mardi 26 octobre 2010

«North and South» ou le long calvaire de l'historiographie américaine


«NORTH AND SOUTH»
ou le long calvaire de l'historiographie américaine

La série américaine North and South, tirée d’un roman-fleuve de John Jakes, Love and War, et présentée il y a quelques années sur les ondes de la télévision de Radio-Canada, se distingue de ses semblables par une reconstitution des combats – la bataille de Churubusco durant la Guerre du Mexique et surtout celle de Bull Run, menées par des spécialistes des musées américains, sont particulièrement remarquables – et par le traitement économique, politique et social des rivalités Nord/Sud esquissées derrière les intrigues romanesques – genre oblige! – de l’avant-scène. Les points sur lesquels je voudrais attirer l’attention concernent la relation directe entre la connaissance historique, en l’occurence le courant d’interprétation dit «révisionniste» de la guerre civile américaine et soutenu par des historiens américains des années 1930 et 1940, et la cons-cience historique, à savoir la diffusion populaire, quarante ans plus tard, de ces thèses «révisionnistes» par le biais d’une série télévisée, ainsi que la confusion intellectuelle et mentale que crée le roman historique, qui entraîne, chez ses récepteurs, l’incapacité de distinguer la réalité et la fiction.

La conscience historique est représentation sociale et implique donc les trois dimensions mentales de l’imaginaire, du symbolique et de l’idéologique qui, liées à la conscience historique, deviennent l’historicité, la signification et la mora-lisation de l’histoire.1

Ainsi, North and South fait d’abord appel à une historicité américaine, c’est-à-dire à cette «obscure certitude des hommes qu’ils ne font qu’un, emportés qu’ils sont dans l’énorme flux de progrès qui les spécifie en les opposant. On sent bien que cette solidarité est liée à l’existence implicite, que chacun éprouve en soi, d’une certaine fonction commune à tous. Nous appellerons historicité cette fonction.»2 Comme la thèse révisionniste, avancée par G. F. Milton, J. G. Randall et Avery O. Craven (Milton et Craven sont d’origines sudistes 3), la série North and South vise à reconnaître que «les différences fondamentales entre les deux parties [sont] moins profondes… que les historiens ne l’avaient affirmé jusque-là.»4 La thèse tient d’ailleurs son nom du fait qu’elle s’est érigée contre toutes les interprétations qui avaient cours jusque-là et qui accentuaient les différences entre le Nord et le Sud américain. Ainsi, les deux principaux protagonistes de la série, Orry Main et George Hazard, se rencontrent-ils en s’épaulant mutuellement au cours d’une rixe avec des voyous. Toute la première partie de la série vise à montrer comment les crises interpersonnelles que vivent nos deux héros font écho aux crises sociales qui, en même temps, déchirent les États-Unis d’Amérique avant le conflit: entraînement à West Point, guerre du Mexique, fuite des esclaves vers le Nord, complémentarité économique des deux «sections» entre un Sud fournisseur de coton et un Nord industriel, montée (à l’intérieur des deux familles Main et Hazard) des tensions pro et anti-esclavagistes, etc., et que les particularités sectionnalistes sont relatives et moindres que la ressemblance des partis_: George traite les ouvriers de sa fonderie de Pennsylvanie encore moins bien que la famille Main traite ses esclaves. L’esclavage était considéré par les historiens antérieurs comme la cause première de la guerre civile, celle autour de laquelle aucune réconciliation n’était possible. Le livre de Randall, The Civil War and Reconstruction (1937), minimise «l’importance de l’esclavage en tant que raison effective du conflit»5, aussi, c’est bien, en tout point, une «révision» des idées reçues sur les causes de la guerre de Sécession. Au-delà des appartenances sectionnalistes, la thèse révisionniste, comme la série télévisée, rappelle que «les Américains parlaient la même langue, étaient membres des mêmes organisations religieuses nationales, votaient pour et contre les mêmes partis politiques, aimaient le même drapeau, chantaient le même hymne national et aimaient la même Union. Ils partageaient une histoire commune, une interdépendance économique, et ils avaient des parents dans chaque section. Des différences culturelles seules… n’auraient pas produit de guerre civile.»6

Dans la structure même du roman historique et de ses avatars cinématographiques et télévisuels, l’association symbolique affective est primordiale pour faire passer le «message». Toute la thèse de la série est contenue dans la première image quand on voit se quereller les deux petites sœurs d’Orry, l’angélique blonde Brett et la diabolique noire Ashton. La division entre Nord et Sud ne suit plus le plan horizontal, métaphore de la ligne Mason-Dixon, mais les traits de caractère verticaux qui opposent les individus les uns aux autres. La structure privée du drame se transforme en structure publique (politique?) de l’histoire. Les personnages fictifs sont ramenés au même niveau que les personnages historiques réels: George Hazard se retrouve conseiller du président Lincoln comme Orry Main l’est de Jefferson Davis. Mais, au-delà de cette pernicieuse confusion sur laquelle nous reviendrons, les concepteurs de North and South ont encore suivi la ligne d’interprétation révisionniste pour qui «la guerre s’explique par des raisons affectives et irrationnelles, la nervosité et le fanatisme accumulés de part et d’autre»7; le conflit est «inutile» et aurait pu être évité puisqu’il n’a rien résolu. Ici encore, c’est J. C. Randall qui donne le ton: «S’il fallait choisir un mot ou une phrase pour expliquer la guerre, ce mot ne serait pas esclavage, griefs économiques, droits des États ou diversité des civilisations; il devrait être quelque chose comme fanatisme (des deux côtés), malentendu, présentation sous un faux jour ou, peut-être, politique…»8 «La responsabilité de la rupture repose en fin de compte sur les extrémistes des deux camps et, en particulier, sur les abolitionnistes et leur fanatisme9», représentés dans la série par Virgilia, la sœur de George, et Frederick Douglass (confusion ici encore entre le fictif et l’historique) pour le Nord, et Ashton, la sœur d’Orry, son mari, puis son amant Elkana Bent ainsi que le fameux John Brown pour le Sud. La présence de personnages féminins parmi les fanatiques renvoie encore à la thèse révisionniste que ses détracteurs qualifiaient de thèse de l’hystérie.

Enfin, North and South contient une idéologie axée sur une pratique sociale portant sur la compréhension, la compassion, la paix et l’amour. C’est ici que la série reproduit la platitude de la rhétorique américaine des bons sentiments, où les tou-ches d’érotisme viennent bizarrement s’associer aux thèses universitaires. Ce «sentimentalisme» n’est pas un apport de la série télévisée, puisque Bernard de Voto et Arthur M. Schlesinger Jr 10 le dénonçaient déjà dans leur critique de la thèse révisionniste. Comme le rappelle E. B. Smith, «les historiens révisionnistes ont détruit de nombreux mythes antérieurs et produit des récits historiques infiniment plus exacts dans le détail. Ils ont aussi fortement plaidé en faveur de la modération, du progrès graduel et non violent, du refus du fanatisme, du sens des responsabilités dans la politique des partis, et d’une considération à distance de l’histoire.»11 Bien avant la série, la thèse était déjà porteuse d’une idéologie très morale et très vertueuse et lorsque les vices sont punis, les héros peuvent mourir au combat au terme de cette needless war.

De plus, née dans la tête d’historiens du Sud, la thèse visait à réhabiliter la position sudiste: «The emotional basis of «revisionism» was a repugnance for war and to some extent an affection for the South.»12 North and South suit également cette voie idéologique en identifiant, dès le début, le spectateur au camp du Sud, lorsque la famille Main célèbre le départ d’Orry pour West Point dans la fierté d’appartenir à l’Union. D’ailleurs, tout au long de la série, le nombre des scènes se passant dans la plantation Main, en Caroline du Sud, est plus élevé que celui des scènes se passant chez les Hazard, à Philadelphie. La scène finale de la deuxième partie, à l’issue de la guerre civile, reste la mort de la mère et l’incendie de la luxueuse maison familiale des Main.

Comment une thèse élaborée par des historiens voilà quarante ans, se retrouve-t-elle aujourd’hui sur les écrans de télévision, prête à une large diffusion? Est-ce la juste mesure du temps que prend la connaissance historique pour accéder à la conscience collective? Même si c’est le cas, on peut dire que la thèse révisionniste est privilégiée puisque les thèses histo-riographiques atteignent rarement une si large diffusion.

Mais il y a une différence majeure entre la thèse historiographique et la série télévisée. C’est que la thèse historiographique, confrontée avec ses détracteurs, peut toujours évoluer, se modifier, se nuancer, tandis que la série télévisée offre une interprétation tellement liée à la dramatisation qu’elle meurt avec la conclusion du drame. Avec l’historiographie, toute question historique demeure ouverte à la discussion, alors que le roman historique et ses avatars figent et dissolvent l’interprétation dans les sentiments entretenus. Ils créent la confusion surtout là où la connaissance est appelée à éclairer la représentation. Ils confondent là où la connaissance distingue, essayant d’établir une distance entre le sujet et l’objet.

La perte du sens de la réalité dans l’esprit du lecteur ou du spectateur est le grand danger que font peser le roman historique et ses avatars. Parfois utiles, lorsqu’ils sont bien conçus, ils peuvent se montrer nocifs lorsqu’ils prétendent insérer la réalité dans leur fiction onirique. Un tel brouillage est un résultat exactement opposé à l’objectif de l’historiographie qui tente toujours de se réajuster, comme le montre la thèse de l’un des derniers historiens révisionniste, K. N. Stampp, qui se rend à l’évidence: «Pour moi la conclusion semble s’imposer que ce conflit était le produit de causes profondes et fondamentales et que les compromis, dans leur quasi-totalité, étaient essentiellement superficiels. Il ne pouvait y avoir de base pour une conciliation géographique aussi longtemps que l’esclavage subsistait et que les nordistes utilisaient leur énorme force politique au Congrès pour marquer des points aux dépens du Sud. Comme aucun des groupes dominants n’était disposé à céder sur ces points, la séparation représentait le dernier espoir en un règlement pacifique.»13 C’est cette progresssion intellectuelle que tue le roman historique lorsque la structure publique devient tellement asservie par la structure privée qui s’y reflète mécaniquement, comme la photographie d’un négatif, que toute critique exigerait un effort intellectuel hors du commun! La consommation du drame devient également celle de l’Histoire. Le résultat peut se résumer ainsi: pour les spectateurs de North and South, il n’y a pas de vraiment de différence entre la guerre civile des nordistes et des sudistes et les tiraillements amicaux de George Hazard et de Orry Main⌛

1. Les catégories originales se retrouvent dans J. Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1985, p. i-ii, mais ses définitions sont nettement déficientes. Pour un exposé plus détaillé de la tri-dimensionnalité de la représentation sociale, voir l’introduction générale à ma thèse de doctorat: Les Pestiférés, L’historiographie bainvillienne entre la connaissance et la conscience historique française du XXe siècle. Département d’Histoire, Université Concordia, Montréal, 1988.
2. C. Morazé, La logique de l’histoire, Paris, Gallimard, Col. Essais # CXXIX, 1967, p. 59.
3. J. Higham (éd.), The Reconstruction of American History, London, Hutchinson, 1962, p. 109 sq. Voir également J. Higham, L. Krieger et F. Gilbert, History The Development of Historical Studies in the United States, Englewood cliffs, Prentice-Hall, 1965, p. 201 sq.
4. C. Fohlen, L’Amérique anglo-saxonne de 1815 à nos jours, Paris, P.U.F., Col. Nouvelle Clio # 43, 1965, voir son extrait où il expose les caractères de la thèse révisionniste, p. 193 sq.
5. C. Fohlen, ibid, p. 194.
6. J. B. Smith, (1967), cité in J. Heffer, Les origines de la guerre de Sécession, Paris, P.U.F., Col. Dossiers Clio # 2, 1971, p. 54.
7. C. Fohlen, op. cit., p. 193.
8. J. C. Randall, cité in J. Heffer, op. cit., pp. 73-74.
9. C. Fohlen, op. cit., p. 195.
10. C. Fohlen, ibid, p. 196.
11. E. B. Smith, cité in J. Heffer, op. cit., p. 55.
12. J. Higham (éd.), op. cit., p. 112.
13. K. M. Stampp, cité in C. Fohlen, op. cit., pp. 195-196.



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