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Poétique de l'espace 1940 |
L'ÂGE DE LA NÉMÉSIS
PRÉFACE, 2017
Si
je remets aujourd'hui les textes d'Une
histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu, ce n'est sûrement
pas pour rendre hommage à une population dont l'absence de dignité
et d'honneur est tout à mon avantage.
Ce
texte, je le remets pour les historiens, les anthropologues de
l'avenir, tous ceux qui s'intéresseront à une ville dont le nom
aurait pu (et dû) être fictif. Depuis 50 ans, les édiles de
Saint-Jean-sur-Richelieu sont le pire ramassis de corrompus
politiques qui phagocytent les budgets municipaux ou entourent les
députations, tant au provincial qu'au fédéral. Totalement vidés
de toute intelligence, de tout projet pour ressourcer leur patelin
endormi au gaz, plutôt que de faire une édition livre de ce texte,
ont gaspillé les fonds publics à une murale sans intérêt qu'ils
n'entretiendront pas plus qu'ils n'ont entretenu jusqu'ici leur
patrimoine historique.
On
pourra dire que personne ne m'a rien demandé. Et c'est vrai. Qu'on
ne m'a jamais promis ni salaire, ni emploi, ni quelques fonctions
pour profiter de mes mérites. Et c'est vrai. On pourra dire qu'on a
préféré piller ces ouvrages plutôt que de les valoriser. Et c'est
vrai. On pourra dire également que toute la population de la ville
ne doit pas souffrir de la négligence douteuse de ses édiles tant
elle a, par certains, manifester une bonne volonté aussi
ostentatoire que vaine. Et c'est encore vrai. Mais cela ne change
rien à ce que je viens d'écrire. Cinquante ans de saloperies
municipales témoignent en ma faveur.
Aussi,
restera-t-il aux historiens et aux anthropologues de l'avenir un
modèle afin de réfléchir et comprendre comment une ville
québécoise naît, se développe, dépérit et meurt. Car
Saint-Jean-sur-Richelieu est une ville sans attrait, morte, vieillie
dans ses façades gelées. Les citoyens les plus riches s'amusent à
jouer aux personnages historiques en faisant des soupers fins sur le
Pont Gouin ou en faisant du radicalisme péquiste au nom d'une
identité qu'ils n'ont même pas su conserver pour leur ville et
prétendent défendre pour l'ensemble du Québec. Autant d'hypocrisie
et de mauvaise volonté me font plaindre ceux qui demeurent encore
dans ce trou noir ou pour respirer, vaut mieux s'expatrier et faire
ce que l'on a à faire en s'adaptant une identité autre qui, au
moins, aura un écho respectable.
Quoi
qu'il en soit, et je ne m'étendrai pas sur des ressentiments vains.
La ville de Saint-Jean-sur-Richelieu m'écoeure et à la manière de
Gide, je terminerai sur ces mots : Johannais, je vous hais.
Jean-Paul
Coupal
17
mars 2017
Sommaire:
Présentation
L’Âge du
prestige (1840-1940)
La Némésis de la créativité. La décennie qui suivit la crise de 1929
apparue à l'ensemble du monde la trahison des promesses du progrès. À
Saint-Jean, la crise avait ses paramètres locaux qui s'inséraient à l'intérieur
d'un plan de développement apparemment perpétuel. La perte de confiance des
milieux d'affaires dans les possibilités créatrices du milieu a agi comme un
lent poison dans la conscience locale. Une mémoire gelée, qui deviendra
nostalgie, recouverte par le gigantisme du complexe de la Singer et des
autres entreprises étrangères établies en ville, appellera l'idolâtrie de
solutions éphémères comme soutiens à différents efforts de relance de
l'économie.
Nous avons retenu de l'Âge de Croissance comment le facteur essentiel
au développement de Saint-Jean-Dorchester avait été la capacité
d'auto-détermination de la population locale, surtout lorsque l'activité
militaire céda à l'activité commerciale la dynamique du développement de la
région. Au cours de l'Âge du Prestige, ce Siècle d'Or de l'histoire de
Saint-Jean, l'autonomie du développement régional s'était maintenue grâce à une
habileté à s'adapter aux transferts du dynamisme de la production artisanale au
réinvestissement financier, puis à la production industrielle de masse. Saint-Jean
était ville ouverte. Au moment, toutefois, où des intérêts étrangers
commencèrent à pénétrer les voies ouvertes, paradoxalement un certain
rapetissement commença aussitôt à se manifester. De même, du côté politique,
aux pouvoirs régionaux, les pouvoirs fédéral et provincial supplantaient de
plus en plus la Municipalité, complémentaires à l'intrusion des multinationales
qui proliféraient en drainant leurs capitaux vers la région, mais qui
exigeaient aussi des obligations qui liaient les mains des propriétaires et des
gestionnaires de la ville. Voici donc en quoi consiste l'Âge de la Némésis, en
cette perte de l'auto-détermination à peu près dans toutes les sphères de
l'activité sociale où les habitants de Saint-Jean avaient eu, jusque-là, le
quasi-monopole de décider pour eux-mêmes de leur avenir. La Municipalité
partageait avec les commerçants et les petits industriels de la place les mêmes
gestionnaires, ne pouvait que se lier à des subventions venues d'Ottawa et de
Québec. En citant Réal Fortin, Pierre Vincent écrit : «Alors que les milieux
agricoles se maintiennent à un haut niveau de prospérité, because la
qualité des terres, l'économie des villes décline. Poterie et vaisselle sont
surclassées par des concurrents plus agressifs, plus industrialisés; le train
trouve des raccourcis pour se rendre aux États-Unis et le Richelieu perd ses
voyageurs, qui préfèrent les nouvelles routes».
Cette explication n'est vraie qu'en partie. Il est important de spécifier que
la cause du déclin de Saint-Jean ne se trouve ni dans la défaillance de son
site géographique, ni dans l'urbanisation de masse liée à l'industrialisation.
Ce n'est pas tant la grande industrie qui tue Saint-Jean que l'organisation
socio-économique de cette production à grande échelle dont les profits liés à
cette production s'écoulent comme une hémorragie, vers l'extérieur. Pour faire
une image simple mais brutale : Saint-Jean était devenue l'otage de la Singer,
ce que l'on comprend bien si derrière les noms, nous mettons les principes
qui les habitent. Devant cette situation, la léthargie des institutions
équivaut à une paralysie traumatique de l'esprit créatif. Comme l'écrivait
l'historien britannique Arnold Toynbee : «La faiblesse du mimétisme repose
dans le fait d'être une réaction mécanique à une suggestion de l'extérieur.
L'action accomplie est de celles qui n'auraient jamais été tentées par
l'exécutant de sa propre initiative. Cet acte n'est pas auto-déterminé et sa
meilleure sauvegarde est de se cristalliser en habitude ou routine».
Ce qui veut dire, dans le cas qui nous occupe ici, qu'à s'attendre à voir se
reproduire le coup de force de la Singer et toujours espérer la venue
d'investisseurs étrangers au moment où un transfert d'axe de développement se
produit, la population locale s'est figée dans une routine de décroissance et
par le fait même, a perdu confiance dans les possibilités qui résident toujours
dans le milieu et qui ne demandent qu'à être redécouvertes.
Que signifie alors ce credo répété des hommes d'affaires dans le
développement économique de la ville? Rien sinon qu'une présomption, un état
d'âme qui se veut objectif mais qui se trouve gelé dans une attente. C'est
le résultat du trauma de la Singer qui suppose qu'il y aura toujours un
consortium industriel étranger qui sera susceptible de venir s'installer dans
la région et à partir duquel les finances de la Municipalité et les intérêts
des citoyens seront accrus. C'est un état purement instinctif, nullement
rationnel. L'historien grec Hérodote affirmait que la présomption va au-devant
de la chute. Parlant de la lente agonie du journal Le Richelieu, les
éditeurs du Canada-Français soulignent le titre de l'article de Claude
Poulin qui en relate la fin : Un cri de détresse précède la chute… Nous parlons bien du même phénomène.
Voilà ce que les essayistes
de Saint-Jean répétaient dans leurs chroniques au Canada-Français ou
dans Le Richelieu. À l’optimisme d’un juge Demers avaient succédé les
complaintes du notaire Jean Frédérick et de Mgr Lucien Messier. Ce dernier
relate aussi bien l’histoire du pont de glace balisé qui traverse le Richelieu
que la fin du moulin Langelier, récit qui s’achève sur une oraison funèbre pour
un passé prestigieux qui disparaît. Lorsque paraît, le 23 décembre 1937, le Saint-Jean-de-Québec
du R. P. Brosseau, la monographie délaisse la ville pour la paroisse, voire
le diocèse qui vient d’être proclamé. Sa théologie de l’histoire est simple :
toute l’histoire de Saint-Jean converge vers l’érection diocésaine, d’où
l’importance que prend le récit de la fondation de la paroisse par Gabriel
Marchand et ses associés. Les autres activités, qu'elles soient de nature
commerciale, industrielle ou politique ne sont qu'accessoires, d'où le peu de
place qu'il leur accorde, car l'essentiel est spirituel et la matérialisation
du spirituel se tient dans la fondation de la paroisse. Tout est mené comme une
destiné providentielle :
«Aux
premiers jours de juillet 1911, S. E. Mgr Paul Bruchési assistait au Congrès
Eucharistique de Madrid. Là, dans le chaud rayonnement de l’Hostie, il mûrit
une dernière fois et décida la fondation de notre collège. […] l’arbre,
planté en terre fertile, devait pousser ses racines profondes et connaître un
prodigieux accroissement…
Enfin, suprême bénédiction du Ciel, la création du diocèse de Saint-Jean
était connue le 19 décembre 1933. Pour comble de bonheur, la Providence lui
donnait, le 16 mai 1934, dans la personne de Son Excellence Mgr Anastase
Forget, un évêque éducateur… etc. etc.»
Tout aurait pu être
mystique, en effet, si, au moment de l’érection du diocèse de Saint-Jean, Mgr
Bruchési n’était pas déjà mort dément alors que l’administration du diocèse de
Montréal était confiée depuis tant d'années à l’évêque-auxiliaire, Mgr
Gauthier. Chez Brosseau, tout ce qui n'accompagne pas cette révélation
est évacuée : les crises politiques, la querelle ecclésiastique de
Sainte-Marie-de-Monnoir et du Collège de Saint-Jean par exemple. La
présomption, par contre, se retrouve à chaque page : La sage expérience, …la
véritable entente de la saine finance, bref, tout ce qui a permis à la
ville de ressusciter de ses cendres en 1876. Mgr Messier, en conclusion de sa
critique du livre du R. P. Brosseau, publiée dans Le Canada-Français, exprimait
bien l’état d’esprit d’un Âge de Prestige qui ne se voyait pas mourir : «Cessons
d’opposer en nous le "présent agréable au passé respectable", et
surtout, cessons de prétendre que le passé est mort; car il ne peut pas mourir
étant vivant en chacun de nous. On lira donc l’Histoire de Saint-Jean».
Qu'auraient pensé MM Brosseau et Messier s'ils avaient vu le Diocèse de
Saint-Jean absorbé par la ville de Longueuil?
Déplacement du cœur géographique de
Saint-Jean. Dans
le Saint-Jean d'après-guerre, le centre-ville n'était pas encore le
Vieux-Saint-Jean. Jamais ce déplacement géographique du centre de la ville
n'aurait pu être prévu par les gens de l'époque qui voyaient en l'actuel
Boulevard du Séminaire, rien de plus qu'un chemin périphérique qui plongeait en
pleine savane. Comment auraient-ils pu imaginer un mouvement d’exode
urbain vers cet endroit encore sauvage? Supposer la migration des affaires, du
commerce et des services publics jusqu’à vider le centre-ville de sa substance
traditionnelle? Cette mobilité du centre des opérations urbaines de la Ville de
Saint-Jean coûtera les plus vieux édifices du centre-ville, endommageant la
poétique de l’espace qui s’était fondue avec le milieu naturel depuis le milieu
du XIXe siècle. Le germe se retrouve pourtant déjà dans le commerce aux détails
lorsque de chaînes - telles Woolworth Co., Greenberg's et United dans la mercerie;
A&P, I.G.A., Spot, Dominion et Steinberg's puis, plus tard
Métro et Richelieu dans l'alimentation -, s’établissent dans la ville après
la guerre, jusqu’à ce que ces entreprises, grossissant, deviennent les premiers
locataires des centres d’achat étalés le long du Boulevard du Séminaire. Les
promoteurs immobiliers lorgneront vers cette population qui, venant s'établir
dans les quartiers résidentiels préféreront déjà la banlieue au centre-ville.
Nous assistions-là au grand déplacement géographique du cœur de la ville. Les
nouvelles zones résidentielles appellent la création de paroisses aux églises
plus petites mais construites selon l'influence esthétique des églises de Le
Corbusier (Saint-Gérard-Majella, 1955) et non du néo-gothique pompeux. À côté
de vieilles maisons érigées jadis dans des champs ou à proximité de terrains
vagues attendant un quelconque développement industriel ou commercial, quelque
part le long du Boulevard du Séminaire, les nouveaux quartiers résidentiels
serviront de dortoirs aussi bien aux travailleurs de Saint-Jean qu'à des
travailleurs de la Rive Sud et de Montréal!
Rivalités entre commerces aux détails et grandes surfaces. Du temps de la guerre et
de ses lendemains, les commerces qui avaient survécu aux années de la crise de
1929 étaient toujours bien en selle : LeSieur, Stewart-Denault, Gervais,
Langlois, Régnier, Boulais et autres. Par contre, nombre de petits commerces se
sont succédé au rythme où les propriétaires faisaient faillites les uns après
les autres en revendant leurs commerces avec pertes. En 1940, il y a déjà à
Saint-Jean une Chambre de Commerce qui mesure le pouls économique de la ville.
Elle est l’œuvre de Maurice LeSieur et André Thibodeau qui, à lui seul, recrute
167 nouveaux membres. De nouveaux commerces apparus après guerre sont appelés à
prendre de l’expansion. Tout ne va pas si mal à Saint-Jean.
Quatre hôtels dominent toujours le marché touristique : le Windsor,
l’Hôtel du Canada (Fontainebleue) qui périclite au cours des années 60, l’Hôtel
Saint-Jean qui explose et se consume dans les mêmes années et l’Hôtel
Richelieu, établi sur le site de l’ancien hôpital Sabourin. Des restaurants et
des rafraîchissements, lieux de rendez-vous de différentes générations
de jeunes Johannais jalonnent les rues Richelieu et Saint-Jacques. Les stations
services et poste d’essence prolifèrent, sous des enseignes multinationales.
Des merceries sont tenues par quelques commerçants Juifs locaux. Peu à peu, des
Grecs deviennent maîtres de la restauration populaire. Trois restaurants
chinois s’établissent successivement sur la grand’rue.
Il y a des commerces qui apparaissent et prennent vite de l’expansion.
D’autres qui disparaissent, tels les ameublements Harbourg et la lingerie
Payette tandis que les ameublements Langlois et les ameublements LeSieur -
situés dans l’édifice de la rue Richelieu face à l’Hôtel Saint-Jean, se
transforment en résidences funéraires. Langlois quitte l’édifice Cousins pour
se loger sur la rue Jacques-Cartier et LeSieur sur la rue Saint-Jacques, devant
la Cathédrale, tandis qu’un nouvel établissement funéraire fait son entrée à
Saint-Jean : Oligny & Frères, sur Saint-Georges. Le Salon Langlois a cédé
sa place à la Résidence funéraire Saint-Jean. Georges-Henri Payette tient
durant plusieurs années une importante imprimerie rue Richelieu qu’il
transforme en librairie en 1948 et dont la relève est assurée par Claude
Payette. Elle devient une «multirégionale» car la librairie prend de
l’expansion en ouvrant 8 succursales : à Montréal, Sherbrooke, Longueuil,
Lachine, Granby et Iberville. La succursale-mère reste à Saint-Jean. Claude
Payette est également le président-fondateur du Club Optimiste de Saint-Jean en
1966 et de l’Association des marchands du Centre-Ville. Il devient
vice-président de l’Association des Librairies de la Province de Québec. Le
dynamisme des commerçants de Saint-Jean n’est donc pas mort. Il est même encore
assez dynamique.
André Thibodeau fonde une entreprise de commerce à tabac en 1940. Elle
compte 17 employés dont 4 vendeurs et 3 livreurs qui desservent un territoire
de 50 milles à la ronde contenant 800 clients. L’entreprise est établie sur la
rue Saint-Georges et M. Thibodeau est le propriétaire de l’ancienne maison MacGinnis située tout près. L’entreprise immobilière locale se développe à
partir de 1951 avec la fondation des Immeubles Richelieu Enr, affiliées avec le
Service Immobilier d’un Océan à l’autre (Coast to Coast Real Estate
Service) et les Immeubles H.-E. LePage et Westmont. Affiliée de la même
manière avec les grandes lignes de transport du Canada et des États-Unis,
l’entreprise J. Brault inc., fondée en 1963, est représentante à Saint-Jean de
la North American Van Lines et opère un véritable monopole des
déménagements lourds sur longues et courtes distances.
Le Restaurant Le Louvre, ouvert depuis les années 1920 sur la rue
Richelieu, puis le Restaurant Boulevard, ouvert en 1963, sont les deux plus
grandes entreprises en restauration de la région. En 1978, le restaurant
Boulevard est ravagé par les flammes, mais immédiatement reconstruit sur son
emplacement initial. Il profite d’une clientèle qui se trouve des emplois dans
les nouveaux édifices commerciaux qui s’établissent sur le Boulevard du
Séminaire. Une autre entreprise, à caractère plus expansionniste, est la compagnie
de cantines mobiles Laniel, fondée en 1968 et chargée de ravitailler 5 usines
et ne disposant que d’un personnel de 9 employés, de 50 appareils distributeurs
et d’une automobile :
«Aujourd’hui, la clientèle de Laniel Cantines
Inc. atteint 22 industries, 6 écoles, le CEGEP, l’Hôpital du Haut-Richelieu, le
Poste de Police, 7 cafétérias manuelles et offre en plus le service de
traiteur, disposant d’un département de confection de sandwichs et un autre
spécialement pour la pâtisserie.
Quotidiennement, Laniel Cantines supplée à la
demande de 7 500 étudiants et 7 000 ouvriers d’usines et fournit de produits
divers 175 appareils-distributeurs».
Aujourd'hui, l'entreprise Laniel dessert la province et a son siège social à Saint-Laurent, à Montréal. En 1970, les Immeubles Lebeau sont fondés, se spécialisant dans la
construction de maisons et le développement résidentiel. Il est significatif
que l’émigration de la population urbaine désirant résider à l’extérieur de
Montréal et venant s’établir sur la Rive-Sud à partir des années 1960 apparaît
un stimulant à la fondation d’entreprises immobilières, tels les Immeubles
Richelieu qui font concurrence aux Immeubles Lebeau.
Une dernière entreprise à caractère familial et à l’expansion continue
est Cideno (fondé en novembre 1973), chargé de la surveillance et du contrôle
de la mise en marché des cidres du Québec dans les chaînes de magasins.
Affiliée à la firme Stewart-Denault, elle contrôle de ses bureaux de Saint-Jean
tout le marché québécois.
Certains types de commerces sont condamnés par l’intrusion de la
modernité. Ainsi en est-il des petites buanderies chinoises - dont l’une était
établie sur la Place du Marché et l’autre sur la rue Saint-Jacques, derrière
l’imprimerie-librairie Choquette. Celle de la rue Saint-Jacques ferme boutique
dès 1963, son dernier propriétaire, Mark Sung, malade, est obligé d’abandonner
le commerce. Cet édifice abritait jadis, à la fin du XIXe siècle, une cantine
au service des soldats qui faisaient le trajet entre Laprairie et
l’île-aux-Noix. Elles sont remplacées par la grande buanderie commerciale,
celle d’Alfred Martin. En 1948, Alfred Martin possède déjà 4
camionnettes Dodge et Ford qui se chargent d’aller chercher et de retourner le
linge aux clients, service que n’offraient pas les buandiers chinois. À la même
époque, Martin dispose d’une quinzaine d’employés qui font non seulement le nettoyage
ou le lavage, mais aussi le pressage et même de la teinturerie. Martin
s’affiliera à la Sanitone. Autre entreprise séculière à disparaître avec les
années 1970, l’imprimerie-librairie Choquette. Depuis le début des années 1960,
ce type d’entreprise se voyait déserté par sa clientèle. Alors que les citoyens
de Saint-Jean se portent vers les livres, les revues, les magazines et les
articles de bureau modernes, la librairie Choquette, fidèle à elle-même,
vendaient des missels, des livres pour enfants, des statues de saints et des
bibelots. Fondée en 1909, l’importante imprimerie Choquette était rachetée par
un imprimeur en 1961 tandis que la libraire resta à végéter jusqu’en 1979 pour
définitivement fermer ses portes. L’architecture originale de l’édifice doté
d’un toit simple avec lamiers a perdu de nos jours le charme passé et le
pittoresque que ses beaux arbres, aujourd’hui abattus, lui donnaient avant les
années 1960.
Il y a des commerces qui se transforment pour mieux s’adapter. Gervais
subit sa transformation la plus importante du siècle. En octobre 1963, C.-O.
Gervais passe aux mains de Philodor Ouimet. Depuis près de 90 ans, le commerce
appartenait à la famille Gervais. Le rayon de l’épicerie cède sa place à un
rayon de cadeaux et quelques modifications sont apportées à la mercerie.
L’établissement conserve quand même son aspect d’antan et le changement de
propriétaires n’affecte en rien le service du personnel qui demeure
majoritairement le même. Lasnier & Galipeau reste le plus grand concessionnaire
d’automobiles du centre-ville jusqu’à la séparation des deux beaux-frères.
Depuis, Rodrigue Lasnier est devenu concessionnaire exclusif des voitures de
marque Pontiac, tandis que Galipeau conserve la marque Chevrolet. Les autobus
Boulais acquièrent le monopole du transport en commun de la ville et de la
région de Saint-Jean avant que la compagnie Métropolitain transport
(anciennement Chambly transport), un temps affilié à la Commission des
Transports de la Rive-Sud de Montréal prenne le relais, et ce jusque dans
les années 1990 où une compagnie régionale, le Richelain, offre un service qui
dessert la vallée du Haut-Richelieu. Les taxis Nautique (devenu Coop), Pépin,
Boivin, Laurier et Saint-Jacques offriront, dans les années 1950-1970 un
service à la clientèle de Saint-Jean. Ils sont nécessaires en cette période
d’étalement urbain où le transport en commun n’est pas développé.
Plus significatifs sont les enseignes commerciales de commerces
appartenant à des filières étrangères. Nous avons déjà rencontré la plus
vieille, Woolworth, mais d’autres enseignes en lingerie et mercerie
viennent rivaliser avec les commerçants de l’endroit. Greenberg’s loge
dans l’ancien immeuble et entrepôt Langlois, angle nord-est de la rue Richelieu
et Saint-Jacques; United Stores (plus tard People’s) ayant des
portes d’entrée sur Richelieu et Champlain; Trans-Canada, Chaussures Cité et
Yellow Shoes mènent une concurrence aux magasins locaux tels Cinq-Mars et
Marcel. Steinberg’s angle nord-est Richelieu et Saint-Georges est la première
grande épicerie de style américain des années 50 à s’établir à Saint-Jean.
C’est déjà une grande surface. Les marchés d’alimentation Spot (anciennement
A&P) et I.G.A. sur Mayrand, Dominion érigé sur
l’ancien site de la salle Poutré (Jacques-Cartier nord) et pratiquement toutes
les petites épiceries de Saint-Jean sont entrés sous une bannière provinciale y
compris les québécoises Richelieu, Métro, plus tard Provigo. Les
avantages à se placer sous une bannière? Meilleur approvisionnement, soutien
financier en cas de pépin, publicités à la radio et à la télévision qui donnent
une visibilité inespérée, production de circulaires qui passent de la feuille
de gazette simple à des circulaires colorées et affriolants autant au niveau
des produits que des prix. La maison Roger Croteau s’établit d’abord sur
la rue Champlain (l’édifice Idéal) puis occupe l’ancien Steinberg’s lorsque
celui-ci aménage dans un nouveau centre d’achat sur le boulevard du Séminaire. L'inauguration se fait d'ailleurs en grande pompe, à la radio, avec le monologuiste Gilles Pellerin.
Vers 1966, la partie ouest du Boulevard du Séminaire était encore de la
savane, des terrains humides, souvent marécageux avec, entre Saint-Luc et
Saint-Jean, des boisés. On y voyait même des renards venir rôder autour des
maisons. C'est tout au long de cet axe que naîtront de vastes projets
immobiliers à partir de la rue Saint-Jacques, entre le cimetière et le nouveau
viaduc du Canadien National. En 1966, l’enseigne I.G.A. établit sa
première grande surface (Quincaillerie Berger depuis 1972) située à
l’arrière du complexe de la Singer. Puis, des multinationales de
restauration rapide font leur apparition sur le chemin menant à la montée
Saint-Luc ou à l’axe routier qui empreinte le pont Félix-Gabriel-Marchand pour
se rendre à l’autoroute des Cantons de l’Est : MacDonald’s, Colonel Sanders,
Dunkin’s Donuts, Ponderosa (puis Red Lobster’s), etc. Des stations
services, indispensables, se multiplient. Le Boulevard du Séminaire devient non
plus seulement un axe routier, mais un axe de développement économique, surtout
après 1969 et 1970 lorsque sont construits l’Hôpital du Haut-Richelieu et la
Polyvalente Armand-Racicot. Il devenait évident que les nouveaux centres
d’achat ne tarderaient pas à les suivre.
La Place Saint-Jean d'abord, le premier multiplex qui, pour l'époque,
situé à l’angle nord-est des rues Saint-Jacques et Boulevard du Séminaire, fait
sensation, imité de ces centres d'achat américains de Plattsburgh, dans l'État
de New York, est apparue presque aussitôt trop modeste - avec son Hypermarché
et son Bonimart -, lorsqu'on érigea d'autres grands centres multiplex,
plus au nord. Ainsi, les Galeries Richelieu (1974) ayant à chaque extrémité du
multiplex, un Woolco et le Steinberg’s. Les Galeries sont
bientôt dépassées par le Carrefour Richelieu, situé sur Pierre-Caisse, à
l'entrée de la ville, sortie de l'autoroute des Cantons-de-L'Est, avec son Super
C (affilié à Provigo), Sears, Target et Winners. La
multiplication de ces grandes surfaces remonte jusqu’aux limites des Tissus
Richelieu et des silos à grains sur la ligne de chemin de fer du Canadien
Pacifique.
Le projet Westcliff, le dernier en date des grands centres d'achat, à
la fin des années 1970, cause un ultime remous auprès du Conseil municipal,
lorsque les commerçants de la grand'rue veulent empêcher la construction
de cette mégastructure commerciale qui accentuerait la désertion du
centre-ville. La structure architecturale de ces centres d'achat est partout la
même : une puissante entreprise - Steinberg’s et Woolco au départ, qui
ont cédé leur place par après à Métro et Zeller's, avant que
ledit Métro aille s'établir dans son propre édifice (et ferme ses portes!) et
le Zeller's au Carrefour Richelieu -, comme un soleil double, attirent
par gravitation, des petits commerces locaux qui logeaient jadis au
centre-ville. Ces petits commerçants paient un prix fou pour un espace en
location afin d'essayer de survivre à l'ombre des géants. La faillite du
premier établi entraîne sa fermeture, puis la location pour un autre projet
commercial, qui finira quelques mois, quelques années plus tard, à son tour, en
faillite, and so on. De plus en plus, ces petits commerces deviennent
des chaînes de produits à rabais. Parmi la centaine de commerces qui
gravitent autour du Zeller's au Carrefour Richelieu, on retrouve bien un
Future Shop, un Home Depot, un Pharmaprix - le Jean-Coutu est
resté dans son propre bâtiment sur le Boulevard du Séminaire nord après avoir
fermé sa succursale du Centre-Ville -, une SAQ Sélection, mais aussi un
Dollorama et autre Village des valeurs. Autant de franchises
d'entreprises nationales ou multinationales qui, pour être entre les mains
d'administrateurs johannais, n'en dépendent quand même pas moins de capitaux
étrangers à la région. À l'extérieur, ne survivent plus que de petits
commerces, des dépanneurs, des pharmacies locales, des garages automobiles,
tous indépendants. Saint-Jean entrait définitivement dans l’ère du
prêt-à-porter …et à consommer. Ce déplacement signifiait la mort de la grand'rue.
Comme toutes les rues principales des petites villes d'Amérique du Nord, la rue
Richelieu déclina bien vite après 1980. Avec les centres commerciaux
périphériques, le centre-ville devint le «Vieux Saint-Jean» comme on le dénomme
depuis, prenant l'aspect d'un quasi ghost town, au point que des
réalisateurs d'Hollywood vinrent y tourner la série Lassie. De même, le
pont Gouin devient un pont desservant des centre-villes étiolés, alors que le
nouveau pont Marchand, érigé en 1958 et ouvert à la circulation en 1966, permet
de contourner les deux villes sans les traverser.
Les commerçants johannais ont résisté tant qu’ils ont pu à la
concurrence des grandes surfaces et des Multiplex. Ils ont même essayé
d’importer le modèle. Après la démolition de la Corticelli, on érige un mini
centre d’achat (les Galeries du Centre-Ville) sur la rue Richelieu qui est un échec
commercial complet. C’était verser du vin nouveau dans une vieille outre. Tout
le pan est de la rue Richelieu éclata définitivement sous le pic des
démolisseurs, ce qui fut en soi une bonne chose. Le Vieux Saint-Jean doit
se redéfinir en partant d'une nouvelle conception urbaine.
L’affaire Westcliff. Le débat autour de l’implantation du Carrefour Richelieu dans les années 1980 est peut-être oublié aujourd’hui, mais on ne
doit pas sous-estimer l’importance qu’il a eue dans le destin de la ville pour
autant. Nous avons relevé qu’au début des années 1970, des multiplex
s’installaient dans la ville de Saint-Jean. Ces nouveaux centres commerciaux
inquiétaient les commerçants du centre-ville, mais l’abcès n’éclata qu’au
printemps 1979, lorsque la compagnie Westcliff parla d’acheter le terrain où
s’élève aujourd’hui le Carrefour Richelieu. Westcliff - une firme
affiliée aux Bronfman -, se spécialise dans un premier temps à dénicher des
terrains à proximité de grandes villes où ériger une grande surface commerciale.
Dans un deuxième temps, Westcliff offre de louer des parcelles de son centre
d’achat à des super-marchés ou des chaînes de vêtements griffés. Westcliff
lorgne donc un terrain situé dans le quartier nord de la ville. Or, un
règlement voté en Conseil municipal, le règlement n° 508, établit un plan de
zonage du quartier nord afin de limiter le développement industriel et
commercial anarchique qui commence à se dessiner. Si Westcliff veut établir son
centre d’achat, il lui faut passer par le Conseil et obtenir le dézonage du
quartier réservé au développement résidentiel.
Le maire Beauregard est évidemment enthousiaste au projet. Suffit
d’abolir le règlement n° 508 par un autre règlement : «Le premier de ces
règlements, numéro 1217, fut adopté le 17 février 1975 et fut annulé le 21
décembre (1978) par le juge André Biron. Le deuxième, le règlement numéro 1547,
adopté le 7 mai, bien que la ville avait déjà porté ce jugement en appel, fera
l’objet d’un référendum le 27 juin (1979), grâce à l’initiative de 216 contribuables
qui se sont enregistrés, en dépit des intimidations de l’administration
municipale, pour exiger la tenue d’un scrutin».
Ces 216 contribuables - des commerçants du centre-ville - commencent à craindre
l’impact de l’implantation de cette mégastructure commerciale si loin à
l’extérieure de la ville. Deux sociétés commerciales sont d’ailleurs prêtes à
venir opérer à Saint-Jean : Sears de Chicago et 91834 Canada Ltd
(nom donné pour une incorporation rapide) manifestent le désir de s’installer
au Carrefour Richelieu. Certes, on a pas à discuter à savoir si le maire
Beauregard a reçu un beau cadeau de la part de Westcliff ou si les
commerçants du centre-ville ne sont pas financés en sous-mains par les autres
centres d’achat du boulevard du Séminaire, mais seulement ce que signifie cette
mégastructure commerciale à l’apogée du déplacement géographique du
centre-ville.
Les défenseurs du projet Westcliff entendent, disent-ils, lutter contre
la morosité qui baigne la ville. C’est ce que doit trancher le référendum
du 27 juin 1979 en se prononçant pour ou contre le règlement 1547 amendant le
règlement 508 et autorisant le dézonage du quartier nord. Les débats sont
acrimonieux de part et d’autre. Le maire Beauregard reconnaît que l’affaire va
laisser certaines cicatrices, tandis que le conseiller Galipeau, outré,
outragé et insulté, déclare qu’il y a même des gens qui nous ont accusés
d’avoir été acheté, ce qui se passe de commentaires.
Toute une campagne de OUI et de NON s’étalant sur des pages entières du Canada-Français
se diffuse durant des semaines avant le vote.
La propagande du NON, soutenue par le Comité pour la Sauvegarde du
Patrimoine qui se porte à la défense des commerçants de la rue Richelieu et du
centre-ville, interpelle le pôle affectif, la sentiment d’appartenance des
Johannais. Il s’agit de prendre les électeurs par les tripes. La propagande du OUI, pilotée par le Conseil
municipal et la Westcliff, lancent des chiffres ronds illustrant les avantages
que les Johannais tireront de son implantation. Le NON va de l'indignation aux
larmes; le OUI suggère des additions et des multiplications de chiffres
toujours plus big. Les commerçants partisans du NON affichent des posters
verts dans leurs vitrines du centre-ville avec le slogan : Ici, on aime
Saint-Jean! Ils dénoncent le château de cartes affiché par Westcliff
et la firme Sorès : 900 emplois permanents, $ 1 000 000 en revenus
municipaux et les "bons prix" pour les consommateurs, par ce
qu'ils soulignent comme étant la réalité selon Cogem et la Chambre de
Commerce : 245 à 280 moins le transfert d'emplois des villes voisines, $ 300
000 moins le coût des services municipaux et la croissance des prix
de détail.
Sorès et Cogem sont des
firmes chargées de faire des études de marché. Alors que Sorès se prononce en
faveur de Westcliff, Cogem, commandé par la Chambre de Commerce de Saint-Jean,
prévoit des retombées économiques négatives à moyen et à long termes : baisse
des profits et les fortes possibilités de faillites :
«"En
plus de la perte de valeur commerciale et immobilière de $ 12 à $ 16 millions
dans les autres commerces de Saint-Jean, il semble évident que l'on assistera à
un transfert des leviers économiques et du pôle commercial dans l'environnement
immédiat du nouveau centre commercial, ce qui engendrera une incapacité
probable de financer des réaménagements majeurs ailleurs dans Saint-Jean et
particulièrement dans son centre-ville", d'expliquer le directeur
(Philippe Sauvé, de Cogem)».
Selon la même firme, les
revenus municipaux seront inférieurs à $ 300 000 contre le un million avancé
par Westcliff et seulement 280 des 750 à 800 emplois promis par la Compagnie
pourront être remplis, les 600 autres n'étant que des transferts de l'intérieur
de Saint-Jean tandis que la création d'emplois indirects sera très faible.
Comme Westcliff ne vient pas s'établir dans Saint-Jean pour créer de nouveaux
emplois, mais pour se faire du capital à elle et à ses affiliés, il est à peu
près certains que ces 245 à 280 emplois seront fragiles et ne couvriront qu'une
période de temps limitée. Qu'advienne une crise sur le marché, et ni Westcliff,
ni Sears ne garantiront les 750 à 800 emplois promis!
Par contre, l'une des
conclusions intéressantes de la firme Cogem est de remettre les pendules à
l'heure. D'un côté, ce ne sera pas l'apocalypse annoncée par les marchands et
ce que promet le Conseil municipal ne parviendra jamais à éponger les dégâts
faits au centre-ville. Cogem confirme que 1e) le centre-ville perdra entre 20%
et 25% de son volume d'affaires alors que les centres Woolco et Bonimart
encaisseront une diminution variant de 40% à 50% : ce sont donc eux les plus
grands perdants de l'implantation de Westcliff; 2e) La baisse du volume
d'affaires dans le centre-ville se reflètera sur certains secteurs (vêtements
et chaussures pour dames, bijouterie, quincaillerie usuelle du foyer, petits
appareils et accessoires électriques, etc.), les items de magasinage en
particulier, tandis que les magasins d'accommodation ne seront que très peu
affectés; 3e) Il n'y aura pas de fermetures massives des commerces du
centre-ville et les baisses d'achalandage seront compensées par une réduction
du personnel et une augmentation des heures de travail; 4e) Les effets négatifs
à moyen et à long terme seront toutefois plus importants par la fin de la
construction ou du réaménagement au centre-ville dont la vocation commerciale
sera à la baisse; 5e) Ce seront les petits marchands indépendants qui
souffriront le plus de la perte du volume d'affaires, les chaînes coopératives
possédant les moyens financiers pour maintenir leurs opérations, les marchands
locaux seront ceux qui pourront vraiment être poussés à la faillite. Bref,
devant ces conclusions ambivalentes, la Chambre de Commerce reste apparemment
neutre. L'ironie du sort veut que Westcliff ressorte une étude réalisée par la
même firme, Cogem, 2 années plus tôt, en 1977, et dont la conclusion se
montrait favorable au projet d'implantation d'un centre d'achat, après enquête
réalisée auprès de 6 autres centre-villes.
Entretemps, le Comité pour la
Sauvegarde du Patrimoine fait des pieds et des mains. Comme ce Comité n'a guère
fait parler de lui avant l'affaire du quartier nord, on s'interroge sur
sa sincérité. Il se découvre une vocation pour l'intérêt patrimonial des
vieilles demeures du centre-ville. Lors de la démolition du château d'eau, on
ne l'a pourtant pas entendu! Le Mouvement écologique du Haut-Richelieu, pour sa
part, cri vengeance pour les boisés rasés lors des travaux préliminaires à
l'installation des 300 000 pieds² de plancher de Westcliff. Tous les marchands
du centre-ville avouent leur penchant pour le patrimoine historique. Personne
ne peut se leurrer sur les intérêts fondamentaux qui se cachent derrière ces
actes de foi. Une propagande plutôt mal organisée, émotive, parfois grotesque
finit par engendre le ridicule dans la propagande du NON.
Le Parti Québécois tient un
congrès de ses hautes instances à la Polyvalente Armand-Racicot une semaine
avant la tenue du scrutin. Les membres du comité du NON veulent en profiter
pour sensibiliser députés et ministres présents par des macarons NON. À
la veille de la tenue du référendum sur la Souveraineté-Association, plusieurs
d'entre eux ont dû se demander «Non… à quoi?» Le député péquiste, Jérôme
Proulx, resté silencieux tout au long de la campagne, se déclare à l’issu de
l’affaire qu’«ayant toujours été personnellement favorable à ce que
l’implantation du centre commercial régional Westcliff soit retardée de manière
à permettre au centre-ville de réaliser des projets de revitalisation, le député
du comté de Saint-Jean à l’Assemblée nationale du Québec, M. Jérôme Proulx, est
d’avis que "la population s’est exprimée de façon décisive en faveur du
centre commercial lors du référendum"».
Le OUI a-t-il remporté
l’issu du scrutin par sa campagne positive? Une campagne froide, rationnelle,
pragmatique s’est-elle imposée de soi? Alors que les marchands du centre-ville
font preuves d’archaïsme en invoquant le passé perdu à tout jamais, Westcliff
fait preuve de futurisme en parlant chiffres et d’avenir. Westcliff sait
qu’elle s’adresse à des propriétaires habitant le quartier nord qui verront la
valeur de leurs propriétés monter avec la venue du centre d’achat. Outre les
chiffres affriolants, le comité du OUI s’appuie sur 2 études de marché
accomplies à leur compte : Effet de l’arrivée d’un nouveau centre d’achat
sur les marchands locaux, effectué par la même firme Cogem en 1977 et dont
il a déjà été fait mention (ce lapin tiré du chapeau de Westcliff), et Impact
économique du centre commercial de Saint-Jean effectué par Sorès. Le
directeur-général de Westcliff Management Ltd, Jacques Tremblay, ne sent
qu’une épine plantée dans son pied : la quasi ruine de nombreux marchands du
centre-ville de Saint-Jérôme après l’implantation d’un projet Westcliff local.
Aussi, M. Trépanier, de Westcliff, tient-il à souligner que la valeur moyenne
des transactions immobilières dans cette ville est passée d’un taux de
croissance de 18,4% de 1973 à 1977 et dont 5% ou 6% sont directement attribués
à l’implantation du centre commercial. Les opposants ne tardent pas à crier à
la spéculation immobilière anarchique.
À Saint-Jean, un Comité du
OUI reçoit 500 appuis écrits de personnes différentes et prévoit faire un
recrutement de 1 000 noms. Ce Comité du OUI, dirigé par Roger Lalanne, s’oppose
au Comité de la Sauvegarde du Patrimoine dirigé par Pierre Fraser, élu
président au début de l’affaire. Une fois les arguments du OUI et du NON
connus, les 1 654 propriétaires des quartiers nord et Saint-Gérard (en partie)
votent le matin du 27 juin 1979 à l’école Sainte-Jeanne-d’Arc, sur le Boulevard
du Séminaire, où 6 boîtes à scrutins les attendent. 216 d’entre eux se sont
opposés à la refonte du zonage et doivent maintenant répondre à la question : Êtes-vous
d’opinion que le règlement numéro 1547 amendant le règlement numéro 508 et le
plan de zonage de la ville quant au zonage, à la construction, son usage et
celui du terrain doit être adopté? Oui, ou Non? C’est Oui. Exactement 1 032
électeurs donnent leur accord à l’adoption du règlement de dézonage tandis que
seulement 227 s’y opposent et 34 bulletins annulés sur les 1 293 personnes qui
ont voté. Ce qui signifie à 79,81% du vote et une majorité de 805 voix, le OUI
autorise la construction de ce qui deviendra le Carrefour Richelieu. Un
commissaire envoyé par le ministre Tardif a même observé la votation d’un œil
vigilant. Des gens pour le Comité de la Sauvegarde du Patrimoine formaient un
comité d’accueil tandis que de l’autre côté de la rue, dans le garage d’une
résidence d’un proche du directeur-général de Westcliff, Jacques Trépanier, des
membres du Comité du OUI, des représentants du Conseil municipal et des membres
de Westcliff scrutaient, avec des jumelles, les votants et les allés et venus
des opposants. Jusqu’à sa toute fin, l’affaire aura eu les apparence d’une
guerre civile d’opérette.
À l’annonce du dépouillement
du scrutin, les administrateurs de Westcliff se retrouvent dans un restaurant
de Saint-Jean autour de leur président, M. Irwin Adelson, afin de fêter la
victoire. Moins d’une semaine plus tard, la compagnie Sears - que les
marchands du centre-ville avaient contacté afin de lui suggérer de venir
s’établir dans le centre-ville - et 91834 Canada Ltd obtiennent le
fameux permis de construction de la Ville de Saint-Jean. Le Carrefour
Richelieu sera construit au coût de $ 2 100 000. Les travaux débutent à la
fin d’août 1979 et les premières entreprises de grande surface ouvrent leurs
portes le 15 août 1980.
Pour Roger Lalanne et le
Comité du OUI : «La raison a triomphé. Les gens n’ont pas marché dans la
campagne du Comité de sauvegarde du patrimoine et des autres opposants qui ont
joué sur les sentiments de la peur en présentant des arguments mélodramatiques
comme les enfants écrasés, la Brink’s et le mur de Berlin».
Pour les conseillers municipaux et le maire Beauregard, c’est un verdict
clair, les vainqueurs de consoler les vaincus en déclarant, avec Roger
Denis : «Le centre-ville ne sera pas mis de côté; il faudra que les
marchands nous rencontrent et nous disent ce qu’ils veulent avec un plan précis».
Et le maire Beauregard de renchérir, malgré les cicatrices : «Notre
victoire ne signifie pas qu’on va refuser de dialoguer avec le centre-ville. Si
on demande de nous rencontrer, on va le faire».
Pour Yvon Aubé, président de l’Association des marchands du centre-ville, il
faut se résigner à attendre «un geste positif de la part du Conseil
municipal». Les partis vont donc s’entendre pour gérer l’inéluctable : la
décroissance inévitable du centre-ville.
Non sans opportunisme, le
député Jérôme Proulx déclare : «je crois d’ailleurs que la procédure du
référendum était la meilleure puisque ce sont les citoyens concernés de
Saint-Jean au lieu des hommes politiques qui ont permis la réalisation du
projet». Un tel
laconisme était de mise dans le contexte de l’avant-campagne référendaire de
1980. Jean-Paul Bolduc, le jeune président de la Chambre de Commerce de
Saint-Jean, se félicite de son rôle d’informateur dans cette affaire, tandis
que Charles Binette, président de la Corporation du centre-ville de Saint-Jean
déclare que les résultats du référendum inciteront les hommes d’affaires
locaux à travailler plus ardemment au projet de réaménagement du Centre-Ville. Le
seul organisme frappé à mort à l’issu de la campagne est le Comité pour la Sauvegarde
du Patrimoine. Pierre Fraser - qui n’a tenu qu’un mois le siège de la
présidence du Comité - et tous les marchands du centre-ville membres
démissionnent en bloc. Le patrimoine ne semble plus les intéresser. Le Comité
bénéficiait pourtant d’une somme d’environ $ 125 000.
Que conclure de l’affaire
Westcliff? En fait, de toute la campagne de presse qui entoure l’affaire,
seulement 2 textes sont intéressants et assez intelligents pour permettre de
comprendre les enjeux de la confrontation. Une lettre ouverte signée Benac : Pour
ou contre un centre Westcliff : une argumentation encore incomplète, parue
dans Le Canada-Français du 20 juin 1979, pp. 68-69, et l’éditorial de
Richard Lafontaine dans l’édition du Canada-Français du 27 juin 1979, et
tout simplement intitulé : Non.
Benac se veut le médiateur
du débat. Il passe en revue les principaux arguments pour et contre. Il
souligne la baisse du chiffre d’affaires des marchands du centre-ville, la
conséquence directe de la perte de valeurs des propriétés et la lutte inutile
contre les centres d’achat dans les autres villes qui ont déjà tenu le même
débat :
«Ce
qui me chagrine cependant, c’est que ces mêmes marchands suivent la ligne de conduite qu’on leur donne de Saint-Jérôme… "Battez-vous contre Westcliff plutôt
que d’investir à revitaliser votre centre-ville…"
C’est le monde à l’envers, la mort de l’esprit
d’entreprise, le recours à un conservatisme tranquille, précurseur de faiblesse
économique. Les P.M.E. du Québec ne sortiront jamais de leur enlisement avec
une telle mentalité».
C’est là pointer du doigt
l’effet du trauma de la Singer. De plus, il souligne que de toute
évidence, M. le Maire charrie quelque peu. Il rappelle également que «le
coût de location dans les centres d’achat est très élevé. Les marchands doivent
donc prélever une marge brute conséquente, ce qui présage du prix plus élevé»
(et des salaires à la baisse). La concentration géographique du pouvoir d’achat
dans un même espace provoquera un achalandage, oui, mais ce n’est pas là un
indicateur sûr des ventes qui seront effectuées :
«Pour
ce qui est des services municipaux, il faut être juste. Westcliff paiera selon
toute vraisemblance, pour les services dits de répartition locale au même titre
que les autres propriétaires. Quant aux autres, je pose la question : est-il
plus aisé pour la police de surveiller 90 magasins dans une même bâtisse ou 90
magasins répartis le long de quelques pâtés?
Est-il plus aisé d’administrer un compte de taxes
de $ 300 000 ou $ 500 000 que 30, 40 ou 50 de $ 5 000 ou $ 6 000 chacun? Il est
de notoriété publique que contrairement au développement unifamilial, le
développement commercial ou industriel est rentable pour l’ensemble des
citoyens d’une ville. Peut-être ne réduit-il pas les comptes de taxes des
petits propriétaires mais il aide sûrement à en adoucir les augmentations».
À propos de l’argumentaire
de la sauvegarde du patrimoine, Benac accuse les marchands du patrimoine de
camoufler les vénérables bâtisses derrière des affiches commerciales souvent
de mauvais goût, accompagnées de devantures moins qu’intéressantes. Les
marchands du centre-ville ne se sont jamais préoccupés du patrimoine
insiste-t-il. Depuis quelques années, les édifices historiques tombent sous le
pic des démolisseurs : l’école Dorchester, le vieil hospice, la Belding
Corticelli Silks et maintenant le réservoir municipal. Puis l’auteur effleure
seulement l’antagonisme capital régional/capital étranger :
«Dans
cette même veine, on soulève le problème de la prise en main de l’économie
locale par des étrangers. Ce danger est sans contredit réel. Cependant, de
condamner le centre d’achat sans procès, c’est présumer de la composition des
marchands qui s’y établiront sans savoir combien de marchands locaux y loueront
des espaces?… Je ne le sais pas et je doute que même Westcliff le sache. Il y
en aura certainement plus qu’on pense. À tout égard, on doit reconnaître que
les deux mass marchandiser qui seront sur place attireront une clientèle
importante dont des marchands locaux tireront profits».
Devant les nombreuses
soumissions de restructuration du centre-ville, beaucoup de projets ont été
soumis, mais aucun n’a été retenu ni réalisé, bref : pour le groupe de
défense du patrimoine, le patrimoine se résume à leur chiffre d’affaires! Le
centre-ville se laisse vivre sans accomplir rien de spectaculaire. Entre un
taux de population qui augmente de 14% et une structuration commerciale
déficiente, Westcliff réalise qu’il y a un marché à constituer à partir des
exemples du Mail Champlain ou des Promenades de Saint-Bruno. «Le
centre Westcliff s’inscrit donc dans une croissance urbaine normale pour notre
ville», et les bénéfices pour les Johannais sont la possibilité de
magasiner en micro-climat contrôlé, un investissement de l’ordre de $ 25 000
000, le rapatriement probable d’une part des ventes qui glissent vers la
Rive-Sud, un stationnement de 2 500 places et… de la spéculation immobilière.
Comme on le voit, les conséquences relevées par Benac indiquent bien qu’avec
Westcliff, Saint-Jean ne vivra pas un nouvel Âge de Prestige, mais seulement un
Été de la Saint-Martin qu’on aura vite oublié après 10 ans. Benac conclut en
suggérant de voter OUI et en souhaitant une restructuration nécessaire du
centre-ville afin de résister et de soutenir la concurrence du nouvel intru.
Le rédacteur en chef du Canada-Français,
Richard Lafontaine, a une toute autre opinion tout en analysant le projet
en profondeur. Comme Benac, Lafontaine souligne l’aspect fataliste de
l’implantation d’un centre d’achat dans la région : «Ça n’excuse cependant
ni les uns ni les autres pour leur manque de vigilance, l’administration
Beauregard pour son aplaventrisme, le Comité de sauvegarde du patrimoine
et le Mouvement Écologique du Haut-Richelieu pour leur intervention tardive,
leur incapacité de proposer une solution de rechange raisonnable et sérieuse».
Pour Lafontaine, il s’agit
de se prononcer contre Westcliff, non parce que c’est Westcliff Limitée qui
tente d’agrandir son cheptel de centres commerciaux mais sans doute parce que
c’est l’administration Beauregard qui nous mène trop tôt et trop vite, vers
l’inconnu sans aucune garantie du contraire et oublie de nous dire l’essentiel.
Ni non plus par chauvinisme ou par une conception ambiguë de l’environnement,
comme certains opposants au dézonage», mais il arrive à cette conclusion
lorsqu’il s’interroge sur les 5 ou 10 prochaines années de l’histoire de
Saint-Jean : un dézonage sauvage de la région nord pour l’établissement
de commerces successifs; restaurants, bureaux, hôtels, motels de prestige qui
voudraient s’établir près du géant et profiter de son achalandage; le trafic
routier transféré du Boulevard du Séminaire au Boulevard Grand-Bernier,
devenu voie de ceinture et relié à l’échangeur d’Ouest en Est; enfin, le recul
constant du territoire agricole protégé dans la zone sud. Ainsi les quartiers
nord et ouest se verront largement modifié par l’implantation du nouveau centre
d’achat. Les prémonitions de Lafontaine devaient s’avérer justes avant moins
des dix années prévues, surtout lorsque le ministre fédéral Bissonnette
négociera l’implantation d’Oerlikon dans le quartier sud-ouest de la ville.
Si ce long détour autour de
l’implantation d’un promoteur de centres d’achat est si important, c’est qu’il
confirme l’effet persistant du trauma de la Singer. Le projet Westcliff
est aussi gigantesque pour les gens de Saint-Jean que l’était l’implantation de
l’usine de machines à coudre en 1906. Plus directement, il prend en otage les
commerçants du centre-ville afin qu’ils quittent la rue Richelieu ou la rue
Champlain pour aller s’établir, en satellites, autour des grandes surfaces qui
sont les locomotives du commerce. Le coût de location élevé des boutiques,
l’augmentation des prix de la marchandise, la concurrence inégale avec les prix
des géants de l’alimentation ou de la mercerie, le rythme de travail imposé aux
employés et les aléas du marché fragilisent des commerces qui existent souvent
depuis plus d’un siècle et qui se sont transmis d’un propriétaire à l’autre, ou
souvent dans une même famille. La passivité d’un Conseil municipal qui calcule
les fruits de la taxation immobilière, la maladresse de marchands qui font
appel à des sentiments liés à un patrimoine qu’ils ont été les premiers à
négliger depuis soixante ans, le manque de créativité et d’imagination pour
revitaliser le centre-ville, tout cela dénote un comportement qui trahit le
manque d’auto-détermination des édiles de la société johannaise dans le choix
du réaménagement de son territoire.
La longue agonie de la Singer. Après la Seconde Guerre mondiale, Saint-Jean est
peuplée, selon le recensement de 1951, de 19 305 habitants. La même, année la
ville subit la grève la plus importante de son histoire : celle des 2 500
employés de la Singer. Ce vaste complexe n'a jamais cessé de se
modifier, surtout dans les années qui suivent la guerre :
«
L'usine
occupe l'espace le plus important du complexe Singer. Elle est
constituée de nombreux départements qui servent à la fabrication des
différentes composantes de la machine à coudre : les aiguilles, les meubles de
la machine à coudre, les têtes de machines en fonte, etc. Une section de
l'usine sert même d'entrepôt pour les pièces et les cabinets. Au fil des
années, plusieurs départements subissent des modifications. Toutefois, c'est
après la Deuxième Guerre mondiale qu'un réel effort de modernisation et
d'amélioration est entrepris. En effet, durant ce conflit mondial, Singer
avait été adaptée pour fabriquer du matériel de guerre. Après 1945, l'usine
doit redevenir fonctionnelle pour la fabrication de machines à coudre. Les
dirigeants en profitent pour moderniser les installations. Parmi les
transformations et/ou ajouts les plus importants, soulignons ceux-ci : 1947 :
on ajoute une nouvelle section de réception de 90 pieds par 40 pieds. Elle
permet de relier la machinerie au département d'emballage. Cette nouvelle
partie est équipée de plates-formes pouvant recevoir à la fois quatre camions
et un wagon de chemin de fer. On y aménage également un nouvel entrepôt
d'emballage sur la rue Saint-Louis. 1948 : construction d'un entrepôt pour
l'acier. Sa plate-forme intérieure permet le chargement des wagons et des
camions. On y retrouve également un pont roulant pouvant supporter jusqu'à 3
000 livres. 1949 : une nouvelle fonderie est construite à proximité de l'ancienne.
Elle est bien aérée et équipée de convoyeurs à rouleaux qui réduisent de moitié
la manutention et les efforts physiques. 1949 et 1950 : deux garages sont
construits. Un est utilisé pour les camions et les voitures des membres de
l'exécutif de la compagnie et sert à leur entretien. L'autre abrite les
locomotives et la grue mécanique. 1952 : construction d'un entrepôt pour le
bois d'œuvre à proximité de la cabinetterie. Il est équipé de voies
intérieures de chargement et d'un système de contrôle de l'humidité du bois qui
arrive du chantier de coupe de Thurso. Ce système élimine l'empilage du bois
dans la cour, le séchage et parfois même le machinage.
Les rénovations effectuées entre 1946 et 1952
ont coûté six millions de dollars. Ce montant inclut également l'installation
d'équipement pour la production des moteurs électriques des machines à coudre.
À la suite de cette modernisation, l'usine Singer
de Saint-Jean passe
d'une superficie de 580 000 pieds carrés à 900 000 pieds carrés et atteint des
records pour l'emploi et la production : les machines à coudre de Saint-Jean
sont expédiées dans 48 pays. Cependant, les rénovations et la modernisation ne
touchent pas tous les départements. En effet, les dirigeants ne rénovent pas
les sections dont l'élimination est prévue à plus ou moins long terme. Par
exemple, en 1954, le département des aiguilles est fermé et l'outillage est
transféré en grande partie au Brésil et la balance du stock en Allemagne. La
même année, le département des navettes (shuttles
) et celui des pattes
d'acier sont transférés respectivement au Brésil et en Écosse. En 1960, la
cabinetterie et le département des mallettes, rénovés depuis peu, sont
déménagés à Thurso. Le démantèlement progressif de Singer
Saint-Jean
suivra quelques années plus tard et marquera le début de la fin pour l'usine
johannaise».
Dans le catalogue des grandes grèves de l’époque, celle de la Singer
tient une place toute relative. Certes, les revendications économiques ont été
l’enjeu de l’affrontement, mais il est possible de saisir la grève comme une
réaction longtemps refoulée des travailleurs de Saint-Jean à l’endroit de
l’usine. Nous l’avons maintes fois soulignées : son gigantisme monumental, la
vaste étendue de ses planchers, le personnel considérable qui y travaille
créent une atmosphère suffocante à la Métropolis. Certes, les
photographies nous montrent le côté sympathique de la vie ouvrière à la Singer
: le petit tramway, le hangar sur le quai aux écluses du canal, les rails
sur la rue Saint-Paul, les parades de la Saint-Jean-Baptiste… Mais la Singer
étouffe Saint-Jean et les ouvriers en ont été les premiers à sentir les
effets nocifs contrairement à la bourgeoisie locale qui ne percevait rien de
son drame intérieur. Même dans une ville où le pourcentage d’accroissement sera
de 14.2% entre 1961 et 1971, la Singer restait cette ombre pesante qui
s'étendait sur la ville. Avec les années 70, le son de son sifflet commence à
ressembler de plus en plus à un glas. À cette époque, 500 personnes s’occupent
de la fabrication des machines à coudre. Il ne reste plus rien du tramway, des
rails et du quai au canal de Chambly. Sur la façade de l’aile droite, face à la
rue Saint-Louis, le nom de Croydon remplace celui de Singer. L'immense
plancher de l’usine, en effet, est partagé depuis 1952. Croydon, multinationale
pennsylvanienne occupe la moitié du complexe industriel. L’usine Singer de
Saint-Jean fermera ses portes le 31 mars 1986, même si la compagnie exploite
encore une centaine de filiales partout dans le monde, mais elle approche de la
faillite. Dans la tourmente, le fonds de pension des travailleurs sera emporté,
ce qui causera un véritable scandale social pour le Québec tout entier.
Les faits en litige se sont produits entre 1947 et 1986, lit-on dans le
document de la cour. Les retraités reprochent au régime de Pensions du
gouvernement du Canada de verser les surplus de la caisse de retraite de Singer
à la compagnie plutôt qu'aux employés, malgré la police collective signée qui a
été découverte beaucoup plus tard. On estime le nombre de retraités encore
vivants à 50 et leur âge moyen se situerait autour de 87 ans. Vingt ans plus
tard, soit le 9 mars 2006, après un long et très coûteux processus judiciaire,
près de 600 retraités ou leurs héritiers, après avoir intenté un recours
collectif évalué à 8,2 millions de dollars, obtiennent du gouvernement du
Canada un règlement à l'amiable dont les termes de l’entente sont demeurés
confidentiels. À lui tout seul, l’effondrement de la Singer illustre
assez bien la bascule de l’auto-détermination régionale à la «succursalisation»
opérée à partir du début du siècle à Saint-Jean-sur-Richelieu, comme de
nombreuses petites villes du Québec. La morale de cette histoire montre la
fragilisation d'une localité de se retrouver en état de satellisation
par des entreprises venues de l’étranger.
Les Longtin et les Savoy. Dès la fin de la crise, de petites entreprises
industrielles se développent dans la région. En 1938, les Carrières Bernier Limitée, œuvre d’Eugène Ouimet, sont fondées :
«
La production de pierres concassées est la
principale source des carrières. On extrait du terrain d’une centaine d’arpents
carrés et jusqu’à une profondeur de 100 pieds une quantité considérable qui
atteint 1 million de tonnes par année, et l’on nous dit que la masse de roc est
suffisante pour un approvisionnement semblable pendant de nombreuses années.
En plus de la pierre, les Carrières Bernier se
chargent de la pose d’asphalte et de la construction de routes et de production
de béton destiné principalement aux chantiers de construction».
C’est avec Philodor, le fils d’Eugène Ouimet, que l’entreprise devait
prendre un prodigieux essor. Aujourd'hui, les carrières opèrent sous le nom de P. Baillargeon Lte.
En 1942 est fondé Héroux Limitée, entreprise principalement établie à
Longueuil, mais dont une branche est située à l’aéroport de Saint-Jean. Les
entreprises Héroux sont reconnues pour avoir complété avec succès des contrats
de livraison de trains d’atterrissage, équipant tous les modules lunaires de la
NASA dans le projet Apollo. L’entreprise se divise en 2 sections bien définies :
l’atelier mécanique et l’atelier hydraulique.
Deux familles d'industriels locaux ont particulièrement bien passé la période de la crise et de la Seconde Guerre mondiale : les Longtin et les Savoy. Georges Arthur Savoy (1873-1951) nous est déjà connu comme le fondateur de la Dominion Blank Book en 1921, son fils Harolde J. (1900-1977) prendra la succession en 1946. Les Savoy sont surtout connus pour leur participation à la fondation du Centre Lucie Bruneau pour les gens souffrant d'épilepsie et autres maladies cérébrales. Comme le clergé tenait à ce que le centre demeure spécifiquement catholique, Savoy s'opposa au sectarisme de l'institut. Il mena campagne pour que les portes du centre soient ouvertes à tous ceux qui en avaient besoin. L'industriel se transformait en philanthrope. Malgré sa forte personnalité, Lucie Bruneau ne put faire chanter le clergé d'avis. Sur le fait, George Savoy fut frappé par un drame personnel. Son fils, le major Paul Savoy, membre des Fusillers Mont-Royal fut tué dans le désastreux raid sur Dieppe (1942). C'est alors qu'il décida de fonder le Foyer Dieppe, le 12 novembre. Le soir de l'inauguration, Savoy fit un discours dans lequel il affirma que le Foyer devait être aussi un mémorial pour son fils et tous les jeunes hommes morts à la guerre. L'institut devait traiter les maladies épileptiques, prodiguant des traitements adaptés à la condition de chacun. Ici, aucune ségrégation ne serait toléré. Lorsque George A. Savoy mourut, en 1951, son fils Harolde lui succéda à la tête du Foyer Dieppe comme il l'avait fait pour la Dominion Blank Book.
Vernon Longtin est toujours à la tête de Kraft Paper Products et
d’Iberville Fittings. Rodolphe Longtin hérite des titres de son père
tandis que celui-ci surveille d’un œil attentif son entreprise de la Kraft…,
alors que l’Iberville Fittings, divisée en 2 groupes bien distincts
en 1941, voit sa succursale d’Iberville déménager par manque d’espace à
Saint-Jean, en 1955. L’usine s’établit sur la rue Saint-Georges, entre Collin
et Bouthillier, tout près de la voie du Canadien National. Ce bâtiment est le
seul, à Saint-Jean, à posséder un château d’eau noir, plus petit et moins haut
que celui de la ville, élevé à même le toit de l’usine. Une nouvelle usine de
l’Iberville Fittings s’établit à la limite de la rue Longtin, devant le
Collège Militaire, sur la route de Saint-Paul (aujourd’hui
Jacques-Cartier sud), séparée de la route par la voie du Canadien National. En
1970, la compagnie est acquise par G.T.E. Sylvania Canada qui double le
personnel et l’espace occupé par l’usine, augmentant favorablement la
production. Durant toutes ces années, Longtin ne cesse de développer son
capital. Il fait venir au Canada les Industries Thomas & Betts qui
s’installent à Iberville et, tout en dirigeant sa propre entreprise, en devient
actionnaire. Il entre en relations d’affaires au Mexique en vue de produire les
câbles DSTA, industrie qu’il cède en 1955 à des intérêts américains. Un an plus
tard, il apporte son concours aux frères Silverman pour lancer l’entreprise Flexicon
et 20 ans plus tard, conclut une transaction pour que les Silverman en
deviennent les uniques propriétaires. En 1963, T. Harrison Smith, industriel
d’expérience dans le câble et qui a occupé un poste de gérant-général à la
compagnie Industrial Wire & Cable, consolide en tant que gérant des
ventes l’organisation de la distribution des produits de la compagnie. Dans les
années 1970, Vernon Longtin entre en relations d’affaires avec Robroy
Industries afin de créer de nouveaux et de nombreux liens dans le monde des
affaires et de l’industrie. L’aventure multinationale n’est pas fermée aux
entrepreneurs johannais. Ces industriels appartiennent à une nouvelle race de
capitalistes locaux. Intimement liés à des milieux anglophones, ils tiennent à
ce que l’on prononce leur nom avec l’accent tonique anglais. À une époque où le
nationalisme québécois est très pointilleux sur la langue, cette attitude est
considérée d’un très mauvais œil.
Le Village suisse comme projet de développement immobilier lié à une
entreprise étrangère. En 1949, le conseiller municipal Maurice LeSieur entreprend une tournée
afin d’inviter des entrepreneurs à venir implanter de nouvelles industries dans
la région. L’accroissement de la population à l’issu de la Grande Dépression -
7 734 habitants en 1921; 11 256 en 1931; 13 646 en 1941; 19 305 en 1951, 26 988
en 1961 - veut qu’on aille chercher des entrepreneurs capables de créer des
emplois dans la région. Le trauma de la Singer est devenu le moteur de
la nouvelle pensée économique du développement opportuniste venu de l’étranger.
Apparaîtront successivement la Clough Chemical Company Limited, installée
sur la rue Saint-Pierre, qui fabrique des produits chimiques sur une grande
échelle destinée aux industries textiles, cosmétiques, cuir et papier à travers
tout le Québec, l’Ontario et même la France. LeSieur, qui a cédé son entreprise
funéraire à ses fils pour se consacrer à la vie politique, appuyant les
démarches du député Paul Beaulieu, décroche la venue de la firme suisse
Brown-Boveri, une entreprise de haute technologie de Bade, en Suisse :
«
Des efforts du Conseil de ville pour amener
de nouvelles industries à Saint-Jean ne furent pas vains. Déjà la ville avait
acquis du gouvernement fédéral les terrains dont il n’avait plus besoin depuis
le départ des Dragons, ce qui permit l’établissement de la Saint-Régis, devenue
depuis la Cyanamid, de la Doric Textile, de la Brown-Boveri, sans parler des
autres manufactures qui se sont considérablement agrandies et de Longtin qui a
déménagé sa manufacture (Iberville Fittings) d’Iberville à Saint-Jean. "Je
me souviens même d’avoir arpenté la terre des Papineau avec le Dr Boveri. Il
aimait bien les petits vallons qui rompaient la monotonie du paysage. Jusqu’à
un certain point ils lui rappelaient sa Suisse natale. Malgré les efforts
déployés par la ville de Granby et son maire de l’époque, Ulysse Boivin, qui
avait beaucoup d’influence, nous avons réussi à attirer la Brown-Boveri à
Saint-Jean"».
Érigée sur 56 acres de terrain, aux limites sud-ouest de la ville,
c’est une usine de 178 000 pieds², la Brown-Boveri développe un véritable
petit «Village suisse» tout autour. Au printemps 1952, Le Canada Français
annonce qu'une usine de 340 pieds par 120 pieds est aménagée au coût de 2
millions de dollars. Bientôt, on y produit des transformateurs et des
disjoncteurs à air. De nombreux Suisses viennent s'établir à Saint-Jean, dans ce
nouveau quartier, dont une quarantaine de techniciens venus pour former les
ouvriers choisis sur place. En peu de temps l'usine du boulevard Boveri donne
du travail à 350 personnes. Elle doublera sous peu sa superficie.
Le Village suisse, qui sera longtemps séparé par un terrain de balle
drainé et éclairé, assure l'isolement et la tranquillité pour les 16
maisonnettes et 9 logements. On prévoira même ajouter 200 logements à ce
complexe résidentiel. Il y aura même un tunnel en béton qui reliera une maison
du village à l'usine. Ce souterrain est muni d'une voûte à l'épreuve d'une attaque nucléaire! La proximité recherchée par Brown-Boveri avec la frontière américaine n'était pas étrangère au climat de Guerre Froide de l'époque. En 1963, Brown-Boveri quittera Saint-Jean pour s'établir à Pointe-Claire. Toutefois, l'usine gardera la même vocation : la division des produits industriels de Westinghouse profitant de son infrastructure pour fabriquer des transformateurs haute-tension à sec, des calorifères, des DSDT et, plus tard, des disjoncteurs à l'épreuve des arcs électriques, un produit inventé à l'usine de Saint-Jean engagée dans la recherche. L'objectif de l'usine était d'un million de dollars par mois.
L'époque de la Westinghouse. D’autres usines s’établissent dans la région.
Ainsi, l’entreprise Inter Royal Corporation Ltd est un groupe d’une
dizaine d’industries diversifiées au Canada et aux États-Unis et l’une d’elle
vient s’établir dans une partie de l’édifice de la Singer : la Croydon,
spécialisée en fabrication de meubles de bureaux de haute distinction.
Établie en 1952, la Croydon est suivie, en 1953, de l’achat de Cables,
Conducts and Fittings de la rue Richelieu par la multinationale italienne Pirelli.
L’installation de la Pirelli à Saint-Jean sert de base à l’expansion de
la multinationale sur tout le territoire canadien : «On procéda dès lors à
une réorganisation complète de l’ancienne usine et un nouveau plan de
fabrication des câbles à électricité fut inauguré à Saint-Jean en 1956, sur un
terrain de 34 acres. En 1958, un département de production de fil de cuivre fut
mis en marche, suivi d’un département du caoutchouc en 1959».
La même année, la multinationale américaine National Electric Coil de
Virginie vient construire une usine à Saint-Jean. Fabricante des produits
électriques, l’usine occupe un espace de 30 000 pieds² sur un terrain de 11
acres. La National Electric Coil est le plus important fabriquant
d’électro-aimants de levage et de bobines de rechange pour les moteurs et les
générateurs. Toujours dans le domaine des produits électriques, on ne
peut passer sous silence l'usine de la Westinghouse :
«
L’édifice et les bâtiments qu’occupe
aujourd’hui la Division des Produits industriels s’étendent sur une superficie
de 178 000 pieds² et sont avantageusement situés sur un terrain de 56 acres
faisant face au Boulevard Vanier. L’usine fut érigée par la firme suisse
Brown-Boveri en 1951 et suite au déménagement de cette entreprise à Montréal en
1963, Westinghouse en fit l’acquisition en 1964. Ce fut un début modeste, mais
en mai 1965 on comptait déjà 60 employés : l’usine en avait 31 dont 4 femmes et
le bureau était desservi par 29 employés. Au début de l’année 1975 Westinghouse
fournissait de l’emploi à 425 résidents de Saint-Jean et des environs (dont 73
femmes), chiffres assez éloquents par eux-mêmes et qui témoignent de la
vitalité de l’entreprise dans la région : en moins de 10 ans, le personnel se
multiplie par 7 - un essor remarquable et qui augure bien pour les prochaines
années».
Le «160 Vanier» et les proches terrains sont équipés pour supporter une
production de produits de distribution électrique de haut-voltage. L’usine est
munie de onze ponts roulants, dont un d'une capacité de 100 tonnes, avec lequel
on soulevait les wagons qui traversaient l'édifice grâce aux rails installés à
l'intérieur. Il va sans dire que la proximité du chemin de fer du Canadien
National est un atout. Considérée comme une usine modèle, très sécuritaire, ses
piliers s'enfonçant chacun à 135 pieds dans le sol, on y retrouve, jusqu'à la
fin du siècle, un plancher en briques de bois. Le hangar, à l'ouest de
l'entrée, construit pour exécuter des travaux pour Hydro-Québec, a été un
moment loué à Oerlikon. Car, malgré tout, malgré quelques grèves dont une qui
dura 4 mois, la Westinghouse est toujours restée une usine sous-exploitée,
mettant sur le marché des produits techniques : interrupteurs,
disjoncteurs, boîtier moulé, sectionneurs à fusibles, etc., et des produits
standards : transformateurs, Caniveaux de Distribution, Chauffage
électrique, etc. Les matériaux bruts utilisés dans les opérations
manufacturières comprennent au-delà de 3 075 items provenant de 350
fournisseurs répandus d’un bout à l’autre du Canada et des États-Unis. Peu à
peu, l'usine perd de ses départements et, au moment où elle semble s'orienter
vers la haute-technologie, en 1994, elle vend sa production à Cutler-Hammer,
division de la multinationale américaine Eaton-Yale qui, trois semaines
plus tard, annonce le transfert de sa production chez nos voisins du Sud. C'en
est fait de l'usine qui augurait si bien en 1971. Le siècle qui avait
commencé avec les promesses du «plant» Singer s'achève dans le
morcellement du «plant» Westinghouse.
Officiellement ouvert en 1965, le Boulevard Industriel, encore plus éloigné
du centre-ville que ne l’est le Boulevard du Séminaire, accueille en premier
l’usine Thomas and Betts. Au cours de ces mêmes années, la Dominion
Textile s’établit à Saint-Jean sous le nom de Textiles Richelieu. La
Dominion est une compagnie canadienne à 90%. Son château d’eau en damier
rouge est encore visible dès qu’on approche de Saint-Jean par la bretelle
d’accès à l’autoroute. L’Ozite Corporation of Canada Limited, établie à
Saint-Jean il y a plus de 50 ans, connue alors sous le nom de Dominion Hairflet,
devient l’entreprise nationale de la fabrication du tapis des plus
importante du pays. Dans les années 1970, au faîte de son expansion,
l’entreprise de Saint-Jean emploie environ 240 ouvriers.
La fin de l’ère industrielle. Comme pour nombre de commerces, les
entreprises industrielles changent fréquemment de mains. Anthes Eastern (la
fonderie Paquette) est acquise en 1973 par la Fonderie Sainte-Croix dirigée par
la famille Biron - dont Rodrigue est un temps chef de l’Union Nationale avant
de passer au Parti Québécois -, et, au bout de quelques années, est acquise par
le consortium ontarien Bibby Foundery Limited. En 1975, la Belding
Corticelli Silks de la rue Richelieu est démolie. La Fonderie Sainte-Croix
elle-même n’existe plus et elle a quitté les lieux en laissant un territoire
pollué sur lequel il apparaît difficile d’ériger des demeures. La facture de la
décontamination sera assez salée.
Les grandes usines de Saint-Jean, de la Singer à la Westinghouse,
ont laissé l’impression que Saint-Jean était un centre industriel
étendu. Le Schéma intégré d’aménagement et de développement des loisirs.
Vallée de la Richelieu qui publie, en 1973, le Rapport Pluram, compare les
différentes localités du Richelieu afin de proposer des solutions à l'étalement
urbain montréalais :
«On a les gros ensembles de type régional à
Varennes, Verchères et Contrecœur. Ces ensembles s’alignent dans l’axe de la
future route 30.
Quant aux autres espaces industriels, ils se
réduisent à quelques centaines d’acres, à Saint-Hilaire, à Chambly, à
Marieville, à Saint-Jean-St-Luc-Iberville et à Sorel-Tracy. Ces petits espaces
industriels n’ont pas d’effet sur l’occupation générale du territoire; tout au
plus influencent-ils les zonages propres à chacune des municipalités».
Il est impossible de considérer ces entreprises comme de gros employeurs. Dans la région Saint-Jean-Saint-Luc-Iberville, seulement 11 entreprises emploient plus de 200 employés - ouvriers, cadres, personnel de soutiens, etc., 13 entreprises emploient entre 100 et 200 employés, et 20 entreprises emploient de 50 à 100 employés. Ceci jette une douche froide sur le mythe de Saint-Jean centre industriel. Depuis la fin du XXe siècle, il est évident que la prolifération d'entreprises industrielles locales n'a pas suivi la croissance de la population. Celle-ci travaille à l'extérieure des limites de la ville, consacrant ainsi la réputation de Saint-Jean ville-dortoir. À ce titre, elle devient, comme tant d'autres villes des couronnes nord et sud de Montréal, un satellite de la Métropole. Ce qui illustre d'ailleurs cette morale c'est, une fois l'industrie qui avait abrité la Singer durant un siècle mis à terre, on construisit des condos et des appartements appelés la Cité des Tours qui furent occupés assez rapidement par des immigrants maghrébins pour la plupart.
Histoire syndicale et luttes
ouvrières. Le prolétariat ouvrier de Saint-Jean offre une
image et une réalité. L’image est surtout véhiculée par les propriétaires des
moyens de production : un prolétariat docile, qui accepte de trimer dur
pour un salaire parfois maintenu assez bas. Saint-Jean n’est pas un nom qui
résonne comme Louiseville ou Murdochville. Les grèves sanglantes, la répression
policière excessive, les appels au communisme n’appartiennent pas au climat
ouvrier de Saint-Jean :
«Depuis
l’implantation du syndicalisme dans la région en 1940 (syndicat de la
construction), les ouvriers ont acquis une certaine sécurité. Dans les dix
dernières années, on dénombre environ une quinzaine de grèves dans la région
dans le secteur ouvrier. La plus longue dure plus de 4 mois. Environ 500 jours
de travail se sont perdus en raison des grèves dans les dix dernières années.
Cela revient à dire qu’il se perd environ 50 jours par année à cause des
grèves; ce qui est vraiment peu pour l’ampleur du secteur industriel de
Saint-Jean.
On peut donc dire que Saint-Jean et son agglomération jouissent d’une
bonne stabilité concernant le travail de l’ouvrier et sa rémunération».
Ce commentaire paraît dans
un livre qui fait la promotion de la ville de Saint-Jean et de ses deux sœurs
et commandité par le monde des affaires. Certains d'entre eux vont jusqu'à
parler d'une usine moderne où il fait bon vivre et travailler! Ainsi, de
la National Electric Coil :
«M.
Henry C. Morris, gérant de l'usine, nous a parlé de la bonne entente qui existe
entre les membres de la direction et les quelques 90 employés de l'usine, dont
une vingtaine de femmes, qui sont affiliés au syndicat des Métallurgistes Unis
d'Amérique. Chacun des employés est libre de devenir syndiqué, la décision lui
étant entièrement laissée.
Le fonds de pension des employés est basé sur les profits annuels de
l'entreprise et les travailleurs sont protégés par une assurance-groupe, une
assurance-vie et des indemnités hebdomadaires.
Une entreprise dynamique comme celle de National Electric Coil, avec un
personnel qui travaille dans la coopération et le respect de la personne
humaine envisage l'avenir avec optimisme. Les travailleurs se sentent chez eux
et ont le souci constant de faire progresser leur usine».
Les commanditaires de l'Ozite
sont tout aussi élogieux à l'égard de leurs employés :
«Il
y aurait beaucoup à dire de l'usine, mais pour une vue d'ensemble, en voici
quelques détails; elle est munie d'équipements des plus modernes, réduisant,
d'une part, l'effort physique du travailleur et, d'autre part, minimisant les
risques d'accidents. Elle compte présentement 240 employés très bien rémunérés,
en plus de jouir de bénéfices marginaux très avantageux à savoir : fonds de
pension - assurance-maladie et ce, entièrement payé par la compagnie… Pour
autant de raisons, le travailleur se sent chez lui, donnant le meilleur de lui
pour le progrès de l’entreprise dont il fait partie».
Voilà pour l’image, voici
pour la réalité. Après 30 années de bon ménage entre employeurs et employés;
après la grève de la Crane, en juillet 1936, le climat ouvrier se
déterriore lorsque les ouvriers de la Franco-Canadian Dyers s’organisent
en syndicat en janvier 1937 avec pour but d’influer sur leurs dures conditions
de travail : 70 heures/semaine pour des salaires dérisoires et à un rythme
toujours plus accru. Devant le refus de la Compagnie de négocier et de
reconnaître le syndicat, les travailleurs votent la grève à l’unanimité. M.
Tiberghien, propriétaire de la Franco exploite également la St. Johns
Textile Mills. Le 25 mars 1937, par solidarité, ses travailleurs se
joignent à la grève de la Franco et 2 jours plus tard, le 27, ils
organisent une manifestation dans les rues de Saint-Jean. La Compagnie menace
de fermer l’usine et les grévistes, courageux, refusent de se laisser intimider
par le chantage; ils aiment mieux laisser fermer les portes de la
manufacture plutôt que de retourner au travail dans les conditions actuelles.
Au début d’avril, la police harcèle les grévistes et en arrête deux. Le 12
avril, la grève se termine par la reconnaissance du syndicat et l’application
de la loi du salaire raisonnable à l’usine (ce qui équivaut à peu près à la
notion de salaire minimum). De plus, les ouvriers obtiennent que les
contremaîtres cessent leur harassement sexuel sur les jeunes travailleuses de
l’usine.
Au cours des années 1940 est
fondé le deuxième Conseil du Travail de la Province de Québec, dans la région
de Saint-Jean-Iberville. Puis, une autre grève majeure bouleverse la région :
celle qui oppose les ouvriers de Saint-Jean au monopole américain Singer
et dont nous avons déjà fait mention. Le 6 juin 1951, un vote quasi-unanime de
2 000 des 2 200 employés approuve la grève comme moyen de pression. Pour bien
comprendre les dimensions de cette grève, il faut se dire que c’est près du
tiers du prolétariat ouvrier de Saint-Jean et d’Iberville qui entreprend la
lutte contre le colosse de la rue Saint-Louis. Trois points principaux sont en
litiges : les salaires - 1951 est une année d’inflation -; la promotion par
séniorité - contre le favoritisme - et la décision des taux à la pièce :
«Les
ouvriers de Singer ont su développer l’unité et le support pour leur
lutte, par exemple : les Conseils du Travail du district (plus de 12 000
membres) forment des comités de coordination pour mobiliser les ouvriers
hebdomadaires dans les usines. Le bureau national des Métallos a organisé un
comité pour faire connaître la grève dans tout le Canada. De plus, plusieurs
autres locaux du CIO donnent de l’argent et organisent des collectes. Le
Conseil Régional de l’Acier du Québec organise aussi des collectes. Les
ouvriers du Singer aux États-Unis ont envoyé un télégramme informant de
leur support et de leur aide financière.
Le syndicat organise le 5 juillet un grand rassemblement des
représentants de divers locaux et Syndicats de la province et des représentants
des syndicats des usines Singer aux États-Unis avec un chèque de $ 5 000. La Confédération des
travailleurs catholiques participait aussi. En plus, les marchands de
Saint-Jean collaborent avec le syndicat pour le système de bons de nourriture.
À la fin de juillet une poignée d’éléments anti-syndicaux forment une
organisation fantoche qu’il appellent Union Mutuelle et ils offrent aux ouvriers
de négocier le retour au travail tentant sans succès de diviser les ouvriers
face à l’ennemi. La large majorité des ouvriers restent unis dans leur syndicat
et persévèrent dans la lutte.
Le 30 août, après 3 mois de lutte, ils obtiennent un contrat d’un an
contenant l’essentiel de leurs demandes, incluant une clause de révision des
salaires pour le coût de la vie».
Les fortes dépenses pour le réaménagement d’après-guerre explique, en
partie, les origines de cette grève. Nous sommes alors en pleine vague de
syndicalisation et de résistance ouvrière. 1946, c’est la grève de Valleyfield;
1947, celle de Lachute; 1949, la Grève de l’amiante à Asbestos; 1951, la grève
de l’Alcan à Shawinigan et 1952 les grèves de Louiseville et de Dupuis Frères à
Montréal. Face aux revendications ouvrières, les patrons décrètent des lock-out
et le gouvernement de Maurice Duplessis envoie sa police (la P.P.) réprimer de
manière violente les manifestations produites, dans son esprit, par des
émissaires communistes. Le litige de la grève repose sur les mêmes raisons qui
ont poussé l’entreprise à faire tous ces réaménagements. Le syndicat demande à
l'employeur une augmentation des salaires de .20 ¢ l'heure pour faire face à la
hausse du coût de la vie, la réévaluation des tâches, la parité des salaires
entre hommes et femmes, l'application de la règle de la séniorité pour les
promotions et la renégociation de la convention collective au niveau du
règlement des griefs. Environ 2 500 membres du Syndicat des métallos, affiliés
au Congrès des organisations industrielles (COI), quittent l'ouvrage à l'usine
de machines à coudre. La grève ne se terminera que le 30 août. Le syndicaliste
René Martin expose en ces termes les modalités de l'accord : «La compagnie a
accepté, comme nous le demandions, de nommer un arbitre impartial qui enquêtera
sur le rythme de production pour les travailleurs à la pièce. La compagnie a
renoncé à priver l'union du droit d'arbitrage pour tout grief de nomination et
de congédiement (...) Quant aux salaires, la compagnie accorde des augmentations
de 11 et 16 cents l'heure pour tous les employés, homme ou femme». La grève
a donc donné des résultats appréciables pour les travailleurs sans ruiner les
propriétaires de l’entreprise.
Par après viendront les
grandes grèves de Louisevile dans les entreprises du textile. Pour Saint-Jean,
les grèves de la Franco et de la Singer sont les plus mémorables.
Durant ces luttes de classes, la population générale s’est portée derrière
leurs travailleurs. Il n’y a pas jusqu’à Martial Rhéaume, ancien député libéral
du comté à Ottawa pendant la guerre qui, en tant que boucher, accepte les bons
de nourritures et d’échanger les chèques d’aide des grévistes tout en en
retenant près de la moitié pour service rendu. Un an plus tard, en 1952,
est fondée la Fédération des Usines Industrielles du Québec (FUIQ) dont le deuxième des trois conseils est
établi à Saint-Jean.
Au début des années 1970,
les grèves violentes recommencent après une accalmie de 20 ans. À l’époque, on
compte dans la région 13 grèves pour renouvellement de contrats; 3 grèves de
réouvertures de contrats; 2 débrayages sur la sécurité d’emploi. De plus, 9
groupes d’ouvriers réussissent à obtenir leur accréditation syndicale. Il y a
également, notons-le, un très grand nombre de réouvertures de contrats qui se
règlent sans grève. C’est dire que l’image d’un climat serein dans le
milieu ouvrier, que le prospectus Saint-Jean, Saint-Luc, Iberville donnait
à l’époque, doit être nuancé :
«Fin
1973, début 1974, les ouvriers du monopole Westinghouse mènent une grève
pour le renouvellement de leur contrat. Ils doivent faire face à une attaque de
leur droit de grève par une injonction, à une poursuite de $ 10 000 contre le
syndicat, à des accusations portées par la police contre plusieurs grévistes
sous toutes sortes de prétextes. En février, un renouveau de l’unité des
travailleurs de la région pour appuyer leur lutte prend la forme du Front
Commun régional qui organisera plusieurs activités d’appui. Finalement, après
avoir persévéré dans la lutte et résisté aux diverses tentatives de les écraser
pendant 19 semaines, les 276 ouvriers de la Westinghouse signent un
contrat favorable».
Puis, c’est au tour de la Commodore
Mobile Homes, usine américaine établie en grandes pompes à Saint-Jean en
1973, à se voir frappée par la grève durant laquelle les appuis
apportées à la lutte se font très nombreux.
Le Front Commun lui-même donne son appui tandis que plusieurs
manifestations sont organisées par les grévistes et que de nombreux syndicats
accordent leur appui financier :
«En
juillet [1974], les 100 ouvriers de la compagnie américaine Commodore
Mobile Homes débrayent pour forcer la compagnie à réouvrir leur contrat en vue
d’indexer les salaires à l’augmentation du coût de la vie. Ils doivent faire
face très bientôt à une injonction leur ordonnant le retour au travail. Les
ouvriers décident de poursuivre la lutte. Leur syndicat (OUTA) leur retire tout
appui. La compagnie entreprend une poursuite de $ 815 000 contre le syndicat.
Des plaintes sont portées au tribunal du travail. La police multiplie les
harcèlements. Les attques massives de la police et des scabs pour faire sortir
des roulottes se heurtent à la résistance des ouvriers. La compagnie fait
toutes sortes d’intimidations, des appels téléphoniques individuels, des
congédiements, etc. Le syndicat local est mis en tutelle par l’OUTA. Malgré ces
attaques combinées, les ouvriers persévèrent dans la lutte et font preuve d’un
grand esprit de résistance.
Après 3 mois et demi d’une grève où les ouvriers ont résisté et riposté
aux attaques contre leurs droits fondamentaux de faire la grève et de maintenir
des lignes de piquetage, ils signent un contrat qui leur est favorable. Cette
lutte montre très clairement le rôle de l’État dans la société capitaliste dans
ce cas, défendre le droit
d’un monopole américain de venir exploiter le cheap labor de
Saint-Jean, enlever aux ouvriers tous leurs droits de résister à
l’exploitation; ceci en utilisant les cours, les lois, la violence de la
police, etc. Malgré les déclarations récentes du maire de Saint-Jean, la ville
n’a pas encore retiré ses poursuites contre les ouvriers de la Commodore…»
À Saint-Jean, quand il n’y a
pas grèves ou luttes actives, les ouvriers s’organisent et se structurent en
syndicats :
«Sur
le front de la formation des organisations de défense, les travailleurs de Dominion
Blank Book ont réussi récemment à former leur syndicat. L’histoire de leur
lutte montre aussi le rôle des lois du travail pour saboter et entraver la
formation de syndicats et le genre d’attaques que les capitalistes sont prêts à
lancer pour empêcher les ouvriers de s’organiser. Il est très important
d’apprendre de cette lutte car au Canada, il n’y a que 30% des ouvriers qui
sont organisés».
Les années 1970 - surtout
après la crise du pétrole en 1973 - furent des années difficiles dans les
relations de travail. Le chômage ne cessait de croître dans la région de
Saint-Jean. Pour la seule année 1979, en mars, le taux de chômage est de 6 300
personnes; en mai, 7 307 et en juillet, 7 749. Le Canada-Français publie
les statistiques suivantes :
Il est remarquable que le
nombre d’hommes et de femmes en disponibilité varie à peine d’une centaine, ce
qui témoigne de l’arrivée massive des femmes dans le secteur industriel.
Évidemment, la majorité des sans emplois sont des jeunes gens en bas de 20 ans.
Le travailleur précaire, vite relégué au chômage au moindre vent contraire de
l’économie, annonce ce que sera le monde du travail dans le siècle à venir :
«La
situation s’est légèrement améliorée dans l’industrie de la construction sans
toutefois que cette industrie reprenne la vigueur des années 1976 et 1977 où la
réalisation de l’école des langues de la Base militaire avait occupé une grande
partie de la main-d’œuvre régionale.
La construction domiciliaire demeure stable à un bas niveau, de même que
l’activité dans le secteur commercial qui devrait déboucher en août avec le
début des travaux d’érection du centre Westcliff.
Par ailleurs, le nombre de travailleurs cléricaux à la recherche d’un
emploi a considérablement augmenté, les statistiques révélant que 205 hommes et
962 femmes recherchent activement un emploi dans ce secteur.
…Ce sont les jeunes de moins de 20 ans qui constituent le principal
groupe de chômeurs dans la région…»
Ce qui est un très mauvais
signe pour l’avenir économique de la région. En 1980, précisément, la compagnie
ESB - fabriquante de batteries - et la Fonderie Sainte-Croix décident de
fermer leurs portes, les intérêts étrangers n’ayant plus à investir dans ces
entreprises de la région, ce qui entraîne le congédiment de 200 employés. Un
Front Commun composé du maire et des députés ainsi que d’autres notables de
Saint-Jean est formé pour conserver les emplois. La croissance du taux de
chômage est un indicateur qui ne trompe personne sur la santé économique d’une
région.
Le fantôme à la charrue. Quand les édiles d’une municipalité ont la mémoire gelée sur certaines
époques symboliques du passé, il n’est pas exceptionnel de les voir invoquer
des fantômes afin d'espérer qu'ils reviennent jouer leur rôle convenu.
Saint-Jean a les siens. Il en est ainsi pour le secteur agricole et pour la vie
militaire.
C’est le souvenir du
prospère commerce de foin du XIXe siècle qui jette la nostalgie sur un secteur
qui, comme on le sait, a été fort mis à mal au tournant du XXe siècle. Il n’est
pas rare de voir le député fédéral A.-J. Benoit invoquer le fantôme à la
charrue lors de ses campagnes électorales ou dans ses projets aux Communes.
Il est vrai, encore à la fin du XXe siècle, que l’agriculture domine toujours
le secteur primaire, suivie des carrières de pierre et la pêche. L’élevage du
bétail et de la volaille (+ œufs) caractérisent l’agglomération avec un très
net accroissement de la production et des ventes durant la seconde partie de la
décennie 1960. Durant toute
l’époque de Duplessis (1940-1960), le discours agriculturiste impressionnait
toujours la mentalité québécoise, mais la réalité voulait que l’agriculture
elle-même réponde aux exigences industrielles : «L’augmentation de la
production de foin, par exemple, pour nourrir les vaches laitières, tandis que
l’infime proportion de blé produit en 1941 nous indique la fin de l’autarcie.
On se dirige vers une agriculture plus industrielle basée, dans le cas de
Saint-Jean, sur l’industrie laitière». Ce
qui est loin de l’image folklorique de la petite ferme autosuffisante du XIXe
siècle. Une autre industrie agricole est la conserverie. David Lord est le fondateur des 3 conserveries Lord : celle du rang Richelieu
(aujourd'hui rue Jacques-Cartier sud) créée en 1924; celle de la rue Mercier (autrefois Windsor
Canning, fondée en 1895) et celle de l'Assomption, est maire de 1949
à 1953. Lord est un homme important. À l'époque, les conserveries de la
région (Lacadie, Lacolle, etc.) engagent plus de 500 travailleurs saisonniers.
Outre la spécialisation industrielle, le monde agricole subit un net
recul en terres arables. Aujourd’hui, le magistral développement résidentiel
qui s’éloigne de plus en plus du centre-ville pour se répandre par-delà
Saint-Luc enlève de nombreuses terres agricoles encore riches et productives.
Ne pensons qu’au développement de l’île Sainte-Thérèse où la jolie ferme du
maire Pierre Trahan et qui dominait l’entrée de l’île est toujours là pour
rappeler une vocation agricole qui a nettement reculé devant les habitations
cossues. D’autres terres, placées dans la mire des entrepreneurs immobiliers,
sont appelées zones grises : «Il semble probable que toutes les
municipalités à l’ouest de la Richelieu seront de plus en plus déstructurées.
Dans l’étude du C.R.U.R., on prévoit que St-Marc, Lacolle et St-Bernard
conserveront leur identité agricole… Dans l’ensemble la zone grise se
consolidera autour des comtés de Chambly, St-Jean, Laprairie et le long du
fleuve jusqu’à Sorel».
Les auteurs du C.R.U.R. avaient bien vu. Les besoins en terres cultivées en
1986 se chiffrent à 1 300 000 acres et la zone grise stérilisera, selon les
chiffres de l’époque, 600 000 acres, soit la moitié de la superficie
nécessaire. Le sud du comté de Saint-Jean et le comté de Napierville subissent
de fortes pressions d’urbanisation de manière que les régions jalonnant le
Richelieu seront appelées à se modifier sensiblement dans l’avenir. Dans cette
course aux terres, l’agriculture se présente comme la perdante devant
l’urbanisation en banlieues :
«
Le problème de l’extension de la zone grise
est très grave pour l’avenir de l’agriculture dans la région. Nous avons déjà
parlé des possibilités de développement des zones résidentielles ou des
secteurs industriels. Cette menace se fait sentir dans le comté de Verchères où
d’immenses territoires agricoles sont zonés "industriels". Il est
certain que l’expansion industrielle et urbaine attaquera une partie des terres
actuellement en culture. Mais tant que la localisation exacte et la limitation
de cette expansion ne sera pas évidente, la plupart des terres agricoles
subiront un phénomène d’attente et de ralentissement de la production. C’est un
peu le même cas pour la région de Napierville».
Devant l’urgence de ces conflits pour l’utilisation des sols, le
gouvernement provincial prend la mesure du zonage agricole. Il ne s’agit plus
d’une mesure de containment à une urbanisation sauvage, mais une mesure
d’urgence. Selon le même rapport cité, en 1973, à Saint-Jean, 608 fermes ont un
revenu moyen de $ 9 100 par ferme et se partagent une superficie totale de 86
413 acres. La valeur du capital par acre défriché est de $ 281. Il est donc
catégorique le fantôme à la charrue ne pourra plus jamais hanter le
développement économique de Saint-Jean. Baser une relance économique régionale
à partir de l’agriculture est un archaïsme stérile. Aujourd’hui, plus de 85% de
la population des 3 villes-sœurs résident dans les centres urbains, alors que moins
de 15% de la population est disséminé dans la paroisse rurale. L'effet de ses mutations se fait sentir jusque dans les convois ferroviaires qui transportent grains, foins et céréales. En dehors des élévateurs à grains, les silos élevés près du Grand Bernier, il ne reste plus traces des anciens entrepôts à grains du début du siècle, sis en plein cœur de Saint-Jean. Plutôt se
rabattre sur un autre fantôme qui présente de meilleures chances pour les
Johannais et laisser celui-là pour les nostalgiques du XIXe siècle.
Le fantôme à l’épée. Cet autre fantôme, plus commode, invoque l'ancienne
fonction militaire de Saint-Jean. Cette fonction est perçue comme centre
d'intérêt permanent de l'histoire de Saint-Jean alors, qu'en réalité nous
l'avons vu, les périodes d'intenses activités militaires dans la région n'étaient
provoquées que par des menaces extérieures et de plus en plus lointaines. De
1940 à 1978 - de Martial Rhéaume à Walter Smith -, les députés libéraux du
comté fédéral ont fait porter leurs interventions sur le maintien des casernes
militaires, la création de la base aérienne, puis, en 1952, du Collège Militaire Royal de Saint-Jean, enfin la fameuse Mégastructure, école de
langues pour les différents fonctionnaires et militaires du gouvernement du
Canada. Il faut reconnaître que les bénéfices apportés par ce nouveau fantôme
ont été plus généreux. Mais les institutions militaires fédérales ne
peuvent, à elles seules, faire toute la richesse d'une économiee. Le fantôme
à l'épée ne peut rescutier l'Âge de Prestige, il peut seulement être un
atout face à la Némésis de la créativité locale.
Dans Saint-Jean, le fantôme à l'épée se concentre à 2 endroits :
la Base des forces armées, à la limite sud-ouest, où se trouve l'aéroport
militaire local; le Collège Militaire établi sur le site présumé des premiers
forts Saint-Jean, à la limite sud-est de la ville, le long de la rivière. Ce
terrain, entouré d'un muret, apparaît, comme la Singer, une ville à
l'intérieur de la ville, avec des cloisons encore plus étanches. La base
d'aviation que Maurice LeSieur avait été chercher à Ottawa en 1941 est restée
telle quelle jusqu'en 1970 lorsque le gouvernement de Pierre Eliott Trudeau
décida de la fermer. Elle sert jusqu'à ce jour de centre de réparation et
d'école pour les observateurs aériens de l'Aviation canadienne. Avec la fin des
hostilités, en 1945, arrive la fin de l'entraînement militaire et les bâtiments
sont alors cédés au Collège Dawson, une annexe de l'Université McGill, pour en
faire un centre de recyclage des anciens combattants. En 1951, la Base est
rouverte pour répondre aux besoins de la Guerre de Corée. On y installe le
dépôt de l'Effectif n° 2, le Centre de Sélection du Personnel pour les
aviateurs et l'École d'Anglais. Entre temps, les anciennes casernes, en 1946,
reçoivent un détachement du Royal 22e Régiment et, à l'occasion toujours de la
Guerre de Corée, deux autres compagnies. De 1948 à 1952, l'École de Formation
de l'Armée canadienne (CATS) réside à Saint-Jean, puis, en cette année 1952 est
fondé le Collège Militaire Royal de Saint-Jean. Le besoin de nouveaux officiers
et le faible nombre de Canadiens-français à rejoindre l'armée suggèrent à
Ottawa l'ouverture d'un troisième Collège - après Kingston et Victoria - afin
de recevoir plus de recrues francophones pour la première étape de la
formation.
Aussitôt rendue publique la décision d'Ottawa d'ouvrir un troisième
collège militaire, députés libéraux et conservateurs font pression auprès du
gouvernement afin d'obtenir que l'École Militaire soit ouverte au Québec. Le
Premier ministre Louis Saint-Laurent et son lieutenant québécois, Hugues
Lapointe, sont favorables au projet. De plus, l'idée d'un Collège militaire
arrive à point : 1952 est une année d'élections partielles, et le 12 juin, 4
jours avant le scrutin - le Ministre de la Défense, Brooke Claxton, qui
résistait farouchement à ce projet, annonce finalement aux Communes la mise sur
pied d'un Collège Militaire au Québec. Le lieutenant-colonel Marcellin L.Lahaie est rappelé avec précipitation de son poste à la tête du 79e Régiment
d'artillerie de campagne qu'il avait fondé l'année précédente, et qui était
cantonné en Allemagne afin d'appuyer l'OTAN. La fondation du nouveau Collège
lui est confiée.
Comme la Marine était stationnée au Royal Roads Military College à
Victoria, sur la côte de l'océan Pacifique et l'Armée régulière, au Royal
Military College of Canada, à Kingston en Ontario, on pense confier l'Aviation
au Collège militaire québécois. Mais les choses se précipitent. L'Armée doit
prendre à son compte le soin de fonder, en 6 ou 7 mois, le nouveau collège.
Trois villes retiennent l'attention d'Ottawa : Québec, Trois-Rivières
et Saint-Jean, les deux premières furent exclues et Saint-Jean se voit décerner
le site du nouveau Collège. En juillet 1952, le lieutenant Lahaie arrive à
Saint-Jean et entreprend la double réorganisation des casernes : organisation
matérielle d'abord…
«L’organisation
matérielle marcha de pair avec le recrutement du personnel et des élèves. Les
bâtiments construits en 1839, immédiatement après les "troubles",
d’autres érigés en 1937 et quelques constructions temporaires devaient loger
les services essentiels. Les vieux bâtiments situés au nord et au sud de
l’ancienne place d’armes, aujourd’hui les pavillons Montcalm et La
Galissonnière, furent d’abord transformés en dortoirs, tandis que dans celui
qui se trouvait à l'est on établit le mess des officiers, quelques bureaux et
quelques chambres également réservés aux officiers ainsi que la résidence du
vice-commandant. Dans la bâtisse qui abrite aujourd’hui l’administration
(Pavillon Massey), on aménagea des laboratoires, des salles de classe, les
bureaux des professeurs et de l’escadre militaire et une chapelle. Quelques
constructions temporaires servirent aussi de classes et d’infirmerie, tandis
que l’ancien manège militaire fut appelé à loger la section de
l’approvisionnement et celle des sports. Mais tout ceci ne se fit pas sans
beaucoup de rénovations et de remue-ménage».
…et d’organisation de
service :
«Grâce
aussi au travail du vice-commandant, du directeur des études et de leurs
adjoints, les programmes d’études et d’instruction militaire étaient également
au point le 15 septembre. La section de l’éducation physique et des sports qui
relevait du lieutenant de marine J. Arnott était également prête à recevoir les
futurs athlètes et sportifs qui allaient bientôt se faire valoir dans les
compétitions intercollégiales».
Comme jadis l’abbé Papineau
en charge d’aménager une vieille poterie en Collège classique, le lieutenant
Lahaie restaura les casernes pour en faire un Collège militaire. Le 14
septembre, les bâtiments sont prêts à recevoir leurs premiers élèves-officiers
au nombre de 125. Les recrues ont en moyenne 18 ans et s’engagent à servir un
minimum de 3 ans après l’obtention de leur brevet d’officier. Ils n’ont aucun
frais de scolarité à payer et reçoivent une solde de $ 30 00 par mois; les
autres doivent débourser $ 580 pour la première année et $ 330 pour les années
subséquentes.
Après la cérémonie d'inauguration où se retrouvent, le 13 novembre 1952, le Gouverneur général Vincent Massey et le Ministre de la Défense Claxton, le Collège progresse
et change le visage des vieilles casernes. Le nombre des élèves ira en
augmentant au cours des années ultérieures. L’expansion exige la construction
de nouveaux édifices. Entre 1953 et 1955, on érige les 3 dortoirs : les
pavillons Champlain, Maisonneuve et Cartier. Le Collège construit une nouvelle
place d’armées et procède à l’expropriation de 80 acres de terrain, au sud du
Collège. On construit une première chapelle en 1956, à l’usage des officiers
catholiques, puis le Pavillon de Léry, destiné à l’escadre des études est
ouvert en 1957, enfin, au début des années 1970, le pavillon Georges-Vanier,
destiné aux exercices physiques. De nouveaux laboratoires et une nouvelle
bibliothèque -- dont l’architecture contraste avec le long édifice sobre du
Pavillon de Léry - sont ajoutés entre 1968 et 1972. Le programme évolue également
au cours des années et peut atteindre maintenant une vocation universitaire
liée à l’Université de Sherbrooke. Durant les 27 premières années d’existence
du Collège Militaire Royal, 10 commandants se succèdent. Le Colonel M.-L.Lahaie, mission accomplie, quitte son poste en 1957.
Entretemps, la Base des
Forces canadiennes est devenue l’endroit qui abrite l’École des Recrues des
Forces canadiennes (avril 1968), l’École des Langues des Forces canadiennes
(1er septembre 1967) et l’École technique des Forces canadiennes (15 avril
1969). La Base pourvoit également aux besoins matériels du Collège Militaire.
Pendant les 15 premières années, le gouvernement fédéral a toujours laissé
pressentir la fermeture prochaine de la Base. Les installations militaires attirent
du personnel civil et les déboursés de l’Armée en taxes scolaires et en taxes
municipales abreuvent les coffres de la Ville. Aussi, fait-elle pression sur le
député Walter Smith, originaire de Huntingdon et qui ne semble pas préoccupés
plus qu’il le faut du sort de Saint-Jean, de décrocher des subsides du
gouvernement Trudeau. Il réussit au-delà de toutes espérances : le budget de la
Base passe de $ 17 000 000 à $ 35 000 000, accompagné d’une augmentation du
personnel civil et militaire de 2 900 à 4 700 : «Il s’agit là de
considérations économiques importantes. À titre d’exemple, la Base versait, ces
dernières années, des sommes de l’ordre de $ 175 000 en taxes scolaires et de $
142 000 en taxes municipales et, ce sans tenir compte de ses autres dépenses et
approvisionnements locaux ni du fait que les militaires résidant dans la région
sont considérés au même titre que les autres citoyens».
On devine donc assez
facilement que ces montants ne seront pas suffisants pour une ville qui
s’étiole économiquement. Au cours de l’année 1976 - année olympique à Montréal
-, le fantôme à l’épée répond encore à l’invocation du Conseil
municipal. Des compétitions olympiques se dérouleront sur le terrain de la Base
militaire. Par ailleurs, comme en 1970, lors de la crise d’octobre, le Collège
et la Base logeront les troupes. Au courant du même été, la décision est prise
d’ériger une mégastructure dans la partie sud-ouest de la ville. Cette
construction de béton s’étale derrière la colline du CEGEP et mesure 1 500
pieds de longueur et 110 de hauteur. Cet édifice, que l’on nomme la Mégastructure,
possède 12 étages. C’est la plus haute construction en hauteur d’un édifice
dans la zone urbaine de Saint-Jean. Elle a pour tâche d’accueillir les écoles
de langues, de cartographie, d’orientation en forêt et de soins médicaux outre
les exercices et la discipline militaire. Une fois de plus, le gouvernement
libéral de Trudeau sauvait la région de Saint-Jean par des installations
militaires. La Mégastructure, sous le commandement de Derek McLaws, se dresse
au centre de l’activité militaire de la région et menace de reléguer le Collège
au second rang. L’ouverture officielle a lieu en automne 1979 et reçoit 489
recrues dont 120 jeunes filles :
«Amorcée
en 1976, les travaux de reconstruction de la Base militaire, dont l’œuvre
centrale demeurait la Mégastructure, devraient être achevés presqu’en totalité
d’ici la fin du mois d’octobre. Certains travaux de terrassement seront
cependant complétés au printemps prochain.
Présentement plus de 2 300 personnes, militaires et civils, travaillent
ou vivent à la Base militaire.
On compte 410 étudiants à l’École des Langues, 242 à l’École technique
des Forces canadiennes, dont l’édifice est indépendant de la mégastructure, et
482 étudiants à l’École des recrues.
Quant au personnel civil, on en dénombre 609 contre 570 militaires en
service.
Notons qu’au Collège militaire royal sont inscrits 361 élèves officiers,
266 employés civils et 100 militaires y travaillent.
La masse salariale brute touchée par l’ensemble des personnes
travaillant au Collège militaire et à la Base est de $ 35 millions, ce qui
représente $ 22,9 millions de salaires nets. En ce qui regarde le budget
d’opérations de ces 2 cantonnements, il s’élève à $ 5 105 300 pour l’année
financière 1979-80…
Des 84 bâtiments érigés sur le terrain de la Base, 17 seront conservés
dont notamment, le hangar D-4, l’hôpital, l’aréna et l’École technique».
Même si ces chiffres sont
impressionnants, il ne faut pas se faire d’illusions sur la présence des installations
militaires à Saint-Jean. La ville est une logeuse et reste profondément
étrangère à ce qui se passe avec le milieu militaire. Un fossé sépare la
population locale des officiers et cadets du Collège Militaire. Franchir la
guérite du Collège Militaire, pour le Johannais commun, c’est franchir un poste
frontière. Blotti derrière son muret, le Collège Militaire Royal de Saint-Jean
a quelque chose de fœtal. Tout y est beau. Les recrues sont toujours en
uniforme approprié à la saison; la langue alterne à chaque jour : français,
anglais. Le pavillon de Léry, structure en béton et en terrazzo, est silencieux
comme un monastère. La discipline est la première règle, aussi bien à la Base
qu’au Collège. Cette ambiance d’abbaye militaire n’a rien à voir avec le chahut
urbain du CEGEP. Lorsque les week-ends les recrues rencontrent la
jeunesse locale dans une brasserie, souvent des échauffourées éclatent. Les
résidences des enseignants sont superbes, les parades et cérémonies de
graduation sont suivies par les parents des recrues et des officiers et même
certains notables de la ville. À chaque année, le corps des cadets se dirige,
les jeunes soldats revêtus de leurs plus beaux atours, à la Cathédrale de
Saint-Jean demander au maire le droit de cité pour l’année et assister à
la messe.
Associé avec l’Université de Sherbrooke dans les années 1980, le
Collège procure un grade universitaire de premier cycle à ses élèves-officiers,
lorsque le Premier-ministre du Canada, Jean Chrétien, décide la fermeture en
1995, ce qui amène la création de la Corporation du Fort Saint-Jean qui agit
comme gestionnaire du site. Aujourd’hui, le ministère de la Défense nationale
est toujours le plus important locataire des lieux et la mission de la
Corporation vise davantage la commercialisation du site et de ses
installations. Il a fallu l’arrivée au pouvoir des Conservateurs avec Stephen
Harper et les tragiques et spectaculaires événements du 11 septembre 2001 pour
annonncer la réouverture du Collège Militaire en 2007, décision chaudement
accueillie par le milieu johannais. La décision inopinée du gouvernement
Chrétien prouvait, une fois de plus, que la présence militaire dans Saint-Jean
n’était, en aucune façon, une assurance du développement de la ville. Il ne
fallait surtout pas prendre l’action du ministre Bissonnette, député de
Saint-Jean aux Communes sous le gouvernement Mulroney, qui avait réussi à
attirer, sur le Boulevard Industriel, la compagnie suisse Oerlikon Contraves,
fabriquant de matériel militaire, de tanks et autres engins, comme illustration
des rapports étroits entre le militaire et l’industriel dans notre région, car
les espérances mises dans ce type d’entreprises n’ont jamais duré très
longtemps. L’ambiguïté du lieu a été révélée lors de certains événements
critiques où l’armée protectrice pouvait se transformer en armée menaçante;
ainsi lors de la crise d’octobre de 1970 ou lors des Jeux Olympiques de 1976.
Lors de la crise du verglas en 1998 - le collège était officiellement
fermé depuis trois ans -, il servit de refuge aux citoyens tenus incapables de
résider chez eux.
Le spectre aux ballons. L’industrie touristique si elle ne peut être
assimilée à une activité ancienne de Saint-Jean, n'en est pas moins spectrale
dans ses promesses. Lui seul semble désormais apte à redonner une certaine
auto-détermination à la ville au moment où la société de consommation se
transforme en société du spectacle. Ce constat sortira du rapport
PLURAM.
Le tourisme repose essentiellement sur 2 points : les possibilités
naturelles offertes par une région donnée et l’aménagement humain du
territoire. Ces 2 éléments ne sont pas indispensablement liés, mais lorsque un
milieu naturel se prête bien à un marché touristique, il est rare de ne pas
voir l’aménagement humain du territoire venir compléter l’attrait naturel. Par
contre, si l’attrait naturel n’existe pas, l’aménagement humain d’un
territoire, un aménagement planifié et intelligent, bien organisé, bien
structuré, peut donner d’excellents résultats et faire d’un décor banal un
centre d’attraction touristique. À ce titre, la Vallée du Richelieu est un site
naturel favorable au développement des activités touristiques de différentes
natures. C’est ce que conclut le Schéma intégré d’aménagement et de
développement des Loisirs. Vallée de la Richelieu, dit rapport PLURAM,
commandé en 1973. Ce rapport, qui couvre toute la vallée du Richelieu conclut
que l’avenir économique de la vallée réside dans son aménagement touristique.
Le cahier se temrine par une série de recommandations qui s’adressent à chaque
localité en particulier.
La rivière Richelieu est l’axe primordial pour le développement
touristique de la région. C’est l’élément naturel nécessaire mais non suffisant
pour attirer un marché touristique. À condition, toutefois, que son taux de
pollution soit sévèrement traité afin de conserver une bonne qualité à la
rivière pour les usages domestiques et les activités nautiques (baignade, pêche
sous-marine, etc.). Conséquence, les rives doivent être aménagées. Les rives du
Richelieu s’offrent-elles à l’exploitation touristique? À ce sujet, le rapport
PLURAM se montre catégorique : oui, en ce qui a trait aux rives en amont de
Saint-Jean et Iberville. À proximité de ces 2 centres, on note une croissance
de l’occupation sous forme de résidences et de chalets, ce qui donne une double
vocation au territoire : villégiature et usage récréatif sous forme de parcs et
de plages :
«
Ces fonctions, en général mutuellement
exclusives, peuvent cohabiter si l’on s’assure d’un contrôle efficace du
territoire. Il faut, d’une part, limiter l’extension vers le sud des zones
urbaines de St-Jean et Iberville en fixant un périmètre d’agglomération à ne
pas dépasser. D’autre part, des mesures telles la réglementation, le zonage et
diverses lois dont celle sur la protection de l’environnement peuvent assurer
un meilleur développement. Ces mesures sont cependant d’une efficacité bien
relative surtout si l’on souhaite y développer la fonction récréative».
Troisième élément : Saint-Jean offre-t-elle des lieux de verdure
agréables à fréquenter? «Les parcs St-Jean, du canal de Chambly, du bassin
et de l’île Ste-Thérèse, de l’île Fryers et le parc des abords du canal
historique constituent un continuum répondant aux besoins des diverses
clientèles et à l’objectif de polyvalence que nous avons souligné… D’autre
part, à cette vocation de parc régional s’ajoute celle de parc urbain pour les
populations riveraines».
Si la situation naturelle promet pour un développement de l’industrie
touristique, l’aménagement humain est considéré comme déficient :
«Le milieu urbain de St-Jean n’offre aucun
attrait particulier mais attire quand même les visiteurs en raison surtout des
services commerciaux qu’on y trouve. Il faudrait entreprendre des travaux pour
prolonger le boulevard de contournement permettant de traverser facilement
l’agglomération. Deux éléments mériteraient, croyons-nous de faire l’objet de
rénovation : la place du marché et les bâtiments en bordure de la rive à
l’entrée du canal. Ce dernier site constitue un fort mauvais premier contact du
visiteur nautique avec le centre Richelieu».
Enfin, un réaménagement du Collège Militaire afin de souligner l’aspect
historique à puiser au Fort Saint-Jean en développant un musée militaire, par
exemple.
C’est en raison de ce rapport et de bien d’autres constatations que les
édiles de Saint-Jean ont dû intervenir dans les années qui suivirent.
Malheureusement, ils ne respectèrent pas, du moins en totalité, les
recommandations du rapport.
Le développement urbain de Saint-Jean n’a jamais été planifié. Avec la
reconstruction de 1876 - et à cette époque, on était loin de penser au tourisme
-, la ville de Saint-Jean s’est développée dos à la rivière, contrairement à la
paroisse Saint-Athanase à Iberville. Ainsi, il a fallu attendre 25 ans pour que
la façade est, entre Saint-Jacques et Saint-Charles, soit abattue et que le
parc Marcoux y soit aménagé afin d’offrir une vue d’ensemble sur la rivière
Richelieu, le pont Gouin, qu’il faudrait préserver comme attraction
touristique, quitte à l’interdire à la circulation automobile, et la proximité
des réseaux de transports publics. Malheureusement, tout cela s’est fait trop
tard et, comme le soulignait déjà les rédacteurs du rapport, beaucoup de
touristes ne font que passer par Saint-Jean; ils ne s’y arrêtent pas.
Le rapport désirait conserver la beauté naturelle des berges du
Richelieu au sud de la ville, par-delà le terrain de golf. Or, c’est le
contraire qui est arrivé. La promotion immobilière à déforesté jusqu’aux rives
du Richelieu, abattant les arbres afin d’y construire des résidences qui
seraient achetées par des retraités. Ce faisant, une barrière naturelle était
déracinée et lorsque la fonte précipitée des neiges gorgea, en 2011, le lac
Champlain puis la rivière Richelieu, l’eau pénétra profondément à l’intérieur des terres, créant une véritable crise immobilière pour les résidents qui
perdaient à la fois maisons et valeur foncière.
Dans les années 1970 on commence à vouloir organiser les grands rassemblements de foules. Le 1er mai 1974 débute le premier Festival Johannais soulignant le 125e anniversaire de l'incorporation du Village de Saint-Jean qui se clôtura le 14 septembre suivant. Au cours de ce festival est organisé le fameux Spectair, spectacle d'acrobaties aériennes. Spectair doit être renouvelée l'été suivant, mais le tout est cancellé après s'être avéré déficitaire. Le Festival Johannais se répétera pendant 4 années, à partir de la semaine précédant la fête de la Saint-Jean-Baptiste qui doit clôturer les festivités. La rue Richelieu est le premier tronçon de la rue Saint-Jacques sont fermés à la circulation. Une estrade est élevée au carrefour des deux rues pour y accueillir des spectacles et le musée régional ouvre ses portes le temps de la fête. Le manque de financement l'oblige à les refermer vers la fin de l'été. Le Festival Johannais n'est en fait qu'un immense party populaire et n'offre en rien des activités qui surpassent celles de toutes les autres villes du Québec durant la même période. Comme le centre-ville n'est pas encore le Vieux-Saint-Jean, le Festival Johannais peut être difficilement considéré comme une attraction touristique.
Saint-Jean est une ville apte à posséder un Musée qu’il s’est
finalement donné à l’intérieur de l’édifice de la Place du Marché. Il ne
pouvait trouver mieux. En 1978, en 5 jours d’ouverture, il attire 10 059
visiteurs. Un projet plus ambitieux encore est celui de faire du Richelieu une Vallée
de la Loire, c’est-à-dire un circuit touristique qui irait d’un fort à
l’autre. Comme le projet ne s’est jamais concrétisé, il est difficile de dire
si l’idée aurait été bonne et combien de temps elle aurait bénéficié de
l’attrait de la nouveauté.
Le succès de l’industrie touristique s’est concrétisé avec la création
du Festival de Montgolfières en 1984, produit par la Chambre de Commerce de
Saint-Jean, l’Office du tourisme et le Conseil économique du Haut-Richelieu
avec des intentions nettement économiques. On y retrouve, en plus des montgolfières, des scènes à grands
spectacles, la Nuit magique, qui allie musique et arts du cirque avec
l’illumination des montgolfières. Les activités se déroulent principalement sur
le site du Parc Pierre-Trahan, adjacent à l’aéroport de la municipalité (la
Base militaire). L’événement compte sur une programmation diversifiée afin de
rejoindre le public le plus large possible. Plus d’une centaine de
montgolfières aux formes souvent fantaisistes mais aux couleurs toujours
chatoyantes s’élèvent dans les airs, généralement après le levé ou avant le
couché du soleil, si la température le permet (les vents ne doivent pas être
trop violents, pas de pluie). Avec les années, il est vrai, les spectateurs
viennent surtout pour les spectacles en soirées, oubliant souvent le magnifique
ballet des ballons voltigeant dans le ciel de Saint-Jean. Valsant au-dessus du
Richelieu, les ballons soufflés à l’air chaud viennent finalement choir dans un
champ ou transportés jusqu’au mont Saint-Grégoire. C’est une véritable carresse
pour les yeux, et en cela réside la seule vraie beauté de l'accord d'une
invention issue du génie créateur de l'homme sur fond de nature originelle.
Avec 30 ans d’âge, l’International des montgolfières de
Saint-Jean-sur-Richelieu (nom que le Festival a pris en 2001) est l’un des
5 plus grands festivals du Québec. Annuellement, il attire pas moins de 300 000
spectateurs et «fait rayonner la ville à travers le monde». En 2010, son
budget d’organisation s’élevait à $ 8 millions et ses retombées étaient le
double : $ 16,5 millions. Les visiteurs proviennent à 37% de la Montérégie; la
majorité provient des autres régions du Québec à 46%; 10% des autres visiteurs
viennent du Canada et 7% des États-Unis. Il est vrai que depuis quelques
années, un autre festival de montgolfières, celui de la Gatineau, détourne une
partie des premiers touristes venus de l’extérieur de la région de Montréal.
Malgré ce beau succès, auquel on doit ajouter Les Croisières du Richelieu qui organisent des croisières-spectacles sur le Richelieu et le
lac Champlain, le spectre aux ballons ne réside que 9 jours dans la
région. On y dépense beaucoup d’argent, surtout dans les restaurants, les
hôtels et les commerces à souvenirs. Si ces attraits contribuent à
l’enrichissement de la Ville, ils ne relancent pas l’économie johannaise pour
autant. L’industrie touristique vit de l’établissement d’infrastructures
souvent passagères. Elle pourvoit pour un temps limité les commerces qui, pour
le reste de l’année, vivoteront plus qu’ils ne prospèreront. Encore ici, le
flux d’argent vient de l’extérieur et peut très bien ne plus être au rendez-vous
l’année suivante, comme il arriva avec le Spectair. Solution
transitoire, sans doute, mais qui laisse sur notre faim quand nous nous
demandons qui prendra la relève le jour où les touristes ne seront plus au
rendez-vous?
L’invocation successive du fantôme à la charrue, du fantôme à
l’épée et du spectre aux ballons n’a pas servi à restructurer
l’économie locale, mais à la maintenir à flots, devant les heurs et malheurs
des économies nationale et mondiale. Nos trois esprits partagent le
désavantage d’être instables, saisonniers, périodiques. Ils sont dépendants de
conditions qui ne relèvent pas des ressources naturelles ou humaines locales,
mais de courants populaires ou politiques extérieurs. Ils maquillent la stagnation
économique de Saint-Jean-sur-Richelieu, non le dévoilement d’un mouvement
de développement autonome qui puiserait tout le potentiel des ressources à la
disposition des milieux d’affaires et de la population en général. Pour un peu
qu’on débourse et investit plutôt que d'attendre l’argent draîné par des
investissements étrangers.
Le gouvernement municipal. La Municipalité de paroisse de
Saint-Jean-l'Évangéliste vit ses dernières années. L'expansion de la banlieue
viendra mettre un terme à son existence en 1970. La Municipalité de la Cité de
Saint-Jean a fini par envahir tout son territoire. Il ne peut y avoir deux
municipalités sur un même territoire. Isaïe Lemieux accomplit son second terme
comme maire de la paroisse de 1937 à 1939, suivi de Henri Roman, de 1939 à
1949. David Lord, des conserves, est maire de 1949 à 1953. Philodor
Ouimet lui succède de 1953 à 1967, puis François Oligny, de 1967 à 1969 et
enfin Roger Denis, de 1969 à 1970. Il sera le dernier maire de la Paroisse
suite à la fusion intervenue avec la Cité de Saint-Jean, le 25 avril 1970. Il
devint alors conseiller municipal de la Cité, siège qu'il occupera par-delà les
années 1980. Depuis 1937, très peu de maire de paroisse de
Saint-Jean-l'Évangéliste se retrouvèrent au poste de préfet de comté. Philodor
Ouimet, de 1953 à 1956 fut le seul.
L'extension de l'emprise du gouvernement fédéral sur la politique
locale s'explique par les décisions d'Ottawa concernant les deux grands
terrains militaires qui draînent des revenus à la municipalité. À l'exemple de
jadis, lorsque la maison-mère du New-Jersey, The Singer Manufacturing
Company, s'imposait au pesonnel politique municipal en parachutant sa
mégastructure industrielle dans la ville, le gouvernement fédéral y a parachuté
successivement la Base aérienne (1941), le Collège Militaire (1952) puis le
Mégastructure (1976). Aussi, le trauma de la Singer est-il réactivé par
les décisions d'exporter de l'argent du Ministère de la Défense dont les
miettes se retrouveront dans les coffres de la Cité. Voilà pourquoi le
gouvernement municipal de Saint-Jean se colle si près d'Ottawa au point que
certains ex-maires penseront faire le saut en politique fédérale plutôt que
provinciale.
Le Conseil municipal est géré, depuis plus d’un demi-siècle par des
politiciens issus de la petite bourgeoisie. Sa politique repose sur l'extension
de l'occupation des terrains sur lesquels s'élèveront des constructions dont il
sera possible de percevoir différentes taxes. Les maires qui proviennent
directement de la ville sont liés à des activités commerciales locales, tel
Bernard Dussault, simple commerçant au centre-ville, mais Ronald Beauregard,
gendre de Boulais et lui-même propriétaire d'une concession pétrolière Shell,
appartient à un milieu plus fortuné, lié à la prolifération d'entreprises
plus importantes. Chaque mouvement de l'économie mondiale affecte sérieusement
l'autonomie locale. Saint-Jean a beau s'aggrandir, mais elle perd de son
autonomie politique. Si la Cité conserve toujours la gestion du réseau
d'aqueduc, de l'approvisionnement en eau et de l'assainissement des égouts, de
la protection contre les incendies et du maintien de l'ordre public, de
l'aménagement du territoire ainsi que du soutien à la création d'activités
culturelles et sportives, les besoins ou les exigences de ces différentes
obligations ne cessent aussi de s'accroître et les coffres de la ville se
vident aussi rapidement qu'ils se remplissent. D'où l'espérance d'aides
financières auprès du gouvernement provincial, dont les municipalités relèvent.
L'état de fragilisation des régions rend le Conseil municipal de plus en plus
dépendant de décisions provenant de l'extérieur, de l'une ou l'autre des
capitales administratives.
De février 1943 à 1949, Alcide Côté est maire de Saint-Jean, suivi du
Dr Georges Phaneuf à partir de février 1949. C'est sous son mandat que sera
érigé le Collège Militaire Royal. J. Armand Ménard est maire de février 1953 à
février 1957. Sous son mandat, le 30 avril 1955, la Ville accorde aux
architectes Gérard et René Charbonneau le contrat «pour préparer les
esquisses, plans, spécifications et addendas se rapportant à la construction
d'un nouvel hôtel de ville». La construction est confiée à l'entreprise
locale Désourdy Frères et coûte $ 283 500. Pendant qu'on démolit le vieil
édifice qui abritait depuis des décennies les services administratifs, les
bureaux municipaux sont logés dans l'ancien poste de police de la Place du
Marché. Le Département des incendies loge sur la rue Mercier (jusqu'à la
construction de nouveaux postes de police et pompiers sur la rue
Saint-Jacques). À cette époque, pompiers et policiers sont cumulés par les
mêmes officiers municipaux. C'est à Jean Cartier (1924-1996), natif de Saint-Jean et
céramiste de renom, que l'on confie l’ornementation de l’entrée principale : «St-Jean
aura un palais municipal d’une esthétique vraiment remarquable», titrait le
journal La Presse en ce 16 novembre 1956. Le quotidien montréalais ne
tarissait pas d’éloges sur les caractéristiques du futur Hôtel de Ville.
Inauguré le 13 février 1958, tout le monde peut admirer l’œuvre murale de
céramique surmontant l’entrée principale de l’édifice. Cette formidable
mosaïque, de 17 pieds sur 42 pieds (5,18 m x 12,80 m), est composée de 55
tuiles intercalées entre les blocs de verre qui éclairent la salle du conseil
municipal. Chaque pièce de céramique a été fabriquée à Courtrai en Belgique,
haut lieu de l’industrie de la céramique, sous l’œil vigilant de l’artiste. Les
couleurs, un crescendo harmonieux de blanc, d’orangé, de brun et de noir,
confèrent à l’ensemble caractère et distinction. Nous trouvons dans ces détails
un paradoxe qui veut que la ville qui fut, pendant un siècle, la capitale de la
céramique, ait dut se rendre en Belgique fabriquer les pièces qui ornent la
façade de son Hôtel de Ville! Comme dans ces types d’œuvre, on trouve une série
d’allégories liées aux activités locales : l’industrie, les ressources
naturelles, le sport, l’histoire, la défense nationale et l’éducation sont
autant de thèmes célébrés. Du fort Saint-Jean au premier chemin de fer, des
joies de l’hiver aux plaisirs nautiques, de l’homme au travail aux scènes de la
rue, c’est toute l’existence des habitants de la ville qui s’étale devant nos
yeux. Le concepteur, Jean Cartier (1924-1996), né à Saint-Jean y a fait ses
études primaires puis a complété son cours classique à Montréal. Dans une
entrevue accordée en 1988, il déclare : «Je détestais les études et je désirais
créer quelque chose avec mes mains». Dès 1945, il s’initie à la céramique
puis perfectionne son art à l’école du Meuble de Montréal. Boursier à plusieurs
reprises, il ira étudier le dessin, la sculpture et la céramique, d’abord à
Paris, puis à Stockholm où il apprendra les procédés de fabrication en série.
Cet artiste prolifique a, notamment, signé des pièces murales de céramique sur
de nombreux bâtiments, dont le pavillon du Canada à l’Exposition universelle de
Bruxelles en 1958, et le Théâtre Port-Royal de la Place des Arts à Montréal
(rebaptisé depuis Théâtre Jean-Duceppe); il a produit des émaux sur acier pour
les stations de métro montréalaises Papineau et Cadillac ; il a aussi érigé une
fontaine lumineuse en verre, béton et acier, sur le site de l’Expo 67. Bref, la
façade de l’Hôtel de Ville devenait une véritable pièce de musée «à ciel
ouvert».
En février 1957 et jusqu’en avril 1961, Eugène Lasnier est maire de
Saint-Jean. C’est le 4 décembre 1957 qu’ouvrent les portes du nouveau bureau de
postes situé dans l’édifice Côté, sur Champlain L’inauguration officielle a
lieu le 22 mars 1958 en présence de Jean Côté, frère de l’ancien maire et
décédé Ministre des postes dans le gouvernement Saint-Laurent. Cet édifice est
loin de la splendeur de l’Hôtel de Ville. Le 2 février 1959, la Ville adopte le
règlement qui crée la Bibliothèque municipale. La bibliothèque pour enfants est
logée dans l’édifice de l’ancien bureau de postes. La Bibliothèque municipale
ouvre ses portes le 16 avril 1963. Dès lors, toute la population a accès à un
service gratuit de livres et de documentation. Jean Desmarais est maire à
partir d’avril 1961. Lawrence-N. McMillan lui succède en avril 1963 et se
maintient jusqu’en novembre 1968. C’est sous son mandat que le boom de
la banlieue explose. Une première (bien modeste par rapport à celle qui viendra
à la fin du siècle) nappe roulante d’édifices, de bungalows, de demeures
préfabriquées se répand au-delà des frontières de la ville. Le Boulevard du
Séminaire, encore en friches à cette époque, est vite développé. Déjà on parle
de l’annexion des villes voisines de Saint-Luc et d’Iberville. Le 15 février
1966, le Conseil municipal modifie le blason de la ville en enlevant l'Union
Jack afin de donner une forme d'écu français. C’est en 1966 qu’est inauguré le
nouveau pont Félix-Gabriel-Marchand. Le 3 janvier 1968, un incendie ravage
l’édifice de la Bibliothèque municipale - l’ancien bureau de postes - qui
comprend également le Service des Loisirs de Saint-Jean, les Chevaliers de
Colomb, les Alcooliques Anonymes, etc. L’incendie paralyse le centre-ville
pendant des heures et nécessite la présence des sapeurs-pompiers jusqu’au
lendemain. Le Conseil municipal préfère rénover le vieil édifice plutôt que
d’en construire un nouveau en s’appuyant - toujours - sur l’aide financière
provinciale et fédérale. L’édifice est restauré à la hâte. Un étage est
sacrifié tandis que le befroi est décapité de ses horloges. Le service de la
Bibliothèque se voit abandonné à lui-même et ne reprendra un peu d’organisation
et de structuration qu’à partir du milieu des années 1970, quand le
gouvernement municipal pensera à le réorganiser comme service public. Bruno
Choquette, ancien directeur de l’école primaire Forget dans Saint-Edmond, est
élu maire en novembre 1968 jusqu’en juin 1972.
Le mandat de Bruno Choquette est marqué par l’effort d’amener à
Saint-Jean, en 1971, le Festival de théâtre français, que le maire, un
homme cultivé et raffiné ainsi que le conseiller Fernand Charest espèrent bien
mettre sur pied. Malheureusement, le Conseil municipal, lors d’une séance à
laquelle assistent plus de 300 personnes, se prononce contre le projet, le
considérant comme peu rentable. Le conseiller Charest, qui rêve de faire de la
ville un centre culturel, est le seul à voter pour le projet, le maire
Choquette n’ayant pas droit de vote. Toujours dans ce même esprit, Fernand
Charest veut transformer une partie de la Villa Saint-Jean en conservatoire de
musique et l’autre partie en centre de réhabillitation pour jeunes drogués. Mais
MM. Choquette et Charest apprendront à leurs dépens que la ville n’a pas le
goût de ce genre d’aventures et préfère des activités plus fonctionnelles.et
surtout plus rentables. Après tant de déveines, le conseiller Charest recevra
une consolation lorsque le Conseil entérinera son projet de Festival
Johannais, dont le premier est inauguré le 1er mai 1974. Il en est le
président durant 5 ans (1974-1978) et doit affronter les réticences de certains
marchands du centre-ville qui n’apprécient pas la fermeture des rues
principales à la circulation automobile.
En juin 1973, le commerçant Bernard Dussault est élu maire pour deux
ans et en novembre 1974, Ronald Beauregard détient le poste où il est réélu en
1978, puis en 1982. En 1976, on procède à la construction de l’annexe ouest de
l’Hôtel de Ville. C’est bien là la seule construction valable sous le mandat du
maire Beauregard, le reste se soldant par les démolitions répétées d’édifices
et de bâtiments historiques : la Villa Saint-Jean, le vieil hospice de la rue
Longueuil et le réservoir qui efface le nom de la ville aux yeux du si précieux
touriste. Il y a de l’identité de la ville qui disparaît à travers ce
pillage légalisé du patrimoine. Au début de l’année 1979, la Ville de
Saint-Jean devient officiellement Saint-Jean-sur-Richelieu. Le rapetissement
se révèle à travers cette précision. En juillet 1980, le gouvernement du Québec
vote, en troisième lecture, la loi 105 obligeant dorénavant les municipalités
comptant plus de 20 000 habitants à découper la municipalité en districts
électoraux et favoriser l’organisation de partis politiques municipaux. Cette
loi 105 a pour but de susciter une plus grande participation des citoyens à la
chose publique et au scrutin municipal. Le maire Beauregard se déclare contre cette
loi qu’il trouve rétrograde tandis que le député péquiste Proulx déclare dans
le journal local que «le maire de Saint-Jean ne tient pas compte des besoins
réels d’une démocratie en 1980». Depuis les origines, l’organisation
municipale rendait possible un patronage et une connivence des différents
conseillers et élus municipaux, aussi doit-on voir dans le projet de loi 105 la
possibilité d’assainir les mœurs et pratiques du gouvernement municipal. Un
certain relent de dictature se dégageait des propos de Ronald
Beauregard.
Delbert Deschambault succède à l’ère Beauregard en 1986 et ce jusqu’en
1994, mais c’est son successeur, un enseignant de chimie au CEGEP, Myroslaw Smereka, qui devra composer avec deux tragédies qui frappent successivement la
ville : d’abord la décision du gouvernement Chrétien de fermer le Collège
Militaire de Saint-Jean, mais surtout la crise du verglas de janvier
1998 sur laquelle nous aurons à revenir plus longuement. En 2001, suite à la
fusion avec Iberville et Saint-Luc, Gilbert Dolbec lui succède jusqu’en 2013.
Lui, c’est la tragédie du gonflement des eaux du Richelieu au dégel de 2011 qui
marquera à jamais son mandat. La ville et la province sont vite débordés par
l’ampleur soudaine de la crue et il faut faire venir des soldats pour aider la
Sécurité civile. Dans tous ces cas, le Conseil municipal tente de gérer les
crises au mieux de ses capacités, mais il faut reconnaître que ces désastres
naturels dépassent les moyens qu’une seule municipalité peut disposer pour en
venir à bout. Des cellules de crise sont érigées afin d’aider la population
sinistrée. On ouvre des refuges, on s’engage à débourser de l’argent, mais il
est certain que le Trésor municipal n’aurait pu, à lui seul, même dans un état
d’auto-détermination parfaite, résoudre ces crises. Michel Fecteau est
élu maire en 2013 et Alain Laplante en 2017.
En regardant la superficie des municipalités agglomérées en 2001, c'est
à se demander si ce n'est pas Saint-Luc qui s'est annexée Saint-Jean! :
J.-Alcide
Côté (1945-1949)
Georges
Phaneuf (1949-1953)
Joseph-Armand
Ménard (1953-1957)
Eugène
Lasnier (1957-1961)
Jean
Desmarais (1961-1963)
Lawrence
Norman McMillan (1963-1968)
Bruno
Choquette (1968-1972)
Bernard
Dussault (1972-1974)
Ronald
Beauregard (1974-1986)
Delbert
Deschambault (1986-1994)
Myroslaw
Smereka (1994-2001)
Gilbert
Dolbec (2001-2013)
Un nouvel édifice, ancienne
Unité sanitaire, sert à l’administration urbaine, et tout près, le Musée
d’Histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu réside dans l’édifice centenaire de la
Place du Marché. Histoire ressuscitée mais histoire non enseignée dans les
écoles ni même au CEGEP. Une histoire qui ragaillardit par son exotisme
temporel un sentiment blasé d’impuissance devant la dérive urbaine. C’est dans
cet édifice que sont fusionnées la vieille Municipalité de la paroisse
Saint-Jean-l’Évangéliste et la Cité de Saint-Jean, sous le maire Choquette,
créant la Ville de Saint-Jean, le 11 mars 1970. Le 11 novembre 1978, le nom de
Saint-Jean-sur-Richelieu a été officialisé. D’un autre côté, une nouvelle
entité régionale remplace la Corporation du comté de Saint-Jean et la
Corporation du comté d’Iberville. La Municipalité régionale de comté du
Haut-Richelieu, constituée le 1er janvier 1982, regroupe alors 20 municipalités
et annonce les fusions à venir.
Ce bouleversement des
structures administratives municipales dénote une certaine anarchie parmi les
décideurs tant locaux que provinciaux. À mesure que l’extension urbaine
s’accroit, les structures fusionnent et le résultat en est l’apparition de
juridictions géographiquement étendues sous une même tête administrative.
Plutôt que de ramener les centres urbains entre les mains de leurs dirigeants
respectifs, la centralisation administrative dissous le tout comme à l’origine
du Bas-Canada, en 1791. Lorsque Saint-Jean devient Saint-Jean-sur-Richelieu, en
1978, sa population était alors de 32 863 habitants. Son taux de croissance
ralentit. En 1981, la population passe à 34 000 habitants. Vingt ans plus tard,
avec la fusion volontaire (et c’est bien ce qui est triste et témoigne
du désarroi des villes à contenir leurs dépenses pour les faibles revenus),
l’anticipation du Rapport PLURAM est concrétisée. Avec Saint-Jean fusionnent
les municipalités de Saint-Luc et d’Iberville, la municipalité de L’Acadie, la
municipalité de paroisse de Saint-Athanase. Saint-Jean-sur-Richelieu s’étend
maintenant sur les deux rives de la rivière du Richelieu jusqu’à proximité de
la frontière américaine et sa démographie (pour 2014, est de 94 630 habitants!
Ainsi, les identités locales sont-elles sacrifiées à la centralisation
administrative qui n’en fait pas pour autant une «municipalité» plus
autonome.
Le paradoxe de cette dissolution des particularités est attribuable à
un gouvernement provincial qui promeut la souveraineté nationale au nom des
particularités identitaires des Québécois, n’hésitant pas à contredire sa
propre vision d’un Québec autonme, libéré du joug fédéral. En retour, il est difficile de remercier les
édiles locales qui eux-mêmes se sont précipités dans cette fusion. Le seul
résultat ne pouvait être que l’alourdissement de la structure administrative et
la répartition inéquitable des apports et des dépenses entre arondissements.
Ainsi, a-t-on l’impression que c’est davantage Saint-Luc qui a profité de la fusion
que Saint-Jean elle-même. C’est une expansion qui a fragilisé davantage
l’importance de la ville de Saint-Jean plus qu’elle n’en a renforci les
pouvoirs.
La députation fédérale depuis 1940. Les années d’après la
Seconde Guerre mondiale sont des années de bouleversements tant au niveau des
mœurs que des mentalités. Il en est de même pour la politique fédérale et la
politique provinciale. La montée de l’idée d’indépendance au Québec changea
complètement la donne des règles conditionnées qui avaient établi le
comportement politique dans le vote «Rouge au Fédéral, Bleu au Provincial».
Le Rouge à Ottawa prédomina jusqu’en 1965.
Sous le gouvernement de Louis Saint-Laurent, le député Alcide Côté
(1903-1955) est nommé Ministre des Postes, c’était la première fois qu’un
député johannais siégeait au gouvernement depuis le «parachuté» Israël Tarte en
1896. Côté, avocat, appartient aux bonnes familles de Saint-Jean. Il cumule les
titres honorifiques, surtout les grades élevés des Chevaliers de Colomb. Le 1er
janvier 1948, il est nommé membre de la Ville de Dunkerque, en France. Côté
sera à la fois maire et député fédéral de Saint-Jean. Maire très populaire, il
abandonne son poste la même année que sa réélection aux Communes, en 1949. Son
taux d’appui dans le comté est impressionnant. Élu en 1945, réélu en 1949 et
1953, le Premier ministre en fait son Ministre des Postes le 13 février 1952.
Il faut sse souvenir surtout que le service postal au Canada est considéré
alors comme l'un des meilleurs au monde. En pleine Guerre Froide, Côté réussit
à conclure une entente avec l'U.R.S.S. sur la distribution du courrier. Pour
Saint-Jean, il débloque les fonds pour la construction d'un nouveau bureau de
postes qui porte aujourd'hui son nom. Bourreau de travail, frappé d'une crise
cardiaque le 1er février 1955, il meurt, à son domicile de Saint-Jean, rue
Laurier, le 7 août. Le gouvernement fédéral lui paie des funérailles d'État.
Homme sympathique, disponible et dévoué, il se serait rendu un jour à la Base
des forces armées canadiennes de Saint-Jean en se présentant sous son titre de
député du comté. Le commandant, un Anglais, refusa catégoriquement de le
recevoir. Insistant toujours, Alcide Côté lui demanda s’il le connaissait.
Devant la réponse négative, le député se présenta autrement : Je suis Alcide
Côté, Ministre des Postes… Un mois plus tard, le commandant était révoqué
de ses fonctions. À sa mort, la ville entière porta le deuil. On lui fit une
fastueuse céérmonie avec la fanfare. Le cortège traversa les rues de Saint-Jean
pour se rendre au cimetière. Trois ans plus tard avait lieu l’inauguration
officielle de l’édifice Côté, sis à l’angle nord-ouest des rues Champlain et
Saint-Charles, siège du nouveau Bureau de postes.
La mort d’Alcide Côté oblige le gouvernement à tenir une élection
partielle dans le comté. On demande au pharmacien Louis-O. Régnier libéral
reconnu, de poser sa candidature, mais Régnier se désiste et c’est
J.-Armand Ménard, propriétaire des Breuvages Ménard, lui aussi ex-maire
de la ville (1953-1957), qui succède à l’Honorable Alcide Côté. Il l’emporte
sur le libéral-indépendant Yvon Dupuis. Le brigadier Jean-V. Allard, qu’on
voulait nommé Ministre de la Défense déclina également cette candidature. Le
député Ménard siègera aux Communes parmi l’opposition durant le gouvernement
conservateur de John Diefenbaker. Minoritaire, une nouvelle élection est
déclenchée en 1958 et cette fois, c’est Yvon Dupuis qui est élu député libéral
du comté de Saint-Jean.
La carrière de Yvon Dupuis est jalonnée de scandales, de procès et de
«trahisons». Dupuis est un opportuniste plutôt qu’un homme de parti.
Propriétaire alors d’un magasin de musique, il avait commencé sa carrière
politique dans sa ville natale, à Montréal. Né en 1926, fils d’Hector Dupuis,
conseiller municipal de Montréal et auteur du célèbre Dictionnaire des
antonymes et des synonymes, Yvon Dupuis est élu député provincial la
première fois en 1952. Le premier scandale de sa carrière éclate lors des
élections de mai 1956 :
«
Le 17 mai (1956), Edgar Charbonneau, candidat
de l’Union Nationale dans Montréal-Sainte-Marie, accusa Dupuis d’avoir essayé
de corrompre l’énumérateur avec des caisses de vin afin de le persuader de
changer la liste des électeurs. Dupuis se défendit en disant qu’un agent de
l’Union Nationale lui avait jeté dans les mains un paquet de listes
d’électeurs, alors qu’il se trouvait dans sa salle de comité, en disant :
"Je vous apporte ce que vous m’avez demandé". Dupuis dit qu’après
l’avoir expulsé, il remarqua que la police provinciale se tenait prête à l’arrêter
et à l’accuser de possession de faux certificat […] L’affaire Yvon Dupuis
provoqua les commentaires sarcastiques des principaux personnages de l’Union
Nationale et quand Dupuis défia Paul Sauvé de tenir avec lui une assemblée
contradictoire, Sauvé répliqua, le 27 mai : "Je ne suis pas intéresé à
courir la guignolée"».
Les résultats furent prévisibles et Dupuis est défait dans Sainte-Marie
et sa carrière à la Législative est compromise pour longtemps. C’est alors
qu’il s’oriente vers les Communes et déménage ses pénates à Saint-Jean, comté
fidèle au Parti Libéral depuis toujours. Il y sera élu en 1958. Ce membre de la
R.A.P.C. (Royal air Force Canadian) est nommé au mess des Officiers du Collège
Militaire Royal. Dupuis est réélu en 1962, mais en 1963 éclate le fameux
scandale de l’hippodrome de Saint-Hubert, affaire de pot-de-vin et de
corruption en vue d’élever une piste de courses de chevaux. Un procès est
ouvert et Dupuis figure parmi les accusés. En 1965, il n’est plus de mise pour
Dupuis de se représenter, mais son épouse décide de briguer les suffrages à sa
place. Au même moment, la convention libérale choisit le notaire Jean
Desmarais, lui aussi ancien maire de la ville de Saint-Jean. Les Conservateurs,
profitant du schisme, vont chercher Paul Beaulieu, l’ancien député du
gouvernement Duplessis dans le comté et ancien Ministre du Commerce et de
l’Industrie entre 1945 et 1960. La réputation de Beaulieu le fait passer entre
les deux candidats libéraux et il est élu aux Communes. Une tradition vieille
de 98 ans est brisée : Saint-Jean aura un député bleu à Ottawa. Il y
restera jusqu’en 1968 lorsque les forces libérales, ressaisies, porteront
Walter Bernard Smith à la Chambre des Communes.
Pour beaucoup de citoyens de Saint-Jean, Smith est un parachuté
pratiquement inconnu. Important marchand-général de sa ville natale,
Hemingford, il en est également le maire. Il sera un habitué du siège de
Saint-Jean tout au long de l’ère Trudeau, le temps de transformer la Base
aérienne en Mégastruction. Aux élections du 22 mai 1979, il annonce qu’il ne se
représentera pas. Une crise déchire la convention libérale entre le maire Léo
Fortin d’Iberville et le candidat Paul-André Massé, secrétaire du Parti Libéral
fédéral sous Walter Smith. Avec lui apparaît un nouveau type de politicien; non
plus la façade du Parti dans le comté, comme avec Smith, mais le technocrate au
pouvoir. Manquant de charisme, Massé reste un honnête fonctionaire. Il est élu
par 26 871 voix contre son adversaire, le créditiste Jean-Paul Lasnier, maire
de Saint-Blaise et piloté par le Parti Québécois qui ne récolte que 7 762 voix.
Massé promet qu’il passera plus de temps à son bureau de Saint-Jean que ne l’a
fait Smith durant tout son mandat. Après la défaite des Libéraux devant les
Conservateurs de Joe Clark, Massé doit siéger dans l’opposition jusqu’au début
de 1980 où, à la suite d’un vote de non-confiance, le gouvernement Clark est à
son tour renversé et permet à Trudeau - et à Massé - de revenir du bon côté de
la Chambre. Massé est député de Saint-Jean au moment où se tient le référendum
sur la souveraineté en mai 1980.
Il disparaîtra 4 ans plus tard, lorsqu’un balayage de
conservateurs-nationalistes sous la direction de Brian Mulroney ramène, avec
force cette fois, le Parti Conservateur au pouvoir. Un homme d’affaires
d’Iberville, André Bissonnette, élu, est nommé Ministre d’État aux petites
entreprises, pius aux Transports. Il doit démissionner après une sombre
histoire de spéculations et de délit d’initiés en rapport avec la vente de
terrains à Oerlikon-Contraves qu’il avait fait venir s’installer à Saint-Jean.
Il fut acquitté par un jury mais dut démissionner de son poste en 1987. Clément Couture acheva son mandat et fut
élu en 1988. Après les échecs successifs de
l’entente du lac Meech et des négociations de Charlottetown, le comté passa au
Bloc Québécois, une aile indépendantiste chargée de défendre les intérêts du
Québec aux Communes en élisant Claude Bachand, député de 1993 à 2011 où il est
remplacé par le député du Nouveau Parti Démocratique, entraîné par la vague
orange derrière Jack Layton, Tarik Brahmi.
En 2015, suivant la vague rouge qui déferle sur le Québec, Saint-Jean redevient comté libéral avec Jean Rioux. L’étendue du comté fédéral de Saint-Jean amène plusieurs candidats à
briguer la députation sans être nécessairement des habitants de
Saint-Jean-sur-Richelieu. Des gens comme Yvon Dupuis, Walter Smith, Paul-André
Massé, André Bissonnette et Clément Couture n’habitent pas Saint-Jean, mais la
région et cela a sans doute diminuer l’importance que les Johannais
attribuaient au comté fédéral, privilégiant davantage le comté provincial car l’avenir
du Québec, désormais, doit se jouer dans la capitale provinciale :
J.-Alcide
Côté (1945-1955)
J.-Armand
Ménard (1955-1953)
Joseph-Armand
Ménard (1953-1958)
Yvon
Dupuis (1958-1965)
Paul Beaulieu
(1965-1968)
Walter Smith (1968-1979)
Paul-André
Massé (1979-1984)
André
Bissonnette (1984-1988)
Clément
Couture (1988-1993)
Claude
Bachand (1993-2011)
Tarik
Brahmi (2011-2015)
Jean Rioux (2015- )
Le mandat de Paul Beaulieu, député de l’Union Nationale. Jean-Paul Beaulieu (le
premier prénom n’est jamais pratiquement utilisé) a finalement émergé dans la
vie politique provinciale dans la campagne aux élections partielles à la suite
de la mort tragique du Dr Alexis Bouthiller :
«Le gouvernement provincial… se plongeait dans
les campagnes de Huntingdon, pour le remplacement de James Ross, mort dans un
incendie, et de Saint-Jean-Napierville, pour le remplacement du Dr Alexis
Bouthillier, mort dans un accident d’automobile. Les femmes exerceraient leur
droit de vote pour la première fois dans les élections provinciales. D’après le
référendum de la Beauce, les augures les supposèrent sous l’influence du
Clergé.
Dans le comté de Huntingdon, les libéraux
présentèrent Dennis O’Connor, ancien député fédéral. L’Union Nationale choisit
John E. Stewart. Dans le comté de Saint-Jean, les libéraux choisirent Omer
Perrier, directeur du Canada-Français
et cousin germain du secrétaire
provincial. L’Union Nationale représente l’expert comptable Paul Beaulieu, son
candidat des élections générales».
Ce n’était pas la première fois, en effet, que Paul Beaulieu se
présentait candidat dans le comté de Saint-Jean pour le représenter à
l’Assemblée législative. Par 3 fois, au cours des élections générales
précédentes, il s’était porté sous la bannière de l’Union Nationale. En
septembre 1939, Maurice Duplessis est venu tenir une assemblée pour souligner
l’occasion et de nombreuses personnes enthousiastes se présentèrent. Duplessis
était alors Premier ministre depuis 1936. Il tenait le Parti bien en main et
lui imprimait sa marque profondément conservatrice. Défait par les Libéraux de
Godbout en 1940, Duplessis avait plongé dans un enfer aussi bien politique que
personnel, aussi, l’élection partielle de 1941 de son jeune candidat a tout
pour lui remonter le moral. Il est vrai que le Canada s’achemine vers la conscription
et les Libéraux provinciaux paient pour le manque à la parole donnée par leurs
cousins fédéraux. Mais le comté n’est pas gagné d’avance et Beaulieu devera se
battre pour l’obtenir :
«
Saint-Jean, vieille citadelle libérale, est…
un comté canadien-français. Duplessis accomplit un effort sérieux en faveur de
son candidat, homme de valeur. La présentation donne lieu à une assemblée
contradictoire. Paul Beaulieu accepte une joute contre les gros canons du parti
Libéral, trop sûrs d’eux-mêmes. T.-D. Bouchard, conspué par une partie de la
foule, fait front, force la voix et, les microphones changent la face des
assemblées publiques en rendant l’avantage à l’orateur sur ses interrupteurs,
même nombreux. Mais Paul Beaulieu, quand il parle, est intarissable. Il se
moque de son adversaire, quasiment oublié au troisième rang derrière le
déploiement "étranger", et met les discours que T.-D. Bouchard vient
de prononcer en contradiction avec une déclaration de Godbout, rapportée par Le
Canada
du matin même. Il produit un tel effet que Bouchard s’évanouit. On
emporte le ministre à l’hôpital. Et la population acclame ce succès d’un
"p’tit gars de la place" contre les gros bonnets de Montréal, de
Québec et de Saint-Hyacinthe».
L’offensive est menée par Maurice Duplessis, le chef de l’Opposition.
Il attaque la question de l’autonomie provinciale, son cheval de bataille,
critique le projet de canalisation du Saint-Laurent et surtout la vassalité du
Premier ministre Godbout devant le pouvoir fédéral. Godbout vient se défendre,
à Saint-Jean même, d’être «mené par le gouvernement fédéral» :
«
Godbout se défendait en disant que s’il
n’avait pas coopéré avec Ottawa, la province serait maintenant sous occupation
et ne possèderait plus aucun droit. Il affirmait que son prédécesseur était un
irresponsable qui aurait détruit le Canada et amené la vengeance du Canada
anglais sur un Québec déshonoré et sans défense».
Il ajoute :
«
"Si j’avais fait comme mon prédécesseur,
qui insultait les ministres fédéraux, des révolutions auraient éclaté dans la
province de Québec, et les citoyens auraient dû obéir devant la bouche du
canon" Les Canadiens français qui se plaignaient de ne pas recevoir leur
part, de ne pas être traités avec justice "mériteraient d’être sous le
talon d’Hitler"».
De telles déclarations vont s’avérer néfastes pour les Libéraux. Malgré
les campagnes de presse, de radio, des discours et déclaration officielles,
l’irritation des électeurs contre les Libéraux est au plus haut point : «Des
lâchages se produisent dans la bourgeoisie», souligne Rumilly. Le zèle
loyaliste du Cardinal Villeneuve de Québec et d’Adélard Godbout ne plaisent
pas. À Saint-Jean, donc, la course est chaude. Perrier l’emporte de justesse
avec moins de 20 voix de majorité, le 6 octobre 1941 :
«
Édouard Asselin, procureur de Paul Beaulieu,
demande un recomptage judiciaire. Le juge Alfred Duranleau préside à cette
opération, palpitante comme toujours. Les avocats habituels des deux partis -
John Ahern et Élie Beauregard pour les Libéraux, Édouard Asselin et Édouard
Masson pour l’Union Nationale-
surveillent toutes les phases. Le juge rejete des bulletins. La majorité de
Perrier tombe à 14 voix, puis à 4. Les avocats libéraux contestent des
décisions du juge. John Ahern, se privant de déjeuner, part en hâte pour demander
à la Cour d’Appel la suspension du recomptage. Émery Beaulieu, prévenu par
téléphone, le devance au Palais. La Cour d’Appel, qui siégeait, conseille aux
avocats de s’adresser à Sir Mathias Tellier, juge en chef. Tellier consulte
rapidement ses collègues et refuse d’émettre l’ordre sollicité. Le juge
Duranleau proclame Paul Beaulieu élu par 9 voix de majorité (6 612 contre 6
603)».
Beaulieu est sans doute celui qui aura fait enrager le plus ses
adversaires durant une campagne d’élection complémentaire. Au niveau
provincial, comme plus tard au niveau fédéral, il brise la routine libérale du
comté. En 1941, il met un terme à un long règne libéral depuis 1867 à la
Législative et renouvellera l’exploit aux Communes en 1965.
Paul Beaulieu est né à Saint-Paul de l’île-aux-Noix le 22 janvier 1902,
fils de A.-J. Beaulieu, le directeur de l’Académie Commerciale catholique de
Saint-Jean. Ce jeune comptable agréé a été éduqué dans les meilleures règles.
On l’a vu capitaine de l’équipe de hockey de Saint-Jean, les Canadiens. Le
15 octobre 1941, il est reconnu officiellement député provincial du comté de
Saint-Jean, et sera promis au plus brillant poste ministériel depuis
Félix-Gabriel Marchand.
Selon les experts qui ont analysé le vote, les Libéraux ont conservé le vote
rural, mais la ville a assuré la victoire du candidat de l’Union Nationale, ce
qui brise un préjugé tenace que seules les zones rurales supportaient
Duplessis. Les femmes, à qui Duplessis avait refusé avec vigueur le droit de
vote, ce dont Godbout, rendu au pouvoir, leur assura, ont voté pour Beaulieu.
Il faut dire que le nouveau député est fort séduisant comparé à l’intellectuel
Omer Perrier, d’allure réservée.
À l’ouverture de la session, le 24 février 1942, Beaulieu invoque
l’autonomie provinciale en reprochant au gouvernement Godbout de céder les
revenus provinciaux et de «se laisser dépouiller par Ottawa». Il
avertit, en rapelant l’exemple de l’impôt sur le revenu cédé au gouvernement
fédéral en temps de guerre : «Cette source énorme de recettes ne nous
reviendra jamais». Dans l’élection partielle du comté de Saint-Jacques, à
Montréal, Beaulieu appuie le candidat de l’Union Nationale qui l’emporte. Il
n’en reste quand même pas moins que la campagne a été chaude. Il est vrai que
la menace de la conscription effraie les électeurs canadiens-français qui en
rejetent la faute au Parti Libéral au pouvoir. Paul Beaulieu devient vite un
élément indispensable pour l’Union Nationale. Ses qualités de comptable lui
permettent de soutenir puissamment la critique du budget libéral : «Paul
Beaulieu, expert comptable, fait une brillante critique du budget. Il rappelle
ce trait essentiel, passé sous silence par le trésorier : la disparition du
chômage a soulagé le Trésor d’un fardeau énorme. Et cependnat, le régime
augmente les taxes. Le revenu des taxes est passé de 50 millions en 1939 à 90
millions en 1942».
Devant le plébiscite (qui en fait est un référendum) que le
gouvernement fédéral présente à l’ensemble du Canada pour le libérer d’une
promesse faite à la Province de Québec, le député Chaloult dépose une motion à
la Législative proposant aux citoyens du Québec de répondre NON. Beaulieu
appuie la motion du député qui siège comme indépendant, mais celle-ci est
défaite par les ministériels. Devant la menace de conscription, Beaulieu
poursuit son expertise de l’économie québécoise sous le gouvernement libéral,
particulièrement l’industrie de la betterave sucrière que le gouvernement
compte subventionner dans la Vallée du Richelieu et dont les premières
tentatives se sont montrées désastreuses. Le 17 décembre 1942, Antonio Barrette
et Paul Beaulieu président à la naissance de la Jeunesse de l’Union Nationale,
dont le but est de disputer la jeunesse au parti du Bloc Populaire. Ce parti de
Canadiens-Français fédéralistes, dirigé par les anciens alliés de Duplessis,
les membres de l’Action Libérale Nationale Paul Gouin, Théophile Hamel et René
Chaloult, mène la lutte aux Libéraux fédéraux, mais il s’invite parfois dans la
politique provinciale, ce qui gêne furieusement Duplessis. Le plébiscite est
remporté par le OUI et King, libéré de sa promesse, impose la conscription à la
largeur du pays. Chaloult revient avec de nouvelles motions jetant le blâme sur
le gouvernement fédéral. Le 23 février 1943, 3 heures après le dépôt d’une
nouvelle motion Chaloult, Paul Beaulieu dépose une motion complémentaire priant
le gouvernement fédéral «de n’adopter aucune mesure pour mettre en force la
conscription pour service outre-mer». On aura reconnu-là la vieille marotte
d’Henri Bourassa et du Parti Nationaliste durant la Première Guerre. La motion
Chaloult est morte-née tandis que celle de Beaulieu, plus tempérée, est
acceptée à l’unanimité.
Un peu plus tard, dans la même session, Paul Beaulieu conteste à
nouveau le budget du ministère libéral. Le Trésorier Mathewson annonce que les
impôts rentrent bien et que les remboursements du crédit agricole s’effectuent
sans accroc. Mais Beaulieu donne une autre version :
«
Pour l’administration ordinaire de la
province, sans travaux importants, sans initiative spéciale, sans secours aux
chômeurs, le gouvernement actuel a dépensé chaque année, depuis qu’il est au
pouvoir, 35 millions de plus que celui de l’Union Nationale. Malgré cela il a
augmenté la dette de la province, suivant ses propres cheiffres, de 35 millions
en 3 ans, tout en soutirant du peuple, sous forme de taxes, $ 47 232 000. Le
bilan total de son administration se chiffre donc par un déficit de $ 82 680
000…»
1943, c’est aussi l’année où Hector Perrier (cousin germain de
Louis-Omer, rédacteur en chef du Canada-Français et candidat libéral
défait par Beaulieu), présente un bill sur l’Instruction obligatoire, aux
applaudissements nourris des Libéraux. Tous les enfants de 6 à 14 ans sont
tenus de fréquenter une école. Les Unionistes, Onézime Gagnon et Antonio Élie,
présentent un amendement qualifiant le bill Perrier d’«inopportun et
actuellement impraticable, parce que ce bill néglige de pourvoir au règlement
indispensable des difficultés financières, éducationnelles et autres, qui
paralysent l’action des parents et des commissaires scolaires».
Beaulieu critique également le bill Perrier, mais ce dernier se défend. Godbout
interrompt les détracteurs unionistes : «Nous ne reculerons pas devant notre
devoir, qui est d’imposer aux parents les obligations qu’ils ne comprennent pas».
Le bill Perrier est adopté après que l’amendement Gagnon soit rejeté.
Entre-temps, ce sont les questions fédérales qui préoccupent l’Union Nationale.
Beaulieu participe à une critique des restrictions imposées par le gouvernement
fédéral sur l’industrie du papier, mobilisant l’industrie du
papier-journal et la fameuse question des betteraves à sucre, dont l’industrie
de Saint-Hilaire, équipée à grands frais, n’est toujours pas entrée en
opération.
Le scandale de Saint-Hilaire, la façon cavalière dont le
gouvernement King conduit le gouvernement Godbout comme s’il était sous
tutelle, la crise de la conscription, l’arrestation et la détention du maire de
Montréal, Camilien Houde, également député de Sainte-Marie qui a osé protester
contre l’application des mesures de la conscription et encouragé la population
à résister, sont autant de griefs des Canadiens-Français contre le gouvernement
d’Adélard Godbout. L’Union Nationale organise des rencontres publiques à
Saint-Lin, à Drummondville, à Saint-Jean même où, toujours, Paul Beaulieu
apparaît auprès de son chef et tous deux se montrent aussi virulents contre
King et Godbout. En 1944, à la session pré-électorale, le Trésorier Mathewson
présente le budget annuel à l’excédent de $ 275 000. De manière beaucoup plus
véhémente encore, Beaulieu reprend la critique étoffée du budget déjà énoncé
dans les sessions précédentes. Enfin, le parti de Duplessis s’oppose à une
mesure d’étatisation de la Montreal Light, Heat and Power Consolidated, mesure
votée en majorité par les Libéraux et qui anticipe le mouvement de
nationalisation entrepris par le gouvernement Lesage avec René Lévesque moins
de 20 ans plus tard.
La campagne électorale s’engage au cours de l’été 1944. La conscription
a littéralement scié les jambes du Parti Libéral. Le 23 juillet, Paul Beaulieu
dit à ses électeurs de Saint-Jean que le gouvernement Godbout pensait changer
la devise de la Province de Je me souviens en Je me soumets. Tandis
que Beaulieu emporte le comté, Duplessis redevient chef du gouvernement.
Duplessis aurait voulu donner le Ministère du Trésor à Beaulieu, «mais une
pression discrète des banques fait choisir un député moins désagréable aux
puissances financières». Beaulieu est «énergique, dynamique et efficace,
et toujours bien vu de Duplessis». Aussi, est-ce à lui qu’est confié le
soin de consolider le Ministère de l’Industrie et du Commerce :
«
L’un des plus habiles membres de
l’administration, Beaulieu préside lui-même à l’organisation technique de son
ministère. Il institua des services capables de répondre aux demandes de
renseignements venues de l’extérieur et capable aussi de pourvoir aux nouveaux
intérêts industriels du Québec à l’étranger. En fait, il effectuait lui-même
des voyages ici et là à travers l’hémisphère occidental, mais surtout aux
États-Unis. Ces initiatives donnaient des résultats très satisfaisants.
Beaulieu mettait en valeur la proximité des ressources naturelles, les marchés
nord-américains, les voies maritimes internationales ainsi que les relations
ouvrières paisibles et un gouvernement responsable».
Beaulieu, Ministre de l’Industrie et du Commerce. Beaulieu, pourtant, est un
homme rassurant pour les milieux d’affaires : «Paul Beaulieu, ministre du Commerce, plaît aux industriels par ses professions de foi antisocialistes. Il
veut entretenir et stimuler le mouvement. Il voit loin».
Ainsi, développe-t-il les relations avec des pays d’Amérique latine en servant
d’ambassadeur des milieux d’affaires. Onézime Gagnon et Paul Beaulieu font une
tournée au Mexique et à Haïti afin d’établir des relations culturelles et
commerciales au début de 1945. Maintenant que les rôles sont renversés,
Beaulieu ne peut qu’appuyer le budget de Gagnon. L’ex-Trésorier Matthewson, qui
a pris la place de Beaulieu dans l’opposition, n’hésite pas à mordre sur les
commentaires laudatifs de Beaulieu : «Les ministres de l’Union Nationale
condamnent le bilan du gouvernement Godbout devant les électeurs, mais
s’appuient sur ce bilan devant les prêteurs».
La guerre terminée, une nouvelle époque de crises s’apprête à déferler
sur le monde et à influer sur la politique provinciale. La Guerre Froide et la
chasse aux Communistes vont justifier bien des mesures illégales de la part du
gouvernement et de la police lors des conflits ouvriers. Au début de l’été 1945
est formée une Commission d’électrification rurale dont fait parti Beaulieu.
Plus tard, au cours de ce même été, il crée un Office provincial de
l’Artisanat, organisme de coordination entre les artisans, les consommateurs et
les services administratifs. Beaulieu prévoit l’ouverture d’une centrale pour
la distribution des matières premières aux artisans et aux centres régionaux.
En novembre de la même année, une allocation aux mères nécessiteuses est
augmentée de $ 10.00 mensuellement. Pour Beaulieu, la pension aux mères
nécessiteuses «équivaut à une police d’assurance de $ 15 000 dollars que le
gouvernement Duplessis a mise entre les mains de tous les pères de famille, de
tous les hommes mariés». À l’issu d’une rencontre fédérale-provinciale en
novembre 1945 toujours, un Comité économique est formé comprenant 3 délégués du
gouvernement fédéral et 3 autres du gouvernement provincial : Beaulieu,
ministre du Commerce et de l’Industrie et Trésorier le temps qu’Onézime Gagnon se
remette d’une maladie, fait partie du comité. Le but de ce comité est de siéger
entre les conférences fédérale-provinciales et discuter des propositions
fédérales et des contre-propositions provinciales sur l’administration de
l’économie nationale. Puis, le 21 janvier 1948, Paul Beaulieu propose le
fleurdelysé comme drapeau officiel de la Province de Québec qui est adopté
après un discours fleuve de Duplessis.
La même année sont déclenchées des élections. La stratégie de Duplessis
est simple : associer les Libéraux aux Communistes et profiter de la paranoïa
qui sévit sous la Guerre Froide, ce qu’il fait avec une mise en scène à
Saint-Jean le 26 juillet. En mai 1952, Duplessis ouvre les élections,
s’opposant à un nouveau chef libéral, Georges-Émile Lapalme, mais il est réélu,
de même que Beaulieu. Puis encore en 1956 pour un dernier mandat. Duplessis
meurt en septembre 1959 pendant que Beaulieu est tout entier à l’organisation
de l’Exposition universelle de Montréal pour 1967. Duplessis n’affectionne pas particulièrement
cette idée, mais son successeur, Paul Sauvé se montrera plutôt enthousiaste.
Beaulieu irait même jusqu’à se battre pour décrocher l’exposition, mais
les morts de Duplessis, puis de Sauvé nous amènent aux élections provinciales
de 1960. L’usure de l’Union Nationale est remarquable, même si Paul Sauvé a
tenté de redresser et d’adapter le parti aux nouvelles condtions du monde
contemporain. Beaulieu est défait de même que son parti qui passe à
l’Opposition.
Pendant ses mandats, même si le Ministre Beaulieu semble constamment
occupé à des tâches provinciales, le député ne délaisse pas son comté pour
autant. Il se montre très actif en tant que Ministre de l’Industrie et du
Commerce et contribue ainsi à la venue de plusieurs industries dans la région :
telles que la Brown-Boveri devenue la Westinghouse, la Saint-Regis Paper
portant plus tard le nom de Cyanamid et la construction d’école dont l’École
des arts et métiers maintenant appelée l’École professionnelle des métiers,
l’École Forget devenue l’École Bruno-Choquette, l’École Félix-Gabriel-Marchand
et l’école secondaire Beaulieu nommée ainsi en l’honneur de l’éducateur
Alexandre-Josaphat Beaulieu, son père. C’est sous le mandat de Paul Beaulieu
qu’a été construit le nouveau pont reliant les deux rives du Richelieu,
initialement désigné pont Beaulieu, nom remplacé en 1965 par celui de pont
Félix-Gabriel-Marchand.
La députation provinciale depuis 1960. À la défaite de Beaulieu, le
comté de Saint-Jean revient au Parti Libéral et Philodor Ouimet est élu député
à la Législative le 22 juin. Fils d’Eugène Ouimet, fondateur en 1938 de la
Compagnie des Carrières Bernier Limitée, Philodor est né le 24 mars 1909. À la
retraite de son père, il reprend l’entreprise en main tout en s’associant avec
Philippe Baillargeon. Il a été maire de la paroisse pendant 18 ans et préfet de
comté. Il se porte acquéreur du commerce de C.-O. Gervais, quincaillerie de la
rue Richelieu en 1963. Pendant que se font les grandes rénovations de l’État
québécois avec le gouvernement Lesage, Ouimet est campé dans son rôle de back
bencher.
Mais le 5 juin 1966, l’Union Nationale reprend le pouvoir avec le
député Jérôme Proulx, enseignant au Collège Militaire Royal. Proulx restera
député sous les gouvernements de Daniel Johnson et de Jean-Jacques Bertrand.
Proulx a écrit un livre, Le panier de crabes, publié par la maison
d’édition socialiste Parti Pris, dans lequel il relate son expérience de
politicien et justifie ce qui l’a amené à rejoindre les rangs du Parti
Québécois :
«C’est par je ne sais quelle fatalité que je
suis entré dans ce monde hallucinant de la politique, en mai 1966; 4 années
plus tard, je quittais brutalement ce panier de crabes, expulsé par la viperine
propagande des vieux partis.
Ce que je veux raconter, c’est mon passage dans
les sinueux corridors du pouvoir, du patronage et de la corruption; ce sont ces
longues heures perdues dans les couloirs d’un Parlement anachronique; c’est la
fulgurante visite du général de Gaulle et ses implications historiques; ce sont
les dernières batailles livrées par le Québec sur le front d’Ottawa par ce
grand général sans armée qu’était Daniel Johnson; c’est la burlesque convention
UN; ce sont les origines du bill 85, c’est l’odieux bill 63, et enfin mon
adhésion toute naturelle au parti de René Lévesque, cheminement logique à tous
ces événements».
Il y a un relent du roman d’Arsène Bessette, Le Débutant, dans
ce livre-pamphlet de Jérôme Proulx, mais plutôt que de succomber entièrement au
désabusement, comme le jeune héros du romancier, Proulx réinvestit son
optimisme dans le projet de souveraineté du mouvement dirigé par l’ex-ministre
libéral René Lévesque, artisan de la nationalisation de l’électricité. La mort
prématurée de Daniel Johnson a laissé l’Union Nationale et le gouvernement du
Québec entre les mains d’un homme faible, Jean-Jacques Bertrand, qui ne sait
comment résoudre les conflits suscités par les confrontations linguistiques.
Son projet de loi 63 qui, tout en faisant la promotion de la langue française,
garantit aux parents la liberté de choisir la langue dans laquelle leurs
enfants recevront l’enseignement, soulève une sérieuse ontroverse. Contesté,
villipendé, le projet de loi force Proulx a traverser la Chambre pour siéger à
côté de Lévesque. Durant son premier mandat, Jérôme Proulx voit s’ériger le
CEGEP de Saint-Jean en 1968 et l’Hôpital du Haut-Richelieu en 1969. Le bill 63
a brisé les jambes de l’Union Nationale comme la conscription de 1942 avait
brisé celles du Parti Libéral. En avril 1970, un balayage libéral traverse le Québec.
Proulx perd son siège et, en tant qu’indépendantiste, se voit interdit
d’enseigner au Collège Militaire Royal. Il ira donc en exil à Saint-Jérôme, où
il en profitera pour rédiger son livre. Il explique ainsi le balayage libéral
de 1970 :
«
En avril 70, la caste capitaliste s’est
jointe à la caste libérale : ils se sont vus, ils se sont reconnus, ils se sont
aimés. Ils se sont déclarés fédéralistes, comme ils se seraient déclarés
n’importe quoi (pourvu que ce soit payant). Ils ont vu que le sol leur glissait
sous les pieds, le contrôle allait leur échapper des mains. Alors la caste
anglaise, unie à la caste marchande, a signé alliance avec la caste libérale et
d’une voix unanime ils ont dit : "Sauvons la Confédération", ça
voulait dire : "Sauvons nos meubles". Et depuis lors, ce nouveau Family
Compact
gouverne le Québec».
Un jeune enseignant, Jacques Veilleux, est élu député libéral de
Saint-Jean. Né en 1939 en Beauce, son parcours est resté jusque-là assez modeste
:
«Il fit ses études classiques au Collège
Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse où il obtint son baccalauréat ès arts en mai
1959. Il poursuivit ses études en droit et en pédagogie aux Universités
d’Ottawa, de Sherbrooke et de Montréal.
De 1961 à 1962, il fut assistant-rédacteur au
journal L’Éclaireur-Progrès
et il enseigna par la suite durant 9 ans,
dont 6 à la Commission scolaire régionale Honoré-Mercier à Saint-Jean.
Entretemps, il fut président de l’Association des Enseignants d’Honoré-Mercier
de 1967 à 1970».
Veilleux est député du comté lors des tristes événements d’octobre
1970. Le calme revenu, il inaugure la Polyvalente Chanoine-Armand-Racicot en
1971, puis la fusion des Corporations du vieil et du nouvel hôpital. C’est lui
qui, à l’instar de son parti, favorise le regroupement des Commissions
scolaires du comté, ce qui amène, en 1972, la création de la Commission
scolaire Saint-Jean-sur-Richelieu. De plus, Veilleux renfloue les affaires
municipales en obtenant un octroi de $ 265 000 pour combler le déficit de la
fusion de la Cité et de la paroisse de Saint-Jean. Il est réélu le 29 octobre
1973 par une majorité confortable de 4 678 voix contre son adversaire péquiste
Jérôme Proulx, Yvon Dupuis devenu chef du Crédit Social et Roger Garceau de
l’Union Nationale. Le balayage de la province par le Parti Libéral est l’un des
plus forts jamais vu. 102 des 110 comtés tombent entre leurs mains. Veilleux
est nommé adjoint parlementaire du Ministre des Communications en 1973, puis,
en octobre 1975, adjoint parlementaire du Ministre du Travail et de la Main-d’œuvre
ainsi que responsable du Service de Placement Étudiant du Québec.
La victoire écrasante de 1973 contenait en elle-même la défaite
surprise du 15 novembre 1976. Cette journée d’élection voit le Parti Québécois
former, pour la première fois, le gouvernement du Québec. Bourassa est évincé
du Parlement, tout comme Veilleux est défait dans la circonscription. C’est la
vengeance de 1970 dit-on. La veille du triomphe de Jérôme Proulx, Paul Beaulieu
décédait. Comment expliquer ce retour en force de Jérôme Proulx? Revenu de
Saint-Jérôme, enseignant à la Polyvalente Marcel-Landry d’Iberville,
l’ex-député ne cessait d’envoyer des lettres ouvertes publiées dans Le
Canada-Français critiquant le député Veilleux et le gouvernement de Robert
Bourassa. Supporter par les syndicats et le secteur professionnel dont il est
le porte-parole, il récolte les fruits d’une période où l’engagement politique
signifiait une certaine quête d’aspirations sociales et nationales.
À la formation du cabinet du Parti Québécois, Jérôme Proulx est nommé whip
du parti alors que la population locale s’attendait à ce qu’il soit nommé
ministre. C’est une déception pour les Johannais. Après tout, Proulx n’avait-il
pas abandonné son siège au gouvernement pour traverser le Chambre et devenir le
second député à siéger sous l’étiquette du Parti Québécois? Le premier mandat
du Parti Québécois restera sans doute dans les annales du Québec comme le
meilleur gouvernement, le plus efficace et le mieux intentionné. Comme une
seconde phase nécessaire à l’achèvement de la Révolution tranquille. Il aurait
été normal que le tout éclot avec le référendum du 10 mai 1980. Jérôme Proulx y
prononça un discours vif et ressenti (Voir en annexe). Malheureusement pour les forces
indépendantistes, ce fut le NON qui l’emporta. Puis, c’est le déclin. En 1981,
le gouvernement du Parti Québécois est reporté au pouvoir et Proulx se fait
réélire dans Saint-Jean. Mais la grâce de 1976 déserte le parti pour toujours.
Après le vote des décrets régissant les conventions collectives des employés du
secteur publique, décrets votés en rafale la veille de Noël, il en aurait été
fait pour un second mandat si le chef du Parti Libéral, Claude Ryan, n’avait
suscité un tel rejet de la population québécoise. Nous savons comment ce second
mandat du Parti Québécois s’acheva dans la discorde, la paranoïa du chef, René
Lévesque, forcé de démissionner et le nouveau discours pantouflard de
Pierre-Marc Johnson. À l’élection de 1985, les Libéraux reviennent au pouvoir
avec un ancien chef, Robert Bourassa, et un nouveau député pour le comté de
Saint-Jean, Pierre Lorrain. Ce dernier est nommé Président de la Chambre (comme
jadis Félix-Gabriel Marchand et Philippe-Honoré Roy). Il ne sera député du
comté que pour un seul mandat. En 1989, le Libéral Michel Charbonneau lui succède.
Le comté de Saint-Jean retourne au Parti Québécois en 1994 avec l’élection de Roger Paquin. Il sera député sous le gouvernement Parizeau dans
un premier temps, jusqu’aux lendemains du référendum de 1995 alors que le chef
se retire dans l’amertume et cède la place à la vedette de l’heure, Lucien
Bouchard qui fait le saut dans l’arène provinciale après avoir été chef du Bloc
Québécois à Ottawa et, après sa démission, l’éphémère gouvernement de Bernard
Landry. L’élection d’un premier gouvernement minoritaire dirigé par le Libéral
Jean Charest (2003) amène, pour le comté de Saint-Jean, l’élection de
Jean-Pierre Paquin. Le député libéral restera en poste jusqu’à l’élection de
2007 lorsque la candidate de l’Action Démocratique du Québec (A.D.Q.), Lucille Méthé, première femme députée du comté de Saint-Jean participe d’un mini
raz-de-marée du tiers parti. Comme le gouvernement est toujours minoritaire,
Méthé restera seulement un an députée du comté. L’élection du péquiste Dave Turcotte, une première fois en 2008, une seconde fois en 2012 et une troisième
en 2014 laisse le comté aux mains du Parti Québécois :
Philodor
Ouimet (1960-1966)
Jérôme
Proulx (1966-1970)
Jacques
Veilleux (1970-1976)
Jérôme
Proulx (1976-1985)
Pierre
Laurin (1985-1989)
Michel
Charbonneau (1989-1994)
Roger
Paquin (1994-2003)
Jean-Pierre
Paquin (1994-2003)
Lucille
Méthé (2007-2008)
Dave
Turcotte (2008- )
Les référendums de 1980 et 1995 dans le comté de Saint-Jean. Les deux référendums
québécois, celui de 1980 et celui de 1995, ont été tenus pour décider de
l’accessibilité du Québec à la souveraineté étatique tout en maintenant des
accords ponctuels, administratifs et économiques, avec le Canada. À la question
du référendum du 20 mai 1980 :
«Le Gouvernement du Québec a fait connaître sa
proposition d’en arriver, avec le reste du Canada, à une nouvelle entente
fondée sur le principe de l’égalité des peuples; cette entente permettrait au
Québec d’acquérir le pouvoir exclusif de faire ses lois, de percevoir ses
impôts et d’établir ses relations extérieures, ce qui est la souveraineté – et,
en même temps, de maintenir avec le Canada une association économique
comportant l’utilisation de la même monnaie; aucun changement de statut
politique résultant de ces négociations ne sera réalité sans l’accord de la
population lors d’un autre référendum; en conséquence, accordez-vous au
Gouvernement du Québec le mandat de négocier l’entente proposée entre le Québec
et le Canada?»
Nous présentons ici un tableau qui contient les résultats pour
l’ensemble du Québec et en particulier pour le comté de Saint-Jean.
OUI
(Province): nb. de voix : 1,485,851 (40,44%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 13,617
(38,92%)
NON (Province):
nb. de voix: 2,187,991 (59,56%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 21,373 (61,08%)
TOTAL (Province):
nb. de voix: 3,673,842 (98,26%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 34,990 (98,49%)
On remarquera que le pourcentage du Oui est inférieur à la moyenne
obtenue au niveau de la Province, et, par conséquent, le Non est supérieur à la
moyenne provinciale. De plus, la participation au scrutin est supérieure à la
moyenne du Québec. Le comté provincial de Saint-Jean-Napierville a donc voté
majoritaire et fermement pour le Non lors du référendum de 1980.
Quinze ans plus tard, c’est le tour d’un second référendum. La question
posée par le gouvernement de Jacques Parizeau est la suivante :
«Acceptez-vous que le Québec devienne
souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat
économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec
et de l’entente signée le 12 juin 1995?»
Les résultats sont les suivants :
OUI
(Province): nb. de voix : 2,308,360 (49,42%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 25,554
(56,14%)
NON (Province):
nb. de voix: 2,362,648 (50,58%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 19,967 (43,86%)
TOTAL (Province):
nb. de voix: 4,671,008 (98,18%)/(Saint-Jean): nb. de voix: 45,521 (98,17%)
Par rapport au référendum de 1980, 10% de plus de la population
québécoise ont voté pour le Oui, mais cette fois-ci, le comté de Saint-Jean
dépasse la moyenne provinciale et c’est 16% de plus que le pourcentage de 1980.
Conséquemment, le vote du Non a baissé de 10% dans la province et de 18% pour
le comté. Par contre, l’expression du vote a été à peine inférieure à celui du
Québec, de même que le taux est inférieur à celui du vote exprimé dans le comté
quinze ans plus tôt.
Il est vrai que la question de 1995 était moins vague que celle de
1980, où le préambule était très élaboré et le processus paraissait plutôt
embrouillé. En 1995, la question référendaire est conditionnelle à une entente
tenue quelques mois plus tôt et qui consistait en une série de partages
administratifs avec le gouvernement canadien advenant l’indépendance du Québec.
Il s’agissait surtout de rassurer la population plutôt que de la semer dans l’inquiétude
d’un processus flou pour une réponse tranchée.
Comment expliquer alors la progression de la population du comté de
Saint-Jean? Le Saint-Jean de 1980, même s’il avait voté pour le Parti Québécois
en 1976, restait un comté de tradition libérale. Entre 1976 et 1980, c’était
demander un tour de force périlleux à une population qui avait osé faire
confiance à un jeune parti que celui de l’engager à bouleverser sa vision du
Canada. En 1995, certes, le Parti Québécois n’est plus un jeune parti, mais les
négociations depuis la nouvelle Constitution de 1982, ont laissé des blessures
profondes, même parmi ceux qui avaient voté Non en 1980. La volonté de
s’approprier son auto-détermination nationale pourrait-elle se confondre avec
le fait de s’approprier son auto-détermination régionale? Il s’agit d’un vote
«conservateur» dans la mesure où, sentant le sol se dérober sous leurs pieds,
les Johannais n’ont plus peur du risque puisque de moins en moins ils exercent
de contrôle sur le développement de leur région. Les quinze années qui ont
suivi 1980 ont laissé voir la désagrégation du Saint-Jean des beaux jours : la
mouvance géographique, la décléricalisation religieuse, la montée de nouvelles
cultures contestataires, la paupérisation du centre-ville qui faisait autrefois
la fierté de Saint-Jean, capitale régionale, sont dans les esprits de tout le
monde. Rien ne fait plus peur quand on a l'impression d'avoir tout perdu. La
stagnation économique qui a paralysé la bourgeoisie locale au cours du dernier
demi-siècle trouve son correspondant politique dans l’impuissance de la
Ville à manipuler les rênes du pouvoir. Si un Paul Beaulieu s’est démarqué par
le dynamisme à la fois comme membre du cabinet ministériel et comme député du
comté, la plupart des autres députés provinciaux n’ont pas brillé autant que
lui. Le personnel politique fédéral ne vaut guère mieux. Alcide Côté peut bien
être Ministre des Postes, mais le commandant de la Base aérienne ne le
reconnait (ni ne le connaît) pas. Les autres députés fédéraux seront encore
moins bien connus. Le ministre Bissonnette, dans le cabinet Mulroney, après
avoir été très médiatisé, finit dans la controverse et doit se retirer.
Contrairement aux anciens députés formés dans les collèges classiques à user de
la rhétorique, les nouveaux technocrates qui figurent comme députés du comté ne
rayonnent pas avec le même prestige que jadis. Plutôt que les paroles, ce sont
les chiffres qui les intéressent. Et les référendums ont été gagnés par le
Parti Libéral fédéral en usant d’une guerre psychologique dont les chiffres
étaient les armes mortelles. Cette réduction à l’état de pure silhouette de la
députation johannaise, tant au fédéral qu’au provincial, n’est pas spécifique à
Saint-Jean. C’est un problème national - tant au Canada qu’au Québec - et lié à
une démocratie de masse qui use des stratégies de la publicité pour gagner ses
buts. Les députés de jadis gagnaient leurs comtés, aujourd’hui, ce sont les
chefs de partis qui les gagnent ou les perdent sur des écrans de téléviseurs,
voilà ce qui illustre la profondeur de l’impuissance politique des
circonscriptions électorales alors que la démocratie, disait Lincoln, était le
pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Il est douteux que
notre système politique réponde encore à ces trois critères.
Presse et radio locales. La parole politique s’exprime généralement dans les
média, et l’évolution technique des média au cours du dernier tiers du XXe
siècle à changer beaucoup le rôle que la presse avait été habitué de jouer par
le passé dans la vie politique du comté. La publication du Canada Français
s’est maintenue jusqu’à nos jours. Perrier meurt en 1958 et son petit-fils,
Yves Gagnon devient propriétaire du journal, qu’il dirige seul jusqu’en 1964.
Dès lors, le journal se mérite plusieurs prix d’excellence dans le monde de la
Presse francophone du Canada. En pleine Révolution tranquille, Le
Canada-Français couvre alors toute la région de Saint-Jean, Saint-Luc,
Iberville, L’Acadie. Il pénètre dans 67% des foyers et il est lu par 35 000 personnes.
Le journal devient donc un canal publicitaire très important pour les
commerçants. Le journal, en se faisant presse de masse, augmente son tirage et
le nombre de pages au cours des années. Le 30 juillet 1964, Le
Canada-Français se proclame pour la première fois L’hebdomadaire du
Haut-Richelieu et le 3 septembre suivant, le nom de Franco-Canadien
disparaît après un siècle d’existence du bandeau de première page. En octobre
1966, Le Canada-Français devient membre de l’Association des
hebdomadaires de langue française du Canada et de l’Audit Bureau of
Circulation (ABC). Il participe à la fondation du groupe des Hebdos A-1. Le
4 décembre 1968, il paraît, pour la première fois, le mercredi.
C’est en 1972-1973 que Le Canada-Français tente l’expérience de s’implanter
à Longueuil, moins chanceux que le diocèse, il échoue mais subit peu de pertes.
Le 16 décembre, les administrateurs du journal signent une première convention
collective avec leurs employés : les Travailleurs de l’Information du
Canada-Français, affiliés à la C.S.N. et accrédités quelques mois plus tôt.
Depuis ce temps et pour la décennie jusqu’en 1980, le journal ne cesse de se
mériter des prix d’excellence. Beaucoup doit être attribué à l’associé de
Gagnon, Robert Paradis, président du Groupe Le Canada-Français qui remplacera
Gagnon à partir des années 70. Des adaptations à la modernité sont
progressivement opérées. On commence par ajouter toujours plus de photographies
et certaines en couleur. Les pages publicitaires ne cessent d’amplifier le volume
du journal. Fini le temps des grandes pages aux colonnes serrées, la forme
tabloïde s’impose d’elle-même, comme pour les quotidiens de Montréal. L’équipe
dirigée par Renel Bouchard, directeur général, poursuit son développement
depuis les années 1980.
Au bout de 120 ans d’existence, Le Canada-Français subsiste
comme l’un des plus vieux journaux du pays. Son histoire fait ressortir deux
points : la médiocrité des autres journaux régionaux ou locaux ou leur
incapacité financière à survivre et la possibilité d’expansion lorsqu’il
parvient à s’inscrire comme un véritable monopole régional. La déconfiture de
son concurrent, Le Richelieu, permet de souligner la puissance qui porte
Le Canada-Français.
En dépit de nombreux obstacles, Le Richelieu maintient un haut
standard de qualité tout au long des années 1940. De 1955 à 1969, le journal
arbore régulièrement les chroniques et sections suivantes :
a)
Un éditorial signé du rédacteur en chef (directeur) sur des sujets de la scène
nationale, provinciale et locale.
b)
Une courte revue de la presse provinciale.
c)
Une page féminine (dirigée pendant la première année par Rina Lasnier).
d)
Une page consacrée à l’agriculture.
e)
Une page d’information régionale.
f)
Périodiquement, une page intitulée «Œuvres et Sociétés» qui renseigne
les lecteurs sur les activités religieuses.
Le 21 septembre 1939, pour
fêter son cinquième anniversaire, Paul L’Écuyer écrit un virulent éditorial qui
se veut un plaidoyer pour Le Richelieu tout en critiquant les autres
journaux locaux qui ne seraient pas à la hauteur. Cette politique le sert
durant les 20 années qui suivent : au cours des années 1950, il raffle tous les
prix d’excellence bien avant que Le Canada-Français ne remporte ses
premières mentions. L’Association des Hebdomadaires de langue française lui
décerne quelques prix d’excellence tandis que les religieux font publiquement
campagne en chaire en sa faveur. De longs articles sont consacrés à des sujets
d’envergure nationale et provinciale, tels la coopérative confrontée au capitalisme,
l’avenir de la nation canadienne-française, etc.
Durant la décennie des
années 60, les éditoriaux se raréfient et laissent place aux nombreux articles
de fond et aux nouvelles régionales. Le Richelieu se veut toujours le
porte-parole des différents organismes religieux, fidèle à son engagement pris
voilà 25 ans. Les organismes sociaux et le secteur économoique sont de plus en
plus suivis par le journal. Puis, le 19 mai 1966, les Éditions du Richelieu Inc
annonce des transformations importantes au journal. En fait, les Éditions se
détachent peu à peu de la publication hebdomadaire, vraisemblablement pour des
raisons financières. Les deux entreprises (journal et éditions) sont dorénavant
dirigées par des individus distincts. M. Antoine Desmarais est le rédacteur en
chef du journal. En mars 1969, les Éditions cèdent le journal à un particulier,
M. Jacques Hêtu, homme d’affaires comptable. C’est lui qui inaugure les jours
où le journal commence à être distribué gratuitement de porte à porte. Déçu par
la débâcle de la publication qui vivote sur son rayonnement régional, il le
vend à Jean-Paul Auclair, propriétaire du poste de radio local C.H.R.S.
(l’émetteur se trouve à Longueuil). Les bureaux du journal aménagent à la
station de radio, rue Saint-Jacques. Dès lors, le journal prend une tangente
mercantile par son extension où, toujours distribué de porte à porte, le
journal couvre 16 municipalités environnantes, de Chambly à Lacolle et de
Carignan à Saint-Césaire. Enfin, Auclair vend le journal à Raymond Blaquière,
qui entreprend de soutirer au Richelieu ce qui lui restait de dignité :
«Il obtint un succès incontestable; et ce n’est qu’en avril (1977) qu’il
décidait d’aller répandre ailleurs son génie, à l’aide des $ 40 000
dollars de profit qu’il s’est procuré en se départissant du journal».
On comprend facilement que
les deux derniers directeurs du Richelieu avaient peu de conscience
politique puisqu’ils firent rien de moins du Richelieu qu’une sorte de
circulaire publicitaire. En avril 1977, les Promotions G. & P. acquierent
le journal par l’entremise du Canada-Français. Ainsi donc, en 1977,
tandis que Le Richelieu ne survit plus que comme l’ombre de ce qu’il
était, la région ne connaît plus qu’une entreprise de presse écrite : celle du Canada-Français,
ce qui contrevient assez au principe de la liberté de la presse. Certes du
temps où l’Union Nationale était au pouvoir, son journal, Le Richelieu recevait
des prix d’excellence; lorsque les Libéraux sont revenus au pouvoir, ce fut au
tour du Canada-Français à recevoir les mentions. Ce n’était pas qu’une
affaire de soutien partisan, c’était aussi la difficulté, pour un comté, de
soutenir deux journaux, la concurrence conduisant toujours au monopole, et le
mieux outillé, tant par la qualité de sa présentation que par ses diverses
équipes rédactionnelles se trouvait être Le Canada-Français.
Mais la presse écrite n’est plus le seul moyen de communication
publique. À côté du journal s’installe un premier poste de radio diffusant dans
la région les nouvelles locales et provinciales, CHRS 1090, est entré en ondes
en 1956 par Radio-Iberville Lte, avec une puissance de 1 050 watts, ne
diffusant que le jour et libre de tous réseaux. En 1965, la puissance est
augmentée à 10 000 watts de jour seulement, quelques années plus tard, elle
déménage ses studios dans la Ville de Jacques-Cartier qui fusionnera avec
Longueil en 1969. Vient alors une suite de changements de nom : Radio Rive-Sud
(CHRS) en 1974; Radio-Diffusion Michel Mathieu Inc en janvier 1984, puis la
station retourne à Saint-Jean-sur-Richelieu en 1985. Le 26 août 1986, CHRS est
autorisé à changer de fréquence pour le AM 1040 avec une puissance de 10 000
watts le jour et 1 000 watts la nuit. En 1990, Diffusion Power achète CHRS qui
éprouve des difficultés financières. Le poste devient alors CFZZ et la station
est officiellement relancée le 24 mai 1991. Le 4 septembre 1992, CFZZ obtient
l'autorisation de passer de la bande FM à la fréquence 104,1 MHz avec une
puissance de 560 watts et devient donc Z-104 Le rocker sympathique. La
puissance est augmenté à 1 350 watts en 1995. En 200, Corus Québec fait
l'acquisition de Diffusion Power. Le 21 juillet 2005, le CRTC approuve
la demande de Corus d'échanger ses stations, incluant CFZZ, avec les stations
CFOM-FM Lévis et celles du réseau Radiomédia d'Astral Media pour la somme de
$11 millions. CFZZ rejoint le réseau Boom FM la même année. Le 16 mars 2012,
Bell Canada (BCE) annonce son intention de faire l'acquisition d'Astral Media,
incluant le réseau Boom FM, pour $ 3 38 milliards. La transaction est refusée
par le CRTC mais Bell dépose une nouvelle demande le 4 mars 2013 qui est
approuvée le 27 juin suivant. Le 10 janvier 2013, Boom FM congédie quatre
animateurs de CFZZ et CFEI et diffuse sa programmation entièrement en réseau à
partir de Saint-Jean ou Saint-Hyacinthe.
Puis, il y a la télévision communautaire qui s'installe au tournant des
années 1970. Aujourd'hui, c'est TVHR (Télévision du Haut-Richelieu) qui diffuse
une programmation qui dessert l'ensemble de la région.
Déclin de la pratique religieuse. Il n’y a pas jusqu’aux
activités religieuses qui, de par le passé, entretenaient de forts
investissements dans l’économie et la culture locales, a subir des revers
durant ce dernier demi-siècle qui nous sépare de la fin de la Seconde Guerre
mondiale. En 1946, aux lendemains de la guerre, le Diocèse de Saint-Jean
regroupait 46 paroisses et une population de 78 000 âmes. L'exode vers les
banlieues à partir des anciens centre-villes entraînait le morcellement des
juridictions ecclésiastiques traditionnelles. C'est sous l'épiscopat de Mgr
Gérard-Marie Coderre, successeur de Mgr Forget en 1951, que le premier exode
est le plus important. Par exemple, en 1948, 400 familles trouvent la distance
à parcourir trop grande pour se rendre à la Cathédrale, ils entreprennent donc
des démarches qui aboutissent à la fondation de la paroisse
Notre-Dame-de-Lourdes. Avant cette date, la paroisse est une desserte : le
prêtre va y célébrer les messes sans toutefois y résider. Tout comme au début,
avant la création de la paroisse Saint-Jean. L'abbé Isidore Provençale est le
curé fondateur. De même, le 1er août 1956 la paroisse Saint-Gérard-Majella est
fondée à son tour. De 1956 à 1962, les messes sont célébrées à la salle de
l'école Sainte-Jeanne-d'Arc. Pendant ce temps, on construit l'église dont
l'architecture est sans doute la plus avant-gardiste de la paroisse. La
première messe y est célébrée à l’occasion de la messe de Minuit, le soir du 25
décembre 1963, par le curé fondateur Rolland Rémillard, qui y restera curé
pendant plus de 20 ans. En 1957, la paroisse Saint-Lucien est fondée par le
curé Benoît Legrand. C'est la forte augmentation de la population dans le
quartier ouest de la ville qui nécessite cette nouvelle paroisse. Suite à des
demandes répétées des futurs paroissiens de Saint-Lucien en vue d'obtenir une
paroisse, le Diocèse accepte d'ouvrir cette dernière. Entre 1957 et 1959, le
culte se fait chez les Sœurs du Saint-Sacrement -
sur la rue des Trinitaires. Mgr Coderre bénit l’église en 1959. La paroisse
Saint-Eugène est fondée le 24 août 1958, toujours en raison de la forte
croissance de la population autour de Saint-Jean. Pierre Lanctot en est le
curé-fondateur et avant la fin des travaux de l’église, il récite les offices à
l’école Saint-Patrice - l’actuelle école Dr-Alexis-Bouthillier. La dernière
paroisse consacrée est celle de Sainte-Marie de la Visitation, fondée en 1989. Une
salle de location dans un petit centre d’achat lui sert de première église.
On se souviendra que depuis
1934, la vieille paroisse Saint-Jean-l’Évangéliste est devenue la
Cathédrale par l’établissement de l’évéché du Diocèse de Saint-Jean. Les
grandes cérémonies diocésaines y sont célébrées. Pour cette raison, l’église
doit subir des améliorations en 1953 lorsqu’on la repeint dans des teintes
pastelles : «Les derniers changements datent de 1966, pour le renouveau
liturgique. En raison de la nouvelle liturgie, on changea la disposition de
l’autel. On déplaça le trône de l’évêque pour le placer tout au fond du chœur,
et on enleva les 2 rangées de banc qui se trouvaient dans le chœur. Le toit de
la cathédrale fut repeint en 1970».
La cathédrale
avait vu son second presbytère, érigé en 1881, loger les bureaux de l'évêché de
1934 à 1968, année de leur relocalisation à Longueuil. Un nouveau presbytère
jouxtant la cathédrale est construit en 1957. Wilfrid
Charbonneau est curé de 1934 à 1952, suivi de Eugène Martineau, de 1952 à 1968.
Ces deux prêtres sont issus de la génération qui étudia au Collège de
Saint-Jean et qui, par après, y exercèrent les fonctions de professeurs, puis
de supérieurs. Ainsi, l’abbé Martineau est professeur en 1932, puis directeur
du nouveau Séminaire en 1945. Les élèves le sunomment (affectueusement?) la
noune! En 1941, sur une population d’environ 13 645 âmes, 12,997 sont
catholiques, ne restent que 649 âmes à appartenir à d’autres confessions. De
1968 à 1970, Roger Cyr succède à Martineau. Il avait été vicaire de la paroisse
avant d’accéder à la cure. De 1970 à 1978, Pierre Lanctot, le curé-fondateur de
Saint-Eugène, lui succède. Diplômé de la Faculté des Sciences Sociales de
l’Université Laval, M. Lanctot connaît une brillante carrière comme aumônier de
syndicat et dans les mouvements d’action catholique. En 1978, Jean-Louis Auger
est curé de la Cathédrale. Il a fait une carrière comme professeur de
mathématiques au Séminaire de Saint-Jean, puis au CEGEP
Saint-Jean-sur-Richelieu. Après avoir quitté cette institution, il devient
vicaire à Saint-Bruno de 1971 à 1973, puis à Saint-Rémi de 1973 à 1978 pour finir à Saint-Jean, en
avril 1978, après un stage de recyclage de quelques mois à Lyon. En 1977, la
population de la paroisse Cathédrale s’élève à 5 200 âmes partagées en 1 200
familles. En 1980, l’abbé Paul Deland lui succède comme curé de la Cathédrale.
En décembre 2012, 11 anciennes paroisses de Saint-Jean-sur-Richelieu et de
Saint-Blaise (Jean XXIII, Notre-Dame-Auxiliatrice, Saint-Blaise, Saint-Edmond,
Saint-Eugène, Saint-Gérard-Majella, Saint-Luc,
Sainte-Marguerite-de-Blairfindie, Sainte-Marie-de-la-Visitation et
Sainte-Thérèse-sur-Richelieu et Saint-Jean-l’Évangéliste (la Cathédrale)
fusionnent pour devenir la Paroisse Saint-Jean-l’Évangéliste, une immense
paroisse de 64 500 âmes! En 2010, Pierre Archambault, curé à
Saint-Basile-le-Grand, devient curé de cette immense et impossible paroisse.
La région de Saint-Jean
produits de nouvelles œuvres et voit s’inaugurer de nouvelles congrégations. En 1952, c’est la fondation
du Service social diocésain. En 1953, de l’Union des œuvres appelée à
coordonner les mouvements et organismes diocésains. On en profite également
pour lancer la première souscription de la Fédération des œuvres de charité de
Saint-Jean. En 1954 s’établit à Saint-Jean un couvent de Contemplatives, la
Maison des Servantes du Saint-Sacrement, sur le boulevard des Trinitaires. D’autres prélats ont fait leurs marques dans la région. Ainsi l’abbé
Jean-Paul Davignon, né dans notre ville en 1914 et aumônier dans le Corps
d’aviation Royale Canadien stationné à Saint-Jean en 1942. Le 24 novembre 1947,
Mgr Armand Chaussé, qui avait occupé la fonction de Supérieur au Collège de
Saint-Jean de 1928 à 1941 et au Séminaire à partir de 1943, meurt dans un
accident de voiture survenu à Laprairie le 24 novembre 1947. Il est également
chanoine titulaire au chapitre de la Cathédrale. En avril 1969, dans des
circonstances similaires, le chanoine Armand Racicot meurt à son tour. Il avait
été animateur d’œuvres telles l’O.T.J., l’A.C.C. ainsi que professeur de
sociologie à l’École d’Arts et Métiers et aumônier des syndicats de 1945 à
1950. Les vingt dernières années du chanoine Racicot s’étaient déroulées dans
sa nouvelle ville de Longueuil, alors frappée par l’exode des Montréalais sur
la Rive-Sud.
Des 78 000 âmes de 1946, la population desservie par le Diocèse de Saint-Jean
en 1966, atteint 304 388 âmes; en juin 1991, de 608 692 âmes, dont 529 385
catholiques; en juin 2006 de 706 278 âmes, dont une estimation de 607 410
catholiques (derniers chiffres de Statistiques Canada). En 1962, suite aux
décrets du concile de Vatican II, les diocèses catholiques du monde doivent se
soumettre à l’aggiornemento décidée par les Pères conciliaires. À
Saint-Jean, c’est la mise en place de l'office diocésain de l'éducation pour la
pastorale et la catéchèse dans les écoles. Pastorale est le nouveau mot chargé
d’effacer la mauvaise réputation laissée par l’enseignement du catéchisme
tridentin. Aussi, voit-on, en 1965, la fondation du Conseil diocésain de
pastorale; puis, en 1966, le diocèse est divisé en zones pastorales. À ce
programme de pastorale, il faut tout de même un soutien stratégique et en 1967,
le Conseil diocésain d'administration financière entre en fonction Comme le
Diocèse couvre toute la Rive Sud du fleuve Saint-Laurent à la rivière
Richelieu, son pôle démographique passe de Saint-Jean à Longueuil. Le 3 février
1955, Mgr Forget, premier évêque de Saint-Jean meurt. Son coadjuteur, Mgr
Gérard-Marie Coderre avait été désigné depuis 4 ans :
«Tout comme à Joliette (ville d’origine de Mgr
Coderre), j’ai fondé le Service Social diocésain, avec le Dr Marcoux et
l’avocat Jacques Cartier. Il était urgent de répondre aux besoins des pauvres.
Dans le même ordre d’idée, durant la même
période sont nés le Pavillon de l’Enfance, le Centre Mgr Forget pour les
délinquants et la Semaine de la Charité. Le fonctionnement de ces organismes
devait être par la suite confié à des corporations privées ou encore à des
clubs sociaux, avant de passer par la suite sous la tutelle du gouvernement.
"Mais peu importe, le mouvement était lancé"».
Le Diocèse de Saint-Jean apparaissait comme le couronnement de l’Âge de
Prestige au moment où le crépuscule tombait sur la région. En 1968, la chose se
confirme par le regroupement des services administratifs du diocèse de
Saint-Jean à Longueuil. Depuis quelques années déjà, Mgr Coderre se rendait
souvent à Longueuil agiter le goupillon sur une nouvelle école, une nouvelle
église et même sur la nouvelle station de Métro (31 mars 1967). Contrairement à
Mgr de Laval qui passa par le premier fort de Saint-Jean, Mgr Coderre n’avait
plus le temps de se promener et décida-t-il ce transfert administratif. Avec
l’exode des Montréalais, la population de Longueuil monte à 246 780 âmes tandis
que celle de Saint-Jean stagne à 47 862. Ainsi, avec le mobilier administratif,
Mgr Coderre s’embarque en 1969 vers le nouveau Centre Diocésain, rue Sainte-Foy
:
«Même après plusieurs années, Mgr Coderre
parle avec une certaine nostalgie du déménagement des bureaux de l’évêqué sur
la Rive-Sud, changement qui était devenu une nécessité pour la bonne
administration du diocèse.
"J’ai posé ce geste par acquis de
conscience. La situation était devenue intenable. Il y avait des fois où
j’allais 3 fois sur la Rive-Sud dans la même journée. J’ai même accepté le don
d’une maison à Brossard. J’allais m’y reposer le midi, plutôt que de revenir à
Saint-Jean. La première année qui a suivi ce déménagement, j’ai fait 10 000
milles de moins que l’année précédente"».
À Mgr Coderre succède, en 1978, Bernard Hubert, ancien curé de
Saint-Jérôme. À la fin de cette même année, Mgr Hubert annonce une véritable révolution
au sein de la vie communautaire que même le journal La Presse en
fait sa une quotidienne : les bingos seront abolis comme sources de recettes
dans toutes les paroisses du diocèse! C’est un geste d’une grave conséquence si
on considère l’importance de ces rassemblements pour le financement des
fabriques de paroisses toujours sans le sous. Il faut considérer également
qu’au même moment, la pratique religieuse baisse, parmi les catholiques, de 65%
à 27% entre 1961 et 1971.
La décléricalisation, amorcée avec la Révolution tranquille, mais aussi avec l’aggiornemento
de Vatican II en 1962-1963, entraîne l’effondrement du principal support
culturel des Québecois - avec la langue française. La première perdue, la
seconde n’en prit que plus d’importance. C'est ce qui fait dire à Louis O.
Régnier qu'il n'appréciait guère le pape Jean XXIII :
«Je ne l'aimais pas beaucoup, glisse-t-il en
parlant de Jean XXIII. Je trouvais qu'il avait fait trop de changements brusques
dans l'Église; les prêtres ne portent plus la soutane, la messe du dimanche
n'est plus obligatoire.
Nous n'avions pas été élevés dans cette
mentalité. Nous étions habitués à saluer un prêtre sur la rue, même si nous ne
le connaissons pas. Avec les réformes apportées par ce Pape, comment
vouliez-vous reconnaître un prêtre sur la rue».
Beaucoup de Johannais pensaient comme lui. Quoi qu’il en soit, 20 ans
plus tard, en 1980, la population diocésaine atteint le chiffre du demi-million
et deux ans plus tard, le diocèse se donne le nouveau nom de
Saint-Jean-Longueuil et l’église Saint-Antoine de Longueuil devient
cocathédrale, ce qui annonce une diminution des offices cérémoniaux célébrés à
Saint-Jean. Jusqu’en 1982, en effet, Saint-Jean-l’Évangélise demeurait la
paroisse Cathédrale du Diocèse Saint-Jean-de-Québec, mais en 1982, le Diocèse,
devenant Diocèse Saint-Jean-Longueuil, se donna une seconde co-cathédrale. En
1996, Mgr Hubert meurt en fonction et est remplacé par un Clerc de
Saint-Viateur, Jacques Berthelet puis, en 2010, par un Sulpicien, Lionel Gendron, cinquième évêque de Saint-Jean-Longueuil.
Après le règne de Duplessis, qui s’en était pris entre autres aux
Témoins de Jéhovah avec presque la même obsession qu’envers les communistes
inexistants, certaines sectes religieuses viennent s’épanouir dans la région.
Les Témoins de Jéhovah, bien entendu. Trois familles de pionniers arrivent
en 1940 et traversent la période des persécutions. À la fin des années 1970,
plus de 200 âmes sont regroupées en une soixantaine de familles se rassemblant
dans la petite salle du groupe située sur la rue Bernier. À la fin du XXe
siècle, des familles d’immigrants venus surtout du Maghreb viennent s’établir
dans le quartier nord où se construisent des résidences sur les terrains où la Singer
a été progressivement démantelés.
Vivant en familles, pratiquant l’Islam, il est difficile de bien saisir la
relation qui existe entre la ville et ces nouveaux arrivants.
Des écoles : petites et grandes. La prolifération des paroisses nécessite la
multiplication des écoles. Principalement, les pré-maternelles et les écoles
primaires pour les deux sexes. Parfois, des écoles secondaires - telles l’école
Beaulieu, l’école Mgr Roy, etc. - sont fondées pour contenir les débordements
d’élèves des cours supérieurs. D’autres écoles, par contre, disparaissent,
ainsi l’Académie Commerciale catholique de Saint-Jean, puis le Couvent des
Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame, sur la rue Laurier sont démolies au
cours des années 1950-1960. Ces dernières aménagent dans l’édifice qui
abritaient l’Évêché avant 1969. Les écoles primaires sont réparties par
paroisses catholiques, le tout administré par la Commission scolaire de
Saint-Jean-sur-Richelieu qui, avec les fusions de commissions à la fin du siècle,
prendra le nom de Commission scolaire des Hautes Rivières pour s'étendre sur
une grande portion de la Montérégie. À Saint-Jean, elles étaient, encore là
comme partout ailleurs, divisées en deux bâtiments nettement séparés,
construits généralement proches l'un de l'autre, une école pour garçons,
l'autre pour les filles, toujours érigées proche de l'église paroissiale. Étant
de la paroisse Saint-Edmond, j'allais à l'école Forget (construite au cours des
années 1950), à l'époque où Bruno Choquette, le futur maire et dont l'école
porte désormais le nom, était directeur, alors qu'à côté, c'était l'école Félix-Gabriel-Marchand, fondée en 1932 (ancien annexe du Collège Notre-Dame). Une clôture grillagée séparait les deux
cours de récréation. Les manuels scolaires provenaient encore des Congrégations
religieuses et étaient rédigés par des membres du clergé. Un manuel provincial
était publié à Saint-Jean par les Éditions du Richelieu : le Recueil biblique (1960) - j'avais été l'acheter à l'endroit même où on l'imprimait
-, inspiré d'un texte français adapté (avec illustrations) pour les écoles du
Québec: l'imprimatur était de Gérard-Marie Coderre, l'évêque de
Saint-Jean. Les autres manuels ignoraient tout de Saint-Jean, sauf le manuel de
Géographie des Frères Maristes de 4e-5e années, où le nom de Saint-Jean
apparaissait dans la leçon sur la Plaine du Saint-Laurent. On y énumérait les
principaux centres de la rive-sud en commençant par Jacques-Cartier, ville
fusionnée depuis avec Longueuil et qui dominait la plaine par le nombre de sa
population (45 000) alors que Saint-Jean venait en second: «(29 000 h.) 40,000
avec Iberville, évêché, collège militaire, industries variées: machines et
appareils électriques, tissus, produits chimiques…» (1960) Le tout accompagné
d'une vue aérienne de la ville centrée sur …la Singer. L'école Beaulieu,
avec laquelle l'école Forget partageait la même cour, était une école
secondaire laïque à une époque où la scolarité n'était pas obligatoire passé le
primaire. Petites écoles de deux étages où le terraseau et le stuc donnaient un
aspect terne alors que Beaulieu, avec ses panneaux de verre colorés bleus,
portait le nom de l'ancien principal de l'Académie commerciale de Saint-Jean à
laquelle l'école succédait, mais aussi en l'honneur de son fils, le député Paul
Beaulieu, qui avait déposé à l'Assemblée Législative du Québec le projet de loi
érigeant le fleurdelysé drapeau national des Québécois. Lorsque nous
déménageâmes, je dus poursuivre ma scolarité à l'école Notre-Dame-Auxiliatrice (siège aujourd’hui de la Commission scolaire des Hautes-Rivières).
Il suffisait de changer de paroisse pour changer de type d’écoles, mais partout
la ségrégation des sexes restait la même. Alors que les écoles Forget et
Marchand présentaient, comme l'école Beaulieu, une architecture
«contemporaine», l'école Notre-Dame-Auxiliatrice, construite en 1953 et ouverte
en 1954, respectait l'architecture des vieilles écoles prêtes à accueillir la masse des élèves pauvres de la paroisse. Cette
différence dans la conception d'écoles à quelques années de distance, montre à
quel point quelque chose était en train de changer dans les mentalités de
l’institution autant que dans celles de la population. Alors que la direction
de l'école relevait des Frères Maristes d'Iberville, l'administration de Forget
et Beaulieu était entièrement laïque. La ville se laïcisait, ouvrait la voie à
une nouvelle image d'elle-même qui se voulait, selon les mots de Rimbaud, absolument
moderne. À l'idée d'une Révolution tranquille inaugurée par l'«équipe du
tonnerre» des Libéraux élus en 1960, il faudrait commencer à mesurer les forces
sous-terraines qui travaillaient à accélérer une modernisation trop lente tant
sur laquelle pesait un gouvernement et des édiles vieillis. Nous nous
détournions lentement, peut-être avant le reste du Québec, de nos lointaines
racines françaises en regardant ce qui se passait d'un peu plus près en-deçà du
45e parallèle.
Pendant ce temps, la Commission scolaire de Saint-Jean se développe
sous la succession de ses présidents : Mathias Choquette (1937-1950); Gustave
Signori (1950-1951); L. Maurice Lorrain (1951-1958); Moïse Lebeau (1956-1959);
F. Raymond Lefebvre (1959-1960); le Dr Vial Lavoie (1960-1962), F. Raymond
Lefebvre pour un second mandat (1962-1964), Gustave Signori, encore
(1964-1965), J.-A. Bélanger (1965-1966), Gustave Signori, pour une troisième
fois (1966-1972), René Picard (1972-1978) et Gérald Cloutier en 1980, etc. Au
niveau supérieur, l’intensification de la laïcisation entraîne, le 24 janvier
1962, 14 commissions scolaires à se réunir afin de former la Commission
scolaire régionnale Honoré-Mercier. Cette centralisation fait partie du
programme d’éducation et d’administration des gouvernements libéraux, de Lesage
à Bourassa. En 1964 est fondé le Ministère de l’Éducation qui contrôle
désormais les structures et les contenus de l’enseignement.
Le 19 octobre 1939, on se souviendra que le Collège de Saint-Jean avait
été la proie des flammes. C’était alors qu’on avait entrepris la construction
du Séminaire, à la limite sud-ouest de la ville. En septembre 1941, 235 élèves
inauguraient le nouveau collège. Le 28 juin 1942 avait lieu la cérémonie de la
bénédiction du nouvel établissement, présidée par nul autre que le Cardinal
Villeneuve de Québec. Dirigé par des clercs séculiers, le Séminaire ne cessa de
voir sa population étudiante grimper au cours des années pour atteindre le
chiffre de 471 au début de 1958. Cette hausse de la clientèle et des services
ne cessera d’entraîner la construction de rallonges qui déformeront l’aspect
général du bâtiment. Comme les cours secondaires devaient ouvrir soit sur le
monde des métiers, soit sur l'enseignement post-secondaire, le séminaire de
Saint-Jean, tenu depuis 1942 par les clercs séculiers préparaient au niveau
universitaire. Le 12 avril 1961, un DC-3 du Department of Transport of
Canada, immatriculé CF-GXE s'écrasa à environ 500 pieds du Séminaire.
L'avion blanc, jaune et gris s'était écrasé sur le ventre, tombant à
l'intersection des rues Montcalm et du Séminaire. L'avion frôla une maison au
coin des rues Chaussé et Séminaire et glissa jusque devant l'entrée principale
du bâtiment. L'hélice gauche fut complètement arrachée, l'aile gauche pliée. Au
Séminaire, les travailleurs s'employaient à la construction de l'auditorium.
Jusqu’à la réforme Parent et la cession des lieux d’enseignement religieux au
gouvernement, y furent formés des membres de la future élite professionnelle de
la région. Le 12 juin 1968, l’ancien Séminaire devient officiellement le
Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP)
Saint-Jean-sur-Richelieu.
L’école Beaulieu servait de cours supérieurs laïcs depuis le début des années 1960 jusqu’à ce que, dans le pur style des édifices d'enseignement américains, soit ouverte la
polyvalente Chanoine-Armand-Racicot, construite en 1971, logeant des
concentrations d’étudiants jamais vues provenant aussi bien des secteurs
professionnels que généraux, l'enseignement secondaire se modernisait au rythme
des intérêts économiques du Québec. Dans ces lieux devait s'appliquer la réforme
éducative du Rapport Parent issu de la Révolution tranquille et mise en
application par le nouveau Ministère de l'Éducation, le vieux rêve de
Félix-Gabriel Marchand enfin réalisé après soixante-dix ans d'attente, par le
Ministre Paul Gérin-Lajoie. Pour sa part, l’ancienne École des Arts et Métiers
- devenue le Pavillon Rheault - conserve sa vocation stricte d’enseignement
professionnel et de métiers.
Ancien et nouvel hôpital de Saint-Jean. Le bâtiment des années 30 de
l'hôpital de Saint-Jean est devenu au fil des années trop petit pour la
clientèle desservie. En 1943, le personnel de l’Hôpital de Saint-Jean est
constitué d’un aumônier, de 31 religieuses - dirigées par Sœur Alice Laverdure
-, 14 médecins, 30 gardes-malades et 60 employés des deux sexes. En 1967, la
Communauté des Sœurs Grises se voit plus ou moins contrainte de vendre les lots
sur lesquels sont construits l’hôpital, l’ancienne maison du Dr Bouthillier -
alors pavillon des infirmières - et le terrain connexe pour la somme symbolique
de $ 1.00 (15 décembre). Avec les années 1960, il faut penser en termes
d'hôpital régional. L'hôpital va donc subir deux transformations majeures.
Gérée jusque-là par la Congrégation des Sœurs Grises, la Révolution tranquille
fait passer la gestion de l'ancien hôpital sous la gouverne de l'État. La porte de l'urgence se situait au fond de la cour et donnait sur un corridor étroit,
où il aurait été hasardeux d'y installer des civières. Surchargé de matériels,
avec des cubicules d'examens incommodes, le tout baignant dans une odeur
d'éther à donner mal à la tête ou au cœur, cet hôpital, où l'on payait encore
pour se faire soigner, logeait des dizaines de patients dans des salles proches
de la promiscuité. Construit, précisément sur le Boulevard du Séminaire nord, le Centre hospitalier du Haut-Richelieu répond aux exigences standardisées de l'époque (sa
ressemblance avec l'hôpital Charles-Lemoyne de Longueuil), de la même manière
que les polyvalentes de la Province se ressemblaient l'une l'autre. Ouvert en
1969, le nouvel hôpital condamnait l'ancien à devenir maison de retraite pour
personnes âgées. En 1975, la maison Bouthillier sert de Département de Santé
Communautaire de l’Hôpital du Haut-Richelieu et est occupé par le Service des
Soins Préventifs. Le 22 juin 1964, entre Saint-Luc et Saint-Jean, est bénie le
terrain sur lequel s’érigera le futur Centre Familial Thérèse-Martin qui prend
la relève de l’Orphelinat de Saint-Jean. Le 16 août 1964, religieuses et
enfants quittent le 170 rue Longueuil pour aménager dans le nouveau Centre. Le
30 juin 1977, les Petites Franciscaines de Marie quittent la région et
l’Orphelinat qui est transformée en centre d’accueil pour personnes âgées.
Scènes de la vie criminelle de Saint-Jean. Saint-Jean n'est pas une
ville violente. Il y eut des crimes sordides, comme n'importe où ailleurs, mais
la propension à la violence contre la personne est un phénomène assez récent.
En 1945, deux sœurs, les sœurs Tougas sont assassinées. Le juge Roland Tremblay
raconte ainsi ce fait divers atroce :
Le
samedi 1er septembre 1945, la population de Saint-Jean est en émoi, sous le
choc de la nouvelle de l'assassinat de deux concitoyennes dignes et
respectables.
Les
deux demoiselles Tougas, Léone et Marie-Anne, sont trouvées mortes dans leur
domicile de la rue Collin entre la rue Saint-Jacques et Saint-Charles.
Le
meurtre a été commis durant la nuit du vendredi 31 août 1945 au samedi 1er
septembre 1945 à l'aide d'une barre de fer soit l'axe d'une machine à laver qui
a enfoncé le crâne de chacune des victimes à 7 ou 8 reprises.
Monsieur
J. Ovila Samson est soupçonné être l'auteur de ce crime.
Il est
utile de relater les faits comme ils sont rapportés au factum de Me Stanislas
Poulin, procureur de la couronne pour la Cour du Banc du Roi en appel :
«Des
personnes avaient entendu un cri dans la nuit (témoins Dame Balthazard,
Mademoiselle Domingue et Dame Garneau). Ces deux personnes ont été assassinées
au moyen d'un instrument contondant. Elles portaient sur la tête 7 ou 8
blessures chacune, soit un enfoncement du crâne, chaque blessure étant
suffisante pour causer la mort (témoin le Docteur Fontaine).
L'accusé
fréquentait les victimes avant le drame.
Ovila
Lapointe a reçu une lettre, lettre signée A. Samson, et que le docteur Fontaine
dit être de l'écriture de ce dernier.
Cette
lettre établit des rapports évidents entre l'accusé et les victimes.
L'accusé
demeurait alors chez G. H. Gouin. Il a veillé le soir du 31 août à l'entrepôt
de ce dernieer. Il y avait là une barre de fer, étant un axe de machine à
laver, sur le secrétaire. Cette barre de fer est disparue ces jours-là.
Vers
la fin de la veillée l'accusé est sorti de l'entrepôt avec Gouin pour entrer à
la maison, mais il est retourné à l'entrepôt, et lorsque le fils de Gouin y est
retourné lui-même, l'accusé qui en sortait s'est alors arrêté près d'une auto
sous le prétexte d'attacher son soulier.
La
barre de fer placée sur le secrétaire par Bernard Gouin lui-même est disparue
ces jours-là. Elle est semblable à celle qui est produite comme exhibit dans la
cause.
Le
lendemain matin, Samson prend le train pour Sherbrooke, conduit par Gouin. Il y
porte son habit chez un nettoyeur à Sherbrooke, l'habit est étiqueté et placé
dans les tablettes pour être nettoyé après le congé du samedi après-midi, du
dimanche et du lundi, Fête du travail. Cet habit est identifié. Cet habit de
même que le mouchoir de l'accusé porte des taches de sang humain. La barre de
fer produite dans la cause porte aussi des taches de sang.
On est
allé chercher l'habit chez le nettoyeur avec l'accusé qui l'a reconnu, et a
déclaré que c'était son habit, et ceci après avoir été mis en garde par le
détective Labbé ainsi que le témoignage du constable Pelland.
La
barre de fer n'ayant pas été retrouvée, l'accusé s'offre d'aider à la chercher.
Cette barre de fer est retrouvée alors que l'accusé était présent et le
Lieutenant Haney demande à l'accusé si c'est la barre de fer qui a servi au
crime, l'accusé répond que c'est bien cela».
J.
Ovila Samson, un menuisier de Saint-Jean, vivait séparé de sa femme et de ses
enfants.
La
preuve a révélé au procès :
«Q.
Monsieur Gouin l'accusé demeurait chez vous?
R.
Oui.
Q.
Est-ce que sa femme demeurait avec lui chez vous?
R.
Non.
Q.
Savez-vous où demeure sa femme?
R.
Non.
…
R. Il
m'avait dit ceci: "…je suis aller à Sherbrooke pour rencontrer mon avocat
pour en finir, ou quelque chose comme cela, ma femme m'a laissé 7 fois, je l'ai
reprise 6 fois, c'est suffisant".
…
C'est
ainsi que les policiers se sont rendus à Sherbrooke dès le samedi 1er septembre
1945 à la chambre d'hôtel de Samson pour son arrestation comme témoin
important.
Une
première mise en garde lui fut faite à l’effet qu'il n'avait pas l'obligation
de parler, qu'il avait droit à un avocat mais que s'il parlait tout serait pris
par écrit et pourrait servir contre lui au procès.
Samson
n'a pas parlé, les policiers l'ont amené au quartier général de la police à
Montréal et vers 23 heures, il fut de nouveau mis en garde.
Vers 2
heures le dimanche matin, Samson était fatigué et on le laissa se reposer mais
il fit part à un policier qu'au matin il parlerait.
À 11
heures le dimanche 2 septembre 1945, une troisième mise en garde lui est faite
et la conversation s'engage.
À 15
heures la confession commence à être rédigée après une quatrième mise en garde.
Samson
est formellement accusé du meurtre de Léone et de Marie-Anne Tougas.
Lors
de sa comparution, le magistrat lui demande s'il a retenu les services d'un
avocat.
Il
répond : «Je n'ai pas besoin d'avocat, je suis coupable».
Le
magistrat n'enregistre pas cette déclaration et fixe une date pour l'enquête
préliminaire.
Cette
enquête est pour vérifier s'il y a matière suffisante pour justifier la tenue
d'un procès par jury, ce qu'on appelle un procès aux assises.
Samson
est envoyé à son procès devant jury qui eut lieu sous la présidence de
l'Honorable Jean-Louis Cousineau.
Le
verdict de culpabilité fut rendu le 26 octobre 1945 avec sentence de mort à
être exécutée le 11 janvier 1946.
Lors
de ce procès, outre la preuve des faits relatés plus avant, la confession de
Samson fut produite et la preuve par témoin fut faite de la réponse qu'avait
faite Samson devant le magistrat.
Le
juge Cousineau dans sa directive aux jurés n'avait pas non plus été tendre en
disant:
"Je
n'ai aucune pitié pour cet accusé, aucune sympathie pour lui, il ne vivait pas
avec sa femme, la Providence a voulu dans ses vues insondables protéger la mère
de ses enfants. C'est heureux pour sa femme qu'il ne vivait pas avec, c'est
peut-être elle qui serait la victime aujourd'hui, je n'ai aucune pitié, aucune
sympathie pour l'accusé".
Samson
a décidé d'en appeler du verdict le 9 novembre 1945 et a retenu les services de
Me Stan Déry alors avocat à Saint-Jean et de Me Jean Drapeau, avocat de
Montréal qui fut célèbre quelques années plus tard pour d'autres motifs que ce
procès.
Comme
la Cour d'appel ne siégeait pas avant le 15 janvier 1946, une première requête
fut accordée le 22 novembre 1945 reportant l'exécution de la peine de mort au
12 avril 1946 et une deuxième fois l'exécution de la peine de mort fut reportée
au 12 juillet 1946.
La
Cour du Banc du Roi en appel a entendu l'affaire le 26 mars 1946 et jugement
fut rendu le 11 mai 1946 rejetant l'appel.
Samson
avait soulevé trois motifs de ce droit:
1- La
confession qu'il avait signée devait être rejetée du dossier;
2- La
preuve par témoins de la réponse qu'il avait faite au magistrat n'aurait pas dû
être admissible;
3- Les
directives du juge aux jurés donnaient ouverture à un nouveau procès.
Devant
la Cour d'appel, Samson a retiré son dernier moyen et la Cour d'appel a rejeté
les deux premiers.
Pour
la Cour d'appel, la confession avait été faite d'une façon tout à fait libre et
volontaire sans promesse ni menace après quatre mises en garde.
Quand
à la preuve testimoniale de la réponse de Samson au magistrat, il s'agissait
d'un fait dont avaient été témoins le greffier de la cour Me Roland Sabourin et
un journaliste présent dans la salle d'audience ce jour-là.
Samson
a été pendu à la prison de Bordeau où il était détenu.
Les crimes sont souvent d'ordre conjugal ou familial, d'où qu'on y
retrouve beaucoup de femmes comme victimes. Certes, il y a des crimes qui
relèvent des guerres de gangs, telle le meurtre de Guylaine Charette, âgée d'à
peine 20 ans, abattue d'une balle à la tête, le 3 mai 1989, par deux membres
des Hells Angels qui visaient probablement le propriétaire jamaïcain du
bar où elle travaillait. Malgré le témoignage du propriétaire sur son lit de
mort, les deux accusés furent acquittés, ce qui est quand même étonnant! Plus
sordide le meurtre de Lucille Morin, âgée de 68 ans, assommée de 10 coups de
fer à repasser dans son appartement, le 8 août 1991, apparemment là aussi par
une connaissance, mais qui se solda par aucune arrestation. Pauline
Berthiaume-Bouthillette, 63 ans, propriétaire d'un bar, tuée chez elle d'un coup
à la tête, le 20 juin 1995, par Florian Girouard, 36 ans, ex-motard qui voulait
violer une danseuse de son bar. La victime avait la poitrine nue; Girouard a
prétendu l'avoir déshabillée simplement pour vérifier ses signes vitaux. Il fut
reconnu coupable d'homicide involontaire.
Le crime le plus spectaculaire et le plus horrifiant fut sans doute
celui qui coûta la vie à Ginette Roger (42 ans), lorsque son mari, Marcel Samson (44 ans) força la porte de Coup d’elle, centre d'hébergement pour femmes où elle
s'était réfugiée, le 10 juin 1999 et l'abattit de 7 coups de pistolet. Le 30
mai 2002, Aline Robidoux, 26 ans, est battue à mort et poignardée par son
conjoint, Luc Daigle, 28 ans, qui la battait depuis longtemps et qu'elle venait
d'informer de sa décision de le quitter définitivement. Déjà la DPJ avait
enlevé ses 5 enfants à Aline Robidoux après qu'elle ait laissé Daigle revenir
chez elle malgré une ordonnance de non-communication. L'assassin a même demandé
à un ami de l'aider à disposer du corps tronçonné à coups de couperet de
boucher de sa femme. Accusé de meurtre prémédité et de profanation de cadavre,
Luc Daigle a prétendu avoir été inconscient de ses actes après avoir étranglé
sa femme en «légitime défense», se décrivant même comme victime d'une femme
«agressive» qui lui avait «fait vivre un enfer psychologique» durant 8 ans,
notamment en le «privant» de la garde de leurs 3 enfants. Il a été condamné à
un minimum de 12 ans de prison. Ce type de procès, spectaculaire, dramatique,
sensationnel, s'est multiplié depuis le début du XXIe siècle. Terminons cette
chronique sinistre du meurtre du petit Jean-François Parenteau, âgé de 2 ans,
tué d'un coup de poing à l'estomac le 23 juin 2002 par Marc Bourdages, 19 ans,
partenaire depuis quelques semaines de la mère de la victime, rencontrée par
une agence de rencontres et chez qui il venait de s'installer. L'autopsie a
montré que Bourdages avait battu et mordu l'enfant à plusieurs reprises dans
les journées précédant le décès. Il a prétendu que l'enfant s'était étranglé
avec sa gomme à mâcher. En plaidant coupable à une offre d'accusation réduite
d'homicide involontaire, Bourdages a évité une narration des sévices infligés
et obtenu une sentence de 5 ans et 2 mois.
On ne peut maintenant passer sous silence le meurtre de l'adjudant
Patrice Vincent (53 ans), fauché par une fourgonnette avec un collègue dans le
stationnement d'un centre d'achat situé sur le Boulevard du Séminaire le 20
octobre 2014. L'auteur de l'attentat, Martin Couture-Rouleau (25 ans) qui se
faisait appeler Ahmad, était un converti fanatique à l'islam. Ce jeune homme,
mal dans sa peau, se pensait appellé à participer au djihad qui se tient en
Syrie où il n'avait pu se rendre combattre parce que les autorités
gouvernementales lui avaient retiré son passeport. Rouleau fonça sur les deux
soldats avant de s'enfuir par le boulevard du Séminaire. Les policiers de la
ville et de la Sûreté du Québec ne tardèrent pas à le rattraper, sa
fourgonnette faisant un tonneau dans un fossé, il sortit en brandissant un
poignard, ce qui incita les officiers à l'abattre sur-le-champ. L'adjudant
Vincent, qui faisait partie du 438e Escadron tactique d'hélicoptères basé à
Saint-Hubert.
Pour le gouvernement conservateur, qui venait d'envoyer une première division
aérienne en direction de la Syrie, ce geste isolé s’inscrivait dans la
définition d’un acte terroriste. Deux jours plus tard, un autre partisan du
djihad islamique tua un soldat à Ottawa avant d'aller se faire abattre à
l'intérieur du parlement fédéral.
Appétit sportif des Johannais. Les divertissements sont nombreux à
Saint-Jean. On pense aux excursions de collèges ou de couventines, telle cette
promenade en traîneaux du 16 janvier 1943 lorsque les élèves de l’Académie
commerciale Marcoux (angle Saint-Charles et Champlain) se rendent jusqu’à la
Gaieté Françaiseé Pour les gens d’un autre âge qui se piquent de faire partie
de la Défense nationale, sans aller combattre toutefois sur les champs de
bataille, il y a des parties d’huîtres comme celle de ce samedi 12 décembre
1942 quand les membres de la division Saint-Edmond du Comité de Protection
civile se font poser par Pinsonnault. Vêtus de sombre, ils portent des bérets
et des brassards marqués C.P.C.
Mais les principaux divertissements demeurent le sport. Il prend une
dimension sociale où compétitions et esprit d’équipe forment les cadres
les plus importants de la culture. Mieux que n’importe quel syndicat ou
campagnes politiques, l’équipe sportive cimente les co-équipiers vers un but
commun. Mieux que les arts et lettres, qui exigent un travail intellectuel
austère et qui isolent les individus, le sport cultive l’esprit grégaire des
participants comme des amateurs. La symbiose industrielle rassemble ainsi
patrons et ouvriers qui se retrouvent dans une même équipe contre un adversaire
aussi tenace et acharné. Le sport, c’est la métaphore de l’économie
capitaliste, de ses dimensions et de son credo. L’Ozite Corporation a
bien compris la leçon : «la compagnie stimule chez ses employés
l’enthousiasme pour les sports en y apportant son aide financière, offrant
ainsi à chacun le sens de participation et de détente, tout en nouant avec ses
employés une liaison amicale. Pour autant de raisons, le travailleur se sent
chez lui, donnant le meilleur de lui pour le progrès de l’entreprise dont il
fait partie».
Dès les années 1940, le sport est consacré dans notre région comme le
divertissement par excellence. Activité relativement peu coûteuse à
l’époque, il sert à exulter les frustrations de la vie quotidienne. Une voiture
noire de marque Chevrolet 1958 des garages Lasnier & Galipeau parcourt les
rues de la ville en annonçant les différentes manifestations. De son
porte-voix, pour ceux qui s’en souviennent, résonne encore dans nos oreilles le
fameux : Baseball, ce soirrr au stade municipal… Le stade municipal en
question, c’est d’abord le centre sportif de la Cathédrale, au coin des rues
Mercier, Saint-Georges et Laurier (site de l'ancienne poterie MacDonald et du
Collège), centre où l’on se rend pour s’amuser au Club Ado, jouer au badminton
ou danser au Café-campus. Cette bâtisse vétuste disparaît au début des années
1970 pour laisser place au groupe de logements à loyers modiques. C’est là
qu’est le centre d’organisation des loisirs dans la municipalité pour les
bénévoles du Diocèse : terrains de jeu, scoutisme, baseball mineur, etc. Le
Centre sportif est l’œuvre d’anciens sportifs comme Philippe Trahan, Alcide
Côté, F. Raymond Lefebvre, Gaston Poutré…
La formation de baseball de Saint-Jean est de fort bon calibre et fait
partie de la ligue Starr. Son nom est prédestiné : Les Canadiens de
Saint-Jean. Dès 1944, elle remporte le championat de la ligue en plus de se
mériter le titre de champion de l’Est du Canada. Peu après, Saint-Jean quitte
la ligue Starr pour rejoindre les rangs de la puissante ligue provinciale.
Eddie Saint-Clair, ex-receveur des Braves de Boston de la ligue
nationale compte parmi les vedettes. À partir de 1949, le baseball prend de
l’ampleur commerciale, surtout lorsque le joueur vedette de la place, ClaudeRaymond, entre dans la ligue mondiale (c’est-à-dire américaine) de baseball.
Le hockey, la boxe - toujours au stade Poutré jusqu'en 1950 - sont
d’autres sports qui attirent les foules et les jeunes amateurs ou désirant
devenir professionnels. Un peu moins violent, mais qui rassemble autant
d’adeptes sont les parties de quilles. Durant la saison 1940-1941, l’équipe de
quilles du Garage Grégoire de Saint-Jean est l’équipe championne de la ligue
commerciale de quilles de Saint-Jean. En 1949, le Club social (quilles) de
Saint-Jean remporte le championnat de l’Est du Canada.
Entre 1960 et 2016, de nombreuses équipes de toutes sortes et opérant
dans tous les sports ont défilé dans notre ville. Les unes à la suite des
autres, elles ont remporté des championnats qui seraient trop fastidieux d'énumérer.
De moins en moins elles sont organisées par des entreprises commerciales ou
industrielles, mais celles-ci acceptent de les sponsoriser. C’est dans
le parascolaire que se forment aujourd’hui les équipes de jeunes joueurs. Le
programme sport-éduc a permis à un certain José Théodore de manquer ses cours
et devenir un très bon gardien de but au hockey. Au moment où Saint-Jean
devient la 29e ville en importance au Québec par sa population et qu’elle a
peine à émerger hors de l’anonymat, les équipes sportives ne sont plus les
seules qu’à porter fièrement le nom de leur ville. Des circuits régionaux sont
organisés et le Stade municipal (dont l'édifice devait être détruit par un
incendie le 26 novembre 1964 et non reconstruit) recevait des activités de tous
ordres. Aujourd'hui, les Lynx de Saint-Jean sont jugés parmi les
meilleures équipes de ligues junior majeures de hockey du Québec, tandis que
les Celtix, une équipe de soccer, s’illustre dans la foulée du succès
que remporte ce sport importé d’Europe, d’Amérique du Sud et du monde arabe. Le
centre sportif, devenu depuis, non sans prétention, le Colisée
Isabelle-Brasseur (1980) en l’honneur d’une patineuse de vitesse née à
Kingsbury mais ayant grandi à Saint-Jean et vit maintenant avec sa famille au
New Jersey, montre que la modestie et le sport ne sont pas synonymes.
La vie culturelle d'après-guerre. La vie culturelle n'a jamais manqué dans la
ville. Il y a toujours eu des disquaires à Saint-Jean, même si on trouvait des
disques populaires dans les grands magasins du genre Woolworth (coin
Saint-Jacques et Richelieu) et United (entre Richelieu et Champlain). Le
Carrousel, établi tour à tour dans deux édifices de la rue Saint-Jacques, a la réputation d’être le «disquaire» en ville dans les années 1950-1970. Saint-Jean Possède 3 cinémas qui opèrent également 2 salles ou ont 2 programmes pour le prix d’un. L’Impérial sur la rue Richelieu, juste à côté de la Corticelli, le cinéma Cartier (qui devait devenir un temps la Boîte à Films, spécialisée dans le cinéma de répertoire dans les années 1970) et le Capitol qui appartenait à une chaîne américaine. Le Séminaire, puis le CÉGEP de Saint-Jean ont eu, suite à l’influence du célèbre frère Bonneville, leur ciné-club chargé de présenter des films d’anthologie différents de ce qu’offre le cinéma commercial. Si la vie culturelle de Saint-Jean, depuis 1940, ne présente plus l’aspect grand-bourgeois qu’elle avait à la fin du siècle dernier, lorsque les divertissements semblaient réservés à l’élite, elle présente aujourd’hui une vie culturelle beaucoup mieux démocratisée.
À partir de 1960, lorsque les boîtes à chansons fleurissent partout
dans les capitales régionales, Saint-Jean a La Pointe aux Cafés, qui
marquera par sa longévité (elle fermera ses portes qu'en 1997) une ère
stimulante pour les jeunes générations en quête de lieux pour faire valoir
leurs talents. Tout cela, bien entendu, c'était avant l'ère du cocooning
devant le téléviseur où les Blockbusters des centres d'achat fournissant
des vidéos blue rays ou autres you tube de consommation de masse.
D'autre part, jamais la ville n'a cessé d'avoir des chorales, des troupes de
théâtre amateur ou d'étudiants, des ligues de Génies en herbe ou d'improvision,
ni de recevoir des tournées de spectacles de grandes vedettes ou organisées par
les membres mêmes de la communauté, à la Centrale Catholique (j'y ai vu le
passage du Capitaine Bonhomme en 1965!) ou à l'auditorium du CÉGEP.
Il a déjà été fait mention du Festival Johannais. Ce festival
n’était pas une manifestation folklorique d’esprit de clocher, mais plutôt une
activité comme toutes les rues commerciales en organisent : vente-trottoirs,
scène de spectacles pour interprètes et compositeurs, animateurs publics, etc.
Afin d’équilibrer l’affluence de la clientèle vers les centres d’achat, la rue
Richelieu se fait ainsi remarquer par une semaine spectaculaire, transformée en
rue piétonière. Le premier festival souligne le 125e anniversaire de la ville
et débute le 1er mai 1974 pour se terminer à la fin de l’été, le 14 septembre.
Toutes les autres fêtes qui suivirent, au cours des années immédiates, se
borneront à une seule semaine. La force d’attraction du nouveau centre-ville,
en périphérie, réussit à venir à bout du festival. C’est une mode qui n’a
d’ailleurs rien de spécifiquement johannais. En 1979, Saint-Luc plagie
Saint-Jean en organisant un Festival Savanois.
La bonne société a toujours ses Chevaliers de Colomb, ses clubs huppés
où se retrouvent les mêmes individus Richelieu, Optimiste, Keewanis, Lions,
etc. Les présidents, les secrétaires et trésoriers, les aumôniers vont souvent
les mêmes d'un club à l’autre, organisant des activités de financement pour une
bonne cause à $ 50 le couvert, avec des maîtres de cérémonie venus maintenant
de la télévision ou des vedettes de sports ou de cinéma. À l’opposée les
traditionnelles chorales de paroisses perdent leur attrait. Encore, vers
1930-1940, on pouvait retrouver des chorales dans presque chaque paroisse et
l’organisation de même que la direction équivalaient à des emplois à temps
pleins. Recruter les membres, voir au choix des pièces, aux arrangements, aux
répétitions… elles sont indispensables aux grandes cérémonies religieuses ou
patriotiques. Le même Fernand Charest qui essaie de mettre sur pied le Festival
Johannais fonde, en 1952 le Chœur du Richelieu et en 1969, le Festival
de Musique du Haut-Richelieu. Le goût de la musique classique surgit
l’espace de quelques semaines en automne 1978 avec les Nocturnales concerts
d’orgue mensuel organisé par M. Gilles Trahan et donnés à la Cathédrale de Saint-Jean, après le coucher du soleil.
D’autres tentatives d’ériger des spectacles succombent devant la venue
de tournées qui viennent faire leur rodage avant d’être présentés sur les
grandes scènes de Québec et de Montréal. Gaspard Raymond essaie même
d’organiser une première audition avec ses Futures étoiles de Saint-Jean, expérience
qui s’étendra durant 10 ans. Aucune de ces tentatives de réanimer l’activité
théâtrale ne remplace toutefois le cinéma et le téléviseur. Du moins avec des
compétitions d’improvisations ou des chorales scolaires, la vie culturelle
trouve-t-elle dans les institutions d’enseignement un endroit pour éclore.
Les littérateurs de Saint-Jean, nés ou ayant travaillé à Saint-Jean
sont nombreux. Jean-Marie Poupart, l’un des premiers auteurs québécois de
romans policiers dans les années 1960, a enseigné au CÉGEP de Saint-Jean ainsi
que Jacques Boulerice; Marcel Colin, auteur d’une monographie de paroisse, Saint-Edmond
la généreuse, a enseigné la philosophie au même endroit. Il est l’un des
co-fondateurs, dans les années soixante-dix, avec Jean-Yves Théberge et Marie
Gruslin de la maison d’éditions locale, Mille-Roches, en l’honneur de la source
des rapides du Richelieu. Mille-Roches se spécialise dans le livre historique
et des romans, à l’instar de Boréal Express. En poésie, les Johannais lettrés
découvrent Jean-François Crépeau, Gilles Gemme en critique littéraire; Roger
Alexandre et Charles-Yvon Roy en arts plastiques, Gerry Boulet est
incontestablement une voix, de même que Gilles Rivard, trop tôt disparu,
emporté par un cancer. Mais la culture ne s'arrête pas d’apporter de nouveaux
talents à chaque génération qui font la réputation de la place.
Faut-il considérer comme une consolation aux malheurs que subit
Saint-Jean autour de la première décennie du nouveau millénaire, cette
fantaisie d’une nouvelle version du jeu de Monopoly que la compagnie Hasbro
met sur le marché où la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu se retrouve sur la
case du groupe bleu foncé (anciennement Place du Parc), l’une des plus
coûteuse? Ce choix aurait été décidé après une consultation tenue durant 6
semaines sur le WEB pour une édition canadienne du jeu de société. Près d’un
million de vote auraient été enregistrés. Des cartes Chance et Caisse
commune modernisées, inspirées des événements culturels canadiens, nous
disent que «les joueurs peuvent s’envoler lors du Festival des Montgolfières
de Saint-Jean-sur-Richelieu». Ce jeu, apparu en 1935, a un prestige
mondial, mais c’est Montréal et Toronto que l’on retrouve sur les planchettes
des villes internationales. Dans la détresse, il arrive, en effet, que les
choses les plus insignifiantes se révèlent d’une grande consolation.
Car dans le processus de mimétisme de la créativité qui affecte ce
dernier demi-siècle, la présomption qui a mené à l’impuissance politique et à
la stagnation économique a entraîné également, dans la vie socio-culturelle,
une suffisance que la réalité ne cesse de trahir continuellement. Avec
Maurice LeSieur, Saint-Jean se croit en droit de s'avouer : «ne plus rien
demander au Seigneur. Il m'a tout donné, je n'ose plus rien exiger de lui. Je
n'ai pas demandé à devenir riche, j'ai demandé à réussir. Je crois que j'ai été
exaucé. Quoi demander de plus?».
Pourtant, la vanité de posséder le Diocèse tant attendu est affectée quand le
pôle d’attraction fait déménager les bureaux administratifs de Saint-Jean vers
Longueuil. Une paroisse de Longueuil est même désignée comme co-cathédrale avec
celle de Saint-Jean! Les marchands du centre-ville suscitent un Comité pour la
Sauvegarde du Patrimoine dans la lutte qui les oppose à Westcliff, mais ils ne
font rien pour rénover et entretenir les bâtiments historiques de Saint-Jean.
Les artisans culturels mettent sur pied des activités locales qui sont
désertées pour des spectacles importés de l’extérieur qui font recettes, tandis
que la ville devient un banc d’essai pour des spectacles, souvent médiocres, en
rodage. Ce n’est pas ce qu’on peut trouver de plus dynamique dans une cité
après avoir eu, dans des moments moins riches, une maison d’Opéra et s’être
battu pour avoir un Collège classique. Une certaine stagnation qui
n'était pas non plus dans les demandes de Maurice LeSieur s'est imposée avec le
temps :
«
Pour moi, insiste-t-il, il est ne chose par-dessus
tout qui était importante : l'honneur du nom. J'y ai toujours tenu dans toutes
les choses que j'ai faites, dans tous les mouvements dans lesquels j'ai milité.
Le nom, c'est ce que nous avons de plus important, peu importe ce qu'il nous
arrive. On doit toujours garder son honneur sauf».
Or, tout est-il perdu fors l'honneur? Évidemment non. L'honneur
appartient à une mentalité qui n'est plus la nôtre, comme on le voit
quotidiennement avec les selfies téléchargés sur les réseaux sociaux.
Vieillesse saturée et jeunesse désabusée, le trauma de la Singer résonne
encore dans l'esprit des Johannais. Le gout du gigantisme, du clinquant, des
fausses promesses détourne de l’appréciation de ses propres ressources et de
son propre savoir-faire. Pour les consommateurs, le cocooning; pour les
créateurs, l’exil. Après tout, Saint-Jean de doit-elle pas, elle aussi, faire
son entrée dans la mondialisation?
La crise du verglas, janvier 1998. Trois ans après le
référendum, en janvier 1998, c’est la fameuse crise du verglas. Du lundi 5
janvier au vendredi 9, la pluie verglaçante ne cesse de tomber sur le sud-ouest
du Québec, le réseau d’électricité d’Hydro-Québec flanche. Les pylônes
s'effondrent les uns après les autres sous le poids de la glace. Les branches
des arbres tombent sur les maisons et dans les rues. Or, Saint-Jean est situé à
l’aboutissement d’un long réseau de transport électrique qu’il faut redresser
et rebrancher de relais en relais. Le Premier ministre Lucien Bouchard et le
Président d’Hydro-Québec, André Caillé, sont obligés de décréter l’état
d’urgence. Les citoyens de la zone dite le «triangle infernal» ou le «triangle
noir» sont évacués de leurs domiciles et conduits dans des refuges, soit à la
Polyvalente Armand-Racicot, soit au Collège militaire. Là, de jour en jour, de
semaine en semaine, durant tout le mois de janvier, ils recevront un chèque de
$70.00 par semaine pour couvrir les frais supplémentaires qui ne sont pas
fournis par la sécurité civile. Seules les gens qui ont pu se sauver à
l’étranger ou loger chez des amis ou parents à l’extérieur de la zone noire ont
pu éviter ce long «enfermement» pendant que les monteurs de lignes s’activaient
à raccorder le réseau. Saint-Jean avait subi peu de catastrophes naturelles, et
si on omet le grand incendie de 1876, son existence n’avait été ponctuée que de
petits incidents certes dramatiques pour ceux qui en étaient victimes, mais
jamais sur une échelle aussi grande de la population.
La crue du Richelieu, avril 2011. En avril 2011, en l’espace
d’une semaine, se déversant du lac Champlain, sa source, la fonte rapide des
neiges des hauteurs des montagnes du New York et du Vermont gonfle les eaux du Richelieu au point d’envahir les deux rives. La municipalité de
Saint-Jean, s’étendant très loin vers le sud, englobe des villages comme
Saint-Blaise ou Saint-Paul de l’Île-aux-Noix, ce qui augmente la quantité de
citoyens victimes de la crue des eaux. Une crue jamais vue de mémoire d’hommes.
Les riverains ont dû quitter avec précipitation leurs demeures et durant plusieurs
semaines, voire plusieurs mois, ont dû attendre avant de réintégrer leurs
domiciles dont certains étaient, à toutes fins pratiques, à démolir. Des
poissons du Richelieu se retrouvent loin dans les terres agricoles, transportés
par la crue. Les citoyens, travaillant jour et nuit, érigent des barrages de
sac de sables aidés par les soldats canadiens, mais l’eau ne cesse d’envahir la
ville, voire en passant par les égouts, et refluer jusque dans les foyers. Même
le pont Gouin - du jamais vu -, doit être fermé de peur de voir l’eau le
submerger. La bande du canal surnage et la Place du Quai est innondée. Il est
difficile, tout comme en 1998, de chiffrer le montant des dégâts. Le bilan fait
mention de 1 000 personnes évacuées et 3 000 sinistrés.
Poétique
spatiale 1940. L’espace géographique qui
délimite la ville de Saint-Jean, au sortir de son Âge de Prestige, est borné
par la rivière et le croisement des deux lignes de chemins de fer : celle du
Canadien Pacifique au nord, et celle du Canadien National au sud.. Vue du ciel,
l’aire spatiale offre l’image d’un triangle, voire d'un cerf-volant. L’axe en
longueur est la rue Saint-Jacques, qui va du Boulevard du Séminaire jusqu’au
pont Gouin; l’axe en largeur, assez court s’identifie à la rue Richelieu. L’axe
de la rue Saint-Jacques est celui où l’on trouve les services; celui de la rue
Richelieu, les commerces et les industries.
La
rue Richelieu, communément appelée la grand’rue, est l’artère
commerciale principale. Au début des années 1940, elle est celle sur laquelle
on trouve le cinéma Capitol et l’Hôtel du Canada, près du viaduc du Canadien
Pacifique qui accueille les visiteurs venant le long de la Rivière par la rue Champlain, et qui se termine vers le Yacht Club par-delà le viaduc du Canadien
National. Au-delà de ces 2 limites, ce sont les quartiers de riches, au Sud, et
les quartiers de pauvres, au Nord. L’église Saint-Edmond avec sa nef rococo et
l’église Notre-Dame-Auxiliatrice avec sa nef sombre et basse. Autour des trois
paroisses, le sol n’a pas encore été déboisé. Des savanes séparent Saint-Jean de Saint-Luc. Certains grands bourgeois de la ville font construire
de magnifiques demeures face à la rivière jusqu’à Sainte-Thérèse, près du
Centre des Sœurs de l’Immaculée-Conception et la Villa des Pères Jésuites.
Ainsi, Vernon Longtin demeure au coin des présentes rues Saint-Denis et
Champlain, tandis que la famille Savoy demeure sur la rue Notre-Dame, près de
la rue Champlain. Bien des familles de la petite bourgeoisie lorgnent avec
envie ces belles demeures, possessions des vendus aux «Anglais».
Donc,
une ville entre les deux viaducs centrée sur l’axe en largeur : Champlain, rue
résidentielle; Richelieu, rue commerciale, dans le prolongement l’une de
l’autre. Les voies ferrées se dressent alors comme des invitations faites à la
population de les franchir, d’aller au-delà, de poursuivre ce qu’on appelle
aujourd’hui, l’étalement urbain. Mais avant tout - temps de guerre
oblige - l’évasion vers le lointain. L’appel du train ne s’adresse pourtant pas
à la population pauvre, enfermée par obligation dans ses usines, mais à de
jeunes bourgeois qui rêvent de voir ce qui se fait ailleurs, mais sans pour
autant émigrer comme les Québécois du XIXe siècle.
C’est
la raison pour laquelle les deux cinémas de Saint-Jean sont forts achalandés.
Ils offrent un moyen d’évasion par procuration en attendant de pouvoir
disposer suffisamment d’argent pour quitter la ville. Tous ne peuvent pas
bénéficier d’un père riche, comme Rina Lasnier. Le Ouimetoscope, «propriété
de M. Oscar Thuot, cinéma qui logeait dans l’édifice actuel du Canada-Français,
avant de déménager à côté de chez C.-O. Gervais et ensuite tout près de la
salle des Chevaliers de Colomb. "Il en coûtait 2 sous pour aller aux
petites vues"».
Ce Ouimetoscope, qui est devenu le cinéma Capitol, présentait des films
français avant que le cinéma américain envahissent les écrans après la victoire
de 1945. Plutôt que ces films français bavards et intellectuels, le public se
pâme davantage devant les danses et les chansons de Nelson Eddy et Jeannette
MacDonald, dont le plus célèbre des 8 films qu’ils ont tournés ensemble reste Sweethearts.
Comme partout en Amérique, le cinéma est devenu le lieu d’évasion, non
seulement des ouvriers et des ouvrières, mais aussi de la bourgeoisie. Entre le
cinéma et l’hôtel - ou la taverne, plutôt -, bien des rêves n’ont jamais réussi
à s’éloigner des 2 tracs et de la rivière.
Saint-Jean
possède 4 hôtels réputés et bien fréquentés : le Saint-Jean, le Windsor, le
Canada (futur Fontainebleue) et le Richelieu. Souvent, les chambres louées
servent de lieux de rendez-vous ou, plus vulgairement, de lieux de
passes. Leurs propriétaires vivent grassement en cette période de crise.
Les débauches sont plus ou moins tenues cachées, mais le public qui fréquente
ces lieux reste quand même restreint. Des grands bonnets de la ville, mais
aussi de l’étranger - ainsi un lieutenant-gouverneur - et des prostituées de
luxe. On a vu que le Tower’s hotel était le plus fréquenté par ce genre
de clientèle. La population, moins portée au scabreux, préfère se rencontrer
dans les comptoirs-de-glace pour y prendre des milk-shakes. Celui
en face de l’Hôtel Richelieu, un autre situé à l’endroit où se dressera le
restaurant Le Louvre, et la pharmacie Régnier servent les fameux sundys et
les cornets de crème glacée qui offrent d’autres plaisirs que ceux de la chair.
Les
magasins et les commerces nous sont connus : Gervais quicaillier; Harbourg
ameublement; Payette lingerie. Quelques Juifs sont propriétaires de lingeries
et de merceries sur Richelieu. Tout à côté, il y a déjà les quinze-cents :
Woolworth, United (depuis, People’s avant d’être complètement
rasé). Et les banques, la Commission des liqueurs - toujours très fréquentée
lors du temps des fêtes -, la laiterie Lebeau, le garage Lasnier &
Galipeau, appartenant au père et à l’oncle de la poétesse Rina Lasnier : «En
même temps, [Roméo Gaudette] "faisait du taxi" pour Lasnier et
Galipeau. Ici, il faut s’entendre. Il n’y avait pas de service de taxi comme
c’est le cas aujourd’hui. Lasnier et Galipeau vendait des automobiles, des
Ford, des A.M.F. (un produit Studebaker), des Metz, voitures sans transmission,
des Maxwell. En plus ils offraient un service de voitures avec chauffeur. Et le
jeune Gaudette était un de ces chauffeurs».
Il n’est donc pas étonnant que le divertissement préféré du samedi après-midi
soit de faire la grand’rue.
Il y
a bien le club de la Légion fréquenté par les anglophones avant que les
soldats ne reviennent du front après 1945. Et aussi la bande du canal,
véritable cour à hangars où on l’on joue à l’argent sans se faire remarquer.
Saint-Jean tourne le dos à la rivière comme la morale tourne le dos à la
contrebande et aux jeux illégaux, aux trafics douteux et aux passes qui
ressemblent à des viols, le tout héritage du temps où Dorchester avait le Jackwood
greffé au flanc. La Place du Quai s’est construite par le prolongement de
terrains sur la rivière afin qu’ils servent de hangars aux grands entrepôts. Le
pont Gouin n’a pas encore sa valeur touristique, il n’est qu’un pont utile et
déjà trop étroit.
Aux
deux extrémités de la rue Richelieu, il y a déjà deux horreurs industrielles :
la Corticelli et la Pirelli (à partir de 1953). Tous les jours, à
7 heures du matin, même les matins où il fait déjà une chaleur suffocante ou
les matins poudrés par une tempête de neige en rafales avec une température de
-20°, les ouvriers s’engouffrent dans ces deux molochs. On ne bénéficie pas
encore des vacances payées à Saint-Jean, en 1940. Comme il faut bien vendre ce que l'on produit, Singer a établi un bureau de vente sur la rue Richelieu.
Les
Ameublements LeSieur sont situés en face de l’Hôtel Saint-Jean. Les
Ameublements Langlois, dans les anciens entrepôts Cousins (plus tard site du Greenberg’s).
L’imprimerie Payette est située à l’endroit où s’établira la librairie. Que des
noms de commerçants, des détaillants maintenant : Payette, Lebeau, Langlois,
Goyette - un autre marchand de meubles -, LeSieur, Dorais, Lasnier et Galipeau…
Encore au cours de ces années, ils habitent généralement au-dessus de leur
boutique ou tout à côté. Il faudra attendre les années 1950 pour qu’ils aillent
s’établir plus loin, dans des quartiers cossus du sud de la ville ou du nouveau
Village suisse. Certains parviendront même à résider près des Longtin et des
Savoy, insigne honneur de reconnaissance sociale. Pour le moment, les rues
Richelieu, Champlain et Jacques-Cartier nord sont les lieux de résidence de
cette classe moyenne aisée. Par-delà Jacques-Cartier, et de plus en plus vers
le nord, ce sont les logements loués aux ouvriers.
Près
du viaduc du Canadien National, il y a l’aqueduc et le Parc Laurier, pas très
loin, des petites montagnes où, l’hiver, les enfants font de la traîne-sauvage.
Le parc est en fait très peu fréquenté. Pour cause, on l’associe au milieu
anglophone qui se tient tout près, au Yacht Club. Et puis, il y a les casernes,
également toutes proches.
Le
Yacht Club est très anglais. Un tiers de ceux qui le fréquente sont
anglophones et les deux autres tiers, francophones. À part la haute bourgeoisie
d’affaires et d’industriels, les deux groupes se mélangent peu. Les Johannais
vont s’étendre sur le quai, où il y a de petits restaurants et une salle de danse.
C’est dans le plus parfait esprit américain que savoir nager et c’est l’une des
premières choses à apprendre lorsqu’on entre dans la haute sphère de la société
johannaise. Nager, plonger, canoter, au cours des années 30, faisait plutôt
pauvre; par contre, la chaloupe symbolise le riche monde snob comme
aujourd’hui les yachts en fibre de verre. Mais la nature conserve sa beauté. Il
y a de magnifiques saules pleureurs qui servent de lieux de rendez-vous lors
des promenades galantes pour les jeunes amoureux. Malheureusement, ils sont
souvent trop pauvres pour penser fréquenter le Yacht Club : $ 5.00 pour
l’abonnement d’été alors que la serveuse, qui travaille 6 à 7 soirs par semaine
de 7 heures du matin à 7 heures du soir, ne gagne que $ 6 à $ 10 dollars pour
la semaine. De plus, le clergé dénonce la frivolité de l’endroit. C’est donc,
encore, un autre monde à part. Saint-Jean est parsemmé de mondes à
part tout au long de son histoire : les casernes, la Singer, le
Yacht Club, puis le Collège Militaire…
Pourtant,
le Yacht Club, dont l'édifice typique est démoli dans les années 1950 à peu près au même moment où il se francise en devenant le Club nautique, apparaît comme le marche-pied de ce monde d’évasion tant il se
situe à l’écart du centre-ville et qu’il est prêt des voies ferrées menant aux
États-Unis. Les enfants aux mains blanches de la grande bourgeoisie s’y
essaient de briller et ils réussissent. Mais les ouvriers aux mains noires de
la Cable, Conducts & Fittings (Pirelli) ne doivent pas y penser, eux
qui travaillent juste à côté. Les bourgeois de la classe moyenne, tels les
LeSieur, se font construire des chalets de villégiature, il s'inscrivent au
club de golf, très chic mais tout aussi anglophone, qui reçoit déjà les Longtin
et les Savoy. Tout ce territoire a été arraché à la nature selon Roméo Gaudette
qui «se rappelle aussi que la rivière Richelieu débordait tous les printemps
et inondait le terrain où passe aujourd’hui la rue Jacques-Cartier. "En
face du club de golf, il a fallu y ajouter de la roche avant de faire la
rue". M. Gaudette se souvient également de la première rue pavée à
Saint-Jean. Elle appartenait à un M. Brunet».
Mais il y a, fort heureusment, les Gaietés Françaises, qu’il ne faut pas
confondre avec ce petit magasin de confiseries situées un temps sur le coin
nord-ouest des rues Saint-Charles et Richelieu et que l’on voit sur une
photographie datant de 1935. Elles sont très populo les Gaietés
Françaises, situées non loin de l’école protestante Saint-Patrick. On y
trouve des tables à pique-nique et la plage y est encore très boueuse, sans
aucun luxe d’aménagement. C’est le «yacht club» des pauvres.
Sur
la rue Champlain, on retrouve la Centrale électrique derrière le cinéma Capitol
et la boulangerie Bissonnette. Un peu plus loin, face à la Place du Marché, on y retrouve le bureau de Eaton's où il est possible de venir commander les produits qu'on retrouve dans l'un ou l'autre des catalogues saisonniers. Sur la rue Jacques-Cartier, il y a le Bureau de
postes, lieu de rencontre, entre 4 et 5 heures, de la population locale qui
vient chercher son courrier dans les casiers postaux - cela avant que les
facteurs en face la distribution à domicile. On y mémère beaucoup.
Il y
a également chez Boulais, sur Saint-Jacques, un véritable centre de distribution
où l’on dit y trouver tous les journaux disponibles au Canada! On y achète
beaucoup de magasines illustrés, surtout le Life, magazine américain
bourré de photos. On y retrouve aussi le Times, et la plupart des
gazettes sont anglophones. Y compris les petits journaux jaunes, que le
client dissimule entre les gazettes du jour et les journaux sportifs qui ont la
cote. Comme le dit Maurice LeSieur, la population tient à l'honneur de son nom!
Sur la même rue ouvre dans les années 1950 le cinéma Cartier, entre Champlain
et Richelieu. À quelques pas l’une de l’autre, les deux librairies, Choquette
et Richelieu, le Salon funéraire LeSieur, parallèle à la Cathédrale, l’Académie
commerciale de Saint-Jean, exclusivement laïque et où on y enseigne de la
première à la neuvième année et dont le directeur est A.-J. Beaulieu, père du député
provincial. L’enseignement des maîtres laïcs est aussi bon que celui des
clercs. À la Cathédrale, le curé en chaire, le dimanche, parle contre les lieux
de dépravations : les hôtels, les cinémas, les lieux de baignade en plein air.
Il sent bien l’invasion de l’American Way of Life qui déferlera à la fin
de la guerre. Pour distraire les ouvriers des influences politiques
dangereuses, comme les idées communistes ou syndicales, on construit pour eux
la Centrale Catholique, à l’architecture religieuse, mais qui contient le
théâtre où s’arrêtent les troupes itinérantes. On y retrouve également la
bibliothèque publique. Le tout pour stimuler sainement les jeunesses
catholiques. Plus loin, il y a encore d'autres commerces et les Autobus Boulais, l’hôtel Saint-James
(un tripot reconnu dit-on), l’électricien Lebeau, etc. jusqu’à la traverse de
chemins de fer du Canadien National. Le Boulevard du Séminaire n’est pas encore
vraiment défriché et au-delà, il y a le Nouveau cimetière vers lequel nul n’est
pressé d’y arriver.
On
ne peut passer sous silence la Place du Marché où les samedis sont
particulièrement bruyants. Les cultivateurs viennent de l’arrière-pays y vendre
le fruit de leurs récoltes. On y retrouve la taverne Poutré et l’Hôtel
National. C’est à la Place du Marché qu’à tous les printemps on se procure le
sirop d’érable; l’automne, les pommes amenées par les pommiculteurs de la
région de Saint-Grégoire. Tout à côté, il y a les édifices publics : le coin des pompiers et de la police. Les enfants sont terrorisés à l’idée d’approcher
ces lieux que les grands disent être interdits. On retrouve,
toutefois, un terrain de jeux très fréquenté et situé dans l’actuel
stationnement de l’Hôtel de Ville. Et, bien sûr, l’Orphelinat…
Passer
le magasin Boulais, ce sont déjà les quartiers résidentiels, plutôt pauvres, de
la rue Saint-Charles et de la rue Saint-Jacques. On retrouve encore des rues
huppées sur Jacques-Cartier et Longueuil. Outre les deux églises protestantes,
que les catholiques appellent les mitaines, il y a l’inquiétant petit cimetière
à côté de l’église Saint-James où les racines des arbres commencent déjà à
soulever les tombes funéraires. On remarque rarement les pasteurs protestants.
Sur la rue Longueuil, nous retrouvons surtout les édifices hospitaliers : les
nombreux cabinets de médecins, la maison Thibodeau où est installée un temps
l’Unité Sanitaire dans laquelle on innocule les jeunes contre les maladies
infantiles qui font la crainte des familles.
La
rue Saint-Charles est pour lors, passé la grande allée des superbes résidences
d’avocats et de notaires, la rue la plus pauvre de la ville. C’est l’époque où
la Singer étouffe la population ouvrière de la ville. Le clergé
encourage la Singer à ce point que dans l’esprit des gens, Singer =
industrie. Bien que les grèves soient plutôt choses rares, celles de la Franco
et surtout de la Singer laissent des souvenirs amers.
Un
soir de 1939, le Collège de Saint-Jean a flambé. En 1940, on érige le nouveau
Séminaire des prêtres séculiers. C’est un édifice à l’architecture à la fois moderne
et religieuse. Le site est encore loin du centre-ville - près de 3 milles de
marches sur des terrains non déblayés. Les joueurs de baseball du Collège sont
appelés les Puckés, probablement à cause de leurs casquettes et de leurs
visières. Le Clergé paie volontiers des ouvriers pour qu’ils envoient leurs
enfants doués au Séminaire. Encore plus loin, derrière le Séminaire, près du
Grand-Bernier est érigée la fameuse Base d’aviation.
Au-delà,
on peut toujours penser à Montréal ou Plattsburg, la Baie Missisquoi ou le lac
Champlain : des lieux féériques pour les enfants. Il faut une heure pour aller
de l’Hôtel Saint-Jean, site du terminus local, à Montréal, dans ces grosses autobus aux
sièges recouverts de cuirettes sur lesquelles on transpire. Le soleil qui
plombe la tôle chauffe les voyageurs. Des enfants sont malades. Il faut, une
fois quitter la zone de Saint-Jean, traverser la savane de Saint-Luc, longer
les fermes qui jalonnent le vieux Chemin Saint-Jean, passant par le rang de la
Bataille et atteindre finalement Laprairie, puis longer le fleuve jusqu’à
Longueuil pour traverser le pont Jacques-Cartier et de là se rendre au terminus
de l’est, au coin des rues Berri et de Montigny. La rue Sainte-Catheriene
paliera au désir de se promener sur la 45e Avenue ou Broadway. À Plattsburg, à
partir des années 1950, la ville offrira un attrait pour les Johannais : les
premiers centres d’achat et les drive-way.
C’est
après la guerre, en effet, que commencent les exodes de la jeunesse vers les
États-Unis. Les tracks ne font plus peurs. Les jeunes qui ne sont pas
revenus des champs de bataille où sont restés en Allemagne pour empêcher les
Soviétiques de déborder vers l’Europe de l’Ouest servent d’inspiration. L’un
d’eux, Jean Raymond, jeune homme originaire de Saint-Jean dont la photographie
paraît dans la revue Les ailes canadiennes-françaises, a été sergent de
section et mitrailleur. Il a été tué au cours d’un raid sur Duisberg. Tout ce
qu'a été cette tuerie de masse à fait naître chez les survivants, comme en
1920, une fureur de vivre. Commencent alors les grands exodes saisonnier
vers les États-Unis. Le rêve de la Floride est apparu bien avant la migration
des Graybirds. Ceux-ci ne font que perpétuer une tradition qui remonte à
l’après-guerre. Comme l’américanisation pénètre les imaginaires à travers le
cinéma, les gazettes, les posters, la musique et bientôt le rock’n roll,
l’Amérique, c’est la jeunesse; le Québec, la vieillesse. Saint-Jean doit
s’américaniser pour éviter un nouvel exode de ses enfants. Le dilemme est
cornélien.
Le
clergé est toujours aussi omniprésent dans la vie des Johannais. Mgr Forget,
comme tous les évêques, s’approprie très vite ses paroisses. Il pronoce des
sermons à n’en plus finir, ainsi lors de la visite du roi George VI et de la
reine Elizabeth en 1939. Quelques années plus tard apparaît un saint local, un
Jésuite qui loge à la Villa et où les (riches) dévots viennent se confesser. Le
R. P. Chai (orthographe douteux).
Entre
les curés, les avocats, les notaires, les médecins, la pègre et les ouvriers
d’usine, il y a deux marginaux notoires. D’abord, Marcel Raymond, écrivain et
botaniste prestigieux, spécialiste des Carex. Mis à la porte de son collège,
Marcel Raymond est affilié au Jardin Botanique de Montréal ainsi qu’aux Cercles
dramatiques. C’est lui qui fait venir à Saint-Jean Ludmilla Pitoëff et
Fernandel. Critique littéraire, Marcel Raymond sera l’auteur de plusieurs
appréciations sur le théâtre québécois avant de dépérir et de sombrer dans
l’alcoolisme. D’autre part, il y a Rina Lasnier, jeune fille qui va au Collège
des Dames de la Congrégation, rue Laurier, récite des poèmes de sa composition
à ses jeunes sœurs, assisent sur le quai du Yacht Club, qui suscitent des
commentaires les plus désagréables et lui conseillent d’écrire des romans, puisque
c’est à la mode.
Certes,
la radio est déjà fort bien implantée dans les demeures johannaises. On y
entend aussi bien le Chapelet en famille que les joutes de hockey du Canadien
de Montréal et les radio-romans précédés des mesures de l’Automne,
de Glazounov (Un homme et son péché) et Greensleves (Le
Survenant). Commanditées par des compagnies de savon, comme aux États-Unis,
ces séries, d’une grande beauté lyriques puisque les textes sont écrits par les
auteurs originaux, Claude-Henri Grignon et Germaine Guèvremont, sont des vins
anciens versés dans une outre nouvelle. Les séries à vocations nationales et
culturelles feront éclater la radio qui s’américanisera presque entièrement
dans la suite du siècle, refoulant les radio-romans le matin, à l’heure où les
ménagères font leurs travaux domestiques.
Évidemment,
tout n'est pas très jolis à Saint-Jean même si la ville essaie de se donner un
air paisible et tranquille. Des Johannais garderont longtemps de mauvais
souvenirs, de l’Orphelinat, par exemple. Si les religieuses conservent un
souvenir attendri de ces belles années, les orphelins, eux, rendus à l’âge
adulte, éprouvent beaucoup d’amertume à leur égard. Combien se rappelle de ces
orphelins, tous vêtus de gris avec de longs bas noirs que les religieuses - effrayantes
- font circuler dans les couloirs du rez-de-chaussée de l’Orphelinat, les
yeux fermés en récitant le chapelet? Et si l’un d’entre eux a le malheur
d’ouvrir les yeux, les religieuses lui déposent une poche noire sur la
tête. Après 4 sacs, l’enfant est enfermé en pleine noirceur dans un cabaneau.
Le rituel est régulier, à tous les après-midi, 4 heures. Les orphelins sont
séparés des enfants externes devant lesquels ils défilent, longs,
maigres, vêtus pauvrement et d’un goût morbide. Même à l’extérieur, des bruits
circulent sur les mauvais traitements et donnent aux enfants des familles la
hantise de se voir soudainement privés de leurs parents. Quoi qu’il en soit,
nombre d’orphelins, devenus adultes, garderont des religieuses le souvenir de
ces folles, prétentieuses et se fiant aux collectes organisées par des
groupes sociaux de la ville de Saint-Jean.
Il
faut bien prier pour les péchés d’une population qui, comme toutes les
populations du monde, ne vit pas plus saintement que les autres. Ces Johannais
qui blasphèment comme des chartiers, qui courent le bordel minable de l’Hôtel
du Parc, sur De Salaberry en face du Parc Marchand; ces Johannaises qui se
consacrent en prières, soumises et silencieuses qui se veulent les artisans de
la rédemption de leurs maris ivres ou violents. Le mois de Marie (mai) est
l’occasion de cérémonies renouvellées qui ont lieu à 8 heures le soir, à la
Cathédrale. La Fête-Dieu mobilise toute la ville qui suit l’Évêque portant bien
haut le Saint-Sacrement. Pour le moment, la religion catholique règne sans
partage sur toutes les consciences et les disputes politiques ne prêtent plus à
inquiétude, comme avant la guerre. Certes, il y a bien la radio, et bientôt la
télévision qui sèmront des idées charnelles peu spirituelles. La société de
consommation n’a pas encore l’emprise qu’elle ne tardera pas à se donner sur
les corps et les consciences des Québécois.
En
attendant, les parents amènent leurs enfants, le dimanche après-midi, après la
messe, au Cirque itinérant, dont les tentes sont montées sur le terrain actuel
du Stade municipal. Les employés de la ville ouvrent la borne-fontaine à
l’angle des rues Frontenac et Laurier afin de laisser échapper l’eau pour
abreuver les éléphants. Les plus vieux se rendent au stade Poutré ou assistent
à des courses automobiles sur l’ancien terrain d’Exposition, dans le quartier
sud-ouest de la ville. Les adolescents préféreront sans doute le cinéma. Oui,
la jeune génération commence à croire que ses rêves à elle sont possibles et
qu’il est plus que grand temps de franchir les frontières ferrées.
Et
la rivière Richelieu continue à être très belle, même si l’activité intense du
commerce de jadis l’a désertée. Elle est retournée à sa beauté originelle. Elle
est l’un de ces fleuves dont on disait qu’ils arrosaient l’Éden.
Poétique
spatiale 1960. Cette intransigeance morale
et religieuse qui s’imposait depuis plus d’un siècle cède soudainement, comme
un barrage devant les eaux furieuses qui balaient tout sur son passage. La
pratique religieuse tombe de 65% à 27% durant la décennie. Révolution
inimaginable vingt ans plus tôt. La sérénité déserterait-elle la ville? Les
voies ferrées ne signifient plus rien puisque la ville elle-même les a
débordées. Les yeux se tournent d’abord vers le nord :
«Au mois de juillet 1957, le Premier
ministre de la province, l'Hon. Maurice Duplessis, annonçait la construction
d'un nouveau pont reliant Saint-Jean et Iberville. Le coût de ces travaux
furent entièrement à la charge de la province. Le choix du site a retardé la
réalisation de ce projet… il est assez élevé pour laisser passer les navires,
lorsque la canalisation du Richelieu se réalisera; il a environ 2 000 pieds de
longueur et une voie carossable de 48 pieds de largeur et un trottoir de 5
pieds de largeur de chaque côté. Il possède une capacité de chargement de 40
tonnes par voie.
L’hon. René Lorrain a signé, au mois de juillet
1958 un contrat concernant cette construction dont le coût a été estimé à
environ 7 millions. Les travaux commencèrent en juillet 1958.
Le pont terminé, tous et chacun voulurent lui
imposer un nom. Parmi ceux qui furent suggérés, les uns voulaient le nommer
Beaulieu, selon le nom du père du ministre de l’Union Nationale de ce nom,
résidant à Saint-Jean, d’autres désiraient celui de Marchand, ministre du parti
libéral à Québec de 1879 à 1900, citoyen aussi de notre ville sœur. Celui de
Beaulieu fut affiché sur le pont mais, un beau soir, l’affiche disparut…
Pendant plusieurs années, le nouveau pont ne possède aucun nom…»
Comme
ce nouveau pont donnait accès à l’autoroute des Cantons de l’Est, il ne fut pas
piétonnier, et durant les 7 années à venir, il demeura le pont neuf.
Pour les Johannais, ce nouveau pont est une merveille. Encore loin du
centre-ville, il est fait pour les grands voyages en auto. Ils se rendent au
milieu du pont Gouin avec l’espoir de l'apercevoir. Ils peinent à distinguer
les piliers blancs sur lesquels repose le tapis. Et puisque le pont ne vient
pas vers la ville, c’est la ville qui se rendra jusqu’au pont! Avec le passage
au pouvoir des libéraux, c'est le nom de Félix-Gabriel-Marchand qui s'imposera.
Lors de l’inauguration, le 28 février 1966, le pont sera complètement intégré
par la ville :
«Sept années après sa construction le
nouveau pont fut enfin nommé Félix-Gabriel-Marchand. Le ministre
provincial des Travaux publics l’inaugura officiellement le dernier jour de
février 1966 et il a été bénit par M. le curé Roger Bouvier, de Saint-Athanase.
Étaient présents Paul Larocque, petit-fils de
F.-G. Marchand, et Félix-Gabriel Marchand, arrière petit-fils de l’ex-premier
ministre du Québec. L.-N. McMillan, maire de Saint-Jean, Philodor Ouimet,
député du comté de Saint-Jean et autres descendants de F.-G. Marchand, ainsi
que le député Laurent Hamel, Armand Goyette, maire d’Iberville, plusieurs
conseillers des villes sœurs et les maires de la région».
Le
pont Marchand est plus que le nouveau pont qui relie deux villes sœurs; c’est
le pont de la Vallée du Haut-Richelieu.
La
mouvance de la ville toujours plus vers le nord, toujours plus vers l’ouest,
toujours plus vers le sud, a entraîné la fondation de nouvelles paroisses, de
nouvelles églises, de nouvelles écoles. En 1966, c’est le Boulevard du
Séminaire qui est en voie de colonisation. En 1972, c’est au tour du Parc Industriel,
qui devient la nouvelle frontière de la ville à l’ouest. L’expansion et le
peuplement vont à un rythme jamais connu jusqu’alors et qui ne tient pas à une
croissance économique de la ville. Le boom d’après-guerre livre enfin
ses résultats. La population dépasse l’enclos triangulaire de 1940. La
population urbaine repousse la population agricole. C’est la nouvelle
population rurale non agricole qui s’impose et crée la banlieue du centre-ville
de Saint-Jean et qui va finir par renverser le rapport satellitaire. Il suffit
de jeter un coup d’œil sur ce tableau pour le voir :
Ce
mouvement continue d'étalement urbain équivaut à un exode qui pourrait être
considéré comme une véritable révolution telle que décrite par le philosophe
Lewis Mumford à la même époque :
«Ce large mouvement d'émigration vers les
résidences de banlieue provoqua la formation d'un type de collectivité nouveau,
caricature de la cité historique aussi bien que de l'asile suburbain : des
multitudes d'habitations uniformes, inexorablement alignées, un peu en retrait
des voies de communications toutes semblables, dans de grands espaces dépeuplés
d'arbres; leurs habitants appartiennent à une même classe sociale, ont des
revenus identiques, avec peu de différences d'âge; ils regardent aux mêmes
heures les mêmes programmes de télévision, se nourrissent des mêmes aliments
pré-cuisinés et sans goût, tirés de frigidaires identiques; tous se ressemblent
comme s'il avaient été construits sur le même prototype dans les usines de la
métropole. Le résultat paradoxal de ce grand exode suburbain est la formation
d'un milieu uniformément dégradé, d'où toute évasion est devenue impossible. La
même évolution inexorable qu'ont connue les banlieues des États-Unis, menace
toutes les banlieues du monde, et la recherche de divers moyens susceptibles de
la contrarier est des plus urgente».
Plutôt
que de contrarier le mouvement, celui-ci a été encouragé. L'extension de la
banlieue - la déliquescence
disions-nous
en préface -, oblige la ville à dépenser pour aménager des parcs, des garderies
à proximité; veiller à ce qu'un réseau de transport en commun parcours toutes
les grandes artères à proximité de ces ruches de bungalows ou de boîtes à
condos et ceci n'empêche nullement la prolifération des automobiles personnelles
qui nécessitent la construction d'un réseau routier efficace pour accéder à la
métropole. Le pont Marchand s'insère dans ce réseau. L'exemple de l'échangeur
du Boulevard Pierre-Caisse, où se concentrent commerces et centre d'achat est
un surgeon de ce mode de développement urbain. Par le fait même, il oblige le
déplacement du centre-ville. La conséquence en est la banalisation du milieu,
comme le démontre encore une fois Mumford et qui s'applique à la gouvernance de
Saint-Jean-sur-Richelieu depuis 40 ans se traduisant par une «fuite devant les responsabilités civiques et la nécessité d’une
organisation collective».
Le cordon ombilical, qui tenait jusqu’alors les paroisses éloignées comme
Saint-Edmond ou Notre-Dame-Auxiliatrice au centre-ville de Saint-Jean, ne peut
plus satisfaire cette mer de quartiers uniformes aux maisons standardisées,
d’où la justification de centres d’achat toujours plus vastes et toujours plus
diversifiés. Les résidents des anciennes terres agricoles sont désormais des
consommateurs de produits manufacturés made in China. Ce qui était un
rêve futuriste de la cité nouvelle pour les bourgeois de 1960, une dilatation
de la forte densité de population sur une superficie quasi illimitée, a mené à
la création de l’isolement en ville :
«Dans la banlieue, les pires malheurs
pouvaient arriver sans que personne au monde en soit informé et n'en prenne
souci, sauf parfois en lisant une rubrique de faits divers. La banlieue
ressemblait à une sorte de musée des illusions. La domesticité y oubliait sa
condition. L’individualisme y prospérait, sans souci d’un embrigadement
généralisé. Ce milieu favorable aux jeux des enfants en adoptait les vues
enfantines, sacrifiant la réalité à la recherche du plaisir».
La
fuite dans l’espace équivaut à la fuite des responsabilités face à la condition
sociale urbaine. La banlieue promet de vivre individuellement parmi la
collectivité, l’image donnée d’un Montréal où chacun se mêle de ses affaires
en ignorant son voisinage, ce qui était particulièrement impossible avec toutes
ces maisons appuyées quasi les unes sur les autres au centre-ville de
Saint-Jean. Ce qui reste de la vie sociale est vécue par procuration par la
radio et la télévision, et maintenant les jeux vidéos et les écrans maisons.
Chacun des blocs à condos apparait comme une maison dans une globe de verre que
l’on secoue pour que la neige s'élève de terre et retombe sur la maison. Avec
le baby boom d’après-guerre, les jeunes familles trouvaient dans la
banlieue l’espace idéal pour élever leurs enfants :
«La banlieue, avec ses agglomérations
dispersées parmi les champs et la verdure, constituait, surtout à l’origine, un
milieu particulièrement favorable au développement des enfants, où ils
pouvaient jouer, gambader sans surveillance. Des terrains de jeux entouraient
les écoles, avec cours de tennis, terrains de football, de baseball, de boules,
de cricket. En 1865, dans son journal, Emerson prenait note de cet avantage :
"Au lieu d’une bonne police, il nous faut des collines et de grandes prairies
à proximité d’un village, où nos garçons pourront librement dépenser un excès de
vitalité et d’humeur vagabonde". L’exemple de la banlieue contribua à
faire reconnaître qu’il était indispensable de réserver dans chaque cité cet
espace consacré aux jeux.
Mais ceux qui s’éloignaient de la cité pour
bénéficier d’un unique avantage oubliaient trop vite que cleui-ci ne
représentait qu’une partie de tout un ensemble : tous les âges de la vie
prenaient ainsi l’enfance pour modèle. Ils bénéficiaient d’assez de loisirs
pour que le jeu leur parût la tâche la plus sérieuse de l’existence. Parcours
de golf, soirée à la piscine, club sportif, cocktail party remplaçaient les
occupations plus sérieuses. En s’opposant aux inconvénients de la cité, la
communauté de banlieue se spécialisait dans le divertissement. Bientôt il n’y
eut plus d’autre choix offert au citadin que le travail forcé ou le plaisir
obligatoire, au détriment de la liberté et de la vitalité. Ces deux modes
d’existence se mêlèrent étroitement, et dans la ville comme dans les banlieues,
les sports et les divertissements de masse, la production et la consommation
façonnèrent un environnement artificiellement standardisé».
Ce
que ces gentilles familles oubliaient, c’est que le divertissement aussi doit
se planifier, se gérer, s’administrer et les liens forcés du travail, même
lorsque l’ordinateur domestique permet de le transporter à la maison de
banlieue, vient gâcher le plaisir qu’on y attendait. Des problèmes aussi
incroyables que la proximité d’une école ou l’adduction d’eau - problèmes
typiquement urbains - les rattrapent dans leur fuite. En faisant du Boulevard
du Séminaire et du Carrefour Richelieu le nouveau centre-ville, non
seulement l’ancien centre-ville devenait-il un satellite de ces nouvelles artères,
mais toute la région n’était plus que le satellite de Montréal et de la
Rive-Sud. Tout cela n’a pourtant pas écourté la durée du trajet en autobus qui
était celui de 1940! Le chemin de croix du Boulevard Taschereau ralentit la
circulation entre les deux points.
Devant
ce nouvel aménagement du territoire qui néglige le Vieux-Saint-Jean pour
fournir à la banlieue toutes ses exigences de propriétaires fonciers
infantilisés, il est important de se demander quel est le degré d’autonomie,
c’est-à-dire l’ensemble de ces qualité (qui) procure à une
agglomération ou à un secteur une importance relative par rapport aux autres
villes. À cette question, le Rapport PLURAM déjà cité soumet les
principales villes de la Vallée du Richelieu à 5 indicateurs qui permettent
d’évaluer le degré d’autonomie de ces villes.
Le
premier indicateur est le rapport emploi/population qui indique dans quelle
mesure la main-d’œuvre peut trouver un emploi sur place. Plus le rapport est
faible, plus le comté dépend d’une autre région pour l’emploi :
«À cet égard, le comté de Laprairie et le
comté de Chambly dépendent de Montréal pour une bonne partie de leur emploi,
leur rapport étant respectivement de 0.181 et 0.194. Dans le comté de Richelieu
le rapport est très élevé, 0.358, de même qu’à Saint-Jean, 0.411. Le faible
taux du comté d’Iberville indique une certaine dépendance non pas de Montréal,
mais de St-Jean. Les comtés de Verchères et Rouville ont des taux voisins de
0.25. Ils sont moins dépendants à l’égard de Montréal. Quant à St-Hyacinthe,
0.386 et Missisquoi, 0.411, ils sont tournés vers leurs villes principales qui
offrent un fort taux d’emploi».
En
2014, le taux de dépendance de Saint-Jean à Montréal est encore plus étroit, et
l’on a qu’à remarquer qu’il existe désormais, matin et soir, une heure de
pointe sur le Boulevard du Séminaire pour les Johannais qui vont et
reviennent de travailler de la métropole. Saint-Jean ne nourrit donc plus les
Johannais.
Le
second indicateur est un indice que l’I.N.R.S. a établi dans son étude sur la
région sud. Il indique le rapport entre le nombre de services offerts dans une
agglomération et la population desservie. Il inclut les équipements éducatifs,
hospitaliers, sociaux et les services gouvernementaux :
«Parmi les 4 grosses agglomérations, Sorel
et St-Jean sont les mieux équipées et de là moins dépendantes de Montréal pour
la plupart des services ou réciproquement moins dépendantes parce que mieux
équipées».
Ce
qui veut dire aussi que les Johannais qui vivent et travaillent à Saint-Jean
ont plus de chance de le faire dans un quelconque service public que dans
l’entreprise privée.
Ainsi
donc, plus l’indice d’équipement par agglomération en relation avec la
population de ces agglomérations est élevé, plus la région est autonome. Saint-Jean,
avec une population de 47 862 habitants, comprenant l’ensemble de la région
aujourd’hui fusionnée, l’indice d’équipement est de 164.9 pour une distance de
25.2 minutes de Montréal. La distance par rapport à Montréal est un autre
indicateur du degré d’autonomie. Plus une ville est éloignée de la métropole,
plus elle a avantage à se donner les services qu’il est trop loin d’aller
chercher à Montréal. Mais dans ce cas, le nombre de la population joue une
influence primordiale. Ainsi, Saint-Jean-Iberville et Belœil-Saint-Hilaire sont
à des distances équivalentes et pourtant Saint-Jean possède un indice
d’équipement deux fois plus élevés que Belœil-Saint-Hilaire. Il faut dire que
la population de notre région est le double de celle de ces deux dernières villes.
L’étude
de l’I.N.R.S. permet de faire resortir un phénomène d’attraction exercée par
quelques agglomérations sur leur région immédiate. À Saint-Jean, l’indice est
de 178.9. De toute la Vallée du Richelieu, seulement Sorel et Saint-Jean
peuvent desservir leur zone d’influence, leur indice d’équipement étant
supérieur à leur indice d’influence. Saint-Jean n’est donc plus une métropole
régionale, mais un centre pourvoyeur d’équipement urbain à une vaste étendue
résidentielle qui ne peut se les payer. Souvent aussi, parce qu’elle n’en a pas
besoin. Plus instruite, plus riche, la bourgeoisie qui vit en région a moins
besoin des équipements urbains (les parents possèdent des livres ou se font
creuser une piscine dans leur cours).
Enfin,
le dernier mais non le moindre des indicateurs est le taux de croissance
annuelle moyen de l’emploi par comté. Dans la décennie 1961-1971 et dans la
décennie 1971-1981, il est possible de suivre l’évolution des emplois dans le
secteur secondaire et le secteur tertiaire comme contre-coup du débordement de
Montréal sur la Rive-Sud, c’est le cas de Chambly, par exemple. Saint-Jean
conserve un taux relatif d’économie puisque son taux de 2.1 en 1961-1971 est
conservé pour la décennie suivante de 1971-1981. La croissance est donc nulle
et le parallèle Sorel/Saint-Jean est rompu, puisque Sorel connaît un taux de
croissance élevé. «Il est vrai que Sorel est sur le St-Laurent et St-Jean
est à l’intérieur des terres».
Pour
conclure, le Comité pour l’aménagement de la Richelieu identifient 3 noyaux :
Belœil-St-Hilaire, Chambly-Richelieu et St-Jean-Iberville qui forment la limite
est d’un vaste polygone de croissance qui part du fleuve. Saint-Jean est encore
le plus autonome des 3 noyaux à cause du quasi-vide du reste des comtés de
Saint-Jean et Iberville. C’est ce quasi-vide qui s’est rempli après 1981 et qui
a ramené Saint-Jean au même niveau de satellisation que les autres noyaux. Les
sages conseils des membres du comité n’ayant pas été suivis, la déliquescence
de la ville a donc été jusqu’au bout de sa logique :
«Certaines contraintes devront être opposées
au développement urbain tel qu’il se dessine d’ici 1986 et tel qu’il risque de
se faire au-delà de cet horizon. Il faudra en premier lieu limiter l’extension
des agglomérations et en second lieu organiser le développement urbain dans les
limites fixées. Ainsi on corrigera les deux principaux inconvénients du
développement actuel, à savoir l’occupation de vastes territoires et le
désordre.
L’extension urbaine devrait donc être limitée dans
le territoire qui comprend la super-agglomération de Longueuil-Laprairie et les
trois agglomérations de la Richelieu centrale (c’est-à-dire Belœil-St-Hilaire,
Chambly-Richelieu et St-Jean-Iberville). Ce territoire possède des espaces
libres suffisants pour accueillir entre 4 et 5 fois le développement urbain
escompté en 1986. Il est possible de limiter tout développement en dehors de ce
territoire».
Les conséquences psychologiques de ce déplacement de la géographie urbaine de Saint-Jean ont été, c’est le moins que l’on puisse dire, dévastatrices. En une période d’environ 30 ans, de nombreux édifices qui remontaient aux lendemains du Grand Feu de 1876 furent laissés à l’abandon ou tout simplement détruits. Au lieu de considérer son passé comme un capital solide, les édiles de Saint-Jean ont baissé les bras, s’abandonnant à la chute à laquelle menait leur présomption. La phase majeure de cette déconstruction marque la décennie 1970, au moment où le Boulevard du Séminaire se positionne comme artère essentielle, à la fois axe routier et commercial et que les commerçants et industriels de la rue Richelieu abandonnent les affaires où acceptent le beau risque de se loger dans un quelconque centre d’achat de la périphérie. Le Canada-Français, en 1985, parle déjà de démolir le pont Gouin, trop cher juge-t-on à entretenir. Idée qui persiste et est toujours envisagée par certains. On lève les yeux vers le ciel pour voir passer les Montgolfières afin de ne pas voir de haut les immenses terrains vagues sur lesquels jadis étaient érigées l’Iberville Fittings ou toute autre usine. Tout le pan est de la rue Richelieu, entre Saint-Jacques et Saint-Charles, qui avait été reconstruit en 1876 a été complètement abattu pour créer une aire visuelle avec le parc Alcide-Marcoux. C’est un bien pour un mal, sans doute, mais les exemples inaugurés par des villes comme Boston et Montréal ont inspiré aux urbanistes de Saint-Jean le goût de redonner le droit de regard sur la rivière qui était obstrué jusqu’alors. Les rénovations du pont Gouin, même elles n’améliorent pas la fonctionnalité du pont lui ont donné une beauté et un style qu’il n’avait pas avant. Déconstruire le pont Gouin, serait pire qu’un crime, ce serait une faute - pour employer l’expression de Talleyrand. De même, c’est in extremis que furent sauvées les deux gares de Saint-Jean lorsque les deux grandes compagnies de chemins de fer ont enlevé les rails (et démoli le viaduc du Canadien National au sud de la rue Richelieu). Devenus des aires inoccupées, ces espaces ont vite été acheté par des promoteurs immobiliers qui y ont fait ériger des résidences de condos et d’appartements. Ici, c’est la banlieue qui, faisant ressac, retourne vers la ville, avec son esprit et sa médiocrité. Si la plupart des résidences luxueuses sur la rue Champlain, face à la rivière, ont survécu au pic des démolisseurs ou aux rénovations sauvages, les résidences construites sur l’emplacement de l’ancienne Villa des Pères Jésuites est tout à fait conforme aux rêves des édiles de la grande bourgeoisie de Johannais du premier XXe siècle. Il est douteux, toutefois, que ces rêves se soient démocratisés pour autant.
Des fêtes de quartiers remplacent les grandes cérémonies qui avaient lieu jadis dans le centre-ville. Sur la rue Richelieu, à la Place du Marché, des terrasses en plein air, des spectacles d’animation, des activités pour les enfants ressemblent à ce que l’on trouverait à Mont-
réal sur la rue Saint-Laurent ou sur l’avenue du Mont-Royal. On y trouve un temps une franchise du Vieux-Duluth… dans un centre d’achat! Les vieux bâtiments qui ont survécu aux pics des démolisseurs se retrouvent maquillés, comme dans tous les centre-villes de la Province, en attraction touristique. Mais rien, toutefois, qui distinguent de la standardisation nord-américaine. On ne fait pas un détour, lorsque l’on vient de l’extérieur, pour une terrasse du centre-ville de Saint-Jean. On s’y arrête si l’on passe. C’est à des fins de consommation locale que ces attractions sont organisées. Au-delà de ce noyau dur du Vieux-Saint-Jean, les quartiers demeurent extrêmement pauvres. Il n’y a pas jusqu’à la revue Urbania qui, au début de 2014, présentait la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu comme une véritable zone sinistrée. Toute la Province s’en aperçoit et il semblerait que les seuls à ne pas le voir, ce sont les Johannais eux-mêmes, et surtout leurs dirigeants économiques et politiques. Le déni est devenu la façon de justifier un non-investissement dans la restauration de la ville et la résurrection de son entrepreneurship par lequel les ancêtres du XIXe siècle avaient érigé leur ville sur le bord de la Rivière des Iroquois.
Conclusion. Le destin d’une ville -
comme celui d’une nation, d’un pays, d’un empire ou d’une civilisation -, est
soumis à des lois strictes liées à la démographie, à l’économie, aux
institutions politiques et juridiques et aux schèmes culturels. Lorsque le
déclin s'amorce, instinctivement, la population s'en ressent aux niveaux
psychologique et social. Deux options sont alors possibles. Un redressement qui
s’avère nécessaire pour que le maximum de pouvoirs de décision sur nos
richesses demeure entre nos mains et que nous puissions exporter des richesses
produites à Saint-Jean et qui rapporteront à l’ensemble de la population, comme
on l'a fait tout au long du XIXe siècle, ou encore s’endormir sur nos lauriers
en nous comptant chanceux de ne pas être devenu un arrondissement de Montréal.
C’est à travers cette dernière attitude que la présomption conduit à la chute. Le trauma de la Singer, tout au long du XXe siècle, a instillé
une personnalité à la ville de Saint-Jean qui a fini par cultiver sa
propre idolâtrie en prenant pour acquis que cette personnalité s'étalait
par-delà commencement et fin. Or, ce que nous avons appelé cette mémoire
gelée est incontestablement le barrage psychologique qui abreuve cette déliquescence
de la ville. Stérilisation, impuissance, stagnation, la Némésis de la
Créativité reste le meilleur diagnostic du problème posé par le lent déclin de
Saint-Jean-sur-Richelieu, déclin qui n'a cessé de s'accélérer malgré le déni de
générations d'édiles locaux :
«Tandis que "s'endormir sur ses
lauriers" peut être considéré comme une manière passive de succomber à la
Némésis de la Créativité, cette attitude négative n'atteste pas une absence de
faute morale. Une sotte passivité envers le présent naît d'une infatuation du
passé dont ressort le péché d'idolâtrie. L'idolâtrie peut en effet se définir :
une adoration intellectuellement et moralement aveugle, pour une créature à la
place du Créateur. Elle peut prendre la forme de l'adoration d'une
personnalité, ou encore d'une société à quelque phase éphémère du mouvement
incessant du défi et de réponse qui est l'essence même de la vie […] l’idolâtre
qui commet l’erreur de traiter une personnalité morte non comme un marchepied
mais, comme un piédestal, se détournera lui-même de la vie, aussi nettement que
le dévot stylite s’isolant du reste du monde, sur sa colonne».
Cette
attitude a été celle de l’édile johannaise de 1940 à 1960 et elle l’a transmise
en héritage à ses enfants. Comme toutes les petites villes nord-américaines qui
subissaient l’après-coup de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Froide,
Saint-Jean s’était donnée une poétique spatiale qu’elle croyait immuable,
parfait reflet de ce qu’avait toujours été son histoire : une petite ville
triangulaire, disposée entre la rivière et les voies ferrées, avec ses grosses
usines, ses petits commeres et ses professionnels. Tout cela ne pouvait changer,
puisque c'était le Saint-Jean historique. Or, 20 ans plus tard, cette poétique
était complètement chamboulée, mais les dirigeants continuèrent à faire comme
si rien n’avait changé car, comme le disait Lavoisier pour la nature, à
Saint-Jean, rien ne se perd ni rien ne se crée.
Il n’y a pas de «Johannais» type, pas plus qu’il n’y a de Québécois, de
Canadiens ou d’Occidentaux types, à moins d’user de la typologie comme une
métaphore ou une figure de rhétorique. Pourtant, le fait de partager une même poétique de l’espace durant des générations; d’être le produit d’un
développement diachronique sur une longue durée (ici plus de trois cents ans)
et de partager des intrigues qui se sont inscrites dans autant de mémoires
(vives ou mortes, peu importe) parmi la population, crée une conscience
collective qui, mesurée à cette échelle, donne son sens à l'unité de la
Ville de Saint-Jean comme elle le ferait pour une nation ou une civilisation.
Par la ténacité (rappelons-nous l'apologétique de Gustave Lanctot) et le
courage dont font preuves les citoyens de Saint-Jean, aujourd’hui comme en 1876
et en 1998, et comme tout au long de leur Histoire; par cet héritage, qu’ils
ont trop eu tendance à brader sans retenu en échange de vaines promesses; par
la capacité qu’ils ont encore de voir sortir de leur sein des travailleurs
acharnés, dotés de caractère, doués de talents et d’intelligence et s'investir
dans une confiance commune inébranlable devant les défis nouvaux, dans le vieil
âge aujourd'hui comme dans la jeunesse des habitants qui vinrent s’établir à
proximité d’un fort pourri, entourés de palissades précaires, il y a une
continuité évidente. En ce sens, nul n’est tenu d'entonner un requiem sans espoir⌛
ANNEXE
Discours de Jérôme Proulx, député provincial, le 19 mars 1980 devant l’Assemblée nationale
L’intérêt à relire le discours de Jérôme Proulx réside dans l’appel non
seulement à la conscience nationale, mais aussi à la conscience
historique propre à l’histoire même de son comté. Proulx comprenait bien
que les deux consciences, la locale et la nationale, étaient
interreliées et ne pouvaient que se développer mutuellement. Il ne
comprenait toutefois pas qu'elles pouvaient se combattre.
Journal
des
Débats
Le mercredi 19 mars 1980
Vol. 21 — No 95
M. le Président, ce débat prend
une importance capitale puisqu'il permet à tous les parlementaires que nous
sommes de nous exprimer sur notre avenir collectif et que des centaines de
milliers de personnes nous écoutent avec un intérêt remarquable et de plus en
plus soutenu. C'est un temps d'arrêt où, sans oublier nos problèmes quotidiens,
on se met à réfléchir en profondeur à notre avenir à tous. Tout ce que je vais
citer au début a pour objet de démontrer la légitimité et la pertinence
historique de la question débattue, laquelle n'est pas née d'une génération
spontanée car elle est le fruit d'une longue réflexion politique.
C'est comme
député de l'Union Nationale ayant à sa tête Daniel Johnson que, le 1er décembre
1966, j'entrai pour la première fois ici à l'Assemblée dite législative. M.
Johnson, ce grand intuitif, était-il un fédéraliste? Comme la question est
souvent posée, je me permets de vous dire que lorsque je l'ai rencontré pour la
première fois au début de mai 1966, alors qu'il m'invita à me présenter comme
candidat dans Saint-Jean, je lui ai dit: "M. Johnson, je suis un
souverainiste". Et lui de me répondre: "Eh bien, Jérôme, vous savez,
votre place est avec nous." Pendant les vingt-huit mois de son mandat,
j'ai toujours senti que j'avais ma place dans son parti. Que disait-il ici
même, au parlement, à la même place qu'occupe le député d'Argenteuil [Claude
Ryan, chef libéral de l'Opposition], le 17 janvier 1963 : "Parce qu'il
n'a pas été observé ni dans sa lettre
ni dans son esprit, le pacte de 1867 est devenu désuet. Chacune des deux
parties en cause a le droit de reprendre sa liberté et de négocier un nouveau
contrat, si c'est encore possible. Le temps est venu pour les représentants mandatés
des deux nations de se réunir et de chercher ensemble librement sur un pied de
parfaite égalité, quelles sont les institutions politiques qui conviendraient
le mieux aux réalités canadiennes de 1963." Un peu plus loin, il affirmait
: "Cessons une fois pour toutes de rêver d'une impossible unité. C'est
l'union qu'il faut désormais chercher, l'union dans la liberté, l'harmonie dans
le respect des souverainetés nationales, l'alliance des deux communautés ayant
des titres égaux à l'autodétermination". "Il faudra qu'avant 1967 une
nouvelle constitution donne au Québec non seulement la souveraineté nécessaire
pour lui permettre de se réaliser pleinement, mais aussi la reconnaissance
pratique de son titre de partenaire égal. Ou bien nous serons maîtres de nos
destinées dans le Québec et partenaires égaux, ou bien ce sera la séparation
complète." Le 5 août 1965, dans une conférence à Couchiching, il affirmait
à nouveau: "Les Canadiens français
sont convaincus qu'il n'y a de véritable association que dans l'égalité et que
l'interdépendance doit être le produit de libre négociation, sans quoi il n'y a
plus que dépendance et servitude."
Quand j'adhérai à l'Union
Nationale, en 1966, ce parti reflétait substantiellement dans son programme la
pensée de Daniel Johnson. J'ai à la mémoire cette scène où lui-même révisait
chaque phrase, chaque mot, chaque virgule de son programme, avant de l'envoyer
à l'impression. Il savait en bon politicien que les écrits, cela reste.
Certaines personnes, aujourd'hui, regrettent certains écrits. Voici ce que
disait ce programme: "Les Canadiens français forment une nation. Toute
nation a droit à l'autodétermination, ce qui implique qu'elle se donne les
instruments nécessaires à son épanouissement, soit un Etat national, un territoire
national, une langue nationale qui ait priorité sur les autres. C'est pourquoi
l'Union Nationale s'est identifiée à l'idée d'une nouvelle alliance entre nos
deux communautés culturelles pour qu'elles s'épanouissent librement chacune
dans le sens de ses aspirations profondes et qu'elles participent ensemble dans
l'égalité à la gestion de leurs intérêts communs."
Ce programme disait plus loin:
"Comme prélude à un nouveau pacte entre deux nations égales et
fraternelles, convoquer une assemblée constituante mandatée par le peuple
québécois pour réviser et compléter la constitution interne du Québec en
incluant une formule d'amendement qui consacre la souveraineté du peuple
québécois et son droit d'être consulté par voie de référendum sur toute matière
qui met en cause la maîtrise de son destin". Nous sommes ici, en 1966. Ce
texte ressemble singulièrement à celui de M. Adélard Godbout qui, en 1948, 18
ans plus tôt, disait: "Le Parti libéral provincial discutera d'égal à égal
avec Ottawa. Les libéraux se proposent de résoudre la question des ententes du Québec avec le
gouvernement fédéral selon la manière libérale, c'est-à-dire par le recours à
un référendum, le vote des citoyens." Je me suis donc fait élire, en 1966,
avec ce programme de l'Union Nationale, cette pensée, cette idée première,
l'existence de deux peuples, de deux nations égales en droit. Pour nous, c'est
là le fond des choses. Il est ici un peuple, une nation qui a près de quatre
siècles d'existence et qui aspire à la maîtrise complète de ses affaires et de
son destin. Daniel Johnson a défendu ses thèses, ses idées à deux conférences
extrêmement importantes : celle de Toronto, en novembre 1967, et celle
d'Ottawa, en février 1968. M. Johnson avait préparé la conférence de Toronto,
nommée Confédération de demain, à Saint-Jean même, chez les Jésuites, à un
caucus spécial tenu les 16, 17 et 18 novembre 1967. Je vois le député de
Saint-Henri qui me sourit. En même temps, pendant la même fin de semaine, se
tenait à la maison des Dominicains, à Montréal, une autre réunion
singulièrement importante dont on n'a aujourd'hui que peu de détails
historiques, où M. René Lévesque, avec près de 250 personnes, jetait les bases
du mouvement de souveraineté-association. "Tôt ou tard, cela deviendra un
parti politique", prophétisait M. Lévesque, à l'issue de ce congrès.
Treize ans après, ce mouvement prenait le pouvoir et devenait le gouvernement
légitime.
La question québécoise, M.
Johnson l'a posée clairement, carrément. Il l'a défendue brillamment, comme un
vrai chef de nation, et cela à deux conférences importantes et qui, comme
d'habitude, n'eurent pas de suite concrète parce qu'il était seul, sans mandat
spécifique, sans mandat venant de toute la population, sans appui du peuple.
Entre-temps, il préparait le Québec à un monde nouveau, il créait le ministère
des Affaires intergouvernementales, il ouvrait le monde à la francophonie, il
installait des maisons du Québec dans plusieurs pays, il préparait à Paris un
satellite qui parlerait français, il créait la Société d'habitation du Québec
et SIDBEC et, enfin, il invitait le général de Gaulle dont la visite symbolisa
un tournant historique dans notre histoire. Pendant ce temps, il fut la cible
et un peu la victime de cet odieux chantage économique. D'autant plus odieux
qu'il venait de Québécois, ce chantage, ce terrorisme économique qui dure
depuis 1966, depuis 14 ans, et qui s'est répété en 1970, en 1973 et en 1976;
chantage qui, toutefois, n'a pas empêché le Parti québécois de prendre le
pouvoir en 1976 et n'empêchera pas le Québec de gagner le référendum au
printemps de 1980. Ce chantage économique de bas étage était entretenu par les
petits politiciens de l'époque et des gens de la haute finance. C'est ce même
chantage qui continue de plus belle aujourd'hui avec le Conseil du patronat,
avec le comité Pro-Canada et certains politiciens, ces mercenaires de la peur,
ces "vieux brûlots" de l'espérance.
(Des Voix: Bravo! Bravo!)
Le 25 septembre 1968, Daniel
Johnson nous quittait subitement, sans avoir pu réaliser son grand rêve, sans
n'avoir jamais pu concrétiser son programme et ses ambitions politiques, parce
que le destin en avait décidé autrement. M. le Président, je suis revenu ici à
l'Assemblée nationale en décembre 1976. Dix ans après, exactement. Avec les
mêmes objectifs, avec la même détermination et avec la même volonté. Je suis
venu ici une deuxième fois parce que je crois en notre peuple et que j'ai foi
en l'avenir, me joignant ainsi à des centaines de milliers de Québécois et de
Québécoises qui n'ont jamais cessé de marcher, de travailler et de lutter pour
la libération de notre peuple, et cela depuis des siècles. Ce que nous voulons,
encore et toujours, c'est une nouvelle entente fondée sur l'égalité de deux
peuples, entente qui nous garantirait la pleine souveraineté politique. C'est
pour moi une question claire, simple, limpide, parce que la même question que
nous posons et discutons depuis des dizaines d'années est la même, M. le
Président.
Ce mandat de négocier que demande
le gouvernement sera soumis pour la première fois de toute l'histoire à une
consultation populaire. C'est que tous les gouvernements précédants n'ont
jamais eu de mandat spécifique pour négocier cette entente nouvelle. C'est ce
référendum qui nous fut refusé le 15 mars 1865 et le 8 juin 1866, alors que le
député libéral Antoine-Aimé Dorion demandait avec insistance que la nouvelle
Confédération soit soumise à une consultation populaire. Ce fut alors deux fois
battus par le gouvernement de l'époque.
Je voterai oui à cette question
pour donner au gouvernement le mandat de négocier une entente nouvelle entre
les deux peuples fondateurs. C'est pourquoi je demanderais aux électeurs du
comté de Saint-Jean de donner un mandat clair au gouvernement pour qu'il puisse
négocier un pacte nouveau. C'est un pas de plus qu'il nous faut faire et il
faut le faire avec confiance, en repoussant la peur qui accompagne tout
naturellement les grandes décisions. C'est le premier pas qui est toujours le
pas le plus long à faire. Nous sommes, électeurs du comté de SaintJean, un
comté d'une incroyable richesse historique. Du voyage de Champlain en 1609, du
Régiment de Carignan-Salières, de la construction des forts Saint-Jean et
Lennox, en passant par la dernière bataille en 1759, ce furent les invasions
américaines de 1775 et de 1812, les troubles de 1837/38 où déjà les patriotes
réclamaient un gouvernement responsable; c'est la fondation de la paroisse
L'Acadie en l'honneur des Acadiens qui revenaient et remontaient de leur triste
déportation. C'est, chez nous, un territoire truffé de monuments historiques. Il
fut l'endroit de choc et le carrefour de plusieurs civilisations :
amérindienne, française, britannique, américaine, canadienne et québécoise.
Vous vous devez d'être du grand
rendez-vous du printemps 1980. Il nous faut, tous ensemble, faire ce pas,
vaincre la peur et faire appel à ce qu'il y a de plus digne et de plus grand
chez vous, dire oui à l'avenir, dire oui au Québec, parce que nous sommes des
êtres responsables, parce qu'il nous appartient, à nous, de régler nos
problèmes et non pas aux autres. Il n'appartient ni à M. Lougheed, ni à M.
Bennett, ni à M. Davis, ni à personne de venir s'interposer dans nos affaires
et de s'adonner à un chantage indécent. Un oui, c'est pour nous et pour nos
enfants qui vont nous perpétuer et dans le temps et dans l'espace. Un non,
c'est pour les autres, à ceux qui sont étrangers à notre peuple, à notre
nation, à nos vrais intérêts dans tous les sens, économiques, culturels,
nationaux et personnels même. La peur, l'omniprésente peur ne manquera pas
d'être à cet historique rendez-vous, mais le peuple québécois saura lui imposer
silence pour n'écouter que l'appel de son destin. Le jour du référendum sera un
grand jour dont nous aurons souvenance toute notre vie durant.
En 1940, M. Godbout accordait aux
femmes du Québec le droit de vote. Elles devenaient ainsi souveraines
politiquement et pouvaient discuter d'égal à égal avec les hommes. C'est à
Saint-Jean et dans un autre comté que les femmes ont voté pour la première fois
au Québec le 6 octobre 1941, lors d'élections partielles élisant M. Jean-Paul
Beaulieu qui fut ministre pendant seize ans.
(Des Voix: Bravo!)
C'est donc un comté extrêmement
historique. Aux femmes de Saint-Jean et à toutes les femmes du Québec, je
demande de nous donner un mandat clair pour négocier d'égal à égal, afin que
tous et toutes ensemble, nous puissions donner naissance à un Québec nouveau, à
un Québec fraternel, à un Québec ouvert aux autres et ouvert au monde.
(Des Voix: Bravo!)
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