mardi 16 novembre 2010

Leçon cinquième : L'Idéologique

Scène de Métropolis de Fritz Lang


Leçon cinquième

L’IDÉOLOGIQUE
Pour le médiéviste Jacques Le Goff, l’Idéologique «est investi par une conception du monde qui tend à imposer à la représentation un sens qui pervertit aussi bien le “réel” matériel que cet autre réel, l’“imaginaire”. Ce n’est que par le coup de force qu’il réalise par rapport au “réel” contraint à entrer dans un cadre conceptuel préconçu, que l’idéologique a une certaine parenté avec l’imaginaire».1 Cette définition relève de la traditionnelle critique qui voit dans l’idéologie la mise sous influence de la conscience, objet convoité de la propagande et de la ligne de parti, ou comme l’écrit Castoriadis: «…une idéologie au sens même que Marx donnait à ce terme: un ensemble d’idées qui se rapporte à une réalité non pas pour l’éclairer et la transformer, mais pour la voiler et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne sont».2 C’est la définition étroite de l’idéologie jadis donnée par le sociologue allemand Karl Mannheim. Mais le travail de l’Idéologique ne consiste pas uniquement à fournir des idéologies de service, comme si de l’Idéologique naissait le mensonge et de l’Imaginaire la vérité (scientifique). L’Idéologique travaille pour lui-même avec les images et les symboles, les adaptant à sa dimension propre, en en faisant des valeurs. Car, s’il y a unité des images dans l’Imaginaire et parenté des symboles dans le Symbolique, au niveau Idéologique nous retrouvons la volonté une du groupe autour des valeurs consensuelles. Le travail de l’Idéologique nous apparaît alors moins un camouflage de la vérité ou un détournement de sens, mais plutôt un programme collectif chargé d’orienter l’action des individus et du groupe. C’est le lieu où le Socius s’adresse à la conscience individuelle, tant, écrit Paul Bénichou, que «c’est la définition même de l’homme social d’être idéologue, parce que c’est la loi de toute société d’être une organisation, et une organisation discutable, qui ne vit qu’en se justifiant. De ce fait, les idées ne sauraient consister dans de simples reflets des conditions sociales. Condamner l’idée à ce rôle pour ainsi dire nul, c’est à la fois la rendre inexplicable, et lui ôter tout intérêt. Elle est le moyen efficace par lequel le groupe oriente dans le sens de ses besoins de la pensée, c’est-à-dire finalement la conduite de ses membres».3

En tant que programme, il faut considérer l’Idéologique comme une production de systèmes de pensée rationnels basés sur des concepts, des jugements et des raisonnements. Tandis que l’inconscient se cache derrière le Symbolique, la conscience morale devient la façade de l’Idéologique, car étant tourné vers l’action, il se doit de définir les règles de conduite déduites de la connaissance et transposées dans l’ensemble de la conscience collective et du comportement. C’est en ce sens que l’Idéologique entre en contradiction avec l’Imaginaire, en lui suggérant des mises en ordre des images dont le but n’est plus de rendre compte objectivement du réel, mais de lui fournir des orientations susceptibles de se transformer en justifications morales ou intéressées, qui n’ont plus qu’un rapport tout relatif avec le réel. C’est la célèbre raison raisonnante de Joseph de Maistre. Pour Edgar Morin, c’est bien le raisonnement qui «paralyse l’activité critique et chloroforme le dialogue avec le réel au profit de la logique de son système». Le raisonnement «enferme l’Univers dans un système cohérent, construit à partir de postulats jugés indiscutables, et rejette tout fait, toute idée, tout argument non conforme avec le système». Enfin, le raisonnement «est une machine à justifier de façon cohérente toute croyance ou idée qui veut échapper à la critique rationnelle…»4

Car si l’Idéologique nous apparaît comme une économie des valeurs, ses idées sont avant tout des systèmes. Une idéologie isolée n’est qu’une idée qui peut basculer dans la simple image (une reproduction, une poésie) ou dans le symbole (une métaphore, une analogie). L’Idéologique produit des idéologies et des normes ou valeurs dont la stratégie, la praxis, vise à rallier le plus grand nombre d’individus (ou de groupes) afin d’accéder à une utopie. Ces utopies peuvent marquer un progrès par rapport à une situation actuelle, c’est-à-dire une amélioration (partielle ou totale), comme elles peuvent marquer une régres, un retour vers une situation idéalisée du passé, la conservation des valeurs acquises et établies. L’Idéologique suit donc cette courbe qui va du système à la praxis, enfin à l’utopie. Son modus operandi collectif, c’est André Malraux, dans sa préface aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, qui en a dressé la meilleure formule: comment «faire agir des personnages […] en fonction de ce qu’ils pensent»? Pour ce faire, il faut «d’abord la conception d’un but décisif de l’homme, puis la volonté de l’atteindre, puis la mise en système de cette volonté», précise Malraux, dessinant ainsi, à rebours, le processus de l’Idéologique.5

Ce pari de la volonté supérieure contre le réel est la contradiction inhérente à toute idéologie, la cause des enthousiasmes qu’elle soulève comme la source des profondes déceptions qui accompagnent toujours son échec. Il apparaît donc, contrairement à ce que les appareils juridiques et législatifs voudraient faire croire, qu’il existe une «fondamentale et permanente “ambiguïté”, au cours des siècles, de la pensée morale. Toute doctrine éthique, à toute époque, a une double apparence: sacrifice et régularité […] “obstacle et valeur” (comme dit Le Senne) - c’est-à-dire une opposition entre une contrainte extérieure qui “oblige” plus ou moins l’individu et une aspiration intérieure émanant de l’individu vers un Idéal».6

Contrainte et aspiration entrent ici dans une relation dialectique qui active une dynamique à l’Idéologique. François Grégoire, qui expose si bien cette dynamique, considère comment «la notion de “moralité” (ou, comme disent les philosophes, le “fait moral”) s’impose et s’est vraisemblablement toujours imposé à tout individu normal, de tout temps et dans tout groupe social: l’opposition d’un Bien et d’un Mal nous imprègne de l’extérieur dès l’enfance, sous la pression des “mœurs” - mores en latin -, ce qui se fait et ce qui ne doit pas se faire; elle s’éveille en nous aussi, semble-t-il, de l’intérieur, sous forme de sentiments, devoir, responsabilité, remords…»7 Cette énumération ne nous rappelle-t-elle pas celle que Raymond Aron donnait de la conscience historique? Le fait moral sert de courroie de transmission entre l’organisation sociale et ses institutions d’une part et la conscience morale des individus - le surmoi freudien -, afin d’obtenir l’acquiesment de ceux-ci au programme collectif.

Certes, le contrôle et la gestion des normes dépend des structures de chaque société. Et, après tout, qu’est-ce que le fait social en liaison avec l’histoire?

«En tant qu’instituante comme en tant qu’instituée, la société est intrinsèquement histoire - à savoir auto-altération. […] L’auto-altération perpétuelle de la société est son être même, qui se manifeste par la position de formes-figures relativement fixes et stables et par l’éclatement de ces formes-figures qui ne peut jamais être que position-création d’autres formes-figures. Chaque société fait aussi être son propre mode d’auto-altération, que l’on peut aussi appeler sa temporalité - c’est-à-dire se fait être aussi comme mode d’être. L’histoire est genèse ontologique non pas comme production de différentes instances de l’essence société, mais comme création, dans et par chaque société, d’un autre type (forme-figure - aspect-sens: eidos) de l’être-société, qui est du même coup création de types nouveaux d’entités social-historiques […]. La société est donc toujours auto-institution du social-historique».8

Qu’est-ce qui fait éclater ces formes-figures pour en instituer d’autres? Chaque classe, chaque nation, chaque parti a ses aspirations qui lui sont propres, se représentant l’organisation collective selon son système privilégié, conduit par une stratégie de praxis, ciblant une utopie commune. Mais ces aspirations ne naissent pas d’une tabula rasa. Une autre classe, une autre nation, un autre parti a déjà concrétisé son système à travers ses institutions, exerce déjà une praxis par des lois, des règles, des cadres de fonctionnement, enfin a son utopie bien en vue, jusqu’à la proclamer haut et fort, qu’importe qu’elle l’ait atteint ou non, soi-disant aux bénéfices de tous. Or, le commun sens critique crie au mensonge! Le lieu du mensonge est alors saisi comme un défi, une contrainte d’où les aspirations doivent se dégager si les critiques veulent agir collectivement.

La société conformiste est une société établie. Qu’importe son système et ses réalisations objectives, elle se pose comme le point de départ et la ligne d’arrivée, se présente comme la nécessité historique, le principe de réalité source de tous déplaisirs pour ceux qui en refusent et le système et les réalisations. Ces aspirants remplis d’idéaux en appellent à la justice, au droit, à une norme à prétention universelle qui, manifestement ou secrètement, vise à s’imposer comme contrainte nouvelle. En état de crise, la société devient alors anomique, en évolution instable entre les acquis du passé et les attentes du futur. Cette hérésie, qui ose défier l’orthodoxie de la société établie, élabore progressivement son système propre, exerce sa praxis selon les cadres contraignants jusqu’à les faire éclater s’il le faut. Si elle atteint son but, son utopie, alors elle fondera une société nouvelle, ou un type nouveau de relations sociales aptes à reformuler les liens interpersonnels de base. Si elle ne peut dominer les contraintes qui l’assaillent, elle restera un système avorté - certains de ses acquis peuvent toutefois être repris par la majorité conformiste -, sa praxis se verra pourtant condamnée et son utopie discréditée. De part et d’autre, dans la société conformiste comme dans la société anomique, un processus de moralisation aura été mis sur pied afin d’affirmer le volonté du groupe, l’ordre étant généralement l’aspiration de toute collectivité stable, fonctionnelle, cohérente et consolidée autour de ses élites opposées à l’anarchie, semeuse d’instabilité, de dysfonctionnalité et d’incohérence, symptomes d’une société en voie de dissolution. On le voit, tous les systèmes idéologiques ne parviennent pas à la ligne d’arrivée, et rare ceux qui y sont parvenus ont su en conserver l’authenticité de départ.

Fernand Dumont considère, pour sa part, que si les idéologies causent problèmes, c’est précisément parce qu’elles sont concurrentes.

«Les idéologies y sont offertes sur un vaste marché où se font concurrence les lectures et les objectifs de la société et des groupes. Dans cette lutte pour la vérité collective, diverses intentions sont possibles et elles se complètent. On peut tenir son idéologie pour relative et admettre que d’autres aient des préférences différentes: le pluralisme, prolongeant un des thèmes du vieux libéralisme, est devenu lui-même une idéologie. Adopter cette perspective, c’est consentir à ce que l’idéologie soit un compte rendu non pas seulement de la situation qu’elle circonscrit mais aussi de la situation de celui qui l’adopte».9 Ce qui spécifice l’idéologie, c’est qu’elle «serait une pensée inspirée avant tout par des exigences pragmatiques, servant à projeter l’action dans une cohérence imaginaire qui la satisfasse et la garantisse, servant aussi à masquer les intérêts de certains agents sociaux aux regards d’autres agents et même à leurs propres yeux».10 C’est ici que l’Idéologique trouve sa proximité avec le Symbolique: il s’agit d’un système qui voile tout en révélant. Il révèle un système, une démarche, un but mais, simultanément, dissimule les intérêts qui attendent en profiter. Voilà pourquoi il est devenu facile, depuis les marxistes, d’opposer la science (porteuse de vérité) aux idéologies (systèmes dissimulateurs, donc faux).

La disqualification de l’idéologie n’enlève rien ni à sa fonctionnalité, ni à sa dimension intrinsèque de la représentation mentale. Face à la Psyché, l’Idéologique opère un travail de décentrement du Moi. Certes, l’efficacité des valeurs et des normes nécessite l’adhésion des individus pour qu’ils soient partie prenante de la collectivité. Si la liberté est l’aspiration la plus répandue dans la civilisation occidentale moderne, la responsabilité est la contrainte qui lui est intrinsèquement liée. Si l’individu n’assume pas cette responsabilité comme un devoir, il risque de la perdre. Aussi, le sent-on envahi par la culpabilité. Ce manque de solidarité avec les autres membres du groupe entraîne une expiation, une dette à rembourser pour rétablir la confiance et l’harmonie, tant intérieure qu’extérieure. Qu’en est-il alors pour la collectivité? La responsabilité collective n’est pas innée comme l’a observé Piaget dans ses études, elle est donc acquise. Sa complexité ne peut donc qu’être plus grande et dépendre de l’insertion de chaque individu dans le groupe, retour du social à l’individu. Elle naîtra avec le processus de socialisation même.

«Le but de toute socialisation est, pourrait-on dire d’une manière un peu abrupte, de produire un individu “socialisé”, c’est-à-dire adapté au groupe humain avec lequel il doit ensuite vivre. D’une certaine manière, d’un point de vue pragmatique, si l’on veut, un tel modelage apparaît comme une nécessité. Il est, de fait, indispensable au jeune sujet de reconnaître les signes émis par autrui, auxquels il lui faut répondre en utilisant, à son tour, la codification adéquate. Il pourra ainsi très tôt ajuster ses relations avec les membres de la société dans laquelle il évolue et développer efficacement ses activités tout en conformant sa conduite aux modèles éducatifs qui ont largement contribué à sa socialisation».11

Les institutions et la culture, agissant comme détenteurs du juste équilibre entre les libertés et les responsabilités, l’inscrivent par l’entremise de l’éducation. «Le résultat de cette “entrée dans la société” est une restructuration du jugement et des cadres de références personnels en fonction de ceux du groupe».12 Ainsi s’établissent les paramètres à ne pas franchir si l’individu veut rester membre de sa société. Lawrence Kohlberg, dans les années 1970, a proposé une échelle afin de mesurer le degré d’intégration à la base du jugement moral. Kohlberg suppose sept stades à son échelle, qui vont de la psychologie la plus primaire à la plus idéalisée. Le premier stade s’enracine dans une relation d’hétéronomie et de dépendance tandis que la septième devrait représenter celui de l’autonomie absolue.

Ainsi, le stade 1 suppose l’égocentrisme exclusif où l’individu reste en état infantile devant les puissants (Parents ou Institutions). Au stade 2, l’égocentrisme s’ouvre mais reste formellement replié sur lui-même, il s’agit de suivre les règles sociales qu’en fonction de son intérêt propre. Au stade 3, l’individu se décentre davantage mais tient à son insertion dans la sphère sociale, d’où sa tendance au mimétisme, à accepter les valeurs communes, à réaliser les différentes prises de positions, etc. Le stade 3 est celui où la plupart des gens arrêteront leur évolution morale. Plus haut, nous retrouvons le stade 4 qui appelle à l’abnégation de soi, mais en pleine conscience puisqu’il s’agit de faire son devoir et de suivre les lois par responsabilité de sa position sociale. Il n’y a encore aucune opposition entre la loi et la morale. Au stade 5, la distinction entre les valeurs individuelles et les droits élémentaires et universels font entrer l’individu dans le contrat social, où les notions de justice et d’équité dépassent les simples intérêts individuels. C’est aussi le stade de la conscientisation et d’une possible confrontation entre loi et morale. Au stade 6, nous suivons le précepte de l’Éthique à Nicomaque. Nous adhérons librement aux principes moraux universels, donc à la solidarité du groupe, de la société, de la civilisation. Les individus ont tous des fins en soi et doivent être considérés comme tels. Le stade 7 «opère une transition entre la morale et la métaphysique, …se veut dépassant le désespoir engendré par» toutes questions existentielles. L’homme aspire au calme, au dépassement des passions qui l’ont allumé tout au long de son existence. Sa sagesse est holistique et cosmique, comme dans la philosophie bouddhiste. Le danger est qu’il s’absorbe entièrement dans ce décentrement au point qu’en devenant indifférent à sa nature profonde, il le devienne de la condition humaine.13 Cette échelle doit être prise seulement comme mesure de référence et non comme comportements modélisés. Ce que nous pouvons mesurer, c’est l’utilisation des moyens et la distance entre les aspirations et les utopies fixées. Rêver de la grande société totalitaire où l’obéissance passive est la base suppose une culture qui risque de ne pas dépasser le stade 1 sur l’échelle de Kohlberg; à l’opposée, vouloir faire de l’Europe du XIe siècle un grand monastère selon les règles de Cluny comme le désirait le pape Hildebrand, Grégoire VII, c’est une utopie inatteignable, sinon que sous un angle purement mystique, donc fanatique.

La psychologie morale est un auxiliaire serviable à l’étude de la psychologie collective, mais son utilité dans l’étude des grands ensembles, telles les nations et les civilisations, doit être mesurée avec circonspection afin de ne pas sombrer dans les erreurs de l’anthropologie raciale qui mesurait le degré d’évolution des cultures en fonction de certains comportements associés à nos schèmes de valeurs occidentales. À ce stade, il s’agirait de distribuer un pointage aux différentes cultures et civilisations en s’inspirant de nos propres critères.

Le travail de l’Idéologique dans la conscience historique consiste à établir une morale de l’histoire. S’il est vrai que toute histoire commence par: Il était une fois, elle s’achève, généralement, par: Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Il est impossible d’entreprendre un récit ou un discours historique sans postuler un point de chute moral. Les biographies ont montré la voie: les destins d’Alexandre le Grand, de Jules César, de Napoléon et de Hitler ont suscité les commentaires les plus moralisateurs. Trancher le nœud gordien, franchir le Rubicon, en appeler du sommet des Pyramides ou du Reich de mille ans, sont autant de gestes qui impressionnent toujours les contemplatifs de la connaissance historique. Il y a là des modèles de conduites, des héros ou des antéchrists selon les jugements idéologiques, mais dont l’impact sur l’Imaginaire et la facilité à s’attacher des affects sont facilement observables. On a qu’à éplucher la littérature de fiction, la poésie épique, les manuels scolaires et les monuments pour voir leur importance dans la conscience historique. La morale de l’histoire suppose un système de l’histoire, d’où on peut tirer des leçons de l’histoire en vue d’accéder à l’utopie qui, elle, est proprement uchronique.

Donc, pas d’historiographie sans idéologies, en fait pas d’historiographie scientifique au sens où l’entend l’épistémologie des sciences. Aucune n’est pure de l’action de l’Idéologique, sans pour autant que l’œuvre historienne soit propagandiste ou de simple parti-pris. Ce qui la rend plus facilement accessible à la critique, contrairement à la Signification où le sens est essentiellement latent, c’est que la Moralisation suppose une morale manifeste - le: ils eurent beaucoup d’enfants. Les moyens, les intérêts, les stratégies, les tactiques, les volontés, tout ce qui a dû être mobilisé pour parvenir à cette fin heureuse est contenu dans le récit. Bref, la fin justifie les moyens, selon la maxime que l’on a tiré de l’œuvre de Machiavel, qui l’avait, lui-même, déduite de ses observations politiques. La fonction sociale de la connaissance historique dont parlait Dumont, trouve sa résolution dans le jugement sur lequel s’achève chaque chapitre, chaque livre d’histoire.

Pour le sociologue Georges Gurvitch, la sociologie de la connaissance, «c’est, tout d’abord l’étude des corrélations fonctionnelles qui peuvent être établies entre les différents genres, les différentes accentuations des formes à l’intérieur de ces genres, les différents systèmes (hiérarchies de ces genres) des connaissances d’une part, et les cadres sociaux d’autre part, c’est-à-dire les sociétés globales, les classes sociales, groupements particuliers et manifestations diverses de la sociabilité (éléments microsociaux). Parmi les cadres sociaux, les structures sociales partielles et surtout globales constituent le noyau central pour ces études, facilitées ici par le rôle que le savoir peut jouer à côté des autres œuvres de civilisation et réglementations sociales dans l’armature d’une structure - cet équilibre précaire de hiérarchies multiples».14

Gurvitch dressait ainsi la tâche de tout sociologue de la connaissance: a) Le rapport entre la hiérarchie variable des genres de connaissances et la hiérarchie, elle aussi mouvante, des autres œuvres de civilisation, ainsi que les différentes règlementations sociales (dites “contrôles sociaux”), ou de la situation de la connaissance historique parmi l’ensemble des connaissances enseignées; b) Le rôle du savoir et de ses représentants dans les divers types de sociétés, ou l’historien comme agent social privilégié ou négligé; c) Les différents modes d’expression, de communication et de diffusion du savoir, toujours en corrélations fonctionnelles avec les sujets collectifs, récepteurs et émetteurs, ou l’insertion des historiens dans les réseaux médiatiques; d) Les régularités tendancielles, de différenciation d’une part, de conjonction d’autre part, des divers genres de savoir correspondant aux types de sociétés globales, de classes, et parfois même de groupes particuliers, ce qui constituerait le premier chapitre de la “sociologie génétique” de la connaissance, ou, pour parler en termes gramsciens, dans quelle mesure les historiens sont-ils des intellectuels organiques de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière; dans quelle mesure, également, sont-ils des appareils idéologiques d’État?; e) Enfin, les cas spécifiques du décalage entre cadres sociaux et savoir constitués par des polarisations, des ambiguïtés et des complémentarités dialectiques dans leurs rapports, imposant la recherche de la causalité effective mais singulière, jouant tantôt dans le sens de l’influence des cadres sociaux sur l’orientation et les caractères du savoir, tantôt dans le sens inverse de l’influence du savoir sur le maintien ou sur l’éclatement des structures sociales, tantôt enfin se manifestant comme leur causalité réciproque. Bref, où se situe l’enjeu de la connaissance historique entre les contradictions qui animent la société?15 Gurvitch, qui n’isole pas précisément la connaissance historique, serait probablement d’accord, toutefois, pour la rapprocher de la connaissance politique en laquelle il voit a) une stratégie de l’action sociale qui touche ou non à l’engrenage de l’État, et b) une connaissance spontanée aussi bien que réfléchie, qui oriente cette stratégie, celle-ci débordant donc de toute part l’action touchant à la politique de l’État.

«Ainsi opposons-nous donc consciemment le terme de “connaissance politique” à toute science, y compris celle qui étudie tout ce qui aurait un rapport direct ou indirect avec l’État ou son action. Il s’agit pour nous d’une connaissance spontanée ou réfléchie, et s’élaborant directement dans une lutte sociale dont les enjeux sont variés. C’est extérieure à toute scienceune connaissance partisane par excellence, dans laquelle les militants et les meneurs (“les hommes politiques”) sont infiniment plus forts que les savants, nourris de “sciences politiques” et même de “sociologie politique”. Cette connaissance politique ne présuppose nullement l’existence de l’État ou de son action politique. En effet, elle se manifeste déjà dans les différents types de sociétés archaïques par la lutte des clans et des tribus, par les rivalités entre les clans, ou par les combats que livrent aux uns et aux autres les “maisons de puberté masculine”. La “connaissance politique” est également observable dans les sociétés patriarcales (qui appartiennent aux sociétés historiques sans constituer des “États”); cette connaissance s’exprime alors dans des luttes entre le fils aîné et les cadets (impliquant leurs mères, leurs entourages et leurs partisans), ou encore dans les intrigues entre “les adoptifs” et les “descendants effectifs”; etc.»16

Gurvitch note préalablement que «la sociologie de la connaissance doit renoncer au préjugé fort répandu selon lequel les jugements cognitifs doivent posséder une validité universelle. La validité d’un jugement n’est jamais universelle, car elle se rattache à un cadre de référence précis. Or, il existe une multiplicité de cadres de référence correspondant souvent aux cadres sociaux».17 Ce qui veut dire, en clair, que le jugement historique ne peut employer une contrainte ou une aspiration comme mesure de toutes les idéologies historiques ou internationales: ce rêve bourgeois d’une société d’ordre dont les fascistes ont été si près de réaliser l’illusion. Pourtant, nous touchons-là à l’une des problématiques les plus importantes du XXe siècle, entre le déterminisme et le relativisme, qui a marqué la tumultueuse marche de l’historiographie occidentale.

Adam Schaft a été le maître d’œuvre d’une véritable sociologie de la connaissance historique, opposant essentiellement le positivisme (et son déterminisme historique) et le présentisme (comme relativisme historique). Les historiens américains Charles Beard et Carl Becker représentent pour lui, épistémologue marxiste, l’exemple du relativisme en histoire: Becker écrit: «Chaque siècle réinterprète le passé de manière à ce que celui-ci serve ses propres fins… quelque effort qu’ils fassent pour préserver leur recul, les historiens ne peuvent pas se libérer entièrement des idées préconçues les plus générales de l’époque à laquelle ils vivent. Lorsque les temps sont calmes… ils sont plutôt satisfaits du passé… Mais dans les périodes orageuses, lorsque la vie semble sortir de ses cadres habituels, ceux que le présent mécontente sont également mécontents du passé. Dans de telles périodes… les historiens sont enclins à soumettre le passé à un sévère examen…, à prononcer des verdicts…, approuvant ou désapprouvant le passé à la lumière de leur mécontentement actuel. Le passé est un genre d’écran sur lequel chaque génération projette sa vision de l’avenir, et, aussi longtemps que l’espoir vivra dans le cœur des hommes, les ‘histoires nouvelles’ se succéderont”.18 C’est ainsi que Carl Becker conclut au subjectivisme (Historicité) et au relativisme (Moralisation) de la connaissance historique.

La critique de ces historiens du début du XXe siècle visait les certitudes de la méthode positiviste héritée de von Ranke ou de Guizot, ou, comme l’écrivait Charles Beard, de «cette conception selon laquelle il est possible d’écrire l’histoire telle qu’elle s’est en réalité déroulée, à la manière d’un ingénieur décrivant une machine particulière».19 En fait, nous aurions peu d’efforts à accomplir pour reconnaître l’opposition ontologique déjà soulevée entre l’organicisme proche du subjectivisme, et du mécanicisme, voisin de l’objectivisme. Mais ce qui ressort, surtout, c’est combien le déterminisme nourrit une vision de l’histoire articulée sur les contraintes, alors que le relativisme s’appuie sur les probabilités contenues dans les aspirations de participer au changement historique. Prenons un exemple plutôt simple. Un historien français de l’école bainvillienne - liée à l’Action Française de Maurras -, école positiviste, monarchiste et conservatiste, Jean Lucas-Dubreton décrit les humanistes comme des intellectuels déterminés par leur option idéologique prétendant ressusciter les valeurs antiques et païennes:

«C’est l’Église qui, au moyen âge a préservé le patrimoine de l’antiquité […]. Il y a, en effet, entre les humanistes et l’Église, sinon opposition ouverte, au moins aversion tacite. Les tenants de l’antiquité se figurent avoir renouvelé la face du monde, arraché la philosophie à la scolastique, mais en réalité ils ne font que tourner dans un autre cercle: ils enfilent des mots, multiplient les apostrophes, les citations, enfilent les périodes, ne se préoccupent que de la forme et comptent le fond pour rien; tout est bon pourvu que cela sente le grec ou le latin. “Ils se sont faits à tel point les esclaves des anciens, ont si bien asservi la liberté de leur intelligence que non seulement ils ne veulent rien affirmer de contraire aux vues des anciens, mais qu’ils n’osent rien avancer qui n’ait été dit par eux”. C’est un moine, Savonarole, qui l’assure et rien n’est plus exact. Envoûtés par l’antiquité, ils ont des œillères, se séparent du peuple, de la nature, de la vie; tout se réduit pour eux à des réminiscences littéraires, à une chasse aux mots; pas une image qui n’ait une origine savante et quand ils ont prononcé: “Nous, Cicéron et nous”, il n’y a rien à ajouter. L’originalité pour eux consiste à ne pas être original, à bien copier un modèle en sorte que, d’un certain biais, l’humanisme apparaît une entreprise de pompes funèbres: la sincérité, le sens du pittoresque, le goût de la couleur, les éléments les plus riches des chroniques et des contes, tout cela tombe, crève à plat chez les ratiocineurs de la Renaissance. Le siècle, comme le dit Ph. Monnier, est absent de leur œuvre, aussi leur œuvre apporte-t-elle aucune contribution à l’histoire du siècle. Après avoir retrouvé l’homme antique, “ce frère si longtemps perdu”, ils s’empressent de l’ensevelir à nouveau, d’en faire une momie à locutions et marchant la main dans la main du mort qui leur apporte une matière toute prête: l’humanisme, c’est le triomphe du tout-fait, l’apothéose de la confection et si l’on y trouve une trace de sensibilité, d’émotion, c’est pure littérature».20

Pour Lucas-Dubreton, comme pour son collègue Daniel-Rops, l’Église catholique avait libéré l’Occident de l’ancienne contrainte païenne et antique. Pour ces historiens, l’Antiquité était une période qui avait épuisé les ressources culturelles de son temps. Y revenir, c’était se condamner à se réenchaîner à cette décadence dont l’Église avait réussi à tirer la jeune civilisation occidentale. Il est donc raisonnable de considérer les humanistes comme des fats enchaînés à la contrainte propre à une culture fossilisée dont seul le discours catholique clérical peut permettre un progrès spirituel et moral. Si nous soumettons Lucas-Dubreton aux critères exposés par Gurvitch, nous observons, conformément à sa classification que a) par le mot d’ordre Politique d’abord lancé par Maurras, Lucas-Dubreton assigne à la connaissance historique une place prédominante dans l’échelle des connaissances; b) qu’à l’exemple de Bainville, son maître à penser, Lucas-Dubreton entend accompllir son rôle d’agent de [réaction] sociale; c) ses ouvrages sont publiés dans des grandes collections à prix populaires, donc à large diffusion; d) cette pensée historienne fait l’apologie des classes moyennes et déprécie les intellectuels déracinés et opportunistes, c’est aux sociétés de pensée, vieille lubie des monarchistes du XXe siècle, que Lucas-Dubreton associe, rétrospectivement, les humanistes; e) enfin, la leçon d’un tel ouvrage porte contre les idéologues qui prétendent défier les traditions et l’ordre social au nom de chimères passéistes (comme les humanistes) ou futuristes (comme Rousseau ou Marx).

Mais il est possible d’interpréter tout autrement le rôle historique des humanistes; de les voir comme des agents de transformation sociale, porteurs d’aspirations nouvelles et dont le rôle historique fut finalement assez bénéfique. C’est l’approche choisie par l’historien italien Eugenio Garin, qui interprète la Renaissance comme une révolution culturelle. D’abord, il ne s’agit pas pour Garin de prendre l’exact contre-pied de Lucas-Dubreton, bien au contraire, il s’agit de relativiser sa vision:

«…quand nous passons de la culture vivante aux XIVe et XVe siècles à celle qui se développe du XVe au XVIe, nous avons l’impression d’une maturation, non d’une antithèse. Nous voyons subsister la thématique de l’homme créateur et de la nature retrouvée, de la liberté et de la nécessité, de l’imitation des anciens et de la supériorité des modernes; toutefois, on passe des accents rhétoriques aux analyses et aux discussions techniques. Nul doute que l’enthousiasme pour les découvertes et le goût aventureux des explorations s’atténuent. Les aspects négatifs de la nouvelle culture et de la mode de l’Antiquité apparaissent au grand jour: tantôt le faux critique, tantôt une complaisance morbide et décadente pour les travestissements classiques. Mais c’est à l’intérieur de la rinascita, intrinsèquement, que se développe la lutte contre ses limites et ses dégénérescences: contre le lettré et le pédant; contre l’étude grammaticale des langues mortes, devenu fin en soi; contre les bibliothèques, remplaçant l’expérience…»21

En conclusion, Garin fera ressortir l’aspiration inscrite dans le mouvement humaniste depuis Dante et poursuivie par Pétrarque et Boccace, que du goût pour la restauration du latin, est né la reconnaissance de la langue vernaculaire toscane, l’italien moderne: Rares sont-ils ceux qui osent affirmer, avec Eugenio Garin, cette: «thèse que l’on trouve chez Rodolphe Agricola et qui prit une forme définitive et exemplaire chez Cristoforo Landini…, cette thèse, selon laquelle en étudiant soigneusement le latin on peut s’assurer une parfaite maîtrise de la langue “vulgaire” [ce qui] montre bien qu’à la base de la “grammaire” des humanistes il n’y a pas le moindre pédantisme. La culture d’un peuple est d’autant plus solide qu’elle est plus consciente d’elle-même, de ses origines et de ses traits propres».22

Que pouvons-nous dire de la sociologie de la connaissance chez Garin? a) Sa formation n’est pas celle d’un publiciste comme elle l’est pour Lucas-Dubreton, sa hiérarchie n’est pas celle d’un mouvement politique mais d’une institution d’enseignement et de recherche: l’université. Longtemps professeur à la Faculté des Lettres de Florence, il appartient donc aux cadres sociaux de la profession érudite; b) Son rôle social s’accomplit essentiellement à l’intérieur des paramètres de l’institution, et vis à vis un public cultivé; c) Outre les publications, érudites ou de vulgarisation - comme les ouvrages cités ici -, Garin est enseignant, il participe à des colloques internationaux, ses publications sont traduites, etc.; d) Garin se conçoit sans doute moins comme un intellectuel organique que comme un scientifique, la notion de révolution culturelle qu’il associe au mouvement de la Renaissance est essentiellement explicative plus que justificative, par contre cela ne l’empêche pas toutefois d’appartenir à une corporation professionnelle qui sait très bien où sont situés ses intérêts; e) Garin consolide son appartenance à son milieu socio-professionnel, envers lequel il peut adresser des critiques politiques ou idéologiques qui nuisent en rien à la reconnaissance de ses travaux d’érudition, en retour, de ses travaux sur le monde de l’humanisme, il est possible de tirer une leçon générale en partant d’une étude particulière: «Une école humaniste n’est possible que dans une société juste; une école de liberté n’est possible qu’en situation de liberté. Et c’était encore là, au moment même où on les controversait, une conquête de ces études libérales qui avaient si péniblement éveillé les esprits à la conscience de leur esclavage. Jamais, peut-être, le sens littéral d’un mot - libéral - n’a aussi bien exprimé l’âme d’un mouvement».23 Il est difficile de trouver meilleure leçon morale tirée de la connaissance historique⌛

Moralisation < aspirations/contraintes
Notes
  1. J. Le Goff. L'imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, pp. i-ii.
  2. C. Castoriadis. L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, Col. Esprit, 1975, p.15.
  3. P. Bénichou. Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, Col. Folio essais, #99, 1948, pp. 297-298.
  4. E. Morin. Penser l'Europe, Paris, Gallimard, Col. Folio essais, #99, 1987, p. 111.
  5. A. Malraux. Préface à Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses, Paris, Gallimard, Col. Livre de poche, Col. Classiques, #354-355, 1952, pp. 7-8. Malraux expose ainsi l'utopie, la praxis puis l'idéologie comme système justificatif, alors que le sytème idéologique fonctionne sur une idéologie qui nécessite une praxis en vue d'atteindre une utopie, le tout s'auto-justifiant pour soi.
  6. F. Grégoire. Les grandes doctrines morales, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? #638, 1955, p. 112.
  7. F. Grégoire. ibid. p. 9.
  8. C. Castoriadis. op. cit. pp. 496 et 497.
  9. F. Dumont. Les idéologies, Paris, P.U.F., Col. Sup le sociologue, 1974, pp. 10-11.
  10. F. Dumont. ibid. pp. 12-13.
  11. P. Mannoni. La psychopathologie collective, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 3167, 1997, p. 6.
  12. P. Mannoni. ibid. p. 9.
  13. P. Moessinger. La psychologie morale, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 2465, 1989, pp. 47 à 57.
  14. G. Gurvitch. Les cadres sociaux de la connaissance, Paris, P.U.F., Col. Bibliothèque de sociologie contemporaine, 1966, p. 7.
  15. G. Gurvitch. ibid. p. 17.
  16. G. Gurvitch. ibid. p. 31.
  17. G. Gurvitch. ibid. p. 14.
  18. Cité in A. Schaft. Histoire et vérité, Paris, Anthropos, s.d., pp. 133-134.
  19. Cité in A. Schaft. ibid. p. 128.
  20. J. Lucas-Dubreton. La Renaissance italienne, Paris, Amiot-Dumont, 1953, p. 67.
  21. E. Garin. La Renaissance, Verviers, Marabout-Gérard, Col. MU#202, 1970, pp. 73-76.
  22. E. Garin. L'éducation de l'homme moderne, Paris, Fayard, Col. L'histoire sans frontière, 1968, p. 97.
  23. E. Garin. ibid. p. 250.


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