|
Kasimir Malevitch. Carré noir et carré rouge, 1915 |
LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI (7)
DU RÉALISME SOCIALISTE AU PROLETKULT
Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
La dérive du futurisme vers le fascisme montre l’attraction
que les mouvements politiques pouvaient exercer sur les mouvements artistiques
au tournant du XXe siècle. Certes, les romantiques avaient généralement pris
position pour les luttes de libération nationale, mais ils étaient également
proches des milieux conservateurs, royalistes ou bourgeois. Courbet s’était
engagé dans la Commune de Paris alors que John Ruskin prêchait un socialisme
chrétien pour lutter contre les inégalités sociales. Les impressionnistes
restèrent éloignés du politique, mais considéraient que leur sécession de
l’académisme équivalait à une révolution. Pour leur part, les expressionnistes
subirent plutôt qu’ils ne participèrent aux mouvements politiques et sociaux,
finissant par être dispersés par le national-socialisme. Le cubisme ne se
montra pas particulièrement politique. Seul le futurisme avait donc, dès le
Manifeste de 1909, associé une certaine dimension (imprécise) du politique avec
son affirmation poétique et picturale révolutionnaire. En Russie, contre le
romantisme mystique représenté par Dostoïevski et Tolstoï, les étudiants imbus
des idéologies hégéliennes de droite comme de gauche, les populistes anarchistes, s’engagèrent dans les campagnes, pensant convertir la paysannerie
russe à la modernité et à la révolution. Ce faisant, ils développèrent un genre
réaliste tout particulier qu’on qualifiera au début du XXe siècle de réalisme socialiste. Parallèlement – et
l’adverbe a toute son importance -, un mouvement semblable se développa en
Occident, dans les milieux ouvriers, socialistes comme anarchistes. Partagé sur
le sort des classes sociales, héritier des mouvances du XIXe siècle, le
réalisme socialiste va devenir une tendance de moins en moins isolée, jusqu’à
profiter des effets de la Révolution russe de 1917 à partir de laquelle se
mettra au point une véritable théorie du Proletkult,
de la culture prolétarienne.
|
Ilya Repine. L'arrestation d'un propagandiste, 1892 |
Le réalisme socialiste
est une notion qui fut discutée dans les plénum d’assemblées d’artistes et de
littéraires soviétiques. Avant même qu’il récupère ce nom, en France ou dans
les autres pays d’Europe, une démarche similaire avait eu lieu; en France, on
l’a vu avec Courbet, le réalisme s’était imposé comme un art qui visait à
traduire l’état des petites gens. Courbet était un radical. En charge des arts
et de l’aménagement urbain dans l’éphémère gouvernement de la Commune, il a
fait déboulonner la colonne Vendôme, symbole de l’arrogance bonapartiste.
Pourchassé après l’effondrement de la Commune, il assista, impuissant, à la
répression : «Il fait une chaleur de bête et, le 21 juillet, dégoulinant
de sueur, le cheveu poisseux, souffrant à en crever de ses hémorroïdes, le
Communard est transféré à Versailles. Sur l’avenue des Réservoirs, un homme lui
crache dessus; une dame lui fracasse son ombrelle sur le crâne; les enfants le
tartinent de boue. Et puis, c’est l’horreur, la vraie. Il est jeté dans les
infectes Écuries où s’entassent les pauvres fédérés, humiliés. C’en est trop.
Il faudra que la postérité sache. Courbet extirpe de sa vareuse un carnet et
dessine cette offense à l’humanité avec les tonalités lugubres d’un Goya. Ce
témoignage deviendra une pièce mythique, inestimable, bouleversante».
Même conservatrice, même bourgeoise, la nouvelle République qui se met en place
après les événements tragiques de 1870-1871 se voulait réaliste. Une résolution du Conseil Municipal de Paris, datée du 16
mai 1885, affirmait que «la réalité est l’unique source de vérité, de
poésie et d’art : les temps du mysticisme et de l’allégorisme sont finis; au
degré de civilisation où nous sommes parvenus, toute œuvre d’art doit être
l’expression de la Nature dégagée de tous voiles mystiques et allégoriques,
défroque usée du passé; la seule réalité que l’artiste puisse exprimer avec
vérité est celle qu’il a vue, c’est-à-dire la réalité contemporaine».
Quatorze ans après la révolution sociale, les revendications politiques se
traduisaient dans une forme d’art qui n’était pas que réaliste, mais qui
adoptait tout le côté social de Courbet et jusqu’à se faire même parfois
revendicatrices : «Le Réalisme,
sinon socialiste, du moins social et républicain faisait florès en peinture au
cours des années héroïques de la Troisième République. Une pléiade d’artistes,
généralement académiques […] pensait
faire leur cour aux pouvoirs publics en peignant de petites gens et en exaltant
leur labeur. C’est ainsi que Norbert Goemeutte produisait des tableaux dont les
titres - révélateurs – étaient : la Soupe, l’Appel des Balayeurs, les
Halles, et qu’Alfred Roll se
spécialisait, un quart de siècle durant, dans la création de ces images
destinées à magnifier les humbles électeurs du parti radical associé au
pouvoir: après avoir chanté la Grève des Mineurs en 1880 et, deux années plus tard, la Fête Nationale du 14 Juillet 1880, il donnait en 1884, les effigies de Rouby, pauvresse, portraits aux ambitions moins hautes que ceux qu’il
affichait dans ses compositions du Travail
(1885), des Ouvriers de la Terre (1894),
de l’Exode (1894), du Drame de la
Terre (1901). Gervex, décorait dans le
même esprit la mairie parisienne du IXe arrondissement et Henri Martin celle du
VIe. Chaque Salon des Artistes Français accrochait de nombreux tableaux de
cette espèce, et c’est ainsi que les visiteurs de celui de 1901 pouvaient
admirer des Terrasiers de Prat et le Jour des Pauvres de Moreau-Deschanvres. À celui de 1902, l’on remarquait des Bouillotiers de Denis
Valverane et le Travail de Tardieu.
Des Sardiniers bretons, chômage faisaient
entendre leur revendication muette à celui de 1903, dus aux pinceaux de
Moroniez. Un triptyque, Travail, de Henri Martin, des Hâleurs de Jules Adler, un Accident de Loubat attestaient dans celui de 1904,
la persistance de cette inspiration, désormais traditionnelle, qui s’y
affirmait, un an plus tard, par la Carmagnole, de Cot, les Chiffonniers de
Mairet, les Étapes de Jacques Bonhomme
de Laparra. Avec Dalou et Roger Bloch, la sculpture n’était pas en reste; mais
c’est surtout dans les illustrés, qui connaissaient alors leur âge d’or, que
triomphe cet art social et républicain : Ibels en était là un des champions les
plus appréciés, moins toutefois que Steinlen, le maître du genre, qui
multipliait dessins, lithographies, eaux-fortes pour défendre ses idées politiques
et sociales».
Était-ce catharsis pour les crimes commis par la répression en 1871 ou par goût
du mélodramatique qui remontait à Balzac et Hugo? Quoi qu’il en soit, cette
sensibilité à la condition des humbles s’adressait surtout à la bourgeoisie, moins
comme une menace que comme une demande de réconciliation de classes, tout au
plus par des réformes des conditions de travail. De plus, ces œuvres étaient
contemporaines de la publication des romans d’Émile Zola. Ici, le ton montait :
«Avec Germinal, et quelques que soient les réserves, c’est le triomphe. Clovis Hugues
y décèle pour la première fois la défaite de la charité et l’appel impérieux de
la justice sociale».
Plus radical que socialiste, ce qui, dans la critique «frappe les socialistes, c’est l’aptitude de Zola à montrer l’homme
broyé par les forces sociales au milieu desquelles il se débat».
Le sort tragique des personnages de Zola a peu à voir avec une interprétation
optimiste, révolutionnaire. Il s’en prend à la fatalité du sort conditionné par
l’hérédité et par une organisation sociale incapable de tenir ses promesses que
lui rendent possible la science et les lois démocratiques.
|
Constantin
Meunier, Au pays noir,
1890. |
Avec la montée du nombre de grèves et les
attentats anarchistes au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, l'Occident se vit confronté à la naissance de revendications sociales soutenues
cette fois par des groupes nombreux. Il devint important pour ces groupes de
communiquer, par tous les moyens, leurs revendications, voire leur utopie
sociale. Une entreprise mystique même, d’où sortiront auteurs et artistes dont
certains seront promis à une certaine réputation, s’établit en France, à Créteil, à
l’image de l’Abbaye de Thélème de Rabelais : «L’Abbaye de Créteil, fondée à la fin de l’année 1906, accueillit… bon
nombre de ceux qui allaient vivifier le réseau vitaliste. Ce “grand rêve”, pour
Louis Guilloux, réactivait de vieux songes avortés : mener une “recherche de
l’absolu”. L’Abbaye, qui se voulait une coopérative intellectuelle, un
“phalanstère d’artistes”, s’était dotée d’un atelier d’imprimerie et publia
plusieurs ouvrages dont La Vie unanime
de Jules Romains. Ce dernier, sans participer pleinement à la vie communautaire
de l’Abbaye, comme le faisaient davantage Georges Duhamel, René Arcos, Charles
Vildrac, Berthold Man, Albert Gleizes, Alexandre Mercereau, Georges Chennevière
ou Albert Doyen, s’avouait un “ami de l’extérieur qui ne marchandait point sa
sympathie”. Ce groupe lui assurait au moins un débouché éditorial
supplémentaire qu’il eut soin de ne pas négliger. Il s’agissait pour le groupe
de Créteil non seulement de promouvoir un art moderne, mais aussi de favoriser
l’épanouissement d’une civilisation et d’un homme nouveaux. Une démarche
esthétique et politique, en somme, qui fut au cœur du vitalisme. Si, pour ces intellectuels,
la politique semble avoir moins compté que l’esthétique, ceux-ci aspiraient
néanmoins à réaliser un art “révolutionnaire”, aux options implicitement
politiques».
De cette Abbaye sortiront autant des cubistes et des futuristes que des
socialistes. La modernité ne doit pas se confondre avec une nécessaire justice
sociale, bien que celle-ci soit sur toutes les lèvres des mouvements
socialistes. L’embourgeoisement de la social-démocratie devait composer avec
les nécessités du pouvoir. Aussi, «le mouvement de l’art social […] disparaîtra ou s’enlisera dans le “réalisme
socialiste”. En 1912, la municipalité socialiste d’Ivry fera ériger sur son
territoire trois statues représentant La République, Le Travail et la Misère. [Le
seul fait d’avoir commandé de telles œuvres, d’ailleurs d’une nullité totale,
était la négation même des efforts des hommes de l’Art Social.] Le meilleur de leur entreprise se
retrouvera cependant un jour, dans les réalisations d’un Le Corbusier ou d’un
Jacques Viénot».
Il y avait une volonté de satisfaire le goût bourgeois en invoquant des thèmes
évoquant des rapports de classes.
L’origine d’une véritable culture populaire est
à chercher ailleurs. L’urbanisation obligeait les citoyens à sortir de leur
«folklore» régionaux pour se doter d’une culture appropriée à leurs nouveaux
lieux d’existence et de statut social. Comme le lieu de travail, avec ses
exigences quasi surhumaines, n’était guère propice à créer cette culture, c’est
dans les organisations syndicales qu’elle prit ses premières racines. Des
intellectuels pour la plupart – l’avant-garde
éclairée du prolétariat -, «avaient
été happés par le syndicalisme révolutionnaire dans les années précédentes. Ils
avaient découvert dans les syndicats et les grèves la manifestation d’un principe
vital. Cette fascination pour le syndicalisme - une action sans doctrine - se
traduisait par le constant soutien des petites revues vitalistes aux origines
syndicalistes. Tous ces intellectuels ne venaient pourtant pas des horizons du
syndicalisme d’action directe, mais la vigueur morale qu’il représentait les
attirait. Leurs valeurs éthiques et esthétiques présidaient à leurs adhésions
politiques…».
Pour la plupart, en effet, ils appartenaient à une petite bourgeoisie dont les
goûts étaient souvent ceux de la grande et qui, voltairiens dans l’âme, se
montraient peu sympathiques aux références traditionnelles et religieuses des
travailleurs. Ils étaient essentiellement athées et matérialistes, aussi
définissaient-ils assez rapidement les éléments qui devaient caractériser une
culture populaire : «Les partis
socialistes des autres nations d’Europe occidentale semblaient aussi avoir
épousé un matérialisme qui rejetait les intellectuels. L’art était considéré
comme un “produit” social et, en conséquence, le réalisme du sujet de l’œuvre
devait triompher de l’imagination créatrice».
C’est cet art du peuple – plus qu’art
populaire – qui devait être qualifié de réalisme
socialiste. En retour, l’art du peuple ne pouvait devenir qu’un art révolutionnaire car il conduirait,
éventuellement, à émanciper les travailleurs – le prolétariat – et à lui donner
une conscience qui lui permettrait d’agir dans la voie du renversement de
l’ordre bourgeois à son profit. Toutefois, les travailleurs étaient également
sollicités par une autre idéologie, contre-révolutionnaire du point de vue
social, mais qui n’en appellait pas moins à leur solidarité : le
nationalisme. Devant la propagande des nationalistes, comment distinguer la
valeur propre de l’art du peuple? «Cet
art dit révolutionnaire était un “art du peuple”, un “art prolétarien”, mais
nullement un instrument de propagande : “L’art ne doit être qu’une émanation.
Il doit naître de soucis, il doit se nourrir des problèmes, il doit être gros
des solutions.” Ancré dans la vie du peuple, il s’enracinait aussi dans la
nation qui est une composante clé du vitalisme socialiste. Les traditions
culturelles pesaient inévitablement sur l’expression esthétique, et la
réconciliation de l’art et du peuple passait par celle de l’art et de la
nation. […] Cette sensibilité n’a
rien à voir avec le nationalisme de la jeunesse d’Agathon auquel elle venait
précisément répondre. Elle ne comprenait aucun chauvinisme. Elle ne s’attachait
à défendre l’idée nationale que parce qu’elle paraissait contenir une force
intellectuelle, un mythe, au sens sorélien du terme. Elle avait donc pour
corollaires une ouverture sur les cultures étrangères, à commencer par la
culture allemande, et une dévotion à Romain Rolland, dont les revues vitalistes
se firent les premières propagandistes. L’attachement du vitalisme au concept
de nation ne fut pas sans conséquence sur les attitudes adoptées par les uns et
les autres lorsque la guerre éclata. Seul le conflit eut les vertus de dissiper
les ambiguïtés. Si l’on peut parler jusqu’en 1913 d’esthétisation de la
politique (beauté tragique de la grève, beauté de l’industriel bandant ses
forces pour bâtir une entreprise ou beauté de l’ouvrier fondant un syndicat), à
partir de cette date, c’est l’art qui fut politisé. Ce retournement se saisit
par une vague d’adhésions à la SFIO, certes parfois éphémères…».
La question qui se posait, question puriste diront certains, se résumait à comment donner à l’artiste un rôle social
sans en faire un vulgaire propagandiste? Jean Bazaine pose ainsi
l’aporie : «Je ne pense pas trahir
le réalisme socialiste en disant qu’il a pour but d’inspirer aux hommes tel ou
tel sentiment, de leur faire prendre plus fortement conscience d’une vérité. Il s’agit avant tout, et à peu près
uniquement, d’efficacité. La qualité d’une œuvre se juge à sa puissance
d’action immédiate sur le plus grand nombre; la qualité des moyens, c’est leur
pouvoir de persuasion. Si nous prenons donc, pour être impartial, un sentiment
que chacun partage, l’horreur de la guerre, par exemple, il semble hors de
doute qu’une “belle” photo de guerre soit beaucoup plus efficace que n’importe
quelle œuvre d’art: un cadavre d’enfant pris sur le vif nous inspire plus
l’horreur de la guerre que toutes les Horreurs de la Guerre de Goya. Goya est un mauvais peintre. De
même lorsqu’il s’agit de mimer, de façon évidente et persuasive, l’amour de
Dieu, Giotto, Fra Angelico et bien d’autres ont beaucoup à apprendre des
artistes de Saint-Sulpice».
Une telle déclaration nous fait mesurer le petit pas à faire entre l’engagement
socio-politique de l’artiste et son asservissement à la propagande de parti ou
celui de l’État.
|
Conrad Félixmüller. Travailleurs retournant à la maison, 1921. |
|
Renato Guttuso. Rocco au phonographe, 1960-1961 |
La situation de l’art social en Allemagne ne fut
guère pire, ni meilleure. L’armistice de 1918 a causé une onde de choc qui a
frappé à mort l’expressionnisme et permit à la Nouvelle Objectivité de paraître. Cet art réaliste devait réagir à
l’atmosphère délétère de la nouvelle République démocratique de Weimar. Alors
que par essence l’expressionnisme se définissait comme un art du Moi, «l’artiste qui suit cette voie a tendance à
prendre en général l’être humain pour motif, et à faire de ce motif le signe
des sentiments élémentaires, l’art qui en découla reçut le nom de Neue
Schlichkeit, Nouvelle Objectivité. Par
certains aspects - par exemple l’œuvre de Diego Rivera (1886-1957), d’Édouard
Pignon (né en 1905), de José Clemente Orozco (1883-1949) et de Renato Guttuso
(né en 1912) - ce mouvement est très proche de l’idéal politique connu sous le
nom de Réalisme Socialiste».
Nous avons vu ailleurs comment la Nouvelle
Objectivité accomplissait l’esthétique futuriste à travers des scènes de
guerre et de l’après-guerre. Le mouvement social se concentra dans le Novembergruppe, plus engagé socialement.
Le Novembergruppe comprenait des
peintres, des sculpteurs, des architectes, des musiciens et des écrivains qui,
en prenant ce nom, célébrait la fin de la guerre (armistice du 11 novembre
1918). Ils provenaient de la mouvance expressionniste mais étaient rassemblés
par des valeurs socialistes qui présidèrent à la création du Arbeitsrat für Kunst (Assemblée des
travailleurs pour l’art) au moment même où se déroulait la révolution
spartakiste. L’année suivante, l’architecte Walter Gropius entraînait autour de
lui un certain nombre de ses artistes pour constituer le célèbre Bauhaus : «Arrêtons-nous un moment à la première voie, celle qui fut suivie après
la première guerre mondiale par les artistes de la Brücke, ainsi que par des individualistes aussi
remarquables que Nolde, Soutine et Kokoschka. Tous les artistes de la Brücke
survécurent à la guerre et certains d’entre eux, tels Max Perchstein et Otto Mueller, prirent part à une tentative de création d’une organisation chargée
des problèmes urgents de la reconstruction. Cette organisation prit le nom de Novembergruppe, et rassembla des architectes, des
musiciens, des metteurs en scène de cinéma, des hommes de théâtre, ainsi que
des peintres et des sculpteurs. Des dadaïstes tels que Viking Eggeling et Hans
Richter quittèrent Zürich pour s’y engager; des architectes comme Walter Gropius et Erich Mendelsohn, des compositeurs comme Hindemith, Krenek, Berg
étaient sur place; des artistes enfin appartenant pratiquement à toutes les
écoles : Expressionnisme, Cubisme, Futurisme, Réalisme, s’unirent dans l’espoir
de concevoir et de réaliser… un vaste programme, qui devait être mené à bien
grâce à la coopération de personnes dignes de confiance dans les différents
centres artistiques”, un programme d’où naîtrait “l’union la plus intime de
l’art et du peuple”. C’était une période révolutionnaire, tant en politique que
dans les arts, et le mobile politique est évident dans les déclarations
d’intention et les manifestations de sympathie des artistes allemands de cette
période d’après-guerre. Une critique sociale amère et cynique s’exprima tout
particulièrement dans les œuvres de deux artistes - Georg Grosz (1893-1959) et
Otto Dix (1891-1969) - mais d’autres artistes, comme Ludwig Meidner
(1884-1966), ne furent pas moins convaincus dans leur critique de la société».
|
Otto Griebel. Die Internationale, 1929. |
|
Hans Arp. Tête bouteille, 1956. |
C’était là, sans doute, le plus grand mouvement
artistique, celui qui contenait le plus grand nombre de participants.
Cependant, il est difficile de voir en lui un réalisme socialiste sinon qu’à
travers certaines œuvres particulièrement engagées. Bientôt, le Novembergruppe ne tarda pas à se
fracturer en deux tendances nettement distinctes : «Dans un mouvement aussi large, aucune cohésion durable ne pouvait
exister et très rapidement les réalistes se séparèrent des super-réalistes - il
ne pouvait y avoir aucune union esthétique entre des hommes tels que Arp et
Otto Dix, par exemple, ou entre Max Ernst et Max Beckmann. C’était une question
de mobiles : d’un côté se trouvaient des artistes résolus à mettre leur pouvoir
d’expression au service de la lutte sociale (mais sans être nécessairement
politique); d’un autre côté, des artistes déterminés à se servir des mêmes
pouvoirs d’expression pour explorer la nature de la réalité, ou leurs propres
âmes inquiètes. La première attitude fut à l’origine de la Nouvelle Objectivité
(Die neue Sachlichkeit) dont les
représentants les plus marquants sont Dix, Grosz et Beckmann; la seconde à
l’origine ce qu’on pourrait appeler la Nouvelle Subjectivité, mais qui ne se
condensa jamais suffisamment en un mouvement pour recevoir un nom, quoique le
Surréalisme englobe la majorité de ses manifestations…».
Arp et Ernst formèrent la tendance Dada, appelée à rejoindre le surréalisme. Sans
les effets de la révolution russe, il serait douteux qu’un quelconque mouvement
de réalisme socialiste pu se constituer en Occident.
|
Antonio Berni. Chômeurs, 1934. |
Ces mul-
tiples expériences, peu fructueuses à
donner aux travailleurs un art qui soit à la fois partagé et véritablement
significatif, ne firent que montrer à quel point les opinions se partageaient
sur le rôle de l’art face aux nouveaux mouvements sociaux. Les artistes
pensaient surtout en fonction de leurs expériences dans le contexte de l’art
moderne; les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, pensaient
surtout à la révolution sociale par des moyens politiques. Dans le contexte de
la révolution russe, ils pressentaient l’urgence de mobiliser les foules et
l’utilisation de l’art se transformait vite en entreprise de propagande. Mais
des syndicalistes révolutionnaires pensaient depuis le début du siècle que
l’art ne pouvait combattre que sur le terrain de l’art lui-même. C’est ainsi
qu’on peut comprendre la pensée de Fernand Pelloutier (1867-1901), le fondateur
à Paris des Bourses du Travail : «Dans
l’avancée vers la société future, l’art ne saurait rester neutre. Face aux
formes décadentes de l’art bourgeois, les artistes conscients doivent se faire
les auxiliaires de l’Idée révolutionnaire, dénoncer les turpitudes, concourir à
l’éducation du peuple. Les critères de jugement de “l’Art social”, beaucoup plus sociaux qu’esthétiques.
Nous sommes ici aux antipodes du symbolisme, de sa recherche de l’hermétique,
de l’ésotérique et de son idéologie de “happy few”».
Dans une brochure publiée en 1896 et qui était le contenu d’une conférence, L’Art et la Révolte, Pelloutier en
venait à conclure : «C’est donc
l’ignorance qui a fait les résignés. C’est assez dire que l’Art doit faire des
révoltés. À la perception encore confuse de l’égalité des droits, l’art doit
apporter son aide et détruire, en en dévoilant le ridicule et l’odieux, le
respect mélangé de crainte que professe la foule encore pour les morales
inventées par la duplicité humaine. Car tout est là. Dévoiler les mensonges
sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le
culte patriotique, construire la famille sur le modèle du gouvernement, inspiré
le besoin de maîtres : tel doit être le but de l’Art révolutionnaire. Et tant
qu’il restera dans l’esprit des hommes l’ombre d’un préjugé, on pourra faire
des insurrections, modifier plus ou moins les inutiles rouages politiques, renverser même les empires : l’heure de la Révolution sociale n’aura pas sonné!».
Pelloutier voyait dans l’art une «contre-instruction» chargée de dénoncer les
faussetés transmises par l’instruction dispensée dans les écoles de la
République bourgeoise. Trente ans plus tard, Marcel Martinet ne dira rien
d’autres dans sa Culture prolétarienne. Il
s’agissait moins d’un art de propagande au service d’un parti politique, comme
le sera le réalisme socialiste, mais plutôt d’un art de conscientisation,
d’instruction politique, de formation de la conscience sociale. La conception
de l’art de Pelloutier était universaliste et non paroissiale; il ne s’agissait
pas de mettre l’art au service d’un parti, d’un mot d’ordre, d’une militance quelconque,
mais bien de l’ensemble de l’humanité – la culture
humaine, dira Martinet -, dont la libération appartenait aux faibles : «Peintres, ranimez de votre talent et de votre cœur le souvenir des
grandes révoltes; montrez les éternels esclaves toujours frémissants de honte
et de colère, et de leurs chaînes, qu’ils essaient vainement de briser,
imprimant au monde de redoutables secousses! Poètes et musiciens, lancez les
strophes vibrantes qui éveilleront dans l’âme des humbles l’impatience de leur
servage, et, aux heures trop fréquentes du découragement, renouvelleront
l’ardeur des forts! Savants, mettez votre génie au service des faibles! C’est
là, songez-y tous, l’œuvre véritablement pressante. La parole enflammée du
rhéteur, la violente apostrophe du satirique, le chant de guerre du musicien,
ce doivent être nos armes; et, sans oublier, sans méconnaître ce que nous ont
donné le fer et le feu, nous attendons d’elles plus que des balles forgées par
nos malheureux martyrs».
Près d’une quinzaine d’années après la
publication de la brochure de Pelloutier, les intellectuels socialistes en
étaient encore à s’interroger sur le rôle de l’art dans la révolution sociale.
À dire vrai, c’était la Belle Époque, celle où le questionnement pouvait se
faire encore librement : «Dans les
années 1910, ils procédèrent à une tentative de régénération fondée sur une
réflexion autour de l’art et des artistes. De jeunes intellectuels
développèrent un discours neuf en même temps qu’ils firent appel à des
pratiques inédites et s’attachèrent à donner au socialisme une dimension
culturelle encore plus large. Selon eux, la mission de l’intellectuel ne
pouvait se réduire à l’élaboration de solutions susceptibles de résoudre la
question sociale. En réponse à une percée culturelle du nationalisme, ces
nouveaux intellectuels socialistes voulaient fournir au socialisme français une
dimension éthique et esthétique dont il était encore dépourvu. Le profil social
et l’itinéraire idéologique de cette génération innovante se distinguent nettement
: rarement issus du cénacle universitaire, plus proches des milieux artistiques
qu’ils fréquentaient volontiers, ils partageaient souvent les valeurs des
cercles libertaires qui les avaient formés».
Il est vrai que le socialisme n’avait pas encore de rivaux, même si les
radicaux socialistes se dirigeaient vers une majorité électorale.
L’indépendance des artistes et des artisans permettait, à ceux qui le
voulaient, de contribuer le plus honnêtement possible, à la constitution d’une
culture prolétarienne. Le 28 octobre 1913, moins d’un an avant la guerre, il y
eut même des «animateurs du Cinéma du
Peuple [qui] voulaient produire des
“films sains, des vues véritablement éducatives où le travail sera magnifié, où
le peuple pourra se récréer, tout en élevant son intellectualité” : un cinéma à
message, un cinéma moral répondant à un souci de prophylaxie sociale, un
cinéma, enfin, combattant la guerre. Au terme d’une année, le conseil
d’administration du Cinéma du Peuple pouvait tirer un premier bilan. […] Trois
films avaient été “édités” dont Les misères de l’aiguille, qui semble bien avoir remporté du succès en
dénonçant “l’exploitation odieuse des femmes dans les maisons de couture”. […]
L’“art populaire” se réduisait à un art à tout point de vue édifiant. Il ne
constituait pas une culture autonome, même si le cinéma demeurait encore un
“art” du peuple».
Le centralisme démocratique n’avait pas encore contaminé les partis politiques et il restait toujours de la place
pour les entreprises audacieuses et personnelles dans le but de travailler à un
but collectif. La guerre allait mettre fin à tout cela; ou plutôt la révolution
en Russie.
Le réalisme social (avant de parler du réalisme
socialiste) était né en Russie en découlant directement du romantisme. On le
doit à ce fervent lecteur de Victor Hugo que fut Dostoïevski contre lequel
Lénine devait se montrer si impitoyable. Du petit-bourgeois Dostoïevski au
bolchevique Gorki, il y a une voie de passage indiscutable : «Aucune autre littérature ne fit une place
aussi éminente au roman social : il domina le canon littéraire des années 1840,
avec Les Pauvres Gens de Dostoïevski,
jusqu’aux années 1900, avec La Mère
de Gorki. (Ce dernier devint à son tour le modèle de la réincarnation du roman
social dans la version soviétisée du réalisme socialiste.) En tant que forme
d’instruction morale, le roman social contenait presque toujours un “héros
positif”, qui incarnait les vertus de l’Homme nouveau. L’attachement à la cause
du peuple, souvent moyennant une grande abnégation, était un attribut essentiel
de ces héros fictifs. Les personnages qui s’intéressaient à l’esthétique, ou
s’adonnaient à des activités sans lien avec la cause, étaient des “hommes
superflus”, coupés de la société».
Même après la révolution, lorsque viendra le temps pour les auteurs et artistes
soviétiques de définir puis d’accepter le concept de réalisme socialiste, un dramaturge comme Nkolaï Pogodine
(1900-1962) affirmait que «le romantisme
le met plus à l’aise que le réalisme»,
tant le romantisme était lié à l’épopée qui s’appliquait à la révolution. Cela
partait mal un mouvement dont la linguiste Régine Robin considère qu’il est une esthétique impossible! Le cinéma
russe en avait fait l’expérience. Un peu comme ces tableaux français produits
quinze ans après la Commune, le premier cinéma russe, sous domination tsariste,
adaptait des romans où la misère des humbles attirait le regard voyeur des
aristocrates russes. Là aussi on aurait pu dire qu’il agissait comme une
catharsis à la suite du massacre impitoyable du Dimanche sanglant de
1905 : «Sous le couvert de l’art
officiel les films, en adaptant les grandes œuvres de la littérature, s’étaient
orientés rapidement vers une sorte de réalisme socialisant, mystique et
nihiliste, vers un naturalisme dominé par le goût de la souffrance et du
malheur, le tout traduisant un obscur sentiment de culpabilité, de crainte ou
d’oppression. On y exaltait le masochisme, les symboles de castration, voire le
goût du suicide, avec une sorte de rage sadique, cruelle et révoltée».
On comprend assez vite qu’il était difficile de rompre avec une esthétique qui
pouvait si bien servir le sacrifice à la classe et à la Révolution!
|
Vladimir Gardine. Anna Karénine, (Scène finale du suicide d'Anna Karénine), 1914. |
|
S. M. Eisenstein. Le cuirassé Potemkine, (scène de l'escalier d'Odessa), 1925. |
Vingt ans plus tard, le régime avait changé et
sa nature était tout autre, mais on s’étonne de voir les mêmes thèmes ressassés
dans les romans : «Dans la plupart
des cas, les artistes en sont réduits à inscrire leur héros dans le cadre du
roman à thèse voulu par l’esthétique officielle du Réalisme socialiste. Les
écrivains se heurtent à une aporie : cette figuration de l’homme nouveau est en
effet impossible. Il faut la transformer, recréer de la fissure, recréer de
l’horizon, recréer de l’écart. Quelques exemples où l’on voit “l’homme nouveau”
sur le fond de recréation d’un horizon, si minime soit-il. Hydrocentrale de Shaginian. Ici, le héros principal
hésite. Dans Les gens des coins perdus
de Malyshkin, l’histoire racontée par le roman se termine avant que le héros se
soit converti en homme nouveau. Après, dans l’après-roman, le héros pourra
devenir un héros positif (de ce point de vue on pourrait dire que le héros du Don
paisible, Grégorii, dont on ne sait pas
la fin va peut-être lui aussi choisir définitivement son camp et devenir un
héros positif) mais cela n’est pas figuré dans le roman. La route vers l’océan de Léonov présente un héros qui a été
autrefois un héros positif mais qui, quand le roman commence, est malade, va
mourir et se réfugie dans le rêve et dans l’intériorité. Dans le Deuxième
jour de la création d’Ehrenbourg, le
héros principal se suicide, ne pouvant pas s’adapter à l’ordre nouveau. Comme
on le voit, toutes sortes de difficultés attendaient les écrivains mais
l’esthétique officielle leur demandait néanmoins de figuraliser le héros
positif par tous les moyens. Malgré toutes les tentatives pour ouvrir le sens
et injecter une certaine complexité, les écrivains soviétiques de l’époque sont
pris au piège du réalisme socialiste et du romantisme révolutionnaire; cette
dernière notion est particulièrement redoutable car elle permet d’anticiper l’avenir
dans la mesure où le nouveau est déjà dans l’ancien et où le héros positif,
même s’il est victime d’un sort injuste, est porteur des valeurs nouvelles et
doit trouver un relais pour continuer son œuvre. Ce monde peut être plein de
désordre, plein de malheurs, mais l’avenir est déjà préfiguré, prévisible et
figurable [sic!]. Les héros du reste
sont “beaux” au sens où leur corps qui n’est jamais un corps de désir est un
corps athlétique et un corps producteur».
Avec l’enracinement du régime stalinien, le réalisme socialiste devint le
modèle exemplaire de la création artistique et littéraire. En 1932,
l’Association des écrivains fut dissoute pour permettre la création d’une
nouvelle Union des écrivains, placée sous l’égide de l’État moscovite : «le romancier réaliste et prolétarien Gorki
est son président d’honneur, et son principal idéologue est un membre du
Politburo, Andreï Jdanov. En 1934, l’Union des écrivains réunit son premier
congrès, occasion pour différents compagnons de route de confesser publiquement
leurs erreurs et, pour Jdanov, de proclamer la doctrine du réalisme socialiste.
Selon les paroles mêmes de Staline, les écrivains devaient devenir les
“ingénieurs de l’âme humaine”. Concrètement, cela voulait dire qu’ils devaient
écrire dans le style accessible du réalisme du XIXe siècle, et non pas comme
les modernistes et “formalistes” abscons des années vingt. Mais ils n’en
devaient pas pour autant donner un simple reflet de la réalité: ils devaient
proposer aux lecteurs des modèles héroïques et parfaits de l’engagement
socialiste, de l’accomplissement socialiste. Les sujets devaient être empruntés
aux problèmes immédiats et pratiques définis par la ligne du Parti, ainsi qu’à
la vie des ouvriers et militants attelés à leur solution. ainsi, “réalisme
socialiste” signifiait en fait “idéalisme dicté par le Parti”, et à la
conception initiale gauchiste d’un art prolétarien succédait la “commande
sociale” directe du Parti-État. Pourtant, une fois encore, le gauchisme
survivait à son apparente défaite, car il s’agissait toujours de transposer
l’esthétique en politique».
Dans ces conditions, l’avant-garde artistique fut définitivement liquidée. «Le 17 août 1934, au premier congrès des
écrivains soviétiques, Jdanov développe “les nouveaux critères visant à donner
des œuvres qui répondent aux besoins accrus des masses sur le plan de la
culture”. La même année, Jean Hélion, dans Les Cahiers d’art, salue l’exposition La Réalité dans la
peinture au musée de l’Orangerie : “Le
seul mot réalité constitue un irrésistible appel”».
Les différents partis communistes de la IIIe Internationale étaient évidemment
d’accord avec la position de Jdanov, qui était celle de Staline. Le réalisme
socialiste devint la seule forme d’art et de littérature qui fut digne de
représenter et de défendre les intérêts du prolétariat.
|
S. M. Eisenstein. La ligne générale, 1928. |
|
S. M. Eisenstein. La ligne générale, 1928. |
Il en va surtout de même pour le moyen populaire
d’expression par excellence, celui du
cinéma : «Ces nouveaux dirigeants
stigmatisent l’art abstrait, défini comme décadent et souhaitent un cinéma
compréhensible pour tous, un cinéma simple, efficace, dont les héros soient des
gens du peuple, pas d’hier mais d’aujourd’hui. Le réalisme socialiste s’inscrit
dans ce dessein, avec, en plus, pour fonction, de glorifier le régime et en
particulier plans quinquennaux et construction du socialisme. Cela n’était pas,
il est vrai, le souci premier d’Eisenstein, même s’il comprenait bien les
objectifs du régime en chantant l’alliance de la ville et de la campagne dans La
ligne générale. Bien qu’il ait adhéré au
parti communiste, Pudovkin non plus n’était pas non plus [sic!] dans l’intime secret du régime : il réalise
son Déserteur en 1933 à un moment où
glorifier le succès de la révolution en Allemagne n’est plus de mise».
Comment qualifier ce retour d’une conception conservatrice de l’art et des
lettres, une conception si aliénante sous le régime tsariste sous couvert de
réalisme socialiste? «Simple retour
réactionnaire, au sens propre? Non, recherche d’un réel orienté. Ou,
dirions-nous, la volonté d’orienter ce réel. D’où notamment la construction
d’une notion appelée “réalisme socialiste”. Voilà probablement pourquoi
d’ailleurs il aura fallu la “chute” du communisme pour que soit reconsidérée
une telle période».
C’est dans ce sens qu’il faut considérer la réplique du peintre
Taslitzky : «Le premier tableau de
Taslitzky - qui était passé par les Beaux-Arts - lui fut inspiré par un épisode
qui se déroula en 1934, lorsqu’un agent de police tua un jeune communiste de
quinze ans et fut acquitté. En 1949, il écrivait : “Pour moi, le réalisme est
la somme de trois conditions : le contenu de l’œuvre, l’amour de ce contenu, la
technique servant à exprimer ce contenu, ces trois conditions étant haussés au
niveau idéologique de la classe ouvrière, qui s’élève sans cesse”».
Cette définition vague et ambiguë montre que près de 20 ans après les premières
discussions sur le réalisme socialiste, on en était toujours au même point.
Comment définir une esthétique
impossible, car une fois l’avant-garde constructiviste ou autre écartée, ce
qui restait ressemblait drôlement à une production bourgeoise enveloppée d’une
justification socialiste ou communiste. L’impossible définition du réalisme
socialiste par les autorités soviétiques est sans doute à la base de son échec
historique.
|
Boris Taslitzki. Étude pour Les jeunes morts pour la liberté, 1938. |
Pour le comprendre, il faut revenir au débat qui
précéda le deuxième plénum du Comité d’organisation de la future Union des
écrivains (février 1933) qui donna lieu à de nombreux débats, articles de
revues, assemblées d’artistes et d’écrivains soviétiques :
«A.Tolstoï continuait à se réclamer d’un “réalisme monumental” en affirmant que la
notion de méthode était en dernière analyse un concept scolastique. La seule
méthode, en l’occurrence, dans chaque cas individuel était de détruire toutes
les méthodes existantes. L. Slavin affirmait “qu’il y avait autant de méthodes
de création que d’écrivains. Quant au “réalisme socialiste”, écrivait-il, je me
demande si on a vraiment besoin d’un nouveau mot. Il est temps à mon point de
vue de revoir tous les termes littéraires. Même le réalisme tout court est
assez vague comme cela”.
Dans
un débat sur la dramaturgie, le poète Sel’vinskii avoue qu’il n’est pas du tout
à l’aise avec le vocable “réalisme socialiste”. “Le mot socialiste après le mot
réalisme a le même sens que le commissaire qui doublait le responsable
militaire du temps de la guerre civile. Le problème de la dramaturgie
soviétique est de réorganiser le monde en mettant en scène la vie dans ses
tendances générales. Les méthodes à travers lesquelles les dramaturges dépeignent
cette réalité, peinture réaliste ou peintre symboliste, est de leur seul
ressort”
Pogodin
affirme quant à lui que le romantisme le met plus à l’aise que le réalisme. Le
romantisme est lié à l’épopée et peut rendre compte du Dneprostroi. Vishnevskii
dit sa surprise de voir Shakespeare associé au réalisme. “De nombreux critiques
emploient avec beaucoup d’insistance le terme ‘réalisme’ et avec la même
insistance l’expression ‘nécessité de shakespeariser’; ils ne se rendent
absolument pas compte que ces deux notions ‘réalisme’ et ‘shakespeariser’ sont
incompatibles. Puisqu’il faut pousser l’analyse : Shakespeare, que l’on
aborde chez nous avec tant de crainte et d’inhibition, est au plus haut point
hyperbolique, démesuré, surréel, prend ses distances avec la réalité, comme
tous les grands artistes qui recherchent les généralisations, les formules
grandioses, qui aspirent en permanence à trouver de l’existence une explication
plus levée et plus sacrée”.
I.
Olesha voulait qu’on définisse au plus près le mot “réalisme”, pour ne pas dire
n’importe quoi. “Si Shakespeare fait signe vers le réalisme, alors, prenez par
exemple la tache de sang dans Macbeth. Cette tache qui ne
part pas, les sorcières, les esprits, le somnambulisme. Est-ce du réalisme?
Comment comprendre le réalisme? Comme une forme, un contenu, une pensée, un
produit? Marx disait qu’à travers La Peau de chagrin, Balzac lui avait donné une meilleure compréhension de la société de son
temps que les traités scientifiques, mais La Peau de chagrin est une histoire fantastique… Le réalisme de
ce point de vue, ce n’est pas la réalité en elle-même, mais la vérité du réel […]»
La discussion, ici, nous
apparaît extraordinairement libre. Rien à voir avec l’esprit paranoïaque qui
sévira trois ans plus tard, au moment des premiers procès de Moscou. Artistes
et dramaturges discutent de l’ambiguïté des deux notions de réalisme et de
socialiste pour finir par en conclure qu’il s’agit de la vérité du réel, étrange oxymoron rassemblant Ruskin et Courbet
dans un même mouvement où ils auraient eu de la difficulté à se supporter.
Bref, conclut Régine Robin, «non
seulement aucun consensus ne se dégageait, mais le réalisme lui-même était mis
en question. Cela ressemblait étrangement à la réflexion de V. Pertsov,
écrivant dans le Nonyi Lef en 1928
que personne ne savait ce qu’est le réalisme et en particulier le réalisme
prolétarien en art».
Arrive le second plénum…
«A. Lunacharskii
avait tenté lui aussi de définir le nouveau concept. Il oppose le nouveau
réalisme à l’ancien, distinguant dans le réalisme bourgeois une phase
ascendante (Balzac), une phase pessimiste (Flaubert) et une phase naturaliste,
petite bourgeoise (Zola) qui a envahi l’Europe. Ce réalisme critique,
progressiste en son temps, est devenu réactionnaire aujourd’hui, car statique,
ne voyant pas l’orientation générale de la société. Le nouveau réalisme est orienté,
sait où va le devenir social, et par
conséquent, sait dégager le nouveau dans l’ancien : “Il va de soi que bien
des choses restent inachevées dans notre édification, que l’on peut se heurter
à chaque pas à des insuffisances, voire à des scandales, à toutes sortes de
détails pénibles, et l’artiste n’est nullement tenu de les passer sous silence.
Mais lorsqu’il voit en eux des phases de l’évolution, des éléments à surmonter,
et qui sont effectivement en passe de l’être, une conclusion en découle, toute
différente de la critique totale de notre combat, de la condamnation en bloc de
notre société, qui s’imposent quand on tient ces phénomènes pour inhérents à
notre système […]”.
Le réalisme socialiste, donc, a une orientation,
un but, un objectif. Il est dialectique, actif, et Lunacharskii de citer Klim Samgin de
M. Gor’kii et Terres défrichées de M.
Sholokhov, Maiakovskii et Bezymenskii. Le réalisme socialiste, en outre,
n’exclut pas un certain romantisme. Lunarcharskii, comme Gor’kii, distingue un
romantisme subjectiviste et réactionnaire, la chimère, et un romantisme actif
et progressiste, mobilisateur, anticipateur et non pourvoyeur d’illusions. Le
discours de Lunacharskii concentre tous les thèmes qui vont se déployer avec
abondance partout entre 1933 et 1934 dans les principales revues littéraires et
dans les textes théoriques.
M. Gor’kii dans son “Sur le réalisme socialiste”
et V. Kirpotin dans ses longs articles de Literaturnyii Kritik en 1933 ne diront de plus rien de neuf. Désormais, le cadre discursif
est fixé, même si les objets du débat sont vagues. Jusqu’au bout, on ne saura
pas si le réalisme socialiste est un style, une méthode, une des méthodes (les
brouillons préparatoires aux statuts de l’Union mentionnaient “méthodes” au
pluriel. Le passage, par la suite, du pluriel au singulier marque dans
l’incertitude la restriction des possibles esthétiques en 1934), un courant,
une forme, une thématique et quel rapport il entretient avec l’ancien réalisme,
le naturalisme, le modernisme, la factographie, et comment il intègre à son
esthétique un certain romantisme, le retour de l’épique et du monumental.
Entre 1932 et 1934, les comités de rédaction des
principales revues littéraires sont remaniés, les prospectus et plates-formes
littéraires des revues se transforment pour se mouler dans le réalisme
socialiste et, d’une certaine façon, tout est déjà dit, formulé, discuté sans
être vraiment ni construit, ni défini. Ce qui permet aux écrivains soit de
craindre le pire, soit de penser que le syntagme ne voulant rien dire, ils
peuvent l’interpréter comme ils l’entendent. C’est le cas par exemple de A.
TolstoÏ : “Le réalisme socialiste est l’héritier rationnel d’une grande
culture qui se donne clairement de nouveaux buts. En prenant comme point de
départ les meilleurs modèles du réalisme, il les développe de façon à écrire
l’histoire de l’homme nouveau dans une nouvelle société”…».
|
S. M. Eisenstein. Ivan le Terrible, 1944. |
Dans ces conditions, et le
contexte politique ultérieur devait statuer, le réalisme socialiste devint une
tendance au stéréotype, «à la répétition
de discours déjà là et constitués antérieurement, à l’usage non critique de la
citation d’autorité, à la forte utilisation d’un domaine de mémoire
omniprésent. Cela n’empêchait pas, cependant, l’ambiguïté, l’innovation
stylistique et sémantique, les déplacements sémantiques ou leur retournement,
cela n’empêchait pas la polysémie, malgré l’énorme pression vers la monosémie,
l’univoque et le normé. Le rêve ou le cauchemar orwellien ne pourrait exister
que dans la langue des ordinateurs ou dans une langue artificielle. Aucune
langue naturelle, fût-elle régie, ne saurait échapper à son essence ambiguë,
ludique et non maîtrisable».
Avec l’expérience de la littérature russe du XIXe siècle, celle des apports de
la littérature réaliste française de la même époque, le réalisme socialiste
finira par produire un ensemble d’œuvres marqués par des caractères
identitaires qui laisseront moins de place à des casse-tête de
classement : le roman à thèse – le
roman réaliste construit et se construit un univers consistant et cohérent,
lisible, déchiffrable, connaissable et surtout reconnaissable. La connivence
établie entre le narrateur et le lecteur, connivence indispensable qui règle le
pacte de lecture selon l’horizon du vrai et du croire-que-c’est-vrai, implique
la mise en œuvre de tout un ensemble de codes du vraisemblable sans lesquels la narration ne pouvait être
crédible».
Il s’agit d’un roman de démonstration à l’exemple de ceux de Zola –; le roman
initiatique, suivant la tradition du conte russe, c’est un roman d’apprentissage, à la mode de Gœthe, marqué ici, selon K. Clark, de six
séquences : le prologue qui marque
le manque, la décision de l’accomplissement de la tâche, les épreuves, le héros
menacé, l’initiation et la célébration qui marque la rencontre du héros avec
l’objet de sa quête. La quête concernant évidemment l’être social
qui doit primer sur l’être psychologique -; la factographie. Le récit autobiographique
dans lequel se mêle la narration
omnisciente, la dissémination des voix, les notes, le journal… [qui] met en présence le héros conscient et
organisé, le commissaire et le héros désordonné, spontané qui doit faire son
apprentissage.
-; les titres, qui évoquent le monde du travail; les fins qui «peuvent en gros se ventiler de la façon
suivante : la plupart insistent sur l’acquis, le but social atteint qui,
dans le même mouvement, au bout du processus, a permis une transformation du
sujet-héros, une réconciliation avec lui-même ou une reconquête de son identité
personnelle, le forgeage en un mot de l’homme nouveau.».
-; l’inscription du discours social qui s’étale dans la plupart des romans soit
sous forme de dialogues ou de pensées intérieures sans charge d’ironie ou de
distance; l’usage de citations provenant d’autorités théoriques ou politiques;
l’usage de commentaires, repris en charge et évalué par le héros -; «Les romans du réalisme socialiste et leur
personnage principal, le héros positif, l’homme nouveau, obéissent… à des
contraintes narratives et actantielles multiples. Le héros est pris dans une
intrigue type… Il assume non seulement le caractère euphorisant du titre et du
dénouement, mais les cinq vecteurs nodaux de la monosémie et de la clarté
idéologique. Muni de son vouloir-faire et de son savoir-faire progressif (ou
déjà-là), il doit pouvoir convaincre, déjouer le paraître de ceux qui parlent
bien, pour faire émerger la parole authentique de l’être, la vérité. Il doit en
outre tenir dans la fiction une position discursive bien précise, celle de la
ligne politique, du 1er plan quinquennal ou du stakhanovisme, de la
nécessité d’augmenter le rythme de la production ou de dénoncer les excès de la
collectivisation (après la fameuse “Lettre” de Stalin sur “Le Vertige du
succès”). Clarté de la langue, clarté du message, clarté de l’intrigue, clarté
du dialogue et de la position discursive du héros, tout est mis en place pour
que la thèse soit perpétuellement rappelée, pour que la fiction soit illocutoire,
commentaire interprétatif et injonctif du présent».
|
S. M. Eisenstein. Le cuirassé Potemkine, 1925. |
Tel est le héros positif du
roman, de la peinture, de la sculpture ou du film soviétique. Taillé sur une
mesure unidimensionnelle, l’art et la littérature deviennent les jouets du
totalitarisme politique. Comme le demande Régine Robin : «Avec tant de contraintes, comment la fiction
peut-elle produire son “effet de texte”, sa littérarité, son système
métaphorique ouvrant sur le niveau “valeur” des théoriciens de la
socio-critique, sur l’infini du déploiement du sens? Si le sens est
perpétuellement censuré, gelé, figé dans des significations déjà-là,
préconstruites et pré-assertées, comment peut-il malgré tout fuir, migrer? Le
sociogramme de l’homme nouveau, une fois mis en place par ces contraintes
internes, peut-il encore travailler? Ou ne peut-il que se répéter? Le roman
réaliste socialiste, en un mot, est-il un texte littéraire?»
Bien entendu, nous dit l’auteure, «ce
rêve d’un monologisme généralisé, d’une maîtrise des éléments de la société et
de soi, qui fait penser au puritanisme du Pilgrim’s Progress, est une utopie, une tendance irréalisable.
La langue ne peut pas être totalement normalisée, neutralisée…».
Cette utopie est celle de tous les totalitarismes et contre tous les
totalitarismes, on se surprend à voir des contradictions de sens dans les
termes, les métaphores, les allégories et les intrigues. Même unidimensionnels,
les romans et œuvres d’art du réalisme socialilste nous disent plus que la
propagande dont en attendait le régime. Mais, anyway, l’uniformité de la production allait à contre-sens de l’originalité
de l’expression artistique, d’où la réaction de Che Guevara au réalisme
socialiste : «Dans son essai, Le
Socialisme et l’homme à Cuba, Ernesto
Guevara [rejette] le “réalisme socialiste”, qu’il considère comme une
représentation mécanique de la réalité sociale que l’on désirait faire voir».
Ce qui a triomphé de
l’avant-garde russe et fit du réalisme socialiste un modèle stéréotypé, c’est
le goût bourgeois prédisposé de l’avant-garde
éclairée du prolétariat. Ce faisant, elle a liquidé la révolution
culturelle contenue dans la Révolution russe pour pasticher les mélodrames
bourgeois enrobés de leçons morales et politiques, d’un culte religieux à
l’égard d’abstractions comme le prolétariat, le Parti, la vérité théorique du
Soviet Suprême et la vérité concrète dans le Politburo et Staline. Ce goût
traditionnel contenu dans les élites révolutionnaires a été subversif beaucoup
plus que les armées blanches ou le cordon sanitaire érigé par les puissances
occidentales. Ce goût n’était pas seulement celui des révolutionnaires russes,
c’était celui des marxistes depuis leurs fondateurs : «Marx et Engels avaient, sur la littérature
et l’art, des vues conventionnelles et ils ne les incorporèrent pas à leur
système. Les goûts de Lénine en matière de littérature étaient également
conventionnels, et au cours de conver-
sations privées il ne dissimula pas son
aversion pour les écoles modernes de littérature expérimentale qui se formèrent
après la révolution, considérant qu’il était du devoir des écrivains d’être
accessibles aux masses. Sa seule déclaration écrite sur ce sujet allait par la
suite être souvent mise à contribution pour sanctionner le contrôle absolu du
parti sur toute la littérature, et elle devint la base de la théorie communiste
du contrôle littéraire. Il s’agissait d’un essai écrit en 1905 insistant pour
que le travail littéraire fût subordonné à la politique du parti. D’après le
contexte, il s’agissait apparemment de “littérature” au sens étroit d’écrits
politiques du parti. Il est vrai qu’en 1920, Lénine intervint vivement contre
un groupe moderniste, Proletkult, qui se prétendait à la tête d’un mouvement de
littérature et d’art nouveaux, véritablement prolétariens, qui servirait à unir
et à rallier les forces du prolétariat. Proletkult, cependant, affirmait qu’en
tant que mouvement, il devrait être indépendant de tout contrôle du parti; or,
arrivé à ce point, Lénine soutint qu’il devrait être soumis au contrôle général
du commissariat du peuple à l’Éducation. Mais cette intervention unique
s’explique aisément par le fait que Proletkult était animé et mené par le vieil
adversaire de Lénine, Bogdanov, dont il détestait les idées». Il n’y a donc pas à
s’étonner que la notion ambiguë de réalisme socialiste ait fini par triompher
puisqu’elle contenait l’esthétique bourgeois au service de la propagande du
régime. Lénine «ne cachait pas son peu de goût pour la peinture
futuriste et les poèmes futuristes de Maïakovski. Lénine n’était pas moderniste.
Il édifia un nouveau régime mais il était coulé au moule de l’ancien dont le
merveilleux génie avait fait fleurir la littérature, la musique et les
sciences; l’ancien régime, avec son absolutisme avilissant et ses extrêmes dans
la richesse comme dans la pauvreté, n’était-il pas le berceau de la révolution
marxiste? Tout, le bon comme le mauvais, attachait Lénine au passé de la Russie
et le détournait du futur».
Règle générale, les révolutionnaires communistes
baignaient dans le goût bourgeois prêt à refuser toutes formes d’avant-garde.
Max Gallo ne rappelle-t-il pas qu’en art, les goûts de Rosa Luxemburg étaient «pour les formes classiques,
conventionnelles, même»?
Trotsky suivait en la matière la voie tracée par Lénine : «Il défendit vigoureusement le “nouveau
populisme soviétique” de ces écrivains contre les attaques de la littérature
d’avant-garde, le groupe “Octobre” et les futuristes. Mais tout en déclarant
que “celui qui se place en dehors de la perspective d’Octobre est totalement et
sans rémission réduit à rien”. Trotsky, comme Lénine, croyant qu’en rompant
complètement avec l’ancienne littérature, pour la bonne raison que le
prolétariat russe ne la connaissait pas, il lui fallait encore maîtriser,
absorber et dépasser Pouchkine, La pensée marxiste, disait-il, ne fait pas de
la nouveauté une vertu; elle s’inscrivait dans la culture du passé».
Enfin, lorsque Roger Garaudy «donnait la définition d’un bon livre :
c’était “une force, un outil, une arme pour faire passer les rêves
d’aujourd’hui dans la réalité de demain”».
Il est vrai que dans le con-
texte de la Révolution de 1917, le temps laissait
peu de place à des discussions sur l’esthétisme alors qu’une guerre de
propagande se livrait entre tsaristes, républicains bourgeois et divers groupes
de révolutionnaires socialistes. Comme le rappelle encore Fischer : «Il est des faits que la tâche de Lénine, en
1917, fut facilitée par le sous-développement économique et par
l’“obscurantisme”, l’arriération culturelle des masses laborieuses à la ville
et aux champs. De plus, Lénine se méfiait des intellectuels et détestait les
futuristes parce qu’ils expérimentent, qu’ils improvisent au gré de leur talent
et de leur tempérament, et non des commandes du parti communiste. Ils doutent.
Ils pensent. Ils se rebellent contre l’orthodoxie. Le soviétisme est une
nouvelle orthodoxie. Lénine était un révolutionnaire, non un rebelle. Il
voulait changer les institutions, transformer l’économie, il n’envisageait pas
que l’homme se change lui-même. Il aurait fallu la liberté».
Quand la guerre civile cessa et que le régime prit un certain temps à se mettre
en place, la perspective idéale d’un réalisme
socialiste se développait afin de distinguer nettement la culture nouvelle
de l’ancienne. Comme nous l’avons vu avec Régine Robin, «en pays communiste, le romancier a généralement été obligé d’encourager
l’admiration de l’État, la fidélité et même le conformisme. En revanche, le
pays non socialiste encourage le roman protestataire, l’esprit non conformiste,
le sentiment de révolte. En théorie, l’écrivain communiste devrait pouvoir
échapper au rôle de courtisan, et s’appuyer sur l’esprit critique, inséparable
de l’art véritable. Cette opportunité a été trop souvent perdue. L’État
soviétique, Staline, dominaient l’horizon et représentaient l’idéal […]. Loin d’être libre, l’écrivain pourchassé
embrasse le conformisme».
C’est donc en Occident que l’art révolutionnaire bénéficia de plus de liberté
pour explorer et produire des œuvres dans la mouvance d’un futurisme
révolutionnaire et non réactionnaire comme celui des Italiens. Mais en
Occident, c’étaient les ouvriers eux-mêmes qui véhiculaient l’essentiel du goût
bourgeois. Le dramaturge Henri-René Lenormand devait s’en plaindre lors du
Congrès international des écrivains, tenu à Paris en juin 1935 : «Son sujet était le déclin du théâtre
français, qui l’amenait à observer que les ouvriers eux-mêmes avaient le goût
bourgeois, et que cela constituait une entrave au développement d’un théâtre
prolétarien; comme l’accent semblait davantage porté sur son attaque du théâtre
bourgeois que sur le goût des ouvriers, son discours passa».
Et en Russie, le cinéma, comme on l’a mentionné, le plus populaire des arts
pour un peuple sans instruction littéraire, ce goût bourgeois passa des films
tsaristes aux films soviétiques. Jean Mitry souleve le point : «entre le cinéma pré-révolutionnaire et le
cinéma proprement soviétique il n’y a pas eu, comme on serait tenté de le
croire, de scission brusque, mais un glissement progressif au terme duquel, après
un changement d’orientation et de méthode, les films soviétiques reprirent à
leur compte les principes esthétiques du cinéma tsariste. Mais à travers un
réalisme plus objectif et sur des structures que les œuvres de propagande et
les grands documentaires contribuèrent pour une large part à dégager des
concepts encore littéraires ou théâtraux qui présidaient jusque-là à
l’élaboration des films».
Le réalisme socialiste servit finalement d’ersatz au kitsch dans le monde soviétique avant d’être exporté par le biais
des partis communistes occidentaux, Thorez et Togliatti figurant à côté de
Staline sur des produits de consommation courante (tasses, porte-clefs, posters, etc.). Dans les deux cas,
bourgeois comme prolétarien, le goût se divisait selon la règle du classicisme
élaborée bien avant la révolution : «“Le
concept opposé à la culture populaire est l’art” dit Leo Lowenthal. Être contre
la camelote vous fait passer aussitôt pour un champion des arts. […] Cette affirmation est fausse. L’art n’a pas
de position officielle à l’égard des “vieilleries poétiques” (Rimbaud). Tout ce
que l’on peut dire de la “distorsion du réel” par le pseudo-art, on peut le
dire en une égale mesure de l’art. Et l’art ne cherche pas d’ailleurs à occuper
un niveau moral plus élevé - le pseudo-art aurait beaucoup plus tendance à
exclure la malignité personnelle, par exemple, qui s’exprime par tant de grands
moments en poésie, peinture, musique».
Reste à se demander que fut le réalisme
socialiste pour les Occidentaux? Dans la mesure où l’Union soviétique demeurait
la seule expérience véritablement révolutionnaire, il est normal que Moscou
exerça une influence prépondérante. D’abord, via les différents partis
communistes nationaux affiliés à la Troisième Internationale (le Komintern) mais aussi par de fréquents
aller-retour des intellectuels occidentaux au pays des soviets. Ainsi, «dans les années trente, nous découvrons
cette structure organisationnelle : à Moscou, une Union internationale des
écrivains révolutionnaires, dont l’organe officiel “Littérature de la
Révolution mondiale” devient en 1933 “la
Littérature internationale”; en France,
une Association des écrivains révolutionnaires, qui ne tarde pas à devenir
l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), et dont l’organe
à partir de juillet 1933 sera la revue “Commune” - qui, jusqu’à sa mort en 1937, se situa au-dessus d’Aragon dans la
hiérarchie des intellectuels du PCF - pouvait annoncer que l’AEAR comptait 550
membres dans le monde de la littérature, des arts plastiques, de
l’architecture, du cinéma, de la photographie - “écrivains et artistes non
conformistes qui veulent lutter aux côtés du prolétariat”. Le comité de
patronage incluait Aragon, Barbusse, J.-R. Bloch, André Breton, Luis Buñuel,
René Crevel, Paul Éluard, Man Ray, Eugène Dabit, Élie Faure, Paul Nizan et
Romain Rolland. Ses principes déclarés étaient les suivants : “Il n’y a pas
d’art neutre, pas de littérature neutre. Une littérature et un art prolétariens
sont en train de naître… La crise, la menace fasciste, les dangers de guerre,
l’exemple du développement culturel des masses en URSS,en face de la régression
de la civilisation occidentale, fournissent à l’heure présente des conditions
objectives favorables au développement d’une action littéraire et artistique
prolétarienne et révolutionnaire en France”».
Comme on peut le constater, tous ces noms ne représentent pas l’unique parti
communiste. On y retrouve des anarchistes, des surréalistes, des socialistes
bon teint tout comme des communistes avérés et des pacifistes «bourgeois». À
l’image de ce qui se passait au début des années 30 en Russie, tout l’effort
est investi dans l’organisationnel, dans la fondation de Maisons de la culture,
par exemple : «Ce fut l’AEAR qui
patronna les Maisons de la culture, dont la première s’ouvrit à Paris en avril
1934, proposant de la musique et de la poésie, des conférences sur la
littérature, des films, des introductions à des cultures étrangères, ainsi
qu’une structure politique; en 1936, les Maisons de la culture proclamaient
l’adhésion de 96 000 membres à travers la France. L’ampleur que prit le
mouvement peut bien s’imaginer, à voir le développement qu’il eut dans la
lointaine Algérie, où le jeune Albert Camus était passé du mouvement
Amsterdam-Pleyel aux Amis de la revue “Commune” (groupe fondé à Paris en avril
1935) et, sous ces auspices, avait fondé une Maison de la culture à Alger où,
du quartier général à Paris, allaient être envoyés des orateurs».
Comme on le voit, depuis la scission au congrès de Tours, il s’agissait, autant
que faire se peut, dévoyer les partisans socialistes pour qu’ils viennent
rejoindre le communisme, finissanit par s’imposer contre toutes autres
tendances, et c’est dans ces maisons que le réalisme socialiste parvint à
s’imposer. Comme l’énonça le poète surréaliste et communiste Aragon au Congrès
international des écrivains de 1935 : «“Il
faut en revenir à la réalité”, […],
car “seuls le prolétariat et ses alliés peuvent se réclamer du réalisme, qui
prend l’aspect du réalisme socialiste, méthode dont se réclament les écrivains
de l’URSS”».
|
Vladimir Tatlin. Monument à la Troisième Internationale, 1919.
La tour Tatline, chef d'œuvre de l'art constructiviste,
devait être construite à partir de matériaux industriels comme le fer,
le verre et l'acier. Elle était censée être un symbole de la modernité, tant dans sa forme et les matériaux la constituant que dans sa fonction ; par sa taille (400 mètres), elle devait dépasser la Tour Eiffel de Paris. La forme de cette tour était une double hélice, développée en spirale,
que les visiteurs auraient pu parcourir par l'intermédiaire de
dispositifs mécaniques variés. La cadre principal aurait contenu trois
énormes structures géométriques en rotation. Au pied de la tour se
serait trouvé un cube
effectuant une rotation sur lui-même en un an et servant de salle de
conférences destinée principalement aux réunions politiques. En son
centre se serait situé un cône,
consacré aux activités exécutives, et dont la vitesse de rotation
serait d'un tour par mois. Sa partie supérieure, en forme de cylindre, devait accueillir un centre d'informations, publiant des bulletins d'information et des manifestes par télégraphe, radio et haut-parleur,
et tournant une fois par jour sur lui-même. Des plans d'installation
d'un écran géant à ciel ouvert sur le cylindre avaient également été
dessinés, ainsi que ceux d'un projecteur affichant des messages dans les
nuages. (Gray 1986)
|
Bien avant que l’avant-garde éclairée du prolétariat tenta de se décider sur le
concept de réalisme socialiste, des
artistes russes, qui suivaient le développement de la modernité en Occident,
firent leur la définition de la culture prolétarienne (Proletkult) et voulurent traduire dans les arts le grand saut
effectué à travers la révolution de 1917. Constructivistes, Suprématistes,
Productivistes, ils se donnèrent des étiquettes capables de confronter l’expressionnisme,
le cubisme et le futurisme dont ils s’inspiraient grandement. «Dans
les années qui précèdent la révolution, entre 1910 et 1915, on
s’intéresse en Russie au cubisme, mais on le considère comme “destructeur du
figuratif”. Le constructivisme a pour fondateur deux sculpteurs russes,
Vladimir Tatline (1885-1953) et Naum Gabo (1890-1977), qui s’opposent à
l’esthétisme cubiste, tel qu’il apparaît chez Picasso. Plus encore que par le
cubisme, découvert par Tatline lors d’un séjour à Paris, c’est le futurisme
italien qui frappe l’artiste russe. Mais il récuse ce qu’il appelle “le
romantisme superficiel” de Marinetti. Apparaît - avant le régime soviétique -
cette tendance constructiviste qui veut faire une sorte de synthèse entre
l’abstraction cubiste et la réalité. Il s’agit de contribuer à la construction
d’une nouvelle société et, très vite, ces cubistes, marqués par la pensée
révolutionnaire active dès avant la révolution d’Octobre, vont mettre en avant
la gloire de la technique».
Il ne s’agit pas seulement de contester l’art occidental et ses prises de
positions tenues pour «bourgeoises», il s’agit aussi de révolutionner la
culture russe elle-même, d’où le travail de Malevitch qui, «dans l’esprit de l’interdiction mosaïque de
l’image, justifie, non sans lucidité, son passage de la figuration à l’abstrait
comme un abandon du fétichisme païen. Déboulonner Dieu du ciel, c’est le faire
tomber sur terre sous forme d’images, c’est-à-dire de fantasmes, d’illusions,
d’“effigies des vieilles divinités”».
Son célèbre Carré blanc sur fond blanc ne
traduit-il pas la place désertée par l’icône sur le mur, les deux devenus
formalisés dans une même absence de couleurs?
|
Kazimir Malevitch. Carré blanc sur fond blanc, 1918.
|
En littérature aussi, la modernité se fait
présente en Russie bien avant le développement du syntagme réalisme socialiste. En fait, ce sont ces écrivains qui
donneront le la pour amorcer une
définition du réalisme socialiste : «Le
nouveau souffle épique, parfois spontané, parfois canalisé, de la révolution et
de la construction soviétique, s’exprime dans la forme littéraire renouvelée.
C’est d’abord l’épopée du combat, humaine à la manière de Zola, lyrique aussi,
dans Le Torrent de feu de SÉRAFIMOVITICH,
ou dans les récits d’IVANOV,
romantique encore d’allure dans le Tchapaïev
(1923) de FURMANOV,
pathétique et vibrante encore dans La Défaite
(1923) de FADÉIEV.
Le Ciment (1925) de GLADKOV est la pathétique et nette histoire d’un couple
à travers la guerre d’abord, à travers la reconstruction ensuite. […] Le Don paisible, de Mikhaïl CHOLOKHOV,
est l’épopée familière et historique des Cosaques du Don, mi-pasteurs,
mi-soldats, de 1912 à 1922. Sur un ton de chronique qui rappelle visiblement
Tolstoï, la steppe et sa vie quotidienne, les querelles de village, les
disputes familiales, les saisons et les jours, les charmes, les erreurs et les
brutalités de l’amour. Dans la simplicité du récit, on sent le piétinement
quotidien de l’existence collective, la vie telle qu’elle est directement
sentie, vue par les yeux, entendue par les oreilles…».
Mais le poète de l’avant-garde russe demeure Vladimir Maïakovski (1893-1930).
Dramaturge visionnaire, «Maïakovsky s’en
prend à la conception marinettiste de la machine. Maïakovsky parle le langage
du bon sens : “Non pas chanter le machinisme, mais le dompter dans l’intérêt de
l’humanité. Non se perdre dans la contemplation esthétique de l’acier, des
gratte-ciel, mais organiser les logements. […] Non pas chercher le fracas, mais organiser les silencieux. […] Nous, poètes, nous avons besoin de parler
dans les voitures”».
Entré en 1911 à l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou, il
écrivait la même année une première tragédie portant son nom, Vladimir Maïakovski, pièce qui sera
copieusement sifflée par les spectateurs. Fondateur du journal LEF, Maïakovski avait applaudi au coup
d’État d’Octobre et courtisa le pouvoir par un poème Lénine. Mais Lénine n’était pas apte à entendre ce registre
futuriste, aussi, le 14 avril 1930, jouant sans doute à la roulette russe, il
se tira une balle dans le cœur. La Révolution russe n’était pas prête à se
livrer à l’avant-garde artistique et littéraire. Comme le note Herbert
Read : «Suprématistes,
constructivistes, productivistes, - tous, ils avaient été simplement tolérés
par le gouvernement soviétique qui avait eu jusque-là à s’occuper de questions
plus urgentes. Lorsqu’il en vint à ces problèmes, le gouvernement, comme les
soldats, les paysans, les ouvriers qu’il représentait, n’éprouva pas le moindre
intérêt pour ces finasseries esthétiques. Il voulait un art qu’on pourrait comprendre,
un art anecdotique, un art franchement académique; et comme toutes les forces
devaient être mobilisées pour la défense des Soviets, il fallait un art
propagandiste, un art qui fut au service de la Révolution. Que les artistes
eux-mêmes tiennent leur art pour essentiellement révolutionnaire, et convenant
par conséquent à la société nouvelle qui allait se créer, ne changeait rien à
l’affaire. Qui étaient ces artistes? Certainement pas des travailleurs, au sens
prolétarien du mot. bien plutôt des survivants de la décadence bourgeoise
capitaliste, peut-être des anarchistes, en tout cas une minorité bruyante et
subversive. Les jeux étaient faits, et les artistes le savaient».
Celui qui fut leur défenseur le plus sincère fut
Alexandre Bogdanov (1873-1928), médecin, économiste et écrivain, il était au
point de vue culturel et politique, après avoir été son ami et co-locataire, la
némésis de Lénine. C’est lui qui décida d’organiser, dès les lendemains de la
révolution, le Proletkult, qui prône
la destruction totale de la vieille
culture bourgeoise en faveur d’une pure
culture prolétarienne. Son beau-frère, Lounatcharski, se chargea d’affirmer
ce projet : «Contre les institutions
tsaristes datant du XVIIIe siècle luttent d’autre part les organisations de “culture
prolétarienne”. Mises sur pied par Alexandre Bogdanov en 1917, elles militent,
réunies sous le raccourci de Proletcult, pour des changements radicaux dans le
domaine culturel. En 1920, elles comptent quatre cent mille membres, dont
quatre vingt mille sont actifs dans des ateliers d’art et des clubs. Refusant
tout contrôle politique venu d’en haut, leurs animateurs s’appuient sur
l’expression spontanée de la base. Elles soutiennent l’art non académique. Plus
précisément, elles adhèrent aux courants dits “productivistes”, partisans d’une
intégration de la production artistique dans toutes les activités sociales, et
jusqu’à une dissolution de l’art en l’entendant comme un simple travail au sein
de ces activités. Les artistes modernes les plus impliqués dans une rupture
avec les conceptions esthétiques traditionnelles sont appelés à des postes de commande dans l’enseignement de l’art et dans sa propagation. Lounatcharski
confie en effet à un peintre d’avant-garde de ses amis, David Sterenberg, la
section artistique de son Commissariat, et lui-même place dans les organes
dirigeants de celle-ci une partie de ses propres compagnons : Malevitch,
Tatlin, Konenkov, Matveev, Rodtchenko, Kandinsky».
Mais, avec la montée de Staline au pouvoir, le Proletkult ne pouvait concurrencer la volonté du pouvoir suprême du
Parti et les artistes protégés par Lounatcharski furent remplacés par le retour
des artistes académiques, détenteurs du goût bourgeois : «Ce résultat provient des choix personnels de
Staline, mais aussi du goût qui prévaut dans les populations de l’Union
soviétique, et surtout des rapports de forces à l’intérieur des groupes de
peintres. En 1930, les artistes académiques, d’abord écartés, ont reconquis les
positions dominantes. À Moscou et à Leningrad, les autorités finissent par
fermer les Ateliers d’art, bastions de l’avant-garde. Malevitch est alors mis
aux arrêts pour trois mois, puis limogé sous prétexte de maladie. Une
exposition de Pavel Filonov est interdite. En 1932, date d’apparition de la
notion de “réalisme socialiste”, les associations de peintres, sur la décision
du Comité central du parti communiste de l’Union soviétique, sont regroupées en
une seule. Dans la nouvelle organisation, les “conservateurs” disposent presque
du double de représentants que les différents courants d’avant-garde. Autrement
dit, le style conformiste, qui peu à peu s’impose violemment contre les
recherches novatrices, n’est pas simplement issu de décrets politiques, mais
repose sur l’esthétique et les tendances de la majorité des artistes de l’Union
soviétique».
|
Pavel Filonov. Bateaux, 1919. |
Si l’avant-garde russe n’était pas tout le Proletkult, le Proletkult contenait, entre autres, les artistes et écrivains de
l’avant-garde. Son indépendance était garantie : «En 1918, écrivains et artistes de la nouvelle vague, persuadés que la
révolution leur offrait toute latitude d’expression, organisèrent le Proletkult (culture prolétarienne) qui groupa tout un
ensemble d’écrivains, de peintres et de sculpteurs, notamment le poète
symboliste et prosateur André Biely; le romancier nouvelliste et dramaturge
Ievgeni Zamiatine, un hérétique forcené; Nicolas Goumiliov, poète “Acme-iste”
de talent; et Valeri Briousov que Trotsky qualifiait de “rationaliste” et
“d’éclectique”. Le Proletkult ouvrit
des cercles d’études et des théâtres d’amateurs pour les ouvriers, les jeunes
dans les universités, les soldats et les marins. Ses promoteurs ne prenaient
pas position vis-à-vis de la révolution. Ils se contentaient de l’utiliser pour
répandre leurs idées et des projets de culture nouvelle. Toutefois, si l’on en
croit Lounatcharski, Lénine craignait que le Proletkult ne détourne les ouvriers du travail et de l’instruction. Bien plus
encore, il craignait qu’il ne provoque de sérieuses déviations par rapport au
marxisme tel qu’il l’entendait. En août 1920, il demanda au professeur
Pokrovski, sous-comms-
saire à l’Instruction publique, de lui faire savoir quelle
était la situation juridique du Proletkult, qui en avait nommé les dirigeants et d’où il tirait ses ressources
financières. Prokovski répondit le 24 août, que le Proletkult était “une organisation autonome” et
subventionnée par son commissariat. Dès qu’il eut le temps, Lénine rédigea un
projet de résolution (8-10-20) où il déclarait que le Proletkul ne devait pas professer “d’idées
particulières, mais le marxisme”. La Russie soviétique avait besoin “non de
l’invention d’une nouvelle culture prolétarienne, mais du développement des
meilleurs modèles du passé, de la tradition et des résultats de la culture
actuelle en se plaçant du point de vue du marxisme et des conditions de vie et
de lutte du prolétariat à l’époque de sa
dictature».
Le Proletkult représentait donc, à
l’origine, des artistes et écrivains portés par un souffle de liberté malgré
les contraintes entraînées par la révolution et la guerre civile et ce, malgré
les réticences de Lénine : «Il n’y
avait pas de rideau de fer, les portes étaient ouvertes et les meilleurs
écrivains, musiciens et peintres quittaient en grand nombre la Russie pour
l’Occident, parce qu’ils ne supportaient les restrictions alimentaires ou
celles imposées par la révolution. Vassili Kandinski et Marc Chagall furent du
nombre, des savants également. Trotsky, Gorki et Lounatcharski s’efforçaient
continuellement de rappeler à Lénine que le bolchevisme ne pouvait ajouter
l’anémie culturelle à la pauvreté économique».
Dans l’ensemble, la pensée était radicale, manichéenne : les «partisans du Proletkult […]
ignoraient l’autonomie relative de l’univers culturel et voulaient le réduire
immédiatement à la base sociale (“culture prolétarienne” versus “culture
bourgeoise”)».
Les marxistes, eux, ignoraient l’autonomie relative de l’univers culturel, comme
ils ignoraient l’autonomie relative du politique, de la science, des mœurs et
tout ce qui ne déterminait pas en
dernière instance, pour reprendre la formule consacrée de Engels,
c’est-à-dire l’économie. Le millénarisme de la
fin de l’histoire dans l’abolition de l’État avec l’avènement d’un mode de
production communiste – tout aussi indéfini que le reste -, justifiait
également l’impératif du Proletkult :
«La plus importante manifestation de ce
millénarisme populiste était le mouvement “Culture prolétarienne”, communément
appelé Proletkult. À son principe, il
y avait cette idée plausible du marxisme que le prolétariat devait disposer
d’une culture propre, radicalement distincte de celle de la bourgeoisie : la
mission du Proletkult était donc
d’inciter les ouvriers à produire cette nouvelle culture à partir de leur
propre expérience. En 1920, le Proletkult comptait quelque 700 000 membres, soit un peu plus que le Parti.
Lénine ne pouvait y voir qu’une organisation rivale, puisque son appel aux
masses et son idéologie subjectiviste impliquaient que la spontanéité
prolétarienne n’avait aucun besoin d’être guidée par la conscience du Parti. À
la fin de la guerre civile, il rattache le Proletkult au Parti, pour le tuer en tant que mouvement».
Cette erreur coûta très cher à l’évolution subséquente de la Russie soviétique;
elle stérilisa le processus culturel aussi sûrement que le néo-libéralisme du
début du XXIe siècle en Occident. Au début, comme il a été dit, tout était
possible dans le domaine des arts et des lettres. Plus radicalement qu’en
Occident, le nouveau régime faisait la guerre à la tradition académique :
«En Russie, les plus importantes écoles
d’art, spécialisées dans une formation académique, sont fermées dans les
premiers mois de la victoire bolchevique. Elles sont aussitôt transformées. Des
ateliers libres sont mis en place, ouverts à tous. Les musées bénéficient de
crédits spécialement destinés à l’achat d’œuvres d’avant-garde. Rodtchenko
annonce la mort de la peinture de chevalet. Malevitch proclame qu’il faut
“briser les vieilles tables esthétiques”. Il propose à la section artistique du
Commissariat à l’instruction publique un programme qui exige, entre autres, la
“guerre à l’académisme”».
Des théoriciens comme Bogdanov et Lounatcharsky voudraient que la Révolution
russe soit également une révolution culturelle, mais malgré la guerre livrée
aux académies, les leaders soviétiques sont majoritairement les premiers
défenseurs de l’esthétique véhiculée par les valeurs bourgeoises. Pour eux, la
Révolution consistait à faire accéder au classicisme les masses incultes et
tenues dans l’ignorance par l’Ancien Régime :
«D’une
certaine façon, les socialistes allemands surtout, mais aussi bien russes et
français, de Kautsky à Lénine, incarnent le premier courant qui s’est perpétué
jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et même au-delà. La victoire d’Octobre et
la constitution des partis communistes l’ont renforcé, puis étendu au monde
entier.
Le
deuxième courant est représenté au début du siècle par Bogdanov, ultérieurement
par Mao Tsé-toung, au moins à certains moments de sa carrière, ainsi que par
certains utopistes de 1968. Ses chantres entendent destituer les valeurs et les
savoirs établis, leur substituer la culture que les classes populaires, en
s’émancipant, reconstitueront à partir d’héritages qu’elles ont dû refouler. Ce
courant prend une allure contre-constitutionnelle, volontiers antiacadémique.
Il mettrait fin au ressentiment des milieux populaires qui gardent un complexe
d’infériorité vis-à-vis des gens instruits, en opposant à leur savoir, défini
comme vieilli et réactionnaires, une culture nouvelle.
Ce
courant ne définit pas la culture prolétarienne “par des arts et des traditions
populaires, par le folklore, bien qu’elle ait des rapports avec eux; elle n’a
rien à voir avec l’alphabétisation des masses sans pour autant la rejeter”,
explique Jutta Scherrer. La culture prolétarienne doit être une création.
Au
regard de son idéal de révolution prolétarienne, de son projet d’une société
“sans contradictions”, le Proletkult estime “qu’il n’y a pas de place pour la
diversité”. Aussi, son accès est bientôt interdit aux intellectuels. Il ne
s’agit pas de nier leur héritage, mais d’organiser la culture autrement. “On ne
vous demande pas, explique Zizn’Iskusstva (La Vie de la culture), en
s’adressant, entre autres, aux cinéastes, de faire des films qui seront compris
dans trente ans, mais des films qui éduqueront les masses d’aujourd’hui.”
Ce
sont les avant-gardistes, “les nihilistes culturels” qui sont ainsi visés. “Ce
qu’ils font, je n’y comprends rien”, disait Lénine».
S’il y a une place pour l’art dans la nouvelle utopie,
c’est en tant que guide vers l’accomplissement révolutionnaire. Il faut d’abord
organiser de manière directive ce monde que les entrepreneurs occidentaux
abandonnent à la libre concurrence du marché. Aussi, doit-on entendre le
Proletkult comme «une organisation culturelle de masse et non
un laboratoire, une secte comme on l’a prétendu […]. Il s’agit d’occuper tous les fronts d’activité sociale pour ne pas
laisser à l’ennemi bourgeois des possibilités de pervertir ou de freiner l’élan
révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans un appel, le Proletkult déclare vouloir “ouvrir au travailleur la
route vers la culture et l’aider à devenir un maître dans un domaine où il n’a
été qu’un visiteur occasionnel”. Polianski écrit de son côté : “Le Proletkult est l’organisation intellectuelle du
prolétariat, comme le parti ouvrier est son organisation politique, les unions
professionnelles son organisation économique (…). Les marxistes
révolutionnaires ont toujours dit que le marxisme ne se borne pas à la lutte politique
ou économique, mais qu’il est également un puissant mouvement révolutionnaire
intellectuel qui embrasse la politique et l’économie, comme ses parties
intégrantes”. Il ajoute que les partis communistes ont trop souvent tendance à
négliger les problèmes culturels».
Or, le proletkult est perçu
essentiellement comme un problème intellectuel. Les sentiments, la sensibilité,
bref tout ce qui relève de la psyché échappent à cette définition amputée de la
culture. Comme Champarnaud le dit à propos du bogdanovisme : «Plus grave à nos yeux est le rejet de la
part du Proletkult des questions de forme en littérature : “contrairement à
l’art bourgeois décadent, l’art prolétaire fait ressortir, au premier plan, le
contenu et non la forme”. Les futuristes se heurtèrent rapidement à eux : “Les
futuristes, dès les premiers pas, encore
au Palais Kszesinska, essayèrent de passer un accord avec les groupes
d’écrivains ouvriers (le futur Proletkult), mais ces écrivains pensaient (à voir
d’a-
près les œuvres) que l’art révolutionnaire se réduit au seul contenu de
propagande, et dans le domaine de la mise en forme restaient de complets
réactionnaires”. On pourrait ajouter aux imperfections du Proletkult une
certaine idéalisation du travail et de la machine qui, plus tard, sera utilisée
d’une manière réactionnaire; en outre cette idéalisation donne un ton au
discours, pompeux, du Proletkult : “Le travail ne tue pas la pensée et les
sentiments de l’ouvrier. Non, au contraire, il vaincra tout et créera de
nouvelles lois. La machine n’est plus un instrument de soumission, sa fumée et
son bruit sont des chants, un puissant appel à la vie, au soleil et au combat.
Et l’ouvrier s’identifie lui-même avec ses machines : nous sommes le fer,
dit-il”».
Cette idéalisation du travail ne
concernait pas l’éthique du travail, mais l’organisation de la productivité, et
dans la mesure où Staline mettait au défi l’économie soviétique à rattraper la
production européenne ou américaine, il faudrait plutôt parler de l’idéalisation de la productivité, ce que
le stakhanovisme devait traduire dans les faits par rapport aux premiers plans
quinquennaux. Le proletkult retrouve
le réalisme socialiste dans la mesure où n’existe de culturel que la production
économique au service du prolétariat, c’est-à-dire de l’État qui est maintenant
le propriétaire tout puissant.
|
Vladimir Maïakovsky. Fenêtres de l'Agence de télégraphie de l'État russe.. |
Reconnaissons que Staline a dévoyé le projet
culturel de Bogdanov et fait du Proletkult
comme du réalisme socialiste une vulgaire entreprise de propagande
idéologique. Ne devons-nous pas nous demander si le ver n’était pas
préalablement déposé dans le fruit, Staline le saisissant pour finalement
pourrir tout le projet culturel de Bogdanov? Bogdanov cherchait à dépasser la
vision binaire du rôle de l’art dans la société, vision classique du marxisme.
Pour lui, «Il existe deux théories bourgeoises de l’art, l’art pur et l’art
engagé. La première affirme que l’art doit être un but en soi, doit être libre
de tout intérêt et libre des aspirations de la lutte pratique de l’humanité. La
deuxième théorie suppose que l’art doit accompagner dans la vie les tendances
progressistes de cette lutte. Nous pouvons rejeter les deux théories, si nous
analysons l’art et son rôle dans la vie de l’humanité. Il organise les forces
de la vie tout à fait indépendamment, sans se demander si les questions
sociales sont posées ou non. Il n’est pas nécessaire de les lui imposer. Ce
serait pour l’art une contrainte inutile et nuisible à la créativité :
l’artiste est beaucoup plus capable d’organiser harmonieusement des images vivantes
lorsqu’il le fait librement, sans obligation et sans directives; mais il est
stupide d’interdire à l’art de prendre des motifs politiques sociaux et
militaires».
Le génie de Bogdanov était de faire intervenir un tiers dans le choix des
interprétations du rôle de la culture dans la société. C’est instinctivement
que l’artiste choisit le parti du progrès et de la civilisation. Par le fait
même, il a été bourgeois à l’époque où la bourgeoisie s’emparait du pouvoir à
partir du XVe siècle, et que maintenant il doit être prolétarien : «Le prolétariat est une classe laborieuse,
exploitée, en lutte, toujours croissante. C’est une classe concentrée en masse
dans les villes, donc une forme de collaboration en camarades lui est propre. Tous ces traits se
reflètent inévitablement dans sa conscience collective, c’est-à-dire dans son
idéologie et en conséquence dans sa poésie, mais ces caractéristiques ne
singularisent pas toutes de la même manière la poésie prolétarienne, le
travail, l’exploitation de la part des classes dirigeantes, la lutte contre
celles-ci, l’aspiration au progrès, tout ceci écarte-t-il le prolétariat de la
paysannerie la plus pauvre, de la plus basse couche de l’intelligentsia laborieuse? Évidemment non, tous ces traits
sont propres à ces groupes et les rapprochent de la classe ouvrière».
Bogdanov est donc éloigné de cette vision des dirigeants soviétiques qui
voudraient voir l’État s’emparer du contrôle de la production artistique. Il
juge ce diktat inutile et même
nuisible puisque les artistes ont la sensibilité de reconnaître le parti de
l’avenir.
|
S. M. Eisenstein. Que viva Mexico! 1931. |
Bogdanov, ne l’oublions pas, est avant tout
médecin et économiste. S’il confronte Lénine sur certains points de la doctrine
marxiste, il partage avec lui ce goût bourgeois qui représente, comme au niveau
économique, ce que la bourgeoisie a eu de révolutionnaire par le passé. Son
analyse est donc logique et échappe au simplisme binaire qui viendra le relayer
après sa mort en 1928. Marc Angenot a donc tort lorsqu’il affirme que «Bogdanovisme et doctrine du Proletkult : les doctrinaires du Proletkult partaient d’une de ces évidences
paralogiques qui enchantent les dogmatistes : puisqu’il n’est pas de culture
“humaine” sur quoi ne s’étende l’ombre d’une classe d’exploiteurs, passés ou
présents, il faut faire table rase de toute cette culture “bourgeoise” dévaluée
et qui n’a été qu’un instrument de domination et d’évasion, et inventer de
toutes pièces, par dénégation, une culture prolétarienne qui s’y substituera -
simulacre culturel volontariste dont on sait quels furent les dogmes et les
produits».
Ce n’est pas au nom du dogme, comme le fera Djanov, que Bogdanov en vient à
traiter du proletkult, mais comme une
évidence liée à la fonction sociale de l’artiste et aux prédispositions
psychologiques qui lui permettent de rejoindre l’ensemble de la classe appelée
à le supporter puisqu’il en est, comme dira Gramsci, son intellectuel organique. Sa science réside entièrement dans son art.
À ce titre, on doit sans doute à Bogdanov la première théorie communiste de
l’art dans le contexte de la révolution socialiste et communiste comme il la
développe dans le numéro d’octobre 1918 de La
Culture prolétarienne :
1.
L’Art organise au moyen d’images vivantes l’expérience sociale, non seulement
dans le domaine de la connaissance, mais aussi dans le domaine du sentiment et
des aspirations. Par conséquent, il est l’arme la plus puissante de
l’organisation des forces collectives et, dans une société de classe, des
forces de classes.
2.
Pour l’organisation de ses forces dans le travail social, dans la lutte et dans
la construction, le prolétariat a besoin de son art de classe. L’esprit de cet
art, le collectivisme du travail, conçoit et reflète la liaison des sentiments,
de la volonté combative et créatrice du prolétariat.
3.
Les trésors de l’art traditionnel ne doivent pas être acquis passivement,
autrement ils auraient éduqué la classe ouvrière dans l’esprit de la culture
des classes dominantes et par cela même dans l’esprit de soumission à l’ordre
de vie créé par ces dernières. Le prolétariat doit faire siens les trésors de
l’art traditionnel, en les soumettant à sa critique, à ses commentaires, en
décelant leurs bases collectives et leurs sens cachés. C’est alors qu’ils
deviennent un héritage précieux pour le prolétariat. Ils se transforment en
arme de lutte contre le vieux monde qui les a créés, ainsi qu’en outil pour la
création d’un monde nouveau. C’est la critique prolétarienne qui est chargée de
nous transmettre l’héritage artistique.
4.
Toutes les organisations, toutes les institutions qui se consacrent au
développement du nouvel art doivent être fondées sur une collaboration amicale,
qui élève ses membres dans l’idéal socialiste».
|
Pavel Filonov. Prolétariat de Petrograd, 1920. |
Pour Bogdanov encore, «Les embryons de collaboration “en camarades” existaient déjà auparavant
mais à notre époque elle devient une collaboration de masse et s’affirme en
tant qu’organisation fondamentale d’une classe tout entière. Elle fut
approfondie à mesure du développement de la technique, elle augmenta à mesure
du rassemblement des masses prolétariennes dans les villes, à mesure de leur
concentration dans des entreprises gigantesques. Ce rassemblement du
prolétariat dans les villes et dans les usines eut une grande influence,
quoique complexe, sur la mentalité. Il aida à prendre conscience que, dans le
travail, dans la lutte contre les éléments et contre la vie, la personnalité
n’est que le maillon d’une très grande chaîne et que prise séparément elle est
un faible jouet non viable, détaché du puissant organisme. Le moi individuel
est pris à sa juste valeur et remis à la place voulue. […] La collaboration “en camarades” n’a pas de
forme définitive et prête, elle est en constant développement, se trouve à tous
les niveaux, la conscience collective suit, c’est la ligne directrice du chemin
du prolétariat mais elle est loin de son aboutissement même dans les pays les
plus avancés. Elle sera réalisée dans le socialisme qui n’est autre chose que
l’organisation “en camarades” de toute la vie de la société».
La Révolution russe marquerait alors, selon lui, une sorte de kayros, de moment unique, privilégié, de
la rencontre d’une classe, le prolétariat, et de l’avant-garde russe qui
concrétiserait le message politique sous une forme appropriée et dont le poème
de Gastev, Poésie de l’effort ouvrier, serait
l’illustration exemplaire :
Les Sirènes
Quand
résonnent les sirènes matinales
dans
les banlieues industrielles
ce
n’est pas un appel à la servitude, à l’esclavage,
c’est
le chant du futur.
Jadis
nous travaillions dans de pauvres ateliers
et
commencions le matin à une heure arbitraire
mais
maintenant le matin à huit heures les sirènes retentissent
pour
des millions de gens
un
million de personnes se saisit du marteau au
même
moment
nos
premiers coups grondent ensemble
mais
que chantent les sirènes?
C’est
l’hymne matinal de l’unité.
|
Alexandre Deïneka. Dans le Donbass, 1925. |
Malgré les apparences, nous n’en sommes pas
encore au réalisme socialiste tel que décrit un peu plus haut. Sincèrement, «Lounatcharski et Bogdanov espéraient, grâce
au Proletkult, faire de cette notion de l’Homme-Dieu un succédané socialiste de
la religion : ambition brutalement dégonflée par Lénine dans Matérialisme
et empirocriticisme, et ridiculisée par
Norman Douglas dans Vents du Sud».
Évidemment, l’abandon du rôle de l’artiste comme élément indispensable entre la
classe et l’avant-garde entraînait sa disparition. Lorsqu’il reviendra, ce sera
sous l’apparence mythologique du prolétaire héros dans une œuvre de propagande
souvent insipide. Là s’arrête le rapprochement avec la poésie et le théâtre de
Brecht pour qui les personnages conservent leur identité et leur personnalité
dans les conflits où ils sont broyés par les intérêts de classes. La
conception d’un spectacle de masse apparut dès 1925 dans une production
théâtral sensé recréer l’événement mythique de la Prise du Palais d’Hiver en octobre 1918 :
«…L’ampleur
de la représentation écartait toute scène avec des personnages individualisés.
L’action était entièrement produite par des déplacements de groupes, des
tableaux animés et des séquences de foules en mouvements. La seule et unique
exception était la petite silhouette du Kérensky qui servait à mettre l’accent
sur son rôle insignifiant durant le déroulement des événements. Plus que
partout ailleurs le Palais d’Alexandre était submergé de besogne : avec le
temps, le noyau originel des participants s’enrichit de nouveaux membres et le
jour de la répétition générale il y avait dix mille personnes sur la place.
La
procession triomphale de Kérensky et de ses complices acclamée par le clergé,
la bourgeoisie, les Junkers, les bataillons de femmes (…), la
procession des victimes du carnage impérialiste et, alternant avec ceci, les
masses laborieuses acclamant leurs chefs de retour d’exil, les premiers
discours pleins de colère et les premières défaites - tout cela agencé pour
produire une vaste fresque pleine de ferveur tragique et de grandeur
historique.
Un
groupe de jeunes compositeurs avait écrit la musique qui fut exécutée par un
très grand orchestre conduit par Hugo Varlikh. Des instructeurs de l’armée
enseignèrent la marche et le maniement des armes aux jeunes filles des studios
de théâtre pour qu’elles puissent jouer les bataillons féminins. Des centaines
de complets, de chapeaux haut-de-forme, de costumes de généraux et de robes de
bal furent obtenues pour les acteurs de la “Plate-forme blanche”. L’Armée rouge
était occupée à disposer les pièces d’artillerie dans les Jardins ouvriers. Les
producteurs, les assistants, tous les participants à la préparation du
spectacle travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre…
Les
projecteurs installés sur le toit des bâtiments bordant la place éclairaient le
champ d’action et, les uns après les autres, les épisodes commencèrent à
s’enchaîner sur les plates-formes rouge et blanche. De la tour de commandement
des ordres étaient donnés par téléphone - en utilisant un code chiffré pour
désigner les différentes péripéties. Jusqu’au moment où les troupes se
rebellèrent au front et où les masses de la Plate-forme rouge envahirent la
Plate-forme blanche, l’action s’était développée comme elle aurait pu le faire
au théâtre. Mais quand une fusée tirée de la place explosa dans le ciel, les
spectateurs et les participants assistèrent à un des spectacles les plus
étonnants qu’on puisse imaginer, un spectacle qui fit éclater les limites étroites
de la scène traditionnelle et s’éleva à une échelle jusqu’ici inimaginable en
mêlant hardiment la réalité proche à une interprétation vive, audacieuse et
dramatisée de cette réalité».
Le proletkult
finissait en un véritable spectacle à grand déploiement qui n’avait rien à
envier aux comédies musicales américaines de Broadway ou de Berlin au temps de
la République de Weimar. Une convergence scénique se mettait en place qui
consistait à mettre en scène des masses de comédiens et de figurants sensés projeter
sur l’assistance sa propre identité historique.
À l’extérieur de la Russie, en Europe en
particulier, il y avait possibilité pour le proletkult
de se développer librement. De fait, les classes dirigeantes essayaient
encore de hisser le petit peuple vers les arts considérés classiques,
académiques, respectant le goût des dominants. Mais une culture parallèle
s’était installée avec la fin du XIXe siècle. Une culture elle aussi friande
d’exotisme et de beauté qui marquait la distinction du goût populaire du goût
bourgeois. Eric Hobsbawm, personnellement intéressé par la musique du jazz,
rappelle comment ces musiques exotiques sont parvenues en Europe; «certains, comme la canzonetta napolitaine, alors à son apogée, ne
dépassèrent guère le terroir qui les avait vus naître, tandis que d’autres
connurent une diffusion plus large, comme le flamenco andalou, repris avec
enthousiasme par les intellectuels populistes espagnols dès les années 1880, ou
le tango argentin, né dans les quartiers réservés de Buenos Aires et qui
faisait déjà fureur dans le “beau monde” européen avant 1914. Aucun d’eux,
cependant, n’allait connaître un avenir aussi brillant et universel que la
musique noire américaine déjà en vogue de ce côté-ci de l’Atlantique avant 1914
- grâce là encore à la scène, à la musique populaire commercialisée et à la
danse. Tous fusionnèrent avec les arts appréciés du “demi-monde” des grandes
villes, non sans trouver un public parmi les déclassés, la bohême et les
aficionados issus de la haute société. Ils devinrent une sorte d’équivalent
citadin de la musique folklorique traditionnelle, alimentant une industrie du
spectacle en pleine expansion, quoique leur mode de création ne dût rien à leur
mode d’exploitation. Mais surtout il s’agissait de fermes artistiques qui, pour
l’essentiel, ne devaient rien à la culture bourgeoise, ni à la “grande
musique”, territoire de l’élite, ni à la musique légère destinée aux classes
moyennes. Bien au contraire, ce sont elles qui allaient transformer la culture
bourgeoise par le bas».
L’industrie du disque, en effet, devait répandre ce goût dans les lieux les
plus éloignés de l’Occident, de San Francisco à Moscou. D’autres éléments
caractérisaient cette culture populaire, le cirque avec ses animaux fabuleux,
les équipes sportives qui, contrairement aux sports de l’élite, privilégiaient
les mouvements d’équipes plutôt que le corps-à-corps, sinon dans la boxe, sport
britannique sans doute, mais sport devenu tout à fait américain et racontant la
lutte du bien et du mal confondue avec la conquête de l’espace continental. Il
était possible alors de voir sortir de ses rangs un douanier Rousseau ou un
facteur Cheval. Mais surtout, et cela ne se réalisera qu’avec les années 20 –
les années folles -, l’élite méprisait ces divertissements du bas peuple dont
elle essayait, en vain, de l’extraire. C’est ainsi qu’en 1935, Marcel Martinet
pouvait encore écrie : «La culture
ne serait-elle pas en définitive, et quoi qu’on fasse, un privilège, un
privilège réservé aux classes autres que le prolétariat, un privilège
d’ailleurs amollissant peut-être et exténuant pour ceux qui en bénéficient,
mais un privilège diaboliquement corrupteur pour les prolétaires lorsqu’ils
tentent de mettre la patte dessus et qui, au bout de l’histoire, n’aurait pour
eux d’autre vertu que de brûler ladite patte de manant comme, dans les vieux
contes, le lingot d’or qui se transforme à l’aube en charbon ardent dans la
main du chrétien renégat qui a vendu son âme au démon?».
Le cinéma, comme le disque, faisait entrer l’art
populaire, la consommation l’emportant sur le préciosité du goût bourgeois. Que
ce soit les films de Charlot ou de Buster Keaton en Amérique ou Le cuirassé Potemkine en Russie, ces
films échappaient au goût sirupeux de la bourgeoise. En 1929, le Français Jean Vigo (1905-1934) - fils d’un anarchiste qui se faisait appelé Miguel Almereyda,
directeur de deux journaux de tendance, arrêté pour propagande pacifiste en
1917, on le trouva étranglé, «suicidé par la police», dans sa cellule – ,
produit un premier film À propos de Nice,
dans lequel il dénonce les inégalités sociales. Le jeune réalisateur
présente ainsi son film :
Se
diriger vers le cinéma social, ce serait consentir à exploiter une mine de
sujets que l’actualité viendrait sans cesse renouveler.
Ce
serait se libérer des deux paires de lèvres qui mettent 3 000 mètres à s’unir
et presque autant à se décoller.
Ce
serait éviter la subtilité trop artiste d’un cinéma pur et la supervision d’un
super-nombril vu sous un angle, encore un autre angle, toujours un autre angle,
un super-angle; la technique pour la technique.
Ce
serait se dispenser de savoir si le cinéma doit être a priori muet, sonore
comme cruche vide, parlant 100% comme nos réformés de guerre, en relief, en
couleur, en odeur, en etc…
Le regard de Jean Vigo restera présent dans
l’histoire du cinéma français, de Marcel Carné à François Truffaut. Cependant,
ses films furent considérés comme insupportables par le goût bourgeois. Zéro de conduite en 1933 fait l’apologie
de la révolte anarchiste dans un collège de garçons. L’Atalante qui date de 1934, l’année de sa mort, est un autre film
considéré comme adultérin pour la censure bourgeoise. Les producteurs remonteront
L’Atalante après la mort de Vigo pour
le rendre présentable à la censure,
sous le nom du Chaland qui passe. En
ce qui concerne Zéro de conduite, le
film ne sera projeté qu’en 1946, après la Libération! Militant dès 1932 de
l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, Vigo n’était pas
inscrit toutefois au Parti Communiste Français. Sa militance relevait donc de
sa conscience propre : «D’un cinéma
qu’il souhaitait voir “traiter de la société et de ses rapports avec les
individus et les choses” et où la
pellicule - à défaut des hommes - devait cesser d’être insensible à des
spectacles comme celui des crânes ouverts de manifestants pacifistes matraqués
par la police de Chiappe».
Vigo reflétait le goût populaire, un réalisme non sans une légère teinte
romantique qui finissait par s’écailler devant les situations. En 1931, il
avait réalisé un film, La Natation par Jean Taris, qui montrait le nageur vedette dans ses exploits. «C’est dans cette conception de son héros et
de son héroïne que la nature du réalisme de Vigo peut être le mieux évaluée.
Les héros et héroïnes de Carné et de Prévert sont des symboles; bien que la
bonne nature terrienne de Gabin puisse faire paraître réalistes les personnages
qu’il interprète, ils sont en fait des symboles de la bonté humaine placée dans
un conflit dramatique avec les personnages qui incarnent le mal dans tous les
films à destin de Carné-Prévert. Mais le marinier de L’Atalante est un jeune
homme aussi ordinaire que celui qui se tient près de vous dans un autobus
parisien et il en est de même pour sa femme, qui combine une réserve naturelle
avec un empressement ingénu à considérer le mariage comme une initiation à
l’aventure et au charme du voyage et de la vie de la grande ville. Elle
personnifie n’importe quelle femme ordinaire - au lieu de constituer un
personnage artificiellement décrit pour aboutir à un caractère dramatique».
Il y a du romantisme hugolien chez Carné-Prévert, alors que Vigo ne quitte
jamais le champ réalistique. Dans ce rêve initiatique de la découverte de la ville,
la perte de l’innocence d’un jeune couple devant les tentations de la vie suffiraient
à faire triompher les désillusions, si le vieux Jules ne s’en mêlait pas et ne
ramenait pas la jeune fille, un moment égarée par un séducteur, consacrant pour
toujours les désenchantements de l’existence. Nul besoin de super-héros, comme
dans le réalisme socialiste; seulement ce bon sens acquis par
l’expérience. On ne pouvait mieux saisir la fibre populaire qu’à travers les
films de Vigo.
Quoi qu’il en soit, le goût populaire n’avait
pas encore été entièrement absorbé par le goût bourgeois avant la Seconde
Guerre mondiale. Marcel Martinet (1887-1944), journaliste socialiste
participant à L’Effort libre, revue
dirigée par Jean-Richard Bloch, y avait fait paraître en 1913 un long texte, L’Art prolétarien, posant clairement les
bases de ce que devrait être la littérature prolétarienne. Déjà en 1911, il
avait publié un premier recueil de poésie, Le
Jeune homme et la vie. Il se rapprocha de l’équipe de La Vie ouvrière, du syndicalisme révolutionnaire de la C.G.T., courant
animé par Pierre Monatte et Alfred Rosmer,
Pacifiste convaincu, dénonçant les buts de guerre de la France en 1914,
Martinet publia en Suisse Les Temps
maudits, que Romain Rolland trouva supérieur en style et en réflexions au
célèbre roman du communiste Barbusse, Le
Feu. Martinet prit la défense de Victor Serge, communiste de toujours mais
devenu prisonnbier politique pour avoir dénoncé les crimes staliniens et qui
dut la vive sauve et l’exil grâce à l’intervention de Romain Rolland. Après la
tentative de putsch des droites lors de la journée du 6 février 1934, Martinet
joignit sa signature à celles de André Breton, Félicien Challaye, Jean
Ghéhenno, Henry Poulaille et autres au bas d’un Appel à la lutte antifasciste.
Un an plus tard paraissait son écrit sur la culture prolétarienne parue à la Librairie du Travail. Martinet était marxiste. Il tenait
la lutte des classes pour un combat perpétuel mais dont la réalité charnelle n’était pas effacée ou recouverte par les
débats théoriques. Il n’était pas, a
priori, contre la position de Lénine et de Trotsky sur leur approche de la
culture : «D’après ces deux hommes,
même aujourd’hui peu suspects de timidité, il y a “la culture humaine”. Et,
immensément étendue sur elle, “une ombre imperceptible, celle de la classe des
exploiteurs”. Ce dont il s’agit, c’est d’effacer cette ombre, et non d’effacer
la culture! Au contraire, précisément, c’est d’effacer cette ombre afin de
restaurer la culture humaine, de lui rendre clarté et vitalité bienfaisantes
pour le plus grand nombre d’hommes possible».
Cette idée de culture humaine relève
encore de l’humanisme et aussi du goût bourgeois qui en émane. La culture,
avant tout, c’est l’instruction. Ce qui ne va pas, c’est le détournement
idéologique de cette culture humaine à
des fins d’intérêts de classe. La culture prolétarienne ne peut émerger
véritablement que si l’on efface les ombres
qui la maculent : «Ce qui doit
disparaître, ce que nous voulons qui disparaisse, ce qui en fait a déjà
commencé de disparaître, ne disons pas avec nos ennemis - avec les profonds,
éternels ennemis du prolétariat - que c’est la culture; osons dire la vérité : que c’est le contraire de la culture,
une apparence, un masque ou une ombre, un mensonge peut-être spécieux mais
entièrement mensonge; ou, si l’on veut conserver le nom, que c’est une culture
de maîtres vidée désormais de pulpe savoureuse, de contenu réel, ou qui, pour
mieux dire, n’a plus pour contenu qu’une mesquine, avare et haineuse volonté de
conserver aux privilégiés leurs vieux privilèges temporels, qui n’a plus pour destination
que de protéger, non la culture, mais bien la suprématie matérielle des maîtres
de la masse, contre l’ascension de l’homme de la masse, contre la culture».
Bref, pour Martinet, la culture devenait l’enjeu même de la lutte des classes;
qui détiendrait le pouvoir sur la culture, entre idéologies et science, comme
le pensait Gramsci à la même époque, serait la classe triomphante de la lutte à
finir.
|
E. Chapiro. Karl Marx et Friedrich Engels dans l'imprimerie de la Rheinische Zeitung de Cologne. |
Comme Marx et Engels dans leur célèbre Manifeste de 1848, Martinet reconnaît
que la culture bourgeoise, en l’emportant sur celle de la noblesse, a inventé
la modernité. Mais son élévation en tant que classe dominante et
l’asservissement de la classe ouvrière entraîne cette culture bourgeoise vers
le mensonge qui recouvre ses intérêts : «S’épuisant et dépérissant à son tour, mais se souvenant de sa lutte
contre la classe qu’elle avait dépossédée et remplacée, moins résignée et plus
rusée que cette classe, n’oubliant pas les leçons de cette lutte, la
bourgeoisie s’est ingéniée à sauver et à maquiller les simulacres de sa
culture. Et il est certain qu’elle peut encore les imposer au respect d’une
grande partie du prolétariat et ainsi, à leur abri, continuer ses affaires.
Mais ce ne sont plus quand même que des simulacres et, à part quelques
perroquets sourds qui comptent pour rien, elle le sait. Elle ne croit plus en
eux et elle ne croit plus en elle-même, tandis que la meilleure part du
prolétariat sait, elle, qu’elle ne lutte pas pour remplacer l’ancienne
oligarchie par une oligarchie nouvelle, sait qu’elle lutte pour l’émancipation
réelle de tous les hommes, pour une réelle culture humaine dont ne sera bannie aucune classe de l’humanité. C’est la première fois dans l’histoire que se
livre ouvertement un tel combat».
La trahison de la culture humaine par
l’idéologie bourgeoise oblige le prolétariat à reprendre la lutte pour
restaurer cette culture universelle et intemporelle. Pour Martinet, il s’agit
toujours de ramener la culture humaine à son authenticité : «L’ennemi, dans la guerre des classes qui est
le moyen et l’aspect militant de l’ascension de la culture humaine, comme dans
toute guerre, il faut certes le comprendre, comprendre ce qu’il est, ce qu’il
veut, ce qu’il peut; mais un moment vient où l’on a assez compris et, si l’on
ne veut pas cesser de lutter, par suite d’une compréhension trop complète, trop
intime - d’une compréhension paralysante - de ses pourquoi, de ses comment, de
ce qu’est devenue sa conception générale du monde, un moment vient, et vient
assez vite, où il faut refuser d’en savoir davantage, parce qu’il est temps de
se souvenir, selon le mot de Marx, qu’il ne s’agit plus de comprendre le monde,
mais de le changer».
Tel était, reconnaissons-le, la démarche cinématographique de Vigo. Côté
littérature, Martinet pensait surtout à Jean Guéhenno : «Aussi bien que personne, il s’entend à faire
sauter les masques et il connaît également bien le visage vrai qui pourrait
être celui de l’homme, le visage que nous rêvons de voir à l’homme, que nous
travaillons à restaurer sous les traits déformés de l’homme. Visage qui suppose
nécessairement - qui en est plus convaincu que moi? - une révolution politique
et sociale de l’humanité, et justement pour qu’une révolution culturelle soit
possible, il faut aussi, dans la mystérieuse et complexe vie organique de
l’esprit humain, que les premiers éléments de la révolution culturelle soient
déjà existants et forts pour que la révolution politique et sociale puisse se
lever, vaincre et s’établir: “…Si sourdement un nouvel ordre se prépare, c’est
qu’une élite nouvelle, mal reconnue encore, est en train de se frayer un
chemin. C’est l’histoire de toutes les révolutions”».
|
Jacques-Louis David. Le serment du jeu de paume, 1790 |
Martinet regardait donc la culture humaine
d’abord sous son aspect intellectuel. Contrairement à Marx, Lénine ou Gramsci,
il ne s’agissait pas d’opposer l’idéologie (fausse conscience) à la science
(conscience authentique), mais soumettre la culture humaine à un révélateur qui
fera dissoudre les ombres anciennes posées par la bourgeoisie sur la culture
humaine. Si la bourgeoisie a opéré ainsi sur la culture d’Ancien Régime par la
science critique du XVIIIe siècle, c’est au tour du prolétariat a reprendre, à
nouveau, un travail de restauration de la culture humaine corrodée : «S’il en est ainsi, et il en est ainsi, pour
travailler avec ce peuple, pour travailler avec lui sans hauteur ni gêne,
d’égal à égal, de compagnon à compagnon, nous pouvons nous rassurer; pas plus
qu’un mythe pour notre action, la culture n’est un fétiche de la domination des
maîtres, elle n’a rien d’une sorcellerie. Et elle n’est pas une séparation,
séparation de l’individu qui tenterait de “s’élever” au-dessus de sa classe,
au-dessus de la masse, elle est une communion. Si certains d’entre nous en ont
reçu plus jeunes, plus aisément, plus entièrement le privilège, ce n’est un
privilège que par la quantité. Il est seulement plus difficile pour le
prolétaire demeuré enchaîné dans les contraintes de sa situation de prolétaire,
il lui est terriblement difficile, je le sais, de pouvoir acquérir, de savoir
comment acquérir une culture qui soit libératrice, une culture qui lui soit
personnelle et qui le tienne en communion avec l’ensemble du monde. Mais ici la
quantité, même minime, si elle est volontairement acquise, avec générosité,
avec joie, devient vite qualité. Dès que le prolétaire, fortement intelligent
de sa tâche et de son destin de classe, en même temps lève de là son regard sur
la destinée et sur le monde, il n’est plus Caliban, pas plus qu’il ne devient Ariel; s’il est modeste et fier, s’il n’est pas mû par l’appétit de devenir un
chef des prolétaires, il est un homme, et déjà cultivé et prêt à toute culture,
autant et mieux parfois que l’intellectuel le plus favorisé et le plus libre».
Martinet n’était pas le premier à remarquer ce fait et, dans un ouvrage
précédent,
nous avons vu se développer des universités ouvrières dont le but était de
transmettre non seulement un perfectionnement professionnel, mais également une
ouverture sur l’éducation populaire. Ce travail doit se poursuivre car le
prolétariat est encore une classe dominée par les faux-savoirs de la
bourgeoisie. Ce qui distingue le niveau philosophique de Martinet, c’est qu’il
conçoit que la culture est plus qu’une affaire de savoirs et
d’intelligence : «La culture
prolétarienne, comme toute culture, n’est pas qu’une instruction. Elle est
instruction aussi, mais large et profonde et constante éducation, la plus vraie
et la plus vraiment humaine qui ait jamais été instituée et suivie. Comme toute
culture, elle est, pour parler un peu pédant, un humanisme. Mais un humanisme
tel que l’humanité n’en a jamais connu».
Autant qu’un système ou un vaste programme de restauration culturelle, Martinet
pose la culture humaine comme l’utopie qui est le monde du mode de production
communiste. Utopie constituée d’un humanisme difficile à définir puisque l’humanité ne l’a jamais connu!
En attendant, considérons avec l’auteur que «toute culture prolétarienne est condamnée à
être malaisée, incomplète, instable et précaire? Eh bien, la vie est ainsi, qui
s’accommode peu de la logique formelle, si parfaitement pure et si parfaitement
stérile. Sa logique à elle est organique; elle n’avance qu’au travers de
contradictions innombrables, mais de contradictions qu’elle résoud au fur et à
mesure qu’elle avance, au fur et à mesure que son avance les lui pose et,
constamment fécondée par ses contradictions mêmes, elle seule est féconde. À la
culture prolétarienne incomplète et malaisée, à la culture prolétarienne
instable et précaire, il faut travailler dès maintenant, avec passion».
Inscrite dans le schéma de la lutte des classes, la marche vers l’utopie de la
culture humaine oppose deux milieux culturels. L’un qui est décadent, et
l’autre qui est promesse en devenir. Le prolétaire doit avoir à l’esprit le
fait que «les maîtres, les riches ont
besoin, pour se défendre et pour se maintenir, de mentir à ceux qu’ils tiennent
dépouillés, et de se mentir à eux-mêmes pour ne pas ruiner leur foi dans leur
propre cause, pour ne pas détruire eux-mêmes leur force. Tactiquement, ils ont
raison de mentir. C’est une loi constamment évidente, et dans les moindres
détails, tout au long de l’histoire humaine. Elle se double de la loi
corrélative que les dépouillés, que les pauvres ont besoin de la vérité et
qu’ils trahissent leur cause toutes les fois qu’ils mentent. La propagande du
prolétariat, c’est la vérité. Mais, sans culture, si élémentaire ou si étendue
qu’on imagine la culture, quel moyen de connaître, de préserver et de répandre
la vérité? C’est en ce sens que la culture est pour nous propagande, que la
propagande ne peut se passer d’une culture vraie, loyale».
Dans le contexte de l’affaire Victor Serge, Marcel Martinet, membre du P.C.F.
depuis le Congrès de Tours de 1920, endossait les dénonciations trotskystes
contre l’érection du pouvoir stalinien. La dénaturation des acquis de la
Révolution russe par l’art propagandiste mis en place sous le syntagme de réalisme socialiste était une trahison
même du proletkult tel que défini par
Bogdanov. Il ne fallait pas laisser la culture entre les mains des dirigeants
politiques, même consacrés avant-garde
éclairée du prolétariat. Comme sa libération pleine et entière, l’accession
à la culture humaine ne pouvait être affaire que de classe et non d’individus
«consacrés» : «Libérons le
prolétariat, nous causerons de culture ensuite. C’est le point de départ,
honnête, honnêtement fanatique, et le fanatisme n’a pas tort quand il regarde
la réalité les yeux ouverts, la réalité et non des exercices de yogis, quand il
hurle sa vérité sans laisser étouffer sa voix, sa vérité et non un tas de
fariboles destinées - paraît-il - à servir la vérité. Seulement il arrive ceci,
qu’on ne peut raisonnablement pas lui dire, au prolétariat : “Voilà. Nous
sommes les chefs, tes chefs, et nous, tes chefs, nous voyons clair pour toi, nous
pensons pour toi; laisse-toi donc conduire les yeux bandés là où notre sagesse
a décidé que ton destin était d’aller, laisse-toi conduire, pour ta plus grande
gloire et pour ton salut…” Non, on ne peut pas tenir un tel langage au
prolétariat, parce qu’il n’est tout de même pas imbécile et parce qu’il a
mauvaise tête. C’est dommage, ce serait plus commode et plus franc, mais on ne
peut pas. Alors, comme on pense malgré tout qu’on est les chefs, et clairvoyants, on commence d’abord, il faut bien, par le flatter, de toutes
façons et en tous domaines (à la mode des endormeurs, ainsi qu’on nomme les politiciens d’en face), pour les coller par là-dessus, en fait d’ersatz de
culture, des mots d’ordre tout mâchés, qui vivront ce qu’ils vivront et qu’on
remplacera quand il faudra, mais auxquels il suffira toujours d’obéir. Devant
ce traitement se débineront ceux qui veulent; ils seront déclarés traîtres à
leur classe sans qu’on s’occupe autrement de les retenir et dussent-ils
comprendre tous ceux qui, dans le prolétariat, pensent ou seulement essaient de
penser. Les vrais de vrais brevetés se reconnaissent justement à ce qu’ils
acceptent qu’on leur épargne de penser, et qu’en toute occasion, petite ou
grande, on leur mente à tour de bras. Car c’est la damnation de ces garçons qui
sont venus à la vie sociale en vomissant les mensonges de la culture de n’avoir
d’autre occupation et d’autre raison d’être que de semer à tous vents les
mensonges de la propagande».
La seule conclusion possible est que le combat pour la culture humaine
confondue avec la cause de prolétariat est distinct de la lutte politique, et
la déviation stalinienne en est l’exemple historique évident et actuel.
Pourtant, l’art propagande ne peut être épargné car il est au service du
prolétariat. Ce que nous devons conserver des acquis de la lutte de la
bourgeoisie contre la culture d’Ancien Régime, c’est précisément cette critique
à laquelle même le Parti communiste doit être soumis. Le réalisme socialiste,
même prolétarien, est la mort de la culture prolétarienne, donc de la culture
humaine, universelle et intemporelle. Il reprenait la propagande contre-révolutionnaire
avec ses formes, ses styles et ses messages, tournant les coins ronds de la
geste révolutionnaire. En fin de compte, il en venait à trahir la mission
historique même du prolétariat. Ce constat était celui de Martinet en France
comme il fut celui de Benjamin en Allemagne.
|
Gravure de propagande. Lénine discutant avec des paysans. |
En effet, comme le remarque Prochasson, «l’éthos de l’artiste s’accommode mal de la
discipline du parti».
Ce qui devait se dire, ce qui pouvait se faire en Occident devint vite
impossible en Union soviétique. Dans le contexte révolutionnaire même, l’acte
de propagande se divisait en deux, selon le parti pris. La bonne culture, la
vraie conscience était du même côté que la propagande juste et nécessaire, et
cela à partir des principes de base posés par Marx lui-même : «Marx était convaincu que si la vie détermine
la conscience, la théorie, lorsqu’elle est révolutionnaire et pénètre dans les
masses, devient en soi une force matérielle. Lénine a développé ce concept. En
1920, Lounatcharsky affirmait que la bonne propagande, disséminée à travers
toutes les formes de l’art, depuis les statues jusqu’au théâtre, stimule la
révolte des masses. En France, Vaillant-Couturier déclarait éloquemment que
“les intellectuels entraînent les masses, les galvanisent, décuplent leur force
explosive par la puissance de l’esprit”».
Sur ce point, il y avait unanimité parmi les marxistes. Mais tous les
révolutionnaires n’étaient pas marxistes et certains descendaient directement
du populisme des mouvements terroristes russes du second XIXe siècle qui, eux,
partageaient une définition autre de la culture
humaine. Élèves de la philosophie allemande, méditant le Faust de Gœthe et sa maxime
anti-chrétienne : Au début était
l’action, des jeunes révolutionnaires comme Tchernichevski, l’auteur du
premier Que faire? se montrait prêt à
rejeter toutes cultures pré-révolutionnaires : «Les questions d’esthétique l’ont suffisamment occupé pour faire de lui
le type des “critiques-publicistes” de l’époque. Convaincu que l’action est
supérieure à l’art, il a voulu fonder une esthétique réaliste. On reconnaît
toujours le préjugé ascétique à cet antiesthétisme. Tchernichevski aspire déjà
à ce type de culture qui triomphera, souvent sous un aspect caricatural, dans
le communisme, et qui peut se définir par les traits suivants: suprématie des
sciences naturelles et économiques, négation de toute religion et métaphysique,
destination de la littérature et de l’art à la défense des causes sociales,
morale utilitaire, et enfin subordination de la vie personnelle intérieure aux
intérêts et aux directives de la collectivité. L’apostolat de Tchernichevski,
les vertus chrétiennes dont est empreint son “matérialisme”, constituent, à n’en
pas douter, un sérieux apport pour ce capital moral dont vivent les communistes
qui, eux-mêmes, ne possèdent pas ses vertus».
Ce n’est pas pour rien que ces jeunes populistes, utilisant le terrorisme sans
distinction, fascinèrent tant Dostoïevski qui les présenta comme des possédés, des criminels absurdes
poussant jusqu’à dire, comme Pissarev répondant à Dostoïevski : «“qu’une paire de bottes vaut mieux que Shakespeare”, et assignait à la
littérature une mission purement sociale, - beaucoup plus exclusif en cela que
l’ont jamais été les Soviets…».
La chose resta en suspens jusqu’à ce que les premiers signes révolutionnaires
se fissent sentir sur une échelle sociale inquiétante pour les dirigeants
tsaristes :
«Pourtant,
avec les affres de la guerre civile qui commençait, écrivains et artistes
découvraient, effarés, que la volonté de contrôler les activités culturelles
commençait à se manifester. Par exemple, à Petrograd comme à Saratov ou dans
d’autres villes, est apparu le Proletkult, institution de la culture prolétarienne qui se présente comme la
quatrième force du mouvement ouvrier, de concert avec le parti, le syndicat et
le mouvement coopératif. Qu’était donc cette institution qui sortait de terre?
Peu d’écrivains ou d’artistes, hormis ceux qui
avaient milité dans les milieux révolutionnaires, connaissaient le projet
culturel du mouvement socialiste. Or, parler au nom de la classe ouvrière,
affirmer qu’elle serait l’agent de la révolution sociale, voilà qui posait
toutes sortes de problèmes et qui, depuis la révolution de 1905, faisait
l’objet de bien des débats.
Instruisant le procès des révolutionnaires,
Makhaiski, marxiste lui-même, écrivait au lendemain de la révolution de 1905 :
“Attendre que les ouvriers, condamnés à l’inculture par leurs misérables
conditions de vie, deviennent capables de diriger la production et d’organiser
la vie sociale, cela signifie garantir aux exploiteurs une vie parasitaire pour
l’éternité.” Il ajoutait : “Ces révolutionnaires disent à l’ouvrier : ‘Tu veux
être aussi savant et cultivé que moi, alors instruis-toi et étudie au lieu de
t’enivrer’.” Stigmatisant ces dirigeants, Makhaiski concluait : “Tu veux être
riche, alors, peine et épargne”.
On observe que ce raisonnement présuppose qu’il
n’existe qu’une seule culture, un seul savoir, au reste identifiés l’un à
l’autre, et qui serait la culture des élites. Certes, dès cette époque,
personne ne niait qu’il pût exister plusieurs cultures, par exemple le folklore
ou la culture des allogènes. Qu’il pût exister, également, un mouvement de
va-et-vient et des transgressions entre différents héritages culturels et la
culture officielle, dite “bourgeoise”, qui les recouvre et les supplante -
bref, qui exerce une hégémonie: voilà aussi une observation qui avait été
faite, mais elle n’était pas centrale; au moins dans les milieux
révolutionnaires. L’idée dominante tournait plutôt autour de l’unification des
savoirs et des cultures à partir d’un nouveau pôle, qui pourrait être la
“culture socialiste”, dont, au reste, le statut et la nature restaient à définir.
Pourtant, le principe même de ce projet était
mis en cause, et une alternative lui était opposée. Deux voies s’ouvraient en
effet. Ou bien les classes populaires “s’acculturaient” grâce aux conquêtes
sociales et économiques. Grâce, essentiellement, à l’instruction - un projet
que commençaient à mettre en œuvre les “écoles” socialistes destinées à la
classe ouvrière, avec leurs “bons” auteurs, de Zola à Gorki. S’instauraient
alors peu à peu les conditions d’une démocratisation véritable de la vie politique.
Ou bien - seconde voie - on juge que ce projet
est une mystification et que la seule véritable révolution sera celle qui
expropriera les propriétaires de biens matériels comme les titulaires de biens
culturels, ces intellectuels et autres gens instruits qui s’arrogent, grâce à
cette richesse-là, le droit de diriger les autres en devenant militants,
cadres, etc».
Dans de tels conditions, il s’agissait bien,
comme le disait déjà Pissarev, de choisir entre les bottes et Shakespeare.
|
Affiche politique 1930-1932. |
Aussi, après le coup d’État d’octobre et une
fois que le nouveau gouvernement révolutionnaire fut bien en selle, le temps de
choisir était-il venu. Comment persuader qu’il n’y avait pas alternative entre
Shakespeare et les bottes mais que la fabrication des bottes dépendaient autant
de Shakespeare que Shakespeare avait besoin de bottes? Lénine, qui était
d’abord et avant tout un politique et un pragmatiste, ne pouvait saisir un
idéalisme tel que celui dont manifestera Martinet.
«Le parti
annonce son intention de diriger l’art et la culture, c’est-à-dire d’indiquer
ce qu’on ne doit pas écrire, ni peindre, ni sculpter, etc., de déterminer ce
qu’il faut écrire, peindre, sculpter, etc. La première partie du programme
était facile à réaliser: dès 1917, on avait instauré la censure de la presse.
Le 8 juin 1922, le “Sovnarkom décida d’instituer un Comité directeur de la
presse, afin d’unifier toutes les formes de censure qui existait en Russie”. On
promulgua un décret sur la création d’une Direction centrale de la littérature
et de l’art (Glavlit). Le rôle du Glavlit, dit le décret, est “l’examen
préalable des œuvres littéraires, des éditions périodiques ou non périodiques,
des cartes, etc., destinées à l’impression. En outre, il autorise la
publication des œuvres imprimées de toutes sortes, établit les listes de livres
interdits, élabore des décisions concernant les imprimeries, les bibliothèques,
le commerce du livre”. Plus difficile était de diriger le volet “positif” du
programme: on manquait encore d’expérience pour contraindre les artistes à
faire ce que le parti attendait d’eux.
Avant
tout, le parti devait affirmer son droit inaliénable à être le seul dirigeant
en matière de culture. Il y avait un concurrent en la personne du Proletkult.
Avant la révolution, on connaissait déjà la théorie d’une culture prolétarienne
autonome prônée par A. A. Bogdanov. Le principe organisateur de la bourgeoisie
était l’individualisme. La culture bourgeoise avait donc un caractère
individualiste. Le principe organisateur du prolétariat était le collectivisme.
C’est de ce point de vue que le prolétariat devait reconsidérer toute la
culture ancienne, la réévaluer et en prendre possession. Ensuite, pensait
Bogdanov, le prolétariat reconstruirait toute la science ancienne et créerait
une nouvelle “science organisationnelle universelle”, qui lui permettra
“d’organiser l’existence de l’humanité de façon harmonieuse et totale”. Après
la révolution de Février, les adeptes du Proletkult proclamèrent leur
organisation, “organisation ouvrières indépendante”, indépendante du ministère
du l’éducation. Après octobre, il se créa une multitude de cercles, de studios,
de laboratoires du Proletkult, pour les ouvriers qui faisaient de la poésie, de
la peinture, ou désiraient se produire sur scène. Le Proletkult publiait des livres
et des brochures, ouvrit une université du Proletkult à Moscou, organisa des
conférences. On entreprit de “créer une culture prolétarienne”.
Lénine
déclara la guerre au Proletkult. Non content d’être dirigé par Bogdanov, ex-ami
de Lénine, puis son adversaire, qui n’avait cessé de réfuter ses œuvres
philosophiques, le Proletkult tentait de se “prémunir de la direction du
parti”.
A.
Bogdanov affirmait : “Le Proletkult, c’est l’organisation de classe culturelle
et créatrice du prolétariat, comme le parti ouvrier est son organisation
politique, les syndicats, son organisation économique.” Pour Lénine, le
prolétariat n’avait qu’une seule organisation, le parti, qui dirigeait “non
seulement la politique, mais aussi l’économie et la culture”. En 1919, on ferma
l’université prolétarienne de Moscou, en particulier parce qu’il y avait un
cours de “science organisationnelle” de Bogdanov, et on créa à sa place
l’université communiste. En octobre 1920, le Politburo discuta par trois fois
de la question du Proletkult. À la réunion du 9 octobre, Lénine intervint neuf
fois, autant qu’un autre expert culturel : Staline. Le 1er décembre 1920, la
Pravda publiait une lettre du Comité central “Sur les Proletkults”, la première
lettre du Comité central consacrée aux problèmes culturels (elle sera suivie
par une infinité d’autres). Le C.C. supprimait l’autonomie du Proletkult,
excluait Bogdanov du Comité central de son organisation, proclamait le rôle
dirigeant du parti. Cette lettre exposait également les vues du Comité central
sur les problèmes de l’art, faisant valoir que le futurisme reflétait “des
goûts absurdes et pervertis” Aussitôt, le Proletkult, qui était étroitement lié
au futurisme, s’empressa de le renier et adopta une résolution proclamant que
“le futurisme et le comfuturisme sont des courants idéologiques de la dernière
période de la culture bourgeoise de l’époque de l’impérialisme”, donc “hostiles
au prolétariat en tant que classe”».
La position de Lénine était donc claire dès le
début des lendemains révolutionnaires : «En 1920, Lénine ordonna la subordination du “Proletkult” au
Commissariat à l’Éducation, et au mois de mai de l’année suivante,
Lounatcharsky écrivit : “Nous ne reculerons pas devant la nécessité d’appliquer
la censure, même aux belles-lettres, car derrière ce drapeau et sous cet
extérieur élégant, le poison peut être implanté dans les mêmes âmes encore
naïves et ténébreuses de la grande masse du peuple”».
Comme sous le régime tsariste, une censure impitoyable devait partager le dit
du non-dit, du non-montré. L’audace qui fut celle du Proletkult avant et immédiatement après la Révolution faisait
visiblement peur aux dirigeants de l’État : «Mais du point de vue des rapports entre avant-gardes et parti
communiste, c’est vraisemblablement le cas soviétique qui est le plus
éclairant, et peut-être le plus déterminant. En effet, en URSS, les premiers
temps de la Révolution ont vu Lounatcharski, Commissaire du peuple à
l’éducation et à la culture, permettre aux futuristes comme le poète Maïakovski
et le metteur en scène Meyerhold de déployer leurs activités. Sans doute, les
choses ne se sont pas faites sans difficultés ni contrôle, et encore moins sans
arrière-pensées, puisque la défense du futurisme est aussi une manière de tenir
en marge les tenants du proletkult.
Progressivement néanmoins, l’Association des écrivains prolétariens soviétiques
(la RAPP), peu à peu instrumentalisée par Staline qui, alors, forge les notions
de “littérature soviétique” et de “littérature antisoviétique”, parvient à
dominer tous les groupes. Elle impose un “Magnitogorsk de l’art”, c’est-à-dire,
par référence à l’édification des complexes industriels du premier plan
quinquennal, demande à tous les artistes de “refléter dans leurs œuvres le
gigantesque travail de construction qui est en cours et plus particulièrement,
la construction de l’Oural”. Elle mène de très violentes attaques contre ses
rivaux, contrôle l’édition, censure Babel, Ivanov ou Maïakovski (qui se suicide
en 1930) et promeut l’expérience des udarniks littéraires, où les élites des correspondants ouvriers des journaux
d’entreprise (les rabcors), baptisés
“travailleurs de choc de la plume”, reçoivent pour tâche de raconter leur
expérience quotidienne. L’élimination de la RAPP, devenue “une sorte d’État
dans l’État” par une résolution du Comité central du PCUS en avril 1932, et la
réorganisation de l’Union des écrivains soviétiques clôturent le chapitre
avant-gardes formalistes ou prolétariennes et préparent le triomphe du réalisme
socialiste et de sa dimension nationaliste et moralisatrice portée à son
extrême par Jdanov».
De l’art populaire, Lénine «souligna à
multiples reprises l’importance du cinéma en tant qu’instrument de propagande
et d’éducation politique, capable de toucher des millions de personnes».
Évidemment, il ne s’agissait pas d’une question esthétique. Professionnel de la
révolution, Lénine ne pensait qu’en fonction de l’État et du Parti, et ses
successeurs ne surent accepter l’élargissement que Lounatcharsky envisageait
pour l’avant-garde : «Toute audace,
tout élément non figuratif ou tout constructivisme disparurent des tableaux :
de joyeux travailleurs de choc coulent l’acier, des paysannes kolkhoziennes
partent en chantant aux champs derrière un tracteur à chenilles, de solides
jeunes filles participent à la construction du métro et des marins sur le pied
de guerre montent fièrement la garde devant les tourelles de leurs navires. La
culture dans toutes ses dimensions était donc effectivement redevenue, dans
l’Union soviétique de Staline des années trente, un élément non détaché de la
totalité sociale, une auxiliaire au service de la seule grande tâche qui
vaille, la production; cette dernière se voulait certes un rattrapage mais en
même temps aussi un dépassement; de fait elle transforma un pays rural et
archaïque en un État industriel moderne. Pourtant, en raison d’une
auto-glorification exclusive de la production, l’Union soviétique se
distinguait fondamentalement de tous les autres États industriels, ce qui,
précisément, devait le faire paraître comme une puissance militaire d’autant
plus menaçante».
Pour pasticher Hugo, ceci (la
propagande exprimée par le concept de réalisme socialiste) tua cela (le proletkult).
Et ceux qui, comme le communiste français Barbusse se mirent à l’heure de
Moscou, payèrent le tribut à ce concept navrant : «Après une excellente description de la petite bourgeoisie d’une petite
ville de province, Barbusse s’était laissé aller à prononcer un fastidieux
sermon, un long monologue sur l’avenir, un tract en somme. Comme tant d’écrivains
de l’école du réalisme socialiste, il s’était montré incapable de façonner une
action de laquelle les idées semblaient jaillir naturellement d’elles-mêmes».
Une fois que l’avant-garde fut dissipée, l’art
propagande eut le champ entièrement libre pour se manifester à travers ce style
qui n’en était pas un, celui du réalisme socialiste. Staline donna ses mots
d’ordre aux artistes comme il en donnait à n’importe quel type de travailleurs
ou à ses soldats : «En 1932, il
appela les écrivains des “bâtisseurs de l’esprit humain”, et, deux ans plus
tard, une doctrine “la méthode fondamentale de la littérature soviétique et de
la critique littéraire”, exigeant de l’écrivain “une représentation véridique,
historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire”.
En pratique, cela signifiait une littérature imprégnée de ‘parti-ynost’ - esprit du parti -, une littérature à la
gloire de Staline…»
Le «Lounatcharsky» de Staline s’appelait Andreï A. Jdanov (1896-1948) qui pris
en charge la politique culturelle du dictateur. «A. A. Jdanov, secrétaire du Comité central, affirma qu’il n’existait
pas de littérature apolitique à une époque de lutte des classes, et fit appel à
un nouveau genre de romantisme, le “romantisme révolutionnaire”, destiné à la
“formation et à l’éducation idéologique des travailleurs dans l’esprit du
socialisme”. Maxime Gorki, symbole du nouveau mouvement, dont La Mère (1906) était considérée comme la première
œuvre du réalisme socialiste, indiqua les thèmes qui pouvaient le mieux
illustrer “la voie qui menait du domaine de la nécessité au royaume de la
liberté”, et il énuméra, entre autres, la régénération des paysans dans les
usines, la transformation des membres des minorités nationales en communistes
internationalistes, et le projet d’un Institut de médecine expérimentale…».
Gorki (1868-1936), qui était la caution morale en affaire culturelle du nouveau
régime, apparaissait surtout comme le grand continuateur de la tradition
littéraire russe depuis Pouchkine. Enfant pauvre, autodidacte, auteur de pièces
de théâtre socialement enga-
gées comme Les
Bas-fonds en 1902 et de romans qualifiés de réalisme socialiste (La Mère, 1907, Enfance, 1914), il était le Jules Vallès de la Révolution russe.
Lié au Parti bolchevique d’Union soviétique, il n’est pas évident qu’il ait
entériné la politique culturelle de Jdanov, aussi, sa mort surprise en juin
1936 prêta à des soupçons que Staline essaya d’enterrer sous des funérailles
nationales. Le djanovisme fut emporté par la guerre où au réalisme socialiste,
il convenait d’apporter une forte dose de nationalisme pour mobiliser la
défense du territoire contre l’invasion allemande, mais il revint en force
aussitôt l’URSS victorieuse : «Après
la guerre, le climat de terrorisme brutal et dogmatique lié au nom de Jdanov
reprit de plus belle en Russie. En sa qualité d’agent de Staline dans les
affaires culturelles, Jdanov recourut délibérément aux “tactiques de choc” pour
annihiler toute tendance non conformiste, et se mit en devoir de manipuler la
dialectique de la superstructure intellectuelle. “En même temps que nous
sélectionnons les plus belles vertus de l’homme soviétique et lui révélons son
avenir, nous devons montrer à notre peuple ce qu’il doit être, et châtier les
survivances d’hier qui empêchent le progrès du peuple soviétique”. En 1947, au
cours de l’attaque qu’il lança sur les journaux littéraires Zvezda et Leningrad, Jdanov qualifia l’œuvre satirique de Zochtchnko de “venin de la
bestiale hostilité envers l’ordre soviétique… seule l’ordure du monde
littéraire peut écrire de pareilles ‘œuvres’ et seul l’aveugle et l’apolitique
peuvent leur permettre de paraître”. Quant à Zochtchenko, “qu’il change, et
s’il ne veut pas changer, qu’il sorte de la littérature soviétique!”».
En ces années où la Guerre Froide se mettait en place, il était possible de
faire un bilan des mouvements artistiques et littéraires porteurs de la
modernité. Ayant suivis un même modèle, soviétiques, italiens et allemands
étaient venus à bout des avant-gardes qui avaient émergé au début du siècle.
Djanov avait fini de liquider les créatures de Lounatcharsky, les
constructivistes et autres futuristes russes; le régime mussolinien avait, tant
qu’à lui, assimilé le futurisme de Marinetti à l’orientation militariste du
régime, enfin les nazis s’étaient très vite montrés assez forts pour ranger les
expressionnistes parmi l’art dégénéré et mis au pas la Nouvelle Objectivité. Pour les régimes libéraux et démocratiques, «ce n’est que lorsque l’effondrement de l’art
en U.R.S.S. en Allemagne et en Italie fascistes eut démontré sans équivoque que
l’art et l’efficacité idéologique étaient incompatibles, que les artistes
américains se libérèrent du cauchemar de la “responsabilité”».
Un dernier mouvement culturel, un mouvement qui déploya toutes ses forces dans
les années 1930-1950, né en Allemagne à travers le dadaïsme, de France se
répandit en Occident et dans tous les domaines artistiques et
littéraires : le surréalisme. À la
fois mouvement de synthèse et innovateur, il clos sur elle la modernité de l’Anus Mundi dans sa matière même⌛
|
Kasimir Malévitch. Supprématisme n° 56, 1916. |
|
Montréal
29 mai 2016
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire