La bibliothèque de Babel (Borges) par Érik Desmazières |
MES LECTURES HISTORIOGRAPHIQUES
Voici quelques critiques historiographiques publiées dans le quotidien «Le Devoir» dans le courant des années 1985-1986. Les textes sont reproduits tels quels. Les corrections ou modifications apparaissent entre crochets.
Table
La révocation de l'Édit de Nantes
Luther
Le retour de la comète
Les Kennedy
Élisée Reclus
Regard sur les Françaises
Saint Éloi
Ultime rapport sur le déclin de l'Occident
Martin l'Archange
Le retour de l'Islam
Dans le jardin de la nature
Les moines en Occident, t. 2 :
Histoire de la Pologne
L'État hitlérien
Alexis de Tocqueville
La marche folle de l'histoire
Kangxi
Hideyoshi
Savonarole
L'âge d'or de la bourgeoisie chinoise
Par mets et par vins
Benjamin Franklin
Des steppes aux océans
LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES
Le 17 octobre 1985 marquera le tricentenaire de l'Édit de Fontainebleau promulgué par le Roi-Soleil, Louis XIV, afin de révoquer un précédant édit de son grand-père, Henri IV, l'Édit de Nantes qui mettait fin aux guerres de religion en autorisant l'exercice du culte protestant (1598). Après le livre de Janine Garrison, L'Édit de Nantes et sa révocation (Seuil, 1985), voici celui d'une historienne protestante, Élisabeth Labrousse, qui a enseigné à l'École Pratique des Hautes-Études à Paris, et qui trace les déboires qu'ont subis les protestants français à mesure que la cour de France respectait de moins en moins sa parole garantit par l'Édit de Nantes.
Entre 1598 et 1685 co-existent en France deux groupes religieux : les catholiques romains et les protestants calvinistes, tous deux dogmatiques et essayant mutuellement de faire des prosélytes dans le camp adverse afin de s'arracher la conviction des Français et de leur procurer ce que chacun croit être le salut. Or, les catholiques sont 19 millions et les protestants seulement un million. Évincés des postes de dirigeants, les princes protestants sont les premiers à retourner au catholicisme et seuls les pasteurs travaillent à maintenir la cohésion du petit groupe dispersé dans toute la France. D'autre part, la cour de Versailles voit d'un œil soupçonneux les déclarations de fidélité de sa minorité protestante car, après tout, ce sont les protestants qui viennent de décapiter le roi Charles Ier d'Angleterre!
Pourtant l'intolérance n'est pas absolue. Dans bien des régions, catholiques et protestants se trouvent des liens de complicité qui dépassent les confessions religieuses, ce qui est un signe de la dissolution de l'unité spirituelle autour de la religion alors qu'une nouvelle sensibilité s'affine autour de la nationalité, même à cette époque où l'auteure affirme que «l'affiliation religieuse était infiniment moins que de nos jours une question privée et personnelle; il s'agissait d'un aspect majeur du personnage social de chacun».
Mais les Huguenots (les protestants français) sont, aux yeux de la majorité catholique, des hérétiques qui mettent en péril le principe politique en vigueur dans toute l'Europe, aussi bien protestante que catholique, du cujus regio, ejus religio, qu'en français on traduit par la maxime : Une foi, une loi, un roi. De plus, Louis XIV craint qu'ils ne fomentent des cabales comme au temps de la Fronde. Peu à peu, il prononce des édits qui rognent les droits protégés par l'Édit de Nantes, usant parfois de flatteries et d'avantages matériels pour les transfuges protestants; tantôt brandissant des menaces et imposant ses dragons (sa cavalerie) comme fardeau d'entretien aux sujets huguenots. Ne voulant pas voir ceux-ci s'exiler, il leurs interdit de quitter le Royaume et, d'autre part, les contraint à renoncer à leur foi. L'Édit de Fontainebleau est le point final à un long étouffement du respect que le roi Henri IV avait accordé à ses anciens coreligionnaires. Les effets en seront multiples et variés : émigration clandestine vers l'étranger; renaissance du protestantisme orienté vers un certain modernisme; soulèvements populaires dans le Royaume (guerre des Camisards de 1702-1704); élaboration de thèses politiques se désaffectant [de la monarchie], enfin, l'apparition de l'idée de tolérance qui s'épanouira tout au long du XVIIIe siècle.
Le livre d'Élisabeth Labrousse est sûrement une entreprise moins fouillée et moins élaborée que le livre déjà cité de Janine Garrison, mais il demeure une merveilleuse introduction à une question toujours d'actualité : «Être différent tout en étant semblables, pouvoir ressembler sans être identiques» qui était répondue, au XVIIe siècle par l'intolérance et qui, aujourd'hui, peut susciter ce que le préfacier, Jean Baubérot, appelle un abus de tolérance : «D'une tolérance qui n'est finalement qu'une nouvelle manière de normaliser, d'uniformiser, de nier autrui non plus en le persécutant mais en ayant une superbe indifférence vis-à-vis de ce qu'il est».
Jean-Paul Coupal
LUTHER
C'est une biographie exceptionnelle que nous livre Hellmut Diwald, professeur à l'Université d'Erlengen : une vision chaleureuse qu'un Allemand de cette seconde moitié du XXe siècle porte sur cet autre Allemand, de la première moitié du XVIe siècle, Martin Luther, qui, pour avoir préféré son interprétation personnelle de la Bible à l'obéissance à l'autorité romaine, déchira la Chrétienté occidentale.
Étrange paradoxe vivant que ce moine augustin[ien] issu d'une famille aisée de mineurs. Théologien à Wittenberg, Luther, esprit frondeur ne savait pas – pour parler comme l'un de ses confesseurs -, «distinguer la prise de conscience réelle et le sentiment hystérique du péché». De fait, si la Réforme protestante reste si intimement liée à la conviction de son fondateur, c'est qu'elle-même n'a pas toujours su, dans sa critique du catholicisme, faire la part de l'hystérie alimentée par les intrigues politiques que jouaient les princes et les États allemands.
Diwald éprouve une sympathie certaine pour Luther (et comment pourrait-on écrire la biographie de celui qui nous est franchement antipathique?), mais il conserve quand même sa distance critique. Sa narration décrit parfaitement bien cette période trouble de la fin du Moyen Âge. Il sait éviter les détails oiseux et s'il récuse les explications psychanalytiques du comportement de Luther (sans doute celles d'Erikson dans Luther avant Luther), il ne peut passer sous silence tout ce qu'il y a d'équivoque et d'emporté dans les agissements de celui qu'il considère comme un vrai révolutionnaire.
Luther révolutionnaire? Sans doute, si on considère sa volonté consciente de rompre totalement avec Rome; mais la vision de Luther n'a rien de progressiste sur la tradition chrétienne médiévale. Car, pour Luther, l'homme n'est rien sinon que l'instrument de la Volonté divine, ce qui contredit toute la pensée chrétienne, surtout celle de son maître spirituel, saint Augustin, pour qui le libre-arbitre de l'homme relève de lui seul et de son propre jugement.
C'est l'obsession du péché qui entraîne Luther dans la querelle des Indulgences. Comment pourrait-on croire qu'une institution aussi corrompue que peut l'être l'Église de la Renaissance, troquant les péchés et les âmes défuntes par les Indulgences («Dès que l'argent tinte dans la caisse, l'âme s'élance hors du purgatoire», dit-on), pourrait-Elle, efficacement, par ses confesseurs, pardonner et remettre les péchés au nom de Dieu? C'est tout l'aspect moral de la révolte de Luther contre le pape.
Mais où l'action de Luther peut mériter le titre de «révolutionnaire», c'est quand il affirme qu'il faut remettre à chaque individu, même aux plus humbles, la possibilité de lire et d'interpréter les Saintes Écritures. En cela, la théologie luthérienne est l'une des premières théologies de la libération, puisqu'il s'agit de libérer la Parole de l'exclusivité qu'ont les clercs d'interpréter l'Évangile. En ce sens, la Réforme protestante est une révolution laïque et nationale, puisqu'elle impose des traductions de la Bible en langue vernaculaires et décentralise le pouvoir spirituel. Les conséquences, on le devine, seront multiples et variées, échappant même à tout ce que Luther pouvait prévoir, car parmi les premiers à se réapproprier le droit à l'interprétation évangélique, il y aura ces «pauvres», ces «favoris de Dieu» : les paysans, qui se lanceront dans un véritable soulèvement populaire au nom de la justice, et qui finiront massacrés par les armées des Princes, encouragés à la répression par celui-là même en qui les «pauvres» avaient mis, au départ, toute leur confiance, alors que les autorités romaine et impériale avaient mis sa tête à prix!
L'œuvre de Diwald est sans doute l'une des meilleures biographies de Luther. Et, sans doute également, la meilleure biographie publiée depuis longtemps! Incontestablement, le Luther de Diwald rehausse la biographie comme genre historiographique à un rang des plus estimables. Elle est le récit d'une audace, fière et superbe, de celui qu'on considère, sûrement avec raison, le premier véritable penseur allemand.
Jean-Paul Coupal
LE RETOUR DE LA COMÈTE
Elle est revenue... Fidèle à son rendez-vous, régulière comme une horloge dont on ne regarde pas de trop près l'aiguille des minutes. Depuis 75 ans, [date de] son dernier passage, en 1910, la comète de Halley se glisse à nouveau dans notre sphère céleste. Plusieurs livres sont parus récemment à son sujet, visite oblige! Mais celui de Jean-Marie Homet a l'avantage d'être celui d'un historien des sciences et des mentalités, heureuse conjugaison d'intérêts qui n'est pas chose courante : un peu comme les comètes!
Événement [astronomique] plutôt insignifiant en soi, le passage de la comète de Halley suscite la passion des astronomes et la curiosité amusée du public. Quelle différence d'avec la panique créée lors de son dernier passage; cette frénésie apeurée devant le cyanogène, gaz mortel supposé contenu dans la queue de la comète et qui devait asphyxier tout[e l'humanité] lorsque la Terre la recouperait dans la trajectoire de son orbite. On alla jusqu'à se suicider pour échapper à l'hécatombe! En fait, les gaz allaient venir, mais cinq ans plus tard, dans les tranchées de Verdun et de Champagne.
Le ciel est hanté. Depuis toujours on le sait. On y voit des cavaliers aux armures étincelantes se combattre; des dragons épouvantables cracher le feu; des figures bizarres annonciatrices de destin. Qu'on espère la venue d'un Messie sauveur ou un signe d'approbation ou de désapprobation des dieux; la fin du monde ou l'aube du jour nouveau, les peuples scrutent le ciel de leur[s] regard[s]. Qu'on se souvienne des vagues d'apparitions de soucoupes volantes en 1954! Le ciel est une porte ouverte sur le mystère. Et le passage attendu de la comète de Halley marque une saison dans le calendrier cosmique.
Car c'est sa périodicité régulière qui rend la comète de Halley si familière aux humains. Le calcul de sa trajectoire par l'astronome anglais Halley, au XVIIIe siècle, basé sur la théorie de la gravité énoncée plus tôt par Newton, a contribué à démythologiser le phénomène cométaire. Mais la peur est tenace et sait s'adapter à la modernité. Du signe évident de cataclysme à venir, la comète est devenue elle-même danger : «l'influence physique a pris le pas sur le message surnaturel», ce qui explique l'ampleur de la panique de 1910.
L'apparition d'un phénomène extraordinaire qui vient perturber la régularité fixe de la mécanique céleste agit sur les sociétés comme un révélateur. Elle fait surgir, parmi les populations, la richesse d'un imaginaire collectif nourri d'un fantastique subtile et onirique transmis de génération en génération, mais toujours réadapté et réinterprété à chaque nouvelle circonstance. C'est avec originalité que M. Homet nous présente l'imaginaire populaire rivaliser d'ingéniosité avec l'imaginaire scientifique dans la description des formes de la comète. Si, pour les uns, elle est décrite comme une femme, un canard ou un feu de bois; pour d'autres, elle est chevelue, ronde ou barbue. Deux imaginaires qui, comme on le devine, ont les mêmes origines, mais qui tendent de plus en plus à s'éloigner l'un de l'autre et dont le second a, aujourd'hui, complet et légitime monopole pour décrire l'apparition de 1986.
Mais cette fois-ci, la comète est modeste. À peine visible dans le ciel et décevante pour tous ceux qui attendaient le phénomène spectaculaire si impressionnant des siècles passés, elle n'est plus qu'un objet exploité par les média. Pareillement, que révèle-t-elle de nous-mêmes, sinon un intérêt mitigé qui se traduit par la production de gadgets fétiches, tous de mauvais goût, et tribut à notre soif de gaspillage. En 1910, la société de consommation était dans sa phase préhistorique et commercialisait déjà des cartes postales où la comète figurait sous les traits d'une jeune fille provocante. Est-ce rétrécissement de l'imaginaire ou incapacité chronique de rêver dans un monde où tous les rêves seraient désormais réalisables, même à travers la monotonie des jours que plus rien ne viendrait déranger? Où rien ne peut plus nous étonner ni nous surprendre. La comète semble s'éteindre au même rythme que notre fantaisie se pétrifie. Que révélera-t-elle de nous lors de son prochain passage, en 2061? Et combien parmi nous survivront-ils jusque-là pour la revoir?
Jean-Paul Coupal
[Ce texte amène à me poser des questions sur l'étonnante hystérie qui frappe actuellement les écoles du Québec devant l'éclipse d'avril prochain. Ce n'est plus le dragon avalant le soleil des témoignages anciens qui suscite la panique, mais une peur indéfinie. Pourtant, il y a eu bien des éclipses au cours des dernières années. Les média prévenaient toujours la population de se protéger les yeux contre l'intensité de la luminosité qui revient après le passage de l'astre lunaire voilant la face du soleil. Jamais n'avait été déclenchée une telle hystérie. Les admonestations tardives du Ministre de l'Éducation n'ont pas aidé. «Stone, le monde est stone...», chantait Diane Dufresne à l'époque de la visite cométaire. Mais pas aussi stone que devant le passage de l'éclipse de 2024!].
LES KENNEDY
Entre Dynasty et Dallas, il y a Les Kennedy, biographie-fleuve d'une saga, complètement irrévérencieuse et non pas sans humour. Écrite par deux journalistes américains de métier [F. Collier et D. Horowitz], cette histoire de la famille Kennedy sur cinq générations s'est affirmée être un best-seller dès la première semaine de sa parution au Québec. Bien que résultat d'une forte documentation et une utilisation adroite de l'enquête orale, qui réussit mieux dans les mains des journalistes que dans celles des historiens professionnels, cette brique de près de 600 pages se lit comme un charme et, pour cause, s'intègre dans cette vague de mini-séries télévisées prestigieuses qui font grimper les cotes d'écoute des télédiffuseurs.
Pourtant, c'est une étude sérieuse, non pas académique mais soucieuse de s'inscrire, comme le souligne le traducteur Marc Saporta, dans les sciences morales et politiques et d'être «un livre d'initiation à l'Amérique contemporaine, avec ses fondations philanthropiques, ses manifestations artistiques, ses mœurs électorales et, bien entendu, sa conception de l'histoire...». Certes, tout cela y est, autant que ça gravite autour des Kennedy. Les témoignages sont abondants, même crus et contredisent le bon goût et la dignité des biographies [autorisées]. Mais cela suit le courant du discours que l'Amérique se tient sur elle-même depuis le Watergate, [lorsqu']est tombé le dernier voile de la pudeur morale et qui érige le scandale, les débordements, la corruption et le mensonge comme les pierres angulaires de l'évolution et du succès des Américains : en affaires comme en amour; en politique comme en famille.
La saga des Kennedy, c'est le rêve américain considéré comme réalité. Partis de presque rien, ils atteignent, en trois générations, le pinacle de la société bourgeoise. Certes, ils ont dû vaincre des préjugés rattachés à leurs origines irlandaises et catholiques, mais par un esprit de clan étroitement serré, bien éloigné de «l'esprit de famille» des téléromans à l'eau de rose, ils ont accédé à la richesse et au pouvoir, puis à une adulation aveugle de la part de leurs concitoyens. Suite à des «accidents» de parcours dignes d'un drame shakespearien, les Kennedy se sont vus hissés au rang d'une symbolique mythique nationale. Après les Adams, les Harrison et les Roosevelt, les Kennedy se sont convaincus que la présidence était une affaire de famille, que leur destin s'inscrivait dans la course à la plus haute fonction du pays, que c'était le point oméga d'une vie bourgeoise faite de fortune, de puissance, de maisons luxueuses, de starlettes d'Hollywood, de tours du monde, de beauté physique, de jeunesse, de matchs de football, d'aventures amoureuses, bref de tout ce qui alimente le paraître plutôt que l'être comme aimait l'exprimer Joe Kennedy.
Pourquoi alors cette impression de morgue tristesse lorsque l'on tourne la dernière page du livre de Collier et d'Horowitz? C'est que dans cet univers, peuplé essentiellement d'hommes (la place des femmes chez les Kennedy est fortement en retrait, plutôt même accessoire, à l'exception d'une tête forte, Kathleen, sœur du président, et qui en sera bien punie!), une fois le vernis gratté, on ne retrouve plus que la sécheresse de l'avidité insatiable de profits, la corruption politique, les jalousies fraternelles, les passions sexuelles (chez les hommes) et religieuses (chez les femmes), l'ignorance aux commandes du pays et des affaires publiques, la grossièreté et le langage vulgaire, la maladie, la sénilité puis la mort violente. Le rêve réalisé, c'est un mirage morbide.
À sa façon, le livre de Collier et Horowitz est un long exposé factuel de l'insuffisance de l'American Way of Life où l'abondance débouche sur le désert. Les Kennedy sont les représentants exemplaires de la société américaine : une famille dont les membres, opportunément unis, parviendront à la puissance, mais qui, individuellement, ne peuvent accéder à la maturité. Un monde où ne peut percer le pathétique de la tendresse.
Jean-Paul Coupal
ÉLISÉE RECLUS
Parmi les biographies publiées cet automne, celle d'Élisée Reclus, géographe et anarchiste français, mérite qu'on s'y arrête. Aujourd'hui oublié, Élisée Reclus (1830-1905) est issu d'une famille de 14 enfants (pour 17 grossesses consécutives de la mère) dont le père était pasteur protestant et la mère institutrice. Éduqués en Allemagne, les enfants Reclus développent des aptitudes pour l'apprentissage des langues.
Très tôt cependant, les frères aînés Élie et Élisée apprennent à désobéir. Ils se disent athées, contestent l'ordre scolaire (ils seront autodidactes), sont séduits par les idées anarchistes de Proudhon («la propriété c'est le vol») et partent en vadrouille sur les routes d'Europe. Élisée se rend même dans les régions inexplorées de Colombie où il rencontre des peuplades vivant dans un communisme primitif qui séduit le voyageur. Après quelques déboires, Élisée revient en France où il entend vivre de ses travaux de géographie, ayant développé une passion profonde pour la Terre et une communion intime avec ses habitants : «Il a besoin de la fatigue et du danger pour connaître une sensation qui ne peut se traduire avec des mots, un état où son propre corps se confond avec le corps du monde, où il est rocher, étoile, torrent».
Entraîné dans le courant de la Commune de Paris de 1871 plutôt que participant actif, Élisée est capturé, emprisonné puis exilé. Il se réfugie, avec sa famille et celle de son frère Élie, en Suisse où il rencontre les anarchistes russes Bakounine, puis Kropotkine, eux aussi en exil. Mais Élisée n'a rien d'un terroriste. Pour lui, l'anarchisme est un principe de vie qui dépasse les limites de l'action politique. Végétarien, «naturiste», féministe (il intercale le prénom de sa deuxième épouse entre le sien et son nom pour signer Élisée Fanny Reclus), il refuse même de faire baptiser ses enfants. Deux fois veufs, Élisée ne peut rester seul et s'il est libertaire, sa morale rigide et son amour des enfants lui interdisent d'être libertin.
Élisée pense plutôt à la désobéissance civile : «Les lois, si elles sont en désaccord avec la justice éternelle, il faut leur désobéir! Le respect de la loi est une lâcheté morale». Pour cette raison, il critique l'incurie des chefs communards, leur «manque d'imagination, esprit de routine parce qu'ils ont accepté telles quelles les structures héritées». Son action reste donc plutôt littéraire.
Géographe désireux de «dépasser la spécialisation, d'aspirer à une science multiforme dont toutes les parties s'éclairent l'une l'autre», Élisée est un esprit encyclopédique et lorsque ses espoirs politiques sont déçus, il part : «toujours la mobilité, le changement et le mouvement physique pour consoler les peines de l'âme». Il sait que sa participation a l'histoire sera modeste car son utopie repose sur la patience et l'affection.
Élisée entretient des relations [épistolaires] partout à travers le monde (son frère Onésime, géographe et libre-penseur comme lui a une correspondance suivie avec notre curé Labelle); il se fait des amis parmi les intellectuels et les artistes (le photographe Nadar entre autres) et l'un de ses neveux, Élie Faure, sera critique et historien d'Art célèbre (bien qu'[anarchiste et] autodidacte lui aussi) du XXe siècle.
Le livre d'Hélène Sarrazin est une biographie très sensible mais non dépourvue de carences. L'auteure sait cependant nous présenter un être passionné, un Pierrot lunaire (d'ailleurs la couverture de son livre-testament, L'Homme et la Terre, montre un homme nu, vu de dos, qui contemple la Terre de la Lune), cherchant la poésie autant que l'exactitude de la science, ce qui le rapproche de deux de ses contemporains : l'écrivain Jules Verne (dont l'éditeur Hetzel a publié aussi un conte de Reclus) et l'astronome Camille Flammarion. Comme il l'écrivait en prison, après l'échec de la Commune : «Grâce aux jeux des nuages et du vent, je ne cesse de voyager tout en restant à ma fenêtre de prisonnier».
Jean-Paul Coupal
REGARD SUR LES FRANÇAISES
Il faut se féliciter de la réédition, en format de poche, du très beau livre de Michèle Sarde; son regard personnel sur les Françaises, véritable synthèse de la recherche des dernières années et mise au point de notre connaissance actuelle de l'histoire des femmes. Enseignante à l'Université de Georgetown à Washington D.C. depuis dix ans, Mme Sarde a su profiter de la fréquentation du milieu américain pour prendre une certaine distance vis-à-vis sa patrie d'origine. De cette situation particulière est née une interprétation originale qui brise le miroir de l'éternel féminin pour restituer la dimension culturelle qui façonne la condition affective des femmes (et des hommes), de manière à ce qu'elles accèdent à une historicité faite d'expériences multiples et variées.
Il peut sembler banal de dire que les Françaises ont une figure bien différente de la Mamma méditerranéenne ou de l'hôtesse anglo-saxonne, mais définir ce qui fait la particularité, l'essence des Françaises à travers l'originalité et la spécificité de leur histoire n'est pas aussi facile qu'il y paraît. La réponse de Mme Sarde est à ce point laborieuse que son récit tente l'équilibre entre l'imaginaire, flottant entre la Vierge et la Putain, et le réel historique, qui tangue entre un statut d'honneur privilégié et la misogynie célébrée par le code civil Napoléon.
Partir à la recherche des Française, c'est essayer de retracer et de démonter les ressorts qui, établis au cours des siècles, permettent aux femmes de se maintenir dans cette position impossible. Pour Michèle Sarde, la dynamique de cette histoire se situe entre le mariage et l'adultère féminin. Dès le Moyen Âge, le mariage féodal, foncièrement inégal, suscite la contestation féminine à travers l'amour courtois. Pragmatisme familial et social et liaison affective suivront des voies différentes jusqu'à ce que le triomphe de la bourgeoisie, au 19e siècle, essaie par tous les moyens légaux et punitifs, de fondre les deux choses en une, le couple, où seul le mari a des privilèges et des permissions. On comprend désormais la permanence du thème de l'éternel triangle dans la littérature et le cinéma français : du Fin' Amors occitan aux vaudevilles de Labiche et Feydeau. Voir l'origine du féminisme défensif et positif à travers l'adultère répugne à notre sensibilité romantique qui confond amour, vie conjugale et famille, mais René Girard ne nous apprenait-il pas, il y a déjà vingt ans, à travers une étude littéraire poussée du désir triangulaire, que le mensonge est romantique et la vérité romanesque?
Ce que nous apprenons de l'histoire, par contre, c'est que le problème social de la sexualité est vécu dans les limites floues du réel et de l'imaginaire. Chaque figure réelle de femme sécrète son reflet négatif, s'alimentant réciproquement dans l'imaginaire collectif. C'est ce phénomène qui crée l'unité historique des Françaises (comme probablement c'est le cas pour n'importe quelle autre culture). Ainsi, parmi les Françaises, il y a trois figures dominantes qui cultivent chacune son reflet négatif. Il y a la femme d'action, sainte et sorcière à la fois (de Jeanne d'Arc à Charlotte Corday, Louise Michel et les Résistantes) ; puis la femme d'esprit, muse et précieuse ridicule (de Christine de Pisan à Mme de Sévigné, George Sand et Simone de Beauvoir); enfin la charmeuse, favorite et putain (d'Agnès Sorel à Mme de Pompadour, Mme Tallien et Liane de Pougy) : toutes ces figures se retrouveront une seule fois incarnées dans une femme, Olympe de Gouges.
Faire l'histoire des femmes (et des hommes) équivaut à marcher sur des œufs, tellement il faut du discernement et de la nuance, et tout cela pour en arriver à une conclusion parfois déroutante, comme celle de Mme Sarde, et qui voudrait que les Français aiment tellement leurs femmes, qu'ils les étreignent au point de les étouffer! La misogynie n'est peut-être pas une cause mais un effet de quelque chose que nous ne parvenons pas encore à bien saisir, sur cette frontière floue du réel et de l'imaginaire. Mais l'important, et c'est la piste sur laquelle nous engage Mme Sarde, c'est que le schéma de la lutte des sexes s'est enfin libéré de celui de la lutte des classes.
Jean-Paul Coupal
SAINT ÉLOI
Une vie de saint Éloi? Eh pourquoi pas? Après tout, que savons-nous de celui dont la ronde enfantine du XIXe siècle nous dit qu'il murmura au bon roi Dagobert qu'il portait sa culotte à l'envers? Journaliste et historien catholique, Jacques Duquesne nous présente, avec beaucoup de clarté, cette période mérovingienne fort nébuleuse, comprise entre l'agonie interminable de l'empire romain et le seuil de la soi-disant renaissance carolingienne. Au cœur de cette période barbare où le vol, le viol et le meurtre sont le lot de tous les jours. Éloi, issu de la paysannerie gallo-romaine, s'impose comme orfèvre et trésorier du roi franc Dagobert. Il devient ainsi le premier d'une longue série d'argentiers célèbres attachés à la cour de France : d'Enguerrand de Marigny à Jacques Cœur et Sully; des cardinaux-ministres Richelieu et Mazarin à Colbert...
Éloi (588?-659) est contemporain de Mahomet et de la diffusion du monachisme européen. Cette période, où la quête spirituelle est ressentie comme un besoin face à l'hostilité de la vie, suscite les formes les plus ambiguës de la vie religieuse. Éloi est sacré évêque de Noyon après avoir été, avec ses amis Didon (saint Ouen) et Didier, du premier «cabinet-conseil» qu'un roi européen se soit doté. Chevauchant ainsi le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel dans un temps où n'existent ni État ni Église véritablement centralisés et ramifiés, Éloi et ses amis apparaissent comme des êtres de bon sens au milieu de la furie violente qui balaie l'Occident en formation.
S'inspirant des récents travaux sur le haut Moyen Âge, notamment ceux de Duby, Le Goff, Riché et Laurent Theis (qui a donné, à la même collection, une étude sur Dagobert), Jacques Duquesne essaie avec sa biographie d'Éloi de présenter l'une des premières hagiographies critiques où les résultats de ses recherches servent à écarter l'aspect apologétique très cher aux hagiographies de jadis, tout en permettant de ménager au personnage des qualités exceptionnelles. Ainsi expurgée du merveilleux et du miraculeux, la vie d'Éloi devient l'aventure humaine d'un de ces rares destins à nous être parvenus des profondeurs de ce ténébreux VIIe siècle.
Mais l'entreprise est loin d'être une réussite parfaite. Il manque au Saint Éloi de Duquesne une dimension problématique, soit actuelle ou bien essentielle, qui rendrait toute sa contemporanéité à son personnage. Une problématique, peut-être digne d'une entrevue de Rencontres et qui s'interrogerait sur qu'est-ce que la sainteté? Si nous voulons aller au-delà de l'inspiration païenne du culte d'Éloi, qui en fait le saint-patron des orfèvres et forgerons, et si nous faisons la somme des réponses les plus valables à cette question, la sainteté, c'est la lutte constante de la connaissance contre l'ignorance (Éloi, maître-orfèvre, sculptant deux trônes dans un bloc d'or où tout le monde y voyait seulement du matériau pour n'en sculpter qu'un; Éloi, évêque, luttant contre les superstitions); de l'intelligence sur la bêtise (Éloi, diplomate, négociant une paix plutôt que la guerre, seule solution politique envisagée jusque-là par le belliqueux et débauché Dagobert); du doute contre la piété dévote, et qu'on peut appeler aujourd'hui la partisanerie (ici, la foi d'Éloi semble être plus forte que sa sainteté : on le voit courir dépecer les cadavres de saints martyrs pour en recueillir des reliques, en cela, il est bien fils son époque!).
Il est dommage que l'auteur ne puisse me convaincre du sens qu'il prête à la vie d'Éloi, et où nous devrions puiser toute la pertinence de s'intéresser à un tel [personnage]. Le livre s'achève plutôt par une homélie sur Job, comme si l'histoire de Job pouvait faire écho à celle d'Éloi, ce qui n'est manifestement pas le cas. Les intentions spirituelles de Jacques Duquesne, malgré son homélie finale qui ne manque pas d'une touchante sagesse, ne parviennent pas à s'imposer comme conclusion «naturelle» à l'ensemble de son exposé, même si, personnellement, j'aimerais voir enfin un ouvrage transcender la médiocrité de la pensée catholique sous Jean-Paul II.
Jean-Paul Coupal
1- ULTIME RAPPORT SUR LE DÉCLIN DE L'OCCIDENT
2- MARTIN L'ARCHANGE
1- Avez-vous lu Gimpel? Jean Gimpel [auteur de l'Ultime rapport sur le déclin de l'Occident] est plus qu'un autre Hirschman, puisqu'il est l'héritier légitime de la philosophie cyclique de l'histoire, dont le père spirituel est l'Allemand Oswald Spengler (Le Déclin de l'Occident, 1918). Déjà à la fin de son précédant volume, La révolution industrielle au Moyen Âge), Gimpel concluait sur des accents spengleriens, ce qui lui attira la foudre des historiens qui ne ménagent pas leur mépris pour ce genre de conception de l'histoire.
Pourtant, l'Ultime rapport... trouve sa raison d'être dans l'irresponsabilité même des historiens à s'engager, au-delà de leurs recherches, dans l'interrogation philosophique de l'histoire. Ici, on ne sait plus trop, un historien ou un charlatan, réitère l'Apocalypse occidental, qu'il pressent à travers certains indices qu'il interprète comme évidents du chaos prochain dans lequel sombrer[ont] l'Europe et l'Amérique : alourdissement de la bureaucratie; inflation et crise monétaire; ralentissement de la croissance démographique; l'autosatisfaction; le déclin des vertus civiques et des valeurs morales traditionnelles; l'opposition des marginaux; la montée du mysticisme et de l'occultisme; le déclin de la science et le romantisme.
Il est surprenant de voir que de Spengler à Gimpel, si les arguments ont changé, la lecture philosophique est à peu près la même. Elle reste incapable de distinguer les formes, dont les comparaisons à travers l'histoire peuvent être éclairantes, des structures de fond qui spécifient ces formes les unes des autres. Comment peut-on comparer, même si cela paraît séduisant, la Grande Peste du XIVe siècle avec le SIDA? De telles analogies morphologiques sont spécieuses et sans consistance interne, car Gimpel n'a pas compris, comme l'écrivait Wittgenstein, que «la forme est la possibilité de la structure», [non sa condition].
Confondre forme et structure est le péché mortel parce que facile de la philosophie cyclique de l'histoire. Un Spengler ou un Gimpel se refusent à reconnaître les capacités d'innovation de l'Histoire devant ses propres situations-limites. Accélération de l'histoire et progrès; cycles, éternel retour et balancier, autant de figures dont il faudrait dépolluer la philosophie de l'histoire pour qu'elle puisse enfin contribuer à une saine réflexion de l'histoire.
2- Toutes les tentatives faites pour joindre l'histoire et la psychanalyse dans une même recherche se sont soldées par des demi-succès. Il y a quelque chose d'incestueux dans les rapports qui peuvent s'établir entre ces deux disciplines-sœurs. Toutes deux sont des herméneutiques qui se cherchent des règles méthodologiques afin d'accéder à la scientificité. Mais l'une s'est vue orienter vers l'analyse sociale alors que l'autre, dès sa fondation, s'est vue déterminer vers l'introspection individuelle. Comment joindre des objectifs aussi éloignés?
C'est le pari relevé par Martin l'Archange, recueil de correspondances entre un historien (Philippe Boutry) et un psychanalyste (Jacques Nassif) autour du cas de Martin, un laboureur, qui prétend rencontrer l'Archange Raphaël qui lui demande d'aller au roi Louis XVIII, restauré depuis peu sur son trône après la chute de Napoléon, et l'avertir «que sa personne est en danger» et «que de mauvaises gens tentent encore de renverser le gouvernement». Du curé de Gallardon à l'Archevêque de Reims, du préfet au Ministre de la Police en passant par le célèbre aliéniste Pinel, Martin parvient à être reçu en audience privée par le roi.
Ouvrage ardu mais passionnant comme une énigme policière, il est le lieu où histoire et psychanalyse retrouvent leur objectif commun qui «consiste à permettre que soit restituée une différence entre des informations à communiquer et des paroles à entendre, afin de réarticuler ce qui est su avec ce qui peut en être dit en lieu et temps». Ébauche conciliatoire plutôt qu'osmose, voici une tentative de rapprochement par le dialogue, même si, à mon avis, la psychanalyse freudienne n'est pas une interlocutrice aussi valable que pourrait l'être une «psychanalyse collective» comme celle amorcée par C.-G. Jung.*
[* L'auteur n'est plus du tout en accord avec cette dernière phrase. On peut adapter l'inconscient collectif à la méthode freudienne sans avoir recours aux paradigmes de Jung. La psychohistoire des dernières années le montre, et l'ouvrage de Nassif et Boutry y parvient assez bien. Je me suis ici d'ailleurs fait taper sur les doigts, car on ne doit pas parler de deux livres dans la même chronique. Comment peut-on penser qu'on puisse marcher et mâcher de la gomme en même temps?]
Jean-Paul Coupal
LE RETOUR DE L'ISLAM
Le récent livre de Bernard Lewis, un [Britannique d'origine juive] mondialement reconnu pour ses travaux sur le monde musulman, nécessite de la part du lecteur une certaine information de base sur l'Islam, information qu'il pourra puiser à même le magnifique album Le monde de l'Islam, également supervisé par Lewis et publié au Fonds Mercator en 1976. Par contre, Le retour de l'Islam est un recueil de 18 textes dont le propos général se situe à la croisée de deux traditions : l'[irr]uption des mouvements nationalistes au Proche-Orient, issus de l'affrontement avec l'Europe impérialiste des XIXe et XXe siècles, et dont la création de l'État d'Israël en Palestine est le point culminant, et la résurgence d'une tradition religieuse, l'islam, encore plus vieille, et qui a l'avantage d'imprégner jusque dans ses expressions les plus [courantes] la vie culturelle des peuples musulmans.
Il est toutefois difficile de maintenir l'unité dans un tel recueil d'articles qui ont été publiés dans différentes revues et conditionnés par des circonstances souvent contradictoires. Aussi, l'éditeur les a-t-il regroupés en cinq chapitres distincts.
Le premier chapitre porte sur les mouvements de dissidence, hérésies et révolutions, qui ont déchiré l'islam classique. Ces articles servent ici d'arrière-plan historique à une compréhension en profondeur de la révolution islamique et à la montée des groupes intégristes ailleurs au Liban ou en Égypte.
Le second thème concerne l'influence de l'Occident vue à travers la pénétration des idées issues de la Révolution française et de leur réception dans l'empire ottoman. La modernisation technique de l'armée, désirée par la Sublime Porte (le gouvernement turc), entraîna dans son [sillage] la diffusion et l'adaptation des idées de liberté, d'égalité et de nationalité. Recueillies avec méfiance puis rejetées par les Sultans; assimilées avec enthousiasme par les groupes dominés (le soulèvement grec de 1821, l'émergence de l'Égypte moderne sous Méhémet Ali Pacha, 1801-1849) ou par les Ottomans désireux de moderniser les structures politiques (les Jeunes Ottomans, 1865-1876), ces idées sont traitées ici en fonction d'une résorption des inégalités sociales (libération des non-musulmans; abolition de l'esclavage noir; voire éventuelle émancipation des femmes), et de leur influence sur le développement économique du Proche-Orient.
Le troisième chapitre porte sur les relations entre Arabes et Juifs. C'est, d'abord, une brève histoire de la Palestine, suivie d'une approche historique du problème palestinien et de l'O.L.P. (dont la Charte Nationale Palestinienne est donnée intégralement en annexe). Deux autres articles traitent ensuite de la dimension raciste du conflit arabo-israélien. Il s'agit peut-être là, des textes les plus délicats et discutables de tout le recueil, car si l'antisémitisme occidental n'est pas parvenu à pénétrer le monde musulman, l'exploitation raciste que l'Occident et la Russie soviétique peuvent tirer du conflit agit au niveau de la politique internationale comme une stratégie non négligeable de consolidation des appuis qu'Israéliens et Arabes soutirent de la communauté [internationale].
La quatrième partie, l'historiographie, expose tour à tour la condition déplorable des études sur le Proche-Orient dans les universités occidentales où interviennent les intérêts politiques ou idéologiques qui appauvrissent la qualité de ces études; une réponse polémique au livre d'Edward Said, L'Orientalisme (éd. du Seuil) et un survol des études musulmanes faites par des intellectuels juifs européens au XIXe siècle et favorables à l'Islam.
Enfin, la cinquième partie est constituée d'articles portant sur le réveil de l'Islam. L'échec du panarabisme, mouvement nationaliste laïque qui proposait l'unification des pays en une nation arabe, montre que «l'Islam est toujours la forme la plus efficace du consensus en pays musulman, et, parmi les masses, la forme fondamentale de l'identité collective», et que c'est par l'islam que se concrétise la révolte de ces pays musulmans contre un ordre établi qui a trop voulu se conformer aux modèles et aux intérêts étrangers, en l'occurrence, occidentaux.
Jean-Paul Coupal
[J'ai rectifié le texte en fonction d'utiliser le «i» minuscule pour désigner la religion, islam et le «I» majuscule pour la civilisation de l'Islam. Telle est la règle présentement établie pour distinguer les deux dénominations.]
DANS LE JARDIN DE LA NATURE
Les animaux ont un histoire, c'est ce que le titre d'un très beau livre du médiéviste Robert Delort nous apprenait l'an dernier, à sa parution aux éditions du Seuil. Assurément, cette histoire des animaux n'existe qu'en fonction d'une relation privilégiée avec l'humain, et par relation privilégiée, il ne suffit pas de comprendre uniquement le côté utilitaire de l'énergie animale, consommée en nourriture ou en force de travail, mais également une relation sensible et affective. À une époque où on parle beaucoup de zoothérapie, particulièrement pertinente avec les enfants [autistes], ou de zoophilie (à propos du tandem Tintin et Milou par exemple, et qui exclut toutes formes de bestialité entendues au sens de perversions sexuelles), c'est du pays de Lassie et de Prince Noir que nous vient cette brillante étude qui «cherche à exposer les présupposés, certains à peine exprimés, qui sous-tendent, au début des Temps modernes, les perceptions, les raisonnements, les sentiments des habitants de l'Angleterre envers les animaux, les oiseaux, la végétation et les paysages physiques au milieu desquels ils passaient leur vie, dans des conditions de proximité qu'il nous est aujourd'hui difficile d'apprécier».
Keith Thomas, déjà auteur d'un autre classique de l'historiographie anglaise, Religion and the Decline of Magic [non traduit en français], nous offre ici un échantillon de cette histoire écologique qui semble naître actuellement sous nos yeux. Paradoxalement, il rend hommage à un historien anglais du début du siècle, G. M. Trevelyan, tenu au purgatoire depuis plus de trente ans par ses successeurs marxistes et scientifiques. Thomas va même jusqu'à reprendre une méthode chère à Trevelyan,* celle de recourir à la «littérature d'imagination prise comme source historique... que rien ne peut plus surpasser», bien que ce soit un genre qui, généralement, n'est pas bien vu chez les historiens».
Entre 1500 et 1800 environ, nous assistons à une mutation des sensibilités anglaises envers la nature, mutation qui conduit les animaux des abattoirs aux pet shops. Héritiers d'une conception qui cherche à exclure l'homme de la nature, les Anglais retiennent de la théologie chrétienne que la nature est soumise à la volonté humaine depuis l'Éden; de la pensée cartésienne, ils conçoivent que les animaux ne sont que des automates insensibles, tandis que des moralistes, tel Cotton Mather, qui va jusqu'à «prendre occasion des évacuations habituelles de la nature pour former certaines pensées de piété», que la nature biologique de l'homme doit être camouflée afin d'éviter qu'elle ne le rapproche des bêtes. Pour les classes dirigeantes et l'élite cultivée, «la domestication est devenue l'archétype d'autres sortes de subordination sociale».
Mais, de l'Angleterre des Tudors et des Stuarts à celle des Hanovres, le Sang des bêtes change de prix. Avec le développement de la botanique et de la zoologie et l'apparition des premiers naturalistes à prétention scientifique, les Anglais découvrent que l'homme n'est qu'un parmi l'ensemble des membres qui participent, en interrelation constante, à l'environnement naturel. Cette parenté redécouverte tend à réduire la cruauté envers les animaux et le pillage des bois sauvages, alors que le petit peuple décore ses maisons des fleurs de ses jardins et en vient même à se demander si ses bêtes n'ont pas une âme, [jusqu']à les emmener avec lui à l'église!
Une fois les forêts défrichés et les animaux apprivoisés, enfermés dans ses villes où ils doivent s'habituer à un nouvel environnement, les Anglais du XVIIIe siècle cherchent à fuir la pollution urbaine en se réfugiant dans ses campagnes pastorales. Ils essaient de passer outre une nature qu'ils ont cultivée pour renouer, en montagne ou dans les déserts, avec une nature sauvage d'avant la corruption. En écologistes avant la lettre, ils se sensibilisent à la conservation des espèces en voie de disparition après les massacres d'oiseaux et de vermines des XVIe et XVIIe siècles et, longtemps grands amateurs de viande crue, ils se dégoûtent des plats de viandes pour se convertir, certains d'entre eux, à la nourriture végétarienne.
Cette nouvelle sensibilité n'est cependant pas gratuite. Elle est le produit d'une mutation technologique, qui rend l'homme moins dépendant du travail des animaux, et un produit social qui naît et se diffuse à partir de la nouvelle bourgeoisie industrielle et urbaine. Le livre de Thomas nous montre surtout «que les sensibilités nouvelles et les bases matérielles de la société humaine se sont de plus en plus opposées» depuis le début des Temps modernes et qu'«un mélange de compromis et de dissimulation a permis jusqu'ici de n'avoir pas à résoudre complètement ce conflit» : ce que Oliver Goldsmith écrivait de ses contemporains : «Ils ont pitié, et ils mangent les objets de leur compassion».
Le livre de Keith Thomas nous aide à mettre de la chair après un concept de nature couramment évoqué dans la philosophie du Siècle des Lumières, mais ce qu'il nous raconte, avant tout, c'est un peu ce qui est arrivé au renard, une fois que le Petit Prince l'eût apprivoisé et fut devenu, à son tour, «une grande personne».
[* Trevelyan a été ressorti du purgatoire par la réédition de son Histoire sociale de l'Angleterre.]
Jean-Paul Coupal
LES MOINES EN OCCIDENT, t. 2 : DE SAINT MARTIN À SAINT BENOÎT
Nul auteur, pas même parmi les théologiens je crois, a su décrire en peu de mots aussi saisissants, tout le pathétique qu'il y avait à la source de la religion, que Karl Marx. Relisons [sa phrase] en entier et non seulement le punch, toujours cité hors contexte, de sa Critique de la philosophie hégélienne du droit écrite en 1843 : «La misère religieuse est à la fois l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre cette misère. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d'un homme sans cœur, comme elle est l'esprit des temps privés d'esprit. Elle est l'opium du peuple». Un opium utilisé pour anesthésier la souffrance et la douleur due à l'injustice, à la guerre, à la famine et à la pauvreté. Aussi fallait-il qu'après l'Orient, l'Occident souffrit beaucoup de la misère réelle entre les IVe et VIIe siècles pour que partout, en Italie et en Gaule, en Afrique du Nord et en Irlande, des hommes et des femmes aillent chercher dans l'aventure monastique, non pas la piètre consolation des litanies récitées par cœur, mais le dynamisme d'une réorganisation sociale des ressources humaines en vue de donner naissance à une nouvelle civilisation orientée vers l'utopie proposée par le christianisme.
C'est ce qu'aurait pu nous raconter le tome des Moines en Occident d'Ivan Gobry, professeur à l'Université de Reims et à l'Institut catholique de Paris. Le premier volume, publié l'an passé – De saint Antoine à saint Basile : les origines orientales - retraçait la naissance du monachisme en Égypte, en Palestine, en Syrie et en Asie mineure durant les siècles qui suivirent immédiatement l'apparition du christianisme. Ici, Gobry suit le mouvement de diffusion du monachisme dans sa marche vers l'Ouest, au moment où l'Empire romain s'écroule lourdement sur lui-même et que ses provinces européennes et nord-africaines sont balayées par des bourrasques de tribus barbares soufflées des déserts de Mongolie et des forêts de Germanie.
Il «aurait pu», mais ne l'a pas fait, car son ouvrage, loin de renouveler l'histoire du monachisme, se borne à répéter les récits des vieilles hagiographies bercées par la Légende dorée. Ces récits, concernant les fondateurs d'ordres, conservent toutefois la fraîcheur et la poésie qu'on retrouve dans le modèle du genre, les Fioretti de François d'Assise, que Rosselini a su si bien transposer dans l'adaptation cinématographique qu'il en fît en 1949.
Mais fallait-il conserver, dans la présentation, ce ton anachronique de léchage suçoté propre à une certaine littérature catholique et d'un goût toujours [aussi] douteux : «Un homme qui se réjouissait de cette bonne odeur de Jésus-Christ partout répandue, c'était le saint Pape Damase»? On y retrouve aussi les [sophismes] habituels, dont ceux envers les critiques des moines qui, supposément, «feignaient d'ignorer que le jeûne rendait les moines centenaires alors que les orgies tuaient les viveurs dans la fleur de l'âge», doublés du culte des simplets : «...car les Romains avaient une foi robuste et simple, qui ne s'attachait pas à éplucher les virgules, à peser les mots et à contester les formules... Il fallait prévenir chez ces saintes femmes le trouble et le doute, en leur commentant l'Écriture dans une perspective catholique».
Il faut reconnaître cependant que les sources sur l'origine occidentale du monachisme manquent considérablement, et que M. Gobry ne peut pas nous en inventer. Mais il ne doit pas non plus nous satisfaire d'une histoire du monachisme uniquement motivée par le fameux appel de Jésus, même si, pour un catholique, c'est le sens unique et ultime de cette histoire; ce n'est pas là faire preuve de foi, mais de paresse intellectuelle. Une absence de problématique nouvelle emprisonne l'histoire du monachisme dans cette définition donnée récemment par Dom Jacques Dubois dans son Que sais-je?, Les Ordres monastiques (P.U.F., 1985) : «L'histoire des Ordres monastiques est celle des Règles...», ces Règles qui donnent «l'esprit et les grands principes», mais qui, à l'image des moines, isole l'histoire du monachisme de l'ensemble de l'histoire du monde. Définition fermée, concentrique et partielle, elle emmure l'histoire du monachisme dans une contemplation narcissique qui la condamne à demeurer le parent pauvre de l'histoire de l'Église [ce qui, d'ailleurs, était le souhait des membres du clergé régulier, qui, comme on le sait, surent accumuler des fortunes à faire rougir d'envie les rois!] pour encore un bon bout de temps.*
[* Heureusement, des ouvrages beaucoup plus pertinents ont été publiés depuis. Pensons au collectif d'articles dirigé par Jacques Berlioz, Moines et religieux au Moyen Âge, ou encore à l'ouvrage d'André Vauchez, La spiritualité du Moyen Âge occidental, tous deux dans la collection Points-Histoire, au Seuil. Pour ma part, le livre de Gobry n'est pas resté longtemps sur mes tablettes, Pour tourner le fer un autre coup dans la plaie, je rappellerai que Gobry n'a pas obtenu la succession au siège du médiéviste Georges Duby à l'Académie française, peut-être à cause de ses positions anti-avortement?]
Jean-Paul Coupal
HISTOIRE DE LA POLOGNE
Il y a quelques années, la Pologne était fort à la mode. Toutes les bonnes intentions convergeaient sur Varsovie jusqu'à ce que les média détournent notre attention vers des foyers de souffrance encore plus spectaculaires. Mais pour un temps, le nom de Lech Wałęsa aura été presqu'aussi connu ici que celui de Louis Laberge. Solidarité, devenu le seul syndicat au monde à être appuyé ouvertement par les pays occidentaux, bénéficia même d'un show international où parut le Président Reagan, qui venait de congédier en bloc les contrôleurs [aériens] américains, sans toutefois admettre qu'il avait, lui aussi, une Pologne accrochée à son flanc : le Nicaragua.
Tout ce qui venait de Pologne avait surtout la faveur des intellectuels bon chic bon genre, qui applaudissaient à tous les films signés Wajda, même [aux] plus mauvais. Terrassés par un delirium tremens de souveraineté nationale, ils en vinrent à féliciter celle qu'ils reconnaissaient comme étant l'Infâme de la veille, cette Église catholique polonaise ultra-conservatrice, et l'élection d'un Polonais comme pape passa pour un vent de [fraîcheur] sur la Chrétienté entière. Le tout culmina en [manifestations d']indignation suite au lâche assassinat du père Popiełuszko, [ce] qui causa autant d'émoi que le meurtre, en pleine cathédrale de San Salvador, de Mgr Romero par les forces de droite. Et comme il fallait se faire anti-soviétique pour être pris au sérieux, ils se mirent à aboyer haro sur ce pauvre Jaruzelski, caricaturé dans les journaux comme une paire de fesses à lunettes noires. [C'était oublié qu'il] a quand même évité à la Pologne le sort de Budapest-1956 et de Prague-1968. Solidarité est interdit, c'est vrai, mais il profite plus de sa clandestinité que s'il était autorisé et appelé à composer avec le gouvernement. Bref, malgré toute la brutalité soviétique et tant d'hypocrisie occidentale, tout ce qu'elle a enduré au XXe siècle, la Pologne est encore loin de ce cri de désespoir (probablement anachronique) lancé par son libérateur du XVIIIe siècle, Kościuszko, blessé à la défaite de Maciejowice : «Finis Poloniae»!
«La torture morale de la Pologne vient moins de la dictature elle-même que du fait que le type soviétique de communisme est conçu pour l'arracher à toutes les valeurs et les traditions qu'elle chérit le plus», Ce diagnostic de la question polonaise est au cœur de cette Histoire de la Pologne du Britannique Norman Davies. Contrairement à la forme habituelle des histoires nationales au récit linéaire et diachronique, elle se présente à rebours, par méthode récurrente, partant de la situation actuelle pour remonter, par étapes, aux origines. Plus qu'une histoire narrative ou une «Nouvelle histoire», l'Histoire de la Pologne de Davies est une histoire réflexive : la seule capable de nous présenter les sens possibles de l'Histoire.
Davies expose chaque étape à partir du concept d'héritage. L'héritage de l'humiliation (1944-1983), où la pression soviétique divise une Pologne entre trois millions de bureaucrates collaborateurs contre une population de trente-trois millions d'habitants, procède de l'héritage de la défaite (1939-1947), après que 18% de cette population eût péri aux combats, dans la résistance ou dans les camps de la mort, ici et là, en Allemagne nazie et en Russie soviétique, suite au pacte germano-soviétique de 1939 qui fit de la Pologne la tunique des dictateurs, produit de l'héritage du désenchantement (1914-1939) où, en une génération, les Polonais, qui venaient de perdre 14,9% des leurs au cours de la Grande Guerre, avaient fait l'expérience de l'autonomie nationale, mais échoués dans leur tentative démocratique; amère déception comparée à l'héritage de la domination spirituelle (1795-1918), car même divisée en elle-même et partagée, dominée par trois puissances étrangères : Prusse, Russie, Autriche, la Pologne du XIXe siècle s'était créée un foyer de richesse culturelle qui palliait au manque d'autonomie et au développement économique et social inégal dus aux rendements des différentes zones occupées, ce qui contrastait avec l'héritage d'une antique culture (d'avant 1795), celle resplendissante d'une Pologne a avoir eu, en Europe, la première république nobiliaire à élire son monarque, défait l'Ordre Teutonique, fait trembler les Tsars et commandée la levée du siège de Vienne par les Turcs en 1683, cela au détriment de sa propre sécurité. Au bout de cette quête, [dans un chapitre de conclusion, les] Échos : «le passé dans le présent de la Pologne».
Vision personnelle, à la fois sensible et objective, on redécouvre, à lire Davies, ce qu'est la passion de l'Histoire. Non plus cette envie du pouvoir, de la richesse, des conquérants et des «systèmes», mais un amour de ceux qui souffrent, victimes, persécutés par les injustices, l'exploitation, l'oppression et le mépris des puissants; de ce ce sang de l'histoire avec lequel s'écrit le dépassement et la domination sur le mal. Qui, mieux que la Pologne, mordue à vif par «la force des choses», peut tirer les deux seules leçons possibles de l'Histoire : la méfiance et l'espérance?
[Un réviseur trouvait l'avant-dernier paragraphe trop ardu à lire, aussi l'a-t-il aplati, bêtement. Il y a là, dans l'univers communicationnel, des employés dont la tâche est de maintenir l'écriture au niveau de la platitude. On en remarque aujourd'hui les résultats dans «Le Devoir» quotidien!]
Jean-Paul Coupal
L'ÉTAT HITLÉRIEN
Quinze ans après sa parution en Allemagne, l'ouvrage magistral de Martin Broszat, directeur de l'Institut d'histoire contemporaine de Munich, est enfin présenté au public francophone. Dans sa revue historiographique sur La question nazie (Seuil, 1979), Pierre Ayçoberry situe ainsi l'ouvrage : "L'heure est venue d'une synthèse qui, combinant les acquis de la politologie générale et des études partielles, dégagerait simultanément "la constitution et la structure du régime (hitlérien)". Contrastant avec ce projet ambitieux, Broszat propose une méthode prudente : «refuser les questions sur la nature du phénomène et se cantonner dans la description de son fonctionnement». L'État hitlérien se présente donc plutôt comme une autopsie politique que le récit, mille fois racontés, de l'origine et de la chute du Troisième Reich.
Trop longtemps on a ignoré le fonctionnement interne du parti nazi (le NSDAP) pour fabuler sur la personnalité d'Hitler. Effectivement, Hitler, avec le mythe du Führer, «resta la seule force d'intégration, efficace au plus haut point, du IIIe Reich», mais ce IIIe Reich ne peut être réduit simplement à sa phase finale de radicalisation totalitaire (1942-1945). Il faut donc reconnaître que «la situation constitutionnelle ne fut pas des débuts à la fin semblable, mais subit au contraire des modifications essentielles».
La montée du NSDAP ne fut possible qu'à partir d'une série de crises amorcées en 1929-1930. Crise économique bien sûr, mais crise de l'appareil politique aussi. Un parti communiste neutralisé depuis Moscou; un important parti socialiste devenu impopulaire; une désertion des partis nationalistes, libéraux et chrétiens de droite et du centre entraînèrent un glissement du pouvoir des assemblées élues vers la bureaucratie qui trouva, dans le parti nazi, une oreille attentive à ses doléances.
Seul parti activiste d'Allemagne, le NSDAP puisa dans les idées courantes un fond raciste et une forme anti-capitaliste et anti-démocratique; il copia les rouages d'organisation du parti bolchevique et trouva en Hitler une figure charismatique, catalyseur syncrétique de ces idées contradictoires, capable de «transformer des névroses politiques individuelles en une névrose collective». Le parti devint une grande niche où sociaux-révolutionnaires anarchistes et représentants du grand capitalisme, amalgamés autour d'une majorité de moyens et petits bourgeois et d'intellectuels déclassés, espéraient chacun exploiter la personnalité et le parti d'Hitler pour ses propres fins. Par des structures politiques parallèles, subverties ou créées de toutes pièces, infiltrant tous les groupes sociaux, le NSDAP s'érigea en parti de masse. Chacune de ses structures avait son organisation autonome, relevait du parti ou de l'État, parfois même des deux à la fois, et devait en plus supporter ou s'opposer à la volonté d'Hitler. «Cette coexistence d'un centralisme étatique et de pouvoirs particularistes (surtout celle d'un droit unique et d'un droit d'exception) constituait précisément l'essence même de l'État hitlérien». «Hitler, en jouant des divisions et de la répartition des compétences au sein de son parti, fit en sorte que les experts se fassent réciproquement obstacle les uns aux autres, pendant que lui-même pouvait sur le plan économique (comme sur tous les autres) maintenir toutes les options ouvertes».
Grâce à des alliances stratégiques de partis, le NSDAP (qui ne pouvait, seul, obtenir la majorité électorale) se hissa au gouvernement, assimila ou élimina les concurrents, domina totalement le Reichtag et, grâce aux Gauleiter, infiltra et contrôla les Länder (gouvernements provinciaux).
Les résultats tangibles s'avérèrent décevants. Aucun groupe social, même les plus fervents soutiens du parti, comme les petits commerçants, ne reçut satisfaction. La révolution nationale-socialiste fut rapidement éliminée avec l'aile gauche du parti, tandis que le flanc conservateur (les industriels) dut se mettre au pas des objectifs économiques (autarciques et militaires) du régime.
C'est ce système aberrant que nous décrit en détail Martin Broszat. Contestant la thèse du totalitarisme chère à Hannah Arendt (pour qui, l'État hitlérien est plus «absolutiste» que totalitaire, du moins jusqu'en 1938); ne tombant jamais dans le langage théorique et ésotérique d'un Poulantzas, le livre de Broszat nous montre à quel point un État d'extrême-droite est foncièrement pernicieux tout en étant le plus brutal qu'une société capitaliste fortement dépressive peut se donner pour exécuter ses tendances suicidaires.
Jean-Paul Coupal
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
Il y va des intellectuels un peu comme des poulets. Il y en qui sont aux grains» et d'autres aux hormones. Ceux qui sont aux grains sont nourris de patience, de culture générale, d'imagination et d'intelligence. Ceux qui le sont aux hormones sont injectés de doses massives de productivité, de spécialisation, de méthodes toutes faites [d'expertocratie] et de routines. Les premiers sont de plus en plus rares, en voie d'extinction; les autres, de plus en plus nombreux, sont présentés comme des réussites de la démocratisation de l'éducation et envoyés à l'abattoir sitôt propres à la consommation. Les premiers sont des fossiles-vivants qu'on regarde avec curiosité; les seconds passent inaperçus dans leurs rapports de lab'.* Comment considérer autrement ces immenses couvoirs Chabot de l'intellectualité que sont [devenues] les universités? Et quand des intellectuels aux hormones» cherchent la caution d'intellectuels aux grains, vers qui se tournent-ils? Il y a une dizaine d'années, ils dépeçaient les chairs de Marx et de Lénine. Aujourd'hui qu'ils n'ont plus rien à tirer des os marxistes, les charognards d'idéologies se rabattent sur les fondateurs du libéralisme; ils font comme Jean-François Revel et suivent la mode, aussi Alexis de Tocqueville est-il une proie juteuse pour tous ceux qui pensent confirmer idéologiquement, à la source, les politiques de ministres-banquiers autour desquels pullulent ces gestionnaires tarés qui parasitent sur le capital des employeurs et le labeur des travailleurs.
Cette remarquable biographie rééditée de Tocqueville (1805-1859), due à André Jardin, historien du libéralisme français, nous présente la vie méconnue de ce grand théoricien de la démocratie. Issu de la petite noblesse, Alexis, après un bref passage dans la magistrature, s'oriente vers la politique et l'histoire. Jeune homme très sensible, cyclothymique, angoissé mais lucide, Tocqueville et son ami Gustave de Beaumont, aux lendemains de la révolution de juillet 1830, s'embarquent pour l'Amérique afin d'en étudier la société car, dit Tocqueville : «Je suis aussi profondément convaincu qu'on puisse l'être de quelque chose dans ce monde, que nous sommes irrésistiblement entraînés par nos lois et par nos mœurs vers l'égalité presque complète des conditions»; que l'Amérique démocratique est l'avenir de la France.
Le voyage est court, mais Alexis a déjà une théorie en tête à partir de laquelle ordonner ses observations : «Structure sociale, rapport de celle-ci avec les institutions, c'est le centre de leur enquête. Les faits économiques ne peuvent s'y insérer que par leurs répercussions sur le mode de vie». Pour Alexis, «la société (américaine) tout entière semble être fondue en classe moyenne» et «l'absence de gouvernement» (la décentralisation) lui donne à penser que la vie politique se résume en conflits de personnes (et non de partis, comme en France). Le résultat de cette enquête, c'est un livre, La Démocratie en Amérique, où il décrit favorablement «l'idéal d'une république rurale, de petits propriétaires, la faveur accordée à la libre entreprise, l'exaltation de la classe moyenne et de l'Américain moyen. Et aussi ce compromis entre une incessante mobilité sociale et un idéal conservateur». Mais ce libéral passionné qu'est Tocqueville dépiste les côtés sombres de la démocratie : tyrannie de la majorité, stagnation, apathie individualiste qui conduit à la [pensée unique] et au despotisme démocratique. Il conclut : «Je ne considère pas les institutions américaines comme les seules ni comme les meilleures qu'un peuple démocratique doive adopter».
Député de l'opposition libérale puis ministre des affaires étrangères pour un temps, il consacre les dernières années de sa vie à un livre resté inachevé : L'Ancien Régime et la Révolution, qui contient, en filigrane, un manifeste contre le culte de l'autorité et celui de l'argent.
Comment situer l'actualité de Tocqueville? Sûrement pas dans l'apologie de l'État-minimum! Les élections qui ont conduit un Reagan, un Mulroney et un Bourassa au pouvoir ne se sont pas faites à la Marcos, à grands coups de gourdin et par détournement d'urnes de scrutin, mais c'est le génie de Tocqueville de nous faire comprendre que dans une démocratie bourgeoise, depuis longtemps stabilisée ...et stagnante, le détournement se faisait avant cela, avant le vote : entre le manque d'éducation politique des citoyens et l'heure d'ouverture des polls. La fragilité de la démocratie réside dans son incomplétude, dans sa réduction à la démagogie qui valorise uniformément l'opinion de tout un chacun sur n'importe quoi, ce qui est tout l'opposé d'une véritable démocratie responsable et en vient à menacer droits et libertés. Le retour actuel à Tocqueville montre que nous ne sommes pas très éloignés de son temps et que l'ère de la paléodémocratie n'est pas achevée, bien qu'elle se pratique maintenant à coups de poings psychologiques (propagande, opérations-charme, etc.). Aussi, faut-il avoir été nourris «aux hormones» pour trouver en Tocqueville la justification du néo-libéralisme, et le comparer à un Guy Sorman (La révolution conservatrice américaine), c'est prendre encore des vessies pour des lanternes.
[* En 2024, ils ont dépassé toutefois les premiers en s'exhibant comme des zombies devant les micros et les caméras de télévision, offrant leurs expertises, toujours sur les mêmes topos, répétant ad nauseam les mêmes commentaires, sans tenir compte de l'approfondissement qu'ils mériteraient. Ils compensent leur vide par leur renommée médiatique.]
Jean-Paul Coupal
[Texte jamais publié.]
LA MARCHE FOLLE DE L'HISTOIRE
La sottise serait-elle le moteur de l'histoire? Je ne sais pas, mais c'est en tout cas ce que pense l'historienne américaine Barbara Tuchman. Ainsi présente-t-elle sa problématique dans les trois premières lignes de son livre : «Il est un phénomène qui se répète constamment dans l'histoire universelle, indépendamment des lieux et des époques : c'est la poursuite par les gouvernements d'une politique contraire à leurs propres intérêts». Et, question de se comprendre, Mrs Tuchman affirme que «la sottise ou l'esprit de contradiction sont inhérents au genre humain», ce qui, à mon avis, est une assimilation malheureuse et fausse toute son argumentation philosophique, puisque la sottise (qui, selon le Petit Robert, est «un manque d'intelligence et de jugement») ne saurait être une condition inhérente «au genre humain», mais seulement accidentel [contingent], puisque l'intelligence est justement l'une des conditions qui définissent le genre humain parmi les autres espèces voisines. D'autre part, confondre la sottise et «l'esprit de contradiction», c'est en venir à ignorer que l'esprit de contradiction n'est que la confrontation entre les nécessités immédiates et le désir des dépassements qui caractérise, là encore, le «genre humain», et dont le (et la) politique sont le lieu où les affrontements sont les plus dramatiques.
Il serait bon, avant d'aller plus loin, de situer Mrs Tuchman dans l'univers des historiens. Fort lue par le grand public [américain], Mrs Tuchman est plutôt boudée par la gente universitaire. Deux fois récipiendaire du prix Pulitzer, je l'ai rencontrée (façon de parler!) pour la première fois à travers un livre qu'elle a écrit, il y a plus de vingt ans, Le secret de la Grande Guerre (Fayard 1965), à propos du fameux télégramme de Zimmermann expédié par l'Allemagne au Mexique en 1917 en vue d'une alliance contre les États-Unis où les Mexicains récupéreraient les territoires perdus en 1848. L'éditeur français présentait alors Mrs Tuchman comme une «Américaine bien tranquille». Selon Michael Kammen (The Past before us, 1980), elle illustre cette tendance de l'American Mind des années '70, lorsqu'«une grande vague de nostalgie tombait sur le peuple américain, dont l'humeur était un mélange d'inquiétude à propos du présent et un penchant pour le passé qui s'enfuit».
[C'est tout à fait le cas pour] la problématique de La marche folle de l'histoire. Mrs Tuchman essaie de la saisir à travers trois points qui définissent la sottise d'une politique : cette politique doit avoir été perçue par les contemporains comme inefficace tout en continuant à s'y engager; avoir l'alternative d'une autre solution à laquelle on peut recourir; que cette politique soit l'œuvre d'un groupe de dirigeants et se maintienne durant quelques générations. Ensuite, Mrs Tuchman nous offre un pot-pourri d'événements historiques répondant à ces critères : Roboam et la division d'Israël; Montezuma et la chute de l'Empire aztèque; la perte de l'Espagne wisigothe aux mains des Maures musulmans; la révocation de l'Édit de Nantes par Louis XIV; la guerre sous-marine à outrance menée par l'Allemagne en 1917; Pearl Harbor. Mais c'est à travers quatre cas spécifiques qu'elle [élabore] son analyse : le cheval de Troie; la responsabilité des papes de la Renaissance dans le schisme protestant; la perte des colonies américaines par les Britanniques et l'intervention américaine au Vietnam.
Développant une idée de Toynbee selon laquelle l'autosatisfaction entraîne le déclin (d'une civilisation, d'une institution, d'un individu), Mrs Tuchman en vient à blâmer moins le destin que le libre-arbitre qui nous permet de faire les mauvais choix, d'où que La marche folle de l'histoire» est bien, à cet égard, un livre pessimiste (pensons que Mme Tuchman ne trouve que trois cas qui ont pu échapper à la sottise politique : Solon, le législateur athénien; les Founding Fathers américains et... Sadate qui, «pour avoir renoncé à l'inimitié stérile envers Israël pour partir en quête de rapports plus fructueux au mépris des menaces ulcérées de ses voisins» mérite «dans l'histoire une place élevée et solitaire». On croirait rêver à lire ça!). Vision déterministe, fataliste, avec un zest d'optimisme non convainc[ant], les exemples de Mrs Tuchman sont tirés d'un catalogue de tragédies dont la prochaine pourrait être la sienne, moins par sottise que par son «esprit de contradiction» qui ne voit toujours qu'une dimension [aux] choses.
Jean-Paul Coupal
[publié ?]
1- KANGXI
2- HIDEYOSHI
1- Cet été a lieu à Montréal l'exposition des merveilles de la civilisation chinoise. Pour bien s'y préparer, on peut toujours consulter les synthèses les plus complètes possibles, telles ces vénérables Histoire de la Chine et de la civilisation chinoise de Tsui Chi (un chinois anglicisé) et Histoire de la Chine de W. Eberhard, parues toutes deux chez Payot (1949 et 1952), ainsi que l'Histoire de la Chine de René Grousset, chez Fayard (1942) qui, bien que vieillies, conservent cependant toute la richesse des grandes synthèses. Pour les plus fortunés, il y a Le monde chinois de Jacques Gernet, publié chez Armand Colin (1972).
Connaissons-nous la Chine? demandait, il y a vingt ans, le titre d'un livre d'Etiemble. Cette question est toujours d'actualité depuis trois siècles, puisqu'à chaque génération, les Occidentaux re-découvrent la Chine, et une Chine toujours différente d'une fois à l'autre! L'actuelle génération re-découvre la Chine à travers sa modernisation mi-socialiste mi-capitaliste. Mais une génération auparavant, on re-découvrait une Chine révolutionnaire brandissant le célèbre petit livre rouge et scandant les slogans poético-politiques du Président Mao. Une génération avant encore, c'était une Chine ployant sous le joug de l'occupation nippone que les petits occidentaux re-découvraient en lisant Le lotus bleu des aventures de Tintin. Une génération plus tôt, au tournant du siècle, c'était à travers la diaspora chinoise des coolies, venus sur la côte ouest du Canada et des États-Unis travailler dans les mines ou comme poseurs de rails avant de monopoliser les petits commerces de buanderie, que les Occidentaux s'effray[èrent] du péril jaune. Il y avait un peu plus d'une génération déjà que, par les guerres de l'opium, la Chine avait fait la première page des journaux d'Europe et d'Amérique, et cela, cinquante ans après que la mission Mac Cartney eût ouverte la Chine au commerce anglais. Il faut remonter une génération encore pour assister à la popularité des chinoiseries, les porcelaines de Chine décorant les salons rococos où les Philosophes digressaient sur une Chine toute droite sortie de leur imagination! Et une génération plus tôt, [enfin], cinq siècles après Marco Polo, la Chine de l'empereur Kangxi (1661-1722), contemporain de Louis XIV et à qui on peut le comparer avantageusement, apparaissait dans toute sa splendeur à des visiteurs européens qui, à leur tour, re-découvraient la Chine. Ces Occidentaux qui, tout au long de ces générations, [ne cessaient d']affirmer que la Chine était un géant endormi!
Avec la biographie de Kangxi (parfois orthographié K'ang-Hsi ou K'ang-Hi), Louis Frédéric nous présente celui qui, à la mort prématurée de son père, devient le second empereur de la nouvelle dynastie Quin mandchoue qui, en 1644, a réussi à renverser la dynastie autochtone han moribonde des Ming. Rapidement sinisée, la nouvelle dynastie devait être la dernière des grandes dynasties impériales à gouverner la Chine jusqu'à son renversement, en 1912, par la République de Sun Yat Sen.
Empereur à huit ans, Kangxi dut supporter une régence parfois contraignante, mais dès sa majorité, il accéda au pouvoir et sut s'imposer à la Chine du Sud, encore fidèle aux derniers représentants de Ming; protéger les frontières nord contre l'empiétement des établissements russes; éliminer la piraterie et conquérir Formose; pacifier les marches de l'empire en Mongolie et au Tibet et réaffirmer, avec force, les principes confucianistes à la base de toute l'administration chinoise. Grâce à une saine politique de souplesse et de tolérance, sans jamais négliger les privilèges dus à son rang, Kangxi consolida, pour une dernière fois, le principe de «L'Empire du Milieu».
2-
S'il ne chante pas,
Faisons-le chanter,
Par ces vers, un poète japonais du XVIe siècle parlait de ces trois seigneurs féodaux contemporains qui relevèrent la tâche de rétablir l'unité nationale du Japon, après une longue suite de guerres civiles connues comme étant le Sengoku Jidai : l'ère des luttes entre les provinces (1467-1603). Le poème raconte surtout les trois façons d'opérer la réunification, trois façons différentes mais complémentaires, venues chacune en son temps. La première, celle du seigneur Nobunaga tient à la violence des combats et la troisième, celle du seigneur Ieyasu, des Tokugawa, assume la gestion du nouvel empire unifié, supervisé par le shōgun (commandant en chef), poste que conservera les Tokugawa et qui dominera virtuellement le Japon jusqu'à son renversement, en 1868, par la Révolution Meiji (c'est ce Ieyasu qui a servi de modèle au Shōgun-télé de James Clavell). Entre les deux, entre la violence et la gestion, il y a l'habileté qui, profitant des victoires de Nobunaga, jeta les bases de ce que sera le shōgunat des Tokugawa pour les siècles à venir.
S'appuyant sur les légendes tissées par Hideyoshi lui-même, sa correspondance privée et autres documents d'époque, Danielle Elisseeff nous raconte les origines modestes de ce personnage disgracieux mais rusé, au cœur de ce Japon constamment en guerre, où trois castes : les aristocrates de souche impériale, les moines bouddhi[stes], qui sont les éléments les plus actifs de l'économie et la «classe militaire», fortement hiérarchisée sous la domination d'un shōgun, rivalisent dans cet état d'anarchie chronique.
Samurai au service de Nobunaga, Hideyoshi est son appui le plus solide dans ses luttes contre les clans adverses qu'il parvient à dominer, les uns après les autres (dont le clan du fameux Takeda Shingen, dont le cinéaste Kurosawa raconte la chute finale dans son très beau film Kagemusha, l'ombre du guerrier, 1980) avant d'être lui-même assassiné, laissant à Hideyoshi, devenu seigneur (daimyo), le soin de terminer ses conquêtes.
Stratège rusé, utilisant les armes à feu importées par les navigateurs portugais, Hideyoshi se présente comme un conquérant moderne, préférant user d'un «mélange de terreur et de générosités», mû par un «souci d'arrêter l'inexorable mécanique des guerres de vengeance pour mieux reconstruire, ce goût d'effrayer les gens pour mieux les établir...». Aussi, reconstruit-il la capitale, Kyoto, et Osaka, gestes imités par différents seigneurs locaux. Réconciliant l'aristocratie impériale et la caste militaire, il affirme la personnalité symbolique de l'empereur, rehausse le culte boudd[iste], et entreprend une guerre de conquête des îles nippones et qui s'étend même à la Corée et à la Chine.
Si l'unité du territoire japonais est célébrée par de somptueuses cérémonies, le coût à payer est lourd pour les paysans. Hideyoshi ne fait pas qu'augmenter les impôts, il menace de mort familles et villages de ceux qui osent frauder. Il désarme les paysans tout en neutralisant les guerriers belliqueux. Le pouvoir de Hideyoshi devient totalitaire à mesure qu'il se centralise et la crainte de rivaux potentiels le conduit à pratiquer des persécutions (entre autres contre les prêtres chrétiens dont 27 sont crucifiés à Nagasaki en 1597). Sa mort est prétexte à une dernière guerre civile [à la fin de laquelle] Ieyasu affirme le pouvoir des Tokugawa. Comme Hideyoshi l'avait écrit de lui-même, peu avant sa mort :
Je suis venu comme la rosée
Jean-Paul Coupal
SAVONAROLE
Qui n'a pas rêvé de vivre au temps des Cités-États italiennes de la Renaissance, ces cités aux mœurs sanguines et impulsives dont les débordements, réels ou imaginaires, ont exercé depuis une fascination incontestable? Par une narration vivante, Enzo Gualazzi nous y entraîne encore une fois, mais à travers le personnage contemporain qui incarne le mieux la critique morale de ce qui fait, pour nous, la séduction même de la Renaissance : Jérôme Savonarole (1452-1498).
Petit-fils d'un médecin du seigneur de Ferrare spécialiste en obstétrique, mais moraliste acerbe aussi qui légua cette maxime : «Reste loin des cours si tu veux servir Dieu». Jérôme s'écarte lui-même de la médecine pour se faire moine dominicain où il s'illustre comme étant le «prédicateur des désespérés», avant d'être nommé lecteur au couvent de San Marco à Florence. Le message de Fra Jérôme est net : l'Église sera châtiée pour sa corruption. Elle sera réformée et cela aura lieu bientôt à travers une suite de châtiments. Il parcourt les routes de Toscane en répétant, fiévreusement, cette apocalypse à chaque endroit où il s'arrête. Avec la «terrifiante prédication», prononcée le 27 février 1491, Fra Jérôme condamne le culte de l'argent (les Médicis de Florence sont les «banquiers de l'Europe»), la collusion de l'Église par la simonie et les différents abus du système fiscal. Les Médicis essaient de le confondre, puis de le flatter, mais l'intégrité de Fra Jérôme demeure incorruptible.
Se prenant de plus en plus pour un prophète de l'Ancien Testament, Fra Jérôme s'implique dans la politique. Après l'expulsion des Médicis, il négocie habilement auprès des Français qui assiègent Florence et instaure une nouvelle constitution qui fait de Florence une «république populaire» avant qu'elle ne devienne une véritable cité de Dieu. Pour ce faire, il s'engage dans une «croisade» morale et diplomatique en vue de convoquer un concile qui réformera l'Église en même temps qu'il prend, à Florence, des mesures strictes contre les joueurs, les bouchers (qui font dévier les jeûnes) et les homosexuels.
De plus en plus, Florence se partage entre Moinistes et Enragés. Ces derniers travaillent au retour des Médicis en chahutant les sermons de Fra Jérôme, tandis qu'un lobby excite le pape Borgia, Alexandre VI, à sévir contre Savonarole qui ne cesse de perdre de son support populaire. Excommunié, interdit de prêcher, le moine est au centre d'une épreuve de forces entre Florence et Rome et le pape menace la république de «sanctions économiques» si elle n'isole pas le récalcitrant. Après un duel par le feu avorté, une menée violente d'Enragés s'empare de Savonarole et de deux de ses disciples, les torture, puis les pend avant de les brûler comme hérétiques sur un bûcher spectaculaire.
Quelles étranges contradictions sociales et psychologiques ont pu entraîner l'apparition d'un phénomène comme Savonarole au cœur de la Renaissance? C'est une question qu'on peut reprocher à l'auteur de ne pas s'être posée. Il paraît évident que la morale est la seule dimension de la conscience qui peut contenir le progrès (aussi bien en richesses matérielles qu'en libéralités des mœurs) à l'intérieur d'une évaluation critique, et son absence conduit à des excès. D'autre part, à ces excès de progrès, lorsqu'ils sont inéquitablement répartis dans la société, peut répondre un excès de morale de la part de ceux qui en sont privés. Ainsi, à une papauté laxiste a répliqué un moine puriste supporté par les classes populaires. De la même façon qu'une tyrannie de princes assassins s'est muée en une théocratie où seul le bourreau n'avait pas à craindre pour sa sécurité d'emploi!
L'excès de progrès réduit toujours la morale à ses dimensions les plus étroites, au point de ne plus être que la caricature d'elle-même, comme on peut l'observer actuellement à travers ces joutes d'esprit menées contre le droit à l'avortement (qui est de même substance que les menées de Savonarole contre les joueurs et les homosexuels). L'excès de morale, par contre, en sacralisant tout d'une manière directe ou détournée, reflue le progrès à l'intérieur d'une marge profane où règne un paganisme discrédité, devenu le symbole de la corruption et de l'inconstance humaine. D'où qu'une morale atrophiée par le progrès risque de donner naissance à une intolérance répressive, voire oppressive qui menacera les acquis chèrement gagnés de ce progrès.
Jean-Paul Coupal
L'ÂGE D'OR DE LA BOURGEOISIE CHINOISE
Les Chinois n'ont pas vécu que de riz et de Confucius. Il se pose, dans leur histoire, la même question qui s'est posée dans l'histoire occidentale concernant le passage d'une société d'ordres à une société de classes : l'existence de bourgeois implique-t-elle automatiquement l'existence d'une bourgeoisie? Question absolument fondamentale pour la théorie des classes sociales car, et c'est particulièrement vrai pour les sociétés traditionnelles comme l'était la Chine à l'orée du 20e siècle, la présence de bourgeois; la présence d'individus accomplissant une certaine fonction à l'intérieur d'un mode de production économique, n'est pas suffisante pour qu'on parle de l'existence d'une véritable classe sociale, qui ne devient telle que lorsque parvient à maturité une certaine conscience que ces individus ont de partager un même intérêt collectif.
C'est le problème au cœur du livre de [Marie-Claire Bergère] qui, à partir des plus récentes [recherches], s'oppose à la fois à l'interprétation maoïste et aux idées reçues de Max Weber sur l'ancienne Chine. Pour elle, la Chine a connu au cours de 17 et 18e siècles, une période de forte croissance démographique et de multiplication des marchés intérieurs, mais «les couches moyennes qui se développent alors (essentiellement des marchands) n'arrivent pas à se transformer en bourgeoisie, ni même à véritablement se fondre en une élite urbaine unifiée. Face à l'État, elles ne mènent pas d'action politique autonome, elles ne se constituent pas en société civile... autonomie relative de l'économique d'une part, absorption de la société par l'État d'autre part».
Pour Mme Bergère, la bourgeoisie est «une classe qui se consacre au développement industriel sur la base de la libre entreprise et selon les lois de la rationalité économique». Classe qui, visiblement, n'existe pas en Chine à la fin de l'empire mandchou; mais n'est-ce pas une définition trop étroite aussi qui ne laisserait pas de place entre un troupeau de bourgeois dispersés et une classe constituée à l'européenne? Car la modernisation de la Chine, même quand il s'agit de «mettre la tradition au service de la modernisation», s'effectue par une gentry foncière et des notables urbains qui vivent d'affaires typiquement capitalistes. Mme Bergère reconnaît d'ailleurs implicitement l'existence de cette bourgeoisie intermédiaire (qu'elle qualifie d'«ancien régime») par opposition à «celle des nouveaux entrepreneurs», et ne faut-il voir dans son association bourgeoisie-industriels que l'héritage de cette théorie «à rabais» qu'elle emprunte au plus [idéologue] des historiens français, François Furet? De plus, les idéologies privilégiées par la conscience bourgeoise se développent en Chine dès le début du siècle : pragmatisme d'affaires, modernisme, nationalisme bourgeois, i.e. «modéré»...
Quoi qu'il en soit, les crises du 19e siècle, causées surtout par le déséquilibre accru entre le taux de population et la production agricole, se sont accentuées avec la venue des impérialismes étrangers qui stimulent le développement d'une Chine côtière, maritime, commerciale et urbaine au détriment d'une Chine continentale, agricole, autarcique et féodale. Et, parce que tout s'est fait rapidement en Chine, il est vrai que le développement de la bourgeoisie ne pouvait se faire que parallèlement avec celui de l'industrialisation : «le problème essentiel de la modernisation chinoise à ses débuts est en effet moins celui de l'innovation ou même de l'accumulation du capital que celui du transfert technologique» effectué par des ouvriers «cadres et de techniques intermédiaires aptes à assurer la transition entre les pratiques et les sociétés traditionnelles d'une part, les contraintes de la technologie avancée de l'autre».
C'est pour cette raison que Mme Bergère appelle «âge d'or» cette période entre 1911 et 1921 où un «capitalisme sauvage» profite de la faiblesse de l'État et des conjonctures nées de la Première Guerre mondiale. Le relâchement des impérialismes étrangers permet à l'économie chinoise de s'émanciper en augmentant importations et exportations sur le marché mondial où sévit un déclin de la concurrence occidentale. Une hausse de la valeur de l'argent s'en suit qui, conjuguée avec des facilités accrues d'approvisionnement en biens d'équipement sur les marchés occidentaux relancent une seconde vague d'industrialisation, orientée cette fois sur la production des biens de consommations, donc du développement d'industries légères (P.M.E.) axées sur la recherche des profits immédiats. Les compagnies les plus importantes multiplient leurs bénéfices par 20 et même par 50, tandis que les salaires d'artisans ouvriers n'augmentent qu'entre 7 et 20%, mais aucune infrastructure ne se développe suffisamment pour permettre de passer à travers la crise qui affecte les importations en 1921 et qui se transforme en véritable krach financier. La stagnation agricole (cause de famines) et la reprise agressive des impérialismes étrangers puis, en 1927 avec la prise du pouvoir par Chiang Kai-shek quand l'État, redevenu puissant, met la bourgeoisie en tutelle au profit d'un capitalisme bureaucratique assumé par de nouveaux mandarins, renvoient la Chine aux pires moments de la domination mandchoue.
1911-1921, âge d'or de la bourgeoisie chinoise? L'époque contemporaine de l'histoire chinoise est jeune encore, aussi faudra-t-il attendre pour voir si cet «âge d'or» n'est pas plutôt à venir, l'État «totalitaire» actuel de Deng Xiaoping pouvant être cet incubateur qui permettra que «la bourgeoisie d'entreprise puisse un jour reconquérir sa véritable identité sociale».*
[* La question posée en 1986 se révèle une formidable prémonition considérant l'ampleur pris par le développement du capitalisme dans une société totalitaire et despotique qu'est la Chine de Xi Jinping.]
Jean-Paul Coupal
PAR METS ET PAR VINS
L'historien Fernand Braudel disait quelque part que «l'histoire est la somme de toutes les histoires possibles». Cette définition mathématique est devenue le précepte de la Nouvelle Histoire pour qui tout objet peut faire un bon sujet de recherche. Inspirés par leurs cousins ethnologues, ces historiens nous ont donné, au cours des dernières années, une histoire des mœurs en miettes : de l'odorat aux lieux d'aisance; de l'eau courante aux «dessous» de la bourgeoisie (ses sous-vêtements, bien entendu!); des maladies, des médecines et des morts; des peurs aux fantasmes; des relations sexuelles (straight ou déviées) à la procréation, etc. Bref, ces historiens de la Nouvelle Histoire, et surtout les plus jeunes, arrivent comme des terroristes qui infiltrent subrepticement tous les refuges de notre vie privée où se terre notre intimité, pour nous révéler toutes ces choses cachées depuis la fondation du monde et qu'on n'avait osé nous dévoiler! De cette pléthore de livres sensés nous dire où, quand, comment (et plus rarement pourquoi) on a commencé à vivre comme [nous vivons présentement], et en quoi [nous vivons] différemment de nos ancêtres; de ces livres qui sont loin de toujours être bons, les derniers en date s'en prennent à une autre de nos viscères : l'estomac et outragent une autre de nos sensibilités : le goût.
En même temps que la revue «L'Histoire» (le Seuil) publie son numéro spécial La cuisine et la table 5 000 ans de gastronomie, les éditions Payot publient, du jeune historien Philippe Gillet, Par mets et par vins, un survol touristique des mœurs gastronomiques de l'Europe classique. D'autres ouvrages déjà traitaient de notre histoire gastronomique, soit à travers une anthropologie culturelle comme Le mangeur du XIXe siècle de Jean-Paul Aron, ou encore le très spécialisé et très érudit cahier # 28 des Annales dirigé par J.-J. Hémardinquer, Pour une histoire de l'alimentation. Le livre de Gillet, lui, se place entre les deux genres, et n'a guère d'autres prétentions que de nous présenter les sensibilités gustatives du XVe au XVIIIe siècle, à travers ce que des voyageurs de différents pays européens ont pu constater, chez eux et chez leurs voisins.
Dans la première partie du [livre], une fois qu'il nous a présenté ses voyageurs qui sont nos guides, Gillet, dont le nom aurait plus porté à nous faire une histoire des mœurs vestimentaires, nous décrit la fonction sociale du manger et du boire, le rythme et la tenue des repas, puis le contenu des plats : les pains et leurs avatars (galettes, crêpes, pâtisseries et pâtes alimentaires); les menus des jours gras (les viandes) et des jours maigres (poissons, légumes et fruits, riz et fromages); l'héritage médiéval de l'utilisation des épices (qui, contrairement à une idée reçue, ne servaient pas à dissimuler le goût de la viande avariée); les liqueurs (vins, bières, café, thé et chocolat). La deuxième partie du livre expose une série de recettes que vous pourrez expérimenter chez vous, par goût des curiosités exotiques venues du fond des âges et qui changera (pour le meilleur ou pour le pire?) de la familière pizza all-dressed, du T.V.-dinner congelé, du Big Mac, french fries et du ginger tonic Schweepes.
Malgré la grande nouveauté du sujet, Philippe Gillet le traite d'une façon très conventionnelle, les arguments problématiques servant plutôt de bouche-trous pour stabiliser le taux d'adrénaline de son directeur de thèse Flandrin. Pour le reste, on a qu'à comparer son livre avec le classique de Georges et de Germaine Blond, Histoire pittoresque de notre alimentation, publiée en 1960 chez Fayard. Il reste que la machine historiographique de la Nouvelle Histoire aime à nous gaver d'un grand nombre et d'une large variété de miettes, mais pourra-t-on un jour faire un pain de tout ça?
En attendant, on peut lui rappeler, comme Valère à Harpagon, qu'«il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger».
Jean-Paul Coupal
BENJAMIN FRANKLIN
L'inventeur du paratonnerre, le philosophe de la raison et de la nature, celui qui a énoncé : «Time is Money» et qu'on a récompensé en en faisant le Monsieur-cinq-piastres de la monnaie américaine, l'humoriste aussi, Benjamin Franklin, est surtout l'un des premiers self-made man et l'un des plus prestigieux Pères Fondateurs de la nation américaine. Sa figure est une pierre angulaire du [mythistoire] national, une figure que les iconoclastes anti-conformistes des années 1960 n'ont pu faire sauter, pas plus que le temps n'était parvenu à l'éroder de la mémoire collective.
Mais cette biographie de Franklin (remarquable par les innombrables coquilles typographiques) est d'un britannique, R. W. Clark, auteur de biographies de savants. Car si le jeune Franklin est artisan et propriétaire d'imprimeries, ce qui lui permet d'atteindre l'aisance [financière] à 40 ans, c'est par ses travaux scientifiques qu'il [réussit] à s'illustrer auprès de la communauté européenne. Derrière le paratonnerre, c'est toute l'histoire de «l'invention» de l'électricité, de son emmagasinage et de son transport que l'on retrouve, et qui fait d'un colonial, la figure de proue du monde scientifique. Inventeur ingénieux, il est aussi un théoricien visionnaire qui étonne par nombres de ses observations.
Très pragmatique, très dévoué à la vie communautaire (on lui doit, entre autres, la création de la première brigade d'incendie et de la première milice d'état pour résister aux incursions indiennes et françaises), Franklin voyage dans toute l'Europe, tout en poursuivant ses enquêtes scientifiques. Ainsi, en France, il en vient à effleurer l'idée de ce que nous appelons aujourd'hui les maladies industrielles, lorsqu'il remarque que les malades atteints de «colique sèche» sont, en fait, victimes de l'empoisonnement par le plomb contracté lors de la pratique de leurs métiers.
La succession de crises entre l'Angleterre et ses colonies, à partir de 1769, va obliger Franklin à prendre parti. Avouant son penchant pour les Anglais (il va jusqu'à condamner la fameuse Boston Tea Party de 1773, s'offrant même à rembourser le thé gaspillé à la mer), il faut un cruel procès en diffamation et son discrédit à la cour de Londres pour qu'il se rallie entièrement à l'idée d'indépendance et à la guerre qui s'en suit. Ayant un urgent besoin d'argent, d'armes et d'appuis étrangers, le Congrès continental l'envoie en mission diplomatique auprès de la cour de Versailles, tâche qu'il mène à bien, en dépit des intrigues et des espions qui gravitent autour de lui. Sa popularité devient telle qu'on reproduit sa figure sur toutes sortes de babioles, porcelaines, biscuits, médaillons et bonbonnières, faisant de Franklin la première victime d'une mickeymoussisation»; de la commercialisation [de gadget] à prix populaire d'une figure politique ou historique.
Mais dans cette figure se légitime également le type parfait du businessman américain qui conseille de ne pas se «laisser distraire par l'idée folle de (s')enrichir d'un coup; car l'industrie et la patience sont les plus sûrs moyens de faire fortune». Se légitime d'autre part l'applicabilité pratique des sciences théoriques à la technique au nom d'une morale utilitariste bien de son temps et à la portée humaine parfois bien réduite, telle que le montre cette réflexion qu'il fait sur la mort d'homme par électrocution : «Comme vous le voyez, ce serait certainement la plus facile de toutes les morts»; morale qui sera partagée par les apôtres de la chaise électrique, un siècle plus tard. Enfin, et parce que la nouvelle nation sera construite sur le business et l'utilitarisme, Franklin devient le Père des États-Unis en participant à l'élaboration de la Déclaration d'indépendance et en approuvant la Constitution qui [anticipent] de faire du nouveau gouvernement républicain, un gouvernement éclairé, sage et équilibré qui écarterait des affaires publiques, les deux passions qui mène le monde et qui, ensemble, ont «les plus violents effets» : l'ambition et l'avidité; l'amour du pouvoir et l'amour de l'argent.
Jean-Paul Coupal
DES STEPPES AUX OCÉANS
Tout en s'adressant à un public cultivé mais non spécialis[é], Des steppes aux océans, du réputé linguiste André Martinet, est un livre tout aussi ardu qu'il peut se montrer passionnant. Martinet nous présente l'état actuel de nos connaissances sur l'indo-européen, langue parlée par les Indo-Européens, ces Aryens mythifiés par la rhétorique nazie (d'ailleurs, encore aujourd'hui, «les Allemands (préfèrent) employer Indogermanisch, plutôt que son équivalent international Indo-europäisch». Le paradoxe indo-européen réside dans le fait que nous avons là une parenté linguistique évidente qui rassemble à peu près tous les dialectes des peuples qui habitent du Sri-Lanka à l'Islande et du Portugal à la Russie sans qu'il y ait preuve qu'une quelconque peuplade originaire, créatrice d'un dialecte de base à partir duquel auraient évolué les différents parlers indo-europeéens, ait pu exister dans la préhistoire ou la haute antiquité.
La méthode de Martinet consiste à retracer un processus évolutif des langues indo-européennes en recourant à des comparaisons analogiques entre les différentes prononciations, les différentes grammaires et les différents vocabulaires. Il se rallie à une «conception d'un indo-européen évoluant dans le temps, comme toutes les langues, en suggérant la possibilité, voire la vraisemblance, de séparations successives à partir de tronc commun», processus qui se poursuit toujours de nos jours, et cela «depuis la nuit des temps», ce qui «amène à remettre en cause la notion d'un indo-européen commun, qu'on pourrait, avec le secours des archéologues, localiser, plus ou moins précisément, dans le temps et dans l'espace. Il nous faut désormais tenter de l'imaginer sous la forme d'une langue en perpétuelle évolution, celle d'une communauté constamment exposée à voir certaines de ses composantes faire sécession et s'établir ailleurs...».
Il est donc clair, pour l'auteur, que les langues évoluent dans l'espace et dans le temps, selon les mouvements de populations et les pratiques qui se distinguent selon les localités et les groupes sociaux. Pour ces raisons, il veut que l'on considère l'indo-européen comme bien vivant et en constante transformation parce que ses usagers sont en mouvements perpétuels. Venus des steppes aux océans, [les Indo-Européens] n'ont jamais cessé de conquérir de nouveaux territoires, des frontières mongoles de la Sibérie à l'Amérique précolombienne, jusqu'à leur plus récent reflux sur les plages du Vietnam dans les années 60!
Martinet veut nous amener à considérer l'exemple de la parenté indo-européenne comme une unité linguistique d'espèce où chaque dialecte spécifique est un dérivé de l'unité initiale dans une relation semblable à celle que nous prêtons aux différents accents régionaux par rapport à une langue nationale. Cette unité linguistique pourrait être considérée comme unité intelligible de l'histoire, comme jadis la race, la religion ou la nation. Aussi, les Indo-Européens de Martinet ne sont pas exactement les mêmes que ceux de Dumézil (qu'il ne cite d'ailleurs qu'une seule fois dans son ouvrage), ces peuples de l'antiquité hindoue, perse, gréco-romaine, celte, germaine ou scandinave. Il s'agit bien toujours des peuples actuels, apparentés dans l'histoire à ces peuples anciens dont ils descendent, mais toujours bien vivants. La localisation originelle d'un hypothétique premier peuple indo-européen est moins sa préoccupation que sa propension constante à l'expansion territoriale. Ne seraient-ils pas à la veille de dominer les peuples du Tiers-Monde, un peu comme [ses] ancêtres, en occupant le continent [européen], ont dominé, exterminé ou assimilé les Basques et les Étrusques? Rien, pas même les océans ou l'espace, n'a pu enrayer la marche indo-européenne dont les pas sont maintenant imprimés sur le sol lunaire.
Mais la réalité actuelle des Indo-Européens est moins une unité tangible qu'une proposition philosophique appelée à satisfaire la dimension universaliste de notre conscience historique de fin du vingtième siècle où la recherche, dans un passé lointain, d'un point originel correspond à l'anticipation, dans un futur rapproché, d'un point artificiel de convergence. [De l'alpha à l'omega.]⏳
Jean-Paul Coupal
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