jeudi 20 avril 2017

Übermensch und Untermensch - 1 Le surhomme



Übermensch und Untermensch
 (1ère partie)
LE SURHOMME
 
 Ce texte est un sous-chapitre tiré du chapitre Ontologie
d'un ouvrage en voie de rédaction. Anus Mundi de la série
Testament de l'Occident.

     Au commencement vint le surhomme. Comme dans le premier récit de la Genèse, la création de l’homme devait spécifier la nature de la seconde, la femme; il en alla ainsi de la sous-humanité. C’est de l’idée de surhumanité que devait découler la race des sous-hommes. Cette auto-contemplation narcissique des mâles Occidentaux s’est élaborée tout au long du XIXe siècle avec des personnages, réels ou fictifs, historiques ou romancés, qui contribuèrent à façonner l’idée de ce que pouvait être l’humain poussé à ses perfections jusqu’à la frontière du divin qu’il devait remplacer : «On intoxique souvent aujourd’hui les jeunes gens avec des sermons où il est dit que dans la vie il n’y a que la lutte la plus brutale qui compte, que si on ne veut pas succomber, il faut se méfier des hommes, voir dans chacun un concurrent capable, à chaque instant, de se jeter sur vous et de vous réduire à sa merci, que pour réussir il faut être prêt à faire de même, etc. Le type d’un “surhomme”, au-dessus de la morale sociale, est prôné comme un idéal. Avouons qu’il y a là un germe de vérité…».1 Cette observation de Tchakhotine, dans son livre Le viol des foules, décrit ce qu’en était venu l’ensemble de la pensée occidentale au sortir de la seconde Révolution industrielle et du darwinisme social. Ce surhomme ne ressemble plus du tout à ce qu’en attendait le Zarathoustra de Nietzsche :


«Quand vint Zarathoustra en la plus proche ville, qui se situe à la lisière des forêts, il y trouva nombreux peuple assemblé sur la place publique; car annonce était faite qu’on allait voir un funambule. Et voici le cours que tient au peuple Zarathoustra :
Je vous enseigne le surhomme. L’homme est quelque chose qui se doit surmonter. Pour le surmonter que fîtes-vous?
Tous êtres jusqu’ici par dessus eux, au-delà d’eux créèrent quelque chose; et de ce grand flux vous voulez être, n’est-ce pas? le reflux, et plutôt que de surmonter l’homme encore vous préférez revenir à la bête!
Qu’est le singe pour l’homme ? Un éclat de rire ou une honte qui fait mal. Et tel doit être l’homme pour le surhomme : un éclat de rire ou une honte qui fait mal.
Du vers de terre vous cheminâtes jusques à l’homme, et grandement encore avez en vous du ver de terre. Jadis vous fûtes singes et maintenant encore plus singe est l’homme que n’importe quel singe.
Mais le plus sage d’entre vous, celui-là n’est aussi qu’un discord et un hybride de végétal et de spectre. Or vais-je vous commander de devenir des spectres ou des végétaux?
Voyez, je vous enseigne le surhomme
Le surhomme est le sens de la Terre. Que dise votre vouloir : soit le surhomme le sens de la Terre!
Je vous conjure, mes frères, à la Terre restez fidèles, et n’ayez foi en ceux qui d’espérance supraterrestres vous font discours. Ce sont des empoisonneurs, qu’ils le sachent ou non!
Ce sont des contempteurs de la vie! Des agonisants qui eux-mêmes s’empoisonnèrent et dont la Terre est lasse; et ils peuvent bien disparaître!
Jadis l’outrage contre Dieu fut l’outrage le plus grand, mais Dieu est mort, et avec lui moururent aussi ces outrageurs. Faire outrage à la Terre est maintenant le plus terrible, et estimer plus haut les entrailles de l’insondable que le sens de la Terre!
...
L’homme est une corde, entre bête et surhomme tendue, - une corde sur une abîme.
Dangereux de passer, dangereux d’être en chemin, dangereux de se retourner, dangereux de trembler de rester sur place!
Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont, et de n’être pas un but : ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin.
J’aime ceux qui ne savent vivre qu’en déclinant, car ils vont au-dessus et au-delà!
J’aime les grands contempteurs, car ils sont grands vénérateurs et vers l’autre rivage flèches de nostalgie.
J’aime celui qui œuvre et qui invente pour bâtir au surhomme sa demeure et d’avance lui préparer Terre, bête et végétal : car de la sorte veut son propre déclin.
J’aime celui qui de sa vertu fait son penchant et sa fatalité; pour sa vertu, de la sorte, encore il veut vivre et ne plus vivre.
J’aime celui dont l’âme se prodigue, qui ne veut gratitude et point ne rend, car toujours il prodigue et ne se veut garder.
J’aime celui qui devant ses actes lance des paroles d’or et qui toujours encore tient plus qu’il ne promet, car celui-là veut son déclin.
Mais lors advint une chose qui rendit muette toute bouche, et tout œil immobile. Car cependant le funambule s’était mis à l’ouvrage : sorti d’une petite porte, il avançait sur la corde qui était entre deux tours tendue en sorte que sur la place publique et sur le peuple elle pendait…».2


Cet évangile de Zarathoustra marque la naissance non seulement du surhomme comme personnage normatif, mais aussi de l’idée de surhumanité érigée directement contre ce monde satisfait dont il procède et dont il assume le déclin. Jusqu’à Nietzsche, en effet, le surhomme n’était que le héros, le grand homme vanté par l’historien Carlyle ou l’économiste libéral victorien, Walter Bagehot (1826-1877), qui : «estimait encore que la disparition de ce qu’il avait baptisé du nom de corpus de coutumes* - une formule qui devait connaître un certain succès - ne manquerait pas de provoquer le déclin du fanatisme, l’ouverture aux idées nouvelles ainsi que l’apparition d’un homme nouveau combinant énergie et contrôle de soi, vitalité et raison - en un mot, d’une créature douée de ce qu’il appelait la modération dynamique. Les autres, tel Carlyle, pouvaient bien considérer cette évolution comme un affaiblissement de l’énergie, Bagehot, lui, la considérait comme un signe avant-coureur et bienvenu de la disparition des pulsions héréditaires et barbares dont le déclin ne pouvait que préfigurer l’extinction. Bien qu’il se montrât préoccupé de l’évolution vers la démocratie que l’on constatait à son époque, Bagehot se voulait confiant. Il voyait le progrès humain comme un passage du conflit à la coopération, une victoire de la raison sur l’impulsivité. En résumé, il estimait que, dans les sociétés civilisées, l’agressivité pouvait et même se devait d’être sublimée».3 Or, le surhomme de Nietzsche était l’antithèse de celui du libéral Bagehot auquel il répondait probablement. D’un autre côté, Nietzsche y affirmait la mort de Dieu et la disparition de ceux qui restaient accrochés à ce spectre, ce qui visait, évidemment, l’Église catholique romaine où le pape Pie IX dénonçait le panthéisme moderne : «Il n’existe aucun Être divin, suprême, parfait dans sa sagesse et sa providence, qui soit distinct de l’universalité des choses, et Dieu est identique à la nature des choses, et par conséquent assujetti aux changements; c’est Dieu, par cela même, qui est en train de se faire dans l’homme et dans le monde, et tous les êtres sont Dieu et ont la propre substance de Dieu. Dieu est ainsi une seule et même chose avec le monde, et par conséquent l’esprit avec la matière, la nécessité avec la liberté, le vrai avec le faux, le bien avec le mal, et le juste avec l’injuste!».4 D’autre part, Nietzsche se situait davantage dans la lignée des écrits de Gobineau (1816-1882) : «De l’œuvre de Gobineau, s’il se dégage une doctrine, c’est une doctrine morale, un stoïcisme renouvelé, propre à défier l’absurdité du monde et de la vie, la résignation héroïque : “J’oserais même dire, écrit Schemann [son biographe], que l’héroïsme doublé de résignation sera la vraie devise des nobles de l’avenir…”»5 C’est effectivement dans cette veine que s’inscrivait l’évangile de Zarathoustra.

Ce surhomme, les commentateurs, les artistes, les écrivains, les savants mêmes et, malheureusement, les politiques, ont cru de leur devoir de le réaliser. Les philosophes qui vinrent à la suite de Nietzsche essayèrent de le reconnaître ou d’identifier les trois étants – bête, homme, surhomme – à des réalités psychologiques ou ontologiques. Chez Bergson, «“Tout se passe comme si un être indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra, homme ou surhomme, avait cherché à se réaliser, et n’y était parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même”. La vie est un mouvement qui monte. La matière la fait redescendre en engendrant d’inopportunes oscillations sur place. Grâce à l’intelligence, la vie a pu se faufiler en un point libre où l’humanité a pris naissance, laissant à la dérive des biens vitaux qui eussent été précieux à l’homme. Les déchets que la matière a constitués dans l’évolution servent, finalement, à la conservation de l’élan et la matière a un rôle de progrès autant que d’arrêt dans la considération de l’ensemble. Du surhomme, seul cet être intelligent, et par la borné, qu’est l’homme, a vu le jour. Ce surhomme eût conservé pour lui toutes les qualités du flot vital : il n’eût pas laissé tomber en désuétude un instinct précieux; il ne se fût pas laissé démunir d’une intuition irremplaçable. “La conscience, chez l’homme, est surtout intelligence. Elle aurait pu, elle aurait dû, semble-t-il, être aussi intuition”. L’homme historique, réel, n’a pas tout gardé : il s’est retrouvé avec le sens opératoire, mais dépourvu du sens divinatoire. De ce point de vue, l’intelligence va en sens inverse de la vie. Dans l’humanité de fait, l’intuition est presque inexistante. Dans l’humanité de droit, “une évolution autre eût pu conduire à une humanité ou plus intelligente encore, ou plus intuitive”. L’humanité est la raison d’être du mouvement évolutif, non parce qu’elle est préformée, non parce qu’elle en serait l’aboutissement, mais parce que la reprise du courant spirituel passe par elle : “en ce point est l’humanité; là est notre situation privilégiée”».6 Bien sûr, Bergson récupère le prologue de Zarathoustra et l’adapte à sa propre philosophie de l’élan vital. Nous ne sommes pas dans la seconde topique de Freud, mais bien dans le prolongement de la pensée du philosophe de Sils-Maria. L’instinct motive comme l’inconscient chez Freud, mais il n’aspire qu’à réagir et non à chercher à prendre conscience de lui : c’est le soushomme parfait, l’avorton, celui de l’adaptation mécanique qui pourrait risquer de mettre fin à la Terre et à la vie. L’intelligence qui se développe, qui apporte cette conscience à laquelle s’adresse Zarathoustra à travers la foule amassée devant le spectacle du funambule, appartient bien à l’homme, le pont, la corde sur laquelle le surhomme pose le pied avec l’intuition qui est la nature propre de sa surhumanité. Il doit lui révéler qu’il ne doit pas rester passif devant les angoisses qui le tourmentent, mais se hisser jusqu’à la surhumanité telle que conçue davantage par Bergson que Nietzsche qui se borne à l’expression de Terre. D’autre part, il est vrai que les traducteurs de Nietzsche ne font pas toujours la différence entre «Surhumain et pas surhomme (Ubermensch vient de Der Mensch, l’être humain et non de Der Mann : l’homme (Vir)…»,7 ce qui confirmerait l’idée d’espèce derrière le surhomme plutôt que l’idée d’un individu exceptionnel, le grand homme de Carlyle. En définitive, Nietzsche en viendrait à parler de la surhumanité plus que du surhomme lui-même.

Zarathoustra met le surhomme – ou la surhumanité – devant le fait s’accomplissant du déclin. Il est le prophète de l’Anus Mundi. Il parle de la tragédie de l’homme contemporain, corde ou pont tendu, frissonnant, incertain. Toute la philosophie du XXe siècle restera engluée dans cette fatalité dont les mots d’ordre, phénoménologistes, existentialistes, déconstructivistes, fixeront le but de la surhumanité : «Dans la tragédie, le point culminant de la vie est atteint dans la dissolution et la mort. L’essentiel ici est “que la vie acquiert son expression dans le crépuscule, dans la ruine, que le comble de la vie ne puisse être atteint que dans la mort et que ce moment soit représentatif de la vie typique […]. La tragédie rend conscients les processus vitaux, si bien que l’on éprouve une joie enivrante quand l’on réussit à les voir en transparence et à en comprendre la nécessité”. Tout à l’opposé de l’espoir, explicitement refusé, la tragédie réduit les ouvertures et les indéterminations de l’existence à une irrévocable univocité, à l’expérience d’une limite infranchissable. Il faut savoir nier l’existence pour atteindre à la vie, être capable de répudier la réalité empirique pour poursuivre ce qui est immuable et clos dans ses limites : “Ce que les hommes aiment de l’existence, c’est son climat, son indétermination, sa constante oscillation de pendule ne touchant jamais les extrêmes; ils aiment la grande incertitude, comme une monotone et soporifique berceuse […]. Les hommes haïssent l’univoque et le craignent. Leur faiblesse et leur lâcheté les poussent à biaiser à tout embarras qui vient de l’extérieur, à tout obstacle qui leur barre la route” [G. Lukács]».8 Tragédie, car le stoïcisme de la surhumanité n’est atteignable que par une frange réduite d’individus divisés en tant qu’appartenant à la destiné étrangère du surhumain et leur appartenance indispensable à leur identité et dont ils ne peuvent se dégager. C’est la nature anthropologique du schisme de l’âme telle que la percevait l’anthropologue : «Si l’on voulait caractériser rapidement l’homme divisé de Marcel Mauss, on pourrait dire qu’il est partagé entre les deux forces contraires et de l’amour et de l’identification, de l’Éros et de la Mimésis. Il subit la tension entre une extrême individualité et une extrême sociabilité, l’une cherchant à dominer l’autre. Cette tension provient de ce qu’il s’est entièrement identifié à une idée, à un groupe, à un personnage idéal - avec pour effet d’en être hypnotisé, aurait dit Le Bon. La voix de la conscience le lui rappelle constamment et lui demande de renoncer à l’instinct. Elle le conjure de s’attacher exclusivement à son but. Une telle voix “produit quelques grands hommes, beaucoup de psychotiques et beaucoup de névrosés” (S. Freud et W. C. Bullitt)».9 La référence à Freud, à la toute fin, est cohérente car Freud également saisit ce qui sépare l’homme qui parvient à équilibrer en son Moi les contradictions qui le déchirent, alors que la masse des humains restera toujours l’objet soit de ses pulsions intimes, soit des interdits de leur société. L’homme aliéné, par les deux extrémités, s’évade difficilement de ses névroses. Il apparaît donc logique que le surhomme en tant qu’individualité personnelle en soit venu à effacer, dissimuler, refouler la surhumanité annoncée par Zarathoustra.

Les revues illustrées d’ailleurs, ne cessaient d’honorer par des couvertures les faits d’armes de héros vite devenus populaires. En France, c’est ainsi que le général Boulanger, un type assez médiocre, soulève l’enthousiasme des foules; en Angleterre, une série d’éminents victoriens allait marquer les différentes générations : «Restent les images de l’autorité impériale occidentale - fascinantes, étrangement séduisantes, imposantes. Gordon à Khartoum, qui baisse un terrible regard sur les derviches soudanais dans le célèbre tableau de G. W. Joy, armé seulement d’un revolver et d’une épée au fourreau. Le Kurtz de Conrad au centre de l’Afrique, brillant, fou, condamné, brave, rapace, éloquent. Lawrence d’Arabie, qui, à la tête de ses guerriers arabes, vit la romance du désert, invente la guérilla, trinque avec des princes et des hommes d’État, traduit Homère et entend maintenir le “dominion brun” de la Grande-Bretagne. Cecil Rhodes, qui fait des pays, des conquêtes et des empires financiers aussi aisément que d’autres des enfants. Bugeaud, qui contraint à la reddition les forces d’Abd el-Kader et rend l’Algérie française. Les concubines, danseuses et odalisques de Gérôme, le Sardanapale de Delacroix, l’Afrique du Nord de Matisse, Samson et Dalila de Saint-Saëns. La liste est longue et ses trésors massifs».10 Le colonialisme, d’ailleurs, va rendre possible d’opposer au surhomme la sous-humanité raciale, ethnique, culturelle. C’est à travers ces exploits en terres étrangères, véhiculés par les illustrés ou les romans de gare, que l’antithèse dont ne parlait nullement Nietzsche – il parle des bêtes, des hommes et du surhomme; il n’y a pas d’antithèse entre l’homme et le surhomme mais un perfectionnement -, que l’idée de sous-humanité va se développer. Le surhomme, lui, avec un certain vague à l’âme, se baladera de la vieille à la novelle aristocratie. Un médiocre comme Guillaume II d’Allemagne, selon le ministre russe Sergueï Witte, «éprouvait un respect sacré pour les empereurs. “Il tient les empereurs pour des surhommes”11, conclut-il» dès 1888, alors que Bismarck se trouvait encore en poste. Par contre la jeune tsarine Alexandra, épouse de Nicolas II, aura une appréciation toute autre de Guillaume : «Willy se prend pour un surhomme mais, en vérité, ce n’est qu’un clown».12 Zarathoustra avait raison, la surhumanité appartenait à une noblesse nouvelle.

Elle n’appartenait pas, en tous cas, aux révolutionnaires, bourgeois ou socialistes. Si des socialistes attendaient la venue d’un sauveur, d’un grand homme, ce n’était pas, évidemment, l’espoir des marxistes. Ainsi, Pierre Lavrov, cet immigré russe à Paris, se fit le précurseur de Plékhanov, qui tenta au tournant du siècle, de réhabiliter la notion du grand homme dans l’accomplissement révolutionnaire : «Socialiste populiste, Lavrov a la conviction que ce sont les hommes, non les masses qui font l’histoire; mais les hommes n’agissent que par la masse. Laissée à elle-même, la masse n’est mue que par l’intérêt immédiat. Les intellectuels sont les éléments créateurs; du moins ceux qui inventent des idées neuves; ces idées sont d’abord admise par un petit groupe; puis elles irradient et peu à peu deviennent le patrimoine commun de l’humanité. D’autres idées sont alors lancées par un autre groupe, puis se diffusent pareillement. Ainsi chemine l’histoire. Bien loin de s’isoler, comme le surhomme de Nietzsche, l’homme de valeur doit au contraire devenir une force sociale».13 Par son énergie intarissable, sa volonté de puissance révolutionnaire et finalement sa réussite, Vladimir Oulianov, dit Lénine – qui était à couteau tiré avec Plékhanov -, finit par incarner cette hérésie du marxisme-léninisme. Lui-même, qui s’était toujours montré hostile à la guerre et se résigna à signer le traité de Brest-Litovsk qui amputait la Russie d’une grande partie de son territoire européen, n’était-il pas apparu comme un traître aux yeux des nationalistes russes? En tant que praticien de la politique, Lénine savait que le grand homme n’était que la face transitoire du traître et que, par l’adulation de ses supporteurs, on lui renvoyait toujours cette image négative : «De même que le “traître” est d’une nature non-humaine, de même le dirigeant communiste est un être à part - considérer certains êtres humains comme quantités négligeables ou comme sous-hommes, et adorer d’autres êtres humains comme des dieux ou comme des surhommes, ces deux extrêmes sont toujours allés de pair. Shub décrit la surprise et le dégoût de Lénine devant l’adulation que lui prodiguaient ses camarades; apparemment, il ne pouvait pas comprendre comment l’homme qu’il avait créé était devenu idolâtre. […] Le fait de placer certaines personnes dans la catégorie des “morts” historiquement inutiles, et le devoir de les utiliser avant de les rejeter, devoir que la polémique léninienne a enseigné au bolchevique, appelait en complément le culte du chef - qui pour le membre du Parti est le prolétariat mondial et incarne sa promesse de fraternité humaine, de rachat et de transcendance».14 C’est ainsi que bien des aventuriers, à cheval entre le surhomme et le traître, basculeront du piédestal à la voirie : ce sera le cas du général Boulanger sus mentionné; de Trotsky, de Boukharine, de Kamenev, Zinoviev et des grands révolutionnaires russes de 1917; de Wilson humilié par sa propre nation après avoir été reçu comme un sauveur en Europe; de Mussolini abandonné par le P.N.F, de Pétain qui, de héros de Verdun au procès de trahison sera condamné à l’indignité nationale; de Hitler finalement, pris comme un rat sous les bombardements dans le bunker de la chancellerie allemande. Dans la foulée des massacres du XXe siècle, la roche Tarpéienne ne chômait pas.

Il semblait assez facile, à l'époque, de se revêtir de l'armure du condottieri pour se faire surhomme, comme s'en vanta Freud : «Je ne suis ni un véritable homme de science, ni un observateur, ni un penseur. Par tempérament, je ne suis qu’un conquistador, un explorateur, si tu préfères ce terme; je possède toute la curiosité, la hardiesse et la ténacité qui sont les apanages de ces sortes d’individus»,15 écrit-il à son collègue Fliess. Le savant pouvait tenir cette position qui sauvegardait son orgueil sans avoir à affronter la vengeance de la populace les mauvais jours venus. Mais pour les intoxiqués de la mégalomanie, pour les patriotes fanatiques, le grand homme n’avait qu’à exiger pour être reconnu implicitement un surhomme. On en appelait, en France, aux soldats de l’an II qui résistèrent à la fois aux envahisseurs étrangers et aux contre-révolutionnaires vendéens : «Si, dans l’ancienne France, des pancartes avaient interdit l’entrée des lieux publics aux “chiens, aux prostituées et aux soldats”, un placard jacobin proclamait que “la profession des armes, autrefois considérée comme indigne, est aujourd’hui honorable”».16 Avant d’être surhomme, Napoléon avait bénéficié de ce goût de la gloire en affirmant que chaque soldat disposait d’un bâton de maréchal dans sa giberne. Sur de telles déclarations, même vaincu, Napoléon conserva son prestige jusqu’après sa mort au point d’être reconnu par Hegel, comme nous l’avons dit, l’Esprit du monde. Voilà ce que Nietzsche voyait dans le surhomme – et la surhumanité – que les autres ne voyaient pas dans le grand homme. C’est celui qui se dépossède de ses caprices trop humains, pour épouser un idéal supérieur, une mission suprême, un patriotisme qui, des Marseillais de l’an II passerait aux Poilus de 14-18 et au feldgrau allemand : «L’impossible devient possible parce que l’esprit a transcendé la simple obligation, la simple action, le simple devoir - ce devoir qui, dans la culture franco-anglaise, n’a qu’une fonction utilitaire et égoïste. Dès le début de la guerre, l’expression die heilige Pflicht, le devoir sacré, devient un leitmotiv. Dans le train qui l’emporte vers le front en septembre 1914, un jeune étudiant en droit, Franz Blumenfield, pense que la guerre est “horrible, indigne des êtres humains, stupide, désuète et destructrice à tous les points de vue”, mais en même temps il exulte à l’idée de se sacrifier et de s’engager personnellement : “Car l’essentiel est sans aucun doute d’être prêt au sacrifice et non pas l’objet du sacrifice”. D’un côté, il condamne la guerre en tant que réalité, produit de l’Histoire et des relations entre peuples et États, et de l’autre, il applaudit à l’idée qu’elle représente».17 C’est parce que la Grande Guerre fut d’abord une guerre sans surhumanité que des millions d’individus, venus de tous les coins de l’Europe et d’ailleurs, firent d’abord et avant tout l’expérience de la sous-humanité que la radicalisation des deux figures ontologiques allaient se dresser dans une hiérarchie où ne resteraient plus que deux barreaux fixés aux extrémités de l’échelle. C'est par un tour de force que les États, par le culte du Soldat inconnu, firent oublier après-guerre les conditions sous-humaines dans lesquelles furent traités les soldats pendant quatre ans pour les reconnaître moins comme des surhommes que des patriotes valeureux.

C’est pour avoir vécu pendant quatre ans dans des conditions propres à qualifier la sous-humanité dans les tranchées sinon jetés dans des affrontements vains et sanglants que les anciens combattants, et surtout les Frei Korps allemands, se montrèrent disposer à accepter la rhétorique du surhomme. Dans leurs mémoires, leurs souvenirs de guerre, leurs correspondances, ils avouaient qu’il fallait appartenir à la surhumanité pour passer au travers de ce qu’ils avaient vécu : «À la pratique du sous-homme répond la théorie du surhomme. C’est dans l’équilibre toujours maintenu entre le vécu et le déclamé, que chacun devra trouver la clé de son confort psychologique. Pour aider la digestion, l’État totalitaire aura d’ailleurs toujours la sagesse d’ajouter quelques éléments de distraction. Quelle croyance suffirait à éponger toutes les insatisfactions? […] L’empire nazi offrira plus qu’une formule en pâture à ces Übermenschen complètement soumis; il leur offrira aussi l’Untermensch à piétiner. Un gage de plus pour qu’ils se persuadent de leur grandeur - un élément de “pratique” à ajouter à la théorie. La “race des seigneurs” sera aussi celle des tortionnaires. […] C’est sur cette position charnière extraordinaire - qui lui permet de digérer tout en repoussant, et d’ouvrir tout en refermant - que jouent les dialecticiens nouveaux».18 Le temps était venu d’assumer le déclin en réduisant à l’esclavage tout ce qu’il y avait de sous-humanité dans le monde. La volonté de puissance doublée de l’énergie vitale se détachaient de leurs systèmes conceptuels pour devenir des mots d’ordre. Avec les horreurs qu’ils entraînèrent dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, la surhumanité de la S.S. engendra celle de la Résistance dans les différents pays occupés par le régime hitlérien : «Résister, c’est d’abord trouver la force de dire “non”, sans avoir toujours une idée très claire de ce à quoi on aspire. […] Résister suppose toujours d’invoquer une histoire, une mémoire, une culture par lesquelles et au nom desquelles je dis: “Non, pas ça, plus ça, pas moi.” Si l’acte de résistance est création, ou re-création d’un sujet qui se construit en s’opposant, il s’inscrit aussi dans une filiation qui donne sens à son refus, lequel va s’exprimer à travers des procédés plus ou moins radicaux de non-coopération, voire de confrontation avec l’adversaire».19 L’épuisement démographique et moral de la civilisation occidentale aux lendemains du conflit concéda que le surhomme avait été emporté par le souffle de la bombe lancée sur Hiroshima. Le superman préférerait désormais affronter des bandits de droits commun, des psychopathes meurtriers, des espions sans nation d'ancrage. La surhumanité appartenait à un autre monde que celui de l’humanité. Elle était, comme l’appelait un film de science-fiction de Christian Nyby, co-réalisé avec Howard Hawks, La“Chose” d’un autre monde (1951) : «La Chose, de genre neutre - comme l’ennemi échappant au genre humain (“C’est un Martien, peut-être!…") -, est, suivant le cri du cœur du scientifique, un “être supérieur”, qui n’a “pas d’émotion” : “Ni souffrance, ni plaisir, aucune sensation, sensibilité nulle, c’est notre supérieur, notre supérieur à tout point de vue!” Il se repère à sa radioactivité. D’ordre végétal, il se reproduit sans sentiment. Il se multiplie. D’apparence très humaine, plante “surhumaine” en fait (il mesure deux mètres), sorte de Frankenstein-robot, il est là pour “conquérir la terre” en se multipliant “de manière effrayante”. Il figure parfaitement les foules mécanisées de l’“homme nouveau” des années trente».20 L’évangile de Zarathoustra, après tout, n’annonçait-il que cela? L’homme était trop imparfait pour penser parvenir à ce stade stoïque du surhomme; la surhumanité n’était qu’un pur produit de l’esprit, à l’image de son prédécesseur, Dieu. Autrement, et l'Histoire allait le démontrer tragiquement, il n'était qu'une Chose effrayante.

Et rare furent les véritables méthodes pour distinguer les uns des autres sinon que l’apparence. Toute la propagande nazie des années 30-40 reposait sur cette distinction superficielle : «Le terme Untermenschen reçut droit de cité aussi bien dans la propagande intérieure que dans celle qui visait l’Ouest. Des photographies de prisonniers soviétiques hirsutes aux sourcils broussailleux et renfrognés émaillèrent les pages de la presse allemande, côte à côte avec des portraits de beaux guerriers en feldgrau à l’air pénétré».21 L’uniforme feldgrau amplifiait la virilité de celui qui le portait, répondant ainsi aux canons de l’art grec qui, depuis Winckelmann à la fin du XVIIIe siècle, représentait la virilité exemplaire. En retour, le corps maladif, décharné ou obèse, ne pouvait qu’appartenir à un Untermenschen. Les caractéristiques attribués au corps féminin, au corps juif, au corps homosexuel ou slave et surtout au corps infirme, marquaient une infériorité naturelle et ontologique incontestable. Comme le rappelle G. L. Mosse : «Dès l’origine, il fut en effet considéré comme un tout : corps et âme, aspect extérieur et qualités intérieures, étaient censés former une unité harmonieuse. La virilité est un stéréotype, reflet d’une image mentale standardisée. L’image intériorisée s’appuie, en retour, sur la perception de l’aspect physique, qui doit permettre de juger de la valeur d’une personne. Les stéréotypes objectivent la nature humaine, la rendent immédiatement visible et jugeable. Ils se sont formés à l’époque moderne au moment où la société, désorientée par les bouleversements qu’elle subissait, cherchait des symboles capables de concrétiser des notions abstraites».22 En tant que stéréotype, l’image de l’homme viril n’avait aucune substance. Elle n’était qu’une forme dans laquelle étaient investies une charge affective et une norme idéaliste entretenue par les gymnastes et les hygiénistes. Pour la classification ontologique, il ne restait plus que «la séduction d’une telle abstraction, une fois incarnée dans une forme humaine familière, ce que cherchèrent à faire les gouvernements et les politiques de tous bords».23 L’esthétique finit par modeler le tout, comme le remarque encore Mosse : «L’idéal masculin de Winckelmann fut même colorisé. Il croyait, à tort, que la statuaire grecque n’était pas peinte, mais Carl Gustav Carus, dans sa Symbolik der menschlichen Gestalt “Symbolique de la forme humaine”, 1853), proclama que le blond, couleur solaire, était la marque des races supérieures. Pour Carus, la conformation physique des personnages grecs était supérieure à toute autre. Sans doute existait-il en Allemagne, vers la fin du siècle, des gens pour penser que l’irrégularité des traits reflétait la nature intime des Allemands, leur obstination propre, mais ces Aryens-là étaient généralement décrits comme vieux et contrefaits; les jeunes, eux, devaient être à la hauteur des canons grecs. […] il semble que les nazis, qui poussèrent le nationalisme moderne à son comble, aient entrevu qu’ils partageaient ce modèle masculin avec d’autres».24 L’apparence, l’illusion superficielle en venait à prendre une dimension sérieuse que l’anthropologie du temps ne cessait de confirmer. Ce n’est pas pour rien que les partisans de l’art classique résistèrent si farouchement aux nouvelles formes artistiques issues de l’Impressionnisme. Outre la série du Père Ubu, Alfred Jarry se fit connaître pour un roman qui était le non-dit du surhomme : «Le Surmâle : le livre de l’exploit. Ou bien : le livre des exploits. Ils sont en effet de deux ordres : exploit dans l’ordre de la compétition sportive, - exploit dans l’ordre de la répétition de l’acte charnel qu’on nomme vulgairement “faire l’amour”».25 Rendue à la Nouvelle Objectivité allemande, durant l’entre-deux-guerres, le malin plaisir de certains peintres à illustrer des corps difformes, tordus et pathétiques relevait purement et simplement de la provocation. La Grande Guerre avait officialisé, par ses fiches anthropomorphiques, les distinctions physionomiques des partis : «Ami et ennemi se différenciaient clairement l’un de l’autre au moyen de critères de jugement familiers : la beauté ou la laideur physique, la force ou la faiblesse, la maîtrise ou l’absence de maîtrise de ses passions. Le corps d’un homme qui appartenait à la race supérieure devait être harmonieux et cependant exprimer force et assurance. Il est facile de voir comment le racisme pouvait apporter un surcroît de substance au nationalisme, définir précisément le caractère national et - à la différence des symboles classiques du nationalisme comme le drapeau ou les hymnes nationaux - fournir des symboles concrets et familiers, visibles et palpables, que cela ait été le corps superbe de la race supérieure ou celui déformé de la race inférieure».26 Les mots devenaient ainsi de plus en plus dangereux pour les Êtres.

Le stéréotype devint donc un véritable modèle; on peut même dire qu’il érigea une des premières campagnes de mode pour homme. Sur ce point, la tradition militaire donnait le ton, même si les uniformes flamboyants de 1914 eurent vite cédés devant le kaki qui confondaient désormais les armées. Ce glissement de l’apparence du vêtement au corps rejoignait les valeurs esthétiques héritées de Winckelmann : «Ainsi le nouvel homme du fascisme ou du national-socialisme n’était-il pas vraiment nouveau. La plupart de ses traits appartenaient déjà au modèle masculin normatif; on les retrouve poussés à l’extrême du côté de l’agressivité, et redéfinis sans une ombre d’ambiguïté, car ce modèle devenait un essentiel instrument de domination. Si un monde semble séparer l’élégant gentleman britannique et le brave garçon américain du S.S. idéal, ils sont au fond façonnés dans le même moule réunissant en lui les qualités de force et de séduction esthétique, de réserve et de violence, de dispositions à la générosité et à la compassion ou au combat acharné et impitoyable. Le fascisme et le national-socialisme ont démontré les effrayantes possibilités de la virilité moderne, une fois celle-ci réduite à ses fonctions guerrières».27 Ce qui était relativement nouveau, c’était la diffusion démocratique du modèle. Ainsi, «alors que le nazisme projetait sur l’Allemagne une ombre de plus en plus menaçante, l’écrivain pacifiste de gauche Arnold Zweig écrivit aussi des pages enthousiastes sur le nouveau Juif, au corps accompli, entraîné, musclé, qui, suivant l’exemple anglo-saxon, s’intéressait autant à son développement physique qu’intellectuel. Plus frappant, le “nouvel Allemand” dépeint par Zweig en 1931 devenait le modèle du nouveau Juif».28 À l’extérieur de l’Allemagne, des intellectuels déjà formés à l’esprit classique, comme Brasillach, Bardèche, Montherlant et Drieu La Rochelle, communiaient dans le même esthétique du corps. Évidemment, malgré un interdit pour les désirs homosexuels, «cette vénération pour la sublimité du corps masculin allait perdurer et devenir constitutive du stéréotype. La continuité est frappante quand on sait que, un siècle et demi après [Winckelmann], Adolf Hitler évoqua l’immortel idéal de la beauté grecque, alliant une exceptionnelle beauté physique à un esprit radieux et une âme noble. Hitler alla même plus loin, et établit la primauté du corps en déclarant que rien ne pouvait embellir un corps contrefait, pas même un esprit rayonnant. L’homosexualité de Winckelmann a certainement eu un rôle à cet égard, et, malgré ses évolutions, le stéréotype masculin allait s’appuyer sur une sensibilité “homoérotique” qui allait donner naissance à des modèles aussi divers que l’élégant gentleman britannique ou le jeune Américain».29 Il faudra revenir sur cet aspect primordial du Symbolique entre les uniformes ornés des Bleus et des Gris de la Guerre de Sécession jusqu’aux ornements morbides des uniformes S.S., mais il suffit pour le moment de conserver en mémoire l’importance de l’action fantasmatique manichéen entre la race des surhommes et celle des sous-hommes pour saisir l’ontologie du premier XXe siècle qui explique, en partie, la commission de tant d’horreurs.

Qui parle de fantasmes et d’esthétique pense immédiatement à l’apport de l’art et surtout de la littérature au stéréotype du surhomme. Son image littéraire s’est formée bien avant Le Surmâle de Jarry et c’est dans un terreau bien cultivé que les jeunes intellectuels le trouvèrent prêts à mobiliser les consciences de la jeunesse des années difficiles. Si on retient le nom de Nietzsche et de Zarathoustra comme pères du surhomme, on ne peut attribuer toutefois la diffusion du thème par ce seul livre : «Gramsci a montré clairement comment cet idéal du surhomme a pu naître, au XIXe siècle, au sein d’une littérature qui se voulait populaire et démocratique : “Le feuilleton remplace (et favorise dans le même temps) l’imagination de l’homme du peuple, c’est un véritable rêve éveillé […] de longues rêveries sur l’idée de vengeance, de punition des coupables pour les maux infligés […]”. Ainsi, il était légitime de s’interroger sur les origines du culte du surhomme de droite mais aussi sur les équivoques du socialisme humanitaire du XIXe. Pensez : Mussolini débute comme socialiste et finit nationaliste réactionnaire : le surhomme du roman populaire commence par être démocratique (Sue et Dumas) pour finir nationaliste (Arsène Lupin). S’agit-il de coïncidences - sans compter que l’on pourrait trouver des équivalents contemporains très intéressants?».30 Les personnages des romans de Hugo : Jean Valjean, Gilliatt, Quasimodo, l’homme qui rit sont des personnages démesurés qui possèdent en eux-mêmes les traits caractéristiques du surhomme de Nietzsche. Les personnages d’Alexandre Dumas également répondent au stéréotype du surhomme : «La différence entre Dumas et Nietzsche (s’il n’y en avait qu’une seule) tient tout entière en ceci: Nietzsche est historiquement mûr (il a la force spéculative) pour rompre les ponts avec les justifications transcendantes, coûte que coûte (au risque du bannissement); Dumas est dépourvu de cette force spéculative et très soucieux de vendre son produit : d’autre part, en raison de l’Esprit du Temps, il ne sait plus comment le situer. Alors, le Surhomme deviendra un envoyé du Seigneur. La transformation s’opère au chapitre 48, au cours d’un dialogue entre Monte-Cristo et Villefort, le magistrat qui le fit enfermer au château d’If. Le comte expose sa philosophie de la supériorité, conteste le pouvoir des lois au profit du choix individuel qui en brise les liens, raisonne avec froideur sur sa propre image, et soudain, pour tenir tête aux objections de Villefort, il tire de sa manche l’atout de la Mission Divine. Il existe des “hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir. […] Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu’à ce jour, aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne”».31 Eugène Sue, lui, livrait un jeune noble en stage dans le milieu de la petite pègre urbaine : «Rodolphe, juge et justicier, bienfaiteur et réformateur hors les lois, est un Surhomme; issu en droite ligne du héros satanique romantique, il est sans doute le premier en date dans l’histoire du feuilleton, le modèle pour Monte-Cristo, le contemporain de Vautrin (lequel naît auparavant mais se développe pleinement à cette époque) et, en tout cas, le précurseur du modèle nietzschéen. Gramsci l’avait noté avec beaucoup de perspicacité et d’ironie : le Surhomme est forgé par le roman-feuilleton et n’arrive à la philosophie que bien plus tard. Le Surhomme est le ressort nécessaire au bon fonctionnement du mécanisme de la consolation; il rend immédiats et impensables les dénouements des drames, il console aussitôt et console mieux».32 Malgré ce qu’on peut juger du feuilleton, Umberto Eco considère les limites politiques de ces héros : «Le Surhomme de feuilleton prend conscience que le riche prévarique sur le dos du pauvre, que le pouvoir se fonde sur la fraude, mais il n’en devient pas pour autant un prophète de la lutte des classes, à l’image de Marx, et n’aspire donc pas à la subversion de l’ordre social. Simplement, il superpose sa propre justice à la justice commune, il détruit les méchants, récompense les bons et rétablit l’harmonie perdue. En ce sens, le roman populaire démocratique n’est pas révolutionnaire, il est caritatif, consolant ses lecteurs par l’image d’une justice fabuleuse; toutefois, il met à nu certains problèmes et, s’il n’offre pas de solutions acceptables, du moins trace-t-il des analyses réalistes».33 En ce sens, le feuilleton ne fut pas seulement un fournisseur au concept du surhomme, mais il l’associa à une conception proprement anarchiste.

La grande littérature ne dédaigna pas non plus faire une escapade dans la fantaisie de la surhumanité. Nietzsche s’inspirera du dandy en Baudelaire pour son propre modèle : «Baudelaire consigne, dans Mon cœur mis à nu, une remarque que Nietzsche, en 1887-88, recopiera (parmi plusieurs autres) :
Dandysme.
Qu’est-ce que l’homme supérieur?
Ce n’est pas le spécialiste.
C’est l’homme de Loisir et d’Éducation générale.
Être riche et aimer le travail”».34
Maldoror n’était pas moins convaincu que Zarathoustra de l’affirmation subjective comme but du devenir-surhomme : «Par les phrases les plus fortes nous est affirmé ici le pur choix de Maldoror : “Je veux résider seul dans mon intime raisonnement… Ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau”. Affirmation d’une clarté décisive. Et, au même instant, nous saisissons comment ce pur désir d’être soi, le refus angoissé de toute présence autre, par cette angoisse même, devient le mouvement fasciné qui ouvre l’être à autrui et le change radicalement en quelque chose d’autre».35 Et Barbey d’Aurevilly faisait de son jeune personnage de Mesnilgrand, dans Les Diaboliques, un être que rien n’arrête «au-dessus de la vie, dans la position que sa fierté lui commandait à lui-même : “Il imposait comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à la vie : car qui ne demande plus rien à la vie est plus haut qu’elle, et c’est elle alors qui fait des bassesses avec nous”».36 Mais déjà, le surhomme pouvait se détourner du bien et rechercher le mal, par sa nature même, comme si Dracula pourrait anticiper la vêture du S.S. : «…l’homme sombre et livide, à la cape noire, au regard noir, à la force musculaire irrésistible parce que surhumaine. Son champ symbolique comporte la nuit, la mort, la chauve-souris, le loup, le regard pénétrant, les canines hypertrophiées, la soif de sang, et une évidente brutalité virile».37 L’artiste, pour sa part, pouvait apparaître comme un Prométhée moderne, ayant brisé le cadre sacré de la perspective et du réalisme académique. Parlant de Monet, Zola s’exclamait : «Voilà un tempérament, voilà un homme dans la foule de ces eunuques!».38 Lorsque Zarathoustra en appelle au Créateur et à l’Inventeur, Zola souscrit entièrement à cette vision de la tâche du surhomme : «Quant à moi, ce n’est pas l’arbre, le visage, la scène qu’on me présente qui me touchent; c’est l’homme que je trouve dans l’œuvre, c’est l’individualité puissante qui a su créer, à côté du monde de Dieu, un monde personnel que mes yeux ne pourront plus oublier et qu’ils reconnaîtront partout», comme il l’exprima dans sa critique du Salon des Refusés.39 Dans une autre veine, celui du colonialisme, il en vint à déborder son propre humanisme : «comme le clamait lyriquement Zola : “Leur plaisir est d’agir, de soumettre des continents, leur récompense d’avoir augmenté la vie. Répondant à l’appel de nouveaux horizons, et marchant de conquête en conquête, leur vitalité retrouvée se déploie dans une existence aux frontières du surhumain” (1898)».40 Quoi qu’il en soit et quoi qu’en ait dit Zola, ces artistes de la modernité se sentaient effectivement comme des surhommes. Par leurs conditions souvent austères, ils sentaient qu’ils pouvaient dépasser la mesure de l’homme commun, à l’exemple de Van Gogh qui «ne se plaignait pas de la vie ardente et exténuante qu’il menait. Il pouvait s’accommoder facilement du manque de confort et de nourriture, tant qu’il était en mesure de continuer son travail. “Ah! mon cher frère, s’exclamait-il, quelquefois je sais tellement bien ce que je veux. Je peux bien, dans la vie et dans la peinture aussi, me passer de bon Dieu, mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose de plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer”».41 De la part d'un ancien prédicateur des corons, cette déclaration n’allait pas sans aveux.

Le modèle du surhomme de feuilleton resta cependant le détective-enquêteur dont Edgar Poe traça le modèle avec son mystificateur Dupin : «Du moment que l’histoire existe, le policier est infaillible. […] [Car] qui est Dupin? Au fond, Poe n’en sait rien. L’homme ne l’intéresse pas. Il lui suffit de nous suggérer que Dupin est une prodigieuse machine à raisonner […] En somme, il n’existe pas. En tant que personnage, il est presque de trop. On ne lui demande que d’être une voix. L’homme qui ne se trompe jamais s’exclut de la communauté humaine».42 En effet, la perfection de la surhumanité pourrait conduire là où Nietzsche ne l’attendait pas, c’est-à-dire à un individu totalement dénué de toute humanité, capable, comme dit le criminologue Thorwald, de donner «une assurance de “surhomme”; une assurance à la Sherlock Holmes»!43 Siegfried Kracauer, qui analyse de manière théologique le roman policier, tient les prouesses du surhomme pour une pure mystification, ce en quoi Poe ne l’aurait pas contredit : «Cet exercice fait du détective non seulement une caricature du moine, mais encore le pendant du héros de la ratio, qui affirme en toute circonstance la vérité certaine. Sauf, il est vrai, qu’il figure dans ce rôle sans présenter plus que l’apparence du héros. Car, dans le monde relatif, ce n’est pas de haute lutte qu’il conquiert l’absolu incertain, mais c’est lui l’absolu qui lutte en ce monde; ainsi, non soumis à la relativité, il ne connaît pas non plus le conflit tragique qui le condamnerait à l’échec inéluctable. Au contraire, la victoire lui appartient a priori et son héroïsme n’est donc qu’un malentendu de l’héroïsme authentique que seule la mort peut sceller en délivrant définitivement le relatif du paradoxe. Le héros est héros s’il peut mourir; le détective au contraire ne doit pas mourir, car la ratio doit sans cesse se conduire héroïquement - et au cas où il mourrait quand même, sa mort ne serait qu’un hasard (dû par exemple à une paralysie de l’imagination de l’auteur) et non une épreuve ultime. Si intrépide que soit son engagement, si hardiment qu’il chasse les criminels en chevalier sans peur et sans reproche, ses traits héroïques ne sont que la draperie de l’homme sans destin, que des produits de l’intention esthétique qui doit rendre visibles toutes les correspondances du personnage sur le plan de la réalité».44 Après Conan Doyle, ce sera le défi des auteurs de romans policiers de ramener leurs personnages à des niveaux plus proches de l’humanité afin qu’ils attirent un lectorat qui voudrait être en mesure de se mesurer à ses enquêteurs favoris, ou qui, tout simplement, cherche à être ému. Comme en inversant le référant moral. Si le surhomme maléfique peut être Hyde ou Dracula, sur un autre plan, il peut devenir Fantômas ou, mieux, brouillant à la fois le bien et le mal, le gentleman cambrioleur, Arsène Lupin : «Mais ce n’est pas pour cela que Lupin séduit tant ses contemporains. La vraie raison, c’est que Maurice Leblanc (par calcul ou par absorption inconsciente de l’air du temps) fait de son gentleman cambrioleur l’incarnation du héros français, le représentant d’une énergie, d’un élan vital, d’un goût pour l’action associé à un respect de la tradition. Autrement dit, on retrouve chez Arsène Lupin, de façon très évidente, plusieurs théories : Sorel (l’énergie créatrice, la polémique contre la bonasserie et la stupidité de la bourgeoisie, la construction volontariste d’un Mythe). Bergson (un “élan vital” interprété du point de vue du surhomme et inspiré, justement, de Sorel), ou encore Maurras (la condamnation de l’accumulation de l’Argent, un certain sens mystique de la tradition française)… Lupin organise le crime, bafoue la police, pille des fortunes, les dilapide et, en toute innocence, se lance vers de nouvelles aventures non par soif de justice ou appât du gain mais par désir de puissance, pour déployer d’une manière extrêmement narcissique ses sources d’énergie : “Il y a des moments où ma puissance me tourne la tête. Je suis ivre de force et d’autorité…”, s’écrie-t-il dans l’Aiguille creuse, alors qu’il s’apprête en mégalomane, à léguer à la France des trésors qui appartiennent à César, Charlemagne, Louis XIV, ainsi que le secret d’une immense base militaire réputée imprenable, que le pays a perdue (une fois que, mais Lupin n’ose le dire, la monarchie a cédé devant la vile révolution - et là c’est Maurras qui parle à travers lui)».45 Si le surhomme de feuilletons aboutit à droite, c'est parce que dès le départ – dès Edgar Poe -, il était cette machine à satisfaire la ratio. N'étant qu'un automate de l'esprit, la condition humaine lui importait peu; seule la résolution d'un problème le stimulait. Il faudra attendre le monde de Maigret avec Simenon pour trouver un détective-enquêteur qui observe plus que le comportement des suspects. Avec les inventions de la bande dessinée et du cinéma, ces caractères de la surhumanité s'approprièrent vite les nouveaux média de masse. De nouveaux héros, adaptés aux média, serviront des épopées encore plus fantastiques de la surhumanité, jusqu’à en faire perdre ce goût de vraisemblance qui attirait les lecteurs de romans policiers : «Face aux crises, la science-fiction a pénétré ainsi l’image. Elle exemplarise les combats dans d’incessantes guerres des mondes, d’implacables combats du Bien contre le Mal, du Héros contre le Traître, du Dieu contre le Diable. Tout est quête du Graal dans une geste chevaleresque transposée. L’homme nouveau hante la bande dessinée à travers les super-héros, tels Buck Rogers in the 25th Century de Dick Calkins et Phil Nowlan et Tarzan de Harold Foster en 1929; Dick Tracy de Chester Gould (1931); Flash Gordon d’Alex Raymond (1933); Prince Valiant d’Harold Foster (1937); Superman de Jerry Siegel et Joe Schuster (1938); Batman de Bob Kane (1939). Tous surgissent de façon très significative aux États-Unis à partir de la grande crise de 1929. Le preux aux super-pouvoirs, alliant le Droit et les puissances de la science, montre la Voie. L’éditeur Paul Winkler introduit ces séries en France avec la création du Journal de Mickey le 21 octobre 1934 (Jim la Jungle, Prince Vaillant). En 1936, Robinson lance Guy l’Éclair (Flash Gordon). Changeant le rythme de l’action, les points de vue, la place du texte dans l’image (avec les phylactères), ces “comics” américains bouleversent la presse enfantine. Ils imposent pour longtemps le surhomme en action dans un temps passé-présent-futur».46 La surhumanité du XXe siècle, définitivement, ne serait pas allemande mais américaine.

Malheureusement, la surhumanité avait ses tares, autant en fiction que dans les prétentions réelles. Les savants devenaient fous, les détectives meurtriers (comme Hercule Poirot), les superhéros devenaient, comme Batman, aussi psychopathes que les méchants qu’ils combattaient. Le surhomme n’était en fin de course qu’un homme ordinaire doublé d’une technique qu’il maîtrisait habilement. 

Une fois ramené à ses proportions réelles, comme Superman lorsqu’il est Clark Kent, la magie n’opérait plus. Comme le souligne encore une fois Umberto Eco : «Souvent, la vertu du héros s’humanise, et ses pouvoirs ultra-surnaturels ne sont que la réalisation parfaitement aboutie d’un pouvoir naturel, la ruse, la rapidité, l’habileté guerrière, voire l’intelligence syllogistique et le sens de l’observation à l’état pur que l’on retrouve chez Sherlock Holmes. Mais dans une société particulièrement nivelée, où les troubles psychologiques, les frustrations, les complexes d’infériorité sont à l’ordre du jour, dans une société industrielle où l’homme devient un numéro à l’intérieur d’une organisation qui décide pour lui, où la force individuelle, quand elle ne s’exerce pas au sein d’une activité sportive, est humiliée face à la force de la machine qui agit pour l’homme et va jusqu’à déterminer ses mouvements, dans une telle société, le héros positif doit incarner, au-delà du concevable, les exigences de puissance que le citoyen commun nourrit sans pouvoir les satisfaire».47 Les auteurs, comme les artistes, réalisaient que leur surhumanité ne provenaient pas de dons extraordinaires, mais bien des souffrances et des efforts qu’ils mettaient à donner vie à leurs œuvres. Thomas Mann, pour exemple : «À ses yeux, sa souffrance intolérable ne provient pas d’une erreur individuelle, mais de la structure générale de la condition humaine. Celle-ci ne peut être que malheureuse, et la supériorité des natures d’élite consiste précisément à la reconnaître et à l’accepter comme telle. Ce qui permet à l’artiste de ne pas sombrer dans le désespoir absolu. C’est le plaisir qu’il prend au travail de la forme et à la mise en œuvre de son expérience tragique».48 Les héros du dramaturge Ibsen en savent également quelque chose : «L’artiste vit dans son rêve, il est séparé du monde réel par la densité de ses propres visions. Il n’aperçoit dans son modèle (ou, quand il s’agit du poète dramatique, dans son interlocuteur) qu’une source d’inspiration. Il ne sait pas deviner les mouvements ou les aspirations d’une âme qui veut s’ouvrir à lui. Il refuse l’échange. Il prend, il ne donne pas. Il se réserve pour son œuvre. Ses yeux ne s’ouvrent même pas sur le monde qui l’entoure, sauf si ce monde et la société qui y vit peuvent l’aider à construire l’édifice dont il rêve».49 Il y a un peu de son propre destin qu’Ibsen fait porter à son personnage de Brand : «Pour mieux créer, l’artiste a fermé les yeux sur les dévouements qu’on lui portait, sur l’amour qui cherchait à se déclarer. Il est passé à côté de la vie. C’est en vain qu’il essaie de renouer avec le passé, de réparer les erreurs, de les oublier, de payer sa dette envers une femme à qui il doit le succès et même la gloire».50 C’est une tragédie que le surhomme ne peut éviter, qu’il soit artiste, écrivain ou, à plus fortes raisons, homme d’État : «L’homme supérieur ne peut pas marcher vers son but sans faire souffrir son entourage, sans accepter que ses proches se sacrifient pour lui et, par conséquent, il n’échappe jamais au sentiment de la culpabilité. Mais ce sentiment devient encore plus poignant au moment où s’arrête l’action, où l’inspiration tarit».51 Bourgeois de petites villes norvégiennes, les héros d’Ibsen doivent surmonter leur milieu afin de faire triompher leurs aspirations collectives. C’est ce qu’apprendra à ses dépens Stockman, le bourgeois réformiste d’Un ennemi du peuple : «Le fait est, voyez-vous, qu’en ce monde l’homme le plus fort est celui qui se trouve le plus seul».52 Bien avant que les Américains fassent monter le common man au Sénat, dans le film célèbre de Frank Capra, Mr Smith goes to Washington (1939), Ibsen plaçait ses tranquilles petits-bourgeois saisis hors de leur confort, poussés vers la tragédie généralement réservée aux seuls nobles. Ils se sentaient soudainement pris d’un appel mystique obsessionnel : «Ils veulent réaliser toutes les virtualités de leur moi supérieur. Ils ont perçu un appel, ils veulent y répondre. Le mot clé du théâtre ibsénien est sans doute “vocation”».53 Indubitablement, ce sont des surhommes motivés par un Moi conquérant, prêt à révolutionner le monde, à la manière de Freud. Les défis qui se présentent à eux semblent les élire à l'accomplissement des tâches qui vont même à l’encontre de leur milieu dont ils se font vite détester : «Or, ce développement de la personnalité semble parfois absurde, arrogant, provocant à l’entourage du héros, à la société conservatrice qui l’entoure. Se réaliser soi-même, selon l’optique d’Ibsen, ce n’est pas suivre sa pente naturelle, c’est, le plus souvent, écarter les solutions faciles ou toutes faites et ramer à contre-courant, savoir au besoin ne pas reculer devant l’éclat ou le scandale».54 Et Maurice Gravier d’insister : «La question qui donne son titre au 9e chapitre de Par-delà le bien et le Mal, “Was ist Vornehm?”, Qu’est-ce qui est noble?, cette anxieuse interrogation est au cœur même de l’œuvre ibsénienne. Et peut-être, hélas, est-ce justement cette question dont le sens est aujourd’hui si peu compris».55 Pas moins que dans le roman policier, le surhomme d’Ibsen va masqué : «Sans action, les personnages d’Ibsen ne prennent pas vie. Par l’action, les caractères inhérents aux personnages surgissent et se révèlent pour le bien ou pour le mal. Les personnages d’Ibsen ont des visages humains qui sont comme des masques cachant des forces monstrueuses sous la surface, ces forces mêmes que, spectateur ou spectatrice, nous percevons comme des traits archétypaux, une fois que nous sommes pris par l’action».56 Comme le disait déjà le prologue du Faust de Gœthe : Au commencement était l’action, et c’est là le premier commandement qui fait apparaître le surhomme sur la scène bourgeoise.

Si des petits drames quotidiens issu du fond d’un village norvégien pouvaient faire naître un surhomme sous la peau d’un bourgeois, imaginons maintenant ce que les révolutions, les guerres et le colonialisme ont pu faire sortir de surhumanité chez ces conquérants victorieux. On a vu Zola dithyrambique devant les colonisateurs français. Des feuilletons exotiques célébraient de même les aventures coloniales, comme Émile Nolly, pseudonyme du capitaine Détanger (1880-1914), qui devait mourir au combat au début de la Grande Guerre après avoir publié un roman du genre Hiên-le-Maboul : «Hiên est un tirailleur des troupes coloniales, par les yeux de qui nous voyons “l’Aïeul”, c’est-à-dire le capitaine, en qui Hiên voit “un dieu”; il admire les boutons dorés et les bottes vernies, il idolâtre le sourire et les yeux clairs de “cet homme galonné d’or et casqué de blanc”; aucune autre image ne pourrait rendre plus clairement compte des rapports entre colonisateur et colonisé, conçus idéalement par le colonisateur».57 Lorsque les Occidentaux prêtent la parole aux sous-hommes, c’est toujours pour montrer à quels points ils sont subjugués par le vernis de leur conquérant. On s’imagine mal un auteur nazi décrivant la fascination d’un sous-homme d’Auschwitz devant l’uniforme S.S.! Joseph Conrad a également décrit l’Occidental, lord Jim, doué d’une extraordinaire bravoure en ses intentions mais plutôt couard dans ses actions, mais vu par la plume d’un compatriote : «Le genre d’hommes qui a le plus gagné le cœur de Conrad a été dessiné par Marlow lui-même quand il dit de Jim : “sa mine me plaisait… il représentait toute sa race, une race d’hommes et de femmes qui n’ont rien de fin ni de plaisant, mais dont toute l’existence est basée sur une foi droite et sur l’instinct du courage. Je ne parle pas du courage militaire, du courage civil ou d’aucune espèce particulière de courage; je parle de cette aptitude innée à regarder les tentations en face, aptitude assez peu intellectuelle évidement, mais sans pose, capacité de résistance médiocrement gracieuse, si vous voulez, mais inappréciable, raideur spontanée et bénie devant les terreurs du dedans et du dehors, devant les forces de la nature et la séduisante corruption des hommes, doublée d’une indéfectible foi dans la puissance des faits, la contagion de l’exemple, la sollicitation des idées. Au diable les idées, ce sont des rôdeuses, des vagabondes qui viennent frapper à la porte dérobée de votre esprit, dont chacune enlève une parcelle de votre substance et emporte une miette de cette foi en quelques notions très simples auxquelles il faut s’accrocher si l’on veut vivre honnêtement et si l’on souhaite une mort facile”».58 Dans d’autres romans, Conrad nous présente Tom Lingard, un véritable héritier des aventures de Melville, qui se fait une vie dans les îles au large de Bornéo : «C’est autre chose, que de vivre en dehors de la loi, comme faisait Lingard. Non pas en lutte, mais en dehors. Vivre sans être soumis à rien ni à personne; vivre après s’être créé, comme homme, des conditions de vie qui permettent d’être toujours fidèle à soi, à soi seul, à la loi intérieure de la conscience et de ses nobles impulsions, voilà, oui, voilà ce qui pour Conrad a possédé un charme réel et profond. Tel a été le plus beau de ses rêves de puissance, rêve qu’il ne réalisa que dans le domaine de l’art, sous la figure de Lingard… et qui fut dans ce personnage soumis à un cruel réveil par l’ironie de l’auteur dirigée sur soi-même et par l’ironie du sort, inévitable dans la vision qu’il avait du monde».59 Le monde extérieur à l’Occident – l’Afrique ou l’Indonésie – où se déroulent les romans de Conrad permet à la surhumanité de sortir de son milieu bourgeois où Ibsen le tenait. Lord Jim est peut-être moins courageux, dans le fond, que Borkman, mais le milieu est tout à fait différent. Vue d’Europe, le courage de Jim amplifie la valeur du stéréotype. On s’imagine toujours mal à quel point la médiocrité bourgeoise est encore plus barbare que les milieux exotiques où l’on coupe les têtes pour les réduire ou que l’on découpe des corps encore vivants pour châtier un parricide.

Cette littérature que l’on retrouve chez Conrad ou encore chez Loti a subi une grande influence de la littérature américaine où sont apparus les premiers modèles de feuilletons de surhumanité à travers les coureurs des bois français qui résistaient aux hivers rigoureux et aux cow-boys qui livrèrent la lutte aux indiens afin d’acheminer les troupeaux vers les parcs à bestiaux de Chicago : «Alors qu’il n’est a priori qu’un vacher, le cow-boy s’est vu affubler de la complète panoplie du surhomme», rappelle Olivier Razac.60 On se souvient que le jeune Adolf Hitler était friand des histoires de cow-boys racontés par Karl May et le cinéma américain, dès sa création, porta à l’écran l’odyssée de ces marins des prairies. Les réalisateurs s’inspiraient d’autobiographies ou de biographies pour raconter l’héroïsme de la conquête de l’ouest de même que les coups de ses bandits et tueurs les plus célèbres : «Comme Buffalo Bill, Billy the Kid est inspiré d’une biographie relatant des faits exacts ou remettant à neuf des récits populaires. Le héros n’est pas forcément moral mais le peuple l’aime car il est fort et courageux: il entre dans cette mythologie du surhomme dont les salles populaires ont toujours eu besoin. Il y a aussi d’autres héros plus rassurants, comme les Texas Rangers, corps de défense organisé militairement et chargé de maintenir l’ordre contre les Indiens, les Apaches - classés encore comme des êtres inférieurs - et les bandits de toutes sortes. Inspiré par eux, King Vidor fait en 1936 avec Fred MacMurray Texas Rangers, épopée où l’on voit s’affronter Indiens et Rangers».61 Le western, en livre comme en film, reproduisait ces romans maritimes dont le Moby Dick de Melville reste le chef-d’œuvre indépassable. Il perpétuait l’extrême-occidentalité dans sa conduite gyrovague que la tragédie de Jack London (1876-1916) illustra au début du XXe siècle. Ce Mark Twain malheureux, surmonta ses faiblesses physiques, à l’image du jeune Théodore Roosevelt, et visa rien de moins qu’à assumer la surhumanité en lui : «Marin intrépide, correspondant de guerre téméraire, orateur d’inspiration socialiste, mais en même temps raciste avéré, admirateur déclaré du surhomme blond et teuton, victime tout à la fois de la fièvre de l’or en Alaska et de la boisson, l’homme célébra avec passion l’ivresse des affrontements et des champs de bataille. Pour lui, la civilisation parvenait mal à masquer les pulsions sanguinaires qui faisaient battre le cœur de l’être humain. Dans les situations extrêmes, que ce fût en pleine mer, dans le Grand Nord ou en temps de guerre, hommes et chiens ne réussissaient à accomplir leur destin qu’après avoir appris à tuer. Jamais écrivain ne célébra les vertus de la virilité avec une allégresse aussi masquée. Longtemps sa réputation demeura considérable. En 1916, London mourut usé par l’alcool, la débauche et la morphine. Ses livres, emplis de récits chargés de l’agressivité la plus débridée, s’étaient vendus à plusieurs millions d’exemplaires».62 Il poussa la surhumanité le plus loin qu’il pouvait, jusqu’à imaginer une surfemme, partenaire idéale pour lui, dans son roman Une Fille des Neiges (1902) : «Cette héroïne était censée représenter la femme idéale selon Jack, sur les plans physique, moral et intellectuel. Elle pouvait citer Spencer à tout propos, et suivre un traîneau de chiens pendant trente kilomètres par moins 70°. Mais, ce qui était pire, elle soutenait des thèses aussi indéfendables que son caractère. Elle défendait sa foi d’Anglo-Saxonne comme un professeur en chaire, et non pas comme une jeune fille parlant à un soupirant. “Nous sommes une race de bâtisseurs et de guerriers, déclarait-elle. Nous encerclons le globe, nous sommes des conquérants. Nous luttons, nous travaillons et nous persistons dans nos efforts, quand bien même seraient-ils désespérés.” Ceci dit, elle n’était nullement féministe et méprisait la cause de la libération des femmes; elle n’incarnait pas la femme émancipée mais la femelle d’une espèce nouvelle. C’était elle la compagne et l’amante idéale que Jack avait rêvé de rencontrer au Klondyke, mais sur le papier il l’avait rendue aussi froide et artificielle qu’une statue d’éphèbe auquel on aurait ajouté des seins de marbre».63 De fait, les femmes durent attendre longtemps avant de trouver sa place de superwoman dans les bandes dessinées et au cinéma américain.

London présentait le Nord comme une suite de l’exotisme du Far-West, où le Klondyke remplaçait convenablement la ruée versl’or de Californie des années 1850. Pour les Canadiens, et en particulier les francophones tôt initiés aux rigueurs du froid boréal, «ce désir du Nord, le poète ne peut décider s’il s’agit d’un énorme ennui ou d’un rêve, une utopie qui attend d’être réalisée. Car l’espace est trop vaste, la neige fait penser à du chloroforme, le paysage d’hiver ressemble à un sanatorium, le défi prend place dans le silence le plus total, avec rien devant et une trace bleue qui se perd à l’arrière».64 Pour les Européens, cette vision mélancolique du Nord n’était pas recevable. Celle de London équivalait aux aventures africaines de Kipling ou de Conrad, de Loti ou de Rimbaud. Marie Bonaparte, la princesse-psychanalyste, va même jusqu’à écrire que «l’Américain du Nord est un sur-Anglais. Il incarne le plus fort dynamisme de la race blanche, parfois avec une violence qui choque les Européens. Rarement artiste, trop absorbé encore par la lutte pour la vie contre les forces naturelles et par l’âpre compétition sociale, il peut se délasser en regardant, au cinéma, le film qu’il a créé et où trépide l’activité humaine, voire même s’offrir à prix d’or le luxe d’écouter des chanteurs venus d’Europe. Mais ses poèmes et ses symphonies sont avant tout le chemin de fer lancé à travers la Prairie et par-dessus les gouffres des Montagnes-Rocheuses; la forêt, la mine conquises et le port creusé. Son plus grand effort, au domaine contemplatif, a enfanté le pragmatisme, qui est la philosophie de sa propre vie et exalte l’utilité comme la suprême valeur».65 Au contraire, la mort de François Paradis, gelé dans le blizzard, coupait court aux fantaisies que pouvaient s’imaginer les Français à partir du roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine. L’auteur lui-même périt, écrapouti en tentant de jumper un wagon de marchandise en partance vers l’ouest (8 juillet 1913). La poésie québécoise, riche en images de l’hiver canadien, reste la poésie du Vent du Nord, d’Alfred DesRochers : «Bien sûr, il est quelquefois synonyme de destruction, de violence et de malheur. Sa “clameur” et ses “grognements d’ours polaire” effraient les voyageurs, son “souffle immense ébranle les étoiles”; chasseur et vandale comme l’aigle, toutes les proies lui sont faciles. Sa colère et sa rage sèment la peur et le désarroi chez les plus téméraires. Mais même la mort, causée par lui, est grandiose, extatique :
Tu places le mirage allègre dans ses yeux
[…]
Et la mort vient sur lui comme une extase.
Demain, sur le verglas scintillant d’un ciel clair,
La gloire d’une étoile envahira sa chair.”
Le vent du Nord est avant tout symbole d’aventure, de liberté, d’amour. Le poète lui demande de l’emporter “vers la grande Aventure”, “par delà l’encerclement des horizons”, “parmi les cimes blanches”, “sur un lit de frimas, de verglas et de branches”. Ce “vent libérateur”, frère des hommes, se mêle à leur sang et les régénère, engendrant une race de surhommes : “[…] tu donnas/La vigueur de ton souffle aux muscles de leurs bras!” ainsi que “ton appel orageux”, ta “violence”, ta “haine de l’obstacle” et ta “peur du silence”. Durant les longs mois d’hiver, il rapproche les cœurs des amants, vibre en eux et dispense l’amour. Son chant apporte la fraternité parmi les hommes. Le cri du poète, à la fin de l’“Hymne au vent du Nord”, en est un d’amour et de reconnaissance, un gage d’immortalité : “J’oublierai que ma vie est moins qu’un grain de sable/Au sablier des ans chus dans l’Éternité!”; et surtout : “Je clame au monde veule, ô mon Vent, que je t’aime!”».66 Pour un lecteur habitué à la chaleur, sèche ou humide, il était difficile de ne pas sentir plutôt la désolation et l’isolement sibérien à rendre fou, mais aucun esprit véritablement dostoïevskien n’émergea de cette culture nordique et s’il y eut des Sur-Anglais pour Marie Bonaparte, nulle part, semble-t-il, elle n’a trouvé de Sur-Français d'Amérique.

Les intellectuels québécois, fascinés par l’œuvre de Dostoïevski dans laquelle ils semblent retrouver une spiritualité inconnue du catholicisme traditionnel, ont sans doute inventé des personnages héritiers de Raskolnikov ou de Ivan Karamazov, mais jamais ils n’ont pu parfaitement choisir entre la soumission à la réalité et la passion de surhumanité, préférant s'évader dans l’auto-destruction. Plus que les Russes, ils ont senti que le désir «d’acquérir la surhumanité par un acte inhumain»,67 leur était impossible. Plutôt que le dépassement dostoïevskien, avec son coût considérable, il semblerait que la compulsion de répétitions du complexe d’échec les ait fixés sur cette volonté de toujours répéter la transgression, non pour dépasser les limites de l’humanité vertueuse et médiocre mais pour y ramener de façon jamais totalement résignée. Différent était le mode de dépassement dostoïevskien. Le surhomme de Dostoïevski est un être maudit par sa nature égoïste de s’égaler à Dieu, par le fait même, il appartient à la race des criminels. C’est ce que tendent à démontrer tous les romans de Dostoïevski : «L’énigme de Raskolnikov est déjà indiquée. Les hommes se répartissent en forts, pour qui tout est permis, et en faible, pour qui la morale a été inventée. Raskolnikov, Stavroguine, Ivan Karamazov se placent “au-delà du bien et du mal”. C’est au bagne que Dostoïevski a puisé ce nietzschéanisme d’avant Nietzsche».68 Raskolnikov, du roman Crime et châtiment, est la matière brute de la surhumanité maudite : «Raskolnikov, qui se contraint à un meurtre pour prouver à lui-même et aux autres qu’il est appelé à des décisions supérieures, est la réfutation des hommes qui s’imaginent pouvoir disposer d’autrui - un raté de la caste des seigneurs qui sombre avec une logique implacable dans son expérience insensée».69 Dostoïevski prononce lui-même la condamnation de son héros : «J’en conclus, en un mot, que tous, non seulement les grands hommes, mais ceux qui s’élèvent tant soit peu au-dessus du niveau moyen et sont capables de prononcer quelques paroles neuves, sont de par leur nature même et nécessairement des criminels, à un degré variable naturellement. Sans cela, il leur serait difficile de sortir de l’ornière commune. Or, ils ne peuvent se résoudre à y demeurer…».70 Avant même d’être dans le geste monstrueux, le crime est déjà dans la parole et l’auteur se condamne lui-même à chaque page de chaque roman. Commettre le crime en pensée vaut de le réaliser concrètement, même si cela vise des personnages fictifs. Repentant, le condamné Dostoïevski répète constamment le crime par sa volonté même de défier la loi de Dieu : «Selon le raisonnement de Raskolnikov, il suffit d’appartenir au groupe des gens exceptionnels ou des novateurs pour posséder le droit et le devoir de commettre un crime - ici, le cas échéant, on ne doit rien entendre d’autre sous le nom de “crime” que l’élimination des résistances que les gens ordinaires éprouvent à l’égard de la nouveauté. L’expression de crime désigne ainsi “la destruction de l’ordre établi au profit d’un monde meilleur”. L’autopersuasion de l’intellectuel mène au succès à l’instant où il parvient à se considérer lui-même, avec un degré d’évidence suffisant, comme un membre de la catégorie exceptionnelle - inutile de souligner le fait que Dostoïevski partira de ce point pour caractériser son héros comme la victime d’un paralogisme démoniaque (on dira plus tard : narcissique). Des hypothèses expérimentales du roman, on peut déduire que la structure de la désinhibition moderne de l’action se trouve généralement dans la synthèse de l’exceptionnalisme, de l’innovationnisme et de l’évolutionnisme - un supplément de motifs démocratico-messianiques ne nuisant pas à l’affaire. Cette structure constitue la matrice d’innombrables crimes liés à la modernisation sur un arrière-plan chrétien et humaniste».71 Et c’est là commettre autant de crimes qui confinent à la surhumanité. Comme en conclut Motchoulski : «La tragédie se termine par un épilogue. Le condamné est au bagne depuis une année et demie déjà. Sonia l’a suivi en Sibérie, mais il “la tourmente par son attitude méprisante et grossière”. A t-il changé, lui? Non, il est toujours le même, solitaire, morne, fier. “Il se jugeait sévèrement et sa conscience endurcie n’a découvert aucune faute particulièrement horrible dans ce qui s’est passé, si ce n’est une simple erreur, comme chacun peut en commettre… Il ne se repentait pas de son crime.” “Mais par quoi mon acte leur paraît-il si affreux? se demande-t-il. Parce que c’est un forfait? Que veut dire le mot forfait? Ma conscience est tranquille.” Dans ces derniers mots se révèle subitement la vérité finale sur Raskolnikov. Il est réellement un surhomme, non un vaincu, mais un vainqueur; il voulait éprouver ses forces et il constata qu’elles étaient sans limites, il voulait “passer de l’autre côté” et il l’a fait, prouver que la loi morale n’a pas été écrite pour lui, qu’il est au-delà du bien et du mal et, voici, sa conscience est tranquille. Il s’est perdu non pas parce que “le tourmentait la rupture avec les hommes”, oh non, il aime sa fière solitude, et non pas parce que “les nerfs n’ont pas tenu”, la “nature a cédé”, - tout cela n’est rien. Il aurait eu la force. […] Ce n’est qu’au bagne qu’il a compris la cause de sa perte : “Il était honteux du fait justement que lui, Raskolnikov, s’était perdu si aveuglément, si désespérément, si obscurément et si bêtement, comme par le verdict d’un destin aveugle.” Ce trait parachève sa majestueuse figure. L’homme fort n’a pas d’adversaires dignes de lui, il n’a qu’un ennemi: le destin. Raskolnikov a succombé comme le héros tragique en lutte avec l’aveugle fatalité».72 Une fois le modèle établi avec Crime et châtiment, la suite de l’œuvre de Dostoïevski n’aura plus qu’à perfectionner cette quête criminelle du surhomme.

Le surhomme est celui qui vise à se substituer à Dieu. De Dieu, il se permet de se définir comme celui qui laisse vivre et fait mourir les individus. Parmi les humains, seul le Tsar (disons, l’État) s’est attribué ce pouvoir depuis la confrontation entre Yahweh et le peuple Juif. La capacité que s’attribuent des individus de se substituer à Dieu pour leur vanité personnelle, comme Dostoïevski l’a appris des contes de Poe, les condamne à la damnation, car «toute tentative de s’approprier délibérément le droit de disposer de ses semblables, de ne pas considérer ce droit seulement comme une triste nécessité qui se présente à l’occasion, conduit irrésistiblement à une catastrophe morale. Les plus faibles s’effondrent personnellement. Mais les puissants qui sont dotés de moyens violents et savent en user finissent par réduire leurs semblables en esclavage, ce qui n’est pourtant qu’un effondrement déguisé. À partir de là il n’y a qu’un pas à faire pour en venir à la question principale proprement dite d’une vie sans Dieu; à ce problème sont consacrés avant tout Les Démons [Les Possédés]. Et voici ce que donne l’expérience : toute tentative d’éliminer Dieu de l’existence humaine conduit au crime organisé. L’homme a comme ça besoin d’une force qui oriente, sur laquelle il puisse s’appuyer et à laquelle il puisse se fier; et en tant que semblable force entrent en question seulement : Dieu ou la raison personnelle. Mais la raison est une force de service, incapable de toute action réellement indépendante, responsable. Si elle n’est pas au service de l’étincelle divine dans l’homme, alors elle se cherche un autre maître et celui-ci est infailliblement, selon Dostoïevski, la volonté de puissance, que seul Dieu peut réfréner. Pour en finir avec ses instincts obscurs, l’homme a besoin de quelque chose qu’il reconnaisse comme plus fort, absolument supérieur. Mais Dieu est la seule instance dont les moyens de puissance sont par principe inaccessibles à l’homme; il peut espérer soumettre toute autre à ses désirs».73 Commencent alors les mécanismes, conscients et inconscients, de mettre Dieu à mort. Sur ce point, chaque individu, chaque conscience visant à la surhumanité et trahie par son besoin de Dieu, commence, de son vivant, à souffrir des tourments de l’enfer. Malgré ces tourments, le parricide absolu doit être accompli : «Mais pourquoi l’homme essaie-t-il de lutter contre Dieu? Selon Dostoïevski, c’est la volonté de liberté qui est le véritable mobile de la tentative souvent faite pour triompher de Dieu : on lutte contre Dieu pour ne plus rien se laisser interdire. Mais c’est un sophisme, car en réalité la suppression de Dieu conduit à la domination de la raison devenue effrénée, à un chaos moral qui peut seulement être surmonté par un nivellement violent, en conséquence à la perte précisément de la liberté. Mais si un homme d’une qualité élevée, ayant un authentique sentiment de responsabilité morale, répudie Dieu, il doit alors nécessairement porter à l’extrême sa liberté et jusqu’à son point final - l’anéantissement de soi. Le chef d’œuvre de Dostoïevski dans la mise en exécution de cette suite d’idées est l’ingénieur Kirilov des Démons, qui croit devoir attester par un suicide sa liberté à l’égard de Dieu. On ne peut pourtant vouloir s’en débarrasser en le tenant pour un psychopathe à l’esprit mal fait; tout au plus est morbide chez lui l’honnêteté avec laquelle il pense jusqu’au bout ce que d’autres n’osent s’avouer à eux-mêmes».74 Car si la liberté justifie la mort de Dieu, elle ne signifie pas pour autant la liberté face à ses propres obsessions, de sorte que le spectre du Dieu assassiné ne cesse de ressurgir au travers des personnages atteints par la grâce et qui dressent leur innocence devant les surhommes coupables, comme Aliocha Karamazov ou le prince Mychkine.

Voilà pourquoi les longs romans de Dostoïevski élaborent des scénari de souffrances morales qui renvoient à la seule pensée d’avoir voulu, un jour, se hisser à la hauteur de Dieu. Cette souffrance n’est pas tant un châtiment de la pensée coupable que le moyen, pour la conscience, de se purger de son égoïsme : «Mais à cela fait pendant le fait singulier que Dostoïevski n’a nullement l’intention d’affranchir l’humanité de la souffrance; ses descriptions de la misère morale et sociale n’ont pas pour objet de contribuer à l’écarter. Car de ses expériences vécues et de ses observations il a tiré une argumentation qui, malgré ses assises authentiquement russes, ne serait venue à l’idée d’aucun de ses contemporains : le oui délibéré à la souffrance. Selon sa conception, la souffrance dans le monde n’est pas seulement inévitable mais nécessaire, voire même bénéfique et salutaire. La souffrance est une nécessité pour devenir un être humain, dans la souffrance l’homme se hausse à la plénitude de sa grandeur, sans souffrance il n’est pas digne d’être un homme. Cette notion en soi n’est pas nouvelle, mais à peu près jamais on n’a renchéri de la sorte sur elle, Dostoïevski ne se contente pas d’affirmer qu’il peut en être ainsi, mais il affirme sans hésiter qu’il doit nécessairement en être ainsi, que c’est la seule voie d’accès à Dieu et à la vérité qui soit ouverte à l’homme; la souffrance est la seule manifestation de Dieu dans le monde sur laquelle on puisse faire fond. Les hommes que décrit Dostoïevski souffrent souvent indéciblement, d’une manière telle que cela n’était peut-être réellement possible que dans les conditions de la Russie d’alors. Mais fait digne de remarque : c’est à peine si à un moment quelconque ils montrent un désir intense d'être délivrés de leur souffrance. Ils l’endurent consciemment et avec une certaine fierté; on doit souvent dire : ils en jouissent. Ce à quoi ils tiennent est la délivrance intérieure, qui précisément est rendue impossible par l’affranchissement extérieur. La sagesse de la souffrance est plus importante que le bonheur».75 La souffrance, dans les romans de Dostoïevski, n’arrive pas seulement par le mauvais coup du sort, comme dans Les Misérables de Hugo. Elle arrive par la conscience coupable qui reconnaît les vrais motifs du déicide; mais pour tous ceux qui souffrent autour des coupables, comment justifier ces peines? «Comment cette apologie de la souffrance s’accorde-t-elle avec la “restitution de la carte d’accès au bonheur”? Eh bien, Dostoïevski peut invoquer le fait qu’il dit oui seulement à la souffrance volontaire, consciemment vécue : il pourrait au surplus alléguer qu’il se condamne personnellement, par la restitution de la carte d’accès, à renoncer au bonheur, donc qu’il se condamne à la souffrance, pour ne pas devoir mettre à profit la souffrance d’autrui. Toutes ces interprétations ne sont pas absolument convaincantes. La limite entre souffrance volontaire et forcée, méritée et imméritée, n’est pas définie avec précision; il reste le fait qu’on dit oui délibérément à l’horreur du monde (donc aussi de Dieu); on ne peut effacer l’impression d’une solution d’embarras».76 Nous pouvons constater, dans Les Frères Karamazov, que «le malheur de l’humanité souffrante, surtout des innocents qui souffrent, n’est pas pour lui un problème social, mais l’occasion d’une explication hardie, voire monstrueuse, avec Dieu lui-même. Il a proclamé absolument sans équivoque par la bouche d’Ivan Karamasov : si le bonheur de millions d’êtres doit s’édifier sur le malheur d’un seul innocent qui souffre, je refuse ce bonheur. Et si cela devait être la volonté de Dieu, alors je déclare que je ne suis pas d’accord avec la volonté divine. Je ne suis pas pour autant un athée, je ne veux absolument pas nier et combattre Dieu; mais je me permets de lui rendre respectueusement ma “carte d’accès au bonheur”; je m’exclus de son ordre du monde. Cette formulation peut dans le détail être appropriée au personnage très problématique d’Ivan Karamasov, mais il faut pourtant admettre que l’idée fondamentale correspond pour l’essentiel à la propre conception de Dostoïevski. La compassion devient ainsi un problème métaphysique - peut-être l’exemple le plus grandiose de l’aptitude inquiétante de Dostoïevski à suivre à la trace les dernières conséquences».77 En aucun cas, il s'agit de justifier des situations limites qui relèveraient de l’ambition même des égoïstes dont les conséquences de leur crime rejaillit sur le monde entier, et surtout sur les créatures les plus innocentes.

Si Raskolnikov se résigne à reconnaître sa culpabilité et purger sa peine en Sibérie, d’autres criminels de Dostoïevski n’accepteront jamais de se repentir, ils n’en deviendront que plus monstrueux. Dans Souvenirs de la Maison des Morts, «un autre criminel, Orlov, incarne la majesté du mal, le principe de Lucifer. Dostoïevski dit de cet affreux scélérat : “Je puis dire positivement que de ma vie je n’ai rencontré un homme plus fort, d’un caractère plus inflexible… C’était en fait la victoire complète sur la chair. On voyait que cet homme pouvait régner sans limite sur lui-même, mépriser toute souffrance et tout châtiment, et qu’il ne craignait rien au monde… Entre autres, je fus frappé par son étrange arrogance. Je crois qu’il n’y avait pas un être au monde qui pût agir sur cet homme par sa seule autorité… Je tentai de parler avec lui de ses aventures, mais lorsqu’il comprit que j’en voulais à sa conscience et que je recherchais en lui quelque lueur de repentir, il me jeta un regard si méprisant et si hautain qu’il me semble que j’étais subitement devenu à ses yeux un stupide petit garçon, avec lequel on ne saurait penser comme avec un grand. Son visage exprima même comme une sorte de commisération à mon endroit. Une minute après, il éclata de rire, d’un rire qui se moquait de moi en toute ingénuité, sans aucune ironie… En réalité, il ne pouvait pas ne pas me mépriser et il devait sans aucun doute me considérer comme une créature soumise, faible, pitoyable et inférieure à lui sous tous les rapports”. Dostoïevski se heurte à une personnalité titanique, à un surhomme, pour lequel la morale courante est un piteux enfantillage. Ici, le mal n’est pas une dégradation de la volonté, une faiblesse de caractère : au contraire, il est une puissance effroyable, une grandeur sombre. Le mal n’est pas dans la domination d’une nature charnelle, inférieure, sur sa nature spirituelle, supérieure; le scélérat Orlov exprime la victoire complète sur la chair. Le mal est une réalité mystique et une spiritualité démoniaque».78 Mais c’est le Stravoguine des Possédés qui apparaît le surhomme idéal de toute la faune dostoïevskienne : «Stavroguine est une des plus belles créations de Dostoïevski. Dans la famille les “hommes forts” (le prince Valkovski, Raskolnikov, Svidrigatlov, Hippolyte, Kirilov, Versilov, Ivan Karamazov), c’est lui qui est le plus fort; sa figure est d’une “force incommensurable”. C’est l’homme d’un nouvel éon, cet homme-Dieu auquel rêvait Kirilov et en comparaison duquel le surhomme de Nietzsche paraît une ombre. C’est l’Antéchrist qui vient, le prince de ce monde, la terrible annonce de la catastrophe cosmique qui menace l’humanité. C’est dans la langue des mythes que Dostoïevski parle des suprêmes mystères métaphysiques».79 Sa liberté est absolue, son pouvoir correspond bien à celui qui laisse vivre et fait mourir affligeant la suprême injure à la face de la divinité niée; «ce personnage énigmatique se définissait enfin dans une lettre à Daria : “Étranger en Russie, comme partout du reste. Incapable de rien haïr. D’une force sans limite, mais n’ayant jamais su l’appliquer. Trouvant du plaisir à faire le bien, et autant à faire le mal. Enviant les espoirs des négateurs, mais ne les partageant pas, et capable seulement de négation.” On le croyait loin, mais soudain on le découvrait aux Sansonnets, pendu dans une mansarde».80 Le surhomme dostoïevskien n’avait donc que peu de choses à voir avec son pendant germanique. C’était un être dont la surhumanité, bien qu’elle s’érigeait sur la conscience de soi, possédait le fardeau des Juifs : celui du péché originel qui se ramenait ici à l’égoïsme qui use de sa liberté pour usurper une place qui n’est pas la sienne, celle de Dieu ou du Tsar. Anarchiste par affirmation du moi absolu autant que par idéologie politique, le surhomme dostoïevskien cherchait à apaiser cette conscience douloureuse. Y compris envers Dieu. Être souffrant pensant posséder la carte d'accès au bonheur et qui, finalement, n’atteignait que l’absurdité du Néant au bout de la corde du suicidé.

Pour Dostoïevski, le surhomme n’était rien de différent du démon, de Lucifer. Ce «caractère luciférien du surhomme»81 s’exprimait par le fait que, par sa liberté, «l’homme est un dieu, mais il ne le sait pas. La seule tâche de l’homme serait donc de rejoindre ce fragment d’absolu qui est au fond de lui-même».82 Ce fut le travail de Nietzsche de le lui apprendre. On a vu, au début de cette section, l’apparition du surhomme nietzschéen dans Ainsi parlait Zarathoustra : «Dans un langage rhapsodique qui abonde en allusions bibliques, Zarathoustra prêche l’idéal du surhomme : “L’homme est quelque chose qui doit être surpassé”. C’est une corde tendue entre l’animal et le surhomme… une corde au-dessus d’un abîme. L’avenir appartient aux forts, à ceux qui sont impitoyables, vigoureux de corps et d’esprit. Débordants de santé, ce sont les créateurs de valeurs nouvelles. Ils aiment la terre et toute idée d’au-delà les fait rire, car ils savent que tous les dieux sont morts. Ils obéissent sans crainte aux commandements de leur volonté de puissance. Leur but est la grandeur et non le bonheur. Ils vivent dangereusement et acceptent sans sourciller la terrible vérité qu’il n’y aura jamais de libération de la roue de l’éternel retour. Ce sont les seigneurs de la terre qui méprisent le troupeau, les foules, les humbles, les malades et les pauvres d’esprit. Si l’on réfléchit à la vision grandiose de Nietzsche du surhomme, et si l’on se rappelle la vie misérable du visionnaire (il était pauvre, malade et à demi fou de solitude et de déception), on comprend brusquement que le surhomme est tout ce que Nietzsche n’était pas. C’est la projection violente d’une brillante intelligence torturée au-delà de toute endurance, une protestation pleine de défi contre son destin. C’est Nietzsche inversé».83 L’apologétique du surhomme entraîna ses dévots vers la damnation, comme l’affirmait Dostoïevski, et le philosophe de Sils-Maria n’y échappa pas. On eut beau mettre sur la progression de sa maladie des délires mais qui contenaient peut-être l’aboutissement raisonné d’une pensée ayant vécu dans sa conscience les tourments mêmes de la surhumanité. Comme l’écrit encore Michel Carrouges : «Oui, il s’agit de folie et d’hallucinations, mais conscientes et dirigées vers les mystères vivants qui dépassent également la raison et la folie. Pourquoi s’étonner que les poètes cherchent par l’irréel le chemin vers le surréel, les physiciens n’utilisent-ils pas eux-mêmes le calcul des imaginaires? Bien plus, dans le chaos de la “mort de Dieu”, le surhomme inspiré tient la place de Dieu, il est logique qu’il considère le chaos de son propre esprit non comme un dérèglement misérable de son microcosme, mais comme le divin chaos créateur. N’est-ce pas le sens profond de cette parole de Rimbaud : “Je finis par trouver sacré le désordre de mon propre esprit”».84 L’idée du surhomme était en gestation dans la pensée de Nietzsche bien avant qu’il ne soit annoncé dans l’évangile de Zarathoustra : «L’annonce du surhomme apparaît dans l’œuvre de Nietzsche dès la troisième Intempestive où il en appelle aux facultés les plus élevées pour “qu’un jour enfin puisse naître l’homme qui se sentira parfait, infini en savoir et en amour, en puissance de contemplation et d’action créatrice”, et dans Le Gai Savoir, on le pressent encore. Mais c’est à Zarathoustra qu’il confie la mission de révéler le message : “L’homme est une corde entre la bête et le surhomme; une corde sur l’abîme”. Ce vecteur n’est point évolution biologique, progrès de l’espèce, mais “flèche de désir”: il n’est d’autre progrès que celui ardemment soutenu par une volonté de puissance riche d’affirmations, d’intensité vitale, émergeant d’un monde épuisé, las de vivre, prêt à toutes les abdications pour sauvegarder un trésor dérisoire fait de narcotiques religieux, de pacifisme, de bien-être, en un mot de notions conjuratoires, invoquées pour assoupir sa peur de la mort».85 Le surhomme apparaît comme l'étape déterminante de la pensée de Nietzsche.

Nietzsche, nous l’avons vu, n’accepte pas la direction que prend le développement de l’esprit occidental en cette fin de XIXe siècle. Le surhomme, c’est d’abord celui qui appelle à retrouver le sens de la Terre. Il s’agit bien ici de la planète et non de la nation. Ce n’est pas une phrase tirée de la pensée völkisch : «Nietzsche était lui-même plein de mépris pour le patriotisme et pour les antisémites qu’il voyait autour de lui, et il imaginait son surhomme comme “un esprit libre, l’ennemi des chaînes, un non-adorateur, l’habitant des forêts”. (Ainsi parlait Zarathoustra)».86 En ce sens, l’appel de Nietzsche ressemble davantage au Weltgeist de Hegel qu’au cosmopolitisme français. «Il s’avérait urgent pour Nietzsche de retrouver le “sens de la terre”, de sauvegarder la terre comme terre, alors qu’il percevrait par signes avant-coureurs ce moment où l’homme s’apprêtait à en entreprendre la domination. L’homme de cette domination, Nietzsche l’appelle le Surhomme. La forme par laquelle elle s’accomplit. Heidegger lui donne le nom de Technique. Cependant, il faudra donner au Surhomme un sens métaphysique qui diffère radicalement de celui que peuvent lui prêter un bon sens borné ou une imagination suspecte. De même, la Technique doit être pensée dans son essence, c’est-à-dire selon le mode d’interpellation qui la régit et donc par-delà sa représentation instrumentale et anthropologique courante. La pensée du Surhomme est un appel qui touche l’“âme louche” de la vieille humanité, c’est une interpellation qui concerne l’homme traditionnel du ressentiment pour qu’il se dépasse lui-même, car il n’a pas encore accédé à la plénitude de son être, car il reste comme dit Nietzsche, “la bête non encore déterminée”. “Le Sur-homme est celui qui conduit l’essence de l’homme traditionnel dans sa vérité, et qui se charge de celle-ci”».87 Cette domination n’est pas tant d’essence politique que métaphysique. Celle-ci passe par la lutte contre la raison qui finit par limiter l’humanité à son rôle de pont, sans possibilité d’atteindre une étape supérieure de sa destinée. Il faudrait donc un nettoyage complet de la pensée occidentale pour remettre sur ses rails les valeurs authentiques de la philosophie de l’action, ce qui séduira tant ses héritiers fascistes. Ainsi donc, «l’auteur de Zarathoustra entreprend une lutte acharnée contre la pensée rationnelle qu’il tient pour un appauvrissement et veut faire de la philosophie - une philosophie qui n’est plus conscience impersonnelle ou science mais émanation du moi - un outil de destruction dirigé contre les pseudo-valeurs, les “pharisaïsmes”, sur lesquels reposent à la fois l’humanisme chrétien et les institutions sécurisantes de l’âge positiviste : le droit, la sainteté, la justice, la charité ou la démocratie. Opposant à la “morale du troupeau” celle du Surhomme, non plus esclave résigné mais créateur capable de transformer son destin en une “destinée”, le philosophe solitaire est appelé à devenir le maître à penser de tous ceux qui trouveront dans sa vision dionysiaque une justification de leur révolte. L’anarchisme individualiste puise dans la pensée nietzschéenne ses racines spirituelles. Mais, peut-être parce que beaucoup d’itinéraires aboutissant au fascisme sont passés par la révolte libertaire ou par l’anarcho-syndicalisme - Mussolini en est un exemple parmi beaucoup d’autres - et aussi par une interprétation abusive des notions de Surhumanité et de volonté de puissance, les apprentis dictateurs y ont également puisé».88 Parallèlement, Heidegger, à leur exemple, n’hésitera pas à rabaisser la notion de Terre de Nietzsche, de la planète au sol : «cet appel vers le Surhomme par-delà les ruines de la Métaphysique effondrée, doit-il encore être perçu comme le chant de “la plus haute espérance”? La domination de la terre préserve-t-elle la terre comme terre, c’est-à-dire comme séjour historial de l’homme? L’homme habite-t-il encore cette terre? Ne la hante-t-il pas plutôt de son âme dévastatrice, par la planification technique et planétaire de l’étant dont elle est la profondeur inépuisable, l’abri tutélaire, Physis? Le Planétaire, “l’uniformité du sans-distance”, est-il identique au Terrestre, non pas l'ici-bas par rapport à l’au-delà de la Métaphysique, non par la “vallée des larmes”, mais le Terrestre comme proximité au sol, au fondamental? Le Surhomme n’est-il pas plutôt que le seigneur de la terre, le maître du désert… Il n’y a pas d’“arc-en-ciel” au-dessus du désert, il n’y a que des mirages. Pour l’homme, le mirage de sa propre volonté, “le vide qui résulte de l’abandon loin de l’être”. Aussi l’ombre de Zarathoustra peut-elle s’écrier : “Malheur à qui protège le désert».89 C’est ici que s’inscrit l’une des traditions – mais non pas la seule, ni nécessairement la plus importante – de la réaction nietzschéenne. Le refus d’une modernité représentée par ses accents bourgeois : son espérance dans la démocratie, son investissement dans la liberté, sa foi dans la raison et son abandon aux progrès techniques. Sur ce point, Heidegger lui fait écho : «Le Surhomme comme figure de la Métaphyqiue achevée, n’est-il pas encore le dernier homme? “le chemin du Surhomme commence avec son déclin” dit étrangement Heidegger dans Was heisst Denken?».90

Mais il est possible de lire la réaction nietzschéenne tout autrement : «Il semble que l’essentiel de l’enseignement de Nietzsche est que l’homme supérieur, le surhomme ne doit pas se laisser endormir dans une pensée machinale. Il doit perpétuellement se surmonter et se réviser. Lorsqu’il dit : “l’homme est quelque chose qui doit être surmonté”, cela peut s’appliquer aussi bien à l’impulsion guerrière qu’à l’impulsion pacifiste, l’une et l’autre étant également des passions ou des sentiments ou même des habitudes. La pitié comme la cruauté, la fureur comme la patience, le courage comme la panique sont tous au même titre des réactions de l’animal “humain, trop humain” auxquelles le surhomme ne doit pas être asservi. Quant au surhomme lui-même, nul ne saura jamais si dans l’intention de son Créateur il doit être une brute ou un esprit éclairé, un matamore ou un yoghi. “Cet homme souverain dont il désirait l’éclat, il l’imaginait contradictoirement tantôt riche, et tantôt plus pauvre qu’un ouvrier, tantôt puissant et tantôt traqué. Il exigeait de lui, la vertu de tout supporter, comme il lui reconnut le droit de transgresser les Normes… d’ailleurs il le distinguait en principe de l’homme au pouvoir” (G.Bataille. Sur Nietzsche)».91 Il s’agirait donc d’une perspective tout à fait contradictoire avec celle retenue plus haut, qui se développa machinalement dans la pensée unique fasciste. C’est le paradoxe de cette pensée réactionnaire d’avoir servi à étoffer les idéologies qui lui étaient antithétiques. Comme le remarque Hobsbawm : «Peu de penseurs remirent aussi radicalement en cause les vérités admises au milieu du siècle, y compris les vérités scientifiques, que le philosophe Nietzsche et pourtant, ses écrits; en particulier son ouvrage le plus ambitieux, La Volonté de puissance, - peuvent être lus comme une variante du darwinisme social, comme un discours tenu dans le langage de la sélection naturelle, celle-ci devant en l’occurrence engendrer une nouvelle race de “surhommes” qui dominera les êtres humains inférieurs, comme l’homme dans la nature domine et exploite les animaux. Les liens entre la biologie et l’idéologie sont particulièrement évidents dans les rapports qu’entretinrent l’“eugénisme” et la nouvelle science qui naquit vers 1900 et que peu de temps après (1905) William Bateson baptisa de “génétique”».92 Il était possible de restituer la pensée originale de Nietzsche, comme le fit Louise Michel, l’institutrice anarchiste de la Commune de Paris, lorsque le journal La Patrie du 18 octobre 1900 publia sa missive : «“Ce que nous voulons, ce n’est pas l’extermination, c’est au contraire la fin de toutes les exterminations, la fin des guerres du Tonkin, du Transvaal, la fin des tripotages, des Panama, et des flibustiers capitalistes, tandis que les travailleurs manquent de tout et meurent d’épuisement ou de faim pour entretenir dans l’abondance une légion de parasites.” Elle cite Kropotkine et Nietzsche : “Nous voulons la conquête du pain, la conquête du logement et des habits pour tout le monde… Alors le rêve superbe de Nietzsche, qui prophétisait l’avènement du surhomme, se réalisera”».93 La liberté, pour Nietzsche, n’était pas celle de l’anarchisme non plus. Il ne s’agissait pas de devenir le stade suprême du socialisme ou même de la République sociale. Nietzsche ne s’adressait pas tant aux collectivités ni aux partis; il s’adressait aux individus. Ainsi, «dans Le Crépuscule des Idoles; la liberté c’est vouloir être responsable devant soi-même et son critère est fournit par “la résistance à vaincre, la peine qu’il coûte de se maintenir à la hauteur. Ce type suprême d’hommes libres devrait être recherché là où la plus haute résistance est continuellement surmontée”. Ainsi n’est-ce point licence, ni choix délibéré du désordre, mais acte d’affranchissement continu à l’égard de ce que l’on a reçu de son enfance, de son milieu et que l’habitude a sacralisé».94 «Car, qu’est-ce que la liberté? C’est avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier les hommes à sa cause, sans faire exception de soi-même. Liberté signifie que les instincts virils, les instincts joyeux de guerre et de victoire, prédominent sur tous les autres instincts, par exemple sur ceux du “bonheur”. L’homme devenu libre, combien plus encore l’esprit devenu libre, foule aux pieds cette sorte de bien-être méprisable dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et d’autres démocrates. L’homme libre est guerrier. - À quoi se mesure la liberté chez les individus comme chez les peuples? À la résistance qu’il faut surmonter, à la peine qu’il en coûte pour arriver en haut. Le type le plus élevé de l’homme libre doit être cherché là, où constamment la plus forte résistance doit être vaincue : à cinq pas de la tyrannie, au seuil même du danger de la servitude. Cela est vrai physiologiquement si l’on entend par “tyrannie” des instincts terribles et impitoyables qui provoquent contre eux le maximum d’autorité et de discipline…».95 On le voit, Louise Michel non plus n'avait pas lu correctement son Nietzsche.


La perspective du surhomme, ou de la surhumanité, réside donc davantage dans la responsabilité qui affirme la liberté et non la liberté qui se paie de la responsabilité. Disons, pour mieux nous faire comprendre, que le plaisir ne réside pas dans la liberté même, dont on jouit passivement, que dans la responsabilité qui est action. C’est ainsi qu’il confrontait la société de son époque : «Nietzsche recherchait une caste de maîtres supérieurs qui saurait dompter les hordes de philistins et d’esclaves par l’expression et la mise en œuvre des représentations et des valeurs transfigurées d’un passé aristocratique imaginaire. Nietzsche reconnaissait avec fierté que sa proclamation de la crise de la modernité et son appel en faveur d’un coup de balai moral étaient ancrés dans le “radicalisme aristocratique”. Après tout, son principal souci était l’excellence et le raffinement esthétique des minorités aristocratiques au dépens de la vile majorité. Mais cette préoccupation ne s’étendait pas exclusivement aux aristocraties spirituelles, créatrices et amateurs de philosophie, de littérature et d’art, notamment de musique. Ce n’est pas un moindre paradoxe que dans sa recherche d’une soi-disant décadence positive Nietzsche exalte en même temps l’esthétique de la culture d’élite et le style musclé de l’exercice du pouvoir politique par l’aristocratie».96 Nietzsche n’a rien à voir ni avec la noblesse déjantée du Gotha ni une éventuelle élite de barbares en uniformes. Il avertit clairement la première dans Ainsi parlait Zarathoustra :
L’homme noble est toujours en danger de devenir un insolent, un railleur et un destructeur.
Hélas, j’ai connu des hommes nobles qui perdirent leur plus haut espoir. Et dès lors ils calomnièrent tous les plus hauts espoirs.97
Et les seconds «dans le célèbre § 260 de Par-delà le bien et le mal, il est question de seigneurs (Herren) et non de chefs, pour faire la différence, il suffit de savoir l’allemand. Les Seigneurs (Herren) sont ceux qui ont conscience d’être riches d’eux-mêmes, ceux qui veulent prodiguer, faire des cadeaux (schenken), rien à voir avec la morale des chefs…».98 Bref, ni les uns ni les autres sont en mesure d’assurer la responsabilité requise, car nul n’est «celui qui comblera le vide laissé par [la mort de] Dieu : le surhomme».99 Le mouvement ascensionnel est la figure de rhétorique qui définit le surhomme : «Mon aigle s’est éveillé et, comme moi, il honore le soleil. Avec ses serres d’aigle il saisit la nouvelle lumière [Zarathoustra]. J’ai dû voler au plus haut pour retrouver la fontaine de la joie [Ecce homo]. Tu veux monter vers les hauteurs et ton âme a soif d’étoiles [Zarathoustra]».100 Hitler peut bien se réfugier dans Le nid de l’aigle, mais il n’est que coucou. C’est l’élan mystique qui se rapproche le plus du philosophe de Sils-Maria : «De ces incantations vers le miracle qu’il profère, il n’attend rien de moins que la naissance immédiate du surhomme : la découverte immédiate et tangible de la présence réelle de la divinité dans l’homme. Même sans pousser trop loin la recherche des similitudes renversées il faut bien constater que l’office qu’il célèbre alors est celui de la mort de Dieu et de la résurrection de l’homme devenu surhomme. Il opère alors la transsubstantiation du langage et de l’expérience intérieure».101 Une mystique athée, sans nul doute, mais une élévation de l’homme au-delà des limites imposées par la nature sociale : «C’est là qu’il s’avère que la mystique du surhomme est loin de n’être qu’un jeu intellectuel. Ce n’est ni une théorie abstraite ni même une ombre de religion comme le déisme, mais une religion qui empoigne ses croyants corps et âme, comme le christianisme et l’islam. Loin que les perspectives eschatologiques dont elle use pour les fasciner soient une évasion idéale qui les détourne de cette vie, elle n’en sont que la glorification, en tant que cette vie n’est point existence régulière physiquement, moralement et intellectuellement, mais soulèvement de révolte, plaisir débridé, ivresse de création et de destruction. C’est là que prennent naissance leur épicurisme matérialiste et leur mysticisme et aussi l’union paradoxale et pourtant presque indissoluble de ces deux éléments».102 À ses yeux, le surhomme à venir, celui qu’il appelle de tous ses vœux, ne vise que le ciel pour prendre possession de la Terre : «La question très particulière qui se pose en ce moment pour nous est de savoir jusqu’à quel maximum de hauteur pourra s’élever la citadelle du surhomme. Par là seulement nous pourrons apporter une réponse concrète aux ambitions démesurées des prométhéens».103 Vers quels modèles Nietzsche pouvait-il s’inspirer pour donner corps à son surhomme?

Certes, de l’historien Burckhardt, Nietzsche avait reconnu le modèle du surhomme dans ces condottieri dont l’élan vital, la volonté de puissance n’étaient jamais complètement assouvis par les victoires militaires. Il leur fallait le ciel, c’est-à-dire le monde de la pensée néo-platonicienne qu’ils couvèrent de leurs ailes protectrices. Sans eux, la Renaissance n’aurait pu survenir. Ils ont accompli la promesse de Zarathoustra : ils ont créé, ils ont inventé. Ils ont même fait de l’État une esthétique que Machiavel a mis en formes littéraires. Rien, sinon l’Athènes de Périclès, n’avait propulsé la surhumanité jusqu’à dépasser la condition transitoire de l’humanité. Or, le dernier des condottieri n’est-il pas Napoléon Bonaparte? Qui, mieux que Bonaparte, a assuré la permanence des acquis de la Révolution française en Europe? Et qui mieux que Gœthe a célébré cette révolution au point d’être honoré par le condottieri au moment de sa rencontre privilégiée? «En 1808, ces deux grands, réunis à Erfurt, auraient croisé leurs regards, échangé des paroles. Nietzsche voyait en cette rencontre une des cimes de l’histoire. Napoléon et Gœthe, pensait-il, étaient capables de commencer, de fonder ensemble une Europe. “J’ai refermé le gouffre, débrouillé le chaos; j’ai ennobli les peuples”, avait dit Napoléon en une phrase admirée par Nietzsche. Il les avait ennoblis par la discipline et la gloire. Gœthe, lui aussi, sur un tout autre plan, avait refermé le gouffre, débrouillé le chaos et ennobli, non les peuples, telle n’était pas sa tâche, mais les êtres, leurs esprits et leurs âmes, en leur offrant l’exemple de sa vie, solidaire-
ment et magnifiquement édifiée. Dans sa hiérarchie des êtres, Nietzsche distinguait, au-dessus du niveau moyen, trois stades de noblesse. Premier stade, le gentilhomme; deuxième stade, le grand homme; troisième stade, l’homme suprême. Napoléon, c’était le grand homme mais l’homme suprême, c’était Gœthe. Leur rencontre n’avait duré qu’un instant. Le gouffre ensuite s’était rouvert, l’Europe rendue au chaos. Telle est l’Histoire, qui n’admet sur les houles que des lueurs. Encore faut-il les saisir au passage».104 Comme tous les Allemands, des romantiques aux fascistes, la figure de Napoléon demeura un modèle d’investissement narcissique. Être Napoléon. Dépasser Napoléon! Même Hitler lui rendit hommage en faisant transporter le cercueil de son fils, l’Aiglon, aux Invalides durant l’Occupation. Il en allait de même de Nietzsche : «C’est, pour lui, le type même de l’individu d’exception, “l’homme supérieur et l’homme redoutable”, faisant irruption en homme de la Renaissance en pleine éclosion du monde démo-libéral, prenant l’histoire à contre-courant, lui imprimant sa marque par ses œuvres, libéré de toute pitié, à commencer pour lui-même. Son aventure sera éblouissante mais brève; le ressentiment scandalisé des médiocres obtiendra sa perte. Cependant, il est une manière moins dramatique mais aussi terrible de venir à bout de celui qui pouvait être un héros : le convertir à la morale des esclaves…».105 Que manque-t-il alors à Napoléon pour être reconnu comme le surhomme sinon qu'il n'en a pas la conscience, conscience que seul Gœthe semble posséder? «À vrai dire, dépassant ces antinomies, on retrouve l’unité de la pensée de Nietzsche si l’on se souvient que Napoléon, pour lui, est le mythe de l’aventurier supérieur qui méprise les idées reçues, court les plus grands risques, les suscite sans relâche, fait subir aux contemporains les plus dures épreuves et pour qui la défaite et la mort elles-mêmes n’apportent aucun démenti, aucune disqualification, puisqu’il avait voulu faire de sa vie non une gestion habilement conservatrice mais un défi aux confins de l’impossible. Comme César, comme Borgia, il est l’homme de la démesure; il déclenche un conflit terrible, contre les valeurs lénifiantes qui triomphaient avant lui et se répandent à nouveau depuis sa chute».106 C’est que Nietzsche ne voit ici que l’individu. Il ne peut être le Weltgeist que s’il a Gœthe devant lui, comme Hegel le vit à Iéna, lui-même, tout en serrant sa Phénoménologie entre ses bras, se sentait partager avec Napoléon un même Weltgeist. Napoléon avec Gœthe valait mieux, aux yeux de Nietzsche, que Napoléon avec Hegel.

Ce qui élève l’homme tout en le menaçant demeure la présence de la mort. Sa vulnérabilité est précisément sa rareté en tant qu’Être-vers-la-mort : «Quoi qu’il en soit cette épée de Damoclès de la mortalité soulève sans cesse de nouvelles vagues d’impatience dans le cœur des athées : de là ce besoin d’imprimer à la vie une accélération vertigineuse. Comme le célèbre Dr Moreau de Wells faisait franchir en quelques jours à des animaux les siècles innombrables qui les séparaient du stade de l’humanité, de même ils voudraient, eux, des hommes, brûler les étapes qui les séparent du surhomme. C’est un désir de pareille nature qui, à quelque degré, consume tous les grands révolutionnaires impatients de briser les édifices étouffants du passé et d’avancer à marches forcées vers le royaume de la liberté; de cette liberté dont parle Engels et qui bien entendu vaudrait sur le plan politique et social, mais aussi dans la vie tout entière : au point de vue sexuel et même métaphysique».107 En affirmant l’éternel-retour contre le progrès, Nietzsche se donnait une assurance contre l'absurdité qu’est la mort; la mort de Dieu, précédant celle de l’homme, il n’y avait plus raison d’aspirer en une vie future, l’humanité actuelle cédant sa place à une surhumanité affranchie et responsable, étrangère au déclin d'une humanité froide : «On comprend le pouvoir d’ébranlement qu’a pu avoir, et que garde encore pour nous la pensée de Nietzsche, lorsqu’elle a annoncé sous la forme de l’événement imminent, de la Promesse-Menace, que l’homme bientôt ne serait plus, - mais le surhomme; ce qui, dans une philosophie du Retour voulait dire que l’homme, depuis bien longtemps déjà, avait disparu et ne cessait de disparaître, et que notre pensée moderne de l’homme, notre sollicitude pour lui, notre humanisme dormaient sereinement sur sa grondante inexistence. Nous qui nous croyons liés à une finitude qui n’appartient qu’à nous et qui nous ouvre, par le connaître, la vérité du monde, ne faut-il pas nous rappeler que nous sommes attachés sur le dos d’un tigre?».108 Pour cette humanité froide, ne restait qu’un monstre froid, celui dénoncé par Zarathoustra, c’est-à-dire l’État. On comprend, avec Daniel Halévy, que la surhumanité en est venu à se passer de l’éternel-retour qui «a disparu, et, à sa place, paraît une idée différente : celle du Surhomme. Disons même qu’au premier regard elle est, non seulement différente, mais contraire : elle intéresse l’avenir, elle rend un sens à la durée, et par là, au mobile univers. Jetée dans la circulation aux environs de 1880, communiquée à un public formé par le vocabulaire darwinien, c’est inévitablement ainsi qu’elle devait être comprise».109 Mais, comme nous l’avons vue, cette compréhension trahissait la pensée profonde de Nietzsche. Le surhomme s’orientait avant toutes choses vers l’expérience individuelle, un mysticisme athée tourné vers le perfectionnement de l’Être. En cela, Heidegger est resté un disciple fidèle du philosophe de Sils-Maria. En remplaçant Dieu par l’Être, on détachait le sort de l’homme de la mort de Dieu. Il se voyait, certes, marqué par le temps, mais il pouvait quand même s’élever, tel l’aigle de Zarathoustra, vers les hauteurs de la transcendance intérieure nouvelle. Cette question a été adressée par Lou-Andreas Salomé dans un essai sur le philosophe qu’elle connaissait personnellement : «Dans son essai sur Nietzsche de 1894, elle écrivait : “Nietzsche, dans sa philosophie de l’avenir, ne croit plus que la surhumanité soit donnée toute faite : il faut d’abord que l’homme la crée lui-même, et il ne dispose pour cela que des forces élémentaires que lui fournit la nature. Il ne s’agit donc pas de préférer à ce monde-ci un au-delà qui le transcende, mais de faire surgir, au cœur même de l’ici-bas un au-delà d’une plénitude et d’une richesse insurpassables. Dans Ainsi Parlait Zarathoustra, que l’on pourrait appeler l’hymne suprême de l’individualisme moderne, Nietzsche a trouvé des accents d’une beauté incomparable pour célébrer la libération des énergies vitales de l’individualité”».110

La pensée de Nietzsche et les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres partagent des points en commun : «…le fascisme, c’est une révolte contre le matérialisme, c’est une révolte de l’esprit, de la volonté et des instincts; c’est une révolte de la jeunesse. Le fascisme, dit Mussolini aux Français de 1934, c’est une volonté de façonner une “civilisation nouvelle”, et, si Brasillach revient de Nuremberg en nazi convaincu, c’est parce qu’il y a vu “naître un type humain nouveau”. En vérité l’attrait du fascisme et du nazisme c’est avant tout la fascination exercée par la naissance de “l’homme fasciste”».111 L’erreur fut d’assimiler cette palingénésie à la venue du surhomme. Il est difficile de prétendre que le surhomme est le produit d’une palingénésie nietzschéenne car le philosophe ne prétend pas fabriquer un homme nouveau. Le surhomme se dégage de l’humanité par sa propre force, son goût de l’indépendance, de sa volonté de s’envoler au-dessus des contingences, enfin d’être. Il n’a absolument rien de «l’avènement de l’homme fasciste, héritier de l’esprit nihiliste et “nietzschéen” du squadrisme et des corps francs».112 Sitôt qu’en 1908 (huit ans après la mort du philosophe), le jeune Mussolini se fait une vision assez juste de son œuvre : «Le surhomme est un symbole, il est le représentant de cette période angoissée et tragique de crise que traverse la conscience européenne à la recherche de nouvelles sources de plaisir, de beauté et d’idéal. Il est le constat de notre faiblesse, mais, en même temps, l’espoir de notre rédemption. Il est le crépuscule - et l’aurore. Il est surtout un hymne à la vie, à la vie vécue avec toutes les énergies dans une tension continue vers quelque chose de plus haut, de plus fin et de plus tentateur».113 Son idée du surhomme nietzschéen se fait alors qu’il est toujours un socialiste avoué. Mais Mussolini ne lit pas seulement du Nietzsche; à côté figurent la psychologie des foules de Le Bon et surtout Georges Sorel et ses Réflexions sur la violence (1908) : «À cette époque Mussolini paraît avoir commencé à lire Nietzsche qui, avec son “rien n’est vrai, tout est permis”, fournissait un magnifique terrain de chasse aux ambitions sans scrupules. Là encore Mussolini se trouvait avoir été préparé par Sorel, et si le surhomme n’a signifié pour lui autre chose que la glorification de sa personne, pendant un certain nombre d’années il demeura la glorification du prolétaire. En 1908 le sage vieux juif Claudio Treves, alors directeur de l’Avanti, fit à Forli une conférence sur Nietzsche, dans laquelle il définit le surhomme comme étant une pièce du symbolisme adolescent. Cela outragea le jeune Mussolini qui fit explosion dans une série d’articles publiés dans un hebdomadaire local appelé le Pensiero Romagnolo, pour défendre la philosophie de la force. Ce fut le début d’une vendetta personnelle qui dura plusieurs années, mais tourna en faveur de Mussolini, car ce fut Treves qui fut chassé de l’Avanti où Mussolini prit sa place en 1912».114 C’était la première épuration intellectuelle de la carrière du futur Duce. Celui-ci au pouvoir deviendra le philosophe par excellence du fascisme, renvoyant Nietzsche lui-même aux oubliettes : «Les intellectuels sont par principe tenus en suspicion. L’opinion fasciste sur la culture est qu’il faut se garder de trop raisonner, de trop vouloir expliquer les choses. Surtout s’il s’agit des actes du Duce car, comme le déclare le secrétaire du PNF à des professeurs réunis à Bologne en 1935, ce serait se placer sur le même plan que le Duce. Or il y a entre celui-ci et les autres mortels une distance “tout simplement astronomique”».115 Autant dire que Duce était synonyme de Surhomme. Sa chute et son exécution n’en parurent que plus méprisables. Apprenant la mort de Mussolini, alors qu’il était lui-même assiégé dans le bunker à Berlin, le ministre de la Propagande du Reich eut ces mots atroces à l’égard des alliés italiens : «“Le Duce entrera dans l’Histoire comme le dernier des Romains”, pensa et écrivit Gœbbels, “mais derrière sa massive figure un peuple de romanichels avait pourri”».116 L’aventure du Duce surhumain n’avait été qu’une suite de subversions sociales planifiée par l’État, ce monstre froid sous le ciel chaud méridional.

Le fascisme français hérita-t-il autant de la pensée nietzschéenne du surhomme? Sans doute, comme on l’a vu, Nietzsche exerça-t-il une influence sur des philosophes comme Bergson, mais la rhétorique des jeunes intellectuels français de l’entre-deux-guerres résonne comme un sempiternel commentaire sur ce qu’ils ont vu dans l’Allemagne nazie. Alors que le désordre politique et financier achève de contaminer la IIIe République, l’ordre qui règne en Allemagne, dans l’obéissance et l’enthousiasme, apparaît comme tout le contraire d’une société parlementaire démocratique corrompue, inefficace et croulante. C’est ce qui frappe les observateurs français. Au moment où Hitler prend le pouvoir, en 1933, un Thierry Maulnier communie totalement avec la logique du régime nazi : «Sa philosophie des relations internationales lui faisait trouver naturelle celle des nazis, dont elle était très voisine; si une civilisation est supérieure, il est juste qu’elle triomphe; si elle est inférieure, il est normal qu’elle disparaisse. La querelle entre l’Allemagne et la France n’était pas une querelle de principes : “Si nous contestons le principe allemand d’après lequel une humanité supérieure a le droit d’asservir une humanité inférieure, pourquoi avons-nous des colonies? Résoudre cette question, c’est résoudre en même temps celle de la suprématie”».117 Apparaissent, ici et là d’autres antécédents de la surhumanité française : le même Thierry Maulnier, dans le portrait qu’il trace de l’écrivain allemand auteur du Troisième Reich et qui s’est enlevé la vie, Moeller Van den Bruck, célèbre «une virilité profonde et tragique, un penchant naturel à l’héroïsme, un mépris du bonheur, une recherche du sacrifice par l’élan naturel de l’être et non pas la discipline subie passivement, d’un impératif abstrait».118 Toute la droite française n’est d’ailleurs pas également enthousiasmée par le réveil allemand. Les vieux bonzes de l’Action Française ne cessent d’en appeler à la paix pour ne pas avoir à affronter ceux dont ils craignent l’agressivité. C’est contre ces vieillards que se déchaîne le jeune Drieu La Rochelle : «C’est qu’un monarchiste n’est jamais un moderne : il n’a point la brutalité, le simplisme barbare d’un moderne».119 Mais au politique d’abord, de Maurras répondait plutôt une sévère critique morale, comme le reconnu Julien Benda : «Le fascisme de Drieu, écrit Benda, “est bien moins un décret politique qu’une attaque morale, qui consiste dans la volonté nietzschéenne de toujours se dépasser dans le mépris de toutes les stagnations, de tous les statismes, de toutes les jouissances paisibles, dont la démocratie lui semble le symbole”».120 Même si on concède que Drieu tendait la main à Nietzsche, n’en demeure pas moins que c’est là un assez mince raccordement. Le beau-frère de Brasillach, le virulent rédacteur antisémite de Je suis partout, Maurice Bardèche, dans un essai de 1961, Qu’est-ce que le fascisme?, écrira : «Ce sont des qualités proprement militaires et pour ainsi dire animales : elles nous rappellent que la première tâche de l’homme est de protéger, de dompter, vocation que la vie grégaire et pacifique des cités nous fait oublier, mais que le danger réveille, et toute œuvre difficile où l’homme retrouve ses adversaires naturels : les tempêtes, les catastrophes, les déserts. Ces qualités animales de l’homme en ont engendré d’autres qui en sont inséparables, car elles appartiennent au code de l’honneur qui s’est établi dans le danger : ce sont la loyauté, la fidélité, la solidarité, le désintéressement».121 L'appel à la Terre de Zarathoustra n’était certainement pas cette poussée vers la confrontation du Surhomme avec la nature, mais une régression à une conception de l’éthos animal idéalisé. C’est ce qui fera tant ressembler certains discours idéologiques des écologistes à de vieilles maximes nazies.

Le nazisme avait pris le chemin tout à l’opposé de celui que suggérait Nietzsche. Il était, en effet, une régression vers l’animalité. Il en dépassait même l’éthos puisqu’il entraîna les hommes à se comporter comme aucun animal de la nature ne se comporte, sauf peut-être les abeilles et les fourmis : «L’attitude de la communauté, qui tout ensemble attend et redoute le surhomme, qui se refuse d’abord à lui tant qu’elle n’a pas compris le sens de son œuvre ou qu’il ne l’a pas complètement accomplie, et qui l’abandonne à son sort dès qu’elle n’en a plus besoin ou que cette œuvre la distance, n’est-elle pas comparable à celle de la reine des abeilles dans le vol nuptial? La société n’est rétive au génie qu’autant qu’il faut pour qu’elle l’éprouve vraiment digne de la tâche qu’elle-même attend. Elle ne s’abandonne que devant l’insistance et la puissance de celui qui lui apportera le germe d’une métamorphose d’elle-même, d’une autre elle-même. Et c’est d’ailleurs pourquoi, à l’inverse, elle accueille sans réaction les talents ordinaires qui eux, n’ont rien à lui fournir qu’elle n’ait déjà en soi».122 La découverte des camps de la mort pourrait même laisser présager une sous-animalité, ou du moins quelque chose qu'annonçait déjà Zarathoustra lorsqu'il chantait : de ce grand flux vous voulez être, n’est-ce pas? le reflux, et plutôt que de surmonter l’homme encore vous préférez revenir à la bête! Quoi qu'il en soit, cela n’avait plus rien à voir avec cette «capacité que possède l’individu de se sacrifier pour la communauté; pour ses semblables” [Hitler] conçoit cet “idéalisme” comme la plus haute forme d’obéissance de l’animal aux lois de la nature, une force que seul l’Aryen est capable d’assumer…».123 Wiskemann explique ainsi le lien Nietzsche/Hitler : «L’influence extérieure qui agit le plus fortement sur Hitler avait été cette doctrine de Nietzsche, où la puissance et la lutte pour la puissance, qui signifiait le piétinage des faibles, étaient les valeurs dernières. Nietzsche avait condamné à la fois le christianisme et les idées de la première révolution française comme étant le triomphe d’une mentalité d’esclaves, contre laquelle il exhortait tous les esprits supérieurs à se révolter; ceux-ci devaient créer un code nouveau, celui des hommes forts, dont la base devait être la fermeté impitoyable. “Une race dominante ne peut s’élever qu’au milieu de conditions violentes et terribles. Problème : où sont les barbares du vingtième siècle? Évidemment ils n’émergeront et ne se consolideront qu’après de terrifiants bouleversements sociaux”. Mais les rêves de Nietzsche étaient venus à celui-ci quand il était professeur d’études classiques dans l’atmosphère humaniste de Bâle; c’étaient des rêves homériques de héros magnanimes qui savaient prendre des risques, et Nietzsche s’était querellé avec Wagner pour les monstrueuses conceptions de celui-ci. L’année même de la naissance de Hitler, Nietzsche devint fou d’une façon permanente, et il vint irrésistiblement à l’idée que l’hitlérisme est une forme de la folie de Nietzsche. En lisant Nietzsche, il est évident que Hitler y a cueilli ce qu’il aimait et ce qu’il croyait comprendre. Loin de s’échapper d’une époque de petites-classes-moyennes et de mécanique, la caste de maîtres de Hitler devait être bâtie sans prendre de risques. Nombre d’écrivains allemands, du genre Treitschke et Ludendorff, avaient travaillé à établir une doctrine, non pas de fermeté impitoyable seule, mais de fermeté impitoyable totale et mécanique; leurs efforts arrivèrent à culminer dans le petit bourgeois Hitler avec son amour des machines et sa théorie de l’économie des forces».124 Ce rapport Nietzsche/Hitler était tout ce qu’il y avait de plus relatif et ressemblait à ce qu’a pu être celui entre Marx et Staline. La rétroprojection que le nazisme effectua à travers l’œuvre de Nietzsche, phénomène courant à l’époque, consistait à faire de lui un prophète du nazisme; à lui donner une racine acceptable, puisée dans la réaction allemande à la modernité. L’esthétique kitsch de la Weltanschauung fasciste était un Imaginaire coloré de différentes provenances qui relevaient d’un classicisme ampoulé : «Dans la tradition encore, mais d’une tradition culturelle plutôt que religieuse, relevaient d’autres éléments : emprunts aux mythologies, grecque, latine, germanique, et surtout emprunts aux grands courants du XIXe siècle. De la tradition romantique dérivaient la figure du grand homme, développée ensuite par l’historisme et propagée par le système scolaire, tout comme celle du génie universel, le chef à la fois penseur, orateur, artiste. Quelques éléments (mais ceci vaut surtout pour l’Italie) étaient même empruntés à la tradition de gauche, notamment au nationalisme mazzinien : figure du chef en éducateur du peuple, en homme nouveau. Enfin, d’autres éléments dérivaient de la culture irrationaliste fin-de-siècle : le chef magnétiseur ou hypnotiseur qui plongeait la foule dans une hallucination ou une extase collective».125

D’autre part, même si on n’entérine pas complètement l’explication historienne de Nolte, on ne peut nier que la violence nationale-socialiste se soit inspirée de celles de la Grande Guerre et de la Révolution russe. La Russie soviétique avait plié à Brest-Litovsk au diktat allemand et cette réussite lui avait été enlevée par l’odieux traité de Versailles. Maintenant, l’U.R.S.S. renaissait des cendres de l’empire pétrovien. Dans leur esprit wagnérien, Hitler et ses séides ne pouvaient voir là que l’appel d’une nouvelle épopée fondatrice, une bataille impitoyable, qui «se conclura par le triomphe des “futurs seigneurs de la terre” : il apparaîtra un type d’homme capable - en utilisant les mots du philosophe rapportés par l’historien - de “supporter la cruauté de la vision de tant de souffrance, d’extinction, de destruction” : il sera “cruel” lui-même, “par la main et par l’action (et pas seulement par les yeux de l’esprit)”, et il sera en état de “causer de la douleur avec plaisir”. “Avec plusieurs années d’avance, Nietzsche a fourni à l’antimarxisme politique radical du fascisme son archétype spirituel, et on peut dire que Hitler lui-même n’a jamais été tout à fait au niveau de cet archétype” (Nolte)».126 En effet, «pour Hitler, le surhomme, s’il signifiait pour lui autre chose que la glorification de sa personne, signifiait le germain héroïque qui ne doit reconnaître aucune loi des Habsbourgs, en lâchant la bride à sa terrorisation du Slave et du Juif [La volonté de puissance : “À la grandeur appartient la terrorisation; qu’on ne se laisse pas marcher sur les pieds”]. L’effet produit par Nietzsche sur Hitler fut d’autant plus direct que, si l’esprit du premier était brillant et celui du second banal, ces hommes souffraient tous deux de cette paranoïa, (monomanie chronique des grandeurs orgueilleuses), qui semble tragiquement fréquente en Allemagne».127 Comme si tout, dans l’Imaginaire allemand, ne pouvait atteindre que des proportions au gigantisme.

Chaque dictateur veut se présenter comme le surhomme annoncé. Sa présence est divine plus qu’impériale. Il n’y a plus qu’une seule pensée, celle du surhomme; plus qu’un seul goût; celui du surhomme : «Les étudiants allemands, symboliquement contingentés, n’auront plus le droit de décorer leurs uniformes des couleurs qui, jadis, doraient leur prestige. Toutes les distinctions n’appartiennent-elles pas désormais au seul volk? Même l’élite du régime nouveau devra se plier, comme le mitron ou le SA, aux fastes et aux ridicules du jour. L’ambassadeur saluera d’un Heil Hitler comme le concierge, Gœbbels comme Göring feront ostensiblement la quête pour les besoins croissants du “Secours d’hiver”. De l’autre côté des Alpes, un scénario identique impose aux vedettes les mêmes courbettes qu’au quidam. Ciano, comme tout Italien, reste debout en la présence du Duce…».128 La surhumanité pourrait se ramener à la seule ethnie aryenne (même pas la latine de son allié italien). Dans Mein Kampf, Hitler écrivait : «L’Aryen est le Prométhée du genre humain; l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux; il a toujours allumé à nouveau ce feu qui, sous la forme de la connaissance, éclairait la nuit… Conquérant, il soumit les hommes de race inférieure et ordonna leur activité pratique sous son commandement, suivant sa volonté et conformément à ses buts. Mais, en leur imposant une activité utile, bien que pénible, il n’épargna pas seulement la vie de ses sujets; il leur fit peut-être même un sort meilleur que celui qui leur était dévolu, lorsqu’ils jouissaient de ce qu’on appelle leur ancienne “liberté”. Tant qu’il maintint rigoureusement sa situation morale de maître, il resta non seulement le maître, mais aussi le conservateur de la civilisation qu’il continua à développer… Si l’on répartissait l’humanité en trois espèces : celle qui a créé la civilisation, celle qui en a conservé le dépôt et celle qui l’a détruit, il n’y aurait que l’Aryen qu’on pût citer comme représentant de la première… Si on le faisait disparaître, une profonde obscurité descendrait sur la terre; en quelques siècles, la civilisation humaine s’évanouirait et le monde deviendrait un désert».129 Ceci pourrait facilement être pris pour le passage d’amour/haine envers l’Allemagne telle qu’on la trouve dans le jugement de Nietzsche. Nietzsche, rappelons-le, voyait dans le crâne dur des Allemands un peuple médiocre mais qui pourrait, poussé par la volonté de puissance, devenir le premier de l’échelle ontologique des peuples occidentaux. Mais Hitler préférait distinguer les Aryens «authentiques» des Germains qui ont été métissés par l’afflux de peuples divers : Slaves, Juifs, Hongrois… et qu’il faut purger de ses mauvais éléments. C’est en ce sens que le racisme devenait une pierre angulaire de tout le système idéologique.


Ce racisme, bien que l’anthropologie du temps l’approvisionnait en a priori et en constats, n’avait pas besoin de reposer sur des bases scientifiques. Gœbbels répondait au cinéaste Fritz Lang qu’il voulait comme réalisateur attitré du régime et qui pourtant avait du sang juif, qu’il fallait «lui laisser décider» qui était juif en Allemagne! L’affirmation n’était pas exceptionnelle : «Il est vrai que, comme Himmler lui-même le reconnaît, le racisme n’est pas scientifiquement démontré; mais précisément - ici le passage du livre, malheureusement assez obscur - cette incertitude logique rend nécessaire le recours au mythe et la férocité : “L’homme [des SS]… capacité hystérique d’assumer glorieusement toutes les atrocités”»,130 comme le reconnaît l’ouvrage de Joseph Billig, L’Hitlérisme et le Système concentrationnaire. La férocité, voilà le mot qui convient sans nul doute à l’expressivité du surhomme. Il doit être craint, comme on craignait Dieu; et la crainte n’était-elle pas un sentiment d’amour de Dieu chez les Juifs? La férocité du surhomme dit la sous-humanité de ses adversaires et par le fait même, leur proche parenté avec l’animalité et la nécessité de les anéantir : «Fondamentalement, les SS estimaient que les Juifs qui arrivaient dans les camps cessaient de vivre au moment précis où ils descendaient du train. Ils mettaient en scène des parodies de mariage et autres amusements, convaincus qu’ils étaient que les objets de leurs divertissements passeraient sous peu à la chambre à gaz. À Treblinka, ils montèrent un orchestre de détenus qui jouait un chant propre au camp, composé par le chef d’orchestre juif [Artur Gold] sur des paroles de l’Untersturmführer Franz, exaltant le travail, le destin et l’obéissance. Leur psychologie est symbolisée par l’histoire d’un chien, Barry*, à propos duquel un tribunal ouest-allemand rédigea plusieurs pages. Barry était un énorme saint-bernard qu’on vit d’abord à Sobibór, ensuite à Treblinka. Il avait été dressé à mutiler les détenus au simple commandement : “Homme, attaque ce chien! (Mensch, fasst den Hund!)».131 Voilà comment les S.S. apparaissaient surhumains : en abaissant les détenus en sous-humanité. Mais ce privilège leur coûtait cher : «Ce que l’on exigeait du candidat SS était bien au-dessus de la moyenne : il devait mesurer au moins 1,80 m (plus tard, cette exigence ne fut plus qu’un idéal, et, pendant la guerre, on s’en écarta au point d’admettre jusqu’aux éclopés de la migration des peuples et jusqu’à des Indiens mangeurs de racines qui n’avaient plus le moindre rapport avec l’image du héros germanique); son arbre généalogique devait pouvoir être suivi jusqu’en 1750 et être de pur sang allemand; son caractère - au sens national-socialiste - devait être incontestable. Ce n’était pas le nombre qui importait à Himmler. En 1929, la SS ne comptait que 250 hommes, et ils formaient la garde noire de Hitler. En 1930, il n’y avait que 2 000 hommes, un an plus tard 10 000, et, à la veille de la prise du pouvoir 30 000. C’était la SA qui formait la masse des troupes de choc du national-socialisme».132 Entendons-nous que si le S.S. était le surhomme du stalag, il demeurait un Aryen obéissant aux ordres supérieurs, seule condition pour rester membre de la surhumanité nazie. Et leur chef, «Himmler aurait déclaré que ce qu’il attendait désormais de ces hommes était “surhumain-inhumain (er mute ihnen Übermenschlich-Unmenschliches zu)”».133 Déclaration adressée au personnel des camps de Belzec, Sobibór et Treblinka.

Mais la férocité de Hitler se limitait plutôt à des vociférations sans suites. Au cours d’un magnifique déjeuner tenu le 22 août 1939, au moment de lancer l’offensive contre la Pologne et qui devait déclencher la Seconde Guerre mondiale, Hitler déclarait à ses généraux : «Je donnerai une raison de propagande pour lancer la guerre, que cette raison soit ou non plausible. On ne demandera pas plus tard au vainqueur s’il a bien dit la vérité… Fermez vos cœurs à la pitié. Agissez brutalement… C’est le plus fort qui a raison. Soyez le plus possible impitoyables».134 Une autre version entre davantage dans les détails : «D’après la version extrême citée par Gisevus, Hitler avait dit le 22 août en parlant à ses commandants en chef) que si, cette fois, un médiateur quelconque intervenait : “Il jetterait personnellement ce Schweinehund (chien de cochon) sur les marches de l’escalier, même s’il devait le frapper à coups de pied dans le ventre en présence des photographes”. Ce médiateur avait déjà été, en 1938, “son ami Mussolini”, le seul être qu’il consentait à reconnaître comme le Surhomme numéro deux, et sur lequel il comptait pour combattre en Italie les influences royales et autres. (Certainement le Duce lui offrait toujours sa médiation dans des circonstances extraordinairement favorables). Dans la folie de la personnalité double de Hitler, la partie héroïque et la partie démoniaque se trouvaient réunies en une seule et même personne. Car il n’y a de cela aucun doute, les conditions mentales de Hitler en été 1939 étaient de celles que le simple langage appelle folie».135 Or, ce Schweinehund se présenta en la personne d’un ami personnel du second du régime, Herman Göring, un industriel suédois, Birger Dahlerus, qui, le 3 septembre, se mit à courir les chancelleries de Londres et de Berlin en vue d’en venir à une entente entre l’Axe et les alliés. Pris de l’une de ces crises d’hystérie dont il avait l’habitude, Hitler s’en prit à Dahlerus mais sans le frapper, comme il s'en était vanté plus tôt : «affirmant qu’il est désormais décidé à écraser la résistance polonaise et la Pologne entière. “Et, vocifère-t-il, si les Anglais ne comprennent pas que c’est leur intérêt d’éviter de se battre avec moi, ils le regretteront toute leur vie”. Le visage empourpré et les yeux fixant le vide, Hitler commence à faire des moulinets avec ses bras comme un dément. Il crie à la face du Suédois : “Si l’Angleterre veut se battre pendant un an, je combattrai pendant un an. Si l’Angleterre veut se battre pendant deux ans, je combattrai pendant deux ans.” Puis, après avoir semblé chercher ses mots : “Si l’Angleterre veut se battre pendant trois ans, je combattrai pendant trois ans”. La voix du Führer n’est plus qu’un long cri aigu. Ses bras continuent à tournoyer. Son visage est bouleversé par la haine. Tout son corps vibre de convulsions quand il hurle : (Et s’il le faut, je combattrai pendant dix ans). Plié en deux par la rage, Hitler martèle le plancher de ses poings fermés».136 C’est ainsi que, martelant la Terre de ses poings, le Führer lui faisait outrage, trahissant l'annonce de l'évangile de Zarathoustra; de Nietzsche

 Montréal
20 avril 2017
NOTES
 
1 S. Tchakhotine. Le viol des foules par la propagande politique, Paris, Gallimard, Col. 1952, p. 565.
2 F. Nietzsche. Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, Col. Folio essais, # 8, (Prologue § 3 à 6), pp. 24 à 31.
* cake of custom.
3 P. Gay. La culture de la haine, Paris, Plon, 1998, p. 64.
4 Le Syllabus (1864), cité in P. Fernessole. Pie IX, t. 2 (1855-1878), Paris, P. Lethellieux, 1963, p. 436.
5 J. Boissel. Gobineau, Paris, Hachette, 1981, p. 335.
6 A. Robinet. Bergson, Paris, Seghers, Col. Philosophes de tous les temps, # 21, 1970, pp. 152-153.
7 Note, in D.Halévy. Nietzsche, Paris, Bernard Grasset, réed. Col. Pluriel, # 8307, 1977, p. 657, n. 2
8 R. Bodei. La philosophie au XXe siècle, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 416, 1999, pp. 25-26.
9 S. Moscovici. L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 419.
10 E. W. Saïd. Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde Diplomatique, 2000, p. 174.
11 C. Clay. Le roi, l’empereur et le tsar, Paris, Perrin, Col. Tempus, # 238, 2008, p. 179.
12 Cité in C. Clay. Ibid. p. 319.
13 G. Lefranc. Le mouvement socialiste sous la troisième république, t. 1 : 1875-1920, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 307, 1977, p. 74.
14 H. Rosenberg. La tradition du nouveau, Paris, Minuit, Col. Arguments, 1962, pp. 188-189.
15 Cité in P. Roazen. La pensée politique et sociale de Freud, Paris/Bruxelles, P.U.F./Complexe, 1976, p. 60
16 G. L. Mosse. De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette, Col. Littérature, 1999, p. 23.
17 M. Eksteins. Le sacre du printemps, Paris, Plon, 1991, p. 232.
18 D. Pélassy. Le signe nazi, Paris, Fayard, 1983, pp. 148 et 146.
19 J. Semelin. Sans armes face à Hitler, Paris, Payot, Col. P.B.P., # 340, 1989, P. III.
20 L. Gerveereau. Les images qui mentent, Paris, Seuil, Col. XXe siècle, 2000, pp. 228-229.
21 G. Wright. L’Europe en guerre 1939-1945, Paris, Armand Colin, Col. U, 1971, p. 66.
22 G. L. Mosse. L’image de l’homme, Paris, Abbeville, 1997, p. 11.
23 G. L. Mosse. Ibid. p. 41.
24 G. L. Mosse. Ibid. p. 43.
25 L. Perche. Jarry, Paris, Éditions Universitaires, Col. Classiques du XXe siècle, # 50, 1965, p. 113.
26 G. L. Mosse. Op. cit. 1997, p. 14.
27 G. L. Mosse. Ibid. p. 179.
28 G. L. Mosse. Ibid. p. 154.
29 G. L. Mosse. Ibid. p. 37.
30 U. Eco. De superman au surhomme, , Paris, Col. Biblio-essais, # 1978, 1995, p. 8.
31 U. Eco. Ibid. p. 93.
32 U. Eco. Ibid. p. 57.
33 U. Eco. Ibid. p. 104.
34 C. Mouchard. Un grand désert d’hommes 1851-1885 : Les équivoques de la modernité, Paris, Hatier, Col. Littératures, 1991, p. 159.
35 M. Blanchot. Lautréamont et Sade, Paris, Minuit, Col. Arguments, 1976, p. 149.
36 J. Canu. Barbey d’Aurevilly, Paris, p. 370.
37 J. Perrin. «La femme vampire dans la poésie romantique anglaise», in A. Faivre et J. Marigny (éd.) Les Vampires, Paris, Derry, Cahiers de l'hermétisme, 2003, p. 115.
38 J. Rewald. Histoire de l’impressionnisme, t. 1, Paris, Albin Michel, réed. Livre de poche, Col. Art, # 1924, 1955 p. 188.
39 Cité in J. Rewald. Ibid. p. 186.
40 A. Ruscio. Le credo de l’homme blanc, Bruxelles, Complexe, Col. Bibliothèque, 2002, p. 347.
41 J. Rewald Le post-impressionnisme, vol. 1,Paris, Albin Michel, réed. Col. Pluriel, # 8505, 1961, pp. 230-231.
42 Boileau-Narcejac. Le roman policier, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je?, # 1623, 1975, pp. 28 et 29-30.
43 J. Thorwald. L’heure du détective, Paris, Albin Michel, 1969, p. 207.
44 S. Kracauer. Le roman policier, Paris, Payot & Rivages, Col. P.B.P., # 410, 2001, pp. 99-100.
45 U. Eco. Op. cit. pp.106-107.
46 L. Gervereau. Op. cit. p. 149.
47 U. Eco. Op. cit. p. 113.
48 L. Leibrich. Thomas Mann, Paris, Éditions Universitaires, Col. Classique du XXe siècle, # 12, 1958, p. 40.
49 M. Gravier. Ibsen, Paris, Seghers, Col. Théâtre de tous les temps, # 28, 1973, p. 78.
50 M. Gravier. Ibid. p. 107.
51 M. Gravier. Ibid. p. 73.
52 Cité in M. Gravier. Ibid. p. 97.
53 M. Gravier. Ibid. p. 79.
54 M. Gravier. Ibid. p. 81.
55 M. Gravier. Ibid. p. 182.
56 T. Maerli. «Travailler sur Ibsen», in Collectif, Henrik Ibsen, Europe, # 840, 1999, Paris, p. 154.
57 M. Astier Loutfi. Littérature et Colonialisme, Paris/La Haye, Mouton, 1971, p. 121.
58 J. Ujejski. Joseph Conrad, Paris, Éditions Edgar Malferes, 1939, p. 226.
59 J. Ujejski. Ibid. p. 230.
60 O. Rasac. Histoire politique du barbelé, Paris, La Fabrique, 2000, p. 27.
61 H. & G. Agel. Voyage dans le cinéma, Paris, Casterman, 1962, pp. 24-25.
62 P. Gay. Op. cit. pp. 70-71.
63 A. Sinclair. Jack London, Paris, Belfond, 1979, p. 109.
64 R. Giguère. Exil, révolte et dissidence, Québec, P.U.L., Col. Vie des lettres québécoises, # 23, 1984, p. 119.
65 M. Bonaparte. Guerres militaires et Guerres sociales, Paris, Flammarion, Col. Bibliothèque de Philosophie scientifique, 1920, p. 212.
66 R. Giguère. Op. cit. pp. 111-112.
67 A. Besançon. Le Tsarévitch immolé, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1991, p. 197.
68 C. Motchoulski. Dostoïevski, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1963, p. 162.
69 M. Braun. La littérature russe au 19e siècle, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1963, p. 217.
70 Cité in P. Sloterdijk. Le Palais de cristal, , Paris, Fayard, Col. Pluriel, 2011, p. 109.
71 P. Sloterdijk. Ibid. pp. 109-110.
72 C. Motchoulski. Op. cit. pp. 258-259.
73 M. Braun. Op. cit. p. 218.
74 M. Braun. Ibid. pp. 218-219.
75 M. Braun. Ibid. pp. 221-222.
76 M. Braun. Ibid. p. 222.
77 M. Braun. Ibid. p. 221.
78 C. Motchoulski. Op. cit. pp. 161-162.
79 C. Motchoulski. Ibid. p. 387.
80 P. Pascal. Dostoïevski L’homme et l’œuvre, Paris, L'Âge d'homme, Col. Agora, # 3, 1985, p. 232.
81 M. Carrouges. La mystique du surhomme, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1948, p. 411.
82 M. Carrouges. Ibid. p. 351.
83 H. F. Peters. Ma sœur mon épouse, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque de l’inconscient, 1967, pp. 133-134.
84 M. Carrouges. Op. cit. pp. 66-67.
85 R.-J. Dupuy. Politique de Nietzsche, Paris, Armand Colin, Col. U, 1969, pp. 58-59.
86 R. O. Paxton. Le fascisme en action, Paris, Seuil, Col. XXe siècle, 2004, pp. 61-62.
87 J.-F. Tafforeau. Heidegger, Paris, Éditions Universitaires, Col. Classiques du XXe siècle, # 102, 1969, pp. 105-106.
88 P. Milza. Les Fascismes, Paris, Imprimerie Nationale, Col. Notre Siècle, 1985, p. 14.
89 J.-P. Tafforeau. Op. cit. p. 106.
90 J.-P. Tafforeau. Ibid. p. 112.
91 G. Bouthoul. La guerre, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 577, 1963, p. 69.
92 E. J. Hobsbawm. L’ère des empires, Paris, Fayard, réed. Col. Pluriel, # 8831, 1989, p. 325.
93 É. Thomas. Louise Michel, Paris, Gallimard, Col. Leurs figures, 1971, pp. 412-413.
94 R.-J. Dupuy. Op. cit. p. 14.
95 R.-J. Dupuy. Ibid. p. 185.
96 A. Mayer. La persistance de l’Ancien Régime, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 212, 1983, p. 279.
97 Cité in D. Halévy. Op. cit. p. 347.
98 G.-A. Goldschmidt, notes à D. Halévy. Op. cit. p. 673, n. 15.
99 R.-J. Dupuy. Op. cit. p. 27.
100 M. Carrouges. Op. cit. p. 110.
101 M. Carrouges. Ibid. p. 175.
102 M. Carrouges. Ibid. p. 207.
103 M. Carrouges. Ibid. p. 356.
104 D. Halévy. Op. cit. p. 530.
105 R.-J. Dupuy. Op. cit. p. 64.
106 R.-J. Dupuy. Ibid. p. 320.
107 M. Carrouges. Op. cit. pp. 220-221.
108 M. Foucault. Les mots et les choses, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 166, 1990, p. 333.
109 D. Halévy. Op. cit. p. 345.
110 J. Le Rider. Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, # 302, 2000, pp. 80-81.
111 Z. Sternhell. Ni droite ni gauche, Paris, Seuil, Col. XXe siècle, 1983, pp. 268-269.
112 P. Milza. Fascisme français, Paris, Flammarion, Col. Champs, # 236, 1987, p. 262.
113 E. Gentile. Qu’est-ce que le fascisme?, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 128, 2004, pp. 439-440.
114 E. Wiskemann. L’Axe Rome-Berlin, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1950, pp. 18-19.
115 P. Milza/S. Berstein. Le fascisme italien 1919-1945, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H44, 1980, p. 215.
116 E. Wiskemann. Op. cit. p. 335.
117 P. Burrin. Fascisme, nazisme, autoritarisme, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H280, 2000, p. 244.
118 Cité in Z. Sternhell. Op. cit. p. 253.
119 Cité in P. Machefer. Ligues et fascismes en France, Paris, P.U.F., Col. Dossier Clio, # 71, 1974, p. 19.
120 Z. Sternhell. Op. cit. p. 237.
121 Cité in P. Machefer. Op. cit. p. 67.
122 L. Duplessy. L’esprit des civilisations, Paris, La Colombe, 1955, pp. 133-134.
123 G. Mendel. La révolte contre le père, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1968, pp. 271 et 272.
124 E. Wiskemann. Op. cit. pp. 286-287.
125 P. Burrin. Op. cit. p. 41.
126 D. Losurdo. Le révisionnisme en histoire, p. 222.
127 E. Wiskemann. Op. cit. p. 21 et n. 2.
128 D. Pélassy. Op. cit. p. 151.
129 Cité in L. Poliakov. Les Juifs et notre histoire, Paris, Flammarion, Col. Science, 1973, p. 89.
130 P. Ayçoberry. La question nazie, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H39, 1979, p. 215.
* Barry était le nom d’un saint-bernard devenu chien national suisse pour avoir sauvé 40 personnes ensevelis au cours d’avalanches de neige dans les montagnes entre 1800 et 1814.
131 R. Hilberg. La destruction des Juifs d’Europe, t. 2, Paris, Gallimard, Col. Folio-Histoire, # 39, 1988, p. 779.
132 E. Kogon. L’État SS, Paris, Seuil, Col. Points Politique, # Po34 , 1970, p. 23.
133 R. Hilberg. Op. cit. p. 777.
134 Cité in E. Wiskemann. Op. cit. p. 183.
135 E. Wiskemann. Ibid. p. 192.
136 A. Ball. Le dernier jour du vieux monde, Paris, Robert Laffont, Col. Ce jour-là, 1963, pp. 48-40.

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