Le temps contrôlé
Les vingt premières années de l’histoire de la télévision québécoise (1952-1972), furent grandement occupées par des séries à thématique historique. Le roman et le radio-roman populaire offraient déjà depuis longtemps un «exotisme du passé» que les concepteurs de la programmation télévisuelle – souvent issus d’ailleurs des milieux littéraires et radiophoniques – ne firent qu’adapter pour cette même clientèle transférée devant le petit écran. La Famille Plouffe rappelait la vie à Québec à la veille de la Seconde Guerre mondiale; Le Survenant, issu du célèbre roman de Germaine Guèvremont, nous ramenait aux îles de Sorel vers 1910; Les Belles Histoires des Pays d’en-haut élaboraient l’univers d’Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon, récit du terroir qualifié de réaliste par les critiques, évoquant la dure colonisation des hautes Laurentides à la fin du XIXe siècle, au temps des curé Labelle, Arthur Buies et autres honorables Chapleau, Nantel et Mercier. Puis vinrent les populaires séries rappelant le régime français: Radisson et Le Courrier du Roy, jusqu’à d’Iberville et Les Forges du Saint-Maurice. C’est le moment où le genre amorça son déclin, se perdant dans la pure évocation d’époque, sans personnage au caractère développé. Depuis, avec Le Temps d’une Paix et Cormoran, et pire encore avec quelque Filles de Caleb ou soi-disant Sorcier, l’historique n’est plus qu’un prétexte intemporel, voire surréaliste, pour dérouler un plat récit moralisateur à prétentions pédagogiques et «profondément humain»!
La télévision américaine offrit également un lot de séries historiques, de Daniel Boone aux westerns ressassant inlassablement les épisodes de la conquête de l’Ouest, mais proportionnellement ces séries ne m’apparaissent pas aussi nombreuses qu’au Québec. Des séries comme The Untouchables pouvaient toujours ramener les spectateurs dans le Chicago de la Prohibition, mais c’était là une exception. Les grandes sagas historiques, inspirées des best-sellers d’un James Mitchner (Shôgun, Colorado Saga, etc…) ou de John Jake (North and South) seront pour les décennies suivantes. Là encore, l’apparition des séries de science-fiction suivra celle des séries historiques: The Twilight Zone, The Outer Limits sont contemporaines des Wagon Train et autres Daniel Boone, tandis que des séries «space opera» héritières d’une série aussi primitive que Star Trek, correspondent aux grandes sagas des années 1980. Le point de jonction entre les deux m’apparaît être une série d’à peine une trentaine d’épisodes programmée sur le réseau ABC pour la saison 1966-1967 : The Time Tunnel.
famille Robinson (de Daniel Defoe) dans Lost in Space (1965-1968). The Time Tunnel devait être un projet plus ambitieux, quasi mégalomane – une séquence historique à grand déploiement presque à toutes les semaines – qui échoua dans sa réalisation en raison de la médiocrité des talents mobilisés et l’essoufflement rapide du traitement unidimensionnel du sujet. Comment a-t-on pu trouver un acteur aussi inexpressif de visage et de corps que James Darren pour tenir le rôle du jeune-premier impétueux Tony Newman (Nouvel-Homme)? Son collègue, Robert Colbert, est à peine un peu moins mauvais dans le rôle de Douglas Philipps au point que des talents de second rôle, Whit Bissel (le général Kirk) et John Zaramba (le docteur Swain), habitués à servir de soutiens, habitent mieux leurs personnages. Médiocrité également dans la réalisation – Allen n’a réalisé que le premier épisode de la série, le Titanic, laissant à des réalisateurs de second plan le soin de mettre en scène les différents épisodes de la série – où les scènes de batailles, de coups de poing sur la gueule et de blasts accompagnés de volutes de nuages bleutés finissent par dominer tout autre type de scènes. Donc essoufflement rapide d’une série dont tous les épisodes finissent par se ressembler, répétant les mêmes banalités d’une aventure à l’autre. L’ampleur et la prétention du projet confrontées à la médiocrité de la réalisation font de Time Tunnel un chef-d’œuvre de travail bâclé et d’objectifs manqués.![]() |
| 3- End of the World Tony et Doug tentent de venir en aide à des mineurs prisonniers suite à un coup de grisou au moment de l’annonce de la fin du monde par l’approche de la comète de Halley en 1910. |
laquelle, même témoin présent d’un fait historique, nous ne pouvons en être, au mieux, qu’un témoin partiel. Time Tunnel prétend également au réalisme en utilisant l’«extrapolation», puisqu’il n’y a aucun historien sur l’équipe de recherche entièrement constituée de physiciens sceptiques et entièrement dévoués au rationalisme positiviste; le monde de l’histoire échappe donc à leur connaissance, ce à quoi supplée ordinateurs, spécialistes-experts, vieux bouquins et mémoire scolaire. Ne pouvant faire échapper Marie-Antoinette à la guillotine, Tony et Doug se rappellent vaguement avoir entendu dire que le Dauphin se serait évadé du Temple pour se retrouver en Amérique où il aurait connu la célébrité. Enfin, dans une démarche «prospective», le tunnel permettra de démasquer les sabotages ou tentatives d’invasions étrangères du futur. Pourtant, le seul fait que ces événements se déroulent dans le futur montre que l’expérimentation du Time Tunnel n’a pas laissé de souvenir dans la mémoire historique de ceux pour qui le voyage des premiers explorateurs du temps relève du passé. Nous nous retrouvons ici dans le fameux paradoxe, déjà avancé par Barjavel (Il a tué son ancêtre? Donc il n’existe pas. Donc il n’a pas tué son ancêtre. Donc il existe. Donc il a tué son ancêtre. Donc il n’existe pas…), et sur lequel nous reviendrons un peu plus loin, du cercle vicieux des dominos. Pour toutes ces raisons, le Time Tunnel vise moins à corriger l’imperfection de la recherche historique qu’à s’emparer du contrôle du temps et de la durée: il s’agit de décomposer en autant de micro-secondes cette «vie de l’homme [qui] n’est qu’une succession de sections infiniment rapprochées dans cette “chose” qui commence à la naissance et finit à la.» (3) Comme l’absence d’historiens dans l’équipe de savants, l’aspect bâclé de la série renvoie ici au «faux recul [qui] permet de se dispenser du recul véritable» (4) et évite toute critique idéologique de la série.![]() |
| 4- The day the sky fell in À Pearl Harbour durant l’attaque japonaise, Tony tente d’empêcher la mort de son père. |
De l’expérience de la divinité au retour du tragiqueSérie bâclée aux scénarios insipides et à la direction inexistante, The Time Tunnel présente tout de même une représentation mentale du développement des collectivités dans l’espace et dans le temps, puisque le temps contrôlé ouvre la possibilité à l’homme de «dialoguer» avec l’Histoire. Le répertoire placé à la toute fin de l'article donne la succession «chronologique» des trente épisodes enchaînés chacun par un preview qui annonce le prochain épisode. Ce mécanisme d’enchaînement crée une logique interne de la série propre à la philosophie wellsienne du temps et dont l’effet est de renfermer la série sur elle-même. Commençons plutôt par établir la situation relationnelle entre les spectateurs (le présent), l’équipe du Time Tunnel (le futur, l’anticipation + l’extrapolation) et les voyageurs du temps (le passé, la vulgarisation + la prospective). Ce qui rend la série fascinante, malgré ses défauts structurels, c’est cette mégalomanie qui appartient, à la fois, aux ambitions de son producteur, Irwin Allen, et au genre même de la science-fiction, qui fait participer le spectateur à une «expérience divine».
![]() |
| 5- The last patrol Tony et Doug sont capturés par les britanniques avant la bataille finale de la guerre de 1812, à la Nouvelle-Orléans. |
L’expérience divine est le premier corollaire du temps contrôlé: seul Dieu peut contrôler le temps. Il est à ses extrémités comme son premier moteur et sa fin dernière. Depuis Aristote jusqu’à saint Thomas d’Aquin et même pour les athées les plus endurcis, le contrôle du temps – par le chronomètre précis au millième de seconde, comme sur le film Zapruder qui permet de constater les divers impacts de balle qui ont atteint le président Kennedy – enivre d’une expérience de la divinité. Voilà pourquoi les voyageurs du temps ne sont jamais «dépaysés» lorsqu’ils passent d’un épisode historique à l’autre. Ils n’ont jamais de difficultés pour communiquer avec les personnages d’autres langues: Ulysse le Grec, Josué l’Hébreux, Cortés l’Espagnol, Machiavel l’Italien, Dreyfus le Français, Merlin le Celte parlent tous l’anglais américain du XXe siècle de sorte que lorsque Doug demande à Tony s’il parle le Malais lorsqu’ils se retrouvent parmi les indigènes de l’île du Krakatoa, la scène devient franchement ridicule. De toute façon, le chef apeuré parle un très bon anglais. Voilà pour la mégalomanie d’Irwin Allen qui ramène tous les peuples, de toutes les régions du globe et de tous les temps dans les références culturelles évidentes des États-Unis d’Amérique de 1968.![]() |
| 6- Crack of doom En l’année 1883, Doug et Tony atterrissent sur l’île Krakatoa, près de Java, dont le volcan est destiné à faire éruption. |
![]() |
| 7- Revenged of the Gods Tony et Doug se retrouvent à l’entrée de l’ancienne cité de Troie où ils sont capturés par Ulysse qui les prend pour des dieux. |
![]() |
| 8- Massacre En 1876, juste avant la dernière tentative de Custer, Tony et Doug sont capturés par les indiens Sioux dans les plaines de l’Ouest. |
L’expérience divine qu’offre le contrôle du temps ramène paradoxalement à la dimension tragique propre à l’être humain. Car, ou bien l’intervention dans le temps échoue, et c’est le complexe de Cassandre qui s’attache à tout prophète connaisseur de l’avenir; ou bien le rééquilibre réduit l’intervention des voyageurs du temps, somme écrasante d’efforts intellectuels, physiques et techniques, au niveau de modeste coup d’épée dans l’eau, car, de toute façon… Partis comme des dieux, les voyageurs du temps sont toujours reçus comme des intrus, par des gestes hostiles et menaçants. «Tuez-les!» s’écrie Alvarado, le capitaine de Cortés, quand ils tentent de s’interposer à la mise à mort d’une famille d’Indiens. Ainsi la puissance tragique par excellence faisait son entrée. Comme le héros des tragédies grecques, l’homme allait se trouver confronté avec des situations dont il connait l’enchaînement et les conséquences inévitables, et il leur livrera un combat sans espoir et pathétique.«Là se cachent la résonance profonde et l’attirance de ce thème. Alors que tous les autres n’engagent que l’extérieur de l’homme, ici sa liberté même est en jeu. Pas la simple liberté du citoyen face à la tyrannie des interdits mais sa liberté philosophique face au destin, face à un devenir fluide, malléable, multiple, ou encore figé de toute éternité.
Sommes-nous libres de nos actes? L’homme est-il libre ou fait-il seulement librement les choses prescrites? Le passé peut-il être modifié de telle sorte que le cours de l’histoire s’infléchisse, ou bien, quels que soient les destins individuels, les mêmes faits, les mêmes conséquences générales se reproduiront-ils?
Et si le passé est figé, bloqué une fois pour toutes, en va-t-il de même dans l’avenir? Certains ne le croient pas et donnent comme illustration le destin d’être extra-plats vivant dans un plan.
Pour d’autres, tous les jeux sont faits de toute éternité, tous les destins sont immuables. Et si un homme connait son avenir, s’il tente d’y échapper, la mort sera déjà à l’attendre à Ispahan. De tels ouvrages sont les plus poignants, les plus proches de la tragédie antique.
Mais à ce compte, si nos actes sont dictés, en quoi sommes-nous responsables? S’il nous est impossible d’échapper à notre destin, en quoi sommes-nous coupables? Et y a-t-il encore des culpabilités réelles? La morale n’est-elle pas une ombre vaine?» (7)
réponses entre le passé et l’avenir demeure certes la solution la plus facile, et voilà pourquoi nos voyageurs du temps triomphent davantage des extra-terrestres et des androïdes car, si le passé reste figé dans et par leurs connaissances, l’avenir
apparait toujours comme «malléable» ou «multiple», impénétrable à notre savoir. En ce qui concerne la question des responsabilités, il ne reste, pour le passé, que la responsabilité de Yahweh, de Merlin l’Enchanteur ou du simple «destin», puisque si les voyageurs du temps ne font librement que les choses prescrites, c’est parce que le passé est un temps figé de toute éternité. Par contre, pour l’avenir, les responsabilités reposent sur les décisions et les actes des voyageurs, parce que le futur est un temps malléable, fluide et multiple. Il est alors possible d’empêcher le sabotage de la fusée martienne, de ramener le docteur MacGregor, enlevée par un voyageur des temps futurs, de contrecarrer la destruction de Londres par des extra-terrestres en 1885 et de sauver la Terre de la ponction d’oxygène que des androïdes établis au Maine en 1978 s’apprêtent à lui faire subir. Nous concluons que l’idéologie libérale du progrès contient ce double rapport au temps: passé déterminé/avenir optionnel; passé fermé/avenir ouvert; et le centre de la fracture, l’axium mundi, passe par l’histoire américaine.
’Europe de l’Est, ont chacun droit à un épisode; enfin un épisode est situé en plein océan Atlantique et le dernier a lieu en plein débarquement de Normandie, où se côtoient plusieurs nations occidentales. L’histoire américaine domine donc majoritairement les étapes de l’odyssée de nos voyageurs du temps. Enfin, parmi les épisodes consacrés au passé, c’est l’époque contemporaine (depuis 1789) qui
domine avec 19 épisodes; suivent le Moyen Âge avec 3 épisodes (le roi Arthur, Robin Hood et Marco Polo), l’Antiquité avec 3 épisodes (Ulysse, Josué et Néron ramené à l’époque contemporaine), enfin les Temps modernes (1492-1789) avec deux épisodes (Cortés au Mexique et Machiavel ramené à l’époque contemporaine). Un épisode ramène, comme on l’a dit, nos voyageurs au temps des dinosaures, mais il ne font que passer… La surabondance de l’histoire américaine à l’époque contemporaine traduit l’ethnocentrisme des concepteurs de Time Tunnel qui, en plus, réduisent l’histoire non-américaine à un répertoire de mythes (la guerre de Troie, les murs de Jéricho, le fantôme de Néron, Merlin l’enchanteur, Robin des Bois) ou d’archétypes folkloriques (la guillotine de la Terreur ou de l’île du Diable, un Machiavel sado-machiavélique ou un Cortés rapace assoiffé de sang).
toujours illustrée par ces sempiternelles bagarres de saloon projetées dans toutes les séquences de l’histoire. Cette lutte du bon et du méchant – Tony et Doug sont, bien sûr, toujours du côté des bons – est la trame idéologique de la plupart des épisodes: devant le commandant de la fusée martienne, ils dénoncent le saboteur; ils luttent contre les consuls japonais à la veille de Pearl Harbour; ils sont du côté des Achéens contre les Troyens; ils appuient Dreyfus contre le commandant du camp de l’île du Diable; ils sauvent le petit Louis XVII des gardes nationaux; ils détraquent le time tunnel expérimental des Soviétiques; ils sauvent Rudyard Kipling des mains des rebelles afghans; ils résistent aux mauvais traitements du médecin nazi; ils luttent contre le (très) méchant roi Jean aux côtés de Robin Hood; ils échappent au jeu sadique du kamikase, aux tortures du bourreau de Jéricho, à la poursuite des conquistadores, de Billy the Kid, des pirates barbaresques, de Machiavel; des barbares mongols; des Vikings, enfin des extra-terrestres de toute glue…
Poussons plus avant l’analyse du niveau idéologique de la série. Comme le premier concepteur d’une machine à explorer le temps, les voyageurs du time tunnel nous présentent «une humanité sans cesse dégradée». (8) Les extra-terrestres, les voyageurs du temps et les androïdes des temps futurs illustrent une permanence de la domination du mal dans le temps. Derrière la consistance de ces êtres anthropomorphes du futur «se cache ce qui appartient en propre au non-humain, qu’il soit animal ou minéral» (9): ainsi la
poursuite d’un saboteur qui s’est évadé grâce au tunnel nous entraîne un million d’années dans le futur, où nous rencontrons des humains hyper-spécialisés qui ont transformé la société en véritable ruche. Quand, projetés à leur tour dans la période jurassique, ces hommes du futur se retrouveront dans une ruche d’abeilles géantes, ils se croieront revenus à l’origine de leur civilisation. Jean Gattégno avait déjà remarqué une hantise de l’insecte dans les visions futuristes ou extra-terrestres du monde. Cette vision renvoie également à l’analyse classique de la littérature romanesque de Luckacs: un personnage dégradé essayant de lutter contre la dégradation du monde qui l’environne. Double dégradation donc: celle du monde scientifico-technique qui dégrade en même temps la civilisation humaine et qui empêche les voyageurs de revenir à leur base de départ. Le thème de la menace alterne avec celui de la découverte; «entre ces deux pôles, écrit encore Gattégno, s’articule la vision de la science-fiction», mais chaque découverte du time tunnel ouvre sur une menace nouvelle. Et parce que les voyageurs n’éprouvent aucun problème d’adaptation aux temps passés, la vision du monde qui se dégage de la série se trouve chargée d’une angoisse permanente. Lorsque le preview du trentième épisode, Town of Terror, nous ramène au pilote de la série, à bord du Titanic, alors le cercle vicieux se boucle et la série, où pour quelque raison que ce soit les concepteurs ne pensèrent pas à la façon de faire revenir les voyageurs (ce qui aurait donné un peu d’intérêt à cet ennuyeux épisode), se révèle de «ce type d’histoire cyclique […] mise à l’écran avec The Time Travellers (1964) de Melchior où les dernières images répètent inlassablement l’ensemble du film.» (10) Si l’idéologie de la série se veut libérale et progressiste, elle affirme du même souffle que le mal est permanent et que la dégradation de la civilisation est inévitable, véritable déterminisme, fatalité écrasante. Se peut-il que la télévision américaine des années soixante ait véhiculé une vision aussi pessimiste au cœur d’un enrobage positiviste, un peu comme la cerise dissimulée dans la Cherry Blossom?
appelés par le time tunnel et dont l’un se trouvera, dix ans plus tard, parmi l’équipage de la fusée martienne? Même la possibilité d’observer le futur ne pourra servir à le démasquer. Et comment, dans Secret Weapon, les Soviétiques auraient-ils été à un doigt de créer un time tunnel qui aurait servi, évidemment, à dominer les temps, et cela dès 1956? Y’aurait-il une
course à la conquête du temps comme il y en avait une à la conquête de l’espace en 1966? Enfin, pour qui travaille cet espion qui, après avoir tué un membre du complexe et posé une bombe, s’enfuit dans le futur pour une chasse laborieuse à travers le temps? Depuis longtemps on sait que derrière ces androïdes menaçants se cache le profil du communisme russe ou chinois. L’enjeu que le time tunnel semble présenter suggère que sa vocation militaire n’est pas écartée. Pour défendre Tony et Doug encerclés par des Troyens, le tunnel expédie des fusils-mitraillettes; il déplace la bombe du dépôt de la gare de Baltimore où attendent Doug et le président Lincoln; le tunnel expédie de même des mèches pour les bombes artisanales fabriquées par Doug pour repousser l’attaque des Mongols contre la forteresse où se sont réfugiés Marco Polo et la fille de Kubilaï Khan; enfin, il défait la tentative d’invasion extra-terrestre dans l’Erythrée en 1883. Le time tunnel a donc une fonction militaire.
Face à cet adversaire de la civilisation, la série appelle à la réconciliation des frères-ennemis. Dans Massacre, Tony devient le «frère» de Sitting Bull – rien de moins! –, alors que Doug se heurte à l’entêtement de Custer, franchement antipathique; dans Idol of Death, les voyageurs prennent la défense d’un jeune indien contre la rapacité de Cortés et le sadisme d’Alvarado. Mais parfois, aucune entente n’est possible. Les Afghans qui attaquent la garnison anglaise en Inde et capturent le journaliste Rudyard Kipling sont des ennemis avec qui on ne peut traiter. La cruauté des pirates barbaresques rend justifiable
l’intervention de la marine militaire de l’amiral Decatur, alors que si Tony et Doug font des pieds et des mains pour conscientiser un officier britannique à la menace extra-terrestre, ils ne font rien pour convaincre le Mahdi arabe: Karthoum reste une arrière-scène accessoire pour nous présenter un affrontement futuriste, exactement comme le village western dans l’épisode des visiteurs d’au-delà des étoiles, épisode dont il n’est que le doublet. La grande réconciliation n’est vraiment possible qu’entre frères, frères authentiques, entre Bleus et Gris. Dans The dead trap, les voyageurs essaient de dissuader deux frères fanatisés, anciens appuis de John Brown à Harper’s Ferry, d’attenter aux jours de Lincoln. C’est l’illustration du discours célèbre de la maison divisée. Dans The death Merchant, Bleus et Gris sont pareillement victimes (jusqu’à la mort) du sinistre Machiavel, qui va jusqu’à tuer de sang-froid. Vision méphistophélique de l’incarnation de la
guerre civile, Machiavel apparaît ici comme cet intellectuel honni de toute tradition
érigée sur le culte des «bons sentiments» et pour qui, «l’heureuse médiocrité» à la Franklin reste préférable à un génie intellectuel dissimulateur des plus grandes perversités. Déplacé malencontreusement par le tunnel, Machiavel risque de renverser le rapport de force à la bataille de Gettysburg. Cette fantaisie n’a d’égale que l’humour de la prédication de Tony au jeune officier Napoléon Bonaparte pour détourner son attention et permettre l’évasion du Dauphin dans Reign of Terror, ou l’emprise du corps d’un soldat italien, Benito Mussolini, par l’esprit de l’empereur Néron à la fin de Ghost of Nero. Ces petits bijoux rendent la série moins terne et non dénuée d’un certain génie.
Le capitaine Dreyfus devient, dans The Devil’s Island, l’archétype des prisonniers d’opinion, victimes de l’arbitraire d’un régime corrompu ou d’une tyrannie absolutiste, ce qui était loin d’être le cas du véritable capitaine! L’épisode parvient même à occulter le rôle de l’antisémitisme dans l’Affaire. De même, la ville d’Europe de l’Est où les voyageurs sont envoyés pour espionner le time tunnel soviétique présente une architecture byzantino-turque, et on peut apercevoir des caractères cyrilliques sur la devanture d’un commerce: «ce sont des villes qui n’ont pas changé d’aspect durant des siècles» commente Doug. Voilà qui est révélateur de l’ignorance des Américains à propos de l’histoire de l’Europe de l’Est. Comment peut-on penser, aujourd’hui, qu’ils puissent saisir les
enjeux de la guerre serbo-bosniaque! Dans Invasion, à la veille du Jour J, les voyageurs se retrouvent à Saint-Mère-l’Église occupée par les nazis et subvertie par un groupe de Résistants dont les noms de code sont Mirabeau et Verlaine. Original n’est-ce pas? D’ailleurs Mirabeau trahit – ce n’est d’ailleurs pas la première fois non plus qu’un Mirabeau trahit! – et l’on retrouve, en prime, le prototype habituel d’un docteur Menghele. Médecin fou et résistant traître: objets de la panoplie des «méchants» de tout film américain concernant la Seconde Guerre mondiale. Reste le médiocre épisode de l’Alamo où l’accident qui immobilise Jim Bowie se déroule après la mort de Davy Crockett qui, pourtant, a été tué lors de l’assaut final des troupes mexicaines. Il m’apparaît que le noyau idéologique de la série s’épuise ici, une fois le message essentiel énoncé: réconcilier les parties divisées autour d’un centre, d’un chef, d’une tête, et résister à tout envahisseur, car tout ce qui vient de l’étranger ne peut être que mauvais. Au-delà de ce point, le traitement du sujet n’a plus d’intérêt.
rapportent depuis quelques années. Pour cause, le tunnel de la mort, comme le tunnel du temps, sont deux passages dont on ne revient pas – normalement. C’est-à-dire qu’ils ont la même origine symbolique: la vision du couloir vaginal. La rentrée des voyageurs du temps dans le tunnel apparaît donc comme une démarche régressive. Cette régression a sa contre-partie dans la violence associée habituellement à «l’histoire bataille»: massacres, tueries, catastrophes naturelles, invasions, terreurs horrifiantes, pièges mortels, crimes, autant de «suspens» masochistes où se trouvent précipités ceux qui osent profaner l’inviolabilité du «tabernacle sacré» de la Mère. Que les voyageurs soient deux hommes et que le voyage dans le temps du docteur Ann MacGregor se fasse par des moyens autres que le time tunnel, montre toute la nature incestueuse etPlusieurs hypothèses se présentent: exorcisme du traumatisme de la naissance; sociodrame de l’angoisse de la castration; angoisse paranoïde. Ainsi, les destructions par cataclysmes naturels auxquelles échappent les voyageurs et ceux qui ont cru en leur «prophétie», évoquent le traumatisme de la naissance: le naufrage du Titanic, l’éruption du Krakatoa, l’approche de la comète de Halley évoquent l’engloutissement, l’explosion/expulsion, l’impact violent de chaque naissance. Ces premiers épisodes de la série nous montrent des trombes d’eau s’engouffrer par des brèches, des colonnes de fumées noires, des vagues de raz-de-
marées, une boule de feu qui rappelle, finalement, la lumière vive des anciennes salles d’accouchement. L’agression est proprement la venue de l’extérieur dans lequel nous pénétrons en fait, mettant un terme au stade fœtal. Et, normalement, du traumatisme de la naissance, nous passons à l’angoisse paranoïde: Pearl Harbour, l’invasion anglaise de la Nouvelle-Orléans en 1815, l’Alamo, la guérilla afghane de 1886, l’Occupation nazie et l’intrusion de toutes sortes d’extra-terrestres, de fantômes et de pirates conduisent à ce sociodrame, purement sadique, où massacres, tortures, tueries gratuites se succèdent. L’extérieur a pris forme humaine. Little Big Horn, la Terreur révolutionnaire, l’île du Diable, l’Alamo, l’avance des conquistadores au Mexique, Billy the Kid, les pirates de la côte barbaresque, Gettysburg, les affrontements entre Grecs, Mongols, Karthoum sont autant d’évocations de champs couverts de morts. L’opération symbolique qui motive l’intrigue repose, d’une part dans le complexe de Cassandre – prédire la vérité et ne pas être cru – et d’autre part dans le sadisme qui fait de l’exorcisme et du sociodrame les moyens d’expression et de domination de l’angoisse paranoïde.La réplique du tunnel se montre impitoyable. Le sadisme se retrouve à chaque épisode. La mort par asphyxie
du cosmonaute dans One way to the Moon menacera la planète entière dans Town of Terror. Ailleurs, les consuls japonais usent du «sérum de vérité» alors que le médecin nazi opère un «lavage de cerveau» à Doug dans Invasion. Le «boucher» de la Nouvelle-Orléans porte bien son surnom tandis que l’officier commandant l’île du Diable s’amuse avec une guillotine-jouet. Le chef Afghan, le roi Jean sans Terre, le kamikase japonais (déserteur!), le tortionnaire de Jéricho, celui de la base extra-terrestre dans Raiders from the outer space, soumettent les voyageurs aux pires tortures physiques ou mentales. Billy the Kid nous est présenté comme un adolescent pervers tout comme Cortés et Alvarado sont sanguinaires. Les pirates sont d’une cruauté inouïe et Merlin the Magician contient deux mises à mort sadiques (dont celle du jeune roi Arthur évoquant une mise en scène d’un Saint Sébastien) tout à fait inutiles puisque Merlin «ressuscitera» Doug et le roi Arthur en renversant la durée du temps. Le sadisme est la seule forme d’expression de la relation affective entre les mondes du temps et les voyageurs. Si l’amitié surgit, comme dans Massacre, Devil’s Island, Reign of Terror, Night of the Long Knives, Revenge of Robin Hood, The Walls of Jericho ou Attack of the Barbarians, c’est beaucoup plus par le partage d’une crise morale que par solidarité affective. Encore la protection du jeune Indien dans Idol of Death ne va-t-elle pas sans une certaine condescendance paternaliste de la part des voyageurs. L’amour s’exprime dans un seul épisode, entre Tony et la fille de Kubilaï Khan, mais le traitement du sujet reste d’un ridicule et d’un ennui désespérants. Les amants sont muets ou ne se disent que des sottises sur la tragédie qui rend leur amour impossible et le tout se conclut par des risettes débiles. L’incapacité à traiter de l’amour relève surtout de l’impossibilité d’exprimer l’amour dans une activité symbolique régressive, le sadisme finissant par y occuper toute la place.
bord du Titanic; une épouse et mère bienveillante contre une servante japonaise et espionne de service à Pearl Harbour; la fille «naïve» du savant dans Crack of doom; Hélène de Troie et Marie-Antoinette, archétypes de reines malheureuses; l’épouse du combattant de l’Alamo qui sert d’infirmière; la traitresse de Revenge of Robin Hood
(alors que maid Marianne, l’amante de Robin des Bois, est étrangement
absente de la joyeuse bande de la forêt de Sherwoood!), Rahab, la
prostituée de Jéricho, sa jeune sœur et sa servante, également traitresse ; la mère indienne transfixée par Alvarado, la terrienne du futur dans Chase through Time, la princesse mongole, Guenièvre, enfin l’adolescente hystérique et la tenancière étrange/étrangère de l’hôtel de Town of Terror,
figure hostile au service des androïdes envahisseurs. Pas une de plus!
Et que d’espionnes! Que de traitresses dans ce petit lot! La culpabilité
causée par la profanation incestueuse se retrouve également lorsque le
tunnel «crache» des invités non conviés par l’équipe du général Kirke,
jusqu’à son propre ancêtre, garde national parisien en 1793, on y
surprend aussi un combattant troyen; un Indien menaçant de Little Big Horn; un prisonnier de l’île du Diable; William Barrett Travis, le commandant de l’Alamo; le fantôme déchaîné de l’empereur Néron; l’idole funeste de Idol of Death; l’affreux capitaine des pirates; le sadique Merlin l’Enchanteur, mais la véritable agressivité du tunnel/vagin réside ailleurs.
met à aspirer papiers et personnels du complexe; l’éruption du Krakatoa menace l’existence du tunnel; l’idole mexicaine et le fantôme de Néron créent des succions semblables; mais c’est dans Town of Terror, le dernier épisode de la série, que le symbole devient le plus évident, lorsque les androïdes vident le complexe de son oxygène en le siphonnant
par le tunnel… L’image angoissante de l’asphyxie, jamais aussi évidente que dans ce dernier épisode qui en
devient comme la conclusion, est le point limite de ce long bégaiement d’aventures. Déjà les extra-terrestres de Visitors from beyond the stars envahissaient l’Ouest américain de 1883 afin d’en prélever toutes les matières protéinées et nutritives pour sauver leur civilisation de la famine, quitte à faire de la Terre «a death planet». Le symbole nourricier n’est pas plus innocent ici que l’asphyxie dans Town of Terror (les extra-terrestres des deux épisodes utilisent d’ailleurs le même modèle de vaisseau spatial, il ne s’agit pas ici d’un montage voulu, mais de la «récupération» d’un objet ayant servi dans un autre épisode; la même capsule de voyage dans le temps se retrouve de la même façon dans Secret Weapon et Chase through Time.Le complexe de Cassandre et le sadisme apparaissent comme une fantasmatique incestueuse et culpabilisante de la profanation du tabou de l’inceste qu’illustre le tunnel gyratoire du temps. La «fantastique aventure» devient alors une péripétie horrifiante. Une contradiction s’établit alors avec le niveau idéologique où le progrès et la réconciliation des frères divisés face à un ennemi commun identifierait cet ennemi avec la même Mère originelle. De fait, on pourrait se demander si le discours idéologique de la série ne serait pas une tentative de solution à un problème symbolique posé par la profanation de l’intégrité de la durée (passé comme futur).
La suture de la fracture entre niveau idéologique et niveau symbolique passerait alors par ce contrôle du temps que le niveau poétique réalise sur le mode de la science-fiction du voyage dans le temps. L’imaginaire travaillerait ainsi en usant de la recherche historique et du plausible de l’appareillage techno-scientifique.
![]() |
D’autre part, si le tunnel ne peut ramener les voyageurs, comment en arrive-t-il à ramener de nombreuses autres personnes? Comment le time tunnel parvient-il, à d’autres moments, à diriger les voyageurs dans le temps, comme dans Secret Weapon, où ils deviennent les espions occidentaux dans le camp soviétique et dont la mission est de découvrir et de détruire une «arme secrète»? Ou encore, dans The Kidnappers, où le tunnel les envoie sur une autre planète dans le futur pour y délivrer le docteur Ann MacGregor? Combien de fois, également, parviennent-ils à immobiliser le temps pour sauver les voyageurs: Rendez vous with Yesterday, Crack of doom, Idol of Death, The death Merchant, Merlin the Magician… Il est vrai que dans ce dernier épisode, c’est Merlin qui, par magie, «immobilise» le temps, et que le procédé d’arrêt entre «micro-secondes» se réalise généralement à l’insu du complexe. Mais qu’importe. La série mêle constamment les catégories du merveilleux et du fantastique telles que définies par Tzvetan Todorov: le fantastique comme
«hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel» (la réaction sceptique, celle du docteur MacGregor devant les manifestations de Yahweh devant Jéricho, ou celle du docteur Swain devant les pouvoirs merveilleux de Merlin l’Enchanteur); et le «merveilleux pur» qui accepte le surnaturel (l’extase de Kirke devant l’épée troyenne, sa confiance en la manifestation de Yahweh, l’existence du fantôme de Néron, la magie de Merlin). (12) Time tunnel est une série où le merveilleux livre sans cesse un combat au fantastique et parvient toujours à le dominer, d’où l’affirmation du mythe sur l’histoire: «Ulysse, Achille, Pâris, Hélène… rappelle le général Kirke ramassant l’épée que lui a envoyé le soldat troyen, Ils ont tous existé!» Oui, comme existent les extra-terrestres, Yahweh, le fantôme de Néron, Merlin l’Enchanteur, Robin Hood et autres créatures semi-légendaires. Non seulement il n’y a pas d’explication scientifique susceptible de venir à bout de tout ça, mais la science est diminuée, bannie par le merveilleux; les scientifiques du complexe sont rendus à l’impuissance devant ces mystères qui les dépassent. Tout cela rélève bien du «merveilleux pur», et le merveilleux ne nécessite pas d’explication scientifique. Il suffit de croire. Plus que jamais, la science n’est que prétexte dans l’expression «science-fiction».
battant, ils dévient la fusée qui devait indiquer le point faible du retranchement de Jackson à la Nouvelle-Orléans et entraînent l’attaque anglaise de Pakenham sur le point fort, la conduisant ainsi à l’extermination complète (The last Patrol); ils contribuent à l’évasion du petit Dauphin Louis XVII du Temple, dont le geôlier, conformément à la vérité historique, se nommait Simon le savetier; Vélasquez et Alvarado correspondent bien à ce que nous rapporte toute biographie de Cortés, mais l’anecdote de Cortés «brûlant» ses navires est rapportée intégralement, sans penser qu’il puisse s’agir là d’une métaphore pour désigner un sabordage. Mais d’autres détails relèvent de l’anachronisme désolant: les pirates barbaresques de la côte algérienne du XIXe siècle sont des pirates caraïbéens du XVIIe siècle transposés en pleine Méditerranée – bien que le Jolly Roger que l’on voit flotter, au début de l’épisode, ait bien été adopté par les pirates seulement au XIXe siècle (13) –; le lointain descendant de l’empereur Galba habite la frontière alpine de l’Italie alors que les Galba provenaient de l’Espagne latine (tout comme Sénèque) (14); enfin, comment les kidnapeurs du temps ont-ils pu enlever Cicéron, Érasme et Hitler afin de s’approprier la substantifique moelle de leur cerveau avant que ceux-ci ne meurent devant des témoins qui ont laissé un luxe de détails? Si l’histoire s’avère d’avantage au rendez-vous que la science, Time Tunnel ne saurait passer pour une «série historique»!
Reste l’incontournable jeu de Barjavel: Il a tué son ancêtre? Donc il n’existe pas. Donc il n’a pas tué son ancêtre. Donc il existe. Donc il a tué son ancêtre. Donc il n’existe pas… Ce paradoxe issu de la fin du «Voyageur imprudent» (1944), se retrouve dans The Day the sky fell on lorsque Tony se retrouve face au petit garçon qu’il était en 1941, lors de l’attaque de
Pearl Harbour. Si le petit Tony meurt dans l’attaque aérienne, alors qu’adviendra-t-il du Tony adulte? se demandent Kirke et son équipe. Évidemment, tout finit par s’arranger et on évite le paradoxe de Barjavel. Moins évitable est l’affaire de la bague que Kirke envoie à Doug et Tony dans Reign of Terror, que l’ancêtre Kerke se met au doigt pensant qu’il s’en servira pour l’accusation du citoyen Hébert contre Marie-Antoinette. Or, à la scène finale, le time tunnel récupère la bague: comment a-t-elle donc pu se retrouver dans l’héritage de Kirke? Le paradoxe se pose à nouveau lorsque Doug pense avoir abattu Billy the Kid. Bien sûr la balle a ricoché sur la ceinture et le Kid veut se venger. Il retrouve un Doug heureux de la survie du Kid et lui expose la raison selon laquelle il ne «pouvait pas le tuer», car il ne viendrait au monde que dans une cinquantaine d’années. «Comment pourrait-on m’accuser du meurtre de quelqu’un qui n’est pas encore né»? réplique ironiquement le Kid. Tous ces jeux pervers qui amusent l’imaginaire et le plongent dans le paradoxe sans solution de Barjavel révèlent l’épuisement rapide où s’enlise le pouvoir du temps contrôlé.Time Tunnel illustre parfaitement comment la télévision nord-américaine reprend le passé historique et l’anticipation futuriste en les assimilant à la condition actuelle des valeurs de l’American Way of Life, avec ses espérances positives vers le bien et ses angoisses névrotiques de la persistance du mal. La conscience historique se voit sollicitée pour être abolie presque aussitôt. La raison du succès de cette série au Québec, alors que son succès fut mitigé aux États-Unis, provient de cette longue préparation de vingt ans de séries historiques. L’exotisme qui aurait pu servir de prétexte à dépaysement, – car il serait vain de penser que le cinéma et la télévision peuvent faire mieux que les historiens dans l’exactitude de la reconstruction du passé –, reste absent du traitement de la série. Par le fait même, la science-fiction y perd de ses objectifs et de son développement. Série spectaculaire, souvent à grand déploiement, mais sans luxe ni raffinements, sans cette touche qui reste une marque du respect envers les télespectateurs, le tunnel sort directement des simulacres de décors des entrepôts de Walt Disney. Dans ces conditions, où réside l’intérêt d’analyser cette série? Dans le dévoilement de la structure de la conscience historique américaine qui est opposition contradictoire entre un niveau symbolique pervers et un niveau idéologique conformiste. D’une part, au niveau symbolique, se réalise le fantasme interdit de l’inceste et de la régression fœtale au moyen de la compulsion de répétition par le voyage dans le temps. Cette perversion se paie d’une constante agression sadique du temps (passé/futur), qui entretient l’angoisse paranoïde comme expiation permanente de la culpabilité de la profanation taboue. D’autre part, un niveau idéologique, le progrès libéral et la réconciliation des «frères ennemis» face à un ennemi commun sont présentés comme garants de la liberté individuelle et de la solidarité collective. Déstructuration affective d’une part, et reconsolidation institutionnelle d’autre part sont liées par un travail du niveau imaginaire où la littérature de science-fiction du voyage dans le temps assure une composition formelle où triompheront les aspirations morales sur les perversions inavouées des voyageurs, des concepteurs de Time Tunnel et… des spectateurs!
Reste à savoir si cette analyse concerne la seule équipe d’Irwin Allen ou si elle reflète une collectivité tout entière. En 1955, Louis Dermigny, un fin observateur français de la société américaine, écrivait: «l’une des oppositions majeures entre les États-Unis et l’Europe – “L’Europe est mémoire. L’Amérique est mise en questions” [Bruckberger] – est en train de s’abolir lentement. Longtemps l’histoire ne fut pour l’Amérique qu’un grand cimetière d’hommes, d’idées et d’œuvres, morts presque aussitôt qu’ils étaient nés [S. de Beauvoir]. La nation était l’illustration collective de ce propos de Quesnay sur l’homme du XVIIIe siècle: “Sans la mémoire, l’être sensitif n’aurait que la sensation, ou l’idée de l’instant actuel… Toutes ses idées seraient dévorées par l’oubli, à mesure qu’elles naîtraient; tous les instants de sa durée seraient des instants de naissance et des instants de mort.” Mais justement l’Amérique est en voie de réaliser sa plus grande découverte, celle de la mémoire. […] l’arrêt de la fuite vers l’Ouest (fuite de l’Europe, fuite du père dans les générations), puisque tout l’espace est parcouru, est dans la conscience américaine l’éveil du temps. Ensemble la durée et l’instant commencent à exister pour elle…» (16)
Time Tunnel est un produit de cette mutation. «La découverte de la mémoire» et «l’éveil du temps» bien sûr, mais aussi la persistance de la nostalgie de la fuite vers l’Ouest, que Irwin Allen transfère dans le voyage dans le temps – comme il l’avait fait avant avec des périples sous-marins et extra-galactiques. L’intensification de la guerre du Viet-Nam et l’alunissage d’Apollo XI en 1969 vont clore définitivement la fuite et affirmer la mémoire du traumatisme de la durée et de l’histoire: durée du conflit, mémoire de la défaite, récurrence des culpabilités refoulées des XIXe et XXe siècles: envers les Indiens, envers les Juifs, envers les Noirs, envers les intellectuels accusés de communisme, bref, envers toute la société américaine. Le poids de la mémoire deviendra vite trop lourd. L’exécrable finira par avoir raison de la mémoire américaine: l’exécrable Reagan et sa Star War, l’exécrable couple Bakker et sa cité utopique pastel, l’exécrable Oliver North et son Iran-Contragate, l’exécrable Bush et sa guerre du Golfe, enfin l’exécrable Congrès républicain et son arrogance de bandits. On a vite refermé le couvert des aveux et de la mémoire. La représentation sociale véhiculée par The Time Tunnel s’inscrit encore dans ce que Dermigny disait: «Civilisation qui se cherche, le secret de son éclosion est dans la découverte du temps. Cette dimension a jusqu’ici manqué à l’Amérique: elle est hors le temps, parce que “née d’une évasion hors de l’histoire” et de la rencontre des immigrants avec l’espace illimité. Sa culture a l’espace seul pour cadre, non le temps. Dans la vastité sans bornes qui ne propose qu’“environnement”, jamais “situation”, et à laquelle il n’est pas vraiment acclimaté, l’homme continue d’être dépaysé, d’éprouver une impression de solitude…» (17)
Le fait que les voyageurs sont «perdus sans aide» dans le «corridor infini du temps», traduit assez bien cette solitude expérimentée jadis dans l’espace transposée désormais dans le temps. L’impuissance chronique des savants du complexe à ramener leurs enfants perdus, renvoie à cet apprentissage de «l’éveil du temps». Dermigny poursuit: «De là également, la signification particulière de la durée, voire son abolition. Si l’espace est illimité, en revanche, les prospectives temporelles sont courtes, aussi courtes que les phrases d’un roman de Dos Passos. Et, très souvent, le récit américain se dévide dans un temps non localisé, ou bien dans un seul temps, le présent constant, qui est un temps d’accélération et qui reflète à merveille l’instabilité d’une société toujours en mouvement. Bref, le temps se déroule dans l’espace. Et c’est une sensation étrange qu’éprouvaient les voyageurs du XIXe siècle: en parcourant les États-Unis, ils observaient dans les diverses régions du pays la coexistence de genres de vie et de types sociaux qui, par référence à l’histoire de l’Europe, semblaient appartenir à des âges différents. L’un d’entre eux, Adam Hodgson l’a exprimée avec une force singulière: “Dans les cités construites près de l’Atlantique, j’ai pu fréquenter des sociétés polies; j’ai vu l’émigrant solitaire perdu dans de véritables déserts, des nègres dans les plantations, des Indiens dans la forêt primitive. Ainsi dans l’espace, j’ai pu retracer la marche de la civilisation et observer ses différents stades qui, dans la plupart des pays, se sont développés à des époques différentes, dans le temps”. Étalement de l’histoire de l’Est à l’Ouest, ceci revient à dire que le temps n’est que projection linéaire, n’a qu’une dimension, l’avenir, “celle qui, par définition, ne découvre aucune réalité”. Et la durée n’a pas de substance, ou plus exactement, il n’est ni instant ni durée véritables. Si le temps domine l’espace, grâce à sa puissance de contraction qui tend à réduire de plus en plus l’extension spatiale […], dans cet effort, il se déroule lui-même avec une vitesse toujours croissante. D’où, il ne contracte pas seulement l’espace, mais se contracte lui-même progressivement; à la limite, cette contraction aboutit à le réduire à un instant unique, dans lequel il ne peut plus y avoir aucune succession: dans son accélération pour maîtriser l’espace, le temps dévorateur finit par se dévorer lui-même. Mais, par ailleurs, cet instant résiduel est aussi sans consistance…» (18) Et pour conclure par une sentence lapidaire: «La course dans l’espace devenue course contre le temps spatialisé aboutit à une double brisure: du temps, comme si la durée était rompue par le milieu, de l’être, au centre de qui se creuse un vide insupportable». Comment ne pas reconnaître ici la problématique générale de la série The Time Tunnel?
![]() |
| 30- Town of Terror Tony et Doug se retrouvent une décennie dans l’avenir, dans une petite ville du Maine attaquée par des extra-terrestres qui veulent vider la terre de son oxygène. |
1. J. van Herp, Panorama de la science-fiction, Verviers, Gérard, Col. Marabout Université # 270, 1975, p. 52.
2. La traduction française de Time Tunnel devint Au cœur du temps, préférant convertir le terme anglais time tunnel en mot grec, chronogyre, qui rappelle l’historioscope de Mouton (1883) qui, lui aussi, permettait non seulement d’assister aux grands événements, de dénoncer les fourberies de l’histoire, mais encore d’y participer, de les démasquer au besoin. Voir J. van Herp. ibid. p. 51.
3. J. van Herp, ibid, p. 49.
4. J. Gattégno, La science-fiction, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 1426, 1971, p. 76.
5. J. Gattégno, ibid, pp. 100-101.
6. H. Baudin, La science-fiction, Paris, Bordas, Col. Connaissance, # 17, 1971, p. 37.
7. J. van Herp, op. cit., pp. 51-52. Les italiques sont de moi, j.-p. c.
8. J. Gattégno, op. cit., p. 94.
9. J. Gattégno, ibid, p. 84.
10. J. van Herp, op. cit., p. 58.
11. M. Festou, P. Veron, J.-C. Ribes, Les comètes: mythes et réalités, Paris, Flammarion, 1985, p. 132.
12. T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, Col. Points # 73, 1970, pp. 29 et 57.
13. Il aurait été adopté comme drapeau par des pirates «qui avaient répudié la tradition des Frères de la Côte» selon G. Blond, La grande aventure des océans, t.1: l’Atlantique, Paris, Presses de la Cité, 1972, pl. XV.
14. Pour Galba, voir. Suétone, Vies des douze Césars, Paris, Les Belles Lettres, réed. Livre de poche, Col. classique, # 718-719, 1961, VII,3, pp. 394-395.
15. A. J. Toynbee, L’Histoire: Un essai d’interprétation, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1951, p. 588.
16. L. Dermigny, U.S.A., Essai de mythologie américaine, Paris, P.U.F., 1955, pp. 141-142.
17. L. Dermigny, ibid, p. 123.
18. L. Dermigny, ibid, pp. 124 à 126. Les italiques sont de moi, j.-p. c.
19. Voir Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Paris, Seuil, Col. La couleur des idées, 1992, 264 p.


































Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire