezbollah au Liban, jusqu'à quel point peut-on croire à l'efficacité
réelle de cette stratégie de pilonnage incessant de la bande de Gaza, et
surtout là même où Tsahal pousse les réfugiés, femmes et enfants?
Sont-ce ceux qui doivent être éradiqués en tant qu'agents du Hamas? Il y
a une convergence des stratégies meurtrières de Netanyahou et de Sinwar
qui conduisent à des massacres de leurs propres peuples au nom de la
nécessité historique : Sinwar sacrifiant les Gazaouis pour alimenter la
haine antisémite; Netanyahou baissant la garde pour laisser le Hamas
massacrer ses citoyens? Impitoyable raison d'État, quand tu nous tiens.
Quoi
qu'il en soit, la stratégie de Netanyahou en 2024 n'a été qu'une fuite
en avant face à l'erreur d'inattention du 7 Octobre : «Cette course de
vitesse, dont le but proclamé paraissait de moins en moins réalisable au
fur et à mesure que le bilan des morts civils s'accroissait,
représentait la planche de salut politique du Premier ministre. Ses
effets pervers ne firent néanmoins que renforcer l'opposition de ses
rivaux au sein du cabinet de guerre, notamment les généraux Gantz et
Gallant qui estimaient cette fuite en avant suicidaire pour Israël, et
préconisaient une stratégie différente, favorisant l'émergence d'une
alternative politique au Hamas sur le terrain, faute de quoi cette
guerre interminable, qui ne ressemblait à aucune autre depuis la
création de l'État en 1948, finirait par une déroute politique sans
appel. Pareille approche critique avait les faveurs du Pentagone,
échaudé par les souvenirs de l'occupation américaine de l'Irak à partir
de 2003...»
On retient le chiffre
approximatif de 1 400 victimes israéliennes le 7 Octobre 2023, «alors
que l'hécatombe des Palestiniens de Gaza, qui avoisinait les 40 000
morts au mois d'août 2024, en représailles à la razzia pogromiste, avait
constitué une catastrophe pour l'image de l'État juif, nourrissant la
réprobation universelle sans pour autant cautériser la blessure causée à
la population israélienne par ce carnage inouï, la liquidation de hauts
responsables de l'"axe de la résistance" et l'humiliation de la
République islamique étaient porteuses d'une symbolique politique
favorable aux ambitions du Premier ministre – ne serait-ce que pour
assurer sa rédemption eu égard à sa responsabilité dans la défaillance
sécuritaire qui avait rendu possible le drame du 7 Octobre». La «fuite
en avant» de la stratégie israélienne déplace toutefois l'essentiel :
l'effondrement du gouvernement Netanyahou, la crise de la démocratie
israélienne, le vieux schisme entre les israéliens occidentalisés de
Tel-Aviv et la concentration des zélotes religieux dans la capitale.
Quel que soit l'issue de cette guerre, les traumas et les ressentiments
au sein de la population risquent de creuser la ligne de faille au cœur
de la société israélienne, ligne de faille que n'aborde pas Kepel.
Au-delà de ce qui se passe au Moyen-Orient, la ligne de faille qui traverse l'Occident se tient tout au cœur l'analyse de Kepel. D'un côté, il voit bien comment le 7 Octobre a changé la disposition de l'électorat occidental. Désormais, les musulmans d'Occident sont suffisamment présents en nombre pour influencer l'orientation des partis politiques et le scrutin électoral. En Grande-Bretagne et en France, ils ont investi les partis de gauche qui placent Gaza au centre de leurs revendications et n'hésitent pas à s'afficher moins antisionistes qu'antisémites grégaires. Kepel regarde non sans inquiétudes l'avenir des jeunes enfants d'immigrés :
«Pris entre le marteau et l'enclume des États d'origine où ils ne pouvaient subvenir à leurs besoins et des États d'accueil où ils ressentent une atmosphère de discrimination, les enfants de cette génération, né au tournant du millénaire, verrons se développer en leur sein une revendication identitaire islamique de substitution – qui sera graduellement grignotée, pour partie, par le salafisme, le frérisme [les Frères musulmans] et le jihadisme. Elle fut favorisée par la manne de pétrodollars en provenance des États exportateurs d'hydrocarbures, lesquels finançaient cette réislamisation correspondant à leur idéologie propre, notamment le wahhabisme saoudien d'alors – dans l'espoir de se prémunir contre toute revendication révolutionnaire».
Avec l'élection de Donald Trump, qui avait signé les désastreux «accords d'Abraham» avec Netanyahou, qui ignoraient la présence palestinienne, le Premier ministre d'Israël a désormais son «idiot utile» à la Maison blanche pour lui donner les coudées franches. En retour, grands sont les risques de voir les manifestations d'étudiants et de militants pro-palestiniens se confronter violemment aux mesures répressives qui font le lot de l'agenda de Trump.
Un dernier mot. Comment ne pas ressentir la déception qui accable le vieil universitaire à l'aube de sa retraite? «Tout au long de mes enseignements à l'université, j'ai essayé de transmettre des éléments de connaissance pour forger l'esprit critique des étudiants afin qu'ils puissent s'en servir ultérieurement comme ils l'entendraient. Mais aujourd'hui, cela n'est plus de mise : le wokisme est hostile à l'élaboration des grands récits, c'est-à-dire aux mises en perspective déductives. Cette démarche intellectuelle est désormais vilipendée comme un acte de violence symbolique exercé par le "mâle blanc dominant", et donc illégitime. On exige de se situer dans la parcellisation, la division à l'infini de la société et de ses individus, pour aboutir à ce que Freud nommait "le narcissisme des petites différences". Ce cafouillage multi-identitaire abouti à une perte de confiance dans le savoir, les repères cognitifs, à la destruction du magistère rationnel auquel se substitue l'enthousiasme mystico-politique, qui fait le lit des démagogues et des demi-savants». Comment pourrait-on croire qu'une génération de jeunes étudiants aussi mal formés, aussi handicapés intellectuellement, pourront-ils se positionner devant ces crises géostratégiques qui s'annoncent?
Jean-Paul Coupal
5 janvier 2024
LE DOUBLE – VOYAGE DANS LE MONDE MIROIR
Bien
souvent, j'ai affirmé que le conspirationnisme et le wokisme étaient
les deux ailes d'un même rapace. Même rapace, dans le sens où ils
dissolvent, par les mêmes moyens, l'intelligibilité des problèmes en
diffusant des informations (quand ils ne les fabriquent pas) amplifiées
ou réduites à l'excès. Entre les généralisations et les réductions;
entre les exagérations et les pléonasmes, leur cœur bat la chamade.
Certes, ce n'est pas là la thèse de Naomi Klein et elle serait blessée
si elle lisait ma critique, mais ce qu'elle nous raconte illustre assez
bien ma thèse. Dans la mesure où elle est devenue une icône woke – bien
qu'elle n'emploie jamais cette désignation à elle-même -, citant Judith
Butler en épigramme et faisant une apologie lénifiante de Greta
Thunberg, elle montre qu'elle n'est pas du parti de l'autre Naomi, Naomi
Wolf.
Car son drame, c'est la
découverte de sa némésis sur les réseaux sociaux, une ardente
conspirationniste associée à un ancien conseiller de Donald Trump, Steve
Bannon. Les deux Naomis sont devenues à travers les échanges du public
le reflet inversé l'une de l'autre. «Mais il y a plus déstabilisant
encore. Pendant longtemps, les gens nous ont clairement confondues,
mélangeant nos noms respectifs, comme cela peut arriver à tout le monde.
Puis, [...] nous avons fini par être, non plus confondues, mais
assimilées, et ainsi par devenir deux entités parfaitement
interchangeables». En conséquence, Klein s'est plongé dans la lecture du
thème littéraire du double – chez Poe, chez Dostoïevski, chez Wilde,
chez Roth. Au-delà des simples conspirationnistes, elle remonte
jusqu'«au monde Miroir» qu'elle appelle, celui des «conspiritualiste»
(un tel mot ne s'invente pas!) de QAnon et autres qui défilent dans le
«War Room», le podcast de Bannon, qui reçoit les autres Tucker Carlson
de ce monde. Dont Naomie Wolf, la némésis de Naomi Klein.
Pour
Klein, la confusion devient troublante, «car l'autre Naomi [est] l'une
des plus efficaces faiseuses et diffuseuses de désinformation sur bon
nombre des crises que traversent nos sociétés, cette Naomi [...] se
trouve au cœur de forces qui, aussi absurdes soient-elles, sont habiles à
créer de la confusion, à occuper l'espace et à faire obstinément
obstacle à tout ce que nous pourrions accomplir de bien tous ensemble :
clouer au sol, par exemple, ces milliardaires de l'espace et utiliser
leurs richesses mal acquises pour financer des logements, des soins de
santé, et se donner les moyens d'abandonner les combustibles fossiles
avant que les dômes de chaleur ne se banalisent...».
À
l'origine, les deux Naomis militaient pour la même cause : le
féminisme. Dans les années 1980, Naomi Wolf avait commis un succès de
librairie, Quand la beauté fait mal, sur les rapports difficiles des
adolescentes face à leur corps, ce qui les réduisait à devenir des
«marques» de produits de consommation, thème qui fut développé de son
côté par Naomi Klein dans son célèbre No Logo. Le destin les a ensuite
séparées et pire, opposées. On conçoit que Klein ait «été confrontée à
des formes de dédoublement et "gémellité" plus édifiantes encore. Comme
cette manière qu'a la politique de ressembler de plus en plus à un monde
miroir, avec une société scindée en deux, chaque côté se définissant
par rapport à l'autre : quels que soient les dires ou les idées de l'un,
l'autre dira et pensera exactement le contraire. [...] Comme si le
système de pensée actuel était devenu exclusivement binaire».
Poussant
encore plus loin sa recherche, elle constate qu'«il n'y a pas qu'un
individu qui peut être affublé d'un sinistre double, il y a aussi les
nations et les cultures. Nous sommes d'ailleurs nombreux à ressentir et à
craindre l'arrivée d'un basculement décisif : de la démocratie à la
tyrannie; de la laïcité à la théocratie; du pluralisme au fascisme. Dans
certains pays, il a déjà eu lieu. Dans d'autres, il semble aussi proche
et familier qu'un reflet altéré dans un miroir». Ce serait alors le
chaos tel que décrit par l'écrivain portugais José Saramago dans L'Autre comme moi (2002) : «Le chaos est un ordre à déchiffrer»,
écrivait-il, et Klein d'ajouter : «C'est ce que je voudrais tenter ici :
déchiffrer le chaos qui règne au cœur de notre culture du double, avec
son enchevêtrement envahissant de moi simulés, d'avatars numériques, de
surveillance de masse, de projections ethno-raciales, de doubles
fascistes, d'ombres soigneusement réfutées qui remontent à la surface.
Le terrain sera parfois piégeux, mais n'ayez crainte, nous ne resterons
pas prisonniers de la maison de miroirs».
À
partir de ce moment, l'ouvrage se divise en deux. D'abord, Klein
démolit le monde conspirationniste en s'appuyant sur la personnalité et
les exagérations de Naomi Wolf. Ensuite, dans la seconde partie, elle
dresse les arguments de force de la pensée woke, opposant les délires de
la première à la sûreté scientifique de la seconde. Ainsi, Klein
rappelle-t-elle que les premiers écrits de Wolf étaient mal documentés,
truffés déjà de faussetés, annonçant ses publications en ligne, «si
fantastiques et si frénétiques que le contraste avec ses premiers écrits
et ce qu'elle incarnait (une personne qui aimait la langue,
réfléchissait profondément à la vie intime des jeunes filles et des
femmes, et pensait leur libération) peut sembler surprenant». Le trouble
qui s'empare de Klein, c'est comment Wolf a pu dériver de la gauche
contestataire au conspirationnisme d'extrême-droite. «Tout bien
réfléchi, c'est à ce moment-là que les ennuis ont commencé pour moi :
quand Naomi Wolf a cessé de ressembler à elle-même [à elle-même en tant
que Wolf, mais aussi en tant que Klein] – l'autrice de livres qui
traitaient de la cause des femmes – et qu'elle s'est mise, et bien, à
ressembler davantage à l'autre – la Naomi qui écrivait sur les
stratégies entrepreneuriales visant à exploiter les états de choc des
sociétés humaines».
Les deux
femmes en viennent à tenir un dialogue brisé en partant des mêmes
angoisses sociétales : «Je me suis mise ensuite à publier des articles
sur les dangers de la géo-ingénierie comme réponse à la crise
climatique, insistant notamment sur l'interférence potentielle des
injections d'aérosols volcaniques dans la stratosphère (destinées à
renvoyer une partie de la chaleur du soleil vers l'espace) avec les
précipitations saisonnières dans l'hémisphère Sud. Parallèlement, elle a
entrepris d'abreuver les réseaux sociaux de spéculations sur
l'ensemencement chimique des nuages et l'empoisonnement secret des
populations. Mes écrits se fondaient sur des dizaines d'articles
scientifiques [...]. Elle, de son côté, photographiait des nuages au
hasard dans le ciel de l'État de New York et à Londres, ce qui lui a
valu cette saillie en 2018, dans le magazine environnemental Grist :
"Wolf, une conspirationniste dans les nuages"».
L'antagonisme
devient manichéen, se recouvre de jugements de valeurs. Klein peut bien
avoir raison de dire qu'elle est scientifique alors que l'autre vogue
«dans les nuages»; à ce titre, Naomi Wolf confirme bien le jugement, car
elle ne pense ni à appuyer ses affirmations sur des informations
vérifiées, ni à se laisser contredire : «...en observant les sorties de
Naomi Wolf à l'époque de la pandémie, je me suis vite rendu compte que
quelque chose avait changé. Elle ne sautait plus d'un sujet à l'autre
pour interroger l'opinion. Elle semblait n'avoir qu'une seule cible : le
virus – ses origines, les fermetures (magasins, entreprises, lieux de
sociabilité et de loisirs), les tests, le port du masque obligatoire,
les vaccins, la contrainte vaccinale, les passes sanitaires, etc. Tout
cela était de la poudre aux yeux...». Le conflit portera donc sur les
positions exclusives des deux Naomis face aux mesures sanitaires.
Tandis
que les algorithmes de Twitter incitaient à les confondre, Klein s'est
tournée vers le roman de Philippe Roth, Operation Shylock, se
désignant comme la Vraie Naomi contre la Fausse, Wolf. Cette situation
gênante lui fait prendre conscience jusqu'à quel point les réseaux
sociaux réduisaient les individus : «Écrivant sur la montée en puissance
de Facebook et, par extension, de tous les autres réseaux sociaux,
[Zade Smith] observait : "Lorsqu'un être humain devient un ensemble de
données sur un site Internet comme Facebook, il n'est plus qu'un modèle
réduit de lui-même. Tout en lui se rétrécit. Le caractère individuel.
Les amitiés. Le langage. La sensibilité. D'une certaine manière, c'est
une expérience de transcendance : nous perdons notre corps, nos
sentiments confus, nos désirs, nos peurs". Mais c'est une transcendance
régressive, qui nous amenuise au lieu de nous élever. Et une version
aplatie et rabougrie de nous-mêmes est plus facile à confondre avec la
version aplatie et rabougrie de quelqu'un d'autre». En définitive, Wolf
ne serait qu'une «chasseuse de notoriété», une influenceuse faisant
monnayer ses adeptes en gratifications, sinon en fric.
Toutefois,
Klein cherche régulièrement à faire preuve d'autocritique, ce que ne
fait jamais Wolf. Elle reconnaît que Wolf est «porteuse de quelque chose
qui manque aux progressistes, à savoir un "plan" d'action destiné à
répondre aux légitimes inquiétudes» de la population. Puisque «ces deux
camps ne se valent pas sur le plan moral», Klein regrette que «Naomi
Wolf et Steve Bannon s'emparent des peurs très réelles qu'inspirent les
géants de la tech (avec leur capacité de destruction de la liberté
d'expression, de capture de nos données et de transformation des
individus en doubles numériques), plus les progressistes se plaisent à
hausser les épaules, à ricaner et à ne voir dans ces sujets
d'inquiétudes que du baratin d'aliénés».
Contrairement
aux affrontements du passé, l'affrontement actuel se déroule sur un
plan «diagonal». «William Callison et l'historien Quinn Slobodian, tous
deux spécialistes de politique européenne, parlent de "diagonalisme"
pour qualifier ces alliances politiques émergentes : "Nés en partie des
transformations technologiques et communicationnelles, les diagonalistes
ont tendance à contester les appellations conventionnelles de gauche et
de droite (tout en virant généralement vers l'extrême droite), à se
montrer ambivalents, voire cyniques, face la politique parlementaire, et
à mêler des convictions holistiques, voire religieuses, à un discours
opiniâtre sur les libertés individuelles. À l'extrême, les mouvements
diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est de nature
conspirationniste"». Klein ne dira jamais que son parti, lui aussi, est
entraîné vers le «diagonalisme», et s'il l'est, s'il dérive vers
l'extrême-gauche ou l'extrême-droite. Il y a asymétrie dans l'ouvrage de
Klein.
Quelle image, en retour,
les conspirationnistes se font-ils du parti de Naomi Klein?
«L'observation du Monde miroir peut facilement donner l'impression que
des millions de gens n'ont plus les pieds sur terre, qu'ils
s'abandonnent aux représentations imaginaires, au simulacre, à la
comédie. Malheureusement, c'est précisément ce qu'ils voient eux-mêmes
quand ils nous observent. Ils disent que nous vivons dans un "monde
absurde", que nous sommes coincés dans la "matrice" d'une "pensée de
groupe", que nous souffrons d'une forme d'hystérie collective, appelée
par leur soin "psychose de formation de masses". Le fait est que, de
part et d'autre du verre réfléchissant, les désaccords ne portent pas
sur des interprétations différentes de la réalité, mais sur la question
de savoir qui est dans la réalité et qui est dans une imitation de la
réalité». Ce qui est, effectivement, d'une nouveauté remarquable. Il ne
serait jamais venu à Marx de penser que les capitalistes vivaient hors
de la réalité!
Klein demeure
saisie, tout au long du livre, des proximités qui rapprochent les deux
camps : «...beaucoup des mots de Naomi Wolf, aussi éloignés soient-ils
de la réalité, touchent du doigt quelque chose de vrai. Il y a en effet
un manque de vie et un désordre social qui confine à l'anomie dans les
villes modernes, et ce phénomène s'est bel et bien aggravé pendant la
pandémie». Klein regrette seulement que les autorités n'aient pas mieux
informé la population afin de ne pas donner aux anti-vax le contrôle des
messages :
«Plutôt que de les
balayer d'un revers de la main en les qualifiant de frivoles ou de
farfelues, il eût été plus inspiré de leur donner de la place dans les
médias de qualité et d'en débattre publiquement, notamment en conviant
des spécialistes de la santé génésique pour expliquer les techniques de
la recherche vaccinale [...]. Sans parler de la méfiance légitime
qu'inspirent à beaucoup de monde Big Pharma (les géants
pharmaceutiques)». En identifiant Big Pharma comme ennemi commun, Klein
n'a jamais été aussi proche de Wolf. «À une époque où l'eau de certaines
villes, comme celle de Flint, dans le Michigan, aux États-Unis, a déjà
été empoisonnée, où les compagnies gazières prétendent que la
fracturation de la roche (schiste) est sans danger (peu importent les
tremblements de terre ou les cas d'inflammabilité de l'eau du robinet),
où l'entreprise Bayer-Monsanto exerce un lobbying incessant contre les
tentatives visant à interdire son herbicide Roundup (pourtant soupçonné
d'être cancérigène) et où les grandes entreprises pharmaceutiques ont
répandu sur le marché des médicaments à l'origine des opioïdes, il n'est
pas insensé de considérer les puissances monopolistiques avec
défiance».
Tout au long de son essai, Klein fait référence au «Monde miroir», le monde inversé du nôtre, de la rationalité et de la critique; «dans le Monde miroir, l'être est toujours à distinguer du paraître»; que «dans bien des domaines, les causes que nous défendions autrefois étaient devenues dormantes et avaient été usurpées, remplacées par leurs doubles difformes dans le Monde miroir». Ce que résume une phrase de Philippe Roth, qu'elle répète à plusieurs reprises : «Trop ridicule pour être pris au sérieux et trop sérieux pour être tourné en ridicule».
Si la crise pandémique tient une si grande place, c'est que les deux discours, celui de Wolf et celui de Klein, ont été assimilés, confondus, voire condensés : «je n'ai pas vu comment continuer à parler des manœuvres des géants de la tech sans apporter de l'eau au moulin de la pensée conspirationniste, ni comment une discussion sérieuse sur le capitalisme du désastre pouvait éviter d'être associée à l'imaginaire antivax et au déni du coronavirus». Klein peut bien taper sur les doigts des autorités de ne pas avoir su mesurer les effets nocifs des mesures sanitaires (sur les enfants obligés de faire l'école en ligne, loin de leurs amis; l'isolement des personnes âgées, etc.) mais elle ne remet pas plus en question la légitimité de toutes ces mesures (au nom qu'elles provenaient de scientifiques) que les conspirationnistes osent les interroger. Le scientisme de Klein rejoint la crédulité de Wolf.
Klein ne mesure pas les conséquences dangereuses de mots d'ordre wokes qui peuvent conduire jusqu'à des formes d'«éco-fascisme». Ces wokes, idiots utiles qui dénoncent l'«autonomie corporelle» défendue par Wolf, sacrifient du même coup le principe à la base du droit à l'avortement, «mon corps, mon choix». Que le droit à l'avortement ait régressé après la pandémie n'est pas innocent de cette position. Plus impliquée personnellement par l'autisme de son fils, elle glisse des parents dont les enfants sont autistes à ceux dont les enfants sont transgenres : «Ce n'est pas sans rappeler ce que vivent certains parents d'enfants transgenres, qui ont souvent besoin d'un peu de temps pour faire le deuil de la fille ou du fils qu'ils avaient imaginé(e) avant d'accepter pleinement la véritable identité de genre de leur enfant». L'assimilation ici ne repose sur aucune donnée scientifique. Pourquoi le principe de réalité ne s'adresserait-il uniquement aux parents et non aux enfants? Il est aisé de passer de la reconnaissance d'un handicap physique ou psychique à un déterminisme fataliste. Ainsi, lorsqu'elle cite la lettre émouvante d'un enfant binaire afin de condamner les anciennes pédagogies répressives : «Nous anciennes victimes, nous ne voulons pas que d'autres enfants autistes, quel que soit leur âge, soient maltraités. Écoutez-nous. Croyez-nous. Votre enfant n'a pas besoin d'être guéri, il a besoin d'être respecté, écouté et surtout aimé – vraiment aimé». Si l'amour peut déplacer les montagnes, il ne peut toujours garantir le bien-être – ou le «care» - que les wokes affichent comme une qualité spécifiquement féminine. Une qualité en fait «maternelle». Et encore, n'a-t-on pas dit que l'amour maternel était un produit socio-culturel de l'ignoble patriarcat?
Klein en arrive à une autre fatalité : «Les doubles coexistent, ils ne s'annulent pas». Elle reconnaît, parfois avec insistance, que «la ligne de démarcation entre les affirmations conspirationnistes dénuées de fondement et les investigations fiables est plus ténue et mouvante qu'on aimerait le croire. Il est clair que certaines personnes se font librement leur opinion en croisant journalisme d'investigation, analyses sourcées et thèses conspirationnistes sans fondements». Les angoisses sont communes, mais les réponses relèvent de deux praxis différents. Là où les uns cultivent la panique, les autres – le parti de Klein -, suivant le conseil de John Berger, entretiennent le calme : «Le calme est [...] une forme de résistance»; «la culture complotiste n'a pas vocation à calmer les gens, mais à semer la panique».
Il faut bien en venir à cet aimant qui ne cesse d'attirer et de repousser à la fois, les complots : «"Une croyance selon laquelle certains événements ou situations font l'objet de manipulations secrètes, orchestrées en coulisse par de puissantes forces animées d'intentions nuisibles" [Définition de la Commission européenne]. Certes, mais cela ne tient pas compte d'un facteur primordial d'analyse : la théorie en question est-elle fausse ou, au moins, non prouvée? Car de nombreux événements ou situations (crises financières, pénuries d'énergie, guerres) font effectivement l'objet de "manipulations secrètes orchestrées en coulisse par de puissantes forces" et aux effets dévastateurs sur les populations. En avoir conscience ne fait pas de vous un conspirationniste, mais un observateur sérieux de la politique et de l'histoire». Entre les complots historiques et la théorie du complot, il y a une différence de taille.
Comment Klein distingue-t-elle les vrais des faux complots? Dans la mesure où l'on attribue ces complots, ou bien aux individus, ou bien aux structures. Les conspirationnistes, par leur foi en l'individualisme – voire l'hyperindividualisme –, désignent des individus nommés; les wokes, des structures économiques et sociales. Klein cite Jack Bratich, chercheur en communication de l'Université de l'État de New York : «Le pari de l'individualisme... tient au fait qu'ils pensent que le pouvoir réside dans les individus et les groupes plutôt que dans les structures. Faute d'une analyse de classe ou du capital, ils finissent par adopter par défaut les histoires que l'Occident se raconte sur le pouvoir qu'a l'individu de changer le monde». D'un côté, les conspirationnistes blâment-ils des individus de participer à un même complot, alors qu'ils sont innocentés chez les wokes : «Nos dirigeants n'avaient pas le choix : sans ces mesures [sanitaires], des millions de personnes seraient mortes et des économies entières se seraient effondrées». En fait, il y eut bien des millions de morts et l'économie s'est effondrée pareille. La différence des échelles de revenus des populations en Occident et des pays sous-développés justifie le bilan de la pandémie davantage que le port ou non du masque. «Comme l'écrit Gilroy-Ware, "les théories du complot sont les ratés à l'allumage d'un instinct politique sain et légitime : la suspicion". Mais la suspicion peut être un dangereux moteur si elle se trompe totalement de cible». Ce type d'erreur n'échappe à aucun des deux côtés du miroir.
Klein ne s'alarme pas seulement contre les fascistes, ce «monstre à notre porte», mais aussi «le monstre en nous», qui apparaît presque comme le double du double (le conspirationniste en chacun de nous, y compris en chaque woke). Bientôt, la structure responsable des complots, qui devrait être le capitalisme selon Klein, se double d'un monisme ethnocentrique. Les Occidentaux se voient attribuer, seuls, la responsabilité de tous les génocides du passé, du présent et à venir. Ceci me fait rappeler le fameux «syndrome du loup-garou» que deux anthropologues énonçaient il y a plus d'une vingtaine d'année, cherchant dans les origines germaniques et anglo-saxonnes le gène des tueurs en série.
Doit-on s'étonner que les derniers chapitres concernent la question israélo-palestinienne? Klein se navrait du pilonnage de la bande de Gaza par Israël, non pas encore celui de 2024, mais celui de 2014! Comment un peuple qui a connu le pire génocide moderne peut-il le reproduire dans son arrière-cour contre les Palestiniens enfermés dans une prison à ciel ouvert? Klein vit mal ses origines judaïques face à cette impasse. Elle se prend alors à interroger le fameux «devoir de mémoire», si fort au début du siècle : «...mon amie Cecilie Surasky, qui était alors l'une des dirigeantes de Jewish Voice for Peace ("Une voix juive pour la paix"), m'a fait remarquer au sujet de ce type de méthodes éducatives : "C'est de la retraumatisation, non du souvenir. Il y a une différence". J'ai tout de suite senti à quel point c'était vrai. Le souvenir (remembering) permet de rassembler les morceaux brisés de notre moi (re-member-ing); c'est une quête de complétude. Dans le meilleur des cas, il nous permet de changer, d'être positivement transformé par le chagrin et la perte. Mais la retraumatisation consiste à nous figer dans un état d'anéantissement; c'est un mode de reconstitutions rituelles conçu pour maintenir les pertes aussi fraîches et douloureuses que possible».
Ceci arrive juste après un long développement sur les horreurs commises dans les pensionnats autochtones et les gestes de réconciliation qui appellent moins au «remembering», qu'au «devoir de mémoire» - à la «retraumatisation» des Premières Nations. Ce qui apparaît nocif pour les descendants des victimes de la Shoah devient thérapeutique pour les descendants des enfants autochtones maltraités des pensionnats. Cette contradiction n'effleure pas un instant le jugement de Klein.
Comment en finir avec le double? N'en finissons-nous vraiment jamais en cette ère numérique qui en accroît la reproduction? Pouvons-nous parvenir à rejeter ce «second corps qui exploite sans discontinuer les Terres d'ombre pour» notre confort et notre bien-être? «L'exploitation sanglante du Capital» ne s'achèvera-t-elle jamais? Mais il faut savoir saisir les opportunités : «les doubles, en jouant avec nos traits et nos illusions de souveraineté, peuvent nous aider à comprendre l'essentiel : que nous ne sommes pas aussi séparés les uns des autres que nous pourrions le penser – ni en tant qu'individus, ni même, peut-être bien, en tant que groupes d'individus, quels que soient les duels fratricides qui semblent éternellement nous opposer».
Klein ne va pas jusqu'à la réconciliation (impossible) des Doubles, mais seulement dans l'aveu d'une origine commune. Voulant s'arrêter sur une note bouddhiste, elle considère que la solitude et l'ennui sont les sources où puisent les conspirationnistes. La solution serait de briser notre isolement – notre isolisme, selon le mot de Sade -, isolisme produit, effectivement, par la culture du Marché : «En repensant à cette période troublée de mon existence, il me semble que, nonobstant les moments d'indéniable implication égotique, elle m'a aidée à me libérer jusqu'à un certain point de la tyrannie du moi. Ce qui a commencé comme un processus d'autodéfense... est devenu, progressivement, un processus de détachement de soi».
Ce qui finit par me rendre Klein sympathique, malgré ses rodomontades wokes, c'est qu'elle est capable de penser par elle-même et de ramener les solutions de la gauche sociale : «Pour moi, cela ne surprendra personne, le coupable est le capitalisme : il exacerbe notre indifférence et notre esprit de compétition et nous met en échec sur tous les fronts qui comptent. Ce dont nous avons besoin, c'est d'un système qui mette en valeur nos meilleurs côtés – tout ce qui, chez nous, aspire à regarder au-delà de nous-mêmes le monde en crise et à participer au travail de réparation. Un système qui facilite, à petite et à grande échelle, la victoire de la sollicitude sur l'indifférence». Malheureusement, le capitalisme est imperméable à la sollicitude et au «care». Il ne demande qu'à en découdre dans la consommation, sinon dans la violence, d'où la permanence d'agents de répression et de provocateurs qui viennent de l'arrogance des politiciens imbéciles qui s'en font les principaux armateurs.
Jean-Paul Coupal
12 janvier 2025⏳
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