L'association haine de
soi + juive (jüdische Selbsthaß)
trahit pourtant l'idée de base de Lessing qui considérait que la
haine de soi (Selbsthaß)
était un phénomène universel. Mais il allait de soi qu'il ne
pouvait aborder le sujet que par un cas tangible qui était celui de
sa communauté, la judaïté. Évidemment, pour Lessing, la haine de
soi juive ne touchait pas tous les Juifs pris individuellement. Même
si son ouvrage est marqué par des cas spécifiques de juifs
allemands mal dans leur peau, il visait un comportement collectif,
une âme juive prise
dans la modernité, entre l'assimilation, telle qu'elle se
pratiquait depuis le XIXe siècle en Europe et aux États-Unis, et le
sionisme qui n'était pas encore ce mouvement radical qui allait
émerger après la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de Juifs en Palestine, à l'époque, ne représentait
environ qu'un million d'individus répartis dans un protectorat
britannique. Renversement de la diaspora, le sionisme était
alors un appel au retour à la mère-patrie beaucoup plus qu'une solution à une
question d'identité nationale. Le comportement d'Israël comme un état-voyou depuis son incrustation en Palestine et devant l'Assemblée des Nations-Unies montre que la haine de soi juive a atteint le stade où elle déborde dans l'oppression de l'Autre, leçon dignement apprise du IIIe Reich.
L'INTERPRÉTATION
DE LA SELBSTHAß
PAR LESSING
Si
Lessing a donné ses lettres de créance au concept de haine
de soi, il
ne l'a quand même pas inventé. Le romantique Karl Philipp Moritz,
dans une autobiographie largement inspirée des Souffrances
du jeune Werther de
Gœthe, Anton
Reiser, à
la fin du XVIIIe siècle l'utilisait déjà. Max Brod (l'ami de
Kafka), Otto Weininger (le sexologue névropathe) et Constantin
Brunner le ressuscitèrent dès le début du XXe siècle. Sorties
tout droit de la pensée allemande dans ses plus mauvais jours, les
concepts de haine
de soi (Selbsthaß),
de mépris
de soi (Selbstverachtung),
d'autodénigrement
(Selbstherabwürdigung),
enfin d'auto-anéantissement
(Selbstvernichtungssucht)
référaient tous à une même attitude qui se développait dans les
milieux intellectuels allemands. Cette longue tuerie européenne sur
le sol germanique durant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) entraîna
la perte de 3 à 4 millions de morts en trente
ans pour une population initiale de 17 millions d'habitants, ce qui
est énorme. Une telle saignée démographique plus le pillage des
villes et des campagnes entraîna un retard dans le
développement économique de l'Europe centrale. Les rivalités entre
les différents princes s'épuisèrent dans un face à face
austro-prussien à partir du XVIIIe siècle. Un despote éclairé
comme Frédéric II vivait, écrivait et pensait en français; son
adversaire, Marie-Thérèse donna sa fille, Marie-Antoinette, à
l'héritier du trône de France. Les coalitions contre la Révolution
et l'Empire conduisirent à des défaites majeures des deux
puissances germaniques : l'Autriche (Austerlitz, 1805) et la
Prusse (Iéna, 1806). Le Congrès de Vienne (1815) peut bien ramener
l'apparence de l'ordre ante-1789, mais les puissances comme la Russie
et l'Angleterre font peser sur l'ensemble de l'Europe centrale leur
influence intéressée. Dans ce contexte, le romantisme allemand
s'interroge sur ce qu'est «être allemand». Une langue? Une
ethnie? Une race? Un Peuple divisé, déchiré, nié par l'Histoire?
L'étudiant en théologie, Karl Sand, assassine l'auteur dramatique
Kotzebue qui passe pour un espion russe. Il est exécuté. Les
étudiants des universités organisent des Burschenschaften,
sociétés
secrètes dont l'objectif est l'unification de l'Allemagne sous un
seul État et la liberté de la presse, refusée aussi bien par la
monarchie prussienne que la monarchie autrichienne. Devant cette
exigence impérative
de
consolider un Être allemand à partir d'un État particulier demeure
la grande interrogation germanique qui se retrouvera jusque dans
l'ontologie d'un Martin Heidegger, et dans la folie du IIIe Reich,
évidemment.
Lessing
reprend donc l'évolution du concept (et du contexte) mais en le
ramenant à la situation des Juifs d'Europe. Le sous-titre de son
essai, le refus
d'être juif, dit
assez bien comment le problème se pose à son esprit. Il distingue trois manifestations de haine de soi juive que l'on peut schématiser
par trois expression : le censeur
de l'univers;
la victime
consentante;
le goût du mimétisme.
Lessing
n'adresse pas ces catégories à des groupes (classes ou nations)
mais à des intellectuels qui, à ses yeux, illustrent l'une ou
l'autre de ces solutions négatives.
«Le
«censeur
de l'univers»
accable ses proches en prenant des attitudes de «zélateur,
[de] moralisateur, [de]
prédicateur du repentir».
Il tente de dissimuler derrière ce masque un «homme
faux, qui comble ses lacunes par des idéaux»,
«un
homme putréfié, qui tourne contre les autres, l'aversion qu'il
ressent envers lui-même»
- un homme dont l'âme est morte».
(M.-S. Benoit. «Théodore Lessing et le concept de «haine
de soi juive», in E. Benbassa et J.-C. Attias. La Haine de soi. Difficiles identités, Bruxelles,
Complexe, Col. Interventions, 2000, p. 27). C'est ainsi qu'on passe à
la victime
consentante. «L'homme
brisé se transforme en agneau, s'abandonne si totalement au service
de l'autre qu'il s'en oublie lui-même. Cela revient selon Lessing à
se livrer pieds et poings liés à l'ennemi, voire à lui fournir des
armes afin qu'il puisse vous détruire plus aisément»
(M.-S. Benoit. in ibid. p. 37). Enfin, il serait possible d'opérer,
pour le Juif, une «métamorphose
complète, cherchant à devenir plus allemand que les Allemands
eux-mêmes notamment par le biais de la conversion. Il tente
d'effacer toute relation à l'origine juive afin de se sentir
« en sécurité»
(M.-S.
Benoit. in ibid. pp. 37-38). Ces trois voies sont considérées par
Lessing comme sans issue sinon que d'entretenir la haine de soi
plutôt que de s'en émanciper et accéder à une affirmation d'Être
qui ne soit pas que négativité.
LA
HAINE DE SOI COMME PRODUIT DU PASSAGE À LA MODERNITÉ
Il
faut être prudent lorsqu'on manie les concepts développés par
Lessing. Il faut surtout considérer la haine de soi comme une
réaction à la modernité telle qu'elle s'est définie depuis la
Révolution française où le narcissisme des grandes nations s'est
imposé par le mépris des nations non abouties. Durham comme Marx
employaient les mêmes expressions pour miner la crédibilité des
peuples sans histoire et
sans littérature, c'est-à-dire
des peuples sans État, ne possédant ni codes législatifs
authentiques, ni armées, ni autonomie en matières internationales.
Cet état, qui était celui du Bas-Canada en 1837 lors des
Rébellions, l'est toujours même si les Québécois peuvent être
partout reçus, mais reçus moins en tant qu'authentiques que
comme une variété spécifique de Canadiens. Cette prise de
conscience n'est venue qu'à une époque très récente de notre
histoire et qui peut rappeler l'état des Allemands au début du XIXe
siècle et des Juifs au début du XXe.
Constatons
que le passage à la modernité a été l'occasion de développer ce
sentiment pervers. «S'il
est permis de reprendre les distinctions élaborées par Marcel
Gauchet cernant «la
personnalité traditionnelle», le
Juif traditionnel, à savoir pré-individualiste, semble bien «une
personnalité ordonnée par l'incorporation
des normes collectives».
Il se rattache à une
généalogie programmée pour reproduire un comportement régi par la
religion et ses valeurs, et il n'aspire pas, en principe, à se
distinguer formellement de ses ancêtres. Que ce soit en Occident ou
en Orient, son existence se déroule à l'intérieur de sa société d'origine, en marge de la société dominante chrétienne ou
musulmane. L'inimitié qui lui est témoignée ou les interdits qui
pèsent sur lui touchent l'ensemble de la collectivité à laquelle
il appartient. Quel que soit le ressenti du rejet dans un tel cadre,
«il n'y a pas de
tension entre le point de vue de l'individu et le point de vue de
l'ensemble social».
Le groupe se sent
solidaire, en raison même du rejet dont il est victime, face à
l'environnement. L'individu porte en lui la collectivité, comme
cette dernière porte en elle l'individu. Dans cette interférence,
le sentiment de honte émergera tout au plus en cas de manquement aux
codes inhérents à la société d'appartenance. En milieu juif aussi
bien que non juif, «le
monde de la personnalité traditionnelle est un monde sans
inconscient en tant
qu'il s'agit d'un monde où le symbolique règne de manière
explicitement organisatrice » (E. Benbassa et J.-C. Attias
(éd.) ibid. pp. 16-17). Qu'est-ce à dire.
|
Les Rothschild |
La
personnalité traditionnelle, provenant de groupes définis comme
familles, lignages, clans, tribus, appartient à une communauté,
au sens où le
sociologue Tönnies l'entendait. Elle repose sur un Imaginaire
organiste, analogue
à l'ensemble des organismes vivants où le tout est plus que
l'ensemble de ses parties. L'individu y a très peu de libertés,
sinon celles codifiées par les mœurs et les traditions. C'est un
système essentiellement oral et l'auditus
est la forme privilégiée
de ses communications. C'est ce que la modernité a détruit
progressivement à partir de la Renaissance (XVe siècle) jusqu'à la
Révolution. Avec elle, l'individu atteint un statut d'Être, celui
d'une individualité, basé sur la liberté et la responsabilité
civique. Avec le temps, l'industrialisation a atomisé et isolé ces
individus dans des masses rassemblées par le travail, les métropoles
et les mouvements de foules. La substitution de ce nouveau monde à
l'ancien s'est produit rapidement dans certaines nations (France,
Angleterre, États-Unis), plus lentement ailleurs (Allemagne, Italie,
Russie, Canada). Cette modernité ne pouvait épargner les Juifs.
«Parti de son groupe, le
Juif a désormais individualisé le collectif, il s'est approprié
individuellement la dimension collective. Or, le passage de la
tradition à la modernité, c'est aussi «rendre
conscient et voulu ce qui relevait de la tradition, de l'ordre reçu,
du symbolisme insu». Il
y a dès lors conflit entre cette intériorisation de la règle
sociale et ce qui relève de l'ordre de l'individualité. La
personnalité moderne est ainsi tiraillée entre conscience et
inconscience. Pour le Juif, le problème est peut-être plus ample –
parce qu'il porte encore les marques de son groupe d'origine, alors
même qu'il n'en fait plus vraiment partie. Il est toujours perçu
comme Juif, mais il ne l'est plus exactement dans le sens
traditionnel. Il se perçoit lui-même comme membre d'une
collectivité plus large, libéré des frontières d'antan; il n'en
est pourtant pas admis comme partie intégrante. Lors même qu'il ne
veut plus être juif, il continue d'être stigmatisé comme tel.
«Partout où le Juif
s'est introduit pour fuir la réalité juive, il sent qu'on l'a
accueilli comme Juif et qu'on le pense à chaque instant comme tel.
Sa vie parmi les chrétiens n'est pas un repos, elle ne lui procure
pas l'anonymat qu'il cherche : c'est au contraire une tension
perpétuelle : dans cette fuite vers l'homme, il emporte partout
l'image qui le hante». (E. Benbassa et J.-C. Attias (éd.) ibid. pp.
16-17). La personnalité moderne vit, elle, dans une société
et la dépersonnalisation
des individus comme la dissolution des identités (ou identités flottantes) à laquelle nous
assistons présentement visent à accomplir le progrès libéral où
chacun vit en soi et pour soi et n'a de sens qu'à ses propres yeux,
alors qu'au regard des ensembles institutionnels, il n'est que
quantité à insérer dans des statistiques. C'est dans ce passage à
la modernité que Lessing situe les trois fausses voies de passage :
« Subversion de la
haine de soi en amour de soi, dépassement de l'une par l'autre (mais
aussi et encore assomption paradoxale de cette haine de soi et du
regard dépréciateur de l'antisémite), le nationalisme juif fut
effectivement une expression de cet engagement public par lequel les
Juifs en vinrent à mettre en avant leur identité de peuple. Lessing
n'écrit-il pas à ce propos : «Le
«Juif de progrès» qui festoyait à toutes les tables de l'Europe
s'est souvent trouvé confronté à un épais mur de haine. C'est
cette haine qui le contraignit à méditer sur son sort... Le
sionisme prit naissance avec l'objectif majeur de renouveler le
peuple juif... La nouvelle génération se veut déjà sioniste parce
qu'elle se sent juive et non plus parce qu'elle souffre du fait
d'être juive».(E. Benbassa et J.-C. Attias (éd.) ibid. pp. 19-20).
Il est donc possible de considérer que la haine
de soi est un problème d'anomie, de passage de la
communauté et de la personnalité traditionnelles à la société et
à la personnalité modernes.
Benbassa et Attias poursuivent : «L'idéal figé, en
Occident tout au moins, a perdu de sa dominance. «Il y a
désidentification parce qu'il y a désidéalisation», écrit
Gauchet en parlant de la personnalité ultracontemporaine. Et
d'ajouter : «Il y a «faiblesse des identifications» parce
qu'il n'y a plus de sens à s'identifier». Quand les modèles
s'évanouissent, plus de place est laissée au déploiement d'une
certaine créativité dans la construction identitaire. Être non
conforme est moins lourd de sens, et provoque moins de dégâts
psychologiques. Nul n'est plus tenu de renier son groupe et son
identité «minoritaire» pour adhérer à un éventuel modèle
dominant idéalisé. On peut composer avec le groupe majoritaire,
tout en revendiquant des droits ou une reconnaissance pour sa
collectivité d'origine. L'assimilation n'est plus de rigueur.
L'intégration n'est plus nécessairement trahison, le changement
d'un nom trop ethniquement connoté peut fort bien cohabiter avec
l'assomption positive de l'origine, le converti lui-même ne se renie
pas totalement» (E. Benbassa et J.-C. Attias (éd.) ibid. p.
21). C'est ainsi que durant le dernier quart de siècle, les femmes –
qui ont toujours été au moins la moitié du monde – ont avancé
plus vite que durant tout le premier XXe siècle dans l'obtention de
leurs droits égalitaires sans pour autant avoir à se comporter comme des hommes (même si dans les milieux d'affaires, c'est encore le cas); les Noirs ne sont plus les nègres (même si leurs conditions sociales en souffre toujours un peu); les
homosexuels peuvent manifester sans trop de casse lors de la gay
pride (même s'ils revendiquent la spécificité du genre tout en voulant se normaliser sur le mode hétérosexuel et parental) et si l'antisémitisme a été remplacé par l'islamophobie,
il faut considérer cette crise comme purement conjoncturelle et
appelée à s'éteindre lorsqu'on en aura fini des groupuscules
terroristes. C'est donc dire que les éléments à la base de la
haine de soi sont toujours là. Il suffit qu'ils soient
réactivés dans des circonstances bien particulières car la haine
de l'Autre est inexorablement son revers. Là où il y a haine de
l'Autre, il y a haine de soi. Le sort historique tranche finalement
l'objet sur lequel, la pulsion négative se portera.
Ce n'est pas à la bataille des Plaines d'Abraham (1759) que le sort
historique a décidé de l'objet de haine sur lequel s'est porté le
sentiment négatif québécois. Depuis près de trente ans, Heinz
Weinmann (Du Canada au Québec. Généalogie d'une histoire,
Montréal, L'Hexagone, Col. Essai, 1987) a démontré que c'étaient
aux lendemains des échecs des Rébellions de 1837-1838 que le sort
avait tranché. La Nouvelle-France avait reproduit un système
identitaire liée à la métropole qui était en train de s'évanouir
au moment de la Conquête. Le nouveau Canadien, qui était nouveau
sujet de Sa Majesté britannique, se campait dans sa communauté traditionnelle où sans être dévot, il restait lié à
leur appartenance religieuse qui définissait tous les cadres de la
vie. Il recula devant la Révolution française comme il
avait reculé devant la Révolution américaine, préférant
protéger les acquis sous le régime britannique plutôt que de se
risquer à l'aventure. Par ces choix, il refusait d'entrer dans la
modernité. Ceci dit, la classe des bourgeois professionnels qui habitaient les centres urbains était ouverte à cette modernité,
mais ils désiraient y accéder progressivement, à travers les
institutions britanniques. Or, ces institutions, établis en vue des
intérêts de la métropole londonienne, restreignaient fortement les
libertés individuelles et collectives auxquelles prétendaient aussi
bien les bourgeois du Haut que ceux du Bas-Canada. Les choses se
précipitèrent suite à de mauvaises décisions prises par Londres
et on en arriva au conflit armé qui fut réprimé par les autorités
coloniales avec une force totalement disproportionnée aux menaces
qui avaient pesé sur les autorités coloniales. Les pendus de 1839
après la dévastation de la plaine du sud-ouest de Montréal par les
brûlots de Colborne suffirent à ramener la paix... pour toujours.
Une haine morbide de la violence s'inscrit alors dans l'inconscient
québécois, refoulée par le discours religieux qui refusa
l'inhumation des patriotes tués dans les cimetières consacrés. Aux
risques de l'exclusion de la société traditionnelle, les libéraux
passèrent au réformisme et se firent de plus en plus conservateurs.
L'Église catholique récupéra les idéaux acceptables des rebelles
de 1837-1838 en les expurgeant de tout ce qui menaçait son pouvoir.
S'accrochant à la réaction romaine contre la modernisation libérale
sous la papauté de Pie IX, elle trouva, à travers des personnalités comme
Ignace Bourget et Louis-François Laflèche, des évêques
charismatiques doublés du sens de l'administration comme évêques
ultramontains de Montréal et des Trois-Rivières. Ils se dotèrent
de tout un appareil médiatique (les Mélanges religieux)
pour faire contre-poids aux publications libérales. C'est alors, et
non en 1774 (Act of Quebec), que s'imposa une pastorale de la peur axée sur la faute, la culpabilité, la confession, les remords et les
châtiments. Ce discours pastoral joua un rôle analogue à une
conception douloureuse de la Torah lorsqu'on rappelle aux Juifs les
fautes commises par les pères et qui agacent les dents des enfants.
Le crime de déicide, diffusé par l'Église romaine et qui voue aux
gémonies les Juifs, faisait pendant à une compromission judaïque qui
va du culte du Veau d'or jusqu'à la faute de David faisant tuer Urie pour lui
enlever Bethsabée, aux défaites des Maccabée, à la
trahison d'Alexandre Jannée, philhellène qui fit massacrer les
Pharisiens, inaugurant la tradition hérodienne des rois d'Israël.
Cette pastorale développant la culpabilité gratuite, des remords
ressassés, des aveux coulants à large débit, fonda la haine de soi
des Canadiens français. Elle s'incrusta comme rite névrotique
compulsionnel, répétant de génération en génération la même
pratique perverse. Plutôt que la prédestination protestante qui
condamne les individus avant même leur existence, le catholicisme ultramontain
pratiqua, au sein de la population, un tribunal en séance permanente
au sein de leur conscience et qui exigeait des compte-rendus réguliers
aux autorités cléricales. Si la religion et le politique étaient fondés en
une entité dans l'ancien Israël, comme dans toutes les sociétés
antiques, l'association du trône et de l'autel trouva au Québec un
exemple qui frôle la théocratie tant les gouvernements et les
partis politiques se sentaient tributaires de l'ordre moral et social
que faisait régner l'épiscopat canadien. Il en fut ainsi lors de la
Confédération (Bourget, s'intéressant plus du sort fait au pape,
envoya un régiment de zouaves lui porter un secours inutile), lors des
Rébellions métis et autochtones du Nord-Ouest en 1870 et en 1885,
lors de l'entente Laurier-Greenway (au Manitoba) et l'affaire des Écoles françaises de
l'Ontario (1914), des crises de la conscription (1918 et 1942), et
lors des luttes anti-syndicales et anti-communistes sous Duplessis.
Le postulat est simple. En tous Canadiens français résidait un rebelle
tenté par la violence et il fallait dominer cette face sombre qui
était son Dasein, l'Être-là, présent aux contingences immédiates de son
temps. Il fallait le ramener aux dimensions d'un Être transcendant, aspirant à la perfection morale, enfant
obéissant devant la légion de ses pasteurs sous le regard paternel
de Dieu. Ce Dieu des Canadiens français s'avérait aussi jaloux que
pouvait l'être Yahweh chez les Juifs, d'où le rejet de l'Autre, soit sous sa forme protestante, orthodoxe ou allophone.
Cette personnalité traditionnelle canadienne-française fut entraînée,
surtout au retour des premiers contingents de soldats partis faire la
guerre en Europe en 1919, vers une modernité qui alla s'accélérant.
Le gouvernement fédéral légiféra en matière civile contre les
prérogatives provinciales (loi du divorce) ce qui entraîna des
confrontations entre les deux paliers de gouvernement. Après le
retour de la Seconde Guerre mondiale, comme dans le reste du monde,
la modernité s'imposa au Québec. La loi Beveridge en
Angleterre inaugura le concept d'État providence qui se distinguait
de l'État libéral non interventionniste. Avec la Guerre Froide, la
modernisation des sociétés imposa ce nouveau type de gouvernance. À
Ottawa, elle se réalisa avec le gouvernement Trudeau à partir de
1968, mais depuis 1960, le Québec bougeait. Du coup, les
institutions traditionnelles furent emportées, ce qui suggère la
faible profondeur de ses racines. L'État québécois se réalisa en
reprenant les fonctions qui étaient siennes depuis 1867 mais qu'il
avait cédées à l'Église. État socialiste? Non pas, mais État
providence tout de même. La jeune génération d'après-guerre (les
boomers) apportèrent une révolution culturelle qui fonda la
personnalité moderne des Québécois, dégagée des liens moraux restrictifs
mais toujours en lutte contre les relents de l'intolérance de la
société traditionnelle.
À
en croire la thèse de Lessing, cette récupération de son Être
national aurait dû entraîner une restauration de l'amour de soi,
pourtant, des signes inquiétants laissèrent présager que tel
n'était pas le cas. Derrière la conscience de la génération
en fleurs persistait un
inconscient lourd de toutes les anciennes culpabilités. La
littérature et le cinéma québécois en témoignent. Des films
sombres racontent la punition de la femme adultère (Poussières sur la ville); un
homosexuel refoulé pousse l'objet de son désir au suicide
(Délivrez-nous du mal);
un collégien tue un homosexuel dans un autobus (Le
Trouble-fête); un
mésadapté devient tueur en série (La
corde au cou), sans
oublier les tragédies de Jean-Claude Lord (Les
Colombes, Bingo, Parlez-nous d'amour)
qui sont des films grands-publics. Au théâtre, on retrouve des
pièces aussi sombres que misérabilistes où les héros ne
parviennent pas à assumer leur identité et finissent criminels ratés ou
suicidés. Des romans, comme Une
saison dans la vie d'Emmanuel de
Marie-Claire Blais, honoré du prix Médicis, raconte l'étouffant
milieu familial de la société traditionnelle d'une manière tout
opposée au traditionnel roman du terroir. Tous ces auteurs ou
réalisateurs appartiennent pourtant à cette même génération qui
chante l'amour du Québec et l'indépendance de la fédération canadienne. Entre le discours latent et le discours patent émerge un
contraste qui ne s'est pas résorbé depuis. Si les films
grand-public présentent des comédies à la limite de l'obscénité,
le cinéma d'auteur raconte toujours des états de société et de
psychologie perdus entre le rêve enchanté et le monde corrompu
(Léolo),
un monde que nous sommes en train de perdre (Le Démantèlement), etc.
La perte d'une identité avant même qu'elle n'ait pu s'affranchir de
ses dépendances et de ses incomplétudes est ressenti par beaucoup
comme le danger de l'heure. Comme ces Cassandres qui barbouillent quotidiennement des
pages dans Le Journal de
Montréal, l'eschatologie
semble déjà amorcée. C'est le moment de nous demander ce que nous
apprennent ces catégories négatives dégagées par Lessing sur la
haine de soi des Québécois.
LES
QUÉBÉCOIS, CENSEURS DE L'UNIVERS?
Lessing
expose la tragédie de naître juif. «Un
homme peut parfois, sa vie durant, détester du plus profond de
lui-même la communauté qui l'a vu naître et qui l'a élevé, mais
il lui est parfaitement impossible de séparer son propre destin de
celui du groupe» (T.
Lessing. La Haine
de soi, Paris,
Berg International Éditeurs, réed Pocket, Col. Agora, #, 349, 2001,
p. 73). Enchaîné à la race coupable, à la race maudite, il est
possible à l'individu (sinon à la collectivité) de faire le saut,
c'est alors que le Juif deviendra ce que Hannah Arendt appelait, le
Paria :
« Mais quel
sort sera donc réservé au déraciné, de l'autre côté? Il ferait
en lui-même le pénible constat suivant : «En fait, je
n'ai rien de commun avec ces gens. Et à vrai dire, ils ne valent
guère plus que moi, ni n'accomplissent rien que je ne puisse faire.
Ils ont toutefois une chose qui me fait défaut, ils s'aiment
eux-mêmes». Comment se fait-il que tous les peuples s'aiment
eux-mêmes et que le juif soit le seul à s'aimer si mal?» (T.
Lessing. Ibid. p. 74). Si l'on possède bien en mémoire que la voie
prise par les communautés juives au XIXe siècle s'orientait vers
l'assimilation aux peuples nationaux européens, courant piloté
par Moses Mendelssohn, le juif s'incorporait dans la peau d'un Autre, il
prenait ainsi la figure du Parvenu.
On se rappellera comment Stéphane Kelly, il y a une vingtaine
d'années, dans sa thèse, La
Petite Loterie (Boréal,
1997) usait de cette analogie pour expliquer les lendemains de
Rébellions en 1840. Les anciens Patriotes, devenus Parvenus parmi
les dirigeants anglophones, vivaient de corruptions et de
compromissions contre le destin de leur propre peuple.
Kelly,
à
défaut encore de se faire le censeur
de l'univers, se
faisait le censeurs des réformistes canadiens-français dont
descendent nos actuels libéraux et fédéralistes.
Tout
part du simple effet de la conscience malheureuse sur la psychologie
de l'individu. Cette fatalité d'ordre théogonique fait que les
dieux précipitent leurs créatures dans un monde maudit fait
d'injustices, de damnations et de souffrances : «Tu
es fichu. Dans cette vie et pour l'éternité. C'est ainsi que tu
demeureras, que tu te maintiendras, car ainsi en a décidé la loi
des astres. Mais à quoi bon me maintenir si je ne m'aime guère? Et
si tu ne supportes pas les autres, comment te supportes-tu toi-même?
Car ton environnement est un miroir qui te renvoie chacune de tes
faiblesses multipliée par mille. Tu peux briser le miroir mais non
point l'image. Ceux que tu voues aux gémonies sont ceux qui vivent
en ton sein» (T.
Lessing. Ibid. p. 74). Le Paria, comme le Parvenu, sont entraînés
par la même fatalité et ne peuvent échapper sinon qu'en inversant
le jugement. Jugé par le monde comme avili
et maudit, le juif se fait le censeur du monde afin de refouler
la malédiction par un surinvestissement
narcissique : «Il
est bien possible que celui qui est précisément mal né devienne le
juge de l'univers. Il se fait geôlier, zélateur, moralisateur et
prédicateur du repentir. Car il est une force éthique qui ne peut
provenir que d'un sang corrompu. Ce moralisme accable les prochains
(qui sont aussi les plus lointains) avec des exigences trop élevées
pour qu'il soit possible de les satisfaire. Un prophète lui-même
n'y parviendrait peut-être pas. C'est par son esprit que cet être
tente de se dépasser et de s'améliorer. Il se place aussi au-dessus
d'un univers qu'il n'aime guère. Tout cela fonctionne aussi
longtemps qu'il vit dans l'esprit. Mais quel malheur lorsqu'il
s'écrase au sol. Car il n'est pas comme Antée qui redoublait de
vigueur et reprenait son envol après avoir effleuré sa mère. Il
n'est qu'un ballon mis en mouvement, projeté par le destin. Plus il
heurte le sol et plus son élan est freiné au point de rester cloué
dans le plus détestable des endroits. Il gît sceptique, désespéré,
usé en son esprit. C'est alors qu'il découvre ce qu'il ne voulait
guère voir : «Je suis un déséquilibré qui s'équilibre
lui-même, un prêtre qui fait de sa détresse une vertu, un homme faux qui comble ses lacunes avec des idéaux, un être incomplet qui
dirige contre d'autres l'insatisfaction qu'il éprouve envers lui-même, un imposteur qui vit dans l'éther parce qu'il ne voit pas
un seul endroit sur terre où il pourrait vivre sans être écœuré
par les hommes et par l'univers. Cette voie aboutit à la mort de l'âme». (T.
Lessing. Ibid. p. 75). La tentation de se faire censeur
de l'univers est
facile, sauf que ce choix produit un résultat apparent,
inauthentique. L'Être blessé demeure blessé et ne fait que
refouler le trauma de sa blessure pour ensuite se faire accusateur, procureur et juge du monde qui ne comprend pas sa situation ni
les dégâts causés par une telle blessure. Plutôt que d'assumer
son état, on le sublime dans un surinvestissement de sa personne
face au reste du monde, pendant que le feu s'éteint en soi. Ce comportement que l'on trouve chez beaucoup d'intellectuels juifs les rend souvent insupportables.
J'ai
mentionné la thèse de Stéphane Kelly qui est un exemple qui
illustre assez bien cette attitude. Au nom de l'idéologie
nationale, le sociologue-historien en vient à jeter son mépris sur un comportement jugé de traitrise envers des Canadiens français qui, rejetant le statut de Parias, se sont élevés au niveau de Parvenus dans le contexte du régime de l'Acte d'Union de 1840. Ici, Kelly se fait censeur. Bien
sûr, chacun sait que cet acte corollaire du Rapport Durham visait à
assimiler les Canadiens français et Sydenham, le premier gouverneur
du Canada-Uni, s'acharna à réaliser ce pari, pour lors impossible,
considérant que le taux démographique des francophones dépassait
celui des anglophones. La chose deviendra-t-elle possible huit ans plus
tard? Les gouverneurs se montraient moins
arrogants car le processus d'anglicisation du Canada allait bon
train. Comprenons-nous bien. La problématique n'est pas à savoir si
Lafontaine fut un «corrompu», si John A. Macdonald a dit que Riel
serait pendu même si tous les chiens du Québec aboyaient à sa défense ou qu'il a volontairement affamés les autochtones de
l'Ouest afin de les effacer de la carte. D'excellents livres
d'historiens objectifs confirment ces déclarations ou ces faits.
C'est l'utilisation démagogique que des intellectuels comme Kelly font de ces
travers afin de condamner le Canada, qui apparaît à
leurs yeux comme le «monde». Or, le Canada n'est pas le monde. Et
le Canada est dans
le
monde. Le Paria devient paranoïaque parce que le Parvenu est un corrompu. Si le
Québécois dérive vers un nationalisme morbide (car il y en a un sain), il risque
de sombrer dans la névrose obsidionale : il érige autour de
lui une muraille au-delà de laquelle sont attroupés les barbares
qui attendent de l'envahir, dérober ses richesses et l'exterminer.
De plus, ces barbares ont déjà des alliés dans la place : les fédéralistes. Ceux qui défendent l'inclusion du Québec dans le Canada, sont des
traîtres - des impurs - qui finissent par assumer la corruption de leur sang, acceptent
l'assimilation et se créent des mythes comme celui des
deux peuples fondateurs. Il
sera le premier à lever son verre pour fêter le 150e anniversaire
du Canada. Il accepte le monde dans toute sa corruption et par le
fait même la pourriture de son propre sang.
D'un
autre côté, le Paria québécois ne conçoit pas qu'il ait sa place
dans-le-monde. L'ancien discours traditionaliste lui enseignait qu'il
n'était pas du-monde; que sa vocation était au-delà de ce monde,
par exemple dans la conversion des païens dans le Nord-Ouest canadien, en Chine, au Japon, en Afrique noire et à Haïti. Bref,
contrairement aux Juifs dont la religion ne se prétend pas
universelle, le catholicisme ultramontain véhiculé par les
Sulpiciens (fondateurs et propriétaires longtemps de Montréal), les
Jésuites et autres congrégations venus d'Europe fuyant les
persécutions républicaines, s'engageait dans un prosélytisme militant. Les Canadiens français n'avaient pas
besoin d'une terre indépendante car ils avaient toute la terre à
eux... dans la mesure où il s'agissait de la convertir au
catholicisme. C'était l'utopie finale du chanoine Groulx exprimé
dans l'un de ses derniers livres, Le
Canada français missionnaire (Fides).
Mais ces contacts avec le monde se limitaient à des images pieuses de la Sainte-Enfance avec lesquelles on achetaient à coups
de 10¢, de 25¢ et de $1.00, des âmes de petits inuits, de petits
chinois ou de petits haïtiens et, comme Dieu, on avait le privilège
de leur donner un nom. Et l'on aurait tort de croire que ce rapport
au monde se limitait aux enfants! Or, Vatican II et la Révolution
tranquille ont aboli cette utopie missionnaire des Canadiens français qui n'a été remplacée par rien. La Francophonie
n'est
pas tant un lieu de rencontres culturelles mais plutôt un marché qui met en
contacts des vendeurs de quelques pays riches avec des acheteurs de tas d'anciennes colonies
françaises qui perpétue le mythe de la mission
civilisatrice.
Pire.
Voici notre vieille utopie catholique nous revenir en pleine figure, plus d'un demi-siècle
plus tard, sous la forme d'accusations visant soit les gouvernements
qui ont agi de manières inhumaines en déportant ou en expropriant
les tribus autochtones; soit les missionnaires qui ont abusé
physiquement ou sexuellement les enfants qu'ils enlevaient à leurs
familles pour les déraciner culturellement. La communauté
traditionnelle n'était donc pas si pure et la personnalité
communautaire se révélait aussi souillée sous ses apparences de bonté,
de charité et de générosité. Quand le gouvernement du Québec
inscrit dans la page de ses manuels scolaires une leçon sur les
atrocités commises dans les collèges ou les couvents, il fait du Parvenu un complice dans le sentiment négatif qui sera entretenu
parmi ses héritiers. Un phénomène aussi complexe reste aussi
incompréhensible pour des adolescents qu'un acte constitutionnel ou
une conscription. La seule différence est que dans ces derniers cas,
aucune leçon de morale n'accompagne l'exposé.
Il
est inévitable que la censure finit toujours par nous rattraper.
Précisément parce que nous sommes dans-le-monde et que nous n'avons
rien à y faire. Non parce que cela nous est impossible, mais parce
que notre durée existentielle est trop brève et notre démographie insuffisante, trop éparse. L'Angleterre peut se dire la mère des
parlements; la France la nation de la liberté, de l'égalité et de
la fraternité; l'Italie la terre des chefs-d'œuvre d'art;
l'Espagne la conquérante d'un continent; la Chine l'empire
millénaire des inventions; l'Iran et l'Arabie le berceau des
Mille-et-une nuits, enfin le Japon, la délicatesse et la minutie en tout... Même
les États-Unis peuvent prétendre à ce rôle de police
internationale, qui n'est pas le rôle le plus raffiné qui soit. Le
Canada, le Québec pèsent peu à côté de tout cela. Si le
président des États-Unis, Barack Obama peut terminer son discours
devant le Parlement canadien avec une boutade : "The
world needs more
Canada", on sait
que c'est une phrase qu'il n'aurait jamais osé dire une année plus
tôt, du temps où le gouvernement était dirigé par le conservateur Stephen Harper.
Évidemment, une telle phrase va rester dans les manuels scolaires,
mais que voudra-t-elle dire à l'intérieur d'un sentiment négatif
qui rappelle le «génocide» autochtone, l'appropriation de
leurs terres, les excès du régime censitaire, l'exploitation des
enfants dans les usines, les agressions sexuelles dans les collèges?
Les
exigences du Paria sont trop élevées, tandis que celles du Parvenu
sont quasi inexistantes. Les deux vivent pourtant de la même
conscience malheureuse. Le premier est un avorton, le
second un fake qui
doit se dénaturer à un tel point qu'il oublie sa langue (comme
Laurier) et vit de gratifications obtenues à l'étranger (comme G.-E.
Cartier). Toutes les ambiguïtés énumérées dans le portrait
du colonisé
d'Albert Memmi se retrouvent dans ce double échantillonnage québécois
encore aujourd'hui,
sauf que New York, Las Vegas et Hollywood ont remplacé la
distributrice royale de gratifications. Le seul qui finit par donner
un sentiment de bien-être et d'appartenir au monde, c'est le Parvenu, avec ses succès, ses reconnaissances, ses triomphes – de
Albani à Céline Dion -, mais ils sont honorés pour des raisons
d'apparat : la fortune, le monde des vedettes, l'implication
dans les œuvres de charité et tôt ou tard, ils sont rattrapés par
la fatalité : anecdotes douteuses, sous-entendus
compromettants, histoire de drogue et de sexe. On ne peut
être-du-monde si l'on ne joue pas la carte de la corruption et de la
compromission. Le censeur
du monde rattrape alors le Parvenu et se trouve en possession de tous les éléments pour discréditer son destin. Les déboires du Parvenu dans-le-monde fournissent des abcès de fixation au Paria qui peut ruminer inlassablement sa haine de soi. Cette conscience de soi en tant que collectivité ne pourra donc être que malheureuse dans
la mesure où son Être se révèle comme Être-par-la-souffrance.
LES
QUÉBÉCOIS, DES VICTIMES CONSENTANTES?
Plutôt
que la sublimation sadique du censeur
du monde,
la seconde voie négative s'appuie sur une sublimation masochiste
dont l'assise réside dans la tradition religieuse (juive ou
chrétienne) : «...on
y tourne tous les dards contre son propre cœur, exclusivement. Tu
clames l'innocence des autres. Tu deviens ton propre juge et ton
propre bourreau. Tu chéris l'étranger plus que toi-même, tu
t'abandonnes totalement et en toute confiance, à l'ami, à la femme
aimée... Malheur à toi! Tu as fait de ton cœur un escabeau, alors
ne t'étonne pas qu'on le piétine. Plus tu offres et plus sûrement
on se servira de toi. Et on se servira de toi sans dire merci, parce
qu'on ne te voit pas. Tu diriges tes armes contre toi-même. Tu
montres combien tu es vulnérable. Malheureux! Un jour, tu
t'assassinera avec les armes que tu as déposées entre ses mains.
Parle mal de toi, et viendra sûrement le jour où la bien-aimée
s'en servira contre toi, oui, contre toi. Bafoue les hommes,
exploite-les et ils te respecterons. Sois un fou furieux et ils
t'aimeront en toute honnêteté. Mais si tu te fais agneau les loups
te dévoreront. Offre-toi en sacrifice – fort bien! On t'embrassera
les mains et la danse du scalp commencera aussitôt. Ceux que tu
adorais t'égorgeront. Et ils ne reconnaîtront pas ce qu'ils ont
fait ni ne s'en repentiront. Quand bien même ce serait une fourberie
à vous marquer du sceau de l'infamie pour l'éternité. Ils auront
toujours toutes les raisons de se bénir et de se louer. Ils te
sacrifieront en toute fidélité. Car qui ne s'aime pas, nul ne
l'aime, et personne ne ressent la moindre pitié» (T.
Lessing. op. cit. pp. 75-76). Dans un mélange d'analogies
romanesques et machiavéliques, Lessing exprime le célèbre dicton
québécois : Faites
du bien aux cochons et ils viendront chier sur votre perron. Ce
que le sioniste Lessing dit au fond, c'est que même en tant que
parvenu, le
Juif n'est toujours qu'un paria
et
quelle que soit son abaissement, il ne pouvait qu'aller aussi bas qu'on
le voulait.
Le Paria et le Parvenu sont fondus dans une même personnalité au
regard de l'Autre. Il faut s'arrêter aux trois tomes de Normand Lester intitulés Le
livre noir du Canada anglais. Revisitant
l'histoire du Canada, le journaliste Lester déroule sur trois livres,
à la lecture passionnante, tous les coups de Jarnac effectués par le
R.O.C. non seulement à l'endroit des Canadiens français ou des
Québécois, mais aussi des Autochtones, des Noirs, des étrangers durant les deux guerres mondiales, etc. On retrouve chez Lester, bien sûr, le
rôle de censeur
de l'univers,
mais la redondance de la démonstration nous amène à figurer le Québécois comme
une éternelle victime des coups du Canada anglais. Ce n'est plus la
lutte des classes qui se déroule devant nos yeux, mais bien cette
lutte des races sur laquelle s'appuyait l'analyse de lord Durham en
1838. Cet étonnant retour de Durham dans la conception actuelle de
l'histoire du Québec – l'éternelle victime -, renvoie à ce qui a
été dénoncé par tous les historiens sérieux qui visaient, depuis
la Révolution tranquille, à montrer comment Durham s'était trompé dans une analyse un peu trop rapide de la question du Canada. Il est vrai qu'on
trouvait des anglophones du côté patriote (et ils étaient parfois
pourvus de grades militaires, comme cet incompétent de Robert
Storrow Brown, fuyant devant la désorganisation des troupes lors de
la bataille de Saint-Charles. Wolfred et Robert Nelson ainsi que bien
d'autres venus essentiellement de Montréal se soulevèrent avec les
cultivateurs francophones du Bas-Canada. D'autre part, la plupart des francophones
préférèrent rester neutre lorsqu'ils ne se firent pas des
Bureaucrates, ou
des Chouayens,
partisans enragés,
conservateurs, totalement abandonnés à l'autorité du gouverneur colonial et
n'hésitant pas à se porter à la guerre civile contre leurs parents.
Ce
qui reste remarquable lors des troubles de 37-38, c'est combien tous
les Canadiens français sont unanimement hérodiens,
c'est-à-dire qu'ils sont pro-britanniques. Louis-Joseph Papineau le
premier, ne cesse d'encenser les institutions britanniques. Il n'est
pas l'auteur de la Déclaration d'indépendance du Bas-Canada et son
annexionisme futur à la République américaine laisse croire qu'il
y croyait peu. On ne retrouve aucun discours zélote
qui
en appellerait à la réminiscence du Régime français, ni même un
quelconque rêve de rejoindre la Monarchie de Juillet, toute
semblable à la monarchie britannique. Il n'y a aucune question
d'identité qui surgit lorsqu'on feuillette les discours des
assemblées de comtés. On parle certes des injustices commises par
Londres, mais le statut colonial est généralement accepté. À l'opposé, la
Déclaration d'indépendance séparait l'Église de l'État, reconnaissait
la pleine citoyenneté des Amérindiens et mettait sur le même pied les
deux langues officielles, l'anglais et le français. Bref, la
Déclaration d'indépendance de Robert Nelson est canadienne
d'un
bout à l'autre et se réalisera au fur et à mesure que le statut
constitutionnel du Canada se précisera, ce qui oblige à recomposer sur de nouvelles valeurs la justification d'une actuelle Déclaration d'indépendance du Québec. Plutôt que de faire cet exercice douloureux, on préfère se rabattre sur une stratégie qui porte la défaite en elle. Les Québécois, oui, des victimes consentantes.
Les
défaites de 1837-1838 furent amères mais les Canadiens ne se
considéraient pas comme victimes des événements. Ce sont les
sermons de l'Église catholique qui, peu à peu, amenèrent les
Canadiens à se considérer comme parias mais aussi comme victimes de
leur impétuosité, de leur désobéissance aux mandements de Mgr
Lartigue, de leur entêtement à résister en organisant une
bibliothèque de livres interdits et l'Institut canadien. Son successeur, Mgr Bourget, fit même venir de France un
prédicateur charismatique, Mgr de Forbin-Janson, qui organisait des
prédications spectaculaires pour expier aussi bien l'intempérance
que l'inconstance des révolutions. De sorte que la soumission canadienne-française
s'est faite sans réactions. Ce sont les Irlandais qui manifestèrent
contre la venue du prédicateur Gavazzi; des orangistes qui mirent le
feu au Parlement de Montréal en 1848; un Irlandais Fenian qui
assassina d'une balle à la tête d'Arcy McGee, député de Montréal
et Père de la Confédération; un employé congédié du Globe,
le
journal de Toronto, qui s'introduisit dans le bureau d'un autre Père
de la Confédération, George Brown, pour lui tirer une balle à la
jambe, blessure apparemment mineure qui s'infecta et s'avéra fatale.
Et lorsque les Québécois commettront le parricide, c'est envers
l'un des leurs, un député de l'Assemblée nationale contre qui
pesaient des allégations de corruption, ministre dit du
chômage, qui
sera accidentellement tué par ses ravisseurs. La violence honnie par
les Canadiens français depuis les défaites de 37-38, rejet issu d'un
traumatisme réprimant toute agressivité, la retournant contre
eux-mêmes afin de s'épargner des répressions venant du monde, n'est jamais parvenue à se réinstaurer autrement que sous la forme d'actes masochistes individuels. La figure du Paria s'est creusée non seulement comme exclue
du monde, mais aussi comme victime de lui-même. Ce peuple
à genoux qui
attend sa
délivrance, tel
que chanté lors du Minuit
chrétien
traditionnel le soir de Noël a été rejeté avec la modernité.
Aussi, la modernité n'a-t-elle pas guéri du masochisme, comme nous l'avons vu
plus haut. Le masochisme est une souffrance qu'on s'inflige et qui
nous fait jouir, qui nous donne du plaisir. Il stimule l'orgueil et
même la vanité. Aux États-Unis, une véritable compétition s'est
établie entre Juifs et Noirs afin de savoir lesquels avaient subis
le plus d'injustices au cours de leur histoire (cf. Peter Novick.
L'holocauste dans
la société américaine, Paris,
Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 2001); la Shoah
ou
l'esclavage. Les premières victimes canadiennes-françaises sont, évidemment, les Acadiens
déportés par l'ordre du gouverneur Lawrence en 1755. La communauté
acadienne s'est montrée l'une des plus rébarbative à adopter la
modernité, tout comme la communauté franco-américaine du nord des
États-Unis. Le processus d'assimilation, comme plus tard dans
l'Ouest canadien, y opérait comme un retour de vagues inlassable qui finit par rogner la
falaise et fit de cette communauté une quasi-assimilée malgré les
efforts pour tenir ses valeurs traditionnelles vivantes. Après la
déportation de 1755, c'est la Nouvelle-France toute entière qui tombait
aux mains des ennemis naturels, les Anglais. Comme je l'ai dit, cette
victimisation n'a
pas été perçue comme telle par les gens de l'époque ni par les
générations subséquentes. Ce n'est qu'avec la modernité que la
victoire anglaise fut contrebalancée par le mépris de la France et
les citations désobligeantes de Voltaire pour illustrer l'intention
mesquine d'abandonner leurs colons outre-mer. À partir de ce moment,
toute l'histoire canadienne fut regardée comme une suite de victimisations due à
la complicité du racisme anglo-saxon et des parvenus fédéralistes.
Les
Juifs ont l'avantage de pouvoir exhiber les agressions dont ils
furent les victimes depuis l'Antiquité. La conquête
assyro-babylonienne, la conquête gréco-romaine, la destruction de
Jérusalem en 70, la diaspora persécutée, les Croisades après
la conquête musulmane, les pogroms en Europe, les extorsion dans
l'empire ottoman, les pogroms encore en Russie et en Europe de l'Est,
le statut marginal et limité au commerce de l'argent dans les pays
occidentaux avec holocaustes à chaque fois que l'heure des
remboursements sonnait, enfin l'antisémitisme virulent du second
XIXe siècle qui s'acheva avec la Shoah. Tous ces événements
peuvent être invoqués pour reconnaître dans le peuple juif une
victime de la haine du monde. Mais les Québécois n'ont pas un
record comparable. Aussi, est-il indispensable dans la haine de soi,
d'affirmer bien haut cette victimisation et de l'illustrer avec tous
les détails, grands ou petits, que l'on peut trouver sous la main.
Il ne s'agit pas ici de demander justice mais bien d'affirmer un état
d'Être. Je suis parce que victime. Le Québécois de la modernité,
isolé parmi les Canadiens de différentes provenances, subit le
mépris des Juifs à travers les énormités publiées jadis par
l'écrivain Mordechaï Richler et l'historienne Esther Delisle. Comme aux États-Unis, il se dresse
une rivalité entre les victimes : Juifs, mais aussi Irlandais,
Autochtones, Métis, Immigrants, etc. Qui a le plus souffert dans
l'histoire, les vaincus de 37-38 ou les réfugiés Chiliens de 1973? les
autochtones des collèges religieux ou les Irlandais morts lors de la
construction du canal Lachine et du pont Victoria? Le nombre des
victimes finit par faire la qualité de la victimisation.
Tout le problème de la victimisation réside dans cette
quantification symbolique. Pour un peuple fichu, bafoué par les
Anglais puis les Canadiens, il faut reconnaître son manque de
zélotisme face à sa condition. Il serait risible de comparer le
F.L.Q. avec le F.L.N. algérien ou l'O.L.P. Pourtant, il est issu de
la même mouvance liée à la décolonisation. Aucun groupe
revendiquant l'indépendance du Québec ne manifeste un refus des
institutions britanniques. Le code civil français est la seule
exception qui se maintient car il a été concédé très tôt après
la Conquête. De même, la formule parlementaire britannique s'est
imparfaitement imposée à partir de l'Acte constitutionnel de 1791.
Les Parias finissent tous, d'une façon ou d'une autre, par se
comporter comme des Parvenus, ne serait-ce que d'aller chercher une
médaille ou un prix du Gouverneur général du Canada. Comment
être véritablement zélote lorsqu'il n'y a pas de conflits entre
hérodiens et zélotes? Entre des exclus qui acceptent de reproduire
le système hérité d'Europe – comme ils ont hérité des libertés
civiques sans faire l'équivalent de la Révolution française, de
l'industrialisation sans faire l'équivalent de la Révolution
industrielle, de la démocratie sans faire l'équivalent du Réform
Act de 1832 -, il apparaît naturel que les Québécois cueillent les acquis de la modernité comme un Mouk-à-Mouk sa nourriture dans
son île giboyeuse du Pacifique : sans trop se donner de mal. Le consentement de la victimisation est lié à cette dépendance des acquis occidentaux. Ce que les afflux de capitaux étrangers font aujourd'hui pour le «développement» de l'économie québécoise.
Donc,
plus le Paria, plus la victime crie haut et fort sa condition de Paria et de victime, plus, automatiquement, il croit donner légitimité à
ses revendications. Ainsi, dès 1963, on en appelle à l'indépendance
du Québec. Les jeunes idéologues du Rassemblement pour
l'Indépendance nationale (R.I.N.) savent que c'est à travers l'affrontement
seul que peut s'acquérir et se mériter cette indépendance.
L'horreur déclenchée par les attentats terroristes à vite fait de
faire ressurgir le tabou de la violence. On se tourne alors vers
un parti politique qui prend rapide-
ment le statut messianique. Le
Parti Québécois ne se pense plus autrement que comme le seul parti
apte à réaliser l'indépendance. C'est l'article 1 de son programme. Mais comme il entend procéder par
la loi de la minorité
dominante, son
échec à répétition finit par le discréditer. Le refus de la
violence, obstétrique de la nation, condamne le Paria à son statut de
peuple déchu, toujours-déjà condamné à recevoir les coups de bats du gouvernement fédéral et les horions
des Libéraux du Québec. Il en vient
même à crier avant de recevoir les coups. Il suffit qu'un
universitaire pas très futé comme Andrew Potter lance un brûlot
dans une revue torontoise pour que les bras se lèvent bien haut et
les cris de quelques décibels. Après un demi-siècle de
ce comportement collectif, non seulement le messianisme du Parti
Québécois s'est rétréci à une réplique de l'ancienne Union
Nationale de Duplessis, mais elle s'en ramène même à son mot d'ordre d'autonomie
nationale.
La farce de la victimisation, non seulement discrédite le bon sens
des revendications légitimes des Québécois, mais neutralise son
accession à l'Être national auxquels ils prétendent. De plus, vilipendés par les Parvenus, les pensionnés de l'État fédéral et
du Parti Libéral du Québec, ils nourrissent la haine de soi avec
encore plus de ferveur que les censeurs qui, au moins, essaient de
tenir le pavillon haut plutôt que bas.
DES
QUÉBÉCOIS MIMÉTIQUES?
La
troisième voie négative retenue par Lessing est le mimétisme.
Lessing pensait ici à des personnalités juives ayant
particulièrement bien réussies dans l'Allemagne du début du XXe
siècle, par exemple au journaliste Maximilian Harden qui avait
dévoilé les scandales sexuels à la cour de Guillaume II ou du
philosophe Husserl qui faisait tout pour qu'on oublie ses origines
judaïques : «La
grande métamorphose réussit, chaque «mimicry»
réussit. Tu deviens «un parmi d'autres» et tu fais preuve d'une
magnifique authenticité en agissant. Mais peut-être un peu trop
allemand pour être totalement allemand, un peu trop russe pour être
vraiment russe. Et comme ce qui est chrétien est encore si nouveau
pour toi, tu t'appliques tant à le mettre en avant. Mais peu
importe : maintenant au moins tu es à l'abri. Vraiment? C'est
ton cadavre qui est à l'abri. Tu es mort. C'est de ton conflit
interne que tu es mort. Pour accéder à la célébrité et au
bonheur tu as marché dans le chemin du suicide. Alors qu'au plus
profond de ton âme pleurent des milliers de morts, or les morts sont
bien plus puissants que tout ton bonheur et toute ta gloire. (T.
Lessing. op. cit. pp. 76-77).
La
troisième voie concerne essentiellement les Parvenus. Comme ces
Allemands ou ces Russes cultivés qui se déguisaient en nobles
français (par exemple Pierre Ier, lors de son second voyage en
Europe), comme ce Turc de la fable Le Petit Prince qui
revêt un costume occidental pour exposer sa théorie mathématique,
le mimétisme se retrouve dans toutes les anciennes colonies où les
gens de la classes do-
minantes se vêtent à l'Européenne et
empruntent ou achètent tous les gadgets produits par la technologie
occidentale. Des jeunes japonais subissent de la chirurgie faciale pour faire disparaître leurs pommettes orientales, se font teindre les cheveux en
blonds, se donnent des verres de contact bleus, etc. La haine de soi
trouve dans le mimétisme, qui n'est ni sadique ni masochiste, une
alternative simple de dissoudre sa personnalité pour en épouser une
autre. Pourtant, le Japon n'a été une colonie américaine qu'à partir de 1945,
lorsque le gouvernement des États-Unis recomposa la société japonaise
tout entière après sa défaite à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le mimétisme relève de la mode, il a souvent peu de racines et un orage suffit à le balayer.
À tort, comme nous l'avons vu et comme le rappelle Lessing, le
mimétisme n'est qu'un simulacre qui vise à satisfaire un esprit
bourgeois de roi-nègre.
Dans
le Canada français traditionnel, le mimétisme était plutôt
désapprouvé tant la spécificité catholique craignait l'imitation
du matérialisme anglo-saxon. Reprenant la parabole évangélique du
diner de Jésus chez Marthe et Marie, les religieux associaient à
Marie la vocation canadienne-française d'écouter la Parole du Seigneur tandis que Marthe agissait déjà comme une anglo-saxonne en
s'affairant à la disposition de la table. Comme l'exposait Victor-Lévy Beaulieu dans son Manuel
de la petite littérature du Québec, les
Canadiens français se passionnaient pour les vies de saints, les
apologies édifiantes d'enfants morts prématurément, des récits
sur la banalité de la vie dans un sanatorium pour tuberculeux.
Longtemps on réduisit son accès au cinéma, on accrut la censure
des livres, on se contentait d'offrir des radio-romans moralisateurs
et un théâtre burlesque itinérant. Donc, avant l'irruption de la
modernité avec la Révolution tranquille, il y avait peu de place
pour valoriser le mimétisme des Canadiens français. Ce n'est donc
qu'à partir des années 50-60 que cette tentation de définir
l'Être-au-monde Québécois s'est orienté vers l'imitation (plus
que l'émulation) d'importations culturelles étrangères.
Lorsque
le cinéaste Pierre Falardeau invente son immortel Elvis Gratton, il
synthétise en lui tous les mimétismes de la culture américaine,
surtout dans son mauvais goût. Au-delà d'Elvis, c'est le mimétisme
des Québécois – et pas seulement des fédéralistes – qu'il
étale. Ce sont les rêves de métamorphose du Québécois looser en
Americain
winner. En prenant une idole médiatique, véritable fétiche de la
culture rock, Falardeau nous dit que le rapetissement de la vie
canadienne-française s'est muée en rapetissement de la vie
québécoise. Les Québécois se sont vite adonnés aux produits
culturels américains; les vedettes américaines ont pris une
dimension qu'aucune vedette nationale ne parvenait à égaler. Alors
que les chansonniers (à l'exception de Félix Leclerc) s'inspiraient
de leurs vis-à-vis français, les vedettes du petit écran mimaient
des lèvres les disques qui reprenaient, en français, les tunes américaines. Avec le temps, le centre d'achat de Plattsburg est
devenu le centre d'achat des périphéries urbaines. Les campagnes
régulièrement renouvelées du consommons les produits de chez nous
ne sont pas parvenus à sauver l'industrie agricole ou les petites et
moyennes industries tant le dumping américain est puissant. Les
traités de libre-échange n'ont fait qu'affaiblir encore plus les
capacités de production des entreprises québécoises, et ce même
parmi les plus grosses. Quand l'aéronautique Bombardier en vient à
congédier ses ingénieurs et à attendre après des dons ou des
prêts des gouvernements, il y a une alerte qu'il ne faut pas
négliger. La disparition de General Motors a depuis longtemps sonné
le glas de l'industrie automobile au Québec (et de ses sous-contractants). L'âge d'or des papiers
Cascades est loin derrière. Dans ce rétrécissement de la
peau de chagrin, les Parias finissent sur l'assurance-chômage puis
l'aide sociale; les Parvenus s'échangent les postes administratifs en attendant de tomber à leur retraite dorée
La
métamorphose du Canadien français en Québécois s'est voulue
positive; le passage d'un colonisé à un Être libre, autonome et
responsable. Avec les valeurs occidentales largement dépoussiérées du cléricalisme moralisateur et de la
pastorale de la peur, le Québécois aurait pu être à l'image de l'Israélien
d'après l'Exodus.
Malheureusement,
la métamorphose n'a pas effacé en lui son absence à lui-même. De
l'extrême restriction qu'il endurait depuis près de 130 ans, il
s'est lancé dans la licence sans pour étant s'émanciper. Le sexe
interdit est devenu le sexe de la sur-consommation; le corps honteux est devenu le
corps commercialisé; sa jeunesse studieuse et travaillante est
devenue une jeunesse dissipée et insouciante. À l'image de la
jeunesse américaine, la jeunesse québécoise des années 60-70 a
suivi les mots d'ordre du jour, mais à la crise de la jeunesse
américaine contre la conscription et la guerre du Vietnam, la
jeunesse québécoise milita pour la sauvegarde de la langue contre
les anglophones de Montréal (Mouvement McGill français), pour l'indépendance
contre l'assimilation canadienne. La notion de survie, défensive et réactive, passait de l'opiniâtreté à la revendication militante. La crise générationnelle se transformait en crise identitaire, ce qui n'était pas une crise moins grave mais témoignait d'une émancipation incomplète. Malheureusement, ses
terroristes d'opérette ont entraîné, comme les Patriotes de
1837-1838, une répression de la part des gouvernements en place qui abusa exagérément des ar-
resta-
tions et des détentions arbitraires. Le gouvernement Trudeau, comme le gouverneur Colborne à l'époque, avait cédé à la panique et voulut en finir une fois pour toutes avec les revendications populaires et surtout nationales. Le paradoxe fut que a violence du pouvoir d'État envers
les ravisseurs de l'attaché britannique James R. Cross se montra bien en deçà de
la large oppression que subirent les innocents conduits et détenus manu militari
au poste de détention Parthenais, la Bastille du Faubourg à
m'lasse.
À
l'heure de la mondialisation où la culture américaine domine les
réseaux de communications électroniques, on ne peut reprocher aux
Québécois de faire ce que tout le reste de la planète fait :
mimer les thèmes et les valeurs de la société américaine. En ce
sens, on mesure le retard pris par les cinquante dernières années,
alors qu'il fallait avancer sans hésiter. Mais force est de
constater les limites de ce mimétisme. On aura beau imiter les
Americains,
comme le voudrait Elvis Gratton, le fait est que leurs séries
télévisées étalant des flots de violence sadique :
meurtriers en série (Criminal
Minds, C.S.I.),
petite pègre (Sopranos),
infiltration terroriste (Homeland),
théorie du complot (X
file), sont inadaptables pour le publique québécois.
Ni la télé canadienne, ni la télé québécoise ne peuvent imiter
ces thèmes, non seulement parce qu'elles n'en ont pas les moyens financiers, mais
parce que la culture québécoise (et en cela, elle ressemble beaucoup à la culture canadienne) ne se reconnaît pas dans ces
chasses sanguinaires (Grande Ourse et Musée Éden furent des coups d'essai sans suite). Elles préfèrent les thèmes masochistes qui remettent toujours son existence en question à travers des
anecdotes locales : enlèvement, séquestration voire meurtre d'enfants,
famille dysfonctionnelle, platitude de la vie quotidienne, banalité des bavardages. Les lieux
de perversités nous ramènent à des espaces rétrécis (caves obscures,
foyers domestiques, bureaux, cellules de prisons). La télévision
québécoise, comme souvent ses films et ses romans, renvoient
au rapetissement de la vie qui, en même temps, étouffe
l'Être dans sa propre incapacité à naître, à s'affirmer, à se
développer. Le mimétisme est donc la solution des Québécois
parvenus à s'assimiler au système canadien mais qui ambitionnent encore plus de vivre une vie à l'américaine; les Parias, rejetés
parmi les exclus de la société, coulent leurs jours entre la
masturbation et le ressassement de leurs ressentiments. Si la société
québécoise est bien une société ouverte, sa porte n'est qu'entre-bailler et n'y pénètre pas qui veut.
DES
VOIES POSITIVES POUR LES QUÉBÉCOIS?
Devant tant de voies sans issues, Lessing proposait-il quelque chose
de positif afin de restaurer l'amour de soi authentique à un peuple
aussi longtemps soumis à une auto-négation?
«À
l'impasse que représente la haine de soi juive, seule la
recomposition d'une identité positive peut apporter un salut...
Lessing entrevoit une issue double : nationale dans le propos
introductif de l'ouvrage, supranationale dans sa conclusion. (M.-S.
Benoit. in op. cit. p. 40) Affirmation particulariste et destin
international, l'ambition de Lessing dépassait la simple réaction
individuelle passive. C'est donc à une médication collective et non au cas
par cas que pensait l'auteur.
a) La
réhabilitation de soi
«Cherchons
avant tout la vérité, la cruelle vérité! Ou bien notre blessure
ne peut guère disparaître, ou bien elle guérit à la lumière. Mal
né ou mal protégé, c'est la culpabilité de tes pères qui pèse
sur toi, ou celle de l'étranger ou la tienne propre, n'essaie pas
d'atténuer, d'embellir ou d'élever les choses
Sois
ce que tu as toujours été et accomplis en toi-même le meilleur
possible. Mais n'oublie pas que dès demain toi-même et tout cet
univers humain périront et que tout redeviendra autrement.
Bats-toi,
oui, bats-toi sans cesse. Mais n'oublie pas que chaque vie, même
indigne, même criminelle, a besoin d'amour.
Nul
être ne peut faire plus que de s'accomplir aussi longtemps qu'il
dispose d'un bon terreau, d'un bon climat et de bonnes conditions de
croissance.
Nous
tous prenons notre existence trop au sérieux.
Mais
qui es-tu? Le fils du colporteur juif, Nathan le distrait et de Sarah
la paresseuse qu'il a engrossée par hasard parce qu'elle lui
apportait suffisamment d'argent dans sa corbeille? Non! Juda Maccabée
était ton père et la reine Esther ta mère. C'est à partir de toi,
et de toi seul, que remonte la lignée de Saül, David et Moïse,
malgré des êtres si défectueux. Présents, ils le sont en nous
tous et pour toujours. Ils étaient là depuis toujours et pourraient
être de nouveau ici demain.
Tu
charries un lourd héritage, eh bien soit! Débarrasse-t'en. Tes
enfants te feront grâce de n'être point l'enfant de tes parents. Ne
gruge pas ton destin. Aime-le. Suis le destin. Quand bien même il te
guiderait vers la mort. En toute tranquillité! À travers toutes les
souffrances de notre moi humain tu finiras par aboutir au firmament
de ton être même. Aboutir en ton peuple éternel» (T.
Lessing. op. cit. p. 77.
Bien
que sioniste, ayant lui-même visité les établissements juifs en
Israël, Lessing ne dit pas : partez en Israël. Au contraire,
la solution est essentiellement intérieure et lie l'individu et le
groupe à leur passé. Il s'agit seulement de le réinterpréter.
Dans le cas d'Israël et
des Juifs, le long héritage remontait loin et permettait de rappeler
des personnages héroïques de la Torah comme de la diaspora. En
somme, Lessing proposait une réhabilitation de soi qui ne passe pas
par la complaisance mais bien par la critique des valeurs mêmes de
la communauté. Cette dernière est la seule qui peut affirmer la
capacité d'Être collectif.
La
culpabilité cesse d'être une damnation métaphysique ou divine, une
culpabilité sans objet, pour devenir une culpabilité qui est celle de
l'inacceptable erreur, de l'impossible pureté qui sont assignées à
l'homme. Quels que soient les idéaux, les principes ou les
aspirations que nous impose notre sur-moi, ils sont inaccessibles, car leurs limites sont toujours repoussées. Donc la
faiblesse inhérente à l'Être, au moi, au soi collectif, est
incontestable, mais elle ne doit pas servir de condamnation irrévocable : Tu
es fichu. La critique de
la culpabilité dénonce d'abord une névrose collective qui vire
rapidement à l'obsessionnel, surtout lorsque les exigences sont
poussées à leurs états limites, ce que les religions ont
tendance à faire très bien. Ni Yahweh, ni Jésus ne sont la mesure
de l'existence qui ne réside qu'en l'humanité seule. Ce ne sont que
des aspirations idéologiques liées à un Imaginaire du surnaturel.
Aussi, Lessing déconseille-t-il de vouloir embellir les choses.
Porter la culture québécoise comme étant la plus belle, la plus
savante, la plus habile, la plus innovatrice, la plus débrouillarde,
la plus vraie, etc. etc. n'abolira jamais la haine de soi. L'amplification l'emballe
dans une rhétorique ampoulée qui finit par cacher les erreurs et
les impuretés que l'on s'épuise bêtement à refouler. Non, Céline
Dion n'est pas la plus grande chanteuse de son époque. Non, Hubert
Reeves n'est pas le prophète incontournable qu'on veut bien lui voir
jouer. Non, le Cirque du Soleil ne marque pas une révolution sans
précédent dans le monde du cirque. Toutes ces amplifications
sensées contribuer à la réhabilitation du Moi québécois ne sont
que des artifices, des anachronismes, des mensonges mêmes des états d'Être inauthentiques derrière
lesquelles se cachent toujours la seule porte ouverte à la violence : la haine de soi. On
s'en est rendu compte lors de l'affaire Jutra en 2016. Le cinéaste, disparu en 1986,
dont le nom honorait depuis des décennies les prix offerts
annuellement aux artisans du cinéma québécois fut dénoncé comme pédophile, ce qui, dans le milieu, était connu depuis toujours. Aussitôt, les média se déchainèrent. Québec-Cinéma fit rapidement disparaître le trophée Jutra, ne
trouvant aucun défenseur dans le milieu cinématographique québécois, le seul ayant voulu se compromettre en sa faveur, se rétracta quelques jours plus tard. Jutra était devenu une
bête immonde, tant il fallait séparer le réalisateur de l'œuvre.
Les déboires matrimoniaux du fondateur du Cirque du Soleil, qui gaspilla sa
fortune à des fantaisies ludiques comme un voyage dans l'espace, firent également la une dans les journaux à potins. Il en profita pour vendre son entreprise à des Américains et alla se cacher quelque
part dans une île du Pacifique. Dès que le vernis s'écaille, la
dure réalité de l'imperfection humaine reparaît et les grands
honneurs sont vite jetés aux ordures. On peut s'obstiner à nier les
faits, à minimiser les impairs, à affirmer le déni, mais le mal
est fait. Dès que les épaules d'Antée touchent le sol... Il faut se le dire dans ce contexte, chaque cri d'amour exhale la puanteur de la haine refoulée.
La
perspective de la mort, tant individuelle que collective, doit être
acceptée. Qui ne répète pas le vieil aphorisme lancé par Paul Valéry aux lendemains de la Grande Guerre : «Nous
autres, civilisations, nous savons
maintenant que nous
sommes mortelles.
Nous
sentons qu'une civilisation
a la même fragilité qu'une vie».
Contrairement aux sirènes journalistiques qui nous rabattent les
oreilles avec le naufrage de la culture québécoise submergée par
les flots d'immigrants, il y a là une sagesse qui fait défaut.
Accepter la disparition des Québécois en tant que peuple, société
ou communauté cause sans doute une grande douleur, mais si tel doit
être son destin, acceptons-le afin d'éviter que notre vie ne soit
misérable. Ne pas accepter la mort de sa nationalité, c'est avant
tout ne pas accepter sa mort individuelle. Le national a bon dos.
Comme le clergé catholique voulut se constituer une irréductible
nation de résistants à la modernité, il se laissa porter par le
nationalisme conservateur jusqu'à ce que la Révolution tranquille
rejette la religion elle-même avec son clergé. Malgré l'intensité
de la pastorale de
la peur, celle-ci
n'avait pu plonger de profondes racines dans le terreau québécois. Lorsque le Parti Québécois hérita de la succession de l'Église, il
perpétua la névrose obsessionnelle en déclarant une guerre à
finir avec le fédéralisme, comme si un système administratif
pouvait, à lui seul, incarner un Être national. Comme l'ancienne Église canadienne-française exerçait sa pastorale de la peur par la menace de l'Enfer, le nouveau nationalisme laïque utilisa le fédéralisme comme instrument diabolique afin de justifier le destin, l'autodétermination,
en jugeant inévitable, comme vérité acquise, l'indépendance du Québec. Il ne réussit guère
mieux. Le vieillissement idéologique et institutionnel du
Parti l'a rendu encore plus sénile que son vieil adversaire
grouillant de Parvenus, le Parti Libéral du Québec.
Si, pour reprendre
la perspective d'Heidegger, le Dasein
est
l'Être-vers-la-mort (Sein
zum Tode),
le Québec d'aujourd'hui, comme la Nouvelle-France et le Bas-Canada
avant lui, est tout autant un Être marqué par le temps. La vie des
Québécois au temps de la colonie française fut lourdement limitée
par les guerres indiennes puis par le détachement de la métropole;
les Canadiens des lendemains de Conquête se sentirent déjà menacés
par les flots d'immigrants qui amenaient avec eux la peste et le
choléra, ce qui joua un rôle non négligeable lors des
Rébellions de 37-38; les Réformistes qui participèrent au
Canada-Uni durent se battre d'abord pour sauver la parité de l'usage
de la langue française au parlement, puis au renversement du
déséquilibre démographique en leur défaveur; enfin, la Confédération établit une frontière un peu plus étanche que
l'Église ultramontaine transforma en mur d'isolement, créant un
immense ghetto national; un apartheid à rebours, accentuant l'effet
de névrose obsessionnelle déjà mentionné. Accepter la mort du
Québec en tant qu'entité et la dissolution du peuple québécois
est déjà un signe de maturité qui permet à l'Être-vers-la-mort
de devenir un Être-fait-par-la-mort. Plutôt que de geindre faméliquement, à la
manière d'un Bock-Côté, devant cette évidence et de jeter la pierre aux
nationalistes qui ne font plus confiance et désertent le Parti Québécois,
mieux vaut imaginer que le Québec se trouve en voie de métamorphoses comme il l'a été entre 1759 et 1791, ou entre 1840 et 1848, entre 1960 et 1970. À chaque occasion, des Cassandres de malheurs aussi annonçaient l'eschatologie de l'Amérique française et catholique; l'assimilation des Canadiens; la perte d'identité avec les valeurs traditionnelles d'ordre et de sujétion. Cette actuelle métamorphose ne peut être affrontée qu'avec un regain de vigueur afin de s'adapter aux conditions du changement; et si l'effort n'est pas suffisant, à sa disparition inéluctable. Ce sera de toutes façons le choix des générations futures.
Se
battre, écrivait Lessing, mais aussi éprouver de la clémence pour
soi. Non de la complaisance mais de la clémence. L'Être juif est
coupable certes, tout comme l'Être québécois, mais ces êtres sont
soumis aux aléas du milieu, du temps, des contingences
existentielles. Personne n'est enfanté dans un paradis, ni dans un
enfer d'ailleurs. C'est ici que le regard historique prend sa
fonction. Radisson et des Groseillers ont-ils trahis la confiance
mise en eux par Champlain? Oui! Et l'ambivalence canadienne ne
remonte pas à la Confédération, mais à ces deux Français qui
vendaient leur âme aux plus offrants pour quelques peaux de
fourrures. Ils sont les pères et de nos Parias et de nos Parvenus
qui ont suivi leurs traces selon la situation même de l'Être
canadien, un simple contrat économique et impérialiste.
L'affrontement entre Wolfe et Montcalm à fondu (comme dans le
monument commun qui leur est dédié à Québec) cette double appartenance. Tu
peux bien préférer Papineau, ou Chénier, ou Lévesque comme
ascendants, mais le fait est que c'est à partir du Québec actuel
que remonte la lignée des fondateurs du Québec, malgré
des êtres si défectueux. Car c'est à rebours que se créent les rattachements. À moins de vouloir faire comme la première génération d'Israéliens aux lendemains de la fondation de l'État d'Israël : tenter d'effacer le Québec sous les Régime anglais et la Confédération comme les premiers tentèrent d'effacer la diaspora qui séparaient les Hébreux de l'Antiquité de ceux du Retour en terre d'Israël. Comment pourrait-on passer sous silence ces deux siècles et demi «d'oppressions et de luttes»? Même
l'indépendance du Québec ne nous séparera pas du Canada, et les
électeurs les plus subtils se le disent à chaque référendum. Les
deux siècles et demi de co-habitation ne peuvent, de même, s'effacer. Les Lévesque, Trudeau, Duplessis,
Lapointe, Laurier, Mercier, Lafontaine et Papineau sont là pour rester, tout comme Montcalm et
Wolfe et Radisson et des Groseillers. Et les Québécois de l'avenir
ne leur seront guère différents. Si cet héritage s'avère pour eux trop lourd à
porter, ils n'auront qu'à s'en débarrasser, et le gouvernement actuel du
Parti Libéral à Québec s'organise de manière très constante dans
ce but ciblé depuis une vingtaine d'années. Le paradoxe réside
sans doute dans le fait que le Premier ministre, Philippe
Couillard
de Lespinay, est le descendant en ligne direct de Guillaume Couillard, gendre de Louis Hébert et de Marie Rollet, premiers
colons envoyés par la Compagnie des Cent-Associés dans les flancs
du navire de Champlain. Mais je pense, contrairement à Lessing,
qu'un tel choix n'augmente l'inconscience avec laquelle les
Québécois reconduisent leur sentiment de haine de soi au moment
même où ils en prennent progressivement conscience, alors qu'une nouvelle métamorphose s'annonce au Québec. Comment aimer son destin si on lui
efface de la mémoire des pans entiers qui le relient à son passé?
Les
Canadiens français apprenaient très tôt que leur histoire
s'inscrivait dans celle de la marche du peuple Juif vers la Terre Promise. La traversée de l'Atlantique reprenait l'épopée de la
traversée de la Mer Rouge; la fondation de Québec avait quelque
chose de l'érection du Temple de Jérusalem; les longs voyages des coureurs
des bois, des explorateurs, des marchands de fourrures n'étaient que
la suite des longues marches du peuple d'Israël contre ses ennemis
en vue de consolider leur présence sur la Palestine. La déportation
des Acadiens pouvaient évoquer l'exil à Babylone et la Cession, à la destruction du Temple par les armées romaines.
L'anglicisation des élites opéra selon le mode hérodien du temps
de la Palestine juive au sein du Proche-Orient des Séleucides et les
Pères de la Confédération, par le partage des pouvoirs,
octroyèrent aux Canadiens français un «foyer» dans le but de les
cantonner, mais en leur offrant un sous-parlement pour les affaires
spécifiques qui concernaient l'éducation, la santé et la culture. De
là, le seul corollaire possible : l'attente d'un messie
libérateur. Or, comme dans l'histoire sainte, les Québécois ont reconnu quantité de faux messies dans l'Histoire du Québec, mais aucun n'est parvenu à
réaliser la promesse faite par Dieu et le Roi de France à Cartier,
à Champlain et à Talon. Aucun d'eux n'a été notre David ben
Gourion.
Renoncer à l'attente des messies est déjà un signe de maturité car ceux-ci, même Québécois, ne peuvent que s'imposer comme figure paternelle
tyrannique et oppressive. Le temps des
Duplessis, Lévesque et Bouchard est passé – souhaitons-le! Se
retourner vers l'Être indécis, qui met quotidiennement son
existence en jeu, en dépassant les opportunismes politiques pour
affirmer, non plus le
droit à l'existence, mais
prendre l'existence à pleins bras, voilà qui demande plus d'efforts
et plus de constance dans son vouloir-vivre. Il ne s'agit plus de
jouer au censeur du monde, ni à la victime consentante ou pas et encore moins
s'abandonner au mimétisme étrangers comme c'est encore,
malheureusement, trop souvent le cas. Tant que ces comportements
perdureront, l'ambivalence entre le Paria et le Parvenu se
maintiendra au prix de l'affaiblissement même de l'Être qu'ils
voudraient incarner. Assumer son destin, disait Lessing, et même
s'il conduit vers la mort. Transcender la survivance
canadienne-française
pour atteindre la maturité québécoise et l'épanouissement en reconnaissant les
vrais et authentiques apports des fraudes et l'incompétence protégées par le népotisme
et la corruption. La fierté de soi ne peut venir que de cette
attitude critique mais juste.
b) La vocation
internationale
C'est la longue diaspora de 2000 ans que Lessing avait en tête lorsqu'il
considérait que l'internationalisme participait à l'esprit de la
réhabilitation de l'amour de soi du Juif. C'est précisément cette
longue durée qui confirme la vocation universelle justifiant les Juifs à leurs propres yeux :
«La
volonté juive, l'intelligence juive furent les premières. Pour
quelle raison? Certainement pas parce que les juifs sont plus doués
ni même parce qu'ils sont doués. Mais simplement parce qu'ils ont
déjà dépassé le stade de la maladie qui affecte aujourd'hui la
terre entière et singulièrement la vieille Europe. Le peuple juif
connaît aujourd'hui la situation d'un organisme qui a déjà guéri
d'une épidémie ou d'une infection dont sont aujourd'hui victimes
des organismes bien plus jeunes. Nous possédons déjà
l'"antitoxine" et notre aînesse nous a immunisés contre le venin
de la maladie dont la guérison est devenue aujourd'hui une question
vitale.
C'est
ainsi qu'il faut comprendre la prédominance des juifs dans l'époque
prochaine de la révolution sociale. Cela ne s'explique pas par une
propension naturelle à la révolution et au radicalisme mais tout
simplement par une expérience plus ancienne de la souffrance.
Ces
souffrances qui menacent tous les peuples, le peuple juif, vu son
âge, a dû les endurer avant tous les autres. Il a dû élucider et
régler bien des problèmes qui n'ont atteint que plus tard des
peuples plus heureux et plus jeunes. Les solutions qu'il avait
trouvées ne lui étaient pas destinées en propre, tous ceux qui
souffrent peuvent en faire leur profit. C'est ici que se trouve
l'importance des juifs mais c'est ici aussi que réside le danger de
se dissoudre en raison de cette tâche supranationale et purement
spirituelle » (T.
Lessing. Ibid. pp. 222-223).
Comme le dit Benoit, «Lessing
cherche en fait pour les Juifs une mission plus grandiose que la
seule affirmation nationale et voudrait faire d'eux des représentants
de la conscience universelle»
(M.-S. Benoit. In op. cit. p. 42). Mais pourquoi cette
transfiguration du Juif en consolateur universel?
Benoît
ajoute : «Lessing
est plus à son aise lorsqu'il se penche sur le rôle des Juifs dans
le monde à venir et non plus sur la seule affirmation nationale. À
la base de son analyse se trouve l'idée maîtresse de sa perception
du monde, sa "philosophie
de la détresse", qui
fait du renversement de toute détresse (Not-Wende)
une nécessité (Notwendigkeit)
– nécessité qui, dans le cas du Juif, devient un impératif. En
effet, selon lui, le commandement caractéristique du judaïsme est
l'injonction de Moïse à son peuple de ne jamais oublier l'esclavage
en Égypte. Le Juif devient alors sous sa plume une figure
emblématique, spirituelle, destinée à renverser la détresse
humaine. C'est grâce au souvenir des expériences douloureuses,
grâce à "l'expérience
de la souffrance la plus longue" que
les Juifs doivent être un ferment pour tous les peuples. Au fil des
années, Lessing emploie tour à tour différents termes marquant
cette idée d'intermédiaires (Zwischenhändler,
Vermittler, Mittlers) et
de bâtisseurs de ponts (Brückenbauer)
entre les peuples. Dans Der
jüdische Selbsthass, il
écrit ainsi : "Si
les quinze millions de Juifs dispersés dans tous les peuples de la
terre ont encore un sens pour la terre, c'est celui de jeter un pont
et de tisser un fil d'un peuple à l'autre".
(M.-S. Benoit. Ibid. p.
42). Lessing considère même que «la
condition du Juif dans le ghetto n'aurait fait qu'anticiper sur celle
des prolétaires des cités modernes et que, de ce fait, le Juif se
doit de faire profiter le prolétaire de son expérience d'oppression
et de détresse.(M.-S.
Benoit. Ibid. p. 42). Comme on sait, il en fut autrement. Après la
Shoah, le retour massif des Juifs d'Europe orientale en Palestine, la création
de l'État d'Israël, le sort entrevue de faire du Juif un pont entre
les peuples s'est complètement volatilisé. Le nationalisme juif du
sionisme est devenu le prolongement du nationalisme étroit de
l'Europe de l'Entre-deux-Guerres et la haine de soi continue toujours
de s'entretenir en partant des souffrances que les Israélites causes et subissent comme prix à payer pour leur invasion impérialiste du monde arabe.
Il
serait risible, pour les Québécois, de se doter d'une mission de
consolateurs universels
considérant le cours de
leur histoire. On a beau avoir subi l'oppression du colonialisme,
cette histoire n'est en rien comparable aux exactions commises en
Inde, au Vietnam, en Chine, dans les différents pays africains... Ce
qu'il faut retenir de la solution internationaliste de Lessing, c'est
la transcendance possible de l'Être québécois. Plus que jamais, en
cette période de mondialisation et de village
global où les
communications sont instantanées et universelles, la seule
transcendance possible pour un peuple, pour une nation, est
l'Être-pour-le-monde. La recherche de cette justification
universelle, jadis entrevue par Groulx à travers le missionnariat
catholique et plus tard, sous la Révolution tranquille, par la
défense de la langue française, en Amérique et partout dans le
monde, sont des ébauches marquées par leur temps. La seule vocation
internationale capable en même temps d'affirmer l'Être québécois,
c'est la capacité qu'a eu cette collectivité de vivre sous une
occupation constante depuis 250 ans.
Au
moment où la mondialisation semble signifier le triomphe de la
pensée unique, pensée essentiellement libérale, anglo-saxonne,
mécaniste, les cultures et les civilisations autres sont appelées à
se dissoudre par la haute technologie et selon l'agenda du
néo-libéralisme qui réagit présentement à une recrudescence de la
résistance protectionniste. Il est sûr, au niveau adaptatif de
l'espèce humaine, qu'un nombre restreint, voire limité à une
culture, met en danger les capacités adaptatives de l'espèce humaine car
c'est par la diversité que les ruses de l'adaptabilité renforcent
l'ontogénèse de l'espèce face à l'hostilité du milieu naturel et humain. Il faut que la spécificité du Québec
dans-le-monde soit celle de guide de la résistance
des cultures à l'invasion de la culture unique. La langue
française devient non plus un pan du mur de l'isolement
canadien-français, mais une ouverture, malgré les forces économiques et techniques, à maintenir la
diversité culturelle dans le monde. L'Être québécois ne s'affirme pas contre
le Canada ou les États-Unis, il s'affirme en résistance pour le maintien de la
variété des cultures, comme les écologistes luttent pour le
maintien de la diversité et de la protection des espèces. Plutôt
que de se laisser envahir par des immigrants pour le complaire dans
son rôle paranoïaque de victimisation, la contribution québécoise devrait viser à assurer
la valeur pérenne des cultures, ce qui serait plus constructif. Il est ridicule, d'un côté, de remettre au programme
l'enseignement des langues autochtones afin de ressusciter leurs
cultures alors qu'en même temps on rédige nos thèses
universitaires en anglais, qu'on se met à l'anglais dans les
communications internautes ou que l'on manie mieux la langue anglaise
que la langue française chez les jeunes Québécois. Considérant que la langue est la base de la pensée, la persistance de la diversité des langues encourage la diversification des pensées. C'est là, si on peut dire, une bio-diversité culturelle.
D'une part, il faut reconnaître combien le multiculturalisme canadien est antithétique à la justification du destin québécois. Dans la mesure où il s'agit du problème de l'identité canadienne prise entre la langue anglaise partagée avec les Voisins du Sud et sa différenciation d'avec les traditions britanniques, ceci ne nous concerne pas ici. D'autre part, ce
n'est pas le bilinguisme qui doit être notre apport à
l'universalité, mais bien la défense de la spécificité française
comme langue vivante, langue de connaissance et de penser, mais
surtout langue de dé-bat. Car c'est avec elle que nous nous battons
pour reconnaître notre Être collectif, pour l'affirmer à la face
du monde et parvenir à l'amour de soi contre ce qui est notre pire
refoulé. Langue de luttes qui aspire à dire autre chose que la
banalité de l'ananké, les derniers intellectuels canadiens-français avaient compris l'importance de la dextérité et de la subtilité avec lesquelles il fallait pratiquer la langue. Une grande partie des critiques qu'ils adressaient aux premiers écrivains «québécois», dont certains se complaisaient dans le joual, consistait précisément dans la trahison et l'ignorance des valeurs universelles véhiculées par la langue française. Leurs valeurs n'étaient pas celles d'une culture se complaisant dans son aliénation et dont le maniement restait pollué par des anglicismes mal assimilés. La facilité avec laquelle les Québécois glissèrent dans un français fonctionnel, dédaigneux de l'effort littéraire, justifie amplement le manque de courage et de force liées à la fois au peuple et à l'histoire de la terre québécoise. Le même phénomène a été vécu dans l'État juif aux lendemains du grand Retour, lorsque le yiddish de la diaspora entra en contact avec l'hébreu des Cananéens, habitant depuis toujours la Palestine. A l'heure actuelle, la langue
québécoise a beaucoup de poètes. Elle en a même trop pour ce
qu'elle a à dire dans le contexte actuel de son évolution qui cherche encore à authentifier son français au sein de la Francophonie.
Le
manque de maturité de l'Être québécois fait dire à ses poètes des
monologues interminables qui ressemblent à des sermons de curés ou
à des éructations d'ivrognes. La poésie canadienne-française avait
plus de maturité parce qu'elle prenait conscience que s'adresser
dans une langue internationale demande de la bien maîtriser pour se
dire et dire le monde; la poésie québécoise dit son misérabilisme,
la perte de vue des grands horizons, le manque d'instinct vital qui
la propulserait hors de sa condition paranoïaque et haineuse. Les
temps actuels sont ceux qui nécessitent le silence du recueillement
qui précède la prise de parole, pour qu'elle soit forte, intelligente et
authentique. À l'heure où l'éducation nationale nous plonge dans
l'amour intéressé de l'anglais, rappelons-nous que le français est
notre alternative historique, notre point de résistance qui rend possible l'affirmation de notre être-au-monde par une des cultures occidentales les plus
riches et des mieux pourvues et qui ne se laisse pas (ap)prendre sans dé-battre⌛
Montréal
30 mars 2017
C'est pour échapper à la notion de " haine de soi " que j'ai étudié toute ma vie. Ce qui me permet de comprendre ce texte " songé " comme auraient dit mes anciens élèves.
RépondreSupprimerMerci, Irène. C'est le combat le plus difficile pour les Québécois. Résoudre celui-ci, et bien d'autres portes s'ouvriraient.
SupprimerMerci
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