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Max Ernst. Au Rendez-vous des amis, 1922.
Portrait collectif de ce qui va bientôt
constituer le groupe surréaliste, ce tableau rassemble René Crevel,
Philippe Soupault, Max Morise, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Jean
Paulhan, Benjamin Péret, Louis Aragon, André Breton, Baargeld, Gala
Eluard (la future compagne et muse de Salvador Dalí), Robert Desnos
ainsi que Giorgio De Chirico immortalisé en statue romaine et, non sans
fantaisie proprement « surréaliste », Dostoïevski, avec sa longue barbe,
au premier plan, et le peintre Raphaël, avec sa coiffure Renaissance, à
l'arrière-plan.
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LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI (8)
DADA & SURRÉALISME
Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
Le paradoxe de la modernité dans l’art occidental, c’est
d’être parti d’une mouvance réaliste pour s’accomplir à travers une nouvelle mystique,
le surréalisme. Mais alors que le réalisme dressait un constat des inégalités
sociales, qu’il posait une critique acerbe de la morale bourgeoise, le
surréalisme, lui, va baigner dans l’amertume, le nihilisme, le refus extrême jusqu’à
jongler avec la haine. Le surréalisme choisit le rêve à la réalité, il assimile
aussi bien la forme réalistique de Courbet que l’évanescence du symbolisme; de
l’impressionnisme il ne reste plus rien sinon quelques évocations. Par sa
capacité d’absorption, il assimile l’expressionnisme pour son côté morbide, le
cubisme par ses jeux de lignes souvent abstraits, le futurisme pour son rejet forcené
de l’académisme dont pourtant il a tant appris. Contre toutes expérimentations
positivistes, il se lance dans la spéculation, a sa compréhension propre de la
psychanalyse comme du marxisme. On pourrait le croire incohérent, mais ce
serait sans compter la force de cohésion que lui impose le poète André Breton
(1896-1966). Sectaire, ce nouveau
christianisme, obnubilé par son rapport amour/haine à la religion, le
projette dans la profanation, la transgression et la piété jusqu’à l’érotisme
pervers. Bourgeois comme tous les autres mouvements artistiques et littéraires
de la modernité, il prône un amour destructeur, échappant à la palingénésie
futuriste ou réaliste socialiste pour une eschatologie, une apocalypse polyformelle
que l’hypnose, les rêveries qui sont des transes, l’automatisme médiumnique,
lui assigne l’amour-tragique, l’amour réciproque de l’autre jusqu’à la mort de
soi. Programme qui finira par ne plus être que celui de l’amour-folie.
La première expérience qui devait conduire au surréalisme se
déroula en Allemagne et se continua en Suisse sous la Première Guerre mondiale.
Il s’agit du mouvement dadaïste. Mouvement
de refus global, Dada, devant les sollicitations de la bourgeoisie, répondait
par un formidable NON : «Dada’s
massive protest against middle-class aesthetics consisted of the abandonment of
painting and sculpture, the creation of new forms of art, and the development
of a kind of art that does not produce any objects. These Dada “actions” were
similar to the Happenings of the 1960s. Hans Richter has grasped the Dada
paradox : “Dada hates art, but Dada renews art by means of an ‘artistic antiart
movement’». «Si tu rencontres le Bouddha, tue le Bouddha», dit une maxime
bouddhiste qui pourrait tout aussi bien s’adresser à Dada : «Dada était contre tout, y compris contre
Dada. Ses exhibitions publiques et ses manifestes, inspirés par un souci de
dérision radicale, faisaient scandale. Les bonnes gens criaient; les
gens-à-penser faisaient la moue. Ces tapages et ces dégoûts nourrissaient Dada
qui prospérait dans le bris de clôture et de glaces». C’est en cela,
précisément, que Dada fut un mouvement culturel original. Il se nourrissait des
ressentiments, des dégoûts, de l’abject que sécrète la société européenne au
moment où la guerre mondiale retournait les sols en champs de boue lézardés de
tranchées reliées par des boyaux. L’aspect merdique ne cessera d’animer le
(dé)goût de Dada, non tant par goût de la répugnance que parce que telle est la
nature réelle de l’humanité : «C’est ainsi que Dada a prôné la dévastation
pure et la subversion de toutes les valeurs, l’identité du vrai et du faux, du
beau et du laid, du passé et de l’avenir. D’emblée il se donne comme point de
départ ce lieu de résolution des antinomies que Breton désigne comme but. Cette
différence constitue l’erreur de Dada, car c’était folie idéaliste de croire
réalisé ce qui ne pouvait être qu’un but futur. Les dadaïstes se sont ainsi
condamnés à demeurer dans un chaos verbal et stérile en lui-même; ils se sont
bornés à la répétition inutile des gestes de destruction. Et c’est ainsi que
pour beaucoup Dada est apparu comme le règne d’un désordre insensé et comme le
dernier aboutissement du nihilisme». Certes le
catholique Carrouges n’est pas un dadaïste, mais le refus de Dada avait ses
raisons qui étaient celles d’un temps où le mot révolution pesait sur toutes
les lèvres : «…l’homme a construit
un monde d’apparences qu’il prend pour la réalité, et qui est devenu un mur qui
l’isole du monde réel. Il faut abattre ce mur : ce programme destructif, cette
volonté de violer les cadres habituels de pensée et d’imagination en espérant,
qu’à travers le châssis ainsi brisé on pourra voir la réalité pure, était déjà
le programme du
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Hannah Höch. Schneiderblume, 1920 |
dadaïsme en 1918. “Abolition de la logique, danse des impuissants
de la création: Dada; de toute hiérarchie et équation sociale installées pour
les valeurs de nos valets : Dada; chaque objet, tous les objets, les sentiments
et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles sont
des moyens pour le combat : Dada; abolition de la mémoire : Dada; abolition de
l’archéologie : Dada; abolition des prophètes : Dada; abolition du futur : Dada
; croyance absolue indiscutable dans chaque désir produit de la spontanéité :
Dada.” Qui n’a senti en voulant écrire un poème le mécanisme qui impose
l’imitation paresseuse et médiocre de poème déjà écrits? À qui ne viennent des
associations usées de mots
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R. Hausmann. ête mécanique, l’esprit de notre temps, 1919 | | | | |
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conventionnels, comme “chevauchant sur les nues”,
“le parfum délicat”, “les mers lointaines”, “les mauves du crépuscule”? :
expressions toutes faites que l’imagination coud bout à bout sans rien
ressentir et construire de personnel et de vécu. C’est pour cette raison que
Dada propose l’abolition de la mémoire, et la confiance absolue en la
spontanéité, et à tout exercice de l’esprit, qui reste lié par des conventions
et des habitudes mécaniques, répond ironiquement Dada, dada. À qui parlait de
la “pourpre des soleils couchants”, on répondait dada; à qui vantait les
valeurs établies, on répondait dada; à qui proposait des “synthèses
supérieures”, et l’amour du “juste milieu”, on disait : dada, dada, vous
répondez à l’appel du monde par une phrase, par une idée que vous ramassez dans
un arsenal de conventions si bien apprises par vous que vous ne les comprenez
plus: pauvres vieux dadas, vieux chevaux de bataille enfourchés par les
paresseux qui s’émeuvent devant un soleil couchant littéraire, ou veulent
apporter des solutions à leur époque en reprenant de vieux procédés rhétoriques
et sophistiques. Il faut monter sur un autre dada, un pégase ironique et
monstrueux dont les ruades et les coups d’aile abattent les châteaux de cartes
d’une logique vieillie dans ses habitudes et imposent silence au psittacisme». Comme le dit
Schneede, Dada fut le lointain précurseur des mouvements de jeunesse des années
1960, avec tout ce barratin nihiliste chargé de justifier l’hédonisme cru. À ce
compte, Dada serait le premier mouvement adolescent du XXe siècle. L’édification dans la négation, ce qui, malgré leur nature sadique, les plaçaient
en dehors de la morale sadienne même.
Dada était autant contre l'art moderne que contre l'académisme, d'où cette affiche d'anti-art qu'il proclama contre les arts modernes. «C'est dans la préface du texte de Tzara qu'on trouve cette phrase, violemment contraire aux naïvetés optimistes du futurisme : "Dada est l'art sans pantoufles ni parallèles; qui est contre et pour l'unité et décidément contre le futur… Nécessité sévère sans discipline ni morale et crachons sur l'humanité"». [6] Les futuristes, italiens et russes, étaient renvoyés ainsi dos à dos. Picasso aussi eut son lot de critiques et Hans Arp, l'un des membres du groupe, expliquait que «l'anti-art n'est en somme pour lui qu'une protestation contre l'esprit analytique, intellectualiste et pondéré du cubisme, un rappel à la spontanéité et au jaillissement».[7] André Breton, encore sous l'influence de Dada, publia en 1920 sa définition du mouvement : «Ce nom Dada, ce nom qu'il plut à l'un de nous de lui donner, a l'avantage d'être parfaitement équivoque… Dada est un état d'esprit… Il n'y a pas de vérité Dada. On n'a qu'à prononcer une phrase pour que la phrase contraire devienne dada… Dada vous combat avec votre propre raisonnement…». [8] Équivoque, en effet, est le mot juste. Dada, équivoque dans son refus global, mais ne cesse d'écrire de la poésie, de produire des tableaux, des sculptures, des collages, des affiches, des films… Dada était productif parce qu'il ne se contentait pas de dénoncer, mais faisait de sa dénonciation le matériau même de sa production. Il ne se voulait pas un illustrateur ou un reproducteur du monde réel, il était ce monde réel représenté, d'où ce dépassement de la réalité vers la surréalité que Breton appliquera à Dada pour l'avaler complètement.
L’action poétique de Dada
est de s’en prendre au logos, de le
contredire pour qu’advienne l’absurde. C’est la raison pour laquelle le
philosophe allemand Peter Slotedijk affirme qu’au XXe siècle, «rien d’autre n’a écrasé avec autant de
fureur l’esprit de sérieux que le jeu
dada. Au fond, Dada n’est rien ni un mouvement artistique ni un mouvement
anti-artistique; il est une “action philosophique” radicale qui pratique l’art
d’une ironie militante». Pour le philosophe
allemand, Dada représente exactement la différence entre ce qu’il appelle le
cynisme des temps modernes, le goût de la destruction gratuite, pour ne pas
dire paranoïde, et le cynisme antique (kunique)
qui est une critique plus ou moins satiriques des mœurs de notre temps : «L’attaque de Dada a deux aspects : un aspect
kunique et un aspect cynique. L’atmosphère du premier est enjouée et
productive, puérile et enfantine, sage, généreuse, ironique, souveraine,
inattaquable-réaliste; le second montre de fortes tensions destructives, de la
haine et des réactions de défense arrogantes contre le fétiche intériorisé du
bourgeois, beaucoup de projections et un dynamisme d’affect de mépris et de
déception, d’auto-endurcissement et de perte d’ironie. Il n’est pas facile de
séparer ces deux aspects; ils font du phénomène dada dans son ensemble un
complexe chatoyant qui échappe à des évaluations réductrices et à des rapports
simples du sentiment. Avec le fascisme également, Dada a des rapports
ambivalents: par ses éléments kuniques, Dada fait absolument partie de
l’anti-fascisme et de la logique et de l’“esthétique de la résistance”; au
contraire, par ses éléments cyniques, il tend vers l’esthétique préfasciste de
la destruction qui voudrait vivre à fond l’ivresse de la démolition». Cette ambivalence
qui prit ses racines dans Dada se développa en s’élaborant parmi les
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Hannah Höch. 1919
Coupe au couteau de cuisine dans le ventre de bière de la République de Weimar |
artistes
surréalistes, en particulier les peintres tels Dali, et Magritte, les plus
connus mais pas nécessairement les meilleurs, comme Max Ernst. Côté kunique,
Dada dressait un réquisitoire sévère contre le monde né du triomphe de la modernité :
«La vie se chargeait de détruire en eux
toute illusion sur le monde “réel”: une morale embrigadée, une religion
dévoyée, une science triomphant dans des calculs de balistique, la plus grande
“trahison des clercs” que l’humanité ait jamais vue, cela pouvait suffire.
Quant à la littérature, elle était la proie des chroniqueurs militaires. “Nous
autres, civilisations, dira bientôt Valéry, nous savons que nous sommes
mortelles”. Le dadaïsme, entreprise de démolition? Tout était à terre, aux yeux
d’André Breton, de Louis Aragon, de Philippe Soupault; un bref inventaire des
ruines, tout au plus, et la constatation de l’échec, mieux, du décès d’une
civilisation. Dada se présente donc comme un scepticisme acharné, systématique,
conduisant vite à une négation totale. L’homme n’est rien. “Mesurée à l’échelle
éternité, toute action est vaine”, dit Tzara. André Breton précise : “Il est
inadmissible qu’un homme laisse une trace de son passage sur la terre.” Ainsi
tout se vaut, rien ne vaut. “Qu’est-ce que c’est beau? Qu’est-ce que c’est
laid? Qu’est-ce que c’est grand, fort, faible? Qu’est-ce que c’est Carpentier,
Renan, Foch? Connais pas. Qu’est-ce que c’est moi? Connais pas. Connais pas,
connais pas, connais pas.” Dans ces paroles de Georges Ribemont-Dessaignes,
Breton se plaît à saluer un acte d’une extrême humilité. C’est émettre un
jugement quelconque, c’est vouloir distinguer le vrai du faux qui dénote une
outrecuidance ridicule, car la contradiction n’est pas possible. Einstein, au
même moment, invitait à penser que tout est relatif aux circonstances, à
l’homme, et que rien au monde n’a la moindre importance». C’était sans doute
un nihilisme nietzschéen, mais il était totalement dépouillé de sa finalité
tragique.
Mais il y avait un
nihilisme autre. Celui qui surgit dans le spectacle organisé à Paris avec
l’arrivée de Tristan Tzara (1896-1963) La manifestation dada du 5 février 1920,
à laquelle on avait annoncé la présence de Charlie Chaplin – qui n’y était pas,
bien entendu -, comporte la lecture de ce poème de Aragon : «Plus de peintres, plus de littérateurs, plus
de musiciens, plus de sculpteurs, plus de religions, plus de républicains, plus
de royalistes, plus d’impérialistes, plus d’anarchistes, plus de socialistes,
plus de bolcheviques, plus de politiques, plus de prolétaires, plus de
démocrates, plus d’armées, plus de police, plus de patries, enfin assez de
toutes ces imbécillités, plus rien, plus rien, rien, RIEN, RIEN, RIEN. De cette
façon nous espérons que la nouveauté qui sera la même chose que ce que nous ne
voulons plus s’imposera moins pourrie, moins immédiatement GROTESQUE». Ici, le nihilisme
est cynique – comme nous en connaissons tant présentement, en 2016 -, il est
haineux, méprisant, désespéré et désespérant. En deçà de la critique proprement
cynique (kunique), il y avait des
forces autodestructrices que l’expérience de la Grande Guerre, à laquelle la
plupart d’entre eux avaient été soumis, avait fait surgir : «il y avait autre chose, dans le mouvement
Dada, qu’une négation sans réserve, et c’est ce qui apparut peu à peu. Sur la
table rase, une réalité subsistait. Non pas certes la raison, ni
l’intelligence, ni le sentiment, mais la source obscure de l’inconscient qui
alimente l’être et commande jusqu’à nos démarches les plus hautes, l’esprit.
Aux premiers mots de passe s’ajouta bientôt cette formule : dictature de
l’esprit. Zurich, où naquit Dada, est la ville des Bleuler, des Jung,
psychiatres apparentés à Freud, et Louis Aragon et Breton eurent l’occasion
d’expérimenter les méthodes de la psychanalyse. Ce n’est pas la thèse de la
pansexualité qui est ici en cause, mais la théorie (déjà soutenue par des
hommes comme M. Pierre Janet) suivant laquelle nos activités conscientes ne
sont que des activités de surface, dirigées à notre insu, le plus souvent, par
des forces inconscientes qui constituent la trame du moi. Et Freud insistait,
selon l’expression de Jacques Rivière, sur “l’hypocrisie inhérente à la
conscience”, sur la tendance générale “qui nous pousse à nous camoufler
nous-mêmes”, à chercher de bonnes raisons à notre conduite et à nos paroles, à
ruser toujours pour nous embellir ou du moins nous “arranger”…» Le goût de
l’érotisme brut chez Dada et les surréalistes ne provient pas de L’origine du monde de Courbet, mais des
découvertes freudiennes où les pulsions font agir les hommes. Le GROTESQUE
d’Aragon était manifestement un cri de haine contre l’espèce humaine tout
entière, mais en même temps, ce rien, ce nada,
rejoignait celui de Jean de la Croix au XVIe siècle; ce cri, RIEN, était
mystique.. Au masochisme des expressionnistes, les surréalistes répondirent par
un sadisme qui fera toujours baigner l’érotisme dans les perversions les plus
crues, mais comme le bourgeois qu’il était, Breton s’en offusquera et voudra
recouvrir le tout d’une morale pudique, censure et exclusion de sa secte. Par
contre, les bourgeois français de l’époque crurent que Dada était une offensive
allemande d’après-guerre investissant un mouvement littéraire et artistique
français. C’était erroné, bien sûr, mais les rancœurs se maintenaient toujours
entre les deux populations. «Sans vouloir
“raconter les choses de fil en aiguille”, rappelons que le dadaïsme eut au
moins trois sources : l’une aux États-Unis, avec Marcel Duchamp et Francis
Picabia, l’autre à Zurich où Tristan Tzara fonda, en 1916, un groupement auquel
il donna le nom de Dada, qui ne signifie exactement rien; enfin ces hommes
entrèrent en rapport, à Paris, au cours de l’année 1919, avec quelques jeunes
écrivains que leur esprit de suspicion universelle avait déjà rapprochés et qui
venaient de faire paraître (en mars) le premier numéro de la revue intitulée
par antiphrase Littérature. Le but de
Tzara et de ses amis paraît avoir été d’abord de machiner une mystification
“énorme” (visant les écoles littéraires passées, présentes et à venir) où les
ressources modernes de la publicité se voyaient utilisées au profit d’une école
dont les intentions étaient toutes négatives, “ubuesques”. Mais les idées, les
sentiments “dada” - sans pour cela méconnaître “l’admirable esprit de révolte
de Tristan Tzara” - sont plutôt d’origine française, bien que la psychose de
l’époque ait fait apercevoir dans le complot la main de l’Allemagne!».
Il est vrai aussi qu’à
l’ère du cinéma muet, les films dadaïstes que l’on présentait en France
attiraient, plus par curiosité sans doute, des spectateurs épris de sensations
fortes. Hans Richter est considéré par Aldo Kyrou comme le premier cinéaste
Dada et surtout son film, «Vormittagsspuck
(1927-1928), le plus délicieux
exemple du cinéma dadaïste allemand. Sans aucune suite logique, des événements
extraordinaires se succèdent en un rythme proprement cinématographique. Les
revolvers partent de leur propre chef, des tasses de café recréent leurs
morceaux cassés, les barbes s’usent au seul toucher, un réverbère cache une
dizaine de personnages et les chapeaux melon tournoient malicieusement dans les
airs à la recherche de têtes qui ont perdu leur corps. Ce film, qui me met
toujours en joie, rappelle les meilleurs textes du très grand poète Hans Arp». De plus, la
cinématographie montrait qu’une fois le nietzschéisme évacué, comme tous les
autres mouvements artistiques, Dada se mettait à la théorie : «La seconde personnalité importante du
dadaïsme cinématographique allemand est Raoul Haussmann qui a mis au point une
véritable théorie du cinéma dadaïste. Cette théorie tendant vers l’abstraction,
a comme base les possibilités de déformation qu’offre la caméra. “Dans le film,
l’histoire n’est rien, mais la vision est tout. Quels effets, par exemple, ne
peut-on produire si on déforme un objet quotidien par la plus ou moins grande
netteté dont les gammes se suivent successivement! Au lieu de laisser produire
des grimaces psychologiques à des stars affadies, on devrait étudier les
complémentaires oppositions des ombres et lumières et leurs possibilités de
provoquer des correspondances voulues ou imprévues dans le domaine imaginaire
et spirituel”». Comme n’importe
quelle autre mouvance artistique, Dada finissait par passer du simple jeu, du
divertissement outrancier, au retour de l’esprit
de sérieux dans leurs entreprises artistiques. Si un individu, dadaïste ou
surréaliste, pouvait toujours accomplir l’acte nihiliste auto-destructeur – et
ils seront plusieurs à l’accomplir -, un mouvement philosophique, poétique,
politique ne s’égorgeait pas de lui-même sur l’autel du Néant.
Il reste un fait, «Dada est l’enfant de la guerre. Sans
l’émigration de Hugo Ball et de sa compagne Emmy Hennings en Suisse, puis celle
temporaire, de Richard Huelsenbeck, il n’aurait jamais vu le jour à Zurich. En
y ouvrant le cabaret Voltaire en février 1916, l’Allemand Hugo Ball, auquel se
joignent les Roumains Marcel Janco et Tristan Tzara, jette les bases d’une
opposition provocatrice à l’esprit de guerre qui domine toutes les activités
intellectuelles en Europe. Il note le 12 juin 1916 dans son journal : “Comme
aucun art, aucune politique, aucune conviction ou foi ne semblent pouvoir
résister à cette lame de fond qui rompt toutes les digues, il ne reste que la
blague ou la pose sanglante.” Le dadaïsme est une réponse au cannibalisme que
les peuples sont poussés à pratiquer, au “maudit pâté de chair humaine” qu’ils
sont invités à consommer». C’était une
critique cuisante de la situation européenne dans laquelle les grandes puissance
l’avait plongée. La Suisse, pays neutre, servit de refuge à tous les dissidents
les moindrement fortunés pour échapper à la conscription et au bourbier où
s’enlisaient les armées des différents camps. Français et Allemands parvenaient
à réaliser le rêve qui avait échappé à la Deuxième Internationale, trahie par
l’Union sacrée. «Pendant le courant de
l’année 1915, un certain nombre d’artistes se réfugièrent à Zurich, en
territoire neutre : Tristan Tzara et Marcel Janko arrivèrent de Roumanie, Hans Arp
de France, Hugo Ball, Hans Richter et Richard Huelsenbeck d’Allemagne. À la
suite de réunions dans des cafés, ils conçurent tous ensemble le projet
d’organiser un spectacle de cabaret avec des numéros internationaux. Hugo Ball
fut l’organisateur de la représentation inaugurale qui eut lieu le 5 février
1916 dans une salle louée à Jan Ephraim, un navigateur hollandais qui possédait
un café sur la Spiegelgasse. Il y eut un programme des chansons françaises et
hollandaises, de la musique russe avec un orchestre de balalaïka, de la musique
noire, des récitations de poèmes et une exposition d’œuvres d’art. Ball et
Huelsenbeck qui étaient arrivés de Berlin au début de février, cherchant dans
un dictionnaire français-allemand un nom qui conviendrait à la chanteuse de leur groupe, Madame le Roy, tombèrent
accidentellement sur le mot Dada. On
l’adopta avec enthousiasme pour désigner d’une façon générale toutes les
activités du groupe. En juin, parut une brochure intitulée Cabaret Voltaire,
dont le rédacteur était Hugo Ball, la couverture était l’œuvre de Arp et
comprenait des contributions d’Apollinaire, de Marinetti, de Picasso, de
Modigliani, de Kandinsky ainsi que des peintres et des poètes déjà cité». À première vue,
rien de plus banal que ce récit fondateur d’une chanteuse qui pose son doigt,
les yeux fermés, sur un mot du dictionnaire franco-allemand. Pourtant, on y
pressent déjà quelques-unes des inventions majeures du surréalisme, les
cadavres exquis, les collages, les associations d’idées gratuites et surtout
l’automatisme. La réaction à la Grande Guerre fut l’un des ferments communs,
des deux côtés du Rhin, du dadaïsme allemand et du surréalisme français. Ce que
les uns et les autres retinrent, ce n’est pas uniquement l’incompréhensible
boucherie des champs de bataille, mais aussi leur exclusion de leur population
respective. Provoquer le scandale dans les réunions d’anciens combattants
deviendra l’une des stratégies militantes des surréalistes : «Tout commence par le triumvirat Aragon,
Breton, Soupault; Éluard s’en tient proche, mais il est alors d’humeur moins
militante. Les uns et les autres ont passé de peu leurs vingt ans. Tous ont
fait, à des degrés divers, l’expérience de la guerre. De cette interminable
boucherie ils ne gardent qu’un souvenir horrifié. Loin de partager l’ivresse de
la victoire et cette singulière fierté des “sacrifices consentis” qui
conduiront toute une génération de la Chambre bleu-horizon aux
monuments-aux-morts, de la dalle-sacrée aux associations d’anciens-combattants,
des Croix-de-feu aux ligues fascistes, ils se situent en rupture ouverte avec
l’idéologie de ce temps. À leurs yeux, la guerre a été une inutile, une absurde
abomination et, qui pis est, elle a entraîné une faillite générale sur le plan
de l’Esprit».
Progressivement, Dada se
dota de dents toujours plus acérées. Au fur et à mesure que l’on apprit les
détails sur la façon dont on conduisait la guerre - les charniers, les
tranchées, les hommes mutilés, le patrimoine détruit -, l’absurdité de la
guerre se révélait là où le patriotisme avait servi de censeur. La Révolution
russe d’abord, puis la révolution en Allemagne, en Hongrie et dans la Bavière
toute proche ne pouvaient laisser les dadaïstes insensibles. «Tandis que le futurisme, ou au moins
Marinetti, allaient donner dans le fascisme en Italie, le groupe dada de
Zurich, ville où s’étaient réfugiés nombre de déserteurs, d’anarchistes et de
révolutionnaires, comportait déjà, ne fût-ce que par son caractère
international, une allure subversive. Dans le chaos d’une Europe brisée par la
guerre, où règnent l’angoisse et la faim, Dada se répand. À Berlin, le
mouvement se politise nettement et prend un caractère populaire qui inquiète la
police. Le “club Dada” dont la revue Der Dada est dirigée par Huelsenbeck, avec E. Jung et R. Hausmann, prend parti
pour la révolution prolétarienne contre la république de Weimar. Georges Hugnet
le constate, il y a plus d’agressivité politique que de force poétique dans Der
Dada. […] Ce feu de paille tombe, en fait, très vite, et les principaux
dadaïstes berlinois dispersent leurs activités. Certains adhèrent au parti
communiste allemand. En 1921, Huelsenbeck écrit des romans. Le caricaturiste
Grosz part pour l’Amérique…». N’empêche. Le temps
qu’aura duré ce feu de paille fut suffisant pour imprimer sa marque à ce que
sera le surréalisme. L’agressivité proprement sadique est une
composante du mouvement : «Aggressiveness
of the Zurich group, according to Miklavz Prosenc, and the Anarchist views of
its members had a great deal to do with their situation as immigrants, as
rebellious outsiders. It was the culmination of a development that began in the
nineteenth century when art ceased to be the preserve of the ruling class. Such
nineteenth-century authors and artists as Flaubert and Baudelaire. Ensor and
Van Gogh felt excluded and neglected by a society of which they considered
themselves members. With every new avant-gardist trend in art, the chances of
communication between art and public were further reduced, especially as the
new works of art progressively lost their original aesthetic function, which
was to give pleasure and thus affirm the existing order. More and more, the
artist became a member of the opposition, a revolutionary. By the beginning of
the twenthieth century, he was deliberately placing himself outside society and
had begun to attack it, sometimes singly, more often in groupes. From this new
position, the artist challenged middle-class standards. The protot-Dadaist
Arthur Cravan wrote : “Every great artist has a knack for provocation”». La provocation, bien sûr, mais agressivité interpersonnelle aussi,
non pas liée à des nominalismes : classes, nations, partis, peuples. Parce
qu’on ne croit pas en une palingénésie possible, la faute retombe sur la nature
humaine elle-même. Celle-ci a besoin d’un ordre nouveau, d’une hygiène morale
qui suivra la dénonciation des souillures du monde d’après-guerre. «À ce moment, nul projet d’une révolution
sociale : l’aspiration à une révolution “invraisemblablement radicale”
correspond à un rejet global, sans nuances, qui inspire bien moins le projet de
substituer un ordre précis à un autre que le désir de se tourner vers autre
chose… Il y a refus et évasion de l’esprit bien plus que position du problème
social. Dans ce monde, certes, tout est truqué : “Pas de compromis possible
avec un monde auquel une si atroce mésaventure n’avait rien appris” (Entretiens). Et Tzara. dans le Manifeste Dada 1918, écrivait : “Balayer, nettoyer. La propreté
de l’individu s’affirme après l’état de folie, de folie agressive, complète,
d’un monde laissé entre les mains des bandits qui déchirent et détruisent les
siècles.” Mais leur mouvement va plutôt à tirer leur épingle du jeu. La
Révolte? Une façon d’écarter les décombres pour frayer sa propre voie». Étrange discours
qui semble faire échos aux mots d’ordre du fascisme, mais si le partage d’une
même sensibilité à la souillure suffit à utiliser les mêmes mots, le choix que
poseront les surréalistes sera tout différent. Leur profond individualisme
bourgeois les garantira finalement des totalitarismes.
Les sources du surréalisme
sont nombreuses, nous les évoquerons au bon moment, mais il est indéniable et «soyons-en conscient, le dadaïsme qui
apparaît en 1916-1917 est la source du surréalisme. Ils s’engagent l’un après l’autre
dans la déraison, contre toutes les valeurs de la culture occidentale tournées
en dérision». Dada était, pour
l’époque, un mouvement encore imprégné du symbolisme fin-de-siècle. «Dada se
rattacherait à la lignée des poètes “décadents” (Laforgue, Samain) issus de
Verlaine et influencés par le pessimisme allemand, alors que le surréalisme se
place plutôt dans la descendance de Rimbaud: les “poètes de la vie” (Jammes,
Paul Fort), les “cosmiques” (Verhaeren), l’idéo-réalisme de Saint-Pol Roux et
Apollinaire». En France, le
nouveau mouvement qui se mettait en place autour d’André Breton et de Paul Éluard avait ses origines propres mais avait du mal à se définir entre leur
agressivité face au monde et leur cohésion interne. En 1920, Dada vint à Paris,
comme nous l’avons vu avec le célèbre canular Chaplin. La poésie servait alors
de pont entre les deux mouvances : «Les
origines de ce nouveau mouvement furent donc essentiellement littéraires, mais
Breton se rendit très rapidement compte que les manifestations de Dada qui
commençaient à atteindre Paris cette année-là étaient extrêmement proches des
buts expérimentaux de la revue. Tzara fut invité à y collaborer et vint à
Paris; suivirent alors ces démonstrations tapageuses où le mouvement dada
trouva sa mort. Son culte de l’absurdité fut poussé de plus en plus loin et à
la fin de 1922, Dada cessait d’exister en tant que groupe cohérent. Breton
rallia autour de lui les rescapés, tout au moins ceux qui accordaient une
valeur à ses buts sérieux, et en 1924, époque à laquelle il savait qu’il
pouvait compter sur la collaboration de peintres tels que Arp et Max Ernst, et
de poètes tels que Paul Éluard et Benjamin Péret, il publia son Premier
Manifeste du Surréalisme». Côté artistique,
c’est de Marcel Duchamp d’une part et de la pittoria
metafisica de Georgio De Chirico que le pont sera tendu vers le
dadaïsme : «Peu convaincu que l’art
puisse être une voie de la connaissance, ignorant ou condamnant les traditions
de la peinture “littéraire” issue du symbolisme, reprise par les “naïfs” et par
Chirico, il est à l’origine des tendances plastiquement les plus modernes du
surréalisme. Il n’est anti-art que pour un rappel aux actes spontanés de la
création (Arp), une dérision féroce des vanités de la signature (ready made), une recherche passionnée de moyens
insolites. C’est lui qui, des collages aux montages, des rayogrammes aux poèmes
objets, des taches aux coulures, a inventé la plupart des procédés que
développera le surréalisme en peinture». À première vue, les
mouvements vont dans la même direction, mais des distinctions commencent
bientôt à émerger : «Breton au début
exprima dans ses manifestes une certaine sympathie pour Dada, mais dès avant
1924, il avait déjà déclaré que lui et ses amis Éluard et Soupault “n’avaient jamais
considéré Dada comme autre chose que la grossière image d’un état d’esprit
qu’il n’avait en aucune façon contribué à créer”. Breton prit alors conscience
du fait qu’existait une situation historique qui exigeait quelque chose de plus
constructif que les bouffonneries désormais futiles du groupe dada. Et il
conçut l’idée d’un rassemblement d’intellectuels qui “distilleraient et
unifieraient les principes essentiels du modernisme”…». Breton aurait-il
sous-estimer la force potentielle et originale de Dada où avait-il récupéré
l’essentiel de la mouvance pour opérer une transfusion à son propre mouvement
qui semblait aller nulle part? Il est vrai que dès le début ce qui deviendra le
surréalisme avait ses principaux inspirateurs. Ainsi Robert Desnos (1900-mort
du typhus le 8 juin 1945 au camp de concentration de Theresienstadt), qui «annonça la morale des futurs surréalistes en
définissant l’érotique comme une “retraite spirituelle où l’amour est à la fois
pur et licencieux dans l’absolu”, une “science individuelle” comprenant des
“questions secondaires” que chacun résout à sa façon et des “questions
éternelles” que la poésie seule détermine». À ce niveau, c’est
la transfusion du catholicisme dans l’athéisme du surréalisme et qui fournira à
Georges Bataille la clef de sa mystique laïque. Cet érotisme héritera de Dada
l’agressivité qui lui donnera cette teinte d’humour noir qui en sera l’une des
principales caractéristiques : « Les
crimes passionnels leur paraissent des farces insipides. Un fait divers crapuleux
inspire à Benjamin Péret son article Assassiner, tout en sarcasmes : “Il y a quelques mois, un Monsieur pris d’une
louable ambition voulut se faire une réputation “à la Landru”. Hélas, il n’a
réussi qu’à violer une fillette d’une dizaine d’années, qu’il a ensuite coupée
en 55 morceaux. (Que n’a-t-il fait l’inverse!) Après quoi, satisfait sans doute
de la banalité de son action, il s’est laissé emprisonner comme un vulgaire et
inhabile débutant. Nous aurions aimé voir ce Monsieur déployer quelque fantaisie
dans cet acte… Si les morceaux de la fillette étaient parvenus avec l’étiquette
“confiserie” à une personnalité marquante (Monsieur de Lamarzelle, par
exemple), quelle n’eût pas été notre admiration pour l’auteur d’un tel
geste!!!”». Il faudra attendre
le crime de Luka Rocco Magnotta (2012) pour que le fantasme de Péret se
traduise en un fait réel.
Huelsenbeck a reconnu plus
tard, dans son Histoire de Dada, que
«les artistes du Cabaret Voltaire
n’avaient en fait aucune idée de ce qu’ils voulaient - les lambeaux d’“art
moderne” qui à un moment ou à un autre s’étaient pris aux filets de l’esprit de
tel ou tel d’entre eux furent réunis et on donna au résultat le nom de Dada». On ne saurait mieux
définir Dada comme un mouvement qui rassembla les dépouilles de l’art moderne
déchiquetées par les obus de la Grande Guerre. Très tôt, l’avant-garde esseulée
française organisa sa propre exposition Dada à Paris. Ainsi, «Francis Picabia et Georges
Ribemont-Dessaignes fournirent à Dada l’une de ses premières manifestations
parisiennes d’après-guerre au Salon d’automne de 1919. Tous deux exposèrent des
tableaux dans le style ironique, pseudo-scientifique et mécanomorphique que
Picabia avait inauguré en 1915 : on y vit entre autres L’Enfant carburateur de Picabia, peinture fondée sur un schéma
de carburateur d’automobile, où sont accolées des expressions comme “méthode
crocodile”, “sphère de la migraine”, “détruire le futur” […]». Enfin, la guerre
terminée, «Dada éclata à Paris le 23
janvier 1920 et y fit déferler une vague de mystification agressive jusqu’à la
fin de 1921. Ce mouvement se proposait de tout détruire de fond en comble,
aussi ne doit-on pas s’attendre à le voir respecter une seule valeur, pas plus
l’amour que le reste. Georges Ribemont-Dessaignes, surnommé l’Ange Dada,
décrivait “les plaisirs du Dada” sans y mentionner le plaisir sexuel : “Dada
aime sonner aux portes, frotter les allumettes pour enflammer les cheveux et
les barbes. Il met de la moutarde dans les ciboires, de l’urine dans les
bénitiers, et de la margarine dans les tubes de couleur de peintres.” Dans les
séances publiques, les dadaïstes portèrent des coups bas à la morale bourgeoise;
ainsi au Festival Dada, salle Gaveau, le 26 mai 1920, le programme promettait
de “la musique sodomite”, et le clou du spectacle fut l’apparition du Sexe de
Dada, gigantesque phallus en carton blanc érigé sur des ballons». L’érotisme de Dada s’énonçait
sous une forme scatologique. L’urine dans les bénitiers, les pets musicaux, la
défécation, devenaient le sexe de Dada, semant le dégoût et la mort. La
modernité artistique et poétique répondait ainsi aux boues des tranchées et aux
gaz moutarde. «Un Festival Dada eut lieu
à la Salle Gaveau et pour la première fois apparaissent des noms qui devaient
jouer plus tard un rôle important - ceux d’André Breton, Paul Éluard, Soupault
et Aragon. Pendant cette même année encore, une Exposition Universelle Dada fut
organisée à Berlin (en juin); elle avait été précédée en avril par une
exposition à Cologne organisée par Arp, Baargeld et Ernst. Cette exposition fut
fermée par la police; dès le début, en Allemagne, Dada avait fait preuve d’un
penchant politique révolutionnaire et nihiliste; Dada était devenu un mouvement
de protestation sociale totale, bien plus qu’un simple mouvement artistique.
Dès le début, Dada, qui avait hérité de la propagande rhétorique de Marinetti,
s’était posé en militant, et ceci signifiait bien une volonté de se débarrasser
du poids mort de toutes les anciennes traditions, sociales aussi bien
qu’artistiques, et non une recherche positive visant à la création d’un nouveau
style en art. À l’arrière-plan de Dada, il y eut une agitation sociale très
vive, la fièvre de la guerre, la guerre elle-même, et enfin la Révolution
russe. Anarchistes plus que socialistes, dans certains cas proto-fascistes, les
dadaïstes adoptèrent le slogan de Bakounine : la destruction est aussi
création! Ils étaient descendus dans la rue avec l’intention de choquer la
bourgeoisie (qu’ils tenaient pour responsable de la guerre) et pour y arriver
ils étaient prêts à employer tous les moyens relevant de l’imagination macabre
- composer des tableaux avec des ordures (les Merzbilder de Schwitters), promouvoir à la dignité
d’objets artistiques des objets aussi scandaleux que des casiers à bouteilles
ou des urinoirs. Duchamp donna une moustache à Mona Lisa et Picabia peignit des
machines absurdes qui n’avaient d’autre fonction que de tourner en ridicule la
science et la notion d’efficacité…». Il est vrai que la
Mona Lisa portait déjà les moustaches de Dali et qu’en dessous était écrit la
fameuse provocation obscène L.H.O.O.Q.Tout passait dans le broyeur de Dada.
|
Marcel Duchamp. L.H.O.O.Q., 1919. |
Une fois à Paris, Dada ne
chôma pas. Dès ce premier soir, Dada s’en prit à la politique. Le texte
d’Aragon que nous avons cité y fut lu. «Le
23 janvier 1920 la revue Littérature,
publiée par Louis Aragon, Breton et Soupault, alliée aux peintres et poètes
dada, organisa une “matinée des arts” au palais des Fêtes. Au programme
figuraient entre autres une causerie d’André Salmon et des lectures de poésie
par Max Jacob, Paul Éluard, Aragon, Breton et Cocteau, ainsi qu’une exposition
d’œuvres récentes de Giorgio De Chirico, Gris et Jacques Lipchitz. Tout semble
s’être bien passé jusqu’à ce que Tzara, qui faisait à Paris ses débuts très
attendus, commence sa partie du programme, qui consistait en une “lecture”
(tirée du journal) du dernier discours de Léon Daudet à la Chambre des députés
(à laquelle le royaliste venait d’être élu). Ceux qui attendaient de Tzara
qu’il lût un poème, comme cela avait été annoncé, furent tout simplement déçus.
D’autres, notamment Gris et Salmon, furent en revanche irrités par l’irrespect
que trahissait le dadaïste pour l’événement artistique, mais aussi par cette
évidente dérision du nationalisme français (on en craignait aussi, sans aucun
doute, les répercussions). Le critique Florent Fels cria à Tzara : “À Zurich!
Au poteau!”». C’était s’en
prendre au nationalisme triomphant vainqueur de la guerre. Dada initiait leurs
hôtes français à l’improvisation, à l’acte gratuit et généralement violent, ce
qui ne parvint guère à soulever l’indignation tant ces «sérieuses manifestations en faveur du bon goût sont devenues de plus en
plus difficiles, même à Paris, au début du XXe siècle. On voit au lieu de cela
éclater un enthousiasme pervers pour des violences gratuites. Un poète dadaiste
s’amusait à échanger des coups avec les maîtres d’hôtel de restaurants,
justement parce que ces bagarres n’avaient aucun sens. L’assaillant ne
connaissait aucun de ces maîtres d’hôtel et n’avait aucun grief contre eux.
Mais, quand il s’agissait d’authentiques œuvres de l’esprit, le public restait
passif, et cette passivité signifiait une absence d’intérêt pour la beauté et
la pensée. S’il s’agitait, c’était à propos des tendances politiques qu’il
attribuait à une œuvre d’art. Il était devenu difficile pour les générations
montantes de distinguer l’art de la propagande». Plus politique ce
«procès» mené à l’égard de l’écrivain Maurice Barrès. Dans le cas de Barrès, il
apparaît plutôt aujourd’hui que le réquisitoire prenait les allures d’un pétard
mouillé : «Il est vrai que l’une des
activités essentielles de Dada à Paris était dirigée contre les milieux
conservateurs des arts et des lettres, notamment contre leurs membres qui
avaient de puissants liens politiques. Ce n’est pas un hasard si Maurice
Barrès, autrefois symboliste, l’un des célèbres convertis à la cause du
nationalisme (et à une forme très insidieuse de racisme), fut convoqué par les
dadaïstes parisiens le 13 mai 1921 à un “procès” pour “attentat à la sûreté de
l’esprit”. L’écrivain refusa bien entendu de se présenter devant cette parodie
de tribunal, mais cela n’empêche pas André Breton, Louis Aragon et Philippe
Soupault, entre autres, d’instruire son procès. Ses livres furent jugés “proprement
illisibles”, et sa célèbre déclaration - “Je choisis le nationalisme comme un
déterminisme quelconque” - fut trouvée “1. obscure, 2. absurde”. Sa carrière,
du début à la fin, n’était selon eux qu’un vaste compromis».
|
Le procès de Maurice Barrès |
Le procès Barrès avait une
autre raison d’avoir lieu, plus personnelle au mouvement surréaliste, car
Breton enclenchait une dérive de Dada :
«Dada, pense-t-il en effet, ne peut se borner
à crier, il lui faut agir. Agir en premier lieu d’une façon moins anarchique,
plus efficace; ne plus se borner à s’en prendre à l’art officiel, qui n’en
continuait pas moins à se bien porter, mais attaquer nommément ses chefs de
file, les dénoncer comme “traîtres” à la cause de l’esprit et de l’homme, les
juger avec tout l’appareil que la justice bourgeoise déploie à cette occasion.
Nul accusé ne pouvait être mieux choisi que Maurice Barrès. Cet écrivain pourvu
de dons littéraires certains, et d’un idéal moral qui, dans ses premiers
ouvrages, n’était pas pour déplaire aux futurs surréalistes, avait fini par
mettre son talent au service de la terre, des morts, de la patrie, toutes
valeurs repoussées avec indignation par le groupe Littérature. L’entreprise paraissait, aux yeux de Breton,
d’autant plus nécessaire que cet écrivain jouissait encore d’une audience et
qu’il risquait de détourner de la “bonne voie” des milliers d’activités
juvéniles qui ne demandaient qu’à s’employer. Du même coup s’instruisait le
procès du talent, littéraire ou autre
qui, pour les futurs surréalistes, faisait figure d’attrape-nigauds.
Ce qui, aux yeux des
spectateurs habituels des manifestations dada, pouvait paraître innocente
farce, prit une tout autre allure grâce à Breton, et fut-ce pure coïncidence si
Barrès abandonna la capitale à ce moment précis? Les dadas n’en demandaient pas
tant, et n’en voulaient nullement, est-il besoin de le dire, à sa vie. Un
mannequin de bois assis, au banc des accusés, constitua un substitut
avantageux. Les juges, les avocats, l’accusateur, étaient vêtus de barrettes,
blouses et tabliers blancs; le tribunal était coiffé de barrettes écarlates.
Benjamin Péret figurait le soldat inconnu allemand. Extrayons de l’acte
d’accusation formulé par Breton ces considérations qui ne valent pas seulement
pour Barrès :
“Dada estimant qu’il est
temps pour lui de mettre au service de son esprit négateur un pouvoir exécutif
et décidé avant tout à l’exercer contre ceux qui risquent d’empêcher sa
dictature, prend dès aujourd’hui des mesures pour abattre leur résistance,
considérant qu’un homme
donné étant, à une époque donnée, en mesure de résoudre certains problèmes, est
coupable si, soit par désir de tranquillité, soit par besoin d’action
extérieure, soit pas self-cleptomanie, soit par raison morale, il renonce à ce
qu’il peut y avoir d’unique en lui, s’il donne raison à ceux qui prétendent
que, sans l’expérience de la vie et la conscience des responsabilités, il ne
peut y avoir de proposition humaine, qu’il n’y a pas sans elle de véritable
possession de soi-même, et s’il trouble dans ce qu’elle peut avoir de puissance
révolutionnaire l’activité de ceux qui seraient tentés de puiser à son premier
enseignement,
accuse Maurice Barrès de
crime contre la sûreté de l’esprit”
Isolons aussi ces quelques
répliques entre Breton et Tzara qui, fidèle à son programme purement
destructeur, voulut se livrer à son activité habituelle, alors que Breton ne
l’entendait déjà plus de cette oreille :
“Le témoin, Tristan
Tzara : Vous conviendrez avec moi,
Monsieur le Président, que nous ne sommes tous qu’une bande de salauds, et que,
par conséquent, les petites différences : salauds plus grands ou salauds
plus petits, n’ont aucune importance.
Le
président, André Breton : Le témoin
tient-il à passer pour un parfait imbécile, ou cherche-t-il à se faire
interner?”
Le procès-verbal consigne : “La défense
prend acte que le témoin passe son temps à faire de l’humour”, péché évidemment
capital dans cette entreprise.
Cette passe d’armes rapide
entre le fondateur de Dada et celui du surréalisme ne fait qu’inaugurer le
combat que vont se livrer ces deux hommes, représentant deux états d’esprit
différents, deux “systèmes” qui vont devenir opposés, dont l’un avait
historiquement besoin de l’autre pour naître, mais qu’il avait non moins besoin
d’abandonner pour vivre. Procès de Barrès certes, mais aussi procès de Dada qui
s’ébauche».
La lune de miel allait
s’achever, comme il se doit, dans le fracas : «On en eut la preuve l’année suivante (1922) lorsque Breton, éprouvant
le besoin de faire le point sur cette agitation d’après l’armistice et voulant
dégager dans un sens constructif les tendances nouvelles de l’art “moderne”,
entreprit la convocation d’un “Congrès international pour la détermination des
directives et la défense de l’esprit moderne”. Dans un tel dessein, il
s’adressa à des gens qui n’étaient point tous de son bord. Des peintres :
Fernand Léger, A. Ozenfant, Delaunay, des musiciens comme Georges Auric, des
littérateurs comme Paulhan, Tzara, invité, ne pouvait que refuser poliment.
Pour lui, en effet, il s’agissait d’un stade déjà dépassé : “Dada n’est pas
moderne”, avait-il déjà dit, étant entendu que Dada niait aussi bien l’art
moderne que l’art traditionnel, que l’art tout court. Conçoit-on un “Congrès de
l’esprit moderne” où Dada ne serait pas présent? L’abstention de Tzara fit
échouer la tentative de Breton et rendit la rupture définitive. On en vint
finalement aux coups : Breton et Péret sont malmenés à une représentation
du Cœur à gaz de Tzara (juillet 1923)
où ils étaient venus manifester. Pierre de Massot s’en tira avec un bras cassé,
et Éluard, après être tombé dans les décors, avec une note d’huissier lui
réclamant 8.000 francs de dommages-intérêts». Rétrospectivement,
«il semble maintenant à Breton que lui et
ses amis ne se sont jamais vraiment reconnus en Dada : “Mes amis Philippe
Soupault et Paul Éluard ne me contrediront pas si j’affirme que Dada n’a jamais
été considéré par nous que comme l’image grossière d’un état d’esprit qu’il n’a
nullement contribué à créer”. Il s’agissait moins d’ailleurs du Dada zurichois
que d’un “mouvement de large convergence” où les revues de Picabia (…),
l’activité de Marcel Duchamp, les mouvements de Berlin et de Cologne
(Huelsenbeck, Ernst, Hans Arp) jouaient un rôle au moins égal». Pourtant, sans
Dada, le surréalisme n’aurait pas hérité d’une grande partie de ce qui devait
le caractériser comme mouvement artistique et littéraire de la modernité.
|
Man Ray. Photographie de la représentation de Coeur à gaz, pièce de Tristan Tzara chahuté par les Surréalistes. |
|
Raoul Hausmann. Le critique d'art, 1919-20. |
Comme nous l’avons
dit, le surréalisme procède de Dada. Mais il en procède en partie seulement. Il
y a une originalité française du surréalisme tout aussi évidente que son
héritage allemand. Donc, comme le précise Michel Winock, «le surréalisme n’a pas succédé au dadaïsme; sous celui-ci, celui-là
avait percé dès le début : “La vérité, écrit Breton, est que, dans Littérature aussi bien que dans les revues Dada
proprement dites, textes surréalistes et textes dada offriront une continuelle
alternance”». En art, encore plus
qu’en littérature, il est facile de constater que «deux tendances distinctes et contradictoires s’y sont toujours
manifestées : l’une plus spécialement dadaïste par ses origines et nihiliste
par ses buts, catégoriquement opposée à tous les concepts traditionnels de
“beaux-arts” et à toutes les catégories purement esthétiques; l’autre, malgré
toute son originalité, toujours gouvernée par des critères esthétiques. Plusieurs
artistes ne cessèrent d’évoluer entre ces deux tendances». À partir du moment
où le surréalisme se détacha de Dada, certains traits originaux français réapparurent :
«Leur espoir, par où se distinguent
nettement Dada et le surréalisme, est d’abord un espoir de connaître. Cet
espoir avait
|
Salvador Dali. L'énigme du désir, 1929. |
deux raisons majeures que le symbolisme ne pouvait qu’ignorer,
l’une du côté de la psychanalyse, l’autre du côté du marxisme. Pour la
psychanalyse, qui est une méthode d’investigation (avant d’être une
thérapeutique et une théorie de la personnalité), la libération du désir passe
par sa connaissance. Le marxisme est fondé, d’autre part, sur l’idée que la
libération du prolétariat passe par l’examen scientifique des conditions de son
aliénation. Les surréalistes affirment hautement que le désir est la grande
force unificatrice, le mobile des mobiles, le moteur de tout dépassement des
contradictions, la “clef universelle”. C’est le désir, ou, en d’autres termes,
ce qui, de notre énergie, est voué au “principe du plaisir”, qui nous rend
rebelles aux censures, aux tabous sexuels, intellectuels, moraux, et anime
l’anticonformisme parfois violent, mais sain, de ceux qui ne s’abaissent pas
devant Ubu, sa morgue, fût-elle royale, ni son “croc à phynance”. C’est le
désir qui nous porte à magnifier l’univers, à l’érotiser, à saisir en lui - non
séparable en ceci du monde intérieur - le merveilleux, comme à dénoncer les
formes de sujétion économiques et autres qui entravent l’exercice d’un droit
fondamental: le droit à la poésie».
L’origine antérieure à Dada
de l’influence d’Alfred Jarry et de
l’Avant-garde du début du siècle est évidente. Certains membres de
l’Avant-garde rejoindront le surréalisme ou seront quelques temps compagnons de
route, comme Picasso qui a «peint le
rideau de scène et les costumes de Parade, de Cocteau et Éric Satie. C’est à leur propos qu’Apollinaire créera
le mot surréalisme. On trouve
quelques œuvres de Picasso dans les expositions dada, mais il reste
complètement étranger aux manifestations du groupe». C’est Apollinaire,
encore, qui baptisa le groupe, «après
avoir assisté aux répétitions en compagnie de Diaghilev, Picasso, Satie et
Cocteau, il écrit un texte pour le programme de Parade qui, selon lui, décrit “une sorte de sur-réalisme où je vois le point
de départ d’une série de manifestations de cet Esprit Nouveau, qui, trouvant
aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite et se
promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs dans l’allégresse
universelle…”». Lorsqu’il
s’agissait de remonter plus loin dans le temps, Breton citait Raymond Lulle,
mystique et poète du XIIIe siècle qui passa pour alchimiste : «In his first version of the manifesto,
Breton mentioned a thirteenth-century scholar Raymond Lully, as an ancestor of
Surrealism. Lully
developed a system of combining divergent elements whose subsequent
practitionners include Jonathan Swift, Athanastasius Kircher, Leibniz, Novalis,
Mallarmé, and, as quoted by Breton. Pierre Reverdy and, finally, Max Ernst.
According to Lully, a mechanical system of combination can be used to prove and
unite all things, even those that are totally contredictory. Of course, this
kind of incongruous combination can bring about absurd entities that make a new
statement with, occasionally, electrifying effect. In other words, the results
of this incongruous combination - which had been used in collage quite a while
before the Surrealist manifesto appeared - may be irrational, but the
application of the method is perfectly rational. In this respect. Surrealism is
able to control its methods, but not its results». Mais la référence qui réussit à l’emporter sur tout le reste - et qui fut une découverte également, ce
sont Les chants de Maldoror du comte de Lautréamont, parfait poète surréaliste avant la lettre. Il faut s’imaginer,
en janvier 1917, André Breton et Louis Aragon, étudiants en médecine attachés à
l’hôpital du Val-de-Grâce, «lisent
ensemble à haute voix Les Chants de Maldoror dans l’atmosphère apocalyptique de leurs nuits de garde remplies par
le bruit des sirènes et les hurlements des malades». Avec l’arrivée de Max Ernst, la théorie ducassienne de l’image trouvera
son prolongement logique et son épanouissement dans la technique surréaliste
des collages. Max Ernst explique comment le beau peut effectivement naître de
la rencontre, sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un
parapluie : “Une réalité toute faite dont la naïve destination à l’air d’avoir
été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant en présence d’une
autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un
lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection),
échappera, par ce fait même à sa naïve destination et à son identité; elle
passera de son faux absolu, par le détour d’un relatif, à un absolu nouveau,
vrai et poétique”». Il est vrai que
l’ère est tout entière tournée vers ce type d’esprit tordu où la parabole du
parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection se retrouve même
chez «un des principaux conseillers
économiques de Roosevelt, Rexford G. Tugwell, [qui] jugeait cette habitude de prendre ses idées auprès des gens aux
tendances les plus différentes aussi raisonnable que d’employer “un morceau
d’une machine à ramasser le coton, un morceau d’un laminoir, peut-être un
morceau d’une machine à remplir les bouteilles, tout cela ensemble et avec
l’intention de produire des automobiles». Preuve qu’alors, l’esprit surréaliste était l’une des
choses les mieux partagées du monde. Ainsi, dès le XIXe siècle, au Nevada,
l’humour de Comstock qui publiait «des facéties du genre de “Pourquoi Napoléon
franchissant les Alpes ressemblait-il à un fromage blanc exposé dans la vitrine
d’un quincailler?”…». Les aberrations
sont courantes dans un monde où la logique est dépassée par la raison. Côté
théâtre, il n’y a pas jusque dans Strindberg, qui influença tant
l’expressionnisme allemand, qu’on retrouve des éléments rattachables au
surréalisme : «Il fut avoir été,
comme lui, tiraillé entre la peur du réel et la peur de l’imaginaire, entre le
demi-sommeil et le demi-éveil, pour écrire, en 1902 […], une note comme celle qu’il publia en
introduction au Songe : “Dans ce jeu de rêve, afin de poursuivre les
efforts tentés dans son précédent jeu de rêve, Le Chemin de Damas, l’auteur a cherché à imiter la forme
incohérente, mais en apparence logique, du rêve. N’importe quel événement peut
se produire, tout est possible et vraisemblable. Le temps et l’espace
n’existent absolument pas; sur un fond insignifiant de réalité, l’imagination
se déploie et dessine de nouveaux motifs; c’est un mélange de souvenirs,
d’expériences vécues, de libres inventions, de détails saugrenus et
d’improvisations”».
On pourrait sans doute
élargir le spectre des influences captées par le mouvement surréaliste, mais en
1919, il est clair que c’est Dada qui est l’influence prédominante, mais elle
échappe à Jacques Vaché (1895-1919). À 23 ans, ce jeune homme n’avait produit
que quelques dessins et une série de lettres et de textes épars, pourtant,
c’est à cet âge qu’il décida de mettre fin à ses jours. Influencé par la poésie
symboliste de Verlaine, à qui il dédia une revue au titre de En route mauvaise troupe et qui ne
connut qu’un seul numéro; revue qualifiée de subversive et pacifiste au moment
où la guerre menaçait d’éclater à tout instant, Vaché avait été exclu du Grand
Lycée qu’il fréquentait pour indépendance d’esprit, liberté de critique et
haine des bourgeois, des conventions et de l’armée. Mobilisé en août 1914,
blessé au combat un an plus tard, il peignit des cartes postales illustrant des
figures de mode auxquelles il ajoutait des légendes bizarres. En janvier 1916,
il fit la rencontre de André Breton et de Théodore Fraenkel; par Breton, il
découvrira Jarry. Vaché commit un premier geste d’éclat lorsque le 24 juin
1917, en pleine permission du front, il assistait à la première de la pièce de
Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de
Tirésias, sous-titré drame
surréaliste. Le spectacle tourna au fiasco quand, déguisé en officier anglais,
revolver au poing, il somma de faire cesser cette représentation qu’il trouvait
trop artistique à son goût, sous menace d’user de son arme contre le public.
Breton parvint à le calmer et à part Aragon, personne n’a témoigné de cette
esclandre qui passe pour douteuse. N’empêche. Vaché devint une idole pour
Breton à partir du 7 janvier 1919. Ce jour-là, le journal Le Télégramme des provinces de l’Ouest annonçait la découverte, la
veille – jour des Rois -, de corps dénudés de deux jeunes hommes, gisant sur un
lit dans une chambre de l’hôtel de France, place Graslin à Nantes. Ils auraient
succombé à l’absorption d’une trop forte dose d’opium. Un troisième homme, un
soldat américain nommé A. K. Woynow, aurait tenté de trouver du secours mais en
vain. Les deux victimes furent présentées comme de «jeunes écervelés» sans expérience de la drogue tout en étant «de braves soldats qui avaient fait leur
devoir devant l’ennemi et avaient été blessés». Pour préserver l’honneur
des familles, seuls les prénoms et l’initiale de leur nom étaient publiés. Un
autre journal, Le Populaire, de
Nantes précisait dans son édition du 9 janvier, que l’opium avait été fourni
par Vaché selon le témoignage de son propre père. Ce que ces journaux ne racontaient
pas, c’était la présence de deux autres personnes dans la chambre mortuaire.
André Caron et un dénommé Maillocheau. Ces derniers racontèrent qu’ils
s’étaient donnés rendez-vous avec les deux victimes pour la célébration, le 5
au soir, de leur prochaine démobilisation. Une fois dans la chambre d’hôtel,
Vaché sorti un pot de faïence contenant l’opium dont ils confectionnèrent des
boulettes qu’ils avalèrent. Maillocheau, que la drogue n’intéressait pas, s’en
alla. Caron, rendu malade, rentra chez lui. À l’aube du 6, Vaché et Bonnet –
l’autre victime – se déshabillèrent, plièrent soigneusement leurs vêtements,
s’installèrent sur le lit et reprirent quelques boulettes d’opium. Wyonow, le
témoin américain, en avait également repris un peu et s’endormit sur le divan.
Quand il se réveilla le soir, il trouva ses deux camarades toujours allongés et
immobiles, respirant à peine. Il courut chercher le médecin de l’hôtel… Breton
apprit la mort de son ami que le 13 janvier sans savoir précisément les causes
du décès. Le désarroi s’empara de lui et se mit à parler d’assassinat, citant
confusément Jaurès et Karl Liebknecht. La thèse du suicide ne tient que par une
lettre que Vaché fit parvenir à Breton et daté du 14 novembre 1918, trois jours
après la signature de l’armistice : «J’objecte
à être tué en temps de guerre. […] Je
mourrai quand je voudrai mourir… mais alors je mourrai avec quelqu’un. Mourir
seul c’est trop ennuyeux…, de préférence avec un de mes meilleurs amis».
Inconsolable, Breton monta la figure de Vaché en épingle : «Sans lui j’aurais peut-être été un
poète : il a déjoué en moi ce complot des forces obscures qui mène à se
croire quelque chose d’aussi absurde qu’une vocation». Vaché fut publié, à
côté d’André Gide, dans Littérature, l’organe
du petit groupe qui allait devenir les surréalistes après la rencontre avec
Dada.
|
S. Dali. Rêve causé par le vol d'une abeille autour d'une pomme-grenade une seconde avant l'éveil. 1944 |
Vaché devint une figure
tragique des surréalistes. Il fut plus une invention de Breton qu’il exerça une
influence véritable. L’influence provenait plutôt de Lautréamont, de Rimbaud et
de Jarry. C’est la lecture de Lautréamont qui entraîna la rupture du
surréalisme d’avec Dada, car contre la haine manifeste de l’art, Breton
retirait de Maldoror une «phrase-clé de
l’activité surréaliste : “On sait maintenant que la poésie doit mener
quelque part”. Il ne leur fallait en somme rien moins que la caution
Lautréamont pour “satisfaire (leur) volonté de puissance” dans le “travail
littéraire”. C’est dire, du même coup, à quelle altitude ils le plaçaient.
C’est reconnaître sur eux son influence déterminante et de tous les instants.
Auprès de la sienne, celles [des autres] restent mineures, épisodiques». Quoi qu’il en soit,
comme le rappelle Gaétan Picon, «il y eut
donc une date [1919], un jour, une
heure, un lieu, des lieux pour une découverte qui porte en elle le germe de ce que
deviendra le surréalisme. Découverte qui est celle de deux jeunes gens, l’un
français, l’autre allemand, l’un vivant à Paris, l’autre à Cologne. Ils vivent
dans un même contexte historique, celui de la guerre qui vient de s’achever, au
cours de laquelle ils auraient pu porter les armes l’un contre l’autre, et de
la paix précaire, malsaine, qui vient de s’établir». Cette rencontre se
fit peu après la mort tragique de Vaché et celle-ci devait devenir le
souvenir-écran de cette rencontre, une fois la rupture consommée entre Tzara et
Breton. «mais la rencontre de ce qui
deviendra leur demeure, et cette demeure elle-même, il semble qu’elles soient
sans rapport avec l’histoire, avec la culture, avec la société. En pleine
solitude, à l’approche du sommeil, dit
Breton; vision de demi-sommeil, dit
Ernst… Cheminant avec tous sur les routes du temps, c’est en tombant dans une
sorte de ravin où chacun se retrouve seul, hors du temps et du lieu, qu’ils
découvrent la première trace du filon, du métal précieux. L’expérience
constitutive du surréalisme est donc une expérience qui isole, soustrait à
toutes les conditions extérieures». La base même de la
poétique surréaliste réside en cette zone grise de l’Imaginaire, entre le rêve
et les associations entre les images qui en jaillissent et la réalité que l’on
retrouve à l’état de veille : «Ces
images, du demi-sommeil, cependant, si elles ne donnent pas immédiatement
naissance à une activité systématique, sont aussitôt perçues comme utilisables,
comme pouvant comporter une suite. C’est qu’elles appartiennent à un état hypnagogique où la conscience n’est pas tout à fait congédiée. Le surréalisme,
qui ne souhaitera rien tant que d’effacer la frontière entre rêve et réalité,
inconscient et conscient, se constitue comme un phénomène de frontière, la mise
en relation de l’inconscient qui fournit et de la conscience qui reçoit et
exploite». C’est ce qu’on
retrouvera chez Max Ernst comme chez De Chirico, chez Dali comme chez Magritte
et Tanguy. Il n’y a pas jusque dans les images photographiques que les peintres
surréalistes puisèrent leur inspiration pour traduire ces phases oniriques à la
limite du borderline : «La photographie du germano-américain John K.
Hillers, Arcade de Goblin, prise vers
1875 annonce déjà les formes molles de Dali. En particulier ceux inspirés par
les paysages de la presqu’île de Cadaquès (Le Grand Masturbateur)».
|
John K. Hillers. Goblin's Archway, 1875. |
|
Max Ernst. Rêve d'une jeune fille qui voulut rentrer au Carmel, 1929-1930. |
Définir le surréalisme
commence par laisser parler ses principaux animateurs. Comme Marinetti et ses
innombrables manifestes, le surréalisme se présente d’abord par un premier
manifeste. C’est en 1924 que le mot pondu par Apollinaire devient le titre du
mouvement piloté par Breton, Soupault, Aragon et Ernst. Littérature est devenu Surréalisme
qui publie le premier Manifeste du Surréalisme qui donne la définition suivante : «la transposition de la réalité dans un plan supérieur (artistique)
constitue le surréalisme». Le groupe a une permanence, le Bureau de recherches surréalistes, et publie à partir du 1er
décembre son organe, La Révolution
surréaliste qui se fait remarquer par des papillons aux textes troublants
ou incendiaires et surtout par un pamphlet extrêmement virulent contre Anatole
France qui vient de mourir. Il s’agit de renouveler ici le coup fait au
détriment de Barrès du temps où Dada et surréalistes allaient encore main dans
la main. Les traits essentiels du premier Manifeste
sont constitués par un «Procès
d’abord du réalisme “hostile à tout essor intellectuel et moral”, et dont
Breton a horreur, parce qu’il ne le voit fait que de “médiocrité, de haine et
de plate suffisance”. Procès, par suite, des productions qu’il engendre,
notamment du roman devenu forme
privilégiée de la littérature, et où chacun ajoute à longueur de pages, au
néant des descriptions minutieuses le néant des caractères. Nulle partie ne se
joue, ou son enjeu nous est indifférent, évitant de mettre en question l’homme
et sa destinée. Est-ce le sort de la littérature de nous offrir une récréation
à peine supérieure au jeu de piquet, et peut-on valablement s’intéresser à la
vie de fantoches plus ou moins bien réglés?». L’origine de la
charge contre Anatole France à travers le pamphlet Un Cadavre, réside dans ce rejet du roman réaliste dont il était
l’une des dernières figures. Alors que Barrès représentait la droite et le nationalisme,
France représentait de même le réalisme et le républicanisme : Anatole France n’est pas mort : il ne
mourra jamais, et c’était tenu pour gifler
un mort que ce refus d’inhumer dont
parlait Breton, tant Loti, Barrès et France devaient être tenus pour la triade :
l’idiot, le traître et le policier. Avec
Un Cadavre, publié en même temps que
le Manifeste du Surréalisme, on
obtenait une définition précise et le ton dont la Révolution surréaliste allait
se développer.
Le Manifeste du Surréalisme, qui est essentiellement de la main de
Breton, voulant ne pas être en reste devant les commentaires et les futurs
notes de dictionnaires, explicita avec le plus de précision possible ce qu’il
était :
«SURRÉALISME,
n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement
réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé
par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL., Philos. Le surréalisme repose sur la croyance
à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à
lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à
ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer
à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie…».
Pour la première
fois, l’Imaginaire semble être perçu par les surréalistes comme un «objet» et
non pas comme un exercice strictement subjectif. En ce sens, oui, le
surréalisme dépassait le réalisme qui se prétendait observateur, empirique et
expérimentateur. De Courbet à Braque et Picasso, une volonté tendait à définir
l’Imaginaire et démontrer qu’il était soumis à une puissance extérieure, d’où cette quête surréaliste de dépasser le
réalisme, quête dont la poésie semblait être la voie royale. Pour Max Ernst par
exemple, «le mythe du “pouvoir créateur
de l’artiste” est une superstition». Le rêve enseigne
qu’il peut faire ce qu’il veut de l’Imaginaire quand nous sommes en
demi-sommeil, alors pourquoi ne pourrions-nous pas nous abandonner également à
ce jeu? «La force poétique surréaliste
procure effectivement cet effet heureux, mais, dans son essence, la quête
surréaliste mène constamment une sourde lutte aux pesanteurs du réel, à son
aliénation. Le surréalisme est avant tout un combat : “insoumission totale,
nous ne craignons pas d’entrer en insurrection contre la logique”, fait
observer A. Breton; Jean-Paul Sartre parle à son égard de son projet “de
détruire l’objectivité”, et Salvador Dali ne peut être plus explicite lorsqu’il
exprime la volonté, en 1929, de “systématiser la confusion et de contribuer au
discrédit total du monde de la réalité”». Le réalisme
asservit l’Imaginaire, c’est l’aliénation
telle que définit par Feuerbach et dans L’idéologie
allemande de Marx et dont Freud expose les mécanismes en y découvrant cette
instance psychique sur laquelle jouent toutes les contraintes physiques et
morales : l’inconscient. Pièce par pièce, la vérité du monde semblait se
mettre en place : «Entre les mains
de Breton, le Surréalisme a toujours été un effort héroïque pour contenir et
définir les énergies souterraines libérées de l’inconscient par l’automatisme
et autres procédés “paranoïaques”. Mais on ne peut enfermer ces énergies dans
une définition logique, et tout conformisme a été dès le début exclu par
principe. L’accusation qu’on peut porter contre les surréalistes, et la raison
subtile de leur échec final à mener à bien leur “révolution”, est qu’ils “ont
voulu forcer l’inconscient, violer des secrets qui se révéleraient plus
volontiers à de plus ingénus. Pour avancer dans la voie du vrai mysticisme,
chrétien ou non chrétien, la puissance leur a fait défaut, je veux dire une foi
quelconque, une continuité d’intention, un dévouement à quelque chose de plus
intérieur que le moi”. Néanmoins comme l’admet le même critique perspicace, “Le
Surréalisme, au sens large, représente la plus récente tentative du romantisme
pour rompre avec les choses qui sont et pour leur en substituer d’autres, en
pleine activité, en pleine genèse, dont les contours mouvants s’inscrivent en
filigrane au fond de l’être… Cette tendance à suspecter le réel, il y a
longtemps que les poètes la cultivaient comme leur faculté la plus précieuse;
la voici désormais parvenue à l’absolu…».
La poésie, voie
royale qui permettrait à la quête surréaliste de parvenir à cette vérité du
monde que cherchait les symbolistes? La réalité dépassée et la volonté
nietzschéenne enfin devenue maîtresse de l’Imaginaire occidental? Gaétan Picon
nous rappelle que «dès 1933, Marcel Raymond écrit son De Baudelaire au Surréalisme, le premier livre à situer le
mouvement dans une juste perspective historique, à voir en lui l’aboutissement
de la révolution baudelairienne et le fait poétique majeur de l’actualité…». Raymond cherche, en
effet, à redessiner le parcours fait par la poésie une fois tenue sous le
regard des poètes surréalistes. Pour lui, «chaque
texte surréaliste présuppose un retour au chaos, au sein duquel s’ébauche une
vague surnature; des combinaisons chimiques “stupéfiantes” entre les mots les
plus disparates, de nouvelles possibilités de synthèse, se révèlent brusquement
dans un éclair». Cela explique
également la rupture d’avec Dada qui ne voyait pas plus loin que le jeu
sadique. S’il y a une finitude à l’acte d’écrire ou de peindre ou de sculpter,
cette finitude n’est pas apocalyptique. Le chaos, bien que finitude du monde,
est aussi un défi lancé au monde : «Écrire
apparaît donc comme la finalité, et une finalité qui comporte des critères de
valeurs! Il y a des images qui valent mieux que d’autres, des mots qui
surpassent : nous ne sommes plus ici dans l’équivalence du Rien. Et pourtant,
en un sens, les surréalistes apparaîtront comme moins soucieux des apparences,
plus indifférents à la forme…». Face à tous ses
prédécesseurs, le surréalisme apporte une dimension de conscience de
l’Imaginaire dont les mécanismes dépassent la simple reproduction, la seule
perception des sens ou la conceptualisation : «En somme, que l’on examine les textes surréalistes du point de vue de
la littérature ou de la psychologie, on est conduit à les regarder comme des
produits de la culture, et de la culture la plus avancée - tout autre chose que
le résultat du libre exercice d’une faculté d’invention verbale plus ou moins
généreusement départie à tous les hommes. Création aussi faiblement consciente
qu’on voudra […]. Il est extrêmement
douteux que les surréalistes aient réussi en général à donner une image
authentique de la pensée spontanée de nature, onirique, livrée à elle-même. Au
contraire, ils semblent n’avoir provoqué souvent que le déclenchement de
mécanismes assez superficiels, la propagation d’un courant de pensée littéraire
et presque toujours “dirigée”, malgré l’auteur». Car parler de
l’Imaginaire suppose que l’Image se substitue ici à la mimésis. «C’est le moment de préciser la nature de
l’image surréaliste : “C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux
termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment
sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue;
elle est, par conséquent fonction de la différence de potentiel entre les deux
conducteurs. Il va (l’esprit), porté par ces images qui le ravissent, qui lui
laissent à peine le temps de souffler sur le feu de ses doigts. C’est la plus
belle des nuits, la nuit des éclairs :
le jour, auprès d’elle, est la nuit. Pour moi (l’image) la plus forte est celle
qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas, celle
qu’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique…” (A. Breton)». À lire un tel
exposé, on ne peut que suivre Marcel Raymond lorsqu’il écrit : «Le surréalisme, au sens large, représente la
plus récente tentative du romantisme pour rompre avec les choses qui sont et pour leur en substituer d’autres, en
pleine activité, en pleine genèse, dont les contours mouvants s’inscrivent en
filigrane au fond de l’être. Il faut rappeler ici les premières phrases, si
belles, du Manifeste d’André Breton :
“Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle,
s’entend, qu’à la fin cette croyance se
perd. L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort,
fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage, et que
lui ont livrés sa nonchalance, ou son effort, son effort presque toujours, car
il a consenti à travailler, tout au moins il n’a pas répugné à jouer sa chance
(ce qu’il appelle sa chance!)…”». Ce romantisme se
perd comme se perd la croyance en la vie. Les images sont dégagées – libérées
(?) – de la logique dans laquelle elles étaient tissées serrées, mais où cela
pouvait-il mener puisque la surréalité a parti pris avec la mort?
Alors, nul autre moyen
que d’y passer les ciseaux : «Lieu
commun du dessin découpé dans un catalogue, si l’élément extérieur est
essentiel, c’est comme point de départ, non comme fin. Digue dressée contre les
mauvais courants du convenu, de la conscience superficielle et dissimulatrice,
des fabrications esthétiques, il a pour fonction de lever la censure: c’est
parce que nous nous heurtons brutalement à lui, que se crève la poche et
jaillit l’eau profonde. Le déjà vu, le déjà lu vacille, tremble, révèle le
jamais vu, le jamais lu. Mais l’opération ne réussirait pas si elle n’était que
montage d’éléments externes : il faut pour que l’externe soit vu dans sa
transparence, qu’il se situe sur champ de mirages. Les mots disjoints ne
parlent ainsi que portés par le murmure inépuisable, les plans fixes du collage
sont les épisodes d’un film dont la vie la plus secrète alimente la machinerie». Comme une seconde
naissance, l’Imaginaire accède à l’inédit. D’un ensemble d’images reproduites,
sensibles et/ou pensées, l’acte poétique surréaliste accouche du dépassement
qui a été l’objectif de tous les mouvements de modernité littéraires et
artistiques, mais le prix à payer est la déconstruction non plus seulement du
lieu figuratif, comme chez les mouvances précédentes, mais de l’ordre réel du monde
tel qu’il se présente à nous : «This
is something which all Surrealist pictures, objects,
|
A. Courmes. Ex-voto à saint Sébastien, 1935. |
and films have in common. They turn against the familiar, make it
questionable, and weaken it by setting up enigmatic situations. Surrealist art
does not affirm anything - it goes against the grain. It does nor contribute to
a state of order; it questions such a state with creative distrust. Dali has
said that his “whole ambition in the pictorial domain is to materialize the
images of concrete irrationality with the most imperialistic fury of
precision.” These pictures, together with other Surrealist activities, were
meant to “contribute to this total discrediting of the world of reality”». On peut également appeler cette opération un détournement de sens ou de fonction, comme le fait Gaétan Picon
faisant allusion à une publicité très répandue à l’époque : «…il y a aussi un détournement de fonction,
car c’est en perdant de vue leur fonction (de telle sorte que le Bébé Cadum ne se serve jamais de son savon) que phrases et images deviennent fascinantes. Et
la question est posée : “Un poème, s’il était écrit sur les murs, arrêterait-il la foule?” La modernité, ce serait le
langage collectif. Et c’est justement
cette notion de collectif, le dépassement de tout individualisme, qui jette un
pont (plus ou moins solide) entre le moderne et le machinal, l’automatique
dont, bien sûr, Aragon n’oublie pas l’importance. Je ne parle plus, je ne
m’applique plus à parler. C’est la rue, c’est la vie, c’est l’inconscient qui,
en nous tous comme en un seul, et tout autour de nous, dévident - mécaniquement
- leur discours». Le jeu dadaïste,
devenu jeu surréaliste, atteint un paroxysme qui débride l’esprit, ce qui a
pour effet merveilleux d’élever la conscience à sa suprême réalisation d’elle-même :
«Les surréalistes, dit Gervereau, brouillent délibérément les cartes. À un
temps férocement axé vers la clarté des messages, vers la monosémie, ils
offrent la complexité, la pluralité des interprétations. D’autres brisent les
statues dans le pourrissement physique ou ferment le rideau sur l’idéal
radieux, en accumulant les remugles pitoyables de l’ombre». Il y a là quelque
chose qui ne rencontre pas le romantisme dont le but est souvent de s’en tenir
au rêve et à sa désillusion par la réalité. Balzac et Hugo ne font pas partie
de l’hérédité surréaliste. Le jeu surréaliste est Jeu lugubre, comme l’illustra Salvador Dali et qui causa, comme
nous le verrons, un véritable traumatisme de conscience chez Breton et les
autres surréalistes.
Mais ceci étant dit,
«il n’en demeure pas moins que dans cet
appel à la liberté totale de l’esprit, dans cette affirmation que la vie, et la
poésie, sont “ailleurs”, et qu’il faut les conquérir, dangereusement, l’une et
l’autre, l’une par l’autre, puisqu’elles se rejoignent à la limite et se
confondent pour nier ce faux monde, pour attester que les jeux ne sont pas
faits encore, que tout peut être sauvé - là est l’essentiel du message
surréaliste». Il est surtout
l’image que l’on aimerait garder du surréalisme, celui d’une confiance aveugle
dans les possibilités infinies de la vie : «S’il me fallait tracer un portrait-robot du surréalisme, je dirais banalement que c’est d’abord un
homme qui ne désespère pas de la vie, un homme impatient de vivre, de vivre
davantage, jusqu’aux confins du possible, de vivre au besoin, de préférence,
l’impossible, sans quitter ou noyer pour autant l’idée qu’il se fait de la vie,
justement, et qui, particulière, singulière, n’en tend pas moins à l’universel.
En ce sens il apparaît comme un réalisateur, à l’occasion violent, de l’idée
non platonicienne mais plutôt hégélienne, qui surgit de l’histoire et
simultanément, dans tous les sens du terme, la comprend». Philippe Audoin
trace ce portrait-robot près de
quarante ans après l’essai de Marcel Raymond. Mais Raymond, qui écrit son essai
en 1933, n’a pas encore assisté à l’évolution du surréalisme alors que la
montée du nazisme bouleverse l’Europe et que les surréalistes assisteront,
participeront, toujours aussi impuissants, à cet effondrement spirituel et
moral de l’Occident engagé par le travail de sape de la bourgeoisie
impérialiste depuis la Grande Guerre de 1914. La couverture «romantique» que
Breton apporta au premier Manifeste du
surréalisme ne sera plus de mise après 1933. L’un de ses membres les plus
influents et dont la spiritualité était des plus élevées, Max Jacob
(1876-1944), poète et romancier, devait mourir en détention au camp de Drancy
avant même sa déportation à Auschwitz. Or, quoi de plus «romantique» que le
goût d’Adolf Hitler en art et en musique? Le surréalisme est un produit
explosif lorsqu’il est placé entre les mains de psychopathes. Des réflexions
nouvelles s’imposèrent donc dès 1934 : «Mais alors que le choix et la transformation des éléments obéissent,
chez Ernst ou chez Dali, à des pulsions irraisonnées et subjectives donc seule
la psychanalyse peut donner la clef, pour autant qu’elles échappent à
l’arbitraire de l’invention, ici, les éléments sont sélectionnés en fonction,
si l’on peut dire, de leur vertu didactique; ce sont les choix d’une réflexion,
le problème n’étant jamais perdu de vue. Problème qui n’est guère, comme
partout ailleurs, celui vécu, existentiel, de la résistance du monde à nos
désirs, du jeu de l’amour et de la mort, mais celui de la connaissance: exactement
celui de la relation entre la représentation et le monde (et non pas entre la
volonté et le monde). Ce n’est pas Magritte, c’est l’Homme, son concept, que
représente cette silhouette en chapeau melon. Le Mouvement perpétuel (1934) montre un personnage qui soulève un
haltère à la hauteur de sa tête. Mais sa tête est formée de l’une des sphères
de l’haltère. Le monde ne fait-il donc que prolonger ce qui se passe dans notre
tête? Ou le cerveau ne fait-il que prolonger le monde extérieur? Voyons-nous ce
que nous pensons, ou pensons-nous ce que nous voyons? Le “mouvement perpétuel”
consiste à aller ainsi du réalisme à l’idéalisme…». L’usage du rêve
romantique n’a plus rien de romanesque; il peut être cauchemar, comme chez
Sade, chez Poe, chez Lautréamont, chez Dostoïevski, et eux appartiennent à
l’hérédité surréaliste.
|
René Magritte. Le mouvement perpétuel, 1934. |
À peine lancé le Manifeste, organisé le Bureau de
recherches, le surréalisme s’annonçait révolutionnaire :
«An I de la Révolution? Oui. Mais il
s’agit d’une révolution laissant derrière elle sa période de révolte et
d’émeutes, et qui forge, cette année-là, son appareil». Le surréalisme
s’organisait selon un modèle politique, à l’exemple du futurisme de Marinetti,
à la seule différence qu’il avait déjà des œuvres derrière lui, des poèmes, des
peintures, des gestes fondateurs. Il ne part pas, en 1924, sur un simple
fantasme de révolution : «Le numéro
1 du 1er décembre 1924 de “La Révolution surréaliste” porte en couverture ce frontispice : “Il faut aboutir à une nouvelle
Déclaration des droits de l’homme.” Il faut en finir avec ce monde “soi-disant
cartésien” et en vérité insoutenable, mystifiant, l’humanité de l’homme étant
réduite à sa raison. Ce premier numéro offre un vaste recueil de textes
automatiques, de récits de rêves, de cas de suicide rapportés par les journaux,
sans commentaire. Entourée des photos de tous les surréalistes ainsi que
d’hommes clés : Freud, Chirico, Picasso…, il reproduit la photo de Germaine Berton qui avait accompli un assassinat politique sur la personne de Marius
Plateau, dirigeant des Camelots du Roi, et qui avait fasciné le groupe lors de
son procès». Le goût du fait
divers et en particulier des faits les plus inusités faisait partie de la
fantasmatique surréaliste. Ce goût n’était pas que morbide; il représentait le
rêve de révolution porté par la mystique du mouvement. Germaine Berton (dont le nom inverse deux des
lettres de Breton), les
sœurs Papin, Violette Nozière représentent sans doute la mante religieuse de la
littérature romantique noire du XIXe siècle, mais elles inversent surtout la
banalité des faits quotidiens. Au-delà des victimes, il y a une mentalité,
l’esprit bourgeois, qui est attaquée, trucidée : «C’est à partir de sa volonté accrue d’explicitation que le surréalisme
déclare la guerre à la médiocrité : il reconnaît en elle la cachette opportune
pour les pusillanimités antimodernes qui s’opposent au déploiement opérationnel
et à la mise au jour reconstructive. Parce que, dans cette guerre des
mentalités, la normalité apparaît comme un crime, l’art, en tant que média de
la lutte contre le crime, peut invoquer des ordres d’intervention inhabituels.
Lorsque Isaac Babel déclarait : “La banalité, c’est la contre-révolution”, il
énonçait aussi, indirectement, le principe de la “révolution”: l’utilisation de
la terreur comme violence contre la normalité fait éclater la latence
esthétique et sociale et fait monter à la surface les lois selon lesquelles on
construit les sociétés et les œuvres d’art. La terreur sert à l’accomplissement
du tournant antinaturaliste qui, partout, fait valoir la primauté de l’artistique». Germaine Berton
avait renouvelé le geste de madame Caillaux en assassinant un cadre de Camelots
du roi de l’Action française; les sœurs Papin, elles, avaient tué leurs
employeurs et Violette Nozière son père. Ces crimes réalisaient dans les faits,
le fantasme exprimé par Breton de prendre un revolver, descendre dans la rue et
tirer au hasard parmi les passants. Aussi les surréalistes considéraient-ils
ces faits divers non comme des chiens écrasés, mais comme des actes
révolutionnaires, voire surréalistes, dont ils ne trouvaient pas en eux la
force de réaliser : «Lorsque les
surréalistes ont lié, dans un certain sens, art et révolution, ils avaient un
grand projet. Leur vue de la révolution n’était pas inexacte. Ils avaient saisi
la nécessité d’une remise en question profonde de la société qui se constituait
alors, et pensaient l’attaquer dans ses modes d’expression. Mais il faut aussi
voir que leur compréhension du phénomène conduisait à la limite à la
non-création d’œuvres d’art et au silence». Plutôt qu’aux
«bavardages» politiques, à la partisannerie «vulgaire», les surréalistes célébraient
le geste individuel qui ramenait cette idée vague du romantisme rattaché
surtout à l’esprit frondeur et à la gratuité anarchiste mais sans suite.
|
H. Bosch. Jardin des délices (détail) circa 1490. |
Si les surréalistes
ne sortirent pas dans la rue pour tirer sur les badauds ou n’accomplirent pas
les gestes fatidiques de Berton, Nozière ou autres sœurs Papin, en quoi le
surréalisme pouvait-il se réclamer comme révolutionnaire? Etiemble répond que
l’entreprise surréaliste «se proposait
surtout, dans l’immédiat, de lutter sans merci contre les trois
“mystifications” (au sens marxiste) qui gouvernent les esprits de l’occident
bourgeois: la religion catholique, et ses deux corollaires : l’amour de la
patrie (le Rendez à César), les
tabous sexuels (cette lourde hérédité de la faute originelle)». Effectivement,
André Breton affirmait : «Transformer le monde, a dit Marx; changer la vie,
a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un», voilà ce qu’on doit
entendre par le concept de «Révolution surréaliste. Révolution d’abord dans l’expression. À l’origine la subversion
surréaliste porte sur le langage, considéré comme constitutif de l’humain. Le
langage entravé dont dispose l’homme conscient est celui du refoulement
freudien. Libérer le langage doit donc favoriser la libération du locuteur. De
ce point de vue Breton a pu parler d’“une vision d’émancipation totale de
l’homme, qui puiserait sa force dans le langage, mais serait tôt ou tard
réversible à vie”. Cette ambition s’exprime pleinement dès 1924 et Aragon,
avant même le Manifeste, définit
l’objectif : “Tout ce qui demeure encore d’espoir dans cet univers désespéré va
tourner vers notre dérisoire échoppe ses derniers regards délirants : Il
s’agit d’aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme” (Une vague de rêves)». Il est vrai qu’au
départ, le goût de la destruction était dans l’esprit et la rhétorique de tous
les surréalistes; leur mépris de la démocratie libérale était clair. Il
était donc impératif, en ces temps où le mot révolution était galvaudé sur
toutes les tribunes, même réactionnaires, de le préciser. Une nouvelle déclaration des droits de l’homme, c’était assez banal
comme formule de la part d’un mouvement qui avait le goût de la
provocation : «Le surréalisme ne se
présente pas comme l’exposition d’une doctrine. Certaines idées qui lui servent
actuellement de point d’appui ne permettent en rien de préjuger de son
développement ultérieur. Ce premier numéro de la Révolution surréaliste n’offre aucune révélation définitive. Les
résultats obtenus par l’écriture automatique, le récit de rêves, par exemple,
sont représentés, mais aucun résultat d’enquêtes, d’expériences ou de travaux
n’y eût encore consigné : il faut tout attendre de l’avenir». La chose,
cependant, va être rapidement rectifiée. «…le
sens de ce mot va se préciser à partir de l’éditorial que Breton écrit pour le
second numéro : La Dernière Grève. La
dernière grève est celle des travailleurs de l’esprit. Que rien ne s’imprime
pendant un an et les deux premiers numéros de La Révolution Surréaliste, “accueillante pourtant aux idées
subversives”, apparaîtraient comme “une douce et triste chose”, c’est-à-dire
comme un compromis avec le système. Breton affirme sa solidarité avec les
ouvriers en grève. Mais, alors que les ouvriers, menés par des politiciens
complices de l’ordre bourgeois se battent pour des revendications dérisoirement
limitées et, au fond, pour une meilleure rétribution du travail dont la valeur
n’est pas contestée, il faut se battre pour une révolution radicale,
désacralisant, entre autres, la notion de travail». La Révolution
surréaliste se présentait donc comme une révolution
culturelle qui valait toutes les grèves ouvrières menées par des
politiciens – des syndicalistes – qui n’attendaient qu’à profiter de la
situation pour leur capital personnel et de classe.
Dans ce même numéro
2, les surréalistes faisaient l’apologie de la Terreur : «Sous le même signe d’une révolution absolue,
perpétuelle, se place, dans le même numéro le texte d’Aragon : Libre à
Vous! Le mythe attaqué n’est plus celui
du travail, c’est celui de la liberté. Pas de liberté pour les ennemis de la
liberté, la liberté de l’homme doit supprimer, si nécessaire, celle de
l’individu: l’idée de la Terreur est célébrée (“Il y a tout à gagner de la plus
grande perte. L’esprit vit du désastre et de la mort.”) L’outrance, qui fait
qu’Aragon exalte la “faculté majeure”, celle de tuer, contre la faculté
mineure, la sociabilité, peut paraître plus proche de Dada que d’un communisme
futur. Et il est bien éloigné des positions qui deviendront les siennes,
puisque ce même numéro 2 fait écho à la polémique qui l’oppose aux marxistes de
Clarté : son assimilation du “tapin
Maurras” à “Moscou la gâteuse” - à propos de la mort d’Anatole France - a été
jugée par Jean Bernier comme “une étourderie plus comique qu’odieuse”, à quoi
Aragon répond que “les problèmes posés par l’existence humaine ne relèvent pas
de la misérable petite activité révolutionnaire qui s’est produite à notre
Orient au cours de ces dernières années”. Ce n’est donc pas sans raison que
Bernier le traite d’idéaliste et Fourrier d’anarchiste pur. Il reste cependant
qu’Aragon a mis en question la liberté formelle, comme un marxiste, et non
comme Breton, en anarchiste, le travail». Les surréalistes
avaient beau prendre leur distance envers les partisanneries et appeler à la révolution culturelle, mais la nécessité
du politique à cette période précise de l’histoire, aux lendemains de la Grande
Guerre et de la Révolution russe, ne pouvait empêcher l’intrusion d’une manière
ou d’une autre la question du communisme, et plus tard celle du fascisme :
«…avec la conscience d’une part que,
lancés à la conquête de l’avenir, les fascismes répondent aux vœux d’une
jeunesse dynamique à laquelle la France n’a à opposer qu’“une gérontocratie
bavarde”, de “petites niaiseries parlementaires”, un “attirail de faux cols
durs, de rosettes, de gros ventres et de chapeaux melon, mais en déniant
d’autre part à celui-ci la prétention d’être une “révolution spiritualiste” et
en lui reprochant d’avoir créé une “statolâtrie”, qui n’est qu’une
transposition politique du matérialisme». A priori, rien ne distinguaient la
plupart des surréalistes de cette jeunesse anti-conformiste d’après-guerre des
années 20-30.
|
Artaud, en Marat assassiné dans le film d'Abel Gance, Napoléon, 1927 |
Voilà pourquoi les
paroles d’Aragon étaient graves de conséquences. André Breton, toujours dans sa
vision de révolution culturelle,
affirmait : «“Nous avons accolé le
mot de surréalisme au mot de révolution uniquement pour montrer le caractère
désintéressé, détaché, et même tout à fait désespéré de cette révolution. (…)
Nous ne prétendons rien changer aux mœurs des hommes [ne rien changer aux mœurs
des hommes est l’un des points essentiels qui amoindrit la Révolution surréaliste
par rapport à Dada], mais nous pensons
bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles assises
mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leur tremblantes maisons…” De même,
deux documents intérieurs d’avril 1925 (non contresignés de Breton) portent la
marque d’Artaud : à la recherche d’une commune mesure, les signataires trouvent
un certain état de “fureur” - et ajoutent : “La réalité immédiate de la
révolution surréaliste n’est pas tellement de changer quoi que ce soit à
l’ordre physique et apparent des choses que de créer un mouvement dans les
esprits… Elle vise à créer avant tout un mysticisme d’un nouveau genre”». Breton n’est pas
hostile au communisme auquel se rallie Aragon en tant que militant : «La phrase célèbre du Manifeste
Communiste où Marx affirme qu’il est
temps d’essayer de transformer un monde que l’on a trop longtemps, et
vainement, essayé d’expliquer, Breton et ses amis l’approuvent, mais ils
n’entendent pas que la volonté de transformer ce monde porte préjudice à celle
de le connaître. Ils font effort pour se maintenir sur la crête qui sépare ces
deux activités, et l’on peut croire qu’ils espèrent encore par là travailler à
augmenter les pouvoirs et les chances de cet Esprit pour l’avènement duquel
quelques-uns d’entre eux, aux environs de 1925, voulaient tout sacrifier. Au
reste, un tableau du surréalisme exigerait qu’il fût tenu compte des hérésies
et des hérétiques; dans le camp de la Révolution, poétique ou autre, les
non-conformistes ne sont pas toujours les moins intéressants». Comme les
symbolistes de jadis, les surréalistes refusaient l’étroite vision du
matérialisme qui dénie l’existence de toutes manifestations spirituelles.
Ignorer le mystère n’équivaut pas à le nier. Breton hésitait de peur d’être
dépassé sur son aile politique par une adhésion complète au Parti communiste.
Mais du côté spirituel, le poète et comédien Antonin Artaud (1896-1948) manifestait
un radicalisme encore plus violent que celui d’Aragon dans les pages
intitulées : «La Liquidation de l’opium,
qui proclament le droit définitif de celui qui souffre à une liberté absolue
affirment une position antisociale à laquelle aucune politique ne peut
correspondre. […] La révolte dont
Artaud prend le parti n’est pas celle de Breton ou d’Aragon, révolte offensive,
assurée d’avoir la force de rompre les liens, c’est une révolte défensive,
celle d’une souffrance qui ne demande rien d’autre que de pouvoir s’oublier. Et
ce qui parle ici n’est pas un élan vers un monde autre, tel que le jeu de
l’imagination peut le projeter, mais une expérience immédiate de l’esprit». Artaud pousse la révolution culturelle jusqu’à s’en
prendre au rationalisme même, cœur du matérialisme des marxistes : «Mais si les valeurs réactionnaires de la
hiérarchie et de l’élitisme culturel étaient considérées comme raisonnables, la
raison elle-même était désormais rejetée : “Nous sommes du dedans de l’esprit,
de l’intérieur de la tête. Idées, logique, ordre, Vérité (avec un grand V),
Raison, nous donnons tous au néant de la mort. Gare à vos logiques, Messieurs,
gare à vos logiques, vous ne savez pas jusqu’où notre haine de la logique peut
nous mener…». La folie attendait
Artaud au détour de la vie, mais son avertissement continua de ronger les
esprits. Les années 20 étaient trop folles
pour saisir la prémonition du danger auquel une logique primaire pouvait
conduire : «L’évolution de la
formule qui conduit de “la révolution surréaliste” au “surréalisme au service
de la révolution” donne l’apparence, en effet, qu’ayant dépassé une période que
l’on pourrait qualifier d’“utopique”, de 1924 à 1927, le mouvement surréaliste
accorde la priorité aux changements de la réalité politique et sociale».
Cette dernière
position est jugée suffisante pour créer une nouvelle revue, Le surréalisme au service de la révolution,
qui marquait le triomphe (temporaire et illusoire) de la position d’Aragon,
Breton se gardant un espace de retraite si jamais la Révolution déviait comme
elle l’avait si souvent fait par le passé : «La Révolution était surréaliste : le surréalisme va servir la
Révolution : le rapport est inversé. Et le premier numéro de la revue (juillet
1930) publie un télégramme adressé au Bureau International de littérature
révolutionnaire à Moscou : en cas d’agression impérialiste contre l’U.R.S.S.,
les surréalistes se conformeront aux ordres de la IIIe Internationale. Mais les
surréalistes sont bien décidés à lutter sur deux fronts : avec les
révolutionnaires communistes contre l’impérialisme capitaliste, avec leurs
propres forces - s’il le faut - contre les révolutionnaires. Au service de la
Révolution, le surréalisme tient à rester au service de lui-même. La
déclaration qui annonce la naissance de la revue parle de la “fatalité
révolutionnaire” au profit de laquelle il convient de détourner les “forces
intellectuelles aujourd’hui vivantes”, mais elle annonce aussi que les
cosignataires sont bien “décidés à user, voire à abuser en toute occasion de
l’autorité que donne la pratique consciente et systématique de l’expression
écrite ou autre…”». Pour le moment, ils
étaient des compagnons de route, sans
plus, mais la politique étrangère de l’Union soviétique en avait besoin pour
amadouer artistes et intellectuels occidentaux, leaders d’opinion et voix
d’autorité parmi la population. De plus, cette inversion de la Révolution
surréaliste en surréalisme au service de la révolution évita sans doute au
mouvement le sort du réalisme socialiste, et le moment où les surréalistes côtoyèrent
les membres du Parti communiste français leur suffit à mesurer le danger que
comportait ce genre de fréquentation. Était-ce la fin de la Révolution
surréaliste? Non, Breton l’ancra dans sa lutte contre la morale bourgeoise,
l’esprit de la banalité urbaine, l’étiolement du goût de la vie; la Révolution
surréaliste s’en prit, par des actes profanateurs, à la destruction de la
culture établie : «Le surréalisme
posa des cartouches de dynamite sous ces conventions, et les fit sauter. À
travers les ruines des palais de rhétorique et de sentimentalisme ainsi
volatilisés, poussèrent de nouvelles frondaisons. Une jungle d’herbes sauvages,
dont les racines puisaient leur force dans l’inconscient et dont les formes
bizarres déconcertaient la botanique établie, féconda les champs de platras
détruits où s’étaient élevées les constructions de plus en plus lourdes d’une
civilisation qui à force d’humanisme rationnel, avait sombré dans la routine.
La pensée, la sensibilité et l’imagination s’étaient forgé des lois qui avaient
fini par les étouffer. Les surréalistes en firent table rase pour retrouver la
sincérité. […] si les explosions des
dynamiteurs, si elles faisaient peu de bruit, faisaient beaucoup de besogne, et
des pavillons entiers s’écroulaient : le pavillon Anatole France, le pavillon
Maurice Barrès, le pavillon Paul Bourget». Sans doute était-ce
le plus loin qu’un parti de petits-bourgeois pouvaient aller sans s’enliser
dans une mouvance politique embrigadante, de droite comme de gauche. Il fallait
donc multiplier les actions d’éclats poétiques, les expositions d’œuvres d’art,
les manifestes dénonçant les impasses du monde moderne : «Donc, en 1938, à Paris, galerie des
Beaux-Arts, eut lieu ce qu’on pourrait appeler la première exposition-création
du surréalisme. On y était reçu par le Taxi pluvieux de Dali, dont une copieuse averse arrosait la blonde cliente (fausse),
carrée parmi les légumes et les escargots (vrais). On prenait ensuite la rue surréaliste, garnie d’une vingtaine de
charmantes personnes en cire, vêtues (ou non) de façon délirante par Dali
(Petites cuillères), Dominguez (un siphon), Duchamp (un veston), Ernst (veuve
court-vêtue), M. Henry (coton hydrophile), Masson (tête dans une cage et
baillon avec une pensée sur la bouche), Man Ray (pleureuse aux larmes de
cristal), Arp, Espinoza, Matta, Miró, Sonia Mossé, Paalen, Seligmann, - le
poisson rouge frétillant que Léon Malet avait logé dans le ventre de la sienne
fut jugé trop suggestif… La grande salle, où l’on parvenait ensuite, était due
à Duchamp : par terre, des feuilles mortes autour d’une mare broussailleuse, au
plafond 1,200 sacs de charbon. Au centre, un brassero rougeoyant et, dans les
quatre coins, des lits profonds. Parmi les objets installés, la rotative
demi-sphère de Duchamp, le fameux ultra-meuble de Seligmann et le couvert en fourrure de Meret Oppenheim. Et partout des mains, notamment sur le disque silencieux du
Gramo-
phone de Dominguez, dont le pavillon engouffrait des jambes de femme (Jamais)». Tout cela ne
changeait sans doute pas grand chose aux malaises du monde, mais pouvoir
exprimer l’état délétère où en était rendu l’esprit bourgeois de
l’Entre-deux-Guerres, il n’y avait guère mieux. Il faudra attendre le théâtre
de l’absurde des années 1950 pour retrouver une telle transparence artistique
de l’esprit mourant de la civilisation occidentale. Il y aura alors une toute
nouvelle génération de poètes surréalistes, dont un «autre grand survenant :
Jean-Pierre Duprey, un poète dont la place est encore loin d’être faite,
presque un nouvel Artaud en ce sens que son double, corporel ou incorporel, s’acharnait à le supplicier - et que sa
poésie relate la lutte dramatique qu’il eut à soutenir pour s’appartenir, pour
être un peu lui-même, pour déjouer les pièges du perpétuel dédoublement et
trouver l’aubaine d’être assis tout entier devant une table pour écrire, ou pour déjeuner». Mais Duprey
(1930-1959), double d’Artaud, ce
n’est déjà plus le poète mais le sculpteur qui commet l’odieux affront d’aller
uriner sur la tombe du Soldat inconnu afin de protester contre la Guerre
d’Algérie. Il est arrêté et passé à tabac par la police, emprisonné puis
relégué à l’hôpital Sainte-Anne. On le retrouvera pendu à la poutre maîtresse
de son atelier le 2 octobre 1959. La Révolution surréaliste, révolution
sado-masochiste dont l’agressivité portait volontairement sur les symboles de
la société établie, l’esprit bourgeois et le mépris affiché de l’avidité
impérialiste aux risques que, parfois, le coup dévie et en vienne tuer le
porteur : Crevel, Dominguez, Duprey – de vrais suicidés ceux-là -
succombaient à leur tour, pressés par le poids écrasant de la réalité.
|
Óscar
Domínguez. Jamais, 1938
|
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Wolfgang ¨Paahlen. Orage magnétique |
N’empêche. On ne
peut pas demander à un mouvement artistique et/ou littéraire de changer à lui
seul la société, et à plus forte raison la civilisation. Le surréalisme est un
produit de cette civilisation en désagrégation et comme les autres mouvances,
le surréalisme a ressenti cet entraînement fatal vers la destruction, voire
tout simplement l’auto-destruction dont les séances provocatrices demeuraient
des effets-miroirs de cet entraînement fatal. Les premiers maîtres de Dada l’avait
ressenti déjà dans l’Avant-garde, chez Jarry, chez Satie : «Comme provocateur, en tout cas, Picabia
n’avait à recevoir de leçons de personne. Son goût pour le mauvais goût était
sans égal. Sa résignation à l’absurde totale, et ses solutions péremptoires :
“tricher pour perdre”, “sacrifier sa réputation” et vivre comme on l’aime “la
vie sans lendemain, la vie d’aujourd’hui, tout pour aujourd’hui, rien pour
hier, rien pour demain”. […] À cette
doctrine, le peintre avait accolé le beau
|
André Masson. Dessein automatique |
nom d’“instantanéisme”». Dada, c’était cela
aussi. Cet instantanéisme devint
l’automatisme dans la recherche surréaliste. L’automatisme partait de cette
idée simple : ne laisser aucune entrave censurer le processus créatif. Il
s’agit de mettre à mort non l’art, mais l’idée consacrée de l’artiste, idée
tout à fait romantique disons-le, du génie tourmenté dominé par son
talent : «En considérant l’artiste
comme un intermédiaire, qui participe en témoin, en spectateur, au processus de
création, l’idée qu’il serait, en tant que créateur, l’égal de Dieu, n’a plus
lieu d’être. Il ne participe qu’indirectement à la création de l’œuvre et ne
peut pas non plus par conséquent, être tenu pour “responsable” de la forme et
du contenu. “Finie, évidemment, l’ancienne conception du ‘talent’, finie aussi
la glorification de l’artiste érigé en héros et la légende - bienvenue pour
ceux qui sont toujours à l’affût d’un objet d’admiration - de la ‘fécondité’ de
l’artiste qui pond trois œufs aujourd’hui, un seul demain et dimanche aucun’,
comme le disait Max Ernst lui-même, en se moquant d’une tradition séculaire». Cette désacralisation
de l’artiste s’accompagnait assez bien du programme surréaliste qui,
contrairement à Dada, épargnait l’art, sauvait l’art en détruisant le mythe de
l’artiste promu à l’égal de Dieu : «Effectivement,
cette expression de “création artistique”, utilisée dans un sens religieux,
comme s’il s’agissait d’une mission que l’artiste aurait à remplir, et comme
si, tel un prêtre, il était chargé de cette mission par un dieu et que ce dieu
serait DIEU ou l’artiste lui-même, et que cette mission le haussait au-dessus
de l’humanité ordinaire - non, je ne veux absolument pas entendre parler de
cela», disait Max Ernst. La production
artistique, désormais, devrait provenir d’«expériences
communes d’automatisme dans la peinture ou la littérature dépla[ça]nt les accents, l’important n’étant plus de se
représenter soi-même ou d’autres artistes, mais de montrer que l’on est dirigé
par des forces qui nient le créateur en l’artiste. [Elles témoignent du] changement dans la conception que l’artiste
a de lui-même, pour en venir au “rôle purement passif de l’‘auteur’ dans le
mécanisme de l’inspiration poétique”».
|
Cadavre exquis : André Breton, Goemans Camille, Jacques Prévert, Yves Tanguy. |
L’automatisme
concerna d’abord la poésie. Celle-ci apparue comme un phénomène médiumnique
entre un esprit surréel et le médium qui reçoit son inspiration. Nul besoin ici
de croire aux fantômes ni à Dieu, seul le rêve démontre le potentiel que la
main tire de l’esprit au moment du geste créateur : «Breton mentionne surtout la nécessité d’égaler la vitesse de la main à
celle de la pensée, afin d’éviter toute interruption. […] [Breton demande à
Soupault] de participer à la tentative
[…]. L’ouvrage, qui devait d’abord s’intituler Les Précipités, divisé en
huit chapitres, chacun correspondant à un thème (par exemple : le désespoir)
sera écrit en huit jours - les deux amis travaillant côte à côte, tantôt dans
la chambre que Breton occupe à l’Hôtel des Grands Hommes, tantôt dans le bureau
où Soupault vient gagner sa vie. Distinguant cinq degrés de rapidité d’écriture
(de V à V’’’’’), Breton dira qu’il s’agissait de “varier d’un
de ces chapitres à l’autre la vitesse de la plume de manière à obtenir des étincelles différentes”». Outre ce type
d’expériences d’écriture automatique, le cadavre exquis est celui qui se rapproche le plus du jeu d’équipe :
|
Man Ray, Joan Miro, Max Morise, Yves Tanguy. |
«“Le cadavre exquis boira le vin nouveau”, a
donné son nom macabre à ces êtres de langage, hybrides mais viables, et dont
bon nombre ont la même force convaincante que les proverbes de tous les mondes
et de tous les temps. Éluard se souviendra de ces cérémonies à la fois ludiques
et rituelles où l’arbitraire introduisait à profusion la merveille. “Nous nous
sommes souvent et volontiers mis à plusieurs pour assembler des mots ou pour
dessiner par fragments un personnage. Que de soirs passés à créer avec amour
tout un peuple de cadavres exquis.
C’était à qui trouverait plus de charme, plus d’unité, plus d’audace à cette
poésie déterminée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la
misère, de l’ennui, de l’habitude. Nous jouions avec les images et il n’y avait
pas de perdants. Chacun voulait que son voisin gagnât et toujours davantage
pour tout donner à son voisin. La merveille n’avait plus faim. Son visage
défiguré par la passion nous paraissait infiniment plus beau que tout ce
qu’elle peut nous dire quand nous sommes seuls - car alors nous ne savons pas y
répondre…”». Bien sûr, le
cadavre dont il était question ici n’était pas celui d’Anatole France et qu’il
soit surpris à prendre du vin nouveau, comment s’étonner dans un milieu de
poètes! Le goût actuel pour les équipes d’improvisation est issu du cadavre
exquis. Il est superflu de se demander si cela est bien de la poésie ou un
simple jeu d’équipes pour se distraire les soirées de pluie. Breton et Éluard
prenaient la chose très sérieusement – comme tout ce qui était surréaliste -, car
«il semble que par automatisme, les
surréalistes entendent l’autonomie, la liberté totale des facultés
créatrices, le pouvoir de penser et de percevoir en dehors des contrôles acquis
par l’éducation et la vie sociale, et que l’automatisme, fonctionnement de l’esprit libéré de toute règle, s’oppose au mécanisme qui est obéissance à des habitudes
acquises. L’écriture automatique pratiquée par les premiers surréalistes
consiste à écrire sans se laisser guider par aucune intention, aucune logique,
aucune vérité apprise, à associer les mots suivant le plus grand hasard et non
pas délibérément ou élégamment. Ainsi parleront à travers celui qui cesse de
contrôler sa plume, non point les habitudes littéraires, les conventions de
langage et de pensée, mais les réalités que la routine ne laisse parvenir à
nous qu’informées et déformées. L’homme qui laisse aller son crayon sur le
papier sans penser à ce qu’il fait, dessine la réalité telle qu’il la perçoit
ou l’imagine spontanément, sans la retoucher par l’artifice, par souci de
convenance ou de réalisme».
|
Yves Tanguy. Fantômes, 1928. |
Les peintres ne se
sont pas abandonnés à ce jeu du cadavre exquis, mais ils entérinaient le
principe d’autonomie suggéré par Breton : «The idea of automatism and the idea of dream-painting - which Breton
proclaimed as late as 1938, in his Dictionnaire abrégé du Surréalisme, when he called for the “realistic
reproduction of dream images” - typify two distinctly different branches of
Surrealism. About
1925, one branch consisted of those artists who worked with semiautomatic
methods, influenced by literary procedures. The early Tanguy, Masson, and Miró
belong in this group. On the other side we find, toward the end of the twenties,
the Verissts of the improbable : Tanguy, Magritte, and Dali, whose influences
had been De Chirico and the early Max Ernst». Le rêve diurne relaie ici le rêve nocturne. Les compositions sont encore
moins improvisées que dans les exercices poétiques. Il faudra attendre les
pratiques du all-over ainsi que du dripping des américains Willem de
Kooning et Jackson Pollock pour pouvoir être comparable. En attendant, les
techniques proprement surréalistes en peinture demeurent :
L’art-retouche, consistant à reproduire une
œuvre existant déjà, de préférence célèbre, et à la retoucher en lui ajoutant
un détail plus ou moins frappant (incongru, telle la moustache à la Joconde de
Duchamp dans LHOOQ);
L’aérographie, peinture à partir d’un
appareil à pistolet qui fonctionne avec une pompe à air comprimé (Man Ray);
Les tirés, qui recourt également à un
pistolet sous pression utilisé sur du verre: ex. La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp;
Le tableau à effacer, l’art fugitif,
instantané;
Le tableau collectif, équivalent en
peinture du «cadavre exquis» en poésie;
Le collage, mis de l’avant par Max
Ernst;
Le frottage, utilisé également par
Ernst, utilisant tout ce qui lui tombe sous la main (croûton de pain rassis,
chapeau de paille, morceau de cuir, etc.);
Le tableau de sable et autres matériaux tels
que des coquillages, œuvres de André Masson;
Le tableau-objet où le collage est
interpénétration d’images;
Les papiers déchirés de Arp;
La décalcomanie de Dominguez;
Le fumage de Wolfgang Paalen,
consistant à promener la flamme d’une bougie sur la surface d’une toile, et à
interpréter les traces ainsi laissées;
Le grattage, tel ceux d’Esteban Francès
qui, après avoir distribué sans aucun ordre les couleurs sur une plaque de
bois, soumet la préparation obtenue à un grattage non moins arbitraire à la
lame de rasoir (Breton);
La peinture d’éclaboussure de Duchamp et Ernst,
qui annonce le dripping de Pollock;
Le décollage consistant «à arracher par
places une affiche de manière à faire apparaître fragmentairement celle (ou
celles) qu’elle recouvre et spéculer sur la vertu dépaysante ou égarante de
l’ensemble obtenu» (Léo Malet);
La peinture à la cire;
La cubomanie, variété de collage
inventée par le poète Ghérasim Luca (1945) qui, «en découpant des illustrations
en petits carrés, qu’il rassemblait ensuite comme des puzzles arbitraires, créa
des images énigmatiques;
Le tableau d’empreintes où l’on utilise une
empreinte, comme élément principal ou comme surimpression.
Et l’inventaire n’est pas
épuisé!
|
Max Ernst. L'œil du silence, 1943. |
|
Max Ernst. Célèbes, 1921. |
Le premier peintre en qui
les surréalistes se reconnurent fut l’Italien Georgio De Chirico (1888-1978),
le maître de la pittura metafisica opposée
au futurisme de Marinetti et de Boccioni. Ce qu’apporte de Chirico à la
peinture et à la sculpture surréaliste, c’est une atmosphère. Atmosphère
méditerranéenne, italienne par sa perspective réaliste, mais atmosphère d’où la
vie semble complètement siphonnée. Des façades plein soleil, des sculptures
gigantesques par l’ombre qu’elles projettent, un train qui passe, une enfant
jouant au cerceau, mais tout cela «dé-réalisé», hors du réel ou sur-réel?. Cet
univers de Chirico sera repris par Dalí. Mais, de tous, Max Ernst (1981-1976)
reste «le plus remarquable des peintres
surréalistes dans le domaine de l’imagination technique, ce qu’on appelle plus
vulgairement la “cuisine” picturale. Qu’il invente des procédés ou qu’il
exploite et développe les inventions des autres, il sait toujours porter les
recettes au niveau de leur plus grande efficacité plastique». Moins exhibitionniste
que Dalí ou humoriste que Magritte, les œuvres de Ernst nous amènent dans des
univers qui décrivent parfaitement la mystique surréaliste. Sa flore, et en
particulier sa flore sous-marine est une véritable merveille : «C’est entre 1926 et 1928 qu’Ernst réalise sa
belle série de Fleurs : “Fleurs
arêtes, fleurs écailles, fleurs tubulures, fleurs se débattant sous l’eau,
fleurs percées au cou par des pierres”. C’est également à cette époque qu’il
aborde un thème dont il sera hanté toute sa vie, celui des oiseaux». Au-delà des thèmes
donc, c’est par ses méthodes, sans cesse renouvelées, que Ernst
|
Marc Chagall. Cantique des cantiques. |
s’illustre
comme peintre surréaliste : «The
look for a uniform style in Ernst’s work would be as fruitless as looking for a
uniform style of Surrealism. What
matters is not style, or any question of form, but method of creation. The
product is the result of technical manipulation. Consciously conceived, but
with enough room for accident, it is ambiguous in meaning and produces
associative possibilities in the viewer. The work is set in motion by the
result, which still shows traces of the process that began it all. This
relationship between product and viewer we can call inspirative». Ernst n’étant pas le seul à accéder à ce niveau de surréalité, on
préférera peut-être Chagall, tant «le
propre du regard surréaliste, sa “déréalisation” des choses au profit d’une
surréalité que la peinture doit révéler, se
|
Paul Klee. Paysage du temps passé, 1918. |
trouve déjà chez Chagall. Il peint
le perpétuel miracle». Picasso n’y trouva
pas sa place et «c’est seulement dans la
mesure où Picasso touche au fantastique qu’il s’apparente au mouvement…». Mais tous obtiennent
la cote de Breton qui comprenait comment la peinture surréaliste doit s’imposer
de manière distincte face à toutes les autres formes picturales prises par la
modernité : «Pour suggérer, la peinture ne suffit-elle pas? La peinture : les
formes peintes, sensations d’abord, puis rêverie et méditation, chargées de
mémoire affective… Elle est capable, quand elle est pleinement elle-même
(dût-elle relever d’une sorte de musique des formes colorées) de porter
secrètement la plus troublante charge : c’est dire que la figuration minutieuse
peut être dépassée à la fois par les exigences du style et par celles de
l’efficacité émotionnelle. Sans rien renier des principes et des aspirations du
surréalisme, les peintres, dont nous allons examiner maintenant les efforts
divers, ont ceci de commun qu’ils se soucient fort peu de figuration réaliste :
ils cherchent moins à visualiser le rêve qu’à inspirer lyriquement les yeux de
ceux qui regardent leurs tableaux (les yeux d’abord, donc l’âme). En cela, leur
peinture prend place entre les
mouvements abstraits (où les soucis
du style, de sa pureté et de son expressivité comme tel, étaient premiers) et
les mouvements expressionnistes (où le principal fut toujours la recherche de
l’image-choc, capable de provoquer une émotion, et des trompeurs d’œil - avec
Picasso, Klee et les grands exemples…».
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Dali. Construction molle avec haricots bouillis ou Prémonition de la guerre civile, 1936. |
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René Magritte. Le fils de l'homme, 1964. |
En ce qui concerne Dalí,
nous verrons plus loin les raisons qui poussèrent Breton à le haïr
copieusement, comme si le moralisme de Breton, après avoir refusé les
excentricités de Picabia, retrouvait le même mauvais goût chez Dalí : «L’image surréaliste est un entre-choc. De
mots, de représentations, d’objets ou de formes. Elle doit surprendre,
illuminer. “C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes
qu’a jailli une lumière particulière, la lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment
sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue”,
écrit André Breton dans le Manifeste. À
quoi il faut ajouter que cette belle étincelle ne saurait naître d’images
triviales ou de “rapprochements ignobles”. Pour Breton, l’analogie doit être
marquée d’un signe ascendant et, nous [le verrons] à propos de Dalí, tout ce qui vient sous la plume ou le pinceau,
abandonné à la dictée automatique, source essentielle de ces “rencontres
fortuites”, n’est pas digne d’être lu ou vu». À la place,
préfèrera-t-il René Magritte, qui, «de
tous les peintres surréalistes, …est le seul que l’on puisse considérer comme
l’illustrateur exact de la théorie, mais il est celui qui a le moins accordé
aux libertés qu’elle appelle, qui s’est le moins confié au “caractère
inépuisable du murmure” et à sa spontanéité, qui a demandé le plus de comptes
aux images “cognant à la vitre”. Le surprenant est que ce philosophe
impersonnel apparaisse au premier regard comme le plus naïf, confiant
simplement son malaise devant les choses qu’il voit et dont il restitue sinon
l’ordre, du moins l’exacte ressemblance». Le mouvement
surréaliste dans les Beaux-Arts a marqué le XXe siècle plus que tout autre
mouvement, cubiste, expressionniste ou post-moderniste. «Il constitue la pointe la plus aiguë, la plus résolument moderne - quoi
qu’en pense Dali - des mouvements romantiques et symbolistes qu’il prolonge en
les dépassant». Voilà pourquoi nous
ne pouvons que le considérer comme la synthèse la plus aboutie des modernités
dans les arts et les lettres de notre époque.
Malgré le rejet de Breton,
on ne peut nier que Dalí joua un rôle important dans le mouvement surréaliste,
ne serait-ce d’abord que par son apport au cinéma. Avec Buñuel, il produisit
les deux premiers films cultes du surréalisme. Pourtant, quel art mieux que le
cinéma pourrait-il se prêter aux objectifs créatifs du surréalisme? «Le cinéma est d’essence surréaliste,
reconnaît un membre de la phratrie, Aldo Kyrou. Les rêves du dormeur
perdent leur nature de rêve (tel que le considèrent les tenants du vérisme)
pour se muer devant nos yeux émerveillés en réalité. Cette réalité est enrichie
par tout son contenu latent, elle devient absolue, surréelle». Les accidents mêmes
qui survenaient dans l’opération des premières caméras suggéraient des
associations souvent surréalistes sans le vouloir. Kyrou raconte comment «Méliès avait un jour placé sa caméra sur la
place de l’Opéra et filmait tout ce qui passait devant son objectif. L’appareil
se bloqua pendant deux secondes mais Méliès ne s’en aperçut que lorsqu’il
projeta le film. Avant le bloquage de l’appareil, un omnibus entrait de la
droite de l’écran mais après cet arrêt, l’objectif avait impressionné un
corbillard qui faisait le même trajet. À la projection, l’omnibus se
transformait soudain en corbillard. Le hasard avait ouvert les yeux de celui
qui est le seul inventeur du cinéma. Il saisit l’importance de la
transformation et déversa ses rêves sur la pellicule. Comme le facteur Cheval,
il obtint ce parfait mélange de la réalité rêvée et du rêve réalisé; son œuvre
et sa vie, ses films et ses rêves, les rêves de ses films, la vie de ses rêves
passent par la cornue qui est l’appareil de prises de vue pour en ressortir
unifiés, pierre philosophale du cinéma.». Les films de
Charlie Chaplin furent férocement défendus par les surréalistes. Dans ces films
où le rêve, la poésie et la déroute de la raison cohabitent, «tout objet devient surréel, se découvre à
lui-même sous un jour qu’il ignorait, prend une valeur étrange, participe d’un
nouvel univers qui est celui de l’innocence et de la poésie pure». De fait, la
publicité, la télévision et le cinéma ont bénéficié des apports des expériences
surréalistes, ce qui contribua souvent à appauvrir le message surréaliste pour
les effets qu’il procurait. Mais ce ne fut pas le cas pour les deux
films-cultes du cinéma surréaliste, les films du tandem Buñuel/Dalí.
L’espagnol Luis Buñuel
(1900-1983) resta fidèle à la fonction que Breton donnait à la peinture
surréaliste. Il poussa dans chacun de ses films vers ce mysticisme négatif qui
consiste à déconstruire tous les mythes institutionnels et conventionnels de la
civilisation occidentale. Buñuel, d’origine andalouse, collabora avec Salvador
Dalí, d’origine catalane au premier film, un court métrage appelé Un chien andalou en 1929, film encore
expérimental. Mais avec L’Âge d’or, de
1930, il en va tout autrement : «En
parlant d’Un Chien andalou, Bunuel
dénonçait dans la Révolution surréaliste
(n° 11) “la foule imbécile qui a trouvé beau ou poétique ce qui, au fond, n’est
qu’un désespéré, un passionné appel au meurtre”. Avec le nouveau film il n’y
avait rien de tel à craindre et le découpage de la Bête andalouse (tel était le premier titre de l’Âge d’Or) fut conçu avec des points sur les
“i”. Le scandale pour le scandale, cher à Aragon prenait racine dans la réalité
et minant les assises de la société devenait “le scandale pour la destruction
de la pourriture, pour la découverte d’une nouvelle vie”». La
censure réagit. Elle exigea des coupes. «The
film, with its brutal and blasphemous scenes, has such an aggressive effect
because it shows, with apparent reasonableness, totally incomprehensible things
as if they were self-evident and commonplace, while, at the same time, it shows
the commonplace to be incomprehensible. “For me, bourgeois morality is
immorality and I must fight against it. Any morality that is based on our most
unjust institutions such as religion, fatherland, family, culture - in short,
everything we call the “pillars of society” (Buñuel, 1961)». La brutalité de L’Âge d’or ne
tarda pas à être suivie d’une réplique violente : «Quand L’Âge d’or, en décembre
1929, fut présenté au Studio 28, un commando de jeunes fascistes est venu un
soir démolir les fauteuils, casser les vitres, lacérer les œuvres exposées,
maculer l’écran; ce haut fait (qui n’est pas un chahut, comme les surréalistes
en avaient donné l’exemple, mais un acte de vandalisme dirigé contre le
propriétaire de la salle) provoque une campagne de presse et l’interdiction du
film par la police». Ces fascistes provenaient de la Ligue des
patriotes et de la Ligue anti-juive. Le préfet de police Chiappe, qui était de
leur côté, fit saisir le film, mais seule la copie de projection fut confisquée
puis détruite, car le négatif resta en possession du vicomte de Noailles et de
son épouse, Marie-Laure, les mécènes du film. Il n’en reste pas moins que
l’interdiction ne sera levée qu’en 1980. Autrement, la participation de Buñuel
au mouvement surréaliste resta fort modeste : «Le seul texte poétique que nous connaissions de Buñuel a été publié
dans le n° 6 du Surréalisme au service de la Révolution, et porte le titre : Une Girafe
(animal que l’on retrouve dans l’Âge d’Or). Tous les éléments de son expression cinématographique s’y trouvent à
l’état pur. Il s’agit d’une girafe en bois, grandeur nature, dont chaque tache
de la peau est constituée par un couvercle que l’on peut soulever pour faire
apparaître les scènes extraordinaires. Dans la première tache se trouve un
mécanisme compliqué comme celui d’une montre. “Une légère odeur de cadavre se
dégage.” Dans la deuxième tache se trouve un œil de vache, dans la huitième des
poils pris au pubis d’une jeune adolescente, dans la neuvième un gros papillon nocturne obscur avec la tête de mort entre les ailes (voir Un Chien andalou), dans la douzième “une très belle photo de
la tête du Christ couronné d’épines mais RIANT AUX ÉCLATS” [Le peintre Clovis
Trouille réalisa sur la toile cette extraordinaire image, que Bunuel a repris
dans Nazarin.], dans la
treizième une rose dont “l’andrœcie est en viande saignante”, dans la quinzième:
fumée et explosion, dans la seizième un tableau de Fra Angelico déchiré et
souillé avec des excréments, dans la dix-neuvième cent mille petits maristes en
cire, etc.». Dalí et Magritte
également se plurent à faire des toiles en tiroirs mais aucune n’atteignit la
férocité de celle de Buñuel.
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Buñuel/Dali. L'Âge d'or, 1930. |
La brutalité de l’Âge d’or reposait dans ses suggestions
érotiques et morbides et, dans l’ensemble de l’art surréaliste, désir et
décomposition vont de paire. À la fin, on y voit les quatre libertins des Cent Vingt Journées de Sodome du marquis
de Sade, menés par un duc de Blangis qui a tous les traits du Christ. Car,
évidemment, l’érotisme et la nécrophilie ne se retrouvent si étroitement liés
que par le religieux. Les danses macabres du Moyen Âge le montraient déjà, puis
les romantiques Géricault et Delacroix, enfin le symbolisme, l’expressionnisme,
etc. «Dès sa naissance le surréalisme
s’est opposé avec un souverain mépris à l’obscène, au scatologique, au grivois.
Il leur a substitué l’érotique-voilé, composante de la “beauté convulsive”,
ayant pour symbole le nu rayé de Man Ray illustrant le premier numéro de “La
Révolution surréaliste”, en décembre 1924». Or, constamment,
artistes et poètes défient l’érotique-voilé
de la morale surréaliste, essentiellement commandée par Breton et Aragon. Dès sa naissance… dès le départ, on ne
s’étonnera pas de trouver le Quartier Général des
|
René Magritte. Le baiser, 1928. |
surréalistes à Montmartre,
près de la place Blanche : «Quartier
marginal des prostituées et des souteneurs, faune interlope, touristes en
goguette, gens de cirque… Un “Bureau de recherches surréalistes” est ouvert au
15 de la rue de Grenelle, dont Antonin Artaud assure la permanence». Non pas que le
soi-disant Bureau soit un lieu de rendez-vous, mais que les surréalistes sont
essentiellement des voyeurs, comme le
remarque le peintre Jean Bazaine : «Tel
est l’érotisme surréaliste, un univers de voyeur. Le sexe féminin peut se faire
fleur ou oiseau, il reste désespérément solitaire et c’est toujours par un trou
de serrure qu’on l’aperçoit». Les fleurs et les
oiseaux de Max Ernst, sans doute. Le philosophe Jacques Henric développe
l’affirmation de Bazaine : «Peinture
de la misère sexuelle devenant misère de la peinture : illusionnisme, trucages
spatiaux, trompe-l’œil, biomorphisme, formes dites organiques et processus
physiologiques que l’on repère chez Arp, Lam, Brauner, Dali, Tanguy… fleurs
exotiques spongieuses, flopées de forêts, de gulf-streams comme chez Max Ernst,
états vaporeux, liquides, cristallins, pierres précieuses telluriques, du tellus mater partout, minéraux, végétaux, animaux totémiques, imageries cosmiques
et botaniques, Constellations, la
Sibylle augure, la Poétesse, la Naissance du monde, la Grande Forêt, Forêts Vierges, Maman, papa est blessé,
|
Max Ernst. L'habillement de la mariée, 1940 |
opaques fantômes, polymorphes ténébreux, et les légions de
femmes-cygnes, de femmes-méduses, de femmes-racines, de femmes-varech, de
femmes-fleurs, de femmes-anges, de femmes-lyres, toutes les épouvantables
élégances aériennes, marines, souterraines, les femmes-salamandres, le femmes-araignées,
les femmes-plantes carnivores, les femmes-à-double-profil-et-gueule-de-lion, et
les femmes feux follets, et le vent dans les fougères et les landes et chez
Chirico et Magritte les œufs grecs, et les canons, les arcades, les cactus, la
perche à papa poilue blessée, et les oiseaux qui s’allument en plein ciel, et
le cheval du rêve galopant sur les nuages, les gants retournés, une pipe qui
n’est pas une pipe et pas
|
René Magritte. Les amants, 1928. |
plus un pompier, une moustache celte, plein de
métamorphoses, une femme-six-bras, et la matière renaissant de la matière, et
un écumeux chou-fleur, et quelques artichauts… toute une invraisemblable
imagerie onirico-décorative, débile, prise dans les flaccidités et les
langueurs de formes gélatineuses, des écroulements de guimauve, des prolifération
mucilagineuses, des étirements chewing-gummeux, des effilochements de foutre
maigre dans une pisseuse eau d’aquarium…» Il est clair que
les surréalistes ont un problème avec la femme. Devant elle, ils se sentent
moins hommes qu’enfants, réduits par le fantasme de la castration à un état de
mutilés (de guerre). Ils peuvent bien regarder passer les prostituées à
condition de ne pas les toucher. D’où le puritanisme de l’érotique-voilé où
derrière le voile d’Isis se cache la
femme-mystère, sur-réelle, intouchable, incorruptible. Maman. Et le fils élu,
chargé de garder la virginité maternelle édicte des oukases contre les
transgresseurs. Les homosexuels ne sont tolérés qu’à la condition que leur
perversion soit refoulée. On associe au fait que Crevel se soit suicidé la
crise communiste qui entraîna l’exclusion des surréalistes du Parti communiste,
mais il est douteux qu’on se suiciderait pour ça. Devant le catholicisme qui
associe le droit de toucher à la femme à condition de la rendre mère, les surréalistes
restent frustrés, bloqués devant le «non du père», se conciliant le droit de
toucher à la femme à condition de la maintenir stérile. Gala est tour à tour la
maternelle protectrice de Éluard et de Dalí, et le narcissisme ne peut pas se
reproduire sous le prétexte qu’il est l’Unique et que sa femme-mère-vampire est
sa propriété. On comprend qu’un satyre comme Picasso se soit tenu le plus loin
possible du groupe.
Dans ces énumérations,
comment oublier la principale source de ce voyeurisme quand il nous saute si
évidemment aux yeux? Marcel Duchamp : «Fabulation
abstruse : - le Domaine des célibataires
comporte, entre autres machines, la Broyeuse de chocolat, la Glissière avec moulin à eau et les Moules mâlics munis de tubes capillaires, - le Vêtement de la mariée divise l’ensemble en deux secteurs
superposés et sert de Refroidisseur, - la mariée elle-même, pendu femelle rêvant de sa mise à nu, est une sorte de
moteur à explosions et l’épanouissement de la mise à nu a lieu tout en haut de la plaque, dans une sorte de nuage. Nous
simplifions à l’extrême ces combinaisons pataphilosophiques où le futur
champion d’échecs que devait être Duchamp s’est livré sans réserve à un délire
raisonneur, dont malheureusement l’on ne peut percevoir les intentions par une
simple contemplation de l’œuvre. […] Dans
le texte de dix pages de la Boîte verte, cité par Breton, texte qui nous paraît
aussi beau et captivant que l’œuvre plastique, Duchamp donne une interprétation
érotique de son verre : c’est une apothéose de la virginité. Soit. Pourquoi en
douter, si l’on accepte de tenir pour lumineuse, avec Breton, cette
“interprétation mécaniste, cycnique du phénomène amoureux: le passage de la
femme de l’état de virginité à l’état de non-virginité pris pour thème d’une
spéculation foncièrement asentimentale…”». Appartenant à la
mouvance cubiste, ce tableau n’en répond pas moins aux critères de définition
de la peinture surréaliste où sont accolées des images diverses et suggestives.
Nulle obscénité, sinon le titre qui en révèle le motif. Nous sommes en plein
Lautréamont, la broyeuse de chocolat refroidie
dans son élan de mettre la mariée à nu. Dans ce calembour, seule la
virginité de l’artiste est sauve.
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Max Ernst. La Vierge corrigeant l'Enfant Jésus devant trois témoins, A. Breton, P. Éluard et l'auteur, 1926. |
Pourtant, si révolution il
y a, c’est bien dans le domaine de l’éros que les surréalistes la situe. Elle
consiste à libérer la mariée, la rendre à ses célibataires qui n’en peuvent
plus d’attendre. La forclusion passe pour la cause de leur malheur et qui mieux
que la religion, que les clercs, que l’Église pour créer ces situations de
perversités insoutenables? L’obscénité religieuse fait pourtant frémir les
surréalistes : «La lutte
antireligieuse est-elle une affaire de peinture? La fameuse Sainte Vierge de Picabia, (1920) est une trouvaille, mais
si elle complaît aux athées, les autres se voilent la face. En 1926, Ernst a
peint, sur une idée de Breton, La Vierge Marie corrigeant l’Enfant Jésus devant trois témoins, A. Breton, P. Éluard et l’auteur : exposée au Salon des Indépendants de Paris, elle provoqua une
protestation discrète mais, à Cologne, quelques mois plus tard, l’archevêque
obtint que l’exposition où elle figurait fût interdite. Il est clair que cette
toile, comme celles, beaucoup plus violentes, où Clovis Trouille montre des
moines acoquinés avec des ribaudes très sexy, des religieuses lascives ou le
Christ couronné d’épines éclatant de rire, ne porte pas sur ceux que les
surréalistes voudraient tout de même voir délivrés de leur aliénation
religieuse. Elles témoignent seulement - en face de l’“art sacré” - de
l’existence joyeuse et un peu agressive des athées. C’est déjà quelque chose». Protestation discrète, donc offense peu
scandaleuse. Nous ne sommes pas encore à la sortie de l’Âge d’or! Man Ray (1890-1976) n’est pas moins pudique : «Place est faite au rêve : on entre dans
l’humour. Inquiétude, par exemple
(1920), c’est le mécanisme d’un réveille-matin enfermé dans une boîte pleine de
fumée. Dans Export-commodity (1920),
les olives du bocal sont des billes d’acier fort lourdes. Et le plus fameux de
ces objets est le Cadeau (1921) : un
fer à repasser dont la plaque est hérissée de pointes… Le sourire féroce de
Dada préside encore à ces trouvailles». Trouvailles toute
en finesse pour soulever des sourires en coin. Tout le contraire des images
sulfuriques de Clovis Trouille… qui semble d’ailleurs être le seul à ne pas
avoir la trouille devant la profanation. L’érotique-voilé
persistera durant toute la période de l’Entre-deux-Guerres. Pour aller au plus
crû, il faut s’éloigner de Paris. Se rendre à Copenhague au Danemark pour y
rencontrer Wilhelm Freddie (1909-1995), sans doute l’un des plus provocateurs
des surréalistes : «Freddie a exposé
au Salon d’Automne de Cophenhague la première toile surréaliste que put voir le
public danois, Liberté, Égalité, Fraternité : ce fut un scandale. Formes visqueuses, partiellement ossifiées,
détails érotiques fort clairs, lyrisme de la cruauté et de la déliquescence, le
peintre ne s’est absolument soucié d’aucune censure. Il est, parmi les peintres
surréalistes, l’un des plus libres, et, vu les circonstances, un des plus
courageux. Sans doute est-il l’un des rares…, qui porte sur le plan politique
sa violente contestation. Monument à la guerre (1936), sans être de la grande peinture, réussit à faire horreur. En
1937, à Copenhague, son exposition s’intitule Sex-Surreal : des “intérieurs sado-masochistes” y
voisinent avec des “objets” comme Sex paralys-appeal et Portrait interne de
Grace Moore. Le scandale fut tel (un
spectateur a voulu étrangler l’artiste!) que la police, non contente de fermer
l’exposition et de faire condamner le peintre à dix jours de prison ferme, a
confisqué ses œuvres qu’on peut voir, encore aujourd’hui, dans la collection
criminologique de la Police danoise, avec d’autres “armes du crime”. […] Sa toile Méditation sur l’amour anti-nazi lui valut d’être interdit de séjour en Allemagne, mais en 1940, peu
avant l’invasion de son pays, l’exposition qu’il fit à Copenhague reçut vingt
mille visiteurs. Les nazis du lieu le menacèrent de mort et il se réfugia en
Suède. Une toile comme Promenade de front (1943-1944) par le déchiquètement des formes atroces, sanctionne la
folie guerrière». Le temps de guerre
n’est plus un temps pour les yeux frigides et les pudeurs catholiques : «Freddie a fait servir à la lutte
antifasciste les mêmes violences plastiques dont le franquisme de Dali devait
finalement s’accommoder. Échappant aux mondanités, au snobisme et à l’argent,
on peut dire que l’esprit de révolte, qui est l’une des valeurs essentielles de
dada et du surréalisme, a gardé chez le Danois une pureté qu’il n’avait jamais
eue chez le Catalan».
Car malgré sa facilité à
provoquer des événements plus mondains que vraiment révolutionnaires, Dalí
n’est pas cette bête de sexe qu’on a osé prétendre être. Son mariage
d’aristocrate, avec Gala, sa muse, qu’il a enlevée à Paul Éluard, s’est déroulé
toute sa vie sur le modèle petit-bourgeois où Gala comptait le tiroir-caisse
pendant que Dalí la peignait en Madone. Ce côté ridicule que tout
l’obséquiosité de l’artiste dissimule à travers ses bouffonneries ne convient
pas à ses maîtres, à Gaudi entre autres, le concepteur de la Sagrada Familia
sur lequel porte un de ses textes où Dalí conclut : «“De la beauté terrifiante et comestible de l’architecture moderne
style”, par une déclaration reprenant celle de Breton - “La beauté sera
convulsive ou ne sera pas” -; “Le nouvel âge surréaliste du cannibalisme des
objets” justifie également cette conclusion : La beauté sera comestible ou ne
sera pas”». Dalí est déjà en
avance sur la désagrégation de la civilisation occidentale, toujours sadique
l’oralité a remplacé l’analité et il nage dans la société de consommation comme
un poisson dans l’eau. Tout se vend, et surtout l’érotisme associé au
religieux. Il «a peint une Crucifixion
imitée de saint Jean de la Croix et une Vierge enceinte (1950), ce dernier
thème ambigu étant certainement aussi érotique que mystique. Ces ferveurs ne
l’ont pas empêché de publier en 1964 dans l’hebdomadaire Lui, des fragments peu mystiques, de son Journal
intime». Sans rien enlever à
son talent, ni même à son génie qui lui est propre, il y a du guignol dans
l’art de Dalí. Ses théories, mal nommées – pensons à la paranoïa critique –, recouvrent une mauvaise maîtrise de la
psychanalyse. Les analyses qu’il offre de ses tableaux laissent perplexe :
«Dali a beau assurer que derrière la
terreur il y a le désir, et “l’âge d’or” derrière les trois grands simulacres
que sont “la merde, le sang et la putréfaction”, nous avons beau savoir, selon
la dialectique freudienne, que le cauchemar est aussi une “accommodation du
désir”, la suggestion de toutes ces formes n’est quand même pas univoque». On ne saurait
partager l’opinion du critique Peyton Boswell qui présente Dalí «comme l’un des meilleurs témoins de son
temps», autrement que comme
un des premiers participants, à côté de D’Annunzio, de Mussolini et de Hitler,
à la société du spectacle contemporaine.
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Clovis Trouille. Dialogue au Carmel, 1944. |
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Clovis Trouille. Le grand poème d'Amiens, 1907-1942. |
C’est après la Deuxième
Guerre mondiale que l’érotisme envahira l’art surréaliste d’une façon crue et
sans ambiguïtés. Référence à été faite à Clovis Trouille (1889-1975).
Antimilitariste et anticlérical, chez lui aussi l’érotisme s’associe
étroitement à la religion, et «c’est peu
dire qu’aucune censure n’est appliquée par Clovis Trouille aux scènes qu’il
peint complaisamment; il pousse exprès jusqu’au sarcasme sa verve anticléricale
et son goût du libidineux. Quelques titres de ses œuvres donneront le ton de
l’ensemble : La Partouze (1930), Le
Spectre vampyr (1931), La Complainte
du vampire (1933), Jour de fête (1935), Justine (1937), La Profanation
(1941), La Momie somnambule (1942), Dialogue au Carmel (1944), La Vamp diabolique (1945), Le Baiser du confesseur (1947), La Violée (1948), Luxure (1959), Le
Confessionnal (1959), Voyeuse (1961)… Dans Dialogue au Carmel*, deux religieuses haut troussées ajustent
leurs bas noirs en fumant la cigarette. Et c’est dans Le Grand poème d’Amiens qu’on voit le Christ descendu du
milieu de la nef, couronne d’épines au front, éclater de rire en se tapant sur
l’estomac. Clovis Trouille mêle l’idée de sa propre mort à celle de fêtes
sado-masochistes dont les cimetières sont évidemment les lieux privilégiés : Mes
funérailles (1945), Mon tombeau (1947). La déréalisation des êtres et des
choses, dessinés sans aucun flou, tient chez lui à l’usage faux de la couleur :
ciels violets, corps de femme d’un blanc de porcelaine, effets criards. Toute
la première moitié de son œuvre est pleine d’allusions aux efflorescences du
“style-nouille” de 1900. Pourtant, la réalité n’est pas niée par ces images qui
ne plaident en rien pour l’évasion, mais prennent parti dans une sorte de
combat». Qui, dans tous ces
tableaux, ne reconnaîtraient pas l’essence
même du christianisme? Les thèmes de Trouille sont ceux du roman noir du
XVIIIe siècle (Le Moine de Lewis) et
du marquis de Sade (Justine), ils ne
sont là que pour satisfaire à l’anticléricalisme : «En vérité, il représente fort bien plusieurs tendances majeures du
surréalisme : mépris du style pictural, goût anti-intellectualiste des
figurations naïves, sérieux et humour noir devant le monde du sexe, liberté
absolue de l’imagerie obsessionnelle, violente contestation du prestige des
prêtres et de toute autorité soi-disant sacrée, goût du sado-masochisme et de
ses fêtes imaginaires, conception ambiguë de la femme comme fée et comme proie.
Il y ajoute le mauvais goût insolent de ses vamps aux seins fardés, pin-up
rigolardes ou transies, pépées en bas noirs, poncif du sexy commercial. […] Clovis Trouille, sans obéir aux
intellectuels du groupe surréaliste, reste dans la double tradition des chromos
(ses tableaux font penser à des ex-voto… de messes noires) et de la gouaille
anticléricale licencieuse; ce côté “peuple” n’est pas pour rien dans sa
consécration par les surréalistes. L’audace érotique a fait le reste». Tout à l’opposé des
œuvres de Clovis Trouille on retrouve celles du Belge Paul Delvaux (1897-1994),
plus fidèle à la morale de Breton. «Pas
d’humour, pas de provocation, pas de violence non plus, ni de cruauté, pas même
de femme-enfant terrorisée et féerique : Delvaux a “fait de l’univers l’empire
d’une femme toujours la même qui règne sur les grands faubourgs du cœur”… Femme
bien en chair, seins lourds, visage énigmatique, en général multipliée à
plusieurs exemplaires dans le même tableau, et que des gestes indécis
laissaient à mi-chemin du vivant et de la statue, quand son immobilité ne
l’enracine pas en terre comme dans L’Aurore (1957). L’une des plus curieuses toiles de Delvaux, L’Écho (1943) donne une transcription visuelle
assez vertigineuse de cet effet sonore». Érotisme froid,
désincarné à la limite. Une inquiétante
étrangeté émane de ses atmosphères : «c’est ainsi… que nous apparaissent les Trains du soir, dont nous contemplons les fanaux rouges
avec la petite fille hallucinée qui rêve de voyages immobiles derrière le parapet
d’une gare de banlieue. Et dans cette Pompéi dont s’organisent les fastes autour des yeux baissés de l’antique Venus
Physica, nous croyons retrouver
inamovible et permanent, le ballet des “jeux latins et des voluptés grecques”.
Les nymphes, revêtues du chiton ionien
et de chapeaux de paille enguirlandés de roses sur un fond d’or à la Duccio,
nous renvoient, elles aussi, au ciel des fixes de l’imaginaire. Enfin, dans les
Horizons ou la Douce Nuit, ces femmes
regardent le vide, qui s’effleurent et se caressent éternellement sous l’œil
rabougri des astronomes, nous apparaissent, pour peu “platoniques” qu’elles
soient, comme autant d’épiphanies de “formes” platoniciennes». Le monde
surréaliste de Delvaux appartient à celui de l’art fantastique plus que celui
de son compatriote Magritte. Qui ne sent pas ce climat d’étrange fin du monde
dans La ville inquiète où un homme
vêtu avec des mains d’étrangleur s’avance dans un monde de nus alors que
s’étend à l’arrière-plan la silhouette des ruines d’une cité fantastique?
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Paul Delvaux. Train du soir, 1957. |
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Paul Delvaux. La cité inquiète, 1941. |
Le rêve et l’érotisme ne
pouvaient qu’inviter la curiosité surréaliste à se tourner vers les travaux de
Freud et la psychanalyse. Breton et Dalí rencontreront même le maître, à
Vienne, mais Freud verra assez vite que ces artistes comprennent tout le
contraire de son enseignement à l’égard de l’inconscient. Par définition,
l’inconscient ne jaillit pas à la surface de la conscience, à la manière dont
entendent l’utiliser les surréalistes : «Salvador Dali, in his early pictures - done in the twenties, before he
began to indulge in self-mystitication - painted what the knew of Freud and
Freudian methods. Therefore,
it would be completely wrong to interpret these pictures by applying the
psychoanalytical method. After all, they deliberately use the findings of
psychoanalysis and apply them to the artist’s own childhood. Sigmund Freud
himself was aware of this. When Dali visited him in 1928 and showed him
photographs of his paintings, Freud said : “In your pictures I seek the
conscious, not the unconscious. In the old masters - Leonardo or Ingres - what
interests me and seems mysterious and disquieting is the search for
unconscious, enigmatic ideas, concealed in the picture. In your case, the
mystery is on the surface. The picture is merely a mechanism for uncovering the
mystery” (Dali. The Secret Life of Salvador Dali, 1942). It would be hard to give a better
description of the difference between the theory and practice of Surrealism,
between Dali’s deliberate mystification and the reality of his pictorial world». Tous les jeux poétiques de Breton ou les tableaux de Dalí se
voulaient des illustrations de la vérité de l’inconscient, de son action dans
le processus créatif, en-deçà de la pensée, de la raison et même de la volonté.
Bref, ils voulurent annexer la psychanalyse à la Révolution surréaliste :
«Avec le surréalisme, l’appel à
l’inconscient, la recherche des forces mystérieuses, la volonté de se mettre en
contact avec une réalité fondamentale que la raison n’ait pas encore déformée,
s’expriment selon la plus grande rigueur. Tout ce qui est construit à l’avance,
préparé et léché, est faux. Le rêve, qui échappe au contrôle de la logique,
nous rapproche plus de la vérité que la pensée discursive. Desnos pratiquait le rêve éveillé, et, dans un café plein de bruits et de rumeurs, par la seule
excitation de l’esprit, entrait dans un état de transe où il parlait et
écrivait en échappant à la surveillance déformatrice de la raison…». Alors que le
surréalisme pouvait être compagnon de route du marxisme, son engagement envers
la psychanalyse fut encore plus total, mais il ne fut pas mieux compris.
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André Brouillet.Une leçon à la Salpêtrière (donnée par Charcot), 1887. |
Breton avait entendu parler
de la psychanalyse du temps qu’il pratiquait la médecine durant la Grande
Guerre : «Alors qu’il était étudiant
en médecine, il avait pris connaissance des travaux de Freud et il avait
immédiatement pris conscience de leur rapport avec les manifestations de Dada.
En dehors de la signification que la psychanalyse attachait aux rêves et aux
hallucinations, les techniques thérapeutiques d’analyse laissaient entrevoir
une utilisation possible des associations de mots et de l’état de rêve éveillé
comme méthodes de création artistique. Breton a décrit lui-même comment il fut
amené à procéder aux premières expériences dans cette direction». Ce qui le porte à
s’intéresser aux travaux de Freud, c’est la matière même avec laquelle les
surréalistes entendaient jouer pour créer, c’est-à-dire le rêve : «N’omettons pas enfin de noter que le propre
de ces jeunes gens dont il faut bien dire qu’ils sont des écrivains, ou des
peintres, est de se préoccuper d’un domaine auquel la peinture et la
littérature n’ont pas encore prêté attention. En 1917, Breton est affecté au
centre psychiatrique de la IIe armée à Saint-Dizier et il est appelé à Paris
pour suivre les cours de médecine auxiliaire. Il commence à s’intéresser aux
rêves, aux associations d’idées incontrôlées, aux “égarements de l’esprit
humain”. Aragon fait aussi des études de médecine (dans le groupe surréaliste,
Fraenkel et Boiffard seront médecins) - Max Ernst, de son côté, se passionne
déjà pour l’art des fous, visite l’asile de Bonn, et le groupe de la Jeune
Rhénanie est informé des découvertes de Freud». Nous savons que les
premiers pas de la pensée psychanalytique se sont effectués dans les cours que
le psychiatre Charcot donnait à La Salpêtrière et auxquels assistait le jeune
biologiste Sigmund Freud. Contrairement aux symbolistes qui croyaient que le
rêve était porteur de Vérité, l’approche des surréalistes situe dans
l’inconscient l’origine des rêves et voudraient voir une analogie entre le
travail de l’hypnotiseur et celui du créateur littéraire ou artistique : «L’hypnose et le rêve, comme l’écriture
automatique et le collage, reçoivent les dons que l’homme est impuissant à se
donner. Ce ne sont pas des créations, mais des percées, des plongés, des
irruptions dans une terre étrangère. Tout ce que l’on peut faire, c’est se
mettre en état de les recevoir: se mettre activement en état de passivité. Déjà
Rimbaud disait qu’il fallait “se faire voyant”. Pourtant l’hypnose est
abandonnée, et l’écriture du rêve n’est finalement pas le modèle de l’écriture
surréaliste. C’est que l’hypnose ou le rêve révèlent l’existence du gisement
plus qu’ils ne donnent les instruments et le moyen de la prospection. Trop proche
de la folie et du silence, de l’impossibilité de témoigner, ils ne peuvent se
substituer à l’écriture, verbale ou plastique, qui garde ce qu’il faut de
maîtrise et de conscience pour ne pas être effacée par sa vision, effacement
qui annulerait la vision elle-même». Sloterdijk dit
juste lorsqu’il écrit : «L’enthousiasme
des surréalistes pour la psychanalyse reposait sur la confusion qu’ils
faisaient entre le concept freudien de l’inconscient et celui de la
métaphysique romantique. Des lectures erronées créatives donnèrent le jour à
des énoncés comme la Déclaration d’indépendance de l’imagination et
déclaration des droits d’un homme à la folie, en 1939, où l’on trouve des phrases comme celle-ci : “C’est le droit
de l’homme d’aimer les femmes à tête de poisson extatique. C’est le droit de
l’homme de décider que les téléphones tièdes sont choses répugnantes, d’exiger
que les téléphones soient désormais froids, verts et aphrodisiaques comme le
sommeil des cantharides troublé par les augures.” L’allusion surréaliste au
droit d’être fou met en garde les individus contre leur tendance à se soumettre
à des thérapies normalisantes. De patients ordinairement malheureux, il veut
faire des monarques qui mettent en œuvre leur propre retour, hors de l’exil de
la névrose rationnelle, vers le royaume de la folie la plus personnelle».
Il est bien sûr qu’exprimé
ainsi, Freud n’aurait jamais, s’il avait pris connaissance de ce texte, donné
son approbation à l’argument des surréalistes. Du côté des peintres, «Klee avait conscience, plus clairement
peut-être qu’aucun autre artiste depuis Gœthe, que tout effort est vain s’il
est placé sous le signe de la contrainte; que le processus essentiel de
création se situe au-dessous du niveau de la conscience. À ce point de vue, il
est d’accord avec les surréalistes, mais il refusa toujours d’accepter leur
principe selon lequel l’œuvre d’art peut jaillir automatiquement de
l’inconscient : le processus de gestation est complexe, il implique
observation, méditation et finalement maîtrise technique des éléments
picturaux. C’est par l’importance qu’il accorde à la fois aux sources
subjectives et aux moyens objectifs de l’art que Klee est, comme je l’ai dit,
l’artiste le plus important de toute notre époque». On ne pouvait plus
mal aborder le rapport de la psychanalyse à l’art que de le faire sous l’angle
voulu par les surréalistes. Et nous nous étonnons toujours de la façon avec
laquelle «Breton évoque ce “long et
immense raisonné dérèglement de tous les sens” formulé par A. Rimbaud et
assigne au surréalisme une tâche impérative, celle de “tendre à ruiner
définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux
dans la résolution des principaux problèmes de la vie”. La radicalité du propos
est édifiante et indique à quel point le projet surréaliste s’avère, dans son
essence, étranger aux intentions du matérialisme dialectique. Hors la
surréalité, point de salut! La situation réelle de l’humain dans cet univers
désintégré nécessite impérativement l’élaboration d’une métaphysique globale et
émancipatrice, d’un univers que l’humain puisse façonner au gré de son désir.
Pour parvenir à cette fin, le surréalisme est conduit à dresser un procès
permanent du réel. Les fondements moraux des expressions esthétiques
manifestant et signifiant et que nous désignons comme la désintégration moderne
résident dans cette donnée fondamentale». L’échec d’unir la Psyché et le Socius dans un même processus révolutionnaire, se rejoignant comme
deux morceaux d’un casse-tête, réside dans ces incompatibilités que ne sont pas
parvenus à surmonter les surréalistes. Breton resta meilleur poète que
psychiatre : «Nous vivons sous le
règne de la logique, tournant en cage : “L’imagination est peut-être sur le
point de reprendre ses droits.” Il faut faire sa part au rêve, au merveilleux,
aux désirs, bref aux sources de l’imagination poétique». Jusqu’à nos jours,
après l’imagination au pouvoir de mai
68 et les revendications de la jeunesse étudiante durant la seconde décennie du
XXIe siècle, nous vivons sous ce mot d’ordre d’André Breton. Faisons éclater la
raison pour que jaillisse enfin l’imagination. C’est là que nous pouvons, avec
Marcel Raymond, qualifier le surréalisme d’acmé du romantisme occidental.
Et les échecs qui ont suivi
ces différents mouvements n’ont fait que répéter l’échec des surréalistes. Que
dire du rêve, effectivement, quand un «Hervey de Saint-Denys piétine les idées reçues et la puissance de la cénesthésie dans
l’origine du rêve : “L’association d’idées préside seule, en général, à la marche
du rêve”». Mais les idées ne
relèvent pas du domaine de l’inconscient mais bien de l’Imaginaire, sinon de
l’Idéologique, bref de cette raison qui enferme comme le dénonce Breton.
Heureusement que les artistes se sont montrés plus réalistes que les poètes et
partant, mieux compris le réel rapport entre l’inconscient et la production
figurative : «Guy Rosolato relève…
que, dans le processus primaire, la condensation et le déplacement s’articulent
sous la forme d’une figuration à double jeu. Il parle à ce propos
d’“oscillation métaphoro-métonymique”. On ne saurait être surpris d’une telle
analogie de structure entre les productions figuratives idéologiques et le
travail du rêve ou du fantasme. C’est ce qui explique sans doute la fascination
que la peinture académique a exercée sur les surréalistes, qui lui ont repris
ses procédés, non pas, bien sûr, pour créer de nouveaux mirages, mais pour en
démonter les mécanismes et pour initier le sujet à la logique de son désir». L’art pouvait être
une thérapie, sans doute, mais il ne pouvait se substituer à l’analyse. Les
surréalistes transcrivaient, transposaient, sur la toile, sur le papier, sur la
pellicule des formes qui venaient de l’inconscient, mais retouchées par la
conscience et la maîtrise de la
technique. Bref, l’art surréaliste faisait ce que tout art fait depuis toujours
suivant des paramètres qui étaient les siens et non dans l’absolue gratuité de
l’automatisme, de la spontanéité ou de l’onirisme. Pour citer Marcel Raymond
encore : «Ils ont voulu forcer l’inconscient, violer des secrets qui se
révéleraient plus volontiers à de plus ingénus».
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Salvador Dali. Hallucination partielle. Six images de Lénine sur un piano, 1931. |
L’échec sur le plan de la Psyché et de la psychanalyse se
renouvela du côté du Socius et du
marxisme. Lorsque les surréalistes traitaient des choses de l’esprit, ils se
plaçaient en dehors de la dichotomie marxiste science/idéologie, qui était
celle d’un Gramsci par exemple. Il y avait là une confrontation intérieure face
à une urgence extérieure de se positionner politiquement en tant que groupe
intellectuel qui retournait sur elle-même le sens de la Révolution
surréaliste : «C’est qu’il y avait
une question que le surréalisme n’avait pas résolue : sa révolution se
produisait-elle dans le temporel ou dans le spirituel? Cherchait-il à modifier
l’individu ou la société, l’imagination ou les faits? Un jour, le parti
communiste, dont le surréalisme se disait l’allié, lui posa la question : “Oui
ou non, cette révolution souhaitée est-elle celle de l’esprit a priori ou celle du monde des faits? Est-elle liée
au marxisme, ou aux théories contemplatives, à l’épuration de la vie
intérieure?” […] Les surréalistes
répondirent de façons bien diverses à cette question. Le surréalisme ne la
résolut jamais, parce qu’elle provoqua sa désintégration». Mais cette désintégration
ne se fit pas sous le mode de la dissolution, trop calme; il se fit sur fond de
confrontations parfois violentes. Les surréalistes militants pour la classe
ouvrière pressaient l’équipe de rédaction du Bureau de recherches de se
prononcer clairement sur la question sociale. L’un d’eux n’hésita pas à
afficher une véritable sommation : «l’athéisme,
position spirituelle, n’est pas l’essentiel du marxisme, projet social - et
c’est au marxisme qu’il s’agit de se lier. Marcel Fourrier donne dans le n° 7
une leçon de politique concrète : “Une fois pour toutes, il s’agit de réaliser
intégralement ce que représente la classe ouvrière, ce que vaut sa mission
révolutionnaire, et dans l’action tout au moins - pour ceux qui ne veulent se
lier auparavant par aucune doctrine d’ordre matérialiste - la rejoindre en
toute circonstance, sans débat.” Voilà qui est clair! Les surréalistes peuvent
garder leur métaphysique, mais ils doivent accepter sans discuter les positions
pratiques du parti». Breton reçut le
message. Lutter sur le plan artistique ou poétique ne suffisait plus. Il fallait
s’engager ouvertement et prendre position au moment où les mouvements fascistes
gagnaient du terrain partout en Europe : «C’est entre le n° 8 et le n° 9, entre décembre 1926 et octobre 1927,
que se situe l’événement : l’adhésion, après bien des hésitations, d’Aragon,
Breton, Éluard, Péret et Unik au parti communiste. Le texte dont ils sont les
cosignataires, Au grand jour, précède
un dossier constitué par une série de lettres aux surréalistes non communistes
et aux communistes. L’adhésion à une action politique définie n’a entraîné que
deux défections : Soupault, Artaud. Seuls ont adhéré les cinq signataires, mais
les autres admettent leur adhésion : “Nul d’entre nous n’a pris à sa charge de
nier la grande concordance d’aspiration qui existe entre les communistes et
lui.” Aux surréalistes non communistes, il est rappelé qu’ils ne peuvent se
réclamer de l’idéal anarchiste; aux communistes, il est précisé que, ne se
présentant pas devant eux en tant que surréalistes, ils sont pourtant qualifiés
- en l’absence de toute compétence autre - pour juger de la vérité morale que
le parti est seul à défendre». Cette adhésion reposait
sur le fait que «si leurs croyances
politiques sont incontestablement iconoclastes, leur ralliement au P.C.F. tient
plus, initialement, à la position radicale de celui-ci dans l’espace politique,
qu’à une véritable conversion à son corps de doctrine, et notamment au
marxisme, comme le souligne ici André Breton : “Dans l’état actuel de la
société en Europe, [les surréalistes demeurent] acquis au principe de toute action révolutionnaire, quand bien même
elle prendrait pour point de départ une lutte de classes, et pourvu seulement
qu’elle mène assez loin”». C’est donc
davantage l’aspect révolutionnaire plutôt que l’aspect doctrinaire du marxisme
qui attirait Breton et Aragon, mais aussi, et ce n’est pas à négliger, ce que l’ami
de Robert Desnos, Roger Vailland, voyait tout autrement dans leur adhésion au
communisme : «Que ce fut logique ou non,
Vailland avait raison de dire que les surréalistes les plus âgés - Picasso,
Éluard et Tristan Tzara - avaient trouvé dans le communisme un sens nouveau du
monde. Entre autres choses, il voyait dans le communisme un moyen d’échapper à
la solitude». Ce n’est sans doute
pas la seule raison, ni même la principale, mais elle a sûrement joué à un
certain niveau.
On peut être
révolutionnaire sans adhérer à un corpus de doctrine aussi rigide que celui
offert par les partis communistes liés à la IIIe Internationale. Car, le corpus
marxiste est une doxa, Il ne
s’accommode pas de nuances dans ses principes. L’athéisme, le matérialisme, la
dialectique, le sens nécessaire de l’Histoire et l’eschatologie qui conduira le
prolétariat à la première véritable domination du monde ouverte et critique
sont des articles de foi autant que des thèses tenues pour réalistes. Or, le
surréalisme est lui-même une doxa. Il
ne cesse de travailler à la formuler dans ses revues, ses publications, ses
œuvres d’art et ses réunions. Et les deux doxa
sont irréconciliables. Sans les effets désastreux de la crise boursière de
1929, la montée de Hitler et l’effondrement des garanties de Versailles, jamais
la Révolution surréaliste aurait pu faire cause commune avec le Parti
communiste. Aussi, c’est très tôt que les soubresauts de dissension
commencèrent à se faire sentir : «En
novembre 1930, Aragon et Sadoul participent au IIe Congrès International des
écrivains révolutionnaires qui se tient à Kharkov : c’est avec le mandat de
faire valoir les droits de l’expérience surréaliste. Aragon reviendra après
avoir cédé aux exigences communistes, se désolidarisant du Second Manifeste, dans la mesure où il contredit le
matérialisme dialectique, du freudisme, considéré comme “idéologie idéaliste”,
du trotskisme. Cette “trahison”, Aragon et Sadoul tentent de persuader Breton
qu’elle était nécessaire et de portée simplement tactique, et telle qu’elle
permettra aux surréalistes de travailler selon leurs propres fins dans les
organisations du Parti». Breton ne pouvait
se sentir que blessé d’avoir été ainsi trahi
pour Staline. La suite fut prévisible : «Avec l’exclusion d’Aragon du groupe (1932) et celle de Breton du parti
communiste (1933) s’achève cette longue tentative de compatibilité entre deux
doctrines également exigeantes dont témoignent tant de péripéties et tant de
textes plus ou moins circonstanciels». Au nom des doxas réciproques, chaque groupe avait
eu son pion sacrifié. Aragon avait choisi l’amour du parti au détriment du
mouvement alors que Breton avait choisi l’amour du mouvement au détriment du
parti. Malgré toutes les nécessités qui la commandaient, l’alliance se rompit à
peine au bout de cinq ans. Plus que jamais, Breton allait se contenter de
mettre le surréalisme au service de la
révolution.
Dans l’ensemble, la rupture
ne changea rien à la nécessité révolutionnaire qu’entrevoyaient les
surréalistes; comme bien d’autres, leur confiance dans le régime soviétique
s’étiolait au fur et à mesure qu’ils se trouvaient informés des gestes
répréhensibles de Staline : «Les
surréalistes n’ont pas varié dans leur opposition inconditionnelle à la société
bourgeoise libérale. Mais ils ont varié dans leur jugement sur l’U.R.S.S.
contrairement au télégramme qui a ouvert Le Surréalisme au service de la
Révolution, ils ne pensent plus que
l’U.R.S.S. soit un modèle tel que sa sauvegarde justifie une compromission
quelconque avec l’ordre bourgeois. À deux reprises, en 1936 et en 1937, Breton
dénonçant les procès de Moscou qui ont abouti à la condamnation de vieux
révolutionnaires compagnons de Lénine auxquels on a extorqué d’incroyables
aveux, fera apparaître, pour la première fois, l’U.R.S.S. non seulement comme
décevante, mais comme criminelle». Certains, comme le
poète Paul Éluard termina-t-il son recueil de 1932, La Vie immédiate, sur un poème intitulé Critique de la poésie :
C’est entendu je hais le règne des bourgeois
Le règne des flics et des prêtres
Mais je hais plus encore l’homme qui ne les hait
pas
Comme moi
De toutes ses forces.
Je crache à la face de l’homme plus petit que
nature
Qui à tous mes poèmes ne préfère pas cette Critique de la
poésie.
Mais qu’est le
mouvement d’un tel poème, sinon celui du remords devant le recueil qu’il vient
de composer et qui, tout entier, appartient à une autre voix, celle de L’Univers-solitude :
Une femme chaque
nuit
Mais Breton ne voulait pas
en rester sur cette simple rupture. Il pouvait bien écrire que «des êtres nouveaux, visiblement mal
intentionnés, viennent de se mettre en marche. C’est une joie sombre de voir
comme rien n’a plus lieu sur leur passage qu’eux-mêmes et de reconnaître, à
leur façon de se multiplier et de fondre,
que ce sont des êtres de proie”», ceci visant Staline
et ses apparatchikis : «A Militant
Federation of Revolutionary Intellectuals was founded in 1935 by a group that
included Breton, Éluard, Péret, and Roger Blin. It was called Contre-attaque, and its aim was the class struggle and the nationalization of the
means of production. But, not being rooted in the proletariat, it foundered
rather fast. Still, at that period the political consciousness of the
Surrealists was more definitely developed than at any time before. The fact
that they refused to accept the Communist doctrines of the 1930s show their
clear-eyed approcah to politics. But it also contributed to their isolation and
ineffectiveness». Mais
il ne pouvait obtenir meilleure vengeance qu’en se ralliant à l’ennemi
personnel de Staline : «Together, Breton and Trotsky attacked Stalinist indoctrination : “Free choice… [of] subject
matter and absolute freedom of research are rights which the artist justly
considers inalienable. In matters of art it is essential that imagination be
completely free from coercion, that no pressure of authority be exerted on it…
in art, all is permitted”. On the political function of art they stated : “All
that has been said here clearly shows that our defense of freedom of the arts
is not an attempt at justification of political indifference, and that we are
far from wanting to resurrect a so-called pure art which usually serves the
most impure purposes of reaction. No, our idea of the function of art is too
lofty to deny its influence on the destiny of society. We regard it as the
noblest task of art to work consciously and actively toward revolution”». Tout cela revalorisait sans doute des orgueils blessés, mais
politiquement pesa peu dans la balance des rapports de force politique. La
Révolution surréaliste demeurait insignifiante dans l’ensemble du jeu
idéologique de l’époque. Philippe Audoin a raison lorsqu’il écrit : «Ce qui motivera la rupture et ruinera toute
volonté d’engagement dans une formation politique institutionnelle, c’est
l’évolution, de plus en plus voyante, du stalinisme vers un régime policier,
inspiré d’une morale plus régressive
encore que la morale bourgeoise et qui sert en fait de couverture à un
terrorisme intellectuel et matériel dont le ressort, tant au niveau des
conceptions qu’à celui des moyens, participe d’un cynisme absolu».
L’aile du surréalisme qui
avait choisi le refus de l’engagement partisan ne se portait guère mieux.
Antonin Artaud, son inspirateur, son ange démoniaque, sombrait de plus en plus
dans la maladie mentale : «“Y a-t-il
d’ailleurs encore une aventure surréaliste et le surréalisme n’est-il pas mort
du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et
chercher dans le domaine de la matière immédiate l’aboutissement d’une action
qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau.”
Ces positions “idéalistes” laissent place à l’expression d’une détresse
physique et morale qui annonce l’Artaud foudroyé des dernières années : “Je
méprise trop la vie pour penser qu’un changement quel qu’il soit qui se
développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma détestable
condition. Ce qui me sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment la vie autant
que je la méprise.” Pour conclure il fait grief à ses ex-amis de choisir
l’action et de s’en déclarer aussitôt incapables “ai-je jamais dit autre chose?
Avec en ma faveur tout de même des circonstances psychologiques et
physiologiques désespérément anormales et dont, eux, ne sauraient se prévaloir.
“Artaud souffrait d’un manque d’être qui
le torturait physiquement et mentalement et pour lui le dualisme de l’âme et du
corps n’était pas une thèse philosophique désuète mais une réalité quotidienne
qui le désespérait. Que lui étaient les affaires de la “cité”, lui qui ne
parvenait à se supporter qu’avec le précaire secours de la drogue? Ses
activités ultérieures d’acteur et de metteur en scène et les réflexions
théoriques qu’elles lui inspirent, son voyage au Mexique où les Indiens
Tarahumaras l’initient au peyotl, cactus hallucinogène qu’ils utilisent
rituellement, ne lui seront de nul secours. En 1937, retour d’Irlande, le
délire, celui qu’on enferme, prend pleinement possession d’Artaud. On l’enferme
en effet. Saint-Anne, puis Ville-Évrard. En 1942, Desnos intervient auprès du
Dr Ferdière, qui dirige l’hôpital psychiatrique de Rodez et est lié avec plusieurs
anciens surréalistes. Le transfert est obtenu en 1943. […] L’être de beauté des années 20 est devenu Artaudle Momo, figure tragique, au-delà de
l’humain, qu’éclaire pourtant, par instants, un regard et un sourire de
compassion et de bonté. Au reste le génie qui inspire ou utilise son délire n’a
peut être jamais parlé de plus haut. Son Van Gogh, le suicidé de la société, paru en 1947, équivaut à une bouleversante
autobiographie et les poèmes crient et dansent la douloureuse passion de la
créature torturée par l’absence d’être et le refus de la naissance :
Car l’état œuf est l’état
Anti Artaud
Par excellence
Et il n’y a rien de tel
Pour empoisonner Artaud
Que de battre une bonne omelette
Dans les espaces…
Avant
qu’Artaud ne meure en 1948, il avait retrouvé Breton. C’est bien en vain qu’on
a tenté d’opposer radicalement ces deux destins. En 1946, Artaud était persuadé
qu’une émeute avait éclaté au Havre, lors de son retour d’Irlande et que Breton
s’était fait tuer pour le sauver. Breton évitait de le contredire. “Le jour
vint pourtant - c’était un matin, en tête-à-tête, à la terrasse des Deux-Magots - où
il me somma, au nom de tout ce qui pouvait nous unir, de confondre ceux qui
contestaient l’authenticité d’un tel fait…” Breton ne peut lui faire la réponse
attendue. “Il me regarda avec désespoir et les larmes lui vinrent aux yeux”». Durant toutes ces
années d’internement, tant d’horreurs s’étaient déroulées. Le monde était
devenu en lui-même une œuvre surréaliste. Corps exsangues, déconstruits,
démembrés, vidés de leurs organes; villes entièrement bombardées, réduites à
l’état d’amoncellements de ruines, des millions d’êtres errants par tout le
continent et même le reste de la planète. Cadavres pourris entassés dans des
charniers en Pologne, en Russie soviétique, au Japon. La Révolution surréaliste
n’avait rien à voir avec tout ça, pourtant, elle ne pouvait que contempler là
ce qu’elle avait annoncé avec un sérieux doctrinal. Tout n’était plus qu’un immense
collage surréaliste unissant côte à côte des objets dissemblables et dont le
sens, finalement, ne signifiait rien, sinon l’absurde, le Néant : «La terre était également jonchée de milliers
de papiers : photographies, calepins, passeports, cartes, lettres; il y avait
même un volume de Nietzsche qu’un superman nazi avait sans doute voulu garder
jusqu’à la fin. Presque tous les morts avaient été ensevelis, mais autour du
phare en ruine des cadavres et des radeaux sautaient sur les vagues. Certains
de ces morts avaient fait partie des 750 S.S. qui s’étaient groupés autour du
phare sans vouloir se rendre. Et là, parmi ces cadavres, je vis l’affreux
spectacle d’un squelette où restaient accrochés quelques lambeaux d’une étoffe
blanche rayée de bleu : le telniachka
(maillot) d’un marin de la mer Noire. Avait-il fait partie de ces derniers
groupes qui, ici même, à l’extrémité du promontoire de Chersonèse, s’étaient
battus en 1942, comme hier les Allemands, et dont le corps était resté sans
sépulture sur ce bout de terrain désolé?».
La trahison de son vieux
complice, Aragon, blessa plus profondément Breton qu’il ne parut. Son exclusion
du Parti communiste français en ajouta. Breton, comme le souligne
François-Georges Dreyfus, «a été un
merveilleux “éveilleur” et simultanément un petit tyran, intolérant, à même “de
rejeter, de confondre, d’exclure”. Breton reprend, si l’on en croit Valberg, le
commandement de Caspar D. Friederich : “Clos ton œil physique afin de voir
d’abord ton tableau avec l’œil de l’esprit. Ensuite, fais monter un jour ce
que tu as vu dans la nuit”, ce que Breton
traduira ainsi : “L’œuvre plastique… se référera à un modèle purement intérieur
ou ne sera pas”». Ce côté sectaire du
poète, qui lui vaudra l’ironique titre de pape
du surréalisme, devait se manifester après la rupture du Parti communiste
français. Il en était même une réponse, un effet-miroir vengeur. Avant ces
tragiques confrontations, Breton se montrait plutôt facilement accueillant des
jeunes qui entendaient rallier la Révolution surréaliste : «Un renfort singulier “rejoint”, en 1925,
sous les bannières lacérées de l’humour, Jacques Prévert et sa bande : son
frère Pierre, Marcel Duhamel et un jeune peintre breton, encore incertain de sa
manière, Yves Tanguy. Les quatre arrivants sont aussi désargentés que joviaux.
Seul Duhamel, qui dirige un petit hôtel, a des moyens réguliers d’existence;
leur repaire est une bicoque agressivement aménagée, et sise au 54 de la rue du Château. Elle deviendra l’un des hauts lieux du surréalisme avec l’appartement
qu’occupe Breton, 42 rue Fontaine. Ses hôtes mènent, aux yeux du petit monde du
quartier, joyeuse vie. Le cinéma, la déambulation nocturne, les disques de jazz
dixieland - et les libations
prolongées, suffisent à les occuper. Le fou rire y est naturel, spontané,
presque permanent. L’ébriété le relance, lui donne l’efficacité d’un rite
sauvage, le poids d’une institution, l’emprise d’une société secrète dont
Prévert serait le Grand Maître; c’est lui toutefois qui garde le plus souvent
un sérieux à la Buster Keaton en improvisant, pour un auditoire démesurément
hilare, les mille et une nuits de l’humour. […] À un certain degré
d’alcoolisation, il devenait encore plus drôle, créant avec un sérieux
inimitable - il ne riait jamais - les situations les plus inattendues au dépens
de tout et de tout le monde». Ces deux
localisations géographiques ont fourni l’idée qu’il existait deux types fort
distincts de surréalistes. Du côté de la rue Fontaine, où résidait Breton, il y
avait la direction des publications «dans
les revues qu’il a successivement dirigées de près ou de loin, ou “inspirées” (la
Révolution surréaliste, le Surréalisme au service de la Révolution, Variétés,
Documents, Minotaure, etc.), André Breton
s’est appliqué à définir la seule attitude “pure” à ses yeux. Accueillant les
uns, frappant les autres d’excommunication majeure, en vrai Saint-Just du
surréalisme, il a conduit son groupe - où ne restent que deux ou trois des élus
de la première heure - du subjectivisme anarchique au “culte de l’Orient”, à un
certain satanisme teinté d’occultisme, au matérialisme dialectique, à une
doctrine enfin qui tente de faire sa part à l’univers intérieur de l’esprit et
à celui des objets». De l’autre
localisation, la liberté absolue, projet enfin réalisé de la mystique
surréaliste : «On a opposé la rue du
Château à la rue Fontaine, prôné la liberté qui y régnait au détriment de
l’oppression intellectuelle et morale à laquelle Breton aurait soumis ses plus
proches amis. Là encore on s’est proposé non seulement de dénigrer Breton, mais
aussi d’introduire l’arrière-pensée frauduleuse, commune à tous les exclus et à
tous les transfuges, que le surréalisme aurait eu avantage à se passer de lui!
Thirion fait, avec précision, justice de ces insinuations : “On a joué, rue du
Château à tous les jeux surréalistes et peut-être y a-t-on fait plus de
cadavres exquis qu’ailleurs, mais l’intérêt véritable se déplaçait vers des
moyens d’expression plus populaires. Ainsi naquirent un peu plus tard, la
Série Noire, les films des Prévert, Paroles, les romans de Queneau.” Thirion ne méconnaît
pas que cette tentative de rigueur et, à cette époque difficile, plus
sombrement intransigeant que par le passé, comme une intolérable entreprise de
vulgarisation. Reste que, sur l’intransigeance essentielle, l’accord est total
et profond: “La rue du Château et la rue Fontaine avaient la même horreur pour
les débordements de la bohème artistique qui les environnait l’une et l’autre.
L’usage de la drogue, l’homosexualité étaient l’objet de réprobation et les
deux ou trois exceptions tolérées (Malkine et Crevel, par exemple)
s’expliquaient par l’honnêteté foncière et les qualités humaines des
intéressés. Le libertinage était mal vu, la grivoiserie proscrite. La règle
d’or, c’était l’amour-passion, et de préférence fatal, entre deux individus de
sexe opposé…”».
Avec le temps, toutefois,
et les crises internes qui déchiraient morceau par morceau le mouvement,
l’autorité de Breton devint de plus en plus impérative. «Quelle que soit la prudence avec laquelle on doit l’accueillir,
écoutons quand même le témoignage d’Albert Paraz : “Je me rappelle André Breton
absolument désolé, sa forte tête exprimant le désarroi parce que Céline avait
eu l’air de dire que le surréalisme était juif. - Mais il n’y a pas de Juifs
chez les surréalistes, criait Breton désemparé.” On savait déjà qu’il ne
faisait pas bon être homosexuel dans l’entourage de Breton». Il est
particulièrement vrai que Crevel, jeune homme qui acceptait mal son
homosexualité, finit par s’empoisonner au gaz. Non pas que Breton en fut le responsable, mais une certaine atmosphère d’exclusion s’installa peu à peu
autour de lui, par ses excommunications que tout le monde, comme les Jésuites
envers le pape, ne prenait pas toujours au sérieux : «Il ne faudrait pas croire non plus que le centralisme bretonnien eût
toujours imposé son règne. Ceux qui logeaient 54, rue du Château (Tanguy,
Prévert), eurent tendance à former un “sous-groupe”, où l’on faisait bon marché
des oukases. Et sans parler des dissidents authentiques…». Voilà pourquoi on
prenait les locataires surréalistes de la rue du Château pour plus ouverts que
les vieux surréalistes de la rue Fontaine. Quoi qu’il en soit, un aspect
sectaire du surréalisme se développa après l’exclusion du Parti communiste et
le caractère même d’André Breton devint plus sévère envers les membres du
mouvement : «Sentimentaux
irrationalistes, rêveurs, individualistes et tournés vers le monde du mythe,
tels sont les surréalistes. André Breton, parce qu’il savait élever le débat au
niveau des idées directrices, a plus ébloui les peintres qu’il n’a été leur
directeur de conscience artistique (et morale). Quels créateurs d’envergure se
laisseraient enfermer, même par amitié et admiration, dans les rituels d’une
secte? Quelle personnalité intérieurement libre irait seulement songer à
s’asseoir sur la molesquine chaque semaine, quand ce n’est pas tous les jours,
pour entendre les sentences du maître, et les faire siennes? En peinture, plus
qu’en tout autre art, la doctrine vient après». Pourtant, c’est un
peintre qui allait faire l’objet du premier procès d’hérésie au sein même du
groupe surréaliste. Fini le procès Barrès, le Cadavre d’Anatole France, c’est Salvador Dalí, la vedette du
groupe, qui va être exclu, après un méchant procès que lui tint Breton.
Dalí avait été une découverte
de Breton, qui l’avait amené par la main – le jeune peintre pensait qu’il avait
affaire à un pédéraste – au Quartier Général des surréalistes. Mais bientôt, le
poète comprit que l’esprit avec lequel le peintre interprétait le surréalisme
dépassait les limites étroites qu’il lui avait imposées depuis le premier Manifeste. L’œuvre de Dalí portait en
elle une ambiguïté qui dérangeait Breton et ce dernier ne se cacha pas pour la
rendre publique : «En préfaçant, en
1929, la première exposition Dali, Breton met l’accent sur cette ambiguïté :
“D’un côté, il y a les mites qui prétendent se mettre à ses vêtements et ne pas
même le quitter quand il va dans la rue; les mites en question disent que
l’Espagne et même la Catalogne est bonne, qu’il est ravissant qu’un homme
peigne des choses si petites si bien (et que c’est encore mieux quand il
agrandit) qu’un personnage à la chemise merdeuse, comme il y en a un dans le Jeu
lugubre, vaut dix hommes habillés et, à
plus forte raison, cent hommes nus et que ce n’est pas trop tôt que la vermine
soit reine du pavé dans notre cher pays et dans sa capitale en friches (…) De
l’autre côté, il y a l’espoir, l’espoir que tout ne sombrera pas quand même,
que l’admirable voix qui est celle de Dali ne se brisera pas pour commencer à son oreille, du fait que certains ‘matérialistes’ sont intéressés à la lui faire
confondre avec le craquement de ses souliers vernis.” Texte prophétique: le
démon du cabotinage mondain avait ordre de travailler Dali et Gala était son
prophète», ou plutôt son
tiroir-caisse. Breton se projetait dans la deuxième partie – celle élogieuse –
de l’espérance contenue dans les œuvres du peintre; mais il ne se reconnaissait
pas du tout dans la chemise merdeuse du Jeu
lugubre. En fait, c’était tout ce que l’on voyait sur ce tableau, dans
l’angle bas du côté droit puisqu’elle n’était même pas placée au centre. Avec
Dalí, le surréalisme entrait de plain pied dans la scatologie qui avait déjà
fait les délices de Dada. Tandis que Jarry modifiait le mot pour le festin du Père
Ubu, la merdre était devenue le NOIR
CACADOU, une danse de 5 personnes avec Mlle Wulff, les tuyaux dansent la
rénovation des pythécantropes sans tête, asphyxie la rage du public Dans la foulée de l’urinoir de Duchamp, on
retrouvait Dieu de l’Américain Morton Schamberg , un coude de tuyau avec valve. Le côté puritain de Breton
n’autorisait pas de telles associations obscènes, aussi, lorsque Dalí présenta
son Jeu lugubre, il s’attira
d’étranges questions de la part de ses confrères qui «s’inquiétaient de plus en plus du caractère scatologique de son
tableau, le Jeu lugubre, et se
demandaient avec angoisse s’il n’était pas devenu coprophile, trouvant en effet
que “le caleçon éclaboussé d’excréments était peint avec un réalisme (…)
complaisant”». En retour, Dalí
traita les surréalistes de révolutionnaires
au papier hygiénique qui avaient peur
de la merde, tandis que Georges Bataille publia un article consacré au
tableau qui commençait par cette phrase : «Le désespoir intellectuel n’abouti ni à la veulerie ni au rêve, mais à
la violence».
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Salvador Dali. Le Jeu lugubre, 1929. |
C’était une critique
vitriolique du tableau, «contre les demi-mesures, les échappatoires, les
délires trahissant la grande impuissance poétique, il n’y a qu’à opposer une
colère noire et même une indiscutable bestialité : il est impossible de
s’agiter autrement que comme un porc quand il bâfre dans le fumier et dans la
boue en arrachant tout avec le groin et que rien ne peut arrêter une répugnante
voracité». Le Jeu lugubre ne provoqua pas une
commotion seulement sur un fion de merde sur la toile. Il révélait quelque
chose de plus profond parmi les surréalistes, allant jusqu’à ébranler
l’inconscient collectif du groupe, sinon de chacun de ses membres. Ce tableau,
de 1929, apparaissait à Bataille comme «la
genèse de l’émasculation et les réactions contradictoires qu’elle entraîne [qui]
sont traduites avec un luxe de détails et
une puissance d’expression extraordinaires. Sans prétendre épuiser les éléments
psychologiques de ce tableau, je puis en indiquer ici le développement général.
L’acte même de l’émasculation est exprimé par la figure A dont le corps, à
partir du ventre, est entièrement déchiré. La provocation qui a causé
immédiatement cette punition sanglante est exprimée en B par des rêves de
virilité d’une témérité puérile et burlesque (les éléments masculins sont
représentés non seulement par la tête d’oiseau, mais par l’ombrelle de couleur,
les éléments féminins par des chapeaux d’homme). Mais la cause profonde et
ancienne de la punition n’est autre que l’ignoble souillure du personnage en
caleçon (C) souillure sans provocation d’ailleurs, car une nouvelle et réelle
virilité est retrouvée par ce personnage dans l’ignominie et dans l’horreur
elles-mêmes. Toutefois la statue à gauche (D) personnifie encore la
satisfaction insolite trouvée dans l’émasculation soudaine et trahit un besoin
peu viril d’amplification poétique du jeu. La main dissimulant la virilité de
la tête est une suppression de règle dans la peinture de Dali, où les
personnages qui, pour la plupart, ont perdu leur tête ne la retrouvent qu’à la
condition de grimacer d’horreur. Ceci permet de demander sérieusement où en
sont ceux qui voient s’ouvrir ici pour la première fois les fenêtres
mentales toutes grandes, qui placent une
complaisance poétique émasculée là où n’apparaît que la nécessité criante d’un
recours à l’ignominie». La lecture que
Bataille fait du Jeu lugubre en dit
peut-être davantage sur Bataille lui-même (après tout, c’est lui qui fait la
lecture et le transfert n’est pas impossible) que sur Dalí. Jean-Louis
Gaillemin apporte à l’analyse des nuances non négligeables sur le même Jeu lugubre : «Le Jeu lugubre accentue la rotation de ces fantasmes [ombre
phallique de petite fille qui tend une bourse à un vieillard freudien; couple
homosexuel; homme aux mains vaginales; apparition de tête diaphane et
nécrosée…] en un immense mirage sous la
main démesurée d’un androgyne qui se voile la face. Au premier plan, un couple
masculin (père et fils?) maculé de sang et d’excréments, aux attitudes
équivoques. Au-dessus de la tête du Masturbateur aux yeux clos, l’image
érotique se dédouble : le sein d’un buste de femme devient le testicule
d’un doigt phallique. Oreilles de lapins ou plis de chapeaux, bouche barbue ou fumée de cigarette, tout est bon pour simuler les fentes vaginales tandis que
les fessiers rougis de sang s’imposent comme objets du désir. La proximité d’un
calice et de son hostie ajoute son piment blasphématoire à l’obscénité. Aux
pieds de l’immense éruption chaotique, l’ornement “Modern Style„ étend son
ombre divagante». Angoisse de la
castration, ou n’est-ce pas plutôt aveu d’impuissance? Dalí, qui est amoureux
fou de Gala recevra la vraie réponse de sa muse : «…dans Le Jeu lugubre, un
homme vu de dos, en bas, à droite, exhibe un caleçon souillé d’excréments.
L’allusion à la peur du peintre est assez claire mais, selon l’optique du
moment, on préféra penser à la coprophagie et Dali nous relate, à ce propos,
l’inquiétude de Gala. “Si vous voulez, lui dit-elle, vous servir de vos images
pour faire du prosélytisme en faveur d’un vice que vous pensez génial, cela
risque, selon nous, d’affaiblir considérablement votre œuvre, de la réduire à
un document psychopathologique». Aussi,
s’offrit-elle à lui comme modèle en l’un des plus fructueux mariage dans le
monde des arts. En voulant créer une œuvre «paranoïaque» selon les conclusions
de Lacan, Dalí, en effet, présentait une œuvre qui ne faisait qu’égarer le
mouvement. Il n’était pas nécessaire de remonter aussi loin pour cerner la
gynophobie et le penchant homosexuel de l’artiste dont les relations avec le
poète Garcia Lorca ont depuis défrayé la manchette.
Cette incartade dans le
retour de l’érotisme et du freudisme surréalistes permet de comprendre ce qui
suivit. Avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Tout se passa au cours d’une
séance dont étaient habitués les surréalistes : «Marcel Jean et Arpad Mezei racontent une fameuse séance du groupe
surréaliste en janvier 1934, où Dali fut sommé de s’expliquer sur l’admiration
qu’il avait manifestée pour Hitler. Le peintre se surpassa dans des numéros
dont il a le secret. Prétendant avoir la fièvre, il s’interrompait sans cesse
pour consulter le thermomètre qu’il avait dans la bouche. Comme il lisait une
apologie de Hitler-Maldoror, Breton l’interrompit brutalement : “Allez-vous
cesser de nous emmerder avec votre Hitler!” Dali eut beau arguer de
l’orthodoxie du surréalisme (celui de 1924) et des rêves qu’il faisait chaque
nuit, il fut bel et bien exclu ce jour-là. Les événements du 6 février 1934
ayant détourné l’attention du groupe, on passa l’éponge. Mais il fallut revenir
à la charge en 1939, quand, décidément, Dali paru irrécupérable. On le voit, ce
peintre, dont l’œuvre plastique représente une des lignes les plus typiques du
surréalisme, fut exclu pour des raisons qui ne sont ni poétiques ni picturales,
mais exactement morales. Tout n’est pas permis aux instincts débridés, même
quand leurs impulsions prennent l’aspect d’une inspiration artistique». Breton, lui, ne
cessa de mépriser le peintre catalan, fustigeant «“l’imposture d’un genre picaresque du néo-phalangiste-table-de-nuit
Avida Dollars”. Dali terminait alors la rédaction de sa Vie secrète. Si l’on en croit ce texte, il eut des
difficultés d’argent. L’aménagement de la maison de Port Lligat fut une des
raisons de son appétit de finance. Quant à ses contacts avec des firmes
américaines férues de publicité baroque, ils ne furent pas de tout repos». Il est vrai que le
succès américain de Dalí lui rapportait une fortune, ce qui n’était pas le cas
des autres membres du groupe. Et Dalí aimait l’argent. Lorsqu’il rallia le
franquisme, il ajouta le dégoût au mépris, mais la secte surréaliste était
prise à son propre jeu ambiguë : «Certes,
les options politiques du surréalisme ne pouvaient permettre que fût tolérée
une apologie, même délirante, de Hitler, ni que cet ancien compagnon de Lorca
(il l’avait connu étudiant à Madrid) pût devenir l’adepte des fascistes qui ont
assassiné le grand poète espagnol, mais Maldoror, ni Sade, que les bretonniens
ont sans cesse à la bouche, ne sont des héros de la tendresse humaine et Hegel
a été un pontife du pangermanisme… Les options antichrétiennes du mouvement
excluaient qu’on pût rester surréaliste en prônant, avec un mysticisme à
l’espagnole, l’esprit de soumission au pape, mais - outre que le catholicisme
de Dali n’en fait guère un saint de l’Église -, Reverdy, Jouve, honorés par les
surréalistes, n’ont jamais caché qu’ils fussent croyants. Enfin, les exigences
morales du surréalisme lui donnaient la plus vive répulsion pour les talents
publicitaires et commerciaux dont Dali sut faire preuve, ce qui n’empêche pas
les surréalistes d’avoir su vendre leurs produits, ni le groupe d’avoir su
mener sa barque, de scandales en expositions retentissantes, de la conquête de
mécènes des deux sexes à la conquête de la revue Minotaure, en sorte que, talents mis à part, ils se
sont, somme toute, bien défendus… La vie privée? Elle ferait plutôt de Dali un
adepte de l’amour unique, prêché par Breton et chanté par Aragon, puisqu’il est
toujours resté le mari fidèle et lyrique de Gala. […] Ajoutons que, sur le plan des idées, Dali a représenté le surréalisme
le plus freudien, ce qui peut passer pour une sorte d’orthodoxie. Il est le
seul entre tous, peintres ou poètes, dont Freud ait fait l’éloge [dans une
lettre à S. Zweig]». La Révolution
surréaliste se voyait récupérée progressivement par le conformisme capitaliste,
libéral et démocratique. Le compagnonnage de route avec le communisme n’était
plus qu’un égarement oublié. Les profanations de Lautréamont étaient maintenant
feutrées. Le surréalisme était une voie de passage dans la désagrégation de la
civilisation occidentale, du stade sadique-anal à celui du stade
sadique-oral : La beauté sera
comestible ou ne sera pas.
Le cas Dalí n’est que
l’exemple le plus spectaculaire. Dans la secte rassemblée autour de Breton, le
climat n’était pas à l’amour et à la compréhension mutuelle : «Fidèles et hérétiques se comptent. Signent
le prière d’insérer du Manifeste, en
un acte collectif d’allégeance. Alexandre, Aragon, Buñuel, Char, Crevel, Dali,
Éluard, Ernst, Malkine, Péret, Sadoul, Tanguy, Thirion, Unik, Valentin. Les
dissidents réagissent par la publication d’un tract. Un Cadavre (qui reprend le titre du pamphlet contre
Anatole France) : Ribemont-Dessaignes, Vitrac, Limbour, Morise, Jacques Baron,
Leiris, Queneau, Boiffard, Desnos, Prévert, Bataille le contresignent (Naville
s’abstient). La contre-attaque, comme l’attaque, vise l’homme - non sans coups
bas. Il appelle à une révolte qu’il ne pratique pas : “Aux premiers troubles,
il partira à Coblence”* (Desnos), il mène la “petite vie sordide de
l’intellectuel professionnel” (Ribemont-Dessaignes). Il est homme de lettres
comme les autres : “Pour une coupure de presse, il gardait la chambre pendant huit
jours” (Prévert). Sa prétention moralisante, sa tendance à juger, à séparer le
bon et le mauvais sont dénoncées : “Il se croyait évêque ou pape en Avignon”,
dit Prévert: “Il est”, dit Ribemont-Dessaignes, “flic et curé”. Il fait ses
affaires en trafiquant avec tableaux et objets, mais n’admet pas que les autres
gagnent leur vie, accuse Desnos. Mais celui-ci, dans un texte intitulé Troisième
Manifeste du Surréalisme, élève le débat
: dans l’idée de sur-réalité, telle que Breton vient de la reprendre, il subodore
une arrière-pensée religieuse…». Bien des chefs de
mouvements artistiques et littéraires avaient été critiqués, mais rarement
furent-ils haïs autant que Breton. Comme si, après avoir prêché la haine du
monde bourgeois, les surréalistes se reconnaissaient parmi cette classe et
faisaient de Breton l’âne de la fable : «Les surréalistes prirent tellement en haine la culture bourgeoise
française qu’ils en vinrent à s’écrier : “À bas la France, vive l’Allemagne”…». Ils auraient pu en
dire tout autant du surréalisme même. Le suicide pesait sur les
surréalistes : «On se suicide,
dit-on, par amour, par peur, par vérole? Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime,
ou croit aimer; tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins
syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui
n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation
d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une
sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus
vraisemblablement juste et définitive des solutions : le suicide»,
écrivait René Crevel.
Crevel fut trouvé au petit
matin d’une journée de 1935, son cadavre auprès d’un fourneau à gaz fusant. Peu
auparavant, dans la revue Détours, il
écrivait : «Une tisane sur le
fourneau à gaz; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée, j’oublie
de mettre l’allumette. Réputation sauve et le temps de dire son confiteor…». Il n’avait que 35
ans. D’autres - Dominguez, Duprey – préféreront la corde. Plus souvent,
toutefois, le suicide ne sera que symbolique : «L’ultime conséquence de sa série d’autoportraits est la destruction de
son propre portrait, comme Max Ernst l’entreprit sur une carte postale de
l’année 1935. Des bandes noires comprenant des lignes de texte, apparaissent
collées par dessus le visage, comme si le verre posé sur la photographie
s’était brisé. En réalité, Max Ernst a volontairement brisé la plaque photo,
dans un geste de destruction de sa physionomie propre et dans une tentative de
distanciation par rapport à son propre moi. Dans les fissures, que l’artiste
s’est ensuite employé à élargir, il a introduit des bandes noires et inscrit en
blanc des titres de tableaux et des informations relatives à une exposition de
ses œuvres. Dans l’image ainsi transformée en un collage et imprimée sur les
billets d’entrée, les traits du visage sont encore reconnaissables, la personne
peut être identifiée, mais la personnalité est volontairement blessée, altérée.
Dans les bandes de cette brisure sont inscrits les titres des tableaux qui ont
visiblement conduit à la destruction de la physionomie. L’image de la
personnalité se trouve ainsi remplacée par les œuvres. Il semble également
possible d’interpréter ce collage comme un regard dans un miroir brisé. Alors,
l’identité serait conservée, mais sa reproduction altérée, sa contrepartie,
d’une autre nature, en raison du morcellement, serait devenue image au sens
d’une division de la personnalité».
|
Max Ernst. la tentation de saint Antoine, 1945. |
Breton, tant qu’à lui,
devint rond de cuir de la poésie : «Chaque
chose à sa place, mais ce n’est pas à celle que vous croyez. Cet objet morne,
aplati, ce rond de cuir, voilà qu’on lui propose une vie héroïque. Ainsi se
révèlent certains, à la faveur d’une guerre». Car ce ne fut pas
le cas de Breton qui rejoignit Dalí en Amérique, passant un temps par le Québec
mais préférant de loin New York comme tous les intellectuels français en
émigration. Rares furent ceux qui gardèrent un respect intact pour André
Breton. «Duchamp a fait l’obsèque de
Breton : “Je n’ai pas connu d’homme qui ait une plus grande capacité d’amour.
Un plus grand pouvoir d’aimer la grandeur de la vie et l’on ne comprend rien à
ses haines, si l’on ne sait pas qu’il s’agissait pour lui de protéger la
qualité même de son amour de la vie, du merveilleux de la vie. Breton aimait
comme un cœur bas. Il était l’amant de l’amour dans un monde qui croit à la prostitution. C’est là son signe”». Pour Breton, le
surréalisme reproduisait une certaine forme areligieuse du catholicisme, un
idéal de vérité et de beauté appelé à dépasser les limites sublunaires de ce
monde. Plus que n’importe quelle forme de réalisme, c’est aux sources
symbolistes, si on en croit Philippe Audoin, qu’il faudrait avoir recours pour
comprendre les fondements mystiques du surréalisme : «On méconnaît trop souvent l’importance qu’a eu le symbolisme fin de
siècle et son narcissisme décadent
pour les premiers surréalistes. Les auteurs qui, de près ou de loin se
situaient dans ce courant qu’à tort on oublie ou dénigre de nos jours, leur ont
offert leurs premières lectures défendues. La classe finie on retrouvait
Mallarmé ou le Huysmans de À Rebours
et de moindres et plus tardifs seigneurs : Marcel Schwob, Pierre Louys, ou
Maurice Maeterlink, par exemple». Ce vieux fonds ne
cesse pourtant de remonter à la surface, autant dans les thèmes poétiques que
dans les thèmes et même, chez Ernst, dans le traitement artistique. Le
symbolisme, le Modern Style, les
formes florales, marines, les beaux cadavres blancs devenus pourriture.
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Salvador Dali. La tentation de saint Antoine, 1946. |
Si le surréalisme ne fut
pas religion et Breton son pontife, il fut à n’en pas douter une mystique. Une
mystique qui se tenta à la politique mais qui préféra demeurer mystique plutôt
que se corrompre comme le futurisme et le réalisme socialiste. Par le fait
même, il se condamnait, car à la jonction de la régression sadique-anale et
sadique-orale, il avait peu de chance de survivre intégralement comme
révolution. Culturel il demeura, mais d’une culture différente de celle dont
ses fondateurs attendaient. Certes, il demeura ce que Jean Bazaine désigne
comme «cette “photographie de
l’irrationalité concrète”, cette consécration innocente, cette preuve par la
négation d’un univers bien établi». Et Breton lui même
le reconnaissait lorsqu’il écrivait dans le numéro 4 de la revue La révolution surréaliste, en juillet
1925 : «Toute négation s’accompagne
d’une affirmation simultanée, toute destruction entraîne une construction». Comme les grands
mystiques espagnols, ces visionnaires du silence, sinon de l’absence de Dieu,
les surréalistes détruisaient les vertus, les oboles, les oraisons
quémandeuses, les rites et les pratiques en vue d’accéder à l’essentiel qui est
la création. Création qui s’obtient
par la pratique de la poésie et de l’art. La mystique de Dada était
nietzschéenne, celle du surréalisme sera catholique (c’est-à-dire universelle,
apostolique et centralisée). Voilà pourquoi Breton se fera pontifex, éloignant les mauvaises influences, les dérives
démoniques, les corruptions partisanes ou financières. Avida Dollars (anagramme
de Salvador Dali) jouera le rôle du Lucifer, du Satan maudit. Aragon, celui du
Judas, et chaque exclu comme chaque fidèle disciple rejoueront le mystère de la
Passion-Breton. La Révolution surréaliste n’est pas l’hédonisme qu’il deviendra
après-guerre. C’est une vision très stoïcienne de la lutte des classes comme de
la libération des pulsions, d’où ce refus
global que prend sa forme expressive : «Contre les tabous du christianisme, contre les disciplines de parti,
contre la coercition sous toutes ses formes (“Ouvrez les prisons! licenciez
l’armée!”), contre tous les dogmatismes, pour l’enfance contre les adultes, pour
la folie contre les psychiatres, pour “l’amour admirable” contre la “vie
sordide”, contre la spécialisation professionnelle pour la poésie, contre le
travail pour le loisir, contre le rationalisme pour une “raison véritable” qui
serait “assimilation continue de l’irrationnel”, l’homme surréaliste ne se
révolte pas pour s’adonner à des satisfactions épicuriennes ni à des caprices,
il se révolte pour mener à bien, hors de toute contrainte, une connaissance qui
le fait poète».
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Salvador Dali. La cène, 1955. |
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Giorgio De Chirico. Énigme d'un après-midi d'automne, 1910 |
D’où vient ce mysticisme
négatif? Read et Passeron s’entendent pour en voir la source dans la pittura métafisica de Giorgio De Chirico
(1888-1978). Malgré l’abus du terme de scuola
metafisica, De Chirico «ne
nourrissait aucune intention d’analyse et n’avait aucune aptitude à la logique
: il se servit de la perspective, par exemple, non pas dans un but de
représentation mais uniquement pour son pouvoir émotionnel. Dans ses tableaux,
les objets sont en général isolés, ils relèvent d’un état imaginaire, et ils
sont disposés de telle sorte qu’ils créent un sentiment d’attente, de drame.
Mais de ses compositions ne se dégage aucune impression de volonté réfléchie,
et on doit supposer que ces images apparaissaient à sa vision intérieure avec
une spontanéité rappelant un état de transe. Elles tenaient à une sorte de
mystérieuse faculté d’évocation que l’artiste perdit du reste brutalement par
la suite, mais non sans avoir produit d’abord une œuvre picturale qui exerce
toujours un curieux pouvoir magique. C’est Chirico lui-même qui nous a donné la
meilleure description verbale de la poésie de ses paysages : “Parfois l’horizon
est défini par un mur derrière lequel s’élève le bruit d’un train qui
disparaît. Toute la nostalgie de l’infini, nous est révélée derrière la
précision géométrique de la place. Nous éprouvons les émotions les plus
inoubliables lorsque certains aspects du monde dont nous ignorons complètement
l’existence, nous confrontent soudainement avec la révélation de mystères qui
restaient tout le temps à portée de nous, que nous ne pouvons pas voir parce
que nous avons la vue trop courte et que nous ne pouvons pas sentir parce que
nos sens sont mal développés. Leurs voix mortes nous parlent de très près, mais
elles nous paraissent comme des voix venues d’une autre planète”». Pour sa part,
Passeron rappelle le cheminement De Chirico : «Le cas de Giorgio de Chirico est des plus intéressants pour l’histoire
des débuts du surréalisme pictural, puisque ce peintre va tour à tour respirer
l’encens et essuyer les foudres d’André Breton. Né en 1888 sur la côte grecque,
où son père, un ingénieur de Palerme, installait des voies ferrées, c’est un
homme de la Méditerranée, marqué par l’angoisse nordique. Il eut pour mère une
femme autoritaire. Et il lui fallut vivre avec elle, après la mort, en 1905,
d’un père qu’il admirait - ce père dont il parle dans des textes littérairement
remarquables comme Le Fils de l’ingénieur et Hebdomeros. L’un de ses
meilleurs biographes, M. Soby, note que vers 1907-1908, à Munich, où il était
élève de l’Académie royale, Chirico se laissait influencer par Böcklin et
d’autres peintres “littéraires”. Il aura, en 1909, une “période Böcklin”. À
Munich, il lit Nietzsche, Schopenhauer et les romantiques allemands; c’est, à
coup sûr, vers cette époque que mûrit l’alchimie chiriquienne. De retour en
Italie, toujours avec sa mère, il reste en marge des mouvements qui
renouvellent alors la plastique dans les capitales d’Europe. Le futurisme, dont
il perçoit le vacarme, le laisse froid. Dès Énigme d’un soir d’automne et Autoportrait (1910), il a trouvé son style». Mais Chirico ne
resta pas en Allemagne ni en Italie. «Voici
la famille à Paris en 1911, et Chirico commence à se souvenir. Villes à arcades, Italie, Florence
peut-être, Turin à coup sûr, mais revus à travers la mélancolie d’un exilé
pauvre à qui les objets se mettent à faire des signes. Il est trois heures
moins cinq au cadran de L’Énigme de l’heure (1912). Dans le lointain de Souvenir d’Italie (1913), un train passe, la place est déserte autour d’une statue de
matrone couchée. Ces trains (souvenir du père?) hantent nombre de ses toiles :
Inquiétude du poète, Voyage anxieux… Dans
celle-ci (1913), où les arcades en
perspectives plongeantes se disposent entre deux portiques, l’un qui laisse
voir une locomotive à grosse fumée blanche, l’autre qui donne sur le noir total
(l’avenir?) Chirico, en effet, passe à la métaphysique. Ce monde est réel, mais
déréalisé dans le sens abstrait-figuratif du décor de théâtre».
|
Giorgio De Chirico. Piazza d'Italia con Arianna, 1948. |
|
Giorgio De Chirico. |
Fascinante à tous les
points de vue, délaissant le culte de la machine qui emporte cubistes et
futuristes, sans les crispations hystériques des expressionnistes, De Chirico
offrait une vision toute autre du réalisme, et par le fait même, de
l’attraction pour une logique tout à fait métamorphosée dans sa fonction au
sein de l’Imaginaire. On a vu l’influence de Chirico sur Dalí, mais d’autres «peintres sont entrés dans le surréalisme par
la porte de Chirico : Tanguy, Magritte, Delvaux ont reçu de lui leur émotion
initiale. Ils trouvent ensuite leur propre voie. S’ils gardent de la leçon
chiriquienne une image quelque peu théâtrale de l’espace, les événements et les
choses qu’ils y représentent précisent assez vite leurs visions particulières». Des éléments issus
du monde de Chirico seront projetés dans des environnements figuratifs tout à
fait différents, comme chez Ernst par exemple. Et ce qui fascine dans les
œuvres de Chirico se retrouvera dans les tableaux de Tanguy, cette «absence de toute présence humaine (ou même
de toute vie, si l’on hésite à trouver vivants les protozoaires osseux qui
végètent sur leur banc) n’est pas sans rappeler le désert des villes de
Chirico. On a parlé aussi de la ville d’Ys: ne passe-t-elle pas pour être
engloutie au large de Locroman? Il y a du lendemain de cataclysme chez Tanguy.
Ou bien évoque-t-il la “vase atmosphérique” où nous respirons à peine? Quelle
obsession de l’irrespirable hantait ce peintre méticuleux, qui travaillait dans
un atelier impeccablement propre, avec une palette parcimonieuse?». Sur ce point, les
mondes engloutis, les cités recouvertes de coraux répondront parfaitement au
silence inquiétant des villes désertes de Chirico. Tout cela est bien
métaphysique et le mysticisme, surtout lorsqu’il est négatif, lorsqu’il ne
découvre que solitude et absence, n’invite pas à une métaphysique d’espérance. Avec
les années, De Chirico «philosopha» sur son art : «As for Nietzsche, De Chirico wrote in this autobiography of 1945 that
what he found most interesting in the philosopher-writer was “a strange, dark
poetry, infinitely mysterious and lonely, based on atmosphere… on the
atmosphere of an afternoon in autumn when the weather is clear and the shadows
are longer than they have been all summer, because the sun stands low in the
sky”. And he added. “The place where this phenomenon can best be observed is
the Italian city of Turin”. Whereas Böcklin tend to stress the fantastic aura
of reality, Nietzsche attempted to make the objective world translucent. These
concepts determined the work of De Chirico. He was stimed by Nietzsche’s
description of Turin’s city squares. In 1911, he visited the city and saw those
squares : they became one of his most important pictoral subjects». Sans contradiction apparente, le peintre italien avait raconté «cette évocation de Versailles […] : “Pendant un clair après-midi d’hiver je
me trouvais dans la cour du palais de Versailles. Tout était calme et
silencieux. Tout me regardait d’un regard étrange et interrogateur. Je vis
alors que chaque angle du palais, chaque colonne, chaque fenêtre avait une âme
qui était une énigme. Je regardais autour de moi les héros de pierre immobiles
sous le ciel clair, sous les rayons froids du soleil d’hiver qui luit sans
amour comme les chansons profondes. Un oiseau chantait dans une cage suspendue
à une fenêtre. Je sentis alors tout le mystère qui pousse les hommes à créer
certaines choses. Et les créations me parurent encore plus mystérieuses que les
créateurs”».
|
René Magritte. L'empire des lumières, 1950-1954. |
Le mysticisme négatif fut
repris de manière théorique par Georges Bataille et ses traités dont L’érotisme. Ce type d’ouvrages nous
instruit mais ne parvient pas à nous édifier. On n’en sort pas comme d’un écrit
de Jean de la Croix. Le mysticisme négatif avoue des haines bizarres : «Condamnée par Chirico, la musique est
considérée par Savinio (Andrea de Chirico, frère de Giorgio) comme un “art
insensé et immoral, exemple de perversité bourgeoise, plus odieuse et engluante
que la pitié”. Et Breton affirme que l’expression musicale est “de toutes la
plus confusionnelle” (1945). La musique, pour les surréalistes,
|
Giorgio de Chiricoé Chanson méridionale. |
s’arrête à
l’oreille, comme certaines peintures, condamnées par Duchamp “s’arrêtent à la
rétine”». Étrange
nietzschéisme qui condamne la musique! La haine de l’homosexualité – et non de
l’homosexuel -, paroles que devaient prononcer Jean-Paul II aurait pu l’être
tout aussi bien par Breton qui n’aime pas les androgynes de Gustave
Moreau : «…unis sur Chirico, les
surréalistes ne le sont pas sur Moreau; il révèle l’attache symboliste
particulière à Breton, il ne préfigure pas vraiment la peinture surréaliste. De
cette œuvre dont il dit que “le point de lutte mental” est “la luxure” se lève
le mythe d’une beauté féminine, d’une certaine relation érotique qui traverse,
certes, l’imaginaire surréaliste (et pas seulement celui de Breton), mais ce
n’est pas elle qui donne l’exemple de la collision des images dépaysées». L’impuissance
pressentie par Gala dans l’angoisse de Dalí est peut-être la chose la mieux partagée
entre les surréalistes. La présence quasi inévitable de fenêtres, de portes, de
trous de serrure amplifie le voyeurisme des artistes : «“C’est ainsi, écrit Breton, qu’il m’est
impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre, dont mon
premier souci est de savoir sur quoi elle donne…” Comme les “chemins battus” du
musée, contre l’imitation sotte de la nature perceptive, c’est la subjectivité
qui compte: “L’œuvre plastique, pour répondre à la nécessité de révision
absolue des valeurs réelles sur lesquelles aujourd’hui tous les esprits
s’accordent, se référera donc à un modèle purement intérieur, ou ne sera pas”.
(En quoi consiste ce modèle intérieur, est-ce vraiment un modèle, la chose
reste des plus vagues…) Attaque, bien entendu, contre le métier, les soucis de
facture […]. Et, dans la note qu’il
ajoutera en 1928 au sujet de Tanguy, Breton émet cet aphorisme platonicien :
“Voir, entendre, n’est rien. Reconnaître (ou ne pas reconnaître) est tout.”
Reconnaître quoi? Le monde intérieur? La surréalité? Les peintres tendaient
l’oreille. Le dogme se formait devant eux, qui n’avaient que faire d’aucun
dogme». Maîtres dans l’art
de comprendre l’Imaginaire et son fonctionnement, les surréalistes se sentaient
sur une terra incognita négligée par
l’humanité depuis ses origines; ils pouvaient donc s’y engager comme de
nouveaux colonisateurs..
|
Salvador Dali. Le grand masturbateur, 1929. |
Breton, qui n’était pas
seulement poète mais également artiste plasticien y défrichait plus que tout
autre; il «réalisa un certain nombre de
constructions arbitraires à l’aide de déchets. Mais malgré tout la beauté ne
cessa de s’insinuer dans ces œuvres, et le mépris le plus volontaire des
conventions artistiques donna souvent naissance à des harmonies inconscientes.
Il est évident aujourd’hui, que les Merzbilder de Schwitters, par exemple, sont des œuvres d’une extrême sensibilité». Recycler le déchet
en art appartenait moins à l’ère de l’Anus
Mundi qu’à celle qui lui succéderait. L’urinoir de Duchamp, en tant que ready made valait sa broyeuse à chocolat.
Picasso usa du même moyen en renversant un siège de bicyclette pour en faire
une tête de taureau. Pour génial que furent ces renversements, ils ne se
pratiquaient qu’une seule fois et on ne pouvait passer sa carrière à jouer du ready made. Lorsque vint le temps
d’élaborer un monde positif, comme s’essayèrent à le faire même les artistes
les plus démoralisés, les plus grevés par une sensibilité maladive, on en
trouvait guère capable de réanimer ce monde débilitant. De la peintre
américaine surréaliste, Dorothea Tanning, René Passeron parle de «ses toiles, d’abord très léchées, représent[a]nt des intérieurs froids, où des petites
filles chargées d’électricité semblent attendre comme des somnambules le retour
des sadiques qui ont lacéré leur robe : un tournesol géant, une silhouette de
linge amorphe incarnent parfois cette présence […]. Dans Birthday (1942), des
portes s’ouvrent à l’infini près d’une jeune femme pieds nus, seins nus, et de
son petit monstre familier». Les jeux de
paranoïa-critique de Dalí qui visent, comme dans ses bustes de Voltaire ou son
éléphant à la marre, à dissimuler d’autres scènes étaient une façon de cacher
cette impuissance créative derrière des effets psychanalytiques. Il en va de
même pour Magritte : «L’idée de
peindre, dans le tableau, un tableau exactement superposé au paysage, vaut
surtout par l’absurdité qui rend dérisoire toute “peinture du monde”; cette
absurdité est soulignée par le titre La Condition humaine. Car telle est justement la condition
propre de l’homme, de savoir qu’il ne perçoit jamais les choses telles qu’elles
sont, ni ne les peint jamais telles qu’il les voit…». Le fait de prendre
l’œuvre surréaliste pour une métaphore de l’impuissance sexuelle invite à
renverser la proposition et à saisir l’impuissance sexuelle comme métaphore de
créer, l’œuvre d’art n’étant plus que jeux grotesques d’associer des mots ou
des images selon les suggestions de l’inconscient. Or si l’inconscient triture
l’Imaginaire, il n’y réside pas. Le mysticisme négatif n’est plus qu’une vengeance
dont le sadisme est devenu le plaisir honteux : «Dans l’ivresse destructrice qui s’empare des surréalistes, on retrouve
un nietzschéisme dégradé jusqu’au morbide. “Nous aurons raison de tout, promet
Louis Aragon. Et d’abord, nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère,
où vous êtes moulés comme des fossiles dans le schiste. Monde occidental, tu es
condamné. Nous sommes les défaitistes de l’Europe… Que l’Orient, votre terreur,
enfin à notre voix réponde”. L’idéologie - et la quête éperdue d’orthodoxie
chez André Breton - apparaît comme une voie de secours, une manière de dénoncer
le réel dégoûtant». Exploration
critique du monde réel, la sur-réalité se défriche dans notre Imaginaire et non
dans la réalité. Pour avoir voulu agir sur le réel, les surréalistes furent
condamnés à une impuissance à la fois sexuelle et sociale.
|
René Magritte. La condition humaine, 1933. |
|
Man Ray. Cadeau, 1921. |
Par contre, le surréalisme
sera parvenu à remodeler (et non à détruire) l’espace figuratif issu de la
Renaissance et de l’époque de l’auto-détermination de la civilisation occidentale.
Paradoxalement, il retrouvait, mais sous un autre mode, ce que les premiers
mouvements de la modernité avaient essayé de se déprendre. L’héritage, le bilan
du surréalisme est, en un sens, le bilan des modernités artistiques et
littéraires de l’ère de l’Anus Mundi (1860-1945).
Il y a un côté positif à cette démarche qui se solde par la redécouverte du jeu
qui était déjà présent au temps de la révolution courtoise du XIIe siècle, de
Villon, de Rabelais, de Shakespeare, de Cervantès et des danses macabres comme
des Horreurs de la guerre de Goya :
«Nous devons au dadaïsme et au
surréalisme le rétablissement du jeu en tant que fonction essentielle de
l’activité humaine, en tant que force corrosive», écrit Aldo Kyrou. Et R.-M.
Albérès : «Le surréalisme fit
renaître le sens du merveilleux. […] L’attitude
surréaliste, qui consiste à trouver le significatif par opposition au cohérent,
le vrai par opposition au vraisemblable, le spontané en face du réfléchi,
scandalisa souvent parce que les conventions et les erreurs contre lesquelles
s’élevait le surréalisme étaient devenues une seconde nature pour la
sensibilité et la pensée des hommes. Mais les surréalistes, allant au bout de
ce mouvement de révolte contre la logique qui caractérisait le siècle, et accomplissant
systématiquement cette insurrection, voulaient libérer l’esprit de ses entraves
: si l’homme était enfermé dans certaines façons de penser, il fallait, dans
une entreprise qui confinait à la folie, penser contre toute logique. “L’Europe
logique écrase sans fin entre les marteaux de deux termes, elle ouvre et
referme l’esprit. Mais maintenant l’étranglement est à son comble, il y a trop
longtemps que nous pâtissons sous le harnais. L’esprit est plus grand que
l’esprit, les métamorphoses de la vie sont multiples”. L’esprit peut,
semble-t-il, aller au-delà des limites qu’il s’est fixées…». Alexandrian parlait
des Libérateurs de l’amour. Le titre
est sans doute forcé pour des artistes et poètes coincés dans leurs névroses.
Pratiquant le culte d’un érotisme virginal, véritable oxymoron moderne, à
défaut de libérer le corps, les surréalistes libérèrent l’esprit, tant «pour que l’imagination fût vraiment libre,
pour que l’œil en revînt à voir le monde hors de toute convention apprise, il
fallait faire un massacre effroyable de bon sens et de préjugés, se délivrer
des coutumes mentales et ne pas avoir peur de ce qui s’en écarte. […] L’univers où nous vivons est en réalité
déformé par le sens que nous lui donnons : la porte est faite pour pénétrer
dans la maison, l’assiette pour manger. La signification que possède chaque
objet rétrécit la réalité qu’elle prend pour nous : nous ne remarquons pas que
la porte que nous franchissons est une blessure dans le mur, que l’assiette
pourrait rouler comme un cerceau. Nous enlevons sa fraîcheur à ce qui nous
entoure en lui donnant un usage : alors tout semble morne, tout n’est qu’un tas
d’objets hétéroclites dont nous nous servons machinalement. Le surréalisme
détourne un objet de son usage; il semble alors neuf et inédit, il ouvre aussi
une brèche dans ce mur d’apparences monotones qui nous entoure. Le poème et le
tableau surréaliste ont ouvert ce trou dans le monde de l’ennui et de la
banalité». En ce sens,
effectivement, le jeu surréaliste aura apporté un vent de fraîcheur au-dessus
des décombres convenues qu’il sera parvenu à réduire en pièces détachées, mais
il n’aura été que cela, un jeu : «“le
surréalisme, c’est avant tout la croyance en la toute-puissance des idées”,
note José Pierre».
Le surréaliste aura vécu de la
pensée magique comme expression du
fantastique. En cela, comme les mouvements de son temps, il manifesta davantage
un archaïsme qu’un réel futurisme. Comme le pré-raphaélisme, le symbolisme,
l’Avant-garde parisienne et même les arts fascistes, il a vécu davantage de l’arôme du passé – même
puante -, une arôme des destructions. Orlando Figes raconte ainsi ce qui est advenu du corps du géant Raspoutine après son
assassinat : «Le corps embaumé de
Raspoutine fut enfin inhumé devant le palais de Tsarskoïe Selo par une journée
glaciale de 1917. Après la révolution de Février, un groupe de soldats
l’exhuma, plaça le cadavre dans un piano et le transporta dans une clairière de
la forêt de Pargolovo, où ils l’aspergèrent d’essence et le brûlèrent au sommet
d’un bûcher. Ses cendres furent dispersées dans le vent». Le surréalisme métamorphosa
le tout lorsque Salvador Dalí ramena ce piano et, tout en jouant Le temps des cerises, y fit apparaître Six images de Lénine. Voilà ce qu’est le
surréalisme. Macabre. Morbide. En effet. Il est de son temps où ne cessent
d’affluer les horreurs et la terreur de choses immondes. Bazaine n’a pas
totalement tort lorsqu’il affirme qu’«il
est maintenant indéniable qu’en peinture il a fait faillite (peut-être parce
qu’il est une morale plus qu’une esthétique)…». Mais en faisant
sombrer le Proletkult dans l’art de
propagande, le réalisme socialiste a tout autant échoué puisqu’il était une
politique plutôt qu’une esthétique. Ce qu’il y a d’universel, donc de
civilisationnel dans le surréalisme, c’est précisément qu’il fut «une manière d’être, la tentation de respirer dans un monde irrespirable. L’homme demande
constamment à la peinture de nouvelles preuves de son existence. Et il semble
que depuis cinquante ans celle-ci ait mis une hâte fébrile à épuiser tous les
moyens de les lui apporter». Il n’a pu sauver
Antonin Artaud tant qu’il manquait d’être,
mais bien d’autres y ont trouvé ce souffle qui permettait de recycler le
miasme nauséabond des champs de batailles et des camps d’extermination en
«produits culturels» tout juste bons pour la commercialisation et la
spéculation financière.
Là où le surréalisme
affiche sa victoire, si discutable, c’est lorsque l’historien de l’art Herbert
Read convient que «le mouvement
surréaliste en tant que tel ne fut qu’une concentration locale et temporaire de
forces qui se sont manifestées dans le monde entier et dont les effets ont été
durables». L’impressionnisme
fut français; l’expressionnisme allemand; le symbolisme essentiellement
britannique et le futurisme italien. Ces mouvances eurent des disciples dans
toutes les cultures occidentales, mais «Surrealist
groups sprang up outside France. And
the French group gained new members […] From Rumania came Victor Braumer and Jacques Hérold, from Germany Hans
Bellmer, Richard Oelze and Méret Oppenheim, Wolfgang Paalen came from Austria
and Kurt Seligmann from Switzerland». Il y eut une mouvance surréaliste américaine, comme nous l’avons
vu avec Dorothea Tanning. Il y en eut une québécoise avec les automatistes
regroupée autour de Paul-Émile Borduas tandis que Jean-Paul Riopelle alla faire
fortune à Paris. Le surréalisme australien est particulièrement reconnaissable
dans les toiles de Sidney Nolan. Centralisé par Breton, l’apostolat lui permit
de s’étendre partout dans le monde et d’accomplir son universalité comme sens
et comme valeurs. La mystique négative du surréalisme se mesurait à l’échelle
planétaire non seulement en tant qu’ouvrages à admirer, mais en tant que
productions créatrices. Mais beaucoup le considère rien de plus qu’un échec
lamentable.
|
Sydney Nolan. Ned Kelly, 1946. |
La première raison de cet
échec résiderait essentiellement dans ses origines de classe : «L’art révolutionnaire demeure l’apanage de
la haute bourgeoisie. Où sont les admirateurs de Stravinsky, de Picasso, d’Apollinaire?
Plutôt faubourg Saint-Germain et avenue des Champs-Élysées qu’à Belleville.
Manque de culture des ouvriers ou manque d’humanité des artistes, je ne cherche
pas à en décider. La confusion du mot révolution qui, pour un léniniste,
signifie la conquête du pouvoir par le prolétariat et qui signifie, par
ailleurs, le bouleversement des valeurs spirituelles admises, les surréalistes
la soulignent assez par leur désir de montrer Picasso comme un révolutionnaire.
Ils voudraient qu’il le fût, parce qu’ils aiment la peinture et que Picasso est
un grand peintre. Picasso les déçoit. Non seulement il fit des Ballets Russes
avec M. Cocteau, mais encore il expose au salon du Franc. Manifestations qui
importeraient peu si elles ne décelaient une vérité plus grave, savoir : qu’un
peintre n’est pas plus révolutionnaire pour avoir “révolutionné” la peinture,
qu’un couturier comme Poiret pour avoir “révolutionné” la mode ou qu’un médecin
pour avoir “révolutionné” la médecine. D’où le conflit du surréalisme et du
communisme, conflit d’un groupe politique inapte à comprendre l’art moderne et
d’un groupe artistique inapte à comprendre les conditions de vie d’un parti
politique». L’Américaine Susan
Sontag n’en pensera pas autrement : «Le
surréalisme est une attitude bourgeoise de désaffection; que ses militants
l’aient cru universel n’est qu’un signe de son caractère bourgeois. En tant
qu’esthétique qui rêve d’être une politique, le surréalisme opte pour
l’opprimé, pour les droits d’une réalité dévaluée, sans estampille officielle.
Mais les scandales que l’esthétique surréaliste courtisait ne se sont pas en
général révélés être autre chose que ces mystères ordinaires occultés par
l’ordre social bourgeois: le sexe et la pauvreté. […] La conception qui faisait de la réalité un trésor exotique dont le
diligent chasseur d’images doit retrouver la trace et s’emparer, cette
conception a dès le début influencé la photographie et elle marque le point de
rencontre entre la contre-culture surréaliste et l’aventurisme social des classes
moyennes». Enfin, inutile de
trop insister sur le rejet viscéral de Céline : «En discernant avant tout le monde, dans un mouvement d’avant-garde
prometteur de mutations considérables, l’héritage des traditions littéraires
les plus régressives du siècles passé : “Le sur-réalisme, prolongement du
naturalisme imbécile”, “cadastre de notre déchéance émotive”. Alors que ce
n’était encore qu’un petit noyau d’agitateurs peu connus du grand public, il
prophétisait l’envahissement de la société par la ritournelle surréaliste
parfaitement adaptée, via la publicité par exemple, à la fourmillère :
“L’invasion surréaliste, je la trouve absolument prête, elle peut déferler sans
hésitation, par l’effet de la loi du nombre…” “Il n’est qu’un maquis de salut
pour tous ces robots sursaturés d’objectivisme. Le sur-réalisme. Là, plus rien
à craindre! Aucune émotion nécessaire. S’y réfugie, s’y proclame génie qui
veut!” (Bagatelle pour un massacre)». Je retrouve dans ce
rejet impitoyable de Céline celui que Nietzsche avait pour la bourgeoisie
allemande de son temps. Les surréalistes? Ce ne sont rien de plus que des
petits-bourgeois qui s’enflèrent la tête avec l’idée de révolution surréaliste
comme un aboutissement lointain de ce réalisme
imbécile.
De l'intérieur, la critique ne fut pas moins acerbe. Beaucoup des revenants du surréalisme se retournèrent contre leur premier amour. Chaque excommunication d'un hérétique soulevait la désillusion dans le cœur de Breton : ««C’est
ici que peut s’inscrire l’échec du surréalisme, car si le surréalisme
n’était pas réel, à quoi
|
Hans Belmer. Illustration pour l'Histoire de l'oeil de Georges Bataille.1946. |
bon? [A.
Artaud] On pourrait appliquer aux
surréalistes cette phrase que Breton prononçait amèrement en voyant les gens
passer dans la rue : “Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait
prêts à faire la Révolution”». L’un de ces
hérétiques, «Bataille a rompu avec le
mouvement surréaliste, et l’a critiqué, parce que c’était un mouvement
idéaliste, complètement en dehors du travail de sape, terre à terre, de la
lutte révolutionnaire. “La voûte du ciel, encore l’illumination icarienne et la
même fuite vers des hauteurs d’où il semble qu’il sera facile de maudire ce bas
monde (…), c’est dans l’immensité brillante du ciel, non dans le vide de
l’être-néant hégélien, qu’un élan verbal projette constamment M. Breton.”
Hauteurs, valeurs morales, pureté de l’esprit, vérité intérieure, le
vocabulaire de Breton est d’essence chrétienne : “la soif, si malheureuse en
toutes choses, de s’en remettre aux régions supérieures de l’esprit; la haine
de la vulgarité, de la basse vulgarité décomposant tout d’un mouvement rapide,
(…) l’ombrageuse aristocratie, l’ascèse mentale, c’est avec de telles
nécessités, à la fois puritaines et conventionnelles que commence une
hypocrisie qui n’a pas l’excuse d’une valeur pratique.” Ne nous étonnons pas
que Breton, dans son mépris pour ce qui est “bas” et “vulgaire” condamne
Bataille parce qu’il “se complaît à la nuit des immondices et nous propose un
monde souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux!” Voici, encore une
fois liés, la peur de l’érotisme et une prise de position bourgeoise en
politique. Breton relate lui-même les doutes que Trotski formulait à son égard:
“Je ne suis pas sûr que vous n’ayez pas le souci de garder une petite fenêtre
ouverte sur l’au-delà”». Accuser le surréalisme
d’idéalisme, c’était encore désigner
ses origines petites-bourgeoises comme la source de tous ses malheurs et de
l’échec de ses objectifs.
|
René Magritte. L'empire des lumières, 1954. |
|
Alfred Hitchcock. Spellbond, décors de Salvador Dali, scène du rêve, 1945. |
Le temps n’était pas venu
pour le surréalisme? N’est-ce pas le fait de toutes les Avant-gardes que d’être
venues trop tôt? Dalí n’était peut-être pas loin de la solution lorsqu’il
peignait ses montres molles, ses autoportraits en bacon fondant soutenus par
des béquilles, son Guillaume Tell dont l’excroissance d’une fesse nécessite
également le soutien d’une béquille. Le temps se liquéfiait, mais dans la
corruption, la pourriture, la charogne des champs de bataille et des tueries de
masse depuis la guerre civile américaine. Dali à Hollywood pour suppléer aux
décors de Spellbound d’Alfred
Hitchcock (1945) fut une autre expérience décevante tant les attentes de
l’artiste surréaliste se voyaient irréalisables, même au féerique royaume du
cinéma! L’impuissance du surréalisme provient de ses exigences précisément sur-réelles. Si la technique peut
réaliser la pensée magique, il lui faut du temps à elle aussi pour venir à bout
de ces rêves les plus fous, et, comme le dit encore Susan Sontag , «…les surréalistes n’ont pas compris que ce
qui était le plus brutalement émouvant, le plus irrationnel, le moins
assimilable, le plus mystérieux, c’était le temps lui-même»⌛
Montréal
7 juin 2016
R. Lebel, in M. Sanouillet, in P. Waldberg, M.
Sanouillet. Op. cit. p. 213.
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