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Marcel Duchamp. Nu descendant l'escalier, n° 2, 1912 |
LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI (6)
LE CUBISME & LE FUTURISME
Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
Le cubisme est sans doute la forme ultime de la
déstructuration du lieu figuratif occidental. Du réalisme à l’impressionnisme
et au post-impressionnisme, il était normal que le cheminement aboutisse à une
déformation complète de l’iconographie née à l’époque de la Renaissance. Le
lien entre l’impressionnisme et le cubisme estt facile à reconnaître. Il
s’appelle Cézanne : «L’émotion doit être dominée pour être exprimée par “la
bonne méthode de construction”. “Traitez la nature par le cylindre, la sphère,
le cône, le tout mis en perspective, afin que chaque côté d’un objet, d’un
plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l’horizon
donnent l’étendue, soit une section de la nature, ou si vous aimez mieux du
spectacle que le Pater Omnipotens Æterne
Deus étale devant nos yeux. Les lignes
perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or la nature, pour nous
hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire
dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une
somme suffisante de bleutés pour faire sentir l’air”».
Les paroles de Cézanne traduisaient ce qu’étaient ses tableaux où la
décomposition par le prisme de la lumière conduisait directement à
l’abstraction, les formes finissant par ne plus être que des jeux de
profondeurs dictés par les couleurs. Ce rapprochement n’est pas accidentel
puisque les cubistes eux-mêmes avouaient avoir retenu la leçon de Cézanne,
comme il est reconnu dans une lettre d’Émile Bernard, en date du 15 avril 1904
et publiée dans le catalogue de l’exposition rétrospective des œuvres de
Cézanne, organisée au Salon d’Automne d’octobre 1907.
C’est autour de cette date que le mot cubisme
apparaît : «Louis Vauxcelles
avait déjà parlé de “cubes” dans son compte rendu de l’exposition de Braque à
la galerie Kahnweiler en novembre 1908, et ce même critique mentionna les
toiles de Braque exposées l’année suivante au Salon des Indépendants sous le
terme de “bizarreries cubiques”, qualificatif dont le style tira son nom.
Braque avait soumis au jury du Salon d’automne de 1908 quelques toiles dont
certaines furent ensuite exposées chez Kahnweiler, et l’on rapporte que
Matisse, membre du jury, en avait aussi parlé comme de compositions de “petits
cubes”».
Ce qui était nouveau, c’était l’attitude foncièrement agressive de cette
nouvelle peinture. D’une part, elle prétendait réussir là où les mouvances
précédentes n’avaient que partiellement réussie : «Le rejet de la perspective qui conditionnait toute la peinture
occidentale depuis la Renaissance, marque ici, plus que tout autre caractère,
le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’Art».
Ce n’était ni plus ni moins que l’équivalent de la Déclaration des droits de
l’artistes, dont l’intention était de s’afficher ouvertement cérébrale et
subjective. Des formes nouvelles naissaient sur des pensées anciennes : «Même dans les premières phases du mouvement,
au moment où ces peintres restaient en grande partie attachés à l’objet visuel,
leurs toiles ne sont pas tant des enregistrements de ce qu’ils voyaient que des
expressions picturales de ce qu’ils en pensaient ou en savaient. “Je peins les
choses comme je les pense, pas comme je les vois”, déclarait Picasso à Gomez de
la Serna. Et c’est cet élément intellectuel du cubisme qui permit aux peintres
à des moments divers de se détacher des apparences sans perdre contact avec le
monde matériel qui les entourait».
Et on pourrait dire que l’essentiel du cubisme résidait dans cette volonté qui
ramène la pensée sur la perception.
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Pablo Picasso. Le réservoir de la Horta, 1909. |
Cette volonté de faire triompher la pensée sur
la perception est ce qui mit définitivement fin au monopole de la
représentation issue de la Renaissance. Tous ses acquis se voyaient non plus contestés mais défiés par la nouvelle mouvance.. Le passage de la modernité semblait accompli puisque le contrôle de
l’espace reposait maintenant entre les mains subjectives de l’artiste,
révolution que l’expressionnisme apportait déjà avec ses théoriciens, tant «avec le rejet de la perspective classique
par les cubistes, s’écroule l’un des fondements de la tradition depuis la
Renaissance. Les ultimes barrières tombent avec le passage de Kandinsky à
l’abstraction en 1910, qui a le sens pour lui d’une voie vers la peinture pure,
et la publication en 1912, à Munich, de son ouvrage théorique Du spirituel
dans l’art, où il propose à l’artiste de
ne plus obéir qu’à sa “nécessité intérieure”, à sa subjectivité».
Même si les cubistes se présentaient comme l’antithèse de l’expressionnisme,
les deux mouvances opéraient dans la même direction tant qu’à ses rapports avec
le lieu figuratif de la Renaissance. Que ce soit en peinture, en sculpture
comme en architecture, «par la conquête
de l’espace grâce aux cubistes et l’abandon corrélatif du point de fuite
unique, la surface plane acquiert une signification qu’elle n’avait jamais eue
auparavant. On découvre tout un jeu de rapports entre des éléments flottants,
incontrôlables, qui s’interpénètrent, on découvre les tensions internes des
objets nées au gré de leur structure. C’est une nouvelle vision du monde qui se
forme vers 1910 et qui pourrait bien être aussi déterminante que la révolution
optique du XVe siècle».
Les contemporains, artistes, critiques et spectateurs ne pouvaient plus gloser
à l’infini. La mort de l’ancien lieu figuratif était prononcée et plutôt que de
se lamenter sur l’espace perdu, les artistes invitaient à célébrer le nouvel
espace qui en émergeait. Les cubistes sont au fait des réflexions
philosophiques et esthétiques qui circulent dans l’Europe du début du XXe
siècle. Pour eux, «dans le cubisme,
c’était l’apparence même qui était interrogée ainsi qu’il arrivera quelques
années plus tard, dans la phénoménologie de Husserl lorsque celui-ci montre
comment la perception fait appel à l’intentionnalité de la conscience pour
apparier l’un à l’autre les différents profils qui composent un objet. La
question du réel est donc posée, alors que la peinture jusque-là était allée
dans une direction inverse: vers l’idéalisation - quand elle ne ricochait pas
tout bonnement à la surface du visible».
Alors que les impressionnistes et leurs héritiers, les expressionnistes
s’appuyaient sur une perception qui se voulait ou bien purement sensible (la
vision et les jeux de lumières) ou profondément instinctif (les émotions qui
émergent à fleur de peau), les cubistes optèrent pour une peinture détachée des
impressions comme des expressions. On dira plus tard l’art brut, et c’est bien
ce qu’entendaient les cubistes. Voilà la raison pour laquelle on a vu en eux
les derniers héritiers des réalistes du milieu du XIXe siècle : «Toutefois, si personnelle que pût être la
peinture cubiste, elle ne devint jamais une peinture d’introspection, et ces
artistes continuèrent à percevoir et à représenter le monde extérieur quotidien
d’une manière objective, détachée. Cette contradiction flagrante entre une
vision vraiment objective et des thèmes tout à fait personnels, d’une intimité
souvent décrite avec humour, constitue l’un des traits principaux des phases
classiques et plus tardives du cubisme de Picasso et de Braque».
Les cubistes apportaient à la modernité en art la notion de jeu.
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Pablo Picasso, L'Usine, 1909. |
Pour mesurer l'importance du jeu dans l’avenir
de l’art moderne puis de l’art contemporain, il suffit de regarder ce tableau
célèbre, fétiche, Les Demoiselles d’Avignon peint par Picasso en 1907. On reconnaît encore des traces des
formes classiques de l’expression picturale, mais on ne peut nier les
incongruités du tableau et même en saisir l’origine. Par exemple, «on sait que les deux personnages de droite
de ce tableau évoquent nettement des figures d’art “nègre”. D’où influence des
unes (les statuettes) sur les autres (les “Demoiselles”)? Les historiens de
l’art d’aujourd’hui ne partagent pas cette opinion aussi formelle. Ils adoptent
un changement de perspective: plus que d’une empreinte directe des “primitifs”
sur les peintres cubistes, ils évoquent une rencontre».
Picasso est encore très près de l’Avant-garde rassemblée autour de Apollinaire
et du Douanier Rousseau. Plus que la théorie de Cézanne à laquelle il se
rallie, Picasso tient d’abord à s’amuser et à amuser ses amis. Les Demoiselles sont une mascarade. On
ne doit pas prendre le tableau trop au sérieux, puisqu’«Il est fréquent que l’on accuse le cubisme - comme on l’a fait dès le
début - d’être une vaste supercherie imaginée par les familiers de Montmartre,
ces fumeurs d’opium, porteurs de pistolet et presque réduits à mourir de faim,
qui s’étaient imprégnés de la Pataphysique de Jarry et des prétendues
mathématiques de la quatrième dimension… [Pourtant.] ce qui commença par être un abandon de l’imagination aux tentations de
l’humour devint, en présence de problèmes artistiques éternels, une entreprise
sérieuse».
Cela, même les amis du peintre ne le comprirent pas : «Bien qu’il ne faille pas surestimer
l’importance historique des Demoiselles,
on comprend fort bien la déception des amis de Picasso. C’est une toile
insatisfaisante en bien des points : ne serait-ce que par ses évidentes
incohérences de style. Même un coup d’œil superficiel fait comprendre que
Picasso a changé plusieurs fois de parti au cours de son travail, et, de fait,
il le considéra lui-même comme inachevé. Quant à l’impression qui s’en dégage,
elle est troublante : si La Joie de vivre est faite pour la douceur et le plaisir de l’œil, Les Demoiselles peuvent difficilement avoir pour dessein de
plaire : le tableau de Matisse ne dément pas son titre : il est
merveilleusement joyeux, avec ses couleurs riches et ses arabesques
voluptueuses; ces Demoiselles sont
anguleuses, rêches, grinçantes. Picasso a soigneusement évité le charme
mélancolique souvent caractéristique de ses œuvres précédentes. L’esprit des Baigneuses de Derain se rapproche par bien des côtés
de celui des Demoiselles et cette
toile fut considérée, en tout cas par Vauxcelles, comme une œuvre
révolutionnaire; mais au moins pouvait-on l’apprécier à travers un ensemble de
références connues. On pouvait la rapprocher d’autre chose; Les Demoiselles, non».
Mais on a vu, dans le sous-chapitre précédent, que Matisse ne peint que pour
l’ornement, le divertissement proposé par Picasso est différent, plus ludique
tout en étant plus cérébral. Bientôt, sa peinture suivra la construction des
œuvres d’Érik Satie : «Satie prend
ses idées musicales et, au lieu de la développer longuement et de faire sur
elle des variations, il l’étudie brièvement dans trois directions différentes.
Il varie seulement le contour apparent, les notes de la mélodie mais non la
forme générale, les accords d’accompagnement mais non le mode dominant. Un
artiste qui dessinerait une tête sous trois angles différents pourrait obtenir
le même effet. Il existe des bases de comparaison évidentes entre ce procédé et
celui des cubistes. Ceux-ci analysaient la complexité, dans le temps et
l’espace, d’un objet simple étudié simultanément de plusieurs points de vue». On reconnaît bien là le style qui sera un temps celui de Picasso.
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Pablo Picasso. Les Demoiselles d'Avignon, 1907. |
Le jeu devient sérieux, comme toujours en art.
On commence par la fantaisie de vouloir plaire, de faire une «belle œuvre»,
puis l’expérience prend une dimension conquérante. Avec les Demoiselles d’Avignon, Picasso n’était
qu’un précurseur, ajoutant des figures nègres dans ses faciès déroutant la
perspective des visages. Mais dix ans plus tard, introduire l’art nègre dans
les peintures et les sculptures est devenue chose très sérieuse : «En 1917, le jeune compositeur Francis
Poulenc fait jouer au Vieux Colombier sa première œuvre. Titre : la
Rhapsodie nègre. Le jazz influence pour
la première fois une œuvre française avec la création du Ballet Parade, dont
Érik Satie compose la musique (1917). La même année est représentée sur une
scène montmartroise l’œuvre d’Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, dans laquelle un acteur barbouillé en noir
est censé représenter “le peuple de Zanzibar”…».
L’Avant-garde est bien établi. Le cubisme va s’en détacher pour cibler ses
propres objectifs. Il s’agit, avant toutes choses, de devenir une peinture
d’objets, comme ces objets qui finissaient par envahir les œuvres de la Nouvelle Objectivité en Allemagne :
«Quoi qu’il en soit, et de quelque
manière que l’évolution du mouvement se fût faite sans l’intervention de la
guerre, il est certain qu’en 1914 les principes fondamentaux du cubisme étaient
acquis, et faites les principales découvertes et trouvailles nouvelles. Aux
lois de la perspective qui avaient dominé la peinture européenne depuis la
Renaissance, les cubistes avaient répondu par le droit du peintre à la liberté
de manœuvre tout autour de son sujet, et par la possibilité d’incorporer
désormais dans la description qu’il en fait, toute information que son
expérience ou son savoir lui fournissent. Pour la première fois dans l’histoire
des Arts, on avait représenté l’espace d’une façon aussi tangible, aussi
matérielle, aussi “picturale” pourrait-on dire, que les objets qu’il baigne…».
Voilà pourquoi le cubisme apparut comme la libération définitive de l’art
amorcée depuis la crise anti-académique avec Courbet et ses successeurs. Toutes
les mouvances avaient suivi chacune leur voie pour parvenir à ce détachement et
le produit allait être ces toiles de Duchamp, de Braque, de Picasso, de Juan
Gris comme expériences techniques de la composition des lignes, des plans et
des volumes.
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Maurice de Vlaminck, Guillaume Apollinaire, 1903. |
La proximité de l’Avant-garde avec le cubisme ne
réside pas seulement en la musique de Satie. Outre Cézanne, c’est le poète Guillaume Apollinaire qui «définit le cubisme : “Un
art qui consiste dans la recherche de la composition nouvelle avec des éléments
formels empruntés non à la réalité de vision mais à la réalité de la
conception.” Puis, développant son idée, il explique qu’une chaise, de quelque
côté qu’on la regarde, ne cessera jamais d’avoir quatre pieds, un dossier et
une assise de telle sorte que c’est l’addition de ses parties et non leur
simple représentation perspective, comme on le croit d’habitude, qui constitue
sa figuration complète. […] Une
chaise - pour reprendre l’exemple d’Apollinaire, ou une guitare, un compotier,
une bouteille, y sont toujours peints, à la fois, de devant, de derrière, de
trois quarts, de dessus, de dessous, en vision éloignée ou exagérément rapprochée.
Avec le résultat que l’on sait : la destruction presque totale de l’image du
monde extérieur et sa reconstruction sur le plan du concept».
D’autre part, «Picasso lui-même a défini
le Cubisme comme “un art s’occupant avant tout des formes, et lorsqu’une forme
est réalisée, elle est là pour vivre sa propre vie”. Le but n’est pas d’analyser un sujet donné, et dans la même
déclaration, Picasso désavouait toute idée de recherche, dont il disait au
contraire qu’elle était “la faute principale de l’art moderne”. Le Cubisme,
dit-il, s’était maintenu à l’intérieur des limites et des limitations de la
peinture telle qu’elle avait toujours été pratiquée - mais les sujets peints
pouvaient être différents : “nous avons introduit dans la peinture des objets
et des formes qui étaient ignorés auparavant”».
Picasso se présentait ici comme un formaliste, mais tout le cubisme n’était pas
un seul peintre, si génial et si productif soit-il. La vision du cubisme se
révélait multiple à son tour : «Picasso
disait : “Le cubisme est avant tout un art des formes.” Braque au contraire
aurait déclaré : “Ce qui m’a beaucoup attiré - et qui fut la direction
maîtresse du cubisme -, c’est la matérialisation de cet espace nouveau que je
sentais”».
Mais Braque n’était pas moins «formaliste» que Picasso, il l’était autrement. De même, Fernand Léger :
«De 1905 à 1906, il avait subi
l’influence de Matisse et des fauves, mais à ce moment, il avait découvert, lui
aussi, ce que représentait Cézanne, et il semble avoir pris à cœur, plus
littéralement qu’aucun autre peintre de cette époque, la fameuse remarque de
Cézanne sur la nécessité de traiter la nature par le cylindre, la sphère et le
cône».
Pour Herbert Read, il apparaît que «le
mouvement cubiste, dont on peut dire qu’il est né en 1907 et qu’il est mort
avec le début de la guerre de 1914, a néanmoins possédé une cohérence de style
qui manquait au Fauvisme. Longtemps après que les artistes qui y furent liés
l’aient abandonné ou transformé, ce style se maintint en influençant
l’architecture et les arts décoratifs du XXe siècle. Les conséquences de la
façon particulière de voir d’un peintre furent et restent incalculables».
Laissons de côté, pour le moment, la question de la date de la mort du cubisme,
et tenons-en à la question de la cohérence.
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Pablo Picasso. Compotier, 1908. |
La cohérence, c’est le formalisme qui les oppose
aux coloristes : fauvistes, expressionnistes et même futuristes que les
artistes cubistes ont tant influencés. Herbert Read relève ainsi «l’existence de deux lignes générales
d’évolution, l’une allant vers une fragmentation de la perception suivie d’une
reconstruction de la forme suivant les lois de l’imagination, et l’autre allant
vers une “réalisation” du motif, vers une composition d’après nature. Mais il
est difficile de démêler ces deux tendances l’une de l’autre, et de plus,
chacune d’entre elles a donné naissance à un faisceau de déviations
subsidiaires qui n’ont plus grand-chose en commun avec le mouvement originel».
La distinction de Read provient de l’un des premiers critiques de l’art
cubiste, Olivier Hourcade (1892-1914). Poète comme Apollinaire, les deux hommes
ont assisté à la belle époque de la mouvance cubiste : «Selon ces critiques, la peinture devenait
plus intellectuelle, et des artistes exprimaient non ce qu’ils découvrent du
monde extérieur, mais ce qu’ils en connaissent. Apollinaire et Hourcade
ajoutaient que cette démarche intellectuelle entraînait naturellement le choix
de formes simples et géométriques. […]
Ainsi donc, Hourcade avait conscience
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Georges Braque. Petit port de Normandie, 1909. |
que l’artiste pouvait exprimer plus clairement
l’essence d’un objet en en montrant le plus d’aspects possible, et que, plus
guidé par l’intelligence que par l’œil, le recours aux formes géométriques
allait de soi. Puisque l’on sait qu’une tasse est ronde, pourquoi la
représenter par une ellipse? On devrait presque montrer idéalement un objet en
plan, coupe, et élévation. Insistant surtout sur la démarche intellectuelle du
cubisme. […] Le deuxième élément de
définition du cubisme pour Hourcade, c’était ce travail, sur la surface de la
toile, d’imbrication et d’interprétation de portions de plans : “Pour tout
dire, l’intérêt des toiles ne réside pas seulement dans la présentation des
objets principaux, mais dans le dynamisme qui se dégage de la composition des
toiles, dynamisme bizarre, inquiétant, mais strictement exact”».
Ces distinctions se retrouvent si l’on oppose Picasso à Braque : «…pour Braque, c’est le soin extrême apporté
à décomposer la surface de la toile - afin de mieux analyser le rapport entre
les objets et ce qui les entoure - qui le conduisit doucement mais
inéluctablement à ce type de peinture. Et tandis que Picasso était obligé pour
rendre ses toiles lisibles d’y réintroduire des indices suggestifs, Braque dans
sa phase la plus abstraite, résistait instinctivement à une césure complète
avec la réalité».
Il se trouve en fait qu’il est difficile de quitter la réalité figurative. Même
lorsqu’on s’y essaie comme Duchamp avec son fameux Nu descendant l’escalier, on arrive encore à percevoir le nu en
question! Il est vrai que le titre aide à suggérer le nu, mais non le
mouvement. Le fait de représenter des choses plus imaginées qu’observées semble
avoir été un obstacle à l’épanouissement de la mouvance cubiste, d’où cette fin
rapide qu’en donne Herbert Read.
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Picasso. Jeune fille à la mandoline, 1910. |
La décadence du cubisme résiderait dans «l’acceptation de ce principe de la libre
association des images [qui] laisse
toujours à l’artiste un large choix, et l’évolution postérieure à 1912 est
largement déterminée par le processus de sélection adopté par l’artiste ou le
groupe d’artistes considéré. Picasso et Braque poussèrent loin leur liberté
d’association plastique; leur éventail de sujets a toujours été arbitrairement
limité, mais ils associèrent des instruments de musique avec des journaux, des
verres de vin avec des papiers imprimés, des cartes à jouer avec des pipes,
uniquement parce que ces objets familiers se prêtaient à la construction d’une
image efficace. On peut discuter sur la question de savoir si ces images
possèdent également une signification plus profonde. Mr. Barr estime que
quoique “les cubistes soient traditionnellement censé n’avoir éprouvé que peu
d’intérêt à l’égard du sujet, que ce soit d’un point de vue symbolique ou
objectif, leur préférence pour un éventail assez limité de sujets qu’ils
reprirent très souvent peut avoir une signification. En dehors d’occasionnels
paysages de vacances, Picasso et ses amis peignirent des poètes, des écrivains,
des musiciens, des pierrots, des arlequins et des femmes; ou des natures mortes
comportant d’éternels mandolines, violons, bouteilles de vin, d’alcool, de
bière et de liqueur, verres à boire, pipes, cigarettes, dés à jouer, cartes, et
mots ou fragments de mots évoquant des journaux, de la musique ou des boissons.
Ces sujets, personnages et objets se situent toujours dans l’horizon de la vie
d’artiste et de la vie de bohème et constituent une iconographie de l’atelier
et du café. Qu’ils représentent simplement le milieu naturel de l’artiste ou
qu’ils symbolisent d’une façon plus positive, quoique certainement
inconsciente, son isolement par rapport à la société normale, c’est une
question dont on peut discuter”».
La dérive du cubisme se définirait par l’intérêt de passer de l’objet aux
mécanismes de l’objet : l’automation, qui trahirait, selon les fondateurs
du cubisme, les objectifs de leur art : «…plus les adeptes du Cubisme devenaient nombreux, plus il devenait
évident que le mouvement contenait non seulement des individualités bien
distinctes, mais aussi des contradictions dans le style. Ce que montra assez
clairement un livre de Gleizes et Metzinger, publié en 1912 et intitulé Du
Cubisme, où s’exprimait une tendance à
laquelle les fondateurs du mouvement, Picasso et Braque, ne pouvaient
absolument pas souscrire. Cette tendance, peut-être implicitement contenue dans
le penchant de notre civilisation moderne pour la mécanique, est une
expression, peut-être inconsciente, de la volonté de substituer au principe de la
composition d’après la nature celui de la structure autonome».
Une autre hérésie résiderait dans le colorisme qui servit de pont entre le
fauvisme et l’expressionnisme : «Cet
aspect coloriste du Cubisme intéressa également Robert Delaunay (1885-1941) qui
fut responsable d’une autre déviation par rapport au Cubisme orthodoxe
(j’entends pas là le Cubisme “analytique” de Picasso et de Braque). Cette
déviation, Apollinaire la baptisa du nom d’Orphisme et la définit comme “l’art
de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité
visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d’une puissante
réalité. Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un
agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une
signification sublime, c’est-à-dire le sujet. […] Apollinaire a décrit le genre particulier de Cubisme dont fut
responsable Delaunay comme “instinctif”; ce Cubisme reposait certainement sur
une passion accordant la priorité absolue à la couleur - “la couleur seule est
à la fois forme et sujet” déclarait Delaunay. Mais il était également fondé sur
les expériences quasi-scientifiques des impressionnistes; Delaunay essaya de
pousser plus loin les recherches de Seurat et de Signac et comme ces peintres,
étudia très sérieusement les traités scientifiques de Michel Eugène Chevreul.
Mais comme Picasso et Braque, il était également préoccupé de problèmes de
forme, et travailla en particulier à essayer de combiner différents aspects
d’objets ou de personnages dans une même toile. Il donne lui-même le nom de Simultanéisme à ce genre de peinture, qu’il devait
décrire plus tard en ces termes : “Rien d’horizontal ou de vertical - la
lumière déforme tout, brise tout.” Par cet aspect de son œuvre, il se rapprocha
beaucoup des futuristes dont les activités [étaient] contemporaines des siennes…».
Comme on le voit, la liberté apportée par le cubisme portait à son tour ses
propres restrictions.
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Robert Delaunay. Manège de cochons, 1922. |
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M. Duchamp. Moulin à café, 1911. |
On peut considérer que la couleur apparût comme
un obstacle à ce jeu maîtrisé des formes géométriques propres au cubisme
classique. Mais l’automation? N’est-il pas paradoxal que l’un des chefs-d’œuvre
cubiste soit précisément une œuvre axée sur l’automation? «La représentation la plus hardie des phases du mouvement est
incontestablement le Nu descendant un escalier, de Marcel Duchamp. La
succession des mouvements, que l’œil ne perçoit que vaguement, constitue le
point de départ du tableau. De cette succession émerge une nouvelle synthèse,
une nouvelle forme artistique exprimant ce qui était jusque-là inexprimable,
c’est-à-dire le mouvement dans ses différentes phases. On reconnaît facilement
dans ce tableau l’influence de l’école futuriste italienne, des premières
sculptures d’Archipenko avec leurs formes creuses, et du cubisme à son apogée.
Cependant la question des influences cède ici le pas non seulement à
l’exécution magistrale, mais aussi à un problème plus universel : connaît-on
d’autres tentatives pour résoudre les difficultés de Marcel Duchamp? Qu’ont à
dire les savants sur ce sujet? Considéré de ce point de vue, le problème de
Duchamp apparaît étroitement lié à son époque».
Or le tableau de Duchamp est une exception à la règle. Nombre de machines
figurant dans les tableaux cubistes – moulins à café, instruments d’atelier – nécessitent l'énergie humaine. L’automation est strictement une chose
humaine, qui relève du sujet et non de l’objet. Or, le tournant du XXe siècle
est celui de l’explosion de l’automatisme grâce à l’adaptation de nouvelles
sources énergétiques (en particulier le courant électrique), étrangères à la
fois à la mécanique simple et à l’organisme vivant. Le problème que le
mouvement pose aux cubistes concerne la place que l’espace doit tenir par
rapport au
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Juan Gris. Arlequin à la guitare, 1919. |
temps. Ou plutôt, laissons au cinéma son emprise sur le temps et la
peinture et la sculpture réaménager l’espace. La façon d’aborder cette contradiction
était plutôt singulière : «Une des
préoccupations premières du cubisme a été celle des dimensions de l’espace. Il
a prétendu tantôt introduire la fameuse quatrième dimension par le mouvement -
en déplaçant les unes par rapport aux autres certaines parties des objets - et
il a voulu, à d’autres moments, ramener l’espace à des formes courbes
exclusives des dimensions traditionnelles. Il est impossible de définir le
cubisme parce que, en réalité, les expériences qu’il a instituées continuent.
Nous sommes encore à la phase des enquêtes divergentes, aucune loi suffisamment
générale pour imposer à notre génération une vision type et un système de
figuration type du monde n’a abouti. Je crois, pour ma part, que le cubisme ne
pourra être défini que lorsqu’un nouvel académisme sera né. Alors seulement
nous pourrons dire, parmi les innombrables formules qui ont été essayées,
laquelle a fourni les premières ébauches de solutions générales».
On pourrait dire qu’Edward Fry a essayé de répondre à la question prospective
de Francastel. Parlant de ce qui distingue les cubistes l’un de l’autre, Fry
écrit : «Cette différence est
fondée, en fin de compte sur le degré de rupture avec la tradition
illusionniste européenne auquel les artistes en question étaient parvenus et les
moyens formels associés à cette rupture impliquaient également, d’une façon
indirecte, le choix d’un sujet. On pourrait prétendre que ces artistes qui ne
s’écartèrent pas de l’illusionnisme d’une manière stylistique cohérente, furent
néanmoins les créateurs d’un autre cubisme, distinct de celui de Picasso, de
Braque et de Gris, mais d’un style tout aussi valable».
Les cubistes auraient même été moins sécessionnistes que le suppose Francastel.
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Pablo Picasso. Nature morte. - Cubisme analythique. |
Pour Fry, le cubisme est une branche du
réalisme : «Tous les critiques du
cubisme durant et après son développement, s’accordent à considérer que ses
intentions étaient fondamentalement réalistes. Certes, on reconnaît facilement
combien son réalisme était objectif, si on le compare aux autres styles de
l’époque, comme le futurisme ou l’expressionnisme allemand. Un indice de cette
confiance déterminée dans le monde visuel se retrouve dans le fait que le sujet
d’une véritable peinture cubiste comporte ces objets qui peuvent, avec
plausibilité, se trouver ensemble au même endroit. Le vrai problème, par
conséquent, est celui de la nature précise de la réalité cubiste, comparée au
traitement de la réalité de l’art antérieur et de savoir si le caractère de
cette réalité cubiste change avec l’évolution du style».
En effet, les cubistes, par-delà Cézanne, sont également héritiers de Courbet
qui désirait supprimer les dimensions symboliques, littéraires et historiques
inséparables des scènes d’art européennes. S’occuper strictement de ce qui
était visible. Voilà ce qui explique ces choix d’objets hétéroclites vidés de
tous sens symboliques, sujets neutres, natures mortes qui ramenaient à Cézanne.
Et voilà le hic :
«Le
changement d’attitude devant le monde visuel entre Cézanne et les cubistes de
1913-14, a un parallèle dans l’histoire de la philosophie avec les différences
existant entre la pensée d’Henri Bergson (1859-1941) et d’Edmund Husserl
(1859-1938). Dans son Introduction à la Métaphysique de 1903 ou L’Évolution créatrice de 1907, Bergson soulignait le rôle de la durée dans
l’expérience : avec le passage du temps, un observateur amasse dans sa
mémoire un grand nombre d’informations perceptuelles sur un objet donné dans le
monde extérieur visible, et cette expérience accumulée devient la base de la
connaissance conceptuelle de l’objet. Ce processus est analogue aux méthodes de
Cézanne et des cubistes de 1908-10. Après les peintures que Picasso fit à
Cadaquès, qui datent du milieu de 1910, la structure picturale devint un guide plus puissant que l’expérience visuelle
accumulée; ce dont Cézanne avait fait une image composite demeura séparé dans
le cubisme de 1911-12, comme les plans superposés, imbriqués ou réunis.
Après 1911, les cubistes ne travaillèrent plus
directement d’après un modèle offert par la nature et, dans les papiers collés
et les peintures de 1913-14 ne contenant pas d’espace illusionniste, il n’y
avait pas d’accumulation bergsonienne de connaissances préalables, par
l’entremise de perceptions multiples dans le temps et dans l’espace. Au lieu de
cela, les cubistes procédèrent directement à une notation idéelle des formes
qui étaient équivalentes aux objets dans le monde visible, sans être d’aucune
façon, des représentations illusionnistes de ces objets. Avec l’invention du
papier collé, il devint possible d’indiquer toutes les qualités d’espace, de
couleur et de texture des objets; et le développement du signe dans le cubisme
synthétique complétait le répertoire des moyens formels par lesquels le monde
visible peut être décrit. Cependant, cette notation du monde visible dans le
cubisme de 1913-14 ne contenait pas toutes les qualités d’un objet donné, mais
seulement celles qui le caractérisaient suffisamment – forme, couleur, texture
et silhouette spécifiques – permettant de le reconnaître sans équivoque.
|
Georges Braque. Le Grand Nu |
Le rapport entre le cubisme de Picasso et de
Braque de 1913-14 et notre expérience du monde est très semblable à la méthode
de la réduction dite eidétique selon la phénoménologie de Husserl. Ce
parallélisme fut relevé d’abord par Ortega y Gasset en 1924, et discuté ensuite
plus à fond par Guy Habasque. Durant les années précédant la guerre de
quatorze, Husserl s’efforça d’établir une méthode pour appréhender l’existence
qui devait être indépendante des explications psychologiques et qu’il formula
dans ses Ideen de 1913. Cette méthode de réduction
éidétique concrète, purement descriptive et fondée sur l’intuition, peut être
utilisée pour arriver à l’essence d’un objet, à ses qualités essentielle, si
tant est que des déterminations
secondaires puissent le qualifier également ces qualités essentielles
comprendront ses essences morphologiques en opposition aux concepts idéaux,
abstraits et géométrique et embrasseront tout, hormis un contenu spécifiquement
individuel. Plus tard, dans ses Méditations cartésiennes, Husserl clarifia son approche au moyen
d’exemples concrets, comme celui de l’appréhension des qualités essentielles de
dés cubiques.
Les similitudes frappantes entre la méthode de
Husserl et l’art de Picasso et de Braque des années 1913-14, bien
qu’historiquement coïncidentes, présentent un contraste évident avec les
méthodes psychologiquement orientées de Cézanne et de Bergson. Picasso et Braque, eux aussi, ne
travaillaient pas selon des règles mais par intuition : en décrivant les
qualités essentielles des objets, ils ne liaient jamais leurs formes à un objet
déterminé, sauf lorsqu’un objet réel dans un collage était là pour lui-même et
la catégorie de tous les objets similaires. Dans les papiers collés et, plus
tard, dans les signes amalgamés du cubisme synthétique, les formes choisies
étaient inventées, non copiées d’après nature et ce produit d’une invention
intuitive différait fondamentalement de la forme composite cézanienne, qui
était le résultat d’un processus psychologique cumulatif, étroitement lié à
l’expérience visuelle. Et encore à l’opposé de Cézanne, la forme choisie
n’était qu’une parmi un grand nombre d’autres. Comme l’avait remarqué
Apollinaire, une chaise sera comprise comme telle de n’importe quel point de
vue, si elle possède les composantes essentielles d’une chaise; ou, comme
Picasso le disait à Léo Stein, le frère de Gertrude, avant 1914 : “Une
tête… c’est affaire d’yeux, de nez, de bouche qui pourraient être distribués de
la manière que vous voulez – la tête demeurerait une tête”, mode de pensée
analogue à la méthode de composition par rangée tonale dans la musique de
Schoenberg et d’autres compositeurs dodécaphoniques.».
|
Juan Gris. Le Petit Déjeuner, Bouteille de banyuls, Fantomas, 1915. - Cubisme synthétique |
|
M. Duchamp. Nu descendant l'escalier - sectionné. |
Saisir l’idée de l’objet (dépouillé de tous ses
ornements inessentiels) pour le révéler dans sa nudité formelle résumerait assez
bien ce qu’est le cubisme. Ainsi, le Nu
descendant l’escalier, nu en mouvement par l’enchâssement de cubes, ne
concerne plus le nu classique, romantique, mais le nu formel. Il devient
difficile alors de parler de durée bergsonienne. Celle qui s’accorderait si
bien avec les expériences de Cézanne à la montagne Sainte-Victoire, tant il y
avait là «le but de déterminer le trajet
du mouvement dans l’espace et sa durée dans le temps. […] Cette recherche prend alors un nouveau
point de départ. Elle utilise le facteur temps pour rendre visible les
composantes d’un mouvement. “Le chronométrage […] se fait sur les composantes du mouvement”. Les relations espace-temps
constituent la base même de cette méthode. Le mouvement est découpé en phases
qui révèlent sa structure intime. Cette démarche ne se limite pas à
l’organisation scientifique du travail; elle est, au contraire, très
profondément enracinée dans notre époque. Presque au même moment, la
décomposition du mouvement constitue un problème artistique pour les peintres».
Les cinéastes réussiront ici mieux que les peintres cubistes à suivre les
thèses de Frank B. Gilbreth (1868-1924), disciple de Taylor, décomposant le
cours des mouvements des travailleurs.
|
Picasso. Portrait d'Ambroise Vollard, 1910. |
Reste que si les présupposés du cubisme n’ont
pas porté les fruits attendus, ils ont amené dans l’art la technique du
collage. Le collage est apparu tardivement dans la courte existence du cubisme.
Le critique Maurice Raynal «suggère que
son apparition était surtout due au dégoût des artistes pour l’illusionnisme
photographique en peinture, et que ceux-ci jugeaient préférable de substituer à
une exacte copie d’un objet (par exemple une étiquette sur une bouteille) une
partie de l’objet lui-même».
En effet, cela irait dans la logique structurelle du réalisme telle que perçue
par les cubistes. Il semblerait que c’est «dans
le courant de 1912, après l’invention du papier collé, un changement plus
radical apparaît dans les toiles cubistes de Picasso et de Braque; et depuis
peu, on a pris l’habitude de diviser l’histoire du cubisme en deux périodes :
une phase “analytique”, dont on admet généralement qu’elle se termine en 1912
ou 1913, et une phase “synthétique” qui lui succède».
Cette division conviendrait aussi à la définition qu’Henri Matisse donne à
l’art moderne : «Évoquant les
intentions qui étaient alors les siennes, Matisse donne dans ses Notes d’un
peintre, en 1908, la clé du renversement
qui se produit globalement dans le mouvement pictural de toutes ces années :
“Une œuvre doit porter en elle-même sa signification entière et l’imposer au
spectateur avant même qu’il en connaisse le sujet”. “Il n’est plus possible de
|
Georges Braque
|
“copier servilement la nature”, et “les règles n’ont plus d’existence en dehors
des individus”. Que devient le tableau? Un objet en soi, un monde en soi. Son
intérêt premier n’est plus à rechercher dans le sujet, mais dans l’invention,
dans l’ordonnancement d’espaces, de surfaces, de formes, de couleurs. À cette
fin, tous les matériaux possibles sont utilisables. Les collages de Braque et
de Picasso en 1910-1912 ont définitivement ouvert le chemin».
Paradoxalement, nous rencontrons ici les intérêts qui étaient ceux d’un
Courbet : faire pénétrer l’art dans la vie appelait à ce qu’un jour les
artistes veuillent faire pénétrer la vie dans l’art. Une étiquette de Cinzano ou un ruban de cigare, puis la
une des journaux, des timbres… Après la Seconde Guerre mondiale, le collage
sera l’une des techniques incontournables de l’art contemporain. Aujourd’hui,
avec le photoshop des ordinateurs,
autant dire qu’il domine les compositions artistiques.
|
Juan Gris. Portrait de Picasso. |
Art cérébral, art froid, désaffecté du monde
comme des objets; n’existe-t-il pas une transmission subjective à travers le
cubisme? Je pense que Shattuck saisit bien la question lorsqu’il écrit : «Le cubisme restreint fort le rôle du sujet
en peinture sans jamais l’abolir».
Comment la subjectivité parvient-elle à se reconnaître dans ces formes d’objets
usuels ou dans ces visages déconstruits? Thomas Narcejac, traitant du roman
policier, lance cette allusion : «Comme
dans un tableau de Picasso, mon humanité m’est renvoyé en morceaux, et ces
morceaux grimaçants sont regroupés en figures déconcertantes qui expriment soit
une absurdité fondamentale (humour noir) soit une absurdité légère, agile,
comme si rêve et réalité ne faisaient plus qu’un».
On pourrait dire, si on suit l’analyse de Francastel, que l’œuvre cubiste
renvoie à sa pensée et nous révèlerait la fragmentation de cette pensée :
«À l’origine, le cubisme revêt, en effet,
l’allure d’une série d’expériences moitié systématiques, moitié empiriques. Il
est aussi difficile de dire jusqu’à quel point Apollinaire a été l’interprète
exact des ouvrages de ses amis peintres, que d’éclaircir la situation réciproque
des Duranty et des Maître par rapport à l’impressionnisme. Il ne faut ni
mépriser ni surestimer la part de la réflexion et de l’intentionnalité dans ce
mouvement. Le cubisme n’est pas, en réalité, défini par l’une ou l’autre des
formules avancées, ni par une nouvelle formule à découvrir : il est à la fois
réalisme et figure arbitraire du monde; il n’est pas une méthode concrète mais
une orientation générale de la pensée plastique, écartelée entre des tentations
souvent contradictoires. On ne saurait donc rechercher la définition juste du
cubisme, ni surtout sa définition exhaustive. Il a voulu, à la fois, réaliser
une peinture sans atmosphère et transformer les conditions de représentation de
la lumière; il a voulu atteindre par la couleur seulement, ou seulement par la
forme, des réalités visibles ou invisibles et il a ramené parfois la pratique
du ton local; il a été tenté par le géométrisme et par l’arabesque».
Le cubisme a délaissé le sujet. Il n’a pas voulu faire du peintre un acteur de
son œuvre, ni un observateur engagé comme les premiers réalistes ou même encore
les impressionnistes. Il a tenu à rallonger la distance le plus qu’il pouvait
pour donner à l’objet toute sa place dans la toile ou dans la matière. Des
objets sans sujets, sans humains, sans sensiblerie : «…les cubistes voulurent représenter un objet de différents points devue alors que, jusqu’à eux, c’était une vision unitaire qu’on voulait. Et lors
même que Cézanne, dans ses natures mortes, pour accentuer l’évidence des
images, faisait usage de plus d’un point de vue, il trouva toujours un équilibre
sensible entre leur variété et l’ensemble. Les cubistes, au contraire,
coupèrent l’objet en plusieurs parties, réduisirent une des parties à sa forme
la plus simple, et lui juxtaposèrent les autres parties comme des projections
de la première. Après quoi, ils transportèrent sur la surface de la peinture
tous les éléments qui eussent dû représenter l’espace en profondeur s’ils
avaient été traités selon la perspective. La dissection d’un objet en parties
et la disposition cubiste de ces parties sont des tentatives de suggérer la vue
de l’objet de tous les côtés exposés en surface. Le résultat fut naturellement
l’impossibilité de percevoir l’objet et la nécessité d’une interprétation pour
reconstruire par l’imagination l’objet sectionné».
Faut-il y voir une répétition des expériences de la durée pensée par Bergson et
déjà présente dans les œuvres de Cézanne ou bien un motif érotique comme le
suppose Ferrier? «Si l’on admet que les
têtes vues simultanément de face et de profil, dans les toiles de Picasso, sont
- entre autres problèmes - des visions très rapprochées de visages de femmes
qui s’agitent sur l’oreiller au moment de l’orgasme, on comprendra que les
relations de celui-ci avec la sensualité sont d’un tout autre type».
Après tout, les deux hypothèses ne s’excluent pas.
|
Picasso. Portrait de D.-H. Kahnweiler. 1910 |
L’important est que dans l’objet se ramasse tout
le réel, essentiel, suffisant, dépouillé des artifices dont l’ornaient
généralement les styles anciens. Le cubisme est une catégorie de peinture ontologique : «Le conflit autour de l’objet a joué, pour cette génération, un rôle qui
remplace celui du sujet à l’époque romantique; il a été la source principale
d’étude et de renouvellement. Les artistes ont découvert du reste un petit
nombre d’objets. On sera frappé plus tard du nombre restreint des thèmes qui
ont été traités indifféremment par tous les artistes : guéridon, bouteille,
verre, compotier, bougeoir, pot de fleurs, morceaux de bois. Cependant, même
quand la figure humaine apparaît dans cette peinture elle est encore traitée
comme objet - arlequins, jongleurs. Je ne suis pas certain que les artistes
eux-mêmes aient compris la portée extraordinaire de leur attachement à un aussi
petit nombre d’éléments positifs tirés du réel tel qu’il leur est apparu. Cet
attachement est la preuve qu’ils élaborent un langage, encore pauvre de signes
et de significations, plutôt qu’ils ne dressent l’inventaire de leur entourage.
L’époque tout entière a eu cette curiosité de nouveaux objets, c’est-à-dire
d’éléments simples reconnus comme des découpages usuels dans le réel et doués
pourtant de qualités variables suivant leur position ou suivant l’usage que
chaque individu est capable d’en faire».
Et à une époque où la peinture est un objet parmi tant d’autres, l’art n’en
arrive-t-il pas à se prendre lui-même comme son propre objet? «La direction prise par les recherches
cubistes amena les artistes à prendre la peinture pour sujet de leurs tableaux.
Cela explique pourquoi leurs œuvres ressemblent souvent à des exercices ou à
une étude des possibilités picturales de l’objet. En dernière analyse il est
indifférent de qualifier d’abstraite ou de concrète une toile radicalement
cubiste : elle s’efforce d’être son propre sujet».
|
Pablo Picasso. Femme assise, 1909. |
La chose est fort admissible, surtout à une
époque où la société de production est sur le point d’entrer dans une véritable
société de consommation dont les grandes capitales sont déjà investies. La
multiplication des objets entraîne le questionnement suivant : qu’est le
sujet devant l’objet, (et non l’objet devant le sujet, qui resterait par trop
triviale)? Ce faisant, les cubistes donnèrent aux artistes-peintres une
nouvelle fonction ontologique sinon sociale. Apollinaire l’avait très bien
compris pour qui «ce sont les peintres
qui lui apprennent qu’on peut voir le réel autrement qu’avec l’objectivité
prétendument photographique et scientifique des naturalistes. Aussi note-t-il
dans la Femme Assise à propos de
Canouris-Picasso : “les études éclatantes, surprenantes et sévères des
nouveaux peintres sont profondément réalistes”. Les peintres lui apprennent aussi comment modeler, organiser le réel :
“les cubistes peignent les objets non comme on les voit, mais comme on se les
représente”. Picasso, là encore, indique
la méthode : “Imitant les plans pour représenter les volumes, Picasso donne
des divers éléments qui composent les objets une énumération si complète et si
aiguë qu’ils ne prennent point figure d’objet grâce au travail des spectateurs
qui, par force, en perçoivent la simultanéité, mais en raison même de leur
arrangement”. Plus que les différents
aspects d’un objet, c’est saisir simultanément les différents aspects de la
réalité qui intéresse Apollinaire. Comme les peintres traduisent le visible, il
souhaite en poésie rendre le
sensible. Le rendre dans sa multiplicité infinie, être à la fois subjectif et
objectif, noter ses impressions, sa situation en tel point du monde,
enregistrer ce qui se passe autour de lui, du fait également que mille choses
se passent au même instant, dans tous les points du monde».
Ce questionnement est fondamental au moment où des millions d’hommes
s’enterrent dans des tranchées secoués par des fragments d’obus qui les
déchirent comme du vulgaire papier : «L’existence,
très réelle, de deux cultures distinctes - celle du front et celle de l’arrière
- contribue à expliquer la vitalité du cubisme dans les tranchées de la Grande
Guerre. Son style dissonant, explosif, était un langage particulièrement
approprié pour décrire les forces destructrices de la guerre moderne. Le
cubisme offrait à la fois un système pour décomposer les formes et une méthode
pour organiser la décomposition picturale. Pour une guerre qui, à tous égards
ou presque, était sans précédent - avec ses combats de tranchée, ses nouvelles
techniques incendiaires, son artillerie moderne, ses gaz asphyxiants -, le
cubisme, pour ce qu’il n’était pas associé au passé, était le pendant du
sentiment général de dissociation qu’éprouvait le poilu. En tant que langage
visuel nouveau, qui modifiait la perspective de manière radicale, le cubisme
était un excellent moyen de peindre une guerre qui enfreignait toutes les lois
du combat traditionnel. Pour ceux qui avaient effectivement été dans les
tranchées, l’image d’un cuirassier blessé ne pouvait traduire ou symboliser
l’expérience vécue. Le cubisme, en revanche, paraissait sonner vrai pour
peindre les camarades, que ce fût au repos ou en plein combat. Il n’est pas
surprenant que les nouvelles carrières cubistes des “convertis”, celle de Mare
et de Fraye, entre autres, n’aient pas survécu à leur passage sous les drapeaux;
tous se remirent à travailler dans des styles plus traditionnels, plus
naturalistes, après leur retour du front».
Ce reflet déchiré des êtres n’était peut-être pas là au moment où, en 1913, le
cubisme atteignait son acmé, mais a
posteriori, il est apparu, à son tour, comme l’expressionnisme, un prophète
de l’esprit tourmenté qui s’installait en Occident et particulièrement en
Europe.
|
Fernand Léger. La partie de cartes, 1917. |
Affirmer qu’il n’y avait aucune subjectivité
dans le cubisme serait faire insulte à l’art et à l’intelligence de ses maîtres.
La sensibilité cubiste réside dans l’art de saisir le réel comme une relation
objectale qui n’est pas dénuée d’érotisme, comme nous l’avons vu plus haut. Il
se formule à travers des querelles de règles. Braque affirmait : J’aime la règle qui corrige
l’émotion, ce à quoi Juan Gris répondait J’aime l’émotion qui corrige la règle. Et Juan Gris n’était pas
moins mathématicien que Braque : «Cette
conception intellectuelle du cubisme amena inévitablement Gris à s’intéresser à
ses implications mathématiques. Pendant la guerre, il se mit à étudier
sérieusement les œuvres de Poincaré et d’Einstein, et plus tard, en 1921, il
put écrire une lettre à Ozenfant dans laquelle il proclamait qu’il était
capable de réduire toute composition donnée à des facteurs purement
géométriques. Mais même si avant 1914 Gris n’avait pas encore atteint ce stade,
il fut toujours capable de parler du cubisme en termes intellectuels. […] À propos de l’aspect intellectuel et
théorique du cubisme, on a beaucoup écrit sur l’influence de Maurice Princet;
en effet beaucoup de critiques et d’écrivains contemporains le considéraient
comme une sorte d’éminence grise du mouvement. Employé d’une compagnie
d’assurance, mathématicien amateur, Princet vécut un temps au Bateau-lavoir, et
fut assurément en relation d’amitié très étroite avec beaucoup de peintres
cubistes. La révolution que Picasso et Braque avaient réalisée dans la
peinture, était…, à l’origine, fondée avant tout sur l’intuition. La théorie
esthétique joua un rôle mince, pour ne pas dire nul, dans la création du
cubisme. […] Mais même si Princet
n’eut aucune influence sur ces trois peintres, sa présence parmi leurs amis
semble prouver que les discussions théoriques eurent une grande place dans les
cercles cubistes, et que Gris y participa».
Et qui nierait que l’intuition ne fait pas équipe avec l’émotion? La chose ne
s’est jamais révélée aussi vraie qu’avec la célèbre toile de Picasso, Guernica, qui raconte un massacre d’une
petite ville basque bombardée par les avions allemands et italiens le 26 avril
1936. Il est vrai que Guernica n’appartient
plus au cubisme tant cette toile renoue avec la peinture de la Renaissance dans
la mesure où elle évoque les grandes scènes de combats entre républiques
italiennes du XVe siècle : «Guernica
le tableau historique animé de la vie la plus intense depuis les combats
équestres peints par Paolo Ucello au début du XVe siècle»,
dixit Siegfried Giedion. La
différence, et elle est de taille, c’est que Guernica n’est pas un combat
épique, c’est une boucherie due à ces objets volants qui sèment la mort, la
panique et la destruction :
«Le
conflit espagnol, comme d'autres guerres civiles, voit la disparition de la
frontière entre le front et l'arrière, entre militaires et civils. Les armées
professionnelles intègrent miliciens et autres volontaires tandis que la
société tout entière devient champ de bataille, la terreur étant utilisée à des
fins de stratégie militaire. Massacres, guerre contre les civils anticipent des
pratiques qui seront systématisées pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi,
les forces nationalistes systématisent les raids aériens contre des métropoles
telles que Madrid ou Barcelone ou des villes dépourvues d'enjeux militaires
comme Guernica.
La destruction de Guernica, lors de laquelle
périrent 1 654 personnes, fut perpétrée par l'aviation allemande, avec la
participation de quelques avions italiens et la complicité du chef d'état-major
Mola. Pendant près de trois heures, l'après-midi du 26 avril 1937, par vagues successives,
chasseurs et bombardiers s'acharnent contre la petite ville basque de 7 000
habitants. Les attaquants ne se contentent pas d'un “simple” bombardement mais
cherchent à terroriser les habitants au moyen de bombes incendiaires ou de
chasseurs volant à basse altitude pour mitrailler la population. Picasso va
restituer ces heures d'épouvante dans une œuvre monumentale pour l'exposition
internationale de Paris».
|
Pablo Picasso. Guernica, 1937. |
Sans doute est-ce à ce moment-là que Picasso
prit toute la mesure que l’émotion pouvait faire naître dans la règle de son
art : «“Que croyez-vous que soit un
artiste? Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il
est musicien, ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète?… Non, la
peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de
guerre offensive et défensive contre l’ennemi” […] Guernica n’est rien moins que la narration d’un événement : le tableau
a été peint comme on tire un signal d’alarme, il est un acte au milieu des
atermoiements et de l’aveuglement général».
Lorsque l’ambassadeur nazi Otto Abetz visita Picasso, qui vivait rue des
Grands-Augustins durant l’Occupation, ce dernier lui aurait montré une photo de
la toile Guernica, alors exposée à New York. Abetz lui posa la question :
«C’est vous qui avez fait cela?», et
Picasso de répondre : «Non… vous».
Quoi qu’il en soit, «le cubisme a eu finalement une importance
sans égale parmi toutes les modes et tous les mouvements du début du XXe
siècle, parce qu’il a manifesté une curiosité réelle pour l’analyse des
sensations, prenant ainsi la suite de l’impressionnisme, et surtout parce que,
par ailleurs, il a habitué les esprits à l’idée d’une transformation nécessaire
du langage plastique. C’est lui qui a développé la notion de système arbitraire
d’équivalence. C’est lui qui a rapproché la peinture de la physiologie. Grâce à
lui les artistes ont pu jouer leur rôle…, dans un grand mouvement de
civilisation que personne ne songe à contester lorsqu’il s’agit d’autres
disciplines, mais qui ne soulève que scepticisme et incompréhension lorsqu’il
s’agit de peinture…».
Les relations entre le cubisme et la photographie ont
toujours appartenu à un registre ambiguë. Le réalisme a été la tendance qui fut
la première à bénéficier des apports de l’appareil photographique et par sa
préférence pour le formel, le cubisme ne pouvait ignorer l’appareil. «Moholy-Nagy, dans Von Malerei zur Architektur, fait remarquer avec justesse que “la technique et l’esprit de la
photographie ont, directement ou indirectement, influencé le cubisme”»,
ce que l’on pourrait croire à comparer la photographie de Gertrude Stein en
1913, prise par Alvin Langdon Coburn (1882-1966) au tableau que Picasso a peint
de l’égérie américaine.
En retour, ici, le cubisme a été capable d’orienter un certain art de la pose
photographique : «C’est en 1921,
alors qu’il étudiait sous la direction de Clarence White, que Paul Outerbridge
(1896-1958) décida de se consacrer sérieusement à la photographie. Peintre et
dessinateur par le passé, il ne se départit pas de cette sensibilité en
changeant de moyen d’expression. Photographié en biais, le piano sur lequel il
avait joué dans son enfance semble avoir perdu l’une de ses trois dimensions,
comme s’il se réduisait à un espace plat, tout en angles et en tensions
dynamiques. Sous une complexité trompeuse, cette nature morte manifeste une
forte influence cubiste».
Bien des décors utilisés dans les films expressionnistes s’inspirèrent de la
veine cubiste pour créer une ambiance mystérieuse ou la folie et l’absurdité
pouvaient se déployer. C’est à travers les décors également que le cubisme
influença la danse moderne, en particulier L’Après-midi
d’un faune de Stravinsky. Le danseur-étoile russe Nijinski était
particulièrement sensible au formalisme cubiste. Le peintre Jacques-Émile
Blanche raconte comment Nijinski, le 17 juillet 1912, «faisait des dessins sur la nappe quand je suis arrivé au grill.
Diaghilev semblait de mauvaise humeur (il se mordait les doigts); Bakst [le
peintre-décorateur] regarda les dessins
sur la nappe - mais Nijinski ne parlait que le russe et je mis un certain temps
à comprendre de quoi il s’agissait. Le ballet “cubiste” - qui est devenu Jeux - était une partie de tennis dans un
jardin; mais en aucun cas il ne devait avoir un décor romantique à la manière
de Bakst! Il ne devait y avoir ni corps de ballet, ni ensemble, ni variations,
ni pas de deux; que des filles et des garçons en maillot, et des mouvements
rythmiques. À un moment donné, un groupe devait représenter une fontaine, et la
partie de tennis devait être interrompue par le crash d’un avion. Quelle idée
enfantine!».
En littérature, le cubisme se prêtait mieux aux
expériences poétiques qu’au roman. Qui mieux qu’Apollinaire pouvait créer une
œuvre s’inspirant de la veine cubiste : «Zone appartient au genre des pièces dites cubistes, synthétiques, ou
“simultanéistes”, dans lesquelles se juxtaposent sur un plan unique, sans
perspective, sans transition et souvent sans rapport logique apparent, des
éléments disparates, sensations, jugements, souvenirs, qui s’entremêlent dans
le flux de la vie psychologique. Mais il faut prévenir ici un malentendu :
alors que le peintre construit sur sa toile une architecture qui a la
prétention d’être un ordre, différent de celui de la nature, la composition de
semblables films mentaux reste en général très libre. Il est rare de rencontrer
chez un poète l’équivalent de l’effort intellectuel que représente le cubisme
pictural, par opposition à la passivité relative de l’impressionnisme. Le
peintre André Lhote a parlé un jour de “l’utilisation plastique du coup de
foudre”. Dans le cas d’Apollinaire et de la majorité de ses successeurs
“cubistes”, cette “utilisation” réfléchie se réduit à peu de chose. Toutefois
l’intention d’art subsiste en ce sens que le poète choisit plus ou moins
consciemment les parties de lui-même qu’il veut extérioriser; un arrangement,
malgré tout, continue d’avoir lieu, qui attire l’attention sur une idée ou une
image. Dans Zone, par exemple, le
conflit est manifeste entre la poésie et l’antipoésie, entre le penchant au
rêve, suggérant des phrases rythmées et musicales, et “l’esprit nouveau” qui
entend exprimer la vie telle quelle. Ces pièces cubistes ont donc à peu près
inévitablement le caractère d’un compromis, ce qui revient à dire qu’elles sont
encore des œuvres d’art. Cet art qui se déguise peut se borner à quelques coups
de pouce, mais il peut aussi s’armer des ruses les plus subtiles et conduire
aux derniers raffinements».
Dans l’ensemble des expériences artistiques et littéraires, le cubisme fut
rapidement dépassé dans l’après-guerre par un art de synthèse de la modernité
né en Allemagne avec le mouvement Dada puis continué en France avec le
Surréalisme où il acquit un rayonnement international. En ce sens, si la Grande
Guerre ne tua pas le cubisme, elle le heurta d’une telle façon qu’il avait
donné ses meilleurs fruits lorsque vint la paix.
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Marcel Duchamp. La mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923. |
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Giovanni Fatori. Meules de foin, |
Le futurisme,
dont le Manifeste rédigé par Marinetti a été publié à Paris en 1909, reste une
mouvance essentiellement italienne, bien que le vorticisme britannique y soit
associé de près. Il marque le passage de l’Italie dans la modernité
artistique : «Alors qu’en France, en
face de cette peinture académique ou platement réaliste il y a le mouvement
impressionniste et tout ce qui a suivi, il n’y a pas en Italie, au moment où
nous sommes, de personnalités comparables à celles des grands Français de
l’époque impressionniste, et les efforts des mouvements novateurs sont restés
limités. Le mouvement des Macchiaioli, quelque intéressant qu’il ait été,
n’avait pas été du tout comparable, en importance et en rayonnement à ce
qu’avait été l’impressionnisme français, et au moment où nous sommes arrivés
nous avons constaté que ce mouvement avait perdu sa force vivante. Quant au
mouvement divisionniste, il est étranger, par ses sources tout au moins; bien
qu’il soit l’œuvre d’Italiens, c’est par référence à des formes étrangères
qu’il est né et qu’il s’est manifesté; il apparaît en Italie un peu comme un
mouvement artificiel, du fait qu’il n’y avait pas eu le préalable de
l’impressionnisme; c’est un courant qui est un peu en marge dans l’évolution
picturale italienne, et pourtant il va être comme le berceau du futurisme».
Si le mouvement des Macchiaioli représente quelque chose entre le réalisme et
le tachisme, il appartient tout entier encore au XIXe siècle. Ses principaux
représentants – Signorini, Cabianca, Bati – meurent au cours des premières
années du siècle nouveau. Le divisionnisme, par contre, était déjà plus engagé
dans la modernité : «Le
divisionnisme italien, qui naît en 1886 du principe de la touche divisée en
fonction d’un travail sur la lumière et la couleur, se développe de façon
originale et spécifique en refusant en particulier tout esprit de système.
Cette attitude, que l’on retrouvera chez les futuristes, implique que la
technique n’est pas assujettie à un précepte scientifique ou idéologique :
elle sert avant tout à libérer la créativité individuelle, voire à exulter le
contenu lyrique de sujets aussi bien oniriques que naturalistes. La plupart des
œuvres divisionnistes élaborent plutôt une interprétation symboliste du
principe des “touches divisées” de couleurs pures juxtaposées selon les lois de
la complémentarité et du contraste».
Son chef de file est Giovanni Segantini,
mais Pellizza da Volpedo s’est fait connaître, à la fin du XXe siècle, par
l’usage qu’on fit de l’une de ses toiles, Le
Quatrième État (1901) : «Pellizza
da Volpedo développe une peinture liée au symbolisme, à l’art social, aux
thèmes naturalistes. Son œuvre procède néanmoins d’un certain climat
d’intériorité, même lorsqu’il peint des scènes dont le sujet relève de la
réalité populaire. Très souvent, le thème s’appuie sur un contraste opposant
ombre et clarté, avec une zone centrale fortement éclairée qui semble irradier
la lumière ou au contraire la condenser. Le coup de pinceau n’est pas appliqué
de manière juxtaposée mais plutôt par recouvrement, laissant apparaître les
touches sous-jacentes. Pellizza vise un art au service du socialisme
humanitaire, affirmant que “le moment est venu de ne plus faire de l’art pour
l’art mais de l’art pour l’humanité”».
C’est le cas tout particulier du Quatrième État : «Il s’agit d’une œuvre
monumentale de la dimension d’une fresque. Fruit d’un travail de plusieurs
années, elle montre une image frontale et idéalisée du prolétariat en marche
vers le futur. Évitant toute rhétorique à caractère romantique, le peintre y
célèbre la détermination et la force de la foule des humbles et des
travailleurs qui peuplent l’Italie de l’époque. Leur marche calme et leur
attitude maîtrisée ne signifient pas soumission ou résignation, mais plutôt
fermeté et certitude. Dans son Automobile au col du Penice (1904), Pelliza introduit déjà le principe
futuriste selon lequel “le mouvement et la lumière détruisent la matérialité
des corps”».
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Pelliza da Volpedo. Le Quatrième État, 1901. |
Le divisionnisme n’apportait pas seulement une
technique artistique dégagée des autres modernités européennes, mais il fournissait
les thèmes même de la modernité aux futuristes en devenir, c’est-à-dire le
passage tout entier de l’Italie rurale à l’Italie urbaine et
industrialisée : «À cette même
époque, l’Italie intègre la modernité technologique. Les centrales
hydroélectriques qui voient alors le jour sont construites avec une
monumentalité et une recherche esthétique de style Liberty. L’architecte futuriste Antonio Sant’Elia les
qualifiera plus tard de “cathédrale de la modernité” et en reprendra le
principe dans ses projets futuristes. Lors de la première décennie du siècle,
la production de la sidérurgie réalise un bond gigantesque, passant de 19 000 à
250 000 tonnes par an. L’industrie automobile augmente dans de semblables
proportions, multipliant les usines dans le nord du pays. Le peintre Marius, alias
Mario Stroppa, témoigne du “futurisme”
visionnaire qui nourrit l’époque : il dessine des perspectives aériennes
des villes italiennes survolées d’étranges “machines volantes”. Si Turin
devient la ville de l’automobile, Milan symbolise la modernité urbaine,
industrielle et financière qui se traduit par l’apparition d’une nouvelle
culture et d’un nouveau mode de vie dont il faut penser les paramètres
jusque-là inédits».
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Centrale elettrica Sant'Elia |
À côté de l’artiste, on retrouve le philosophe,
l’essayiste et théoricien Mario Morasso. Entre la fin du XIXe et les débuts du
XXe siècle, il publie des livres aux titres déjà prémonitoires de ce que sera
le siècle nouveau : Uomini e idee di
domani : l’egoarchia (Hommes et idées de demain : l’egoarchie); L’imperiallismo artistico (L’impérialisme
artistique); La nuova arma : la
macchina (La nouvelle arme : la machine); Il nuovo asperto meccanico del mondo (Le nouvel aspect mécanique du
monde). Sa pensée est déjà celle du siècle naissant : «“L’art tend aujourd’hui à la vie et à la plus
grande affirmation de la grandeur et de la jouissance; ainsi ses créations
sont-elles des représentations ou des excitations à l’énergie, au plaisir et à
la conquête”. […] il parle de la
“philosophie de la force” et préconise le déploiement d’une “énergie
nationale”, tout en annonçant l’avènement prochain de l’egoarchie qui, à
travers la dissolution des structures sociales, conduirait à la puissante et
totale liberté de l’individu».
Le mouvement, qui fut l’un des thèmes fétiches du futurisme, trouve dans la
pensée de Morasso l’essentiel de ce qu’en développera le futurisme : «Morasso voit la métropole moderne comme
espace de l’esprit de conquête qui structure “le nouveau dynamisme des volontés
humaines”. Les boulevards animés par la foule sont pour lui “d’immenses
accumulateurs d’excitations différentes”. Il célèbre les enseignes lumineuses
et les grands magasins, il polarise surtout le thème de l’énergie autour de la
machine comme manifestation de puissance. Il revient souvent sur “les
sensations de la vitesse” et le spectacle énergétique incarné par la machine.
Dès 1902, il publie dans la revue florentine Il Marzocco, un texte sur “l’esthétique de la vitesse”
qui caractérise le monde moderne. En dépassant toute considération
fonctionnaliste qui suppose le beau lié à l’utile, il y souligne la beauté de
la locomotive ou de l’automobile. Lancées dans leur course, elles lui impriment
“dans l’âme un sentiment profond et grave d’admiration et de satisfaction, face
à cette énergie domptée, et une excitation joyeuse face à cette impulsion
ardente, à ce geste merveilleusement rapide”. Saisissant dans la machine en
mouvement la dimension esthétique de la puissance et de l’énergie, Morasso
affirme que dans “les œuvres qui incitent à la course et à la vitesse se
retrouve un élément particulier qui leur est inhérent, susceptible d’une appréciation
esthétique, car les sensations dont je viens de parler sont précisément
esthétiques ou du moins proches du sentiment esthétique”. Il parle l’année suivante de l’automobile
comme du “monument moderne” qui a substitué “le fer à la pierre” et “n’a aucun
antécédent dans le passé”».
On aurait tort toutefois de voir en Morasso un panégyrique de la société
industrielle. «Morasso est en réalité un
grand admirateur de Gabriele D’Annunzio, le chef de file de la culture
décadente et symboliste. Mais il n’en élabore pas moins une interprétation
vitaliste de la machine conçue en opposition aux principes fonctionnels de
l’art industriel. Définissant la machine comme une image d’énergie virtuelle et
nommant une esthétique de la vitesse, il formule l’une des idées clés sur
lesquelles Marinetti construira son futurisme. Le fondateur du mouvement
futuriste lui empruntera différentes idées, y compris sa polémique contre
Ruskin. Mas c’est uniquement du point de vue politique qu’il existera une
réelle continuité entre la pensée de Morasso et celle de Marinetti, plus
exactement les excès du futurisme que l’on qualifiera de “marinettisme”,
c’est-à-dire cette sorte de doctrine dérivée d’Héraclite survoltée et nourrie
de social-darwinisme qui poussera Marinetti à en appeler à la guerre comme
esthétique en acte et apogée de la société industrielle».
Le goût du mouvement dans l’art futuriste ne sera dont qu’un pont entre
l’esthétique de la vitesse de Morasso et l’esthétique de la guerre de
Marinetti.
Si nous considérons, avec Mosse, «que le futurisme n’était pas un mouvement de
pensée systématique, mais un regroupement d’artistes qui prônaient la plus
grande spontanéité»,
nous devinons que ses apports provienent d’un peu partout dans les courants
européens contemporains. Le peintre Boccioni reste sans doute celui qui
illustra le mieux la pensée de Marinetti, puisque, lui aussi, était disciple de
la pensée de Morasso. Ces contradictions placèrent le mouvement dans une
situation assez particulière dans l’ensemble des idées qui se diffusaient en
Italie à la veille de la Grande Guerre. Comme l’expressionnisme allemand, le
futurisme italien se dressait contre les poncifs de la société
traditionnelle : «Sans doute le
poète et dramaturge Marinetti avait-il exagéré la poussée insurrectionnelle des
peintres, des sculpteurs et des architectes futuristes. Mais ces derniers
s’unirent tous pour opposer au culte de la culture officielle le défi d’un
contre-culte de la jeunesse, de l’irrespect, de la science, de la technologie,
du mouvement et de la vitesse. D’un côté, les futuristes se posaient en
champions de l’industrie, de l’innovation et du progrès, lorsqu’ils célébraient
les rythmes dynamiques des usines, des automobiles, des avions et des turbines
électriques à coups de mots et de pinceaux. Mais de l’autre ils s’alliaient
avec les forces conservatrices. Certes, ils attaquaient la monarchie, l’Église
et le Vatican. Mais ils dénigraient aussi le parlement, les élections et la
bourgeoisie philistine, et prenaient leurs distances vis-à-vis des socialistes
et des ouvriers, avant-garde politique du progrès social. Ils faisaient plutôt
confiance à l’ultranationalisme italien, à l’impérialisme et à la guerre pour
déblayer le terrain et ouvrir ainsi la voie à l’âge et à la culture des machines,
quel qu’en fût le prix humain, social et politique. Inspirés par Nietzsche,
auquel ils avaient emprunté l’ode à l’antiquité trompeuse pour en faire un ode
à la modernité fabuleuse, les futuristes niaient l’égalité, s’opposaient au
nivellement social, et affirmaient leur croyance en une aristocratie de
l’esprit et des arts».
C’est ce qui ressortit à la publication du Manifeste de 1909 dans Le Figaro. Et preuve qu’il y eut un écho
du futurisme jusque chez leurs voisins allemands, «Adolf Behne a reconnu dès 1913 que Franz Marc “reprenait dans ses
tableaux des éléments futuristes” et a constaté en 1914 qu’il faut reconnaître
au futurisme un “rôle de stimulateur” de l’expressionnisme».
Le futurisme ne peut donc être considéré seulement comme un art national, mais
également comme une contribution italienne à la civilisation occidentale et son
rôle dans la formation de la pensée italienne du XXe siècle trouve rarement une
mouvance à laquelle attribuer une pareille importance.
L’avant-garde italienne semble reposer toute
entière dans un nom, celui de Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944). Ce fils
d’avocat et d’une intellectuelle fut éduqué dans la culture française chez les
Jésuites. Il publia de ses poèmes très jeune, dans La Plume et la Revue blanche notamment.
Il s’enthousiasma pour le Ubu Roi de
Jarry, allant jusqu’à commettre deux drames : Poupées électriques et Le Roi
Bombance. Très vite il devint le pôle qui attira vers lui la jeunesse
italienne, le rappelant sans doute à ses origines. En fait, Marinetti eut la
chance d’être l’esprit audacieux qui se présenta lorsque l’Italie fut appelée à
se transformer profondément; pour la survie de la nation en queue de peloton en
Europe, il fallait «qu'arrivât un moment
où la nouvelle poésie, devenue instrument de connaissance métaphysique, rompit
avec la sentimentalité. À ce moment, quand apparut le futurisme, annonçant le
dadaïsme, l'expressionnisme, l'ultraïsme espagnol, et enfin le surréalisme, le
mot poésie changea de sens : de chant modulé par la sensibilité humaine, elle
se fit la liturgie de l'inconnaissable. Elle prit alors ce caractère inhumain
qui la rend mystérieuse pour le grand public, et qui apparaît d'abord dans le
futurisme italien dans Bif & 7 f + 18 (Simultanéités-Chimismes lyriques) de Soffici et dans Cinq Ames dans une bombe (1919) de F. T. MARINETTI.».
Pour Lista, «La vraie date de naissance
du futurisme est en réalité février 1905. La fondation du “mouvement
futuriste”, advenue quatre ans plus tard, n’est, de fait, que l’aboutissement
du travail entrepris par Marinetti avec sa revue Poesia dont le premier numéro sort précisément en
février 1905. Se voulant le catalyseur d’un renouveau de la poésie italienne,
Marinetti fonde, avec le dramaturge Sem Benelli et le jeune poète Vitaliano
Ponti, la revue Poesia qu’il finance
entièrement. Il profite du carnet d’adresses de ses corédacteurs et de leur
appartenance aux milieux littéraires milanais avant de continuer tout seul
l’aventure. La revue a une devise qui évoque encore la régénération :
“Qu’ici la morte poésie renaisse”».
Le futurisme apparaît d’abord sous l’angle d’un rattrapage avec le Risorgimento
du milieu du XIXe siècle. C’est une renaissance appelée à évoluer vers une
palingénésie : «Marinetti prend
plusieurs initiatives pour bousculer les traditions de la littérature italienne
et briser le provincialisme italien et son éternel classicisme rétrograde. Il
lance notamment une enquête internationale sur le vers libre et crée des prix
littéraires destinés aux jeunes poètes, romanciers et critiques de la
péninsule. Fin 1906, il utilise pour la première fois le mot “avant-garde”,
associé à celui d’“avenir”. Ces deux termes lui viennent des milieux du
syndicalisme révolutionnaire où il fréquente, à cette époque, Arturo Labriola,
le directeur de la revue Avantguardia socialista qui avait écrit un compte rendu de son drame Le Roi Bombance. Chef de file du syndicalisme révolutionnaire
italien, Labriola développe alors une théorie des minorités agissantes qu’il
élabore jusqu’à envisager une fédération de tous les syndicats pour la conquête
du pouvoir. Marinetti s’approprie cette stratégie en fondant le mouvement
futuriste sur l’auto-organisation des artistes, des poètes et des créateurs,
réunis en tant que “travailleurs de l’esprit” qui se sont engagés à “activer”
l’avènement de “l’homme futur”».
En passant de l’archaïsme au futurisme, de la Renaissance à l’homme futur, le mouvement poétique
s’était attribué une dimension politique dont la brutalité va s’imposer avec la
rédaction du manifeste de 1909 : «Rejetant
l’héritage culturel moisissant dans les musées et les bibliothèques, ils
faisaient l’éloge des qualités libératrices et revigorantes de la vitesse et de
la violence. “Une automobile de course […] est plus belle que la Victoire de Samothrace”».
|
Art hellénistique. La victoire de Samothrace. |
Comment Marinetti en était-il arrivé à faire ce
bon esthétique et idéologique? Lista nous raconte ainsi l’affaire :
«Après la
mort de son père survenue en 1907, Marinetti est seul au monde. Il est
l’héritier d’une fortune considérable, mais il n’a que la littérature pour
donner sens à son existence. Tout en vivant toujours à Milan, ville pourtant
hostile à ceux qui se sont enrichis à l’étranger, il se rend souvent à Paris,
où il est bien accueilli dans les milieux littéraires et mondains. Le désir
d’un passage à l’action qu’il ressent depuis un certain temps fait irruption
dans sa vie à la suite de l’accident de voiture dont il est victime le 15
octobre 1908, dans la banlieue de Milan. Alors qu’il roule à tombeau ouvert au
volant de son Isotta-Fraschini décapotable au moteur de cent chevaux, il quitte
la route, pour éviter deux cyclistes, et sa voiture se renverse dans un fossé
plein d’eau. Le poète, écrasé sous le poids du véhicule, se bat à la fois
contre la machine et la boue, essayant de conserver la tête hors de l’eau. Il
vit des moments d’angoisse spasmodique et il a l’impression que sa survie ne
tient qu’à la force de sa volonté. Il échappe à la mort grâce aux ouvriers
d’une usine voisine qui réussissent à stopper, avec des poutres, la lente
descente de la voiture dans la boue. C’est du choc émotionnel de cette
expérience que naît, six mois plus tard, le futurisme.
Marinetti a affirmé avoir eu la première
intuition du mot “futurisme” dès octobre 1908, en compagnie des jeunes poètes
de sa revue, et il a lui-même raconté, sur un mode dramatique, cet épisode de
l’accident de voiture. Cette “secousse émotionnelle” l’a sans doute libéré de
son “complexe de Swinburne” effaçant, par un effet cathartique libérateur, le
traumatisme originel lié à la figure du père. Il est certain qu’en cette
occasion Marinetti s’est libéré de sa névrose en vivant l’expérience
particulière de retour du refoulé que Freud définit par le terme
d’“abréaction”. Pour les psychanalystes, il s’agit de “la décharge émotionnelle
par laquelle un sujet se libère d’un affect lié au souvenir d’un événement
traumatique, évitant ainsi qu’il persiste en tant qu’élément pathogène”. Dans
le prologue de son manifeste, Marinetti donne à cet accident une forte
signification symbolique. Il est donc légitime de penser que la première idée
du manifeste date effectivement d’octobre 1908. La rédaction du manifeste
proprement dit, c’est-à-dire uniquement le “programme” du futurisme sans
prologue de présentation, débute peu après».
|
Achile Funi (1890-1972) "Motociclista e casa" 1914. |
À la lecture du Manifeste de 1909, le futurisme
se définit d’abord comme «un acte de
volonté qui consiste à se tourner résolument vers l’avenir, à miser sur un
futur qui n’a plus besoin du passé pour naître. Avec le futurisme, l’art
devient une action concrète, une force perturbatrice qui s’exerce non plus en
référence au passé, mais en fonction de la vie. L’artiste futuriste, par son
œuvre autant que par son action, provoquera une accélération du devenir en
promouvant l’intégration dans le corps social des nouvelles valeurs esthétiques
de la modernité urbaine et technologique. Les idées majeures de Marinetti,
telles la nécessité d’une constante évolution du langage de l’art,
l’éphémérisation de l’œuvre ou l’exigence d’un renouvellement répondant aux
conditionnements que la machine impose à l’homme, se fondent sur une véritable
foi en la régénération que la vie accomplit d’elle-même. Au nom de cet
impératif du renouveau, Marinetti se fait l’apôtre d’une révolution
continue : l’art doit se tenir dans un état d’insurrection permanent afin
de jouer au sein de la société le même rôle que l’élan vital bergsonien joue au
sein de la nature. Marinetti fixe ainsi les lois de l’esprit d’avant-garde qui
dominera l’art du XXe siècle».
Jamais auparavant les révolutions n’étaient parvenues à définir aussi clairement
une volonté méthodique de palingénésie. Il y avait certes l’appel d’un homme nouveau, d’un homme futur dans la Révolution de 1789 en France comme il y en aura
un à travers la Révolution russe ou la révolution
brune des nazis, mais le Manifeste, qui est avant tout manifeste artistique
de Marinetti, présente une conception basée sur l’énergie vitale, les pulsions,
l’activité de l’organisme humain s’exprimant et se comprenant comme volonté. Schopenhauer et Nietzsche sont
passés par là, tout aussi sûrement que Bergson. «Pour les futuristes italiens…, l’essence du monde moderne, c’est la
matérialisation du dynamisme, de la vitalité créatrice à travers la sensation
matérielle qui exalte en son contraire l’instinct jailli des profondeurs. G.
Lista l’exprime en termes “de valorisation de l’instinct comme adhésion aux
forces génératrices de la vie”. Pour l’avant-garde italienne, il s’agit
d’exprimer avant tout la pulsion vitale à travers sa principale manifestation :
le dynamisme. Tout ce qui vit évolue, se transforme et la seule façon de
signifier l’énergie du tout vital passe par la représentation d’une mobilité
incessante…».
Vision idéaliste sans doute, le futurisme, malgré la large diffusion du
Manifeste de Marinetti, était un programme pour les poètes et les artistes,
supposant que les arts étaient le meilleur instrument pour mettre les
sensations en mouvement. «À l’opposé de
l’avant-garde allemande, pour laquelle le monde de la machine et l’univers industriel et urbain plus généralement matérialisent l’aliénation humaine en ce
début de siècle, les futuristes italiens perçoivent en elle l’instance où se
cristallisent et s’expriment le dynamisme et la vitalité universelle. Considéré
ainsi, le concept de dynamisme s’avère lui aussi capital dans la cosmologie futuriste».
Le mouvement d’avant-garde italien poursuit donc un travail amorcé en France
dès le post-impressionnisme et le fauvisme (le goût de la couleur comme
stimulant des sensations) mais aussi le cubisme (par le culte des formes en
mouvement). L’hypersensibilité qu’y apporteront les Italiens en sera une de
vitalité exacerbée représentée par la machine, opposée à l’hypersensibilité des
allemands, frappée de nécrose, écrasée par la machine. Il y a là une opposition
qui marquera dans l’avenir une division infrastructurelle majeure entre le
fascisme italien et le nazisme allemand : «Ce qui est recherché par l’avant-garde italienne à travers sa formule
lapidaire : art-vie-action, c’est une exaltation de la sensation, une intensité
plus grande de la vie à l’aide de l’acte de création artistique. Les futuristes
parlent de “conception totalisante de l’expérience”, de “plurisensorialisme”,
et expriment leur volonté de sentir en bousculant toutes les catégories
rationnelles de l’appréhension esthétique. Les deux courts extraits suivants,
tirés de leurs manifestes de la peinture et des bruits, en témoignent de façon
éloquente : “bouillonnement vertigineux des formes et des lumières sonores,
bruyantes et odorantes du tableau”, “pulsation chromatique et plastique d’une véritable
musique visuelle”».
Le tournant de la première décennie du XXe
siècle marque un temps décisif pour l’avenir des courants artistiques
occidentaux : «Les trois mouvements de
l’avant-garde européenne (expressionnisme allemand, futurisme italien et vorticisme
britannique) qui incarnent les prémices de la révolution culturelle moderniste
et expriment une radicalité d’intention morale et esthétique dans les sociétés
où ils se déploient, manifestent tous trois une attitude existentielle
radicalement divergente. Volonté de régresser pour l’avant-garde allemande,
volonté de plonger dans le cœur du présent pour les Britanniques, volonté
d’exalter le futur pour les Italiens, en constituent les trois termes. Ces
trois attitudes face à la modernité en marche, bien que s’excluant radicalement
les unes les autres, n’en comportent pas moins un dénominateur commun
essentiel. Celui-ci constitue la spécificité de ces prémices de la révolution
culturelle moderne : l’ensemble des mouvements de l’avant-garde européenne adhèrent
alors, encore devrait-on dire, au réel, à travers ces trois positionnements
existentiels».
On retrouve dans le futurisme une volonté de refuser la tragédie du temps; une
tentative pour l’homme de dépasser la vitesse et parvenir à la dominer par sa volonté.
Contrairement à l’homme écrasé par les aiguilles de l’horloge du film Métropolis de Fritz Lang, résumant assez
bien la position expressionniste devant l’impératif chronologique, Marinetti
vole au-delà du temps, renie le passé, annonce le triomphe de la machine qui
parvient à libérer l’homme du fardeau de la pesante durée. Qu’importe la mort
si l’intensité de la vie est vécue à son plein rythme. La locomotive,
l’automobile, bientôt l’avion vont réduire le fameux complexe einsteinien de
l’espace-temps. Arrivera un jour où la fusée arrachera l’homme à la force de la
gravité terrestre. L’impossible rendu possible est dans l’avenir. Il y a
surcompensation psychologique par l’investissement de la tension énergétique
dans la vitesse, le parcours de la durée. Si l’homme est un être fait par la
mort comme le dira Heidegger, alors pourquoi étirer cette durée insignifiante durant
laquelle les sensations s’émoussent alors qu’il est possible de s’engager dans
une vie trépidante vécue dans l’instantanéité. Voilà pourquoi le vorticisme
britannique n’est pas si loin du futurisme italien plus qu’il l’est en tous cas
de l’expressionnisme allemand : «Ce
que manifestent essentiellement ces trois attitudes existentielles émergeant
quasi simultanément - futurisme italien (1909), expressionnisme allemand
(1911), vorticisme britannique (1912) -, est la perte de repères fondamentaux
générés par cette modernité en marche en ce début de siècle. La transformation
des dimensions de la vie et de la pensée qui se produit entre 1880 et 1914,
outre le fait de bouleverser à ce point le réel, suscitant par là même
l’émergence d’avant-gardes artistiques avides de signifier moralement et
esthétiquement cette nouvelle réalité, accélère et amplifie cette perte de
repères existentiels fondamentaux. La modernité, c’est le mouvement plus
l’incertitude, nous dit G. Balandier; jamais une phase de celle-ci n’a mieux
justifié cette réflexion. Mouvement bien sûr, que manifeste cette
transformation des dimensions de la vie et de la pensée. Incertitude
qu’incarnent ces trois attitudes existentielles. Désir de régression pour
l’avant-garde allemande qui vise à retrouver, par un retour aux origines, une
nature perdue; éloge du primitif, régression enfin jusqu’à l’anéantissement
dans une attente de renaissance. Volonté de saisie existentielle de l’énergie
vitale, dans la seule dimension où elle peut s’exprimer, pour les vorticistes
britanniques : l’immédiateté, le présent. Exaltation du futur, “célébration dudevenir” comme seule dimension où peuvent s’investir espoir et créativité,
futur : “condition de virtualité éternelle et de liberté absolue” (G. Lista),
pour les futuristes italiens».
La guerre aux musées et aux monuments sera entérinée par
d’autres artistes. Il n’y a pas jusqu’à la revue animée par Le Corbusier qui
publiera un article de R. Baudoui dans les années trente : «Reprenant l’exigence futuriste selon
laquelle il est nécessaire de détourner les cours de canaux pour inonder les
caveaux des musées, la rédaction de L’Esprit Nouveau propose à ses lecteurs de répondre au questionnaire suivant :
Doit-on brûler le Louvre? Si cette
enquête est le mode de ralliement des anciens futuristes tel Georges Celly qui
déclarera en substance : “Il ne faut plus qu’il en reste pierre sur pierre.
Il faut en faire un grand brasier et en jeter les cendres dans la Seine. À la
Seine, les restes condamnés de ces vilains rêveurs : Raphaël, Michel-Ange
surtout, ce grand criminel de l’Art”,
elle ne peut inspirer que de l’inquiétude pour les tenants de l’ordre établi».
Il est vrai que durant la Grande Guerre, l’ordre
établi n’avait pas hésité à bombarder bibliothèques et monuments
historiques, ne serait-ce que par goût du vandalisme et de la barbarie. Il ne
s’agit plus de glisser paisiblement
d’une forme d’art à une autre; il s’agit de rompre les ponts. En France, du
romantisme jusqu’au cubisme, les différentes mouvances s’étaient relayées, tout
en s’opposant, en se contredisant, mais non en détruisant les valeurs soutenues
par les formes précédentes. Chacune les jugeait devenues impropres à leur
époque, et qu’il fallait une nouvelle forme artistique capable de convenir à la
sensibilité et à l’esprit de son temps. Le futurisme, lui, y va d’une rupture
adverse. C’est ce côté
|
Tullio Crali (1910-2000), Bombardamento Aereo, 1932. |
profondément destructeur qui en fait une avant-garde extrémiste :
«Son contenu est d’une part négatif,
destructif; plus exactement, c’est cette volonté que nous avons trouvée chez
les futuristes de rompre avec la tradition, cette volonté affirmée clairement,
brutalement même de détruire les souvenirs du passé qui sont les témoins de la
tradition, et cet aspect destructif du futurisme s’appuie sur la conviction des
futuristes que ces souvenirs du passé, que cette tradition, sont une gêne pour
le développement de l’activité artistique présente; c’est pour cela qu’ils
veulent les détruire. Dans ces conditions, leur volonté destructrice n’est
qu’un point de départ, un point de départ vers des attitudes qui, elles, sont
parfaitement positives; c’est parce qu’ils veulent que l’activité picturale de
ce temps soit résolument moderne qu’ils veulent faire table rase du passé. Les
futuristes ont le sentiment très vif que la civilisation occidentale a connu
dans les dernières décennies des changements très profonds. Ils ont le
sentiment que l’ère de la civilisation industrielle qui débute a apporté une
véritable révolution dans tous les domaines de la vie, et que le style de vie,
au XXe siècle, est vraiment tout nouveau par rapport à ce qu’il était avant.
Par suite, ils pensent que l’art doit exprimer cette nouveauté de la vie, et,
en même temps qu’il doit l’exprimer, il doit aussi lui fournir des éléments
pratiques, dans la mesure où l’art s’applique à des domaines qui touchent à la
vie familière: et c’est l’intervention des futuristes dans le domaine des arts
décoratifs, du costume; il y a là un développement volontaire de leur part, qui
vise à insérer profondément l’art dans la vie».
Le futurisme était une avant-garde portée sur
l’acceptation et la promotion de la modernité. Le chef de l’école picturale
était Umberto Boccioni (1882-1916), un ami de Marinetti dont il adoptait les
poncifs. C’est lui qui énonça les quatre critères esthétiques essentiels pour
définir une œuvre futuriste : 1) Création de l’atmosphère comme nouveau
corps existant entre deux objets; 2) Création d’une nouvelle forme à partir de
la force dynamique de l’objet; 3) Création d’un nouvel objet + milieu
(compénétration des plans); 4) Création d’une nouvelle construction émotive
(au-delà de toute unité de temps et de lieu, souvenirs et sensations, simultanéité).
Malgré le fait que Boccioni fut tué durant la guerre, en 1916, les survivants
futuristes demeureront fidèles à ces quatre critères. Il en sera ainsi, par
exemple, de Gino Severini (1883-1966) : «Si nous regardons ses œuvres mêmes, nous constatons que beaucoup
d’entre elles manifestent un goût très vif pour le problème de la traduction du
mouvement par la peinture. On peut même dire que c’est le trait prédominant de
l’art de Severini à cette époque, et c’est pourquoi les thèmes de danse sont
tellement importants chez lui durant ces années; il y a une liaison très intime
entre la fréquence de ces thèmes et la profondeur ce souci de traduire le
mouvement. Tantôt cette recherche du mouvement correspond à un désir
d’introduire le temps dans la peinture, c’est-à-dire de nous montrer la
succession des diverses positions qu’occupe une figure qui se déplace; si nous
regardons par exemple la Danseuse du Bal Tabarin…, l’exemple apparaît très significatif; vous voyez la manière dont est
peinte la jambe, par exemple, et tous les éléments du tableau sont traités ainsi; il y a là une succession de jambes qui représentent les diverses
positions que prend la jambe au cours de la danse; c’est donc un effort pour
introduire le temps dans l’espace, ou traduire spatialement une notion
temporelle. Tantôt il s’agit de quelque chose qui est un peu différent, il
s’agit de fixer un certain moment d’un ensemble agité, c’est-à-dire de donner
la diversité des attitudes que prennent à ce moment-là les figures qui font
partie de cet ensemble; c’est ainsi que se présente la Danse du pan pan au “Monico”…
[…] ce que Severini a cherché ici, c’est
à fixer, comme l’aurait fait un appareil photographique - dans le cas précédent
c’était plutôt un appareil cinématographique -, un certain moment d’une
agitation donnant ainsi l’impression d’agitation par cette sorte de
kaléidoscope que constituent les diverses attitudes».
Il en ira de même pour Giacomo Balla (1871-1958), féru de modernité, comme
Marinetti et Boccioni, ce qu’il démontre, en 1909, «avec son tableau de la Lampe à arc, qui est à New York au Musée d’Art Moderne, tableau préparé par
plusieurs dessins et qui exalte l’électricité, thème cher aux futuristes, il
est possible que le tableau de Balla ait quelque rapport avec le “manifeste contre
le clair de lune”, car il s’agissait bien de remplacer le clair de lune par
l’électricité».
On ne pouvait pas trouver objet de substitution aussi antithétique à la vision
romanesque du clair de lune!
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Giovanni Bella. Lampe à l'arc, 1909. |
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Carlo Carrà. La musa metafísica, 1917. |
Si la Nouvelle
Objectivité marqua l’agonie de l’expressionnisme, c’est la Pittura metafisica qui émergea après la
guerre, avec Carlo Carrà et Giorgio de Chirico à Ferrare, qui sonna le glas du
futurisme. Réagissant aux sensations cultivées par les artistes futuristes, la
nouvelle peinture métaphysique italienne
désirait revenir à un réalisme figuratif par-delà lequel il fallait aller,
au-delà des sens et au-delà de l’apparence. Ce «mouvement de la peinture métaphysique a connu dans les années de
l’après-guerre un très grand succès […]
: le cadre en est donné par une sorte de composition architecturale,
scénographique, de caractère très traditionnel, qui évoque la peinture
italienne du Quatrocento, par exemple [les constructions perspectives des
peintures du XVe siècle étaient tout à fait dans cet esprit-là]; quelquefois
même l’évocation de l’architecture prend une tournure très nettement
archéologique et il y a un rappel précis, par exemple, d’édifices antiquisants;
et puis il y a dans ce cadre d’architecture des figures qui apparaissent sous
la forme de statues… ou même plus tard sous la forme de figures-robots, de ces
figures mécaniques qui semblent faites d’un assemblage de pièces; mais dans ces
tableaux, et c’est cela qui en donne l’esprit général, règnent le silence et
l’immobilité, c’est-à-dire des valeurs qui sont à l’opposé des valeurs
essentiellement futuristes. La position de la peinture métaphysique, qui
s’appelle ainsi parce qu’elle veut aller au-delà des apparences, au sens précis
et mythologique du terme “métaphysique”, au-delà de la nature, a été défendue
activement à ce moment-là par la revue “Valori plastici”, qui fut fondée en 1919, qui n’eut qu’une brève existence,
puisqu’elle disparut dès 1921, mais qui pendant ce court espace de temps a
occupé une place importante dans l’opinion italienne. Vous voyez que la
peinture métaphysique constitue bien un courant un peu hybride, un peu
complexe, bien qu’essentiellement tourné vers le passé».
Le balancier retournait d’où il venait. Après avoir exalté la puissance de
l’avenir avec le futurisme, le mouvement métaphysique en appelait à la
persistance du passé et Chirico, l’un de ses maîtres, sera bientôt annexé au
mouvement surréaliste français, tout comme le mouvement Dada en Allemagne.
Autant la ligne et l’espace se partageaient
l’espace figuratif du cubisme, autant l’œuvre futuriste laisse le mouvement
envahir l’espace figuratif. Au début du XXe siècle, l’automobile est une
invention encore trop récente pour symboliser pour tous la vitesse à l’assaut
du temps. On en reste encore aux locomotives, toujours de plus en plus
puissantes. Celles-ci porte en elles des symboles et des valeurs que ses
constructeurs mêmes ignorent. Symboles et valeurs contradictoires, qui
annoncent les terribles luttes sociales qui vont bientôt enflammer l’Occident,
voire le monde entier : «Symbole de
cette concentration de l’énergie, la locomotive, dont on retrouve le rythme
puissant dans les vers du poète, peut devenir aussi celui de la beauté moderne.
“Toute la difficulté que quelques-uns éprouvent encore à dégager la beauté des
choses modernes vient de ce que notre siècle est une époque de transition. Les
machines n’ont pas encore triomphé : à leurs côtés subsistent des travailleurs
manuels. Les petites villes sont encore innombrables où l’idylle peut se
réfugier et retrouver des coins de la beauté ancienne. Ce n’est que lorsque le
poète n’aura plus aucune possibilité de fuir vers un idéal hérité qu’il sera
obligé de se transformer” (S. Zweig). Cette célébration de l’énergie
révolutionnaire du nouveau monde industriel dans laquelle la voix du disciple
se confond avec celle du maître pourrait aussi bien évoquer le futurisme
préfasciste de Marinetti, que Zweig souhaitera rencontrer en 1907, que le
bolchevisme de Maïakovski ou l’unanimisme de Jules Romains. Mais d’autres
propos font basculer le nietzschéisme diffus qui baigne tout l’essai du côté le
plus redoutable de la pensée germanique. Le “sentiment de la vie”, “l’instinct
vital, sain, robuste, viril”, “l’instinct combatif de la vie’, “la vitalité insatiable propre à la race belge, race européenne”, qu’exprime et accroît
Verhaeren, trouvent leur aboutissement dans une foi nouvelle, un panthéisme
extatique conforme à la “conception germanique du monde”, par lequel le poète
répond au “sauvage appel des forces unanimes”».
Évoquer le nom du poète belge Verhaeren est de mise puisqu’il trouva la «mort à Rouen le 28 novembre 1916, renversé
par un de ces trains dont il avait célébré la belle puissance».
Un vaste questionnement qui va de la physique à l’ontologie en passant par la
technique et la musique embrase le début du siècle : qu’est-ce que le
mouvement? Et encore plus peut-être, qu’est-ce
que le mouvement une fois que l’homme en a pris le contrôle? Question qui
devient impérative au moment où les Occidentaux prennent conscience, précisément,
que le temps propulsé mécaniquement leur
échappe : «Comment donc
inventons-nous un chant, un profil, une courbe, un volume? Non pas par la
pensée méditant ou contemplant, mais par l’agitation de ce corps humain que la
moindre touche met tout en mouvement (…). Et le principe des arts serait que la
pensée n’invente point; que c’est le corps, c’est-à-dire l’action qui invente»,
se demande le philosophe Alain.
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Otto Dix, Lichtsignale (Signaux lumineux), 1917 |
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Gino Severini. Train blindé en action, 1915. |
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A. G. Ambrosini , Visage dù Duce, superposé à la Rome des Cesar, 1930. |
Le futurisme était-il devenu un art complètement
étranger en 1937 alors que l’Italie s’engageait dans sa conquête impériale de l’Afrique
et que Hitler accélèrait le processus de réarmement? La Grande Guerre a rendu
le Manifeste de 1909 illisible. Pourtant, il proclamait hautement l’effet
esthétique entraîné par la guerre. La guerre devait contribuer à faire naître
l’homme futur, à éventrer les musées et incendier les bibliothèques… «Dans leur Manifeste originel, les futuristes
mêlaient l’appel au réarmement et à l’expansion coloniale à l’opposition au
monumental en art, et ils défendaient tout ce qui était “violemment moderne”.
Ils furent les plus proches alliés de Mussolini dans ses efforts pour faire
entrer l’Italie dans la guerre, conflit qui, s’il contribua à transformer le
socialiste de gauche qu’était Mussolini en fasciste, ne modifia pas de façon
marquante les idéaux futuristes. Leur Manifeste de l’Impero italiano (L’Empire italien, 1923) rejetait l’histoire comme dépourvue de sens : “Nous sommes les
enfants de l’Isonzo, du Piave… et de quatre années de fascisme. Cela suffit!”
Ici la séparation entre technologie d’avant-garde d’une part, littérature et
art d’autre part, si évidente dans l’Allemagne nazie, ne se fit
|
Gérardp Dottori. Incendie de la cité, 1926. |
manifestement
pas».
Malgré les désaccords de Marinetti sur la vision fasciste de Hitler, manifeste
après manifeste, il ne cessait de répéter la même chose; avec Walter Benjamin,
«dans le manifeste de Marinetti sur la
guerre d’Éthiopie, nous lisons… : “Depuis vingt-sept ans, nous autres
futuristes, nous nous élevons contre l’idée que la guerre serait
antiesthétique. […] C’est pourquoi […] nous affirmons ceci : la guerre est belle
parce que, grâce aux masques à gaz, au terrifiant mégaphone, aux lance-flammes
et aux petits chars d’assaut, elle fonde la souveraineté de l’homme sur la
machine subjuguée. La guerre est belle, parce qu’elle réalise pour la première
fois le rêve d’un homme au corps métallique. La guerre est belle, parce qu’elle
enrichit au pré en fleurs des orchidées flamboyantes que sont les
mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu’elle rassemble, pour en faire une
symphonie, la fusillade, les canonnades, les suspensions de tir, les parfums et
les odeurs de décomposition. La guerre est belle, parce qu’elle crée de
nouvelles architectures, comme celle des grands chars, des escadres aériennes
aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés,
et bien d’autres encore […].
Écrivains et artistes futuristes, […]
rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de guerre, pour que
soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle
sculpture!”».
N’était-ce que des mots?
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Umberto Boccioni. La charge des lanciers, 1915. |
Assurément non. Les futuristes s’engageront dans
la Grande Guerre, comme les peintres expressionnistes du côté allemand. Mais le
message adressé aux Italiens par les futuristes sonne différemment. Il s’agit
toujours d’inventer les Italiens, le
problème le plus difficile à résoudre depuis l’unification. Comme il a été dit
déjà, le futurisme est une réponse au Risorgimento : «Les futuristes, affirmait… Boccioni, voulaient donner à l’Italie “une
conscience qui la pousse toujours plus au travail acharné, à une conquête
féroce. Que les Italiens aient finalement la joie grisante de se sentir seuls,
armés, extrêmement modernes, en lutte avec tous, non pas les lointains
héritiers assoupis d’une grandeur qui n’est plus la nôtre […]. Il faut prendre parti, enflammer les passions,
exaspérer la foi dans notre grandeur future que tout Italien digne de ce nom
sent au fond de lui, mais qu’il désire avec trop de nonchalance! Il faut du
sang, il faut des morts… Il faudrait pendre ou fusiller quiconque dévie de
l’idée d’une grande Italie futuriste”».
Au moment où le gouvernement italien hésitait à rompre avec la Triple Entente
conclue avec les deux États germaniques et à rallier le camp de l’Entente
cordiale, les futuristes presaient la population; leurs œuvres incitèrent à la
mobilisation : «Voici la Charge des lanciers, qui est une des œuvres de
guerre de Boccioni, où il ne faut pas seulement voir une représentation
spectaculaire, en somme, d’une charge de cavalerie, mais quelque chose qui va
beaucoup plus loin, qui veut exprimer l’essence même de cette réalité mouvante
qu’est un escadron de lanciers chargeant. Voici le tableau qui s’appelle les
Forces d’une rue; là aussi, ce que
Boccioni veut exprimer, ce n’est pas le spectacle de l’agitation urbaine, mais
quelque chose qui est beaucoup plus profond, l’essence même de tout ce qui est
et qui bouge dans la ville moderne; il y a la lumière qui… joue un rôle
extrêmement important ici et vient s’imbriquer avec d’autres éléments, qui,
eux, évoquent les autres aspects mobiles, mouvementés, les autres lignes de
force d’une rue; c’est la réalité vue de l’intérieur qui est suggérée ici;
c’est évidemment différent à la fois de l’expressionnisme tel qu’on le pratique
en Allemagne, et différent de ce que peut être un paysage cubiste tel qu’on le
conçoit à Paris».
Lorsque enfin la guerre fut déclarée à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne, les
artistes futuristes se présentèrent au combat : «Bellicistes en 1915, les chefs de la tendance s’engagent en 1915-1916.
Deux d’entre eux (Boccioni et Sant’Elia) seront tués en 1916, pourtant ils ont
des liens avec le dadaïsme pacifiste. Toutefois le mouvement perdure et il
estime que Mussolini peut réaliser leur vision moderniste, énergétique,
violente. Les futuristes rejoignent alors le fascisme, car ils rejettent “les
professeurs ignorants”, les archéologues nécrophiles”. Ils refusent le culte du
passé au nom de la modernité, avec des exagérations invraisemblables,
extravagantes, tel ce manifeste Contre Venise passéiste».
Avec Boccioni ne disparaît pas seulement un artiste génial, mais aussi un
fervent théoricien du futurisme. Ces deux morts vont frapper d’aplomb autant
que celle de Marc et de Trakl pour les expressionnistes : «La guerre, pour commencer par elle, a des
conséquences directes et immédiates sur l’activité des futuristes : elle
ralentit, bien sûr, cette activité. Plusieurs membres du groupe futuriste vont
aux armées dès l’entrée de l’Italie dans la guerre, et naturellement, à ce
moment-là, ils ne peuvent plus peindre qu’occasionnellement, lorsqu’ils ont
quelque loisir pour le faire. Pour ceux qui ne partent pas faire la guerre,
l’existence même de cette guerre, des hostilités, crée évidemment des
conditions qui ne sont pas très propices à l’activité artistique. Par
conséquent la guerre par elle-même, par le seul fait de son existence, arrête,
ou tout au moins ralentit, freine l’élan créateur du futurisme. Elle a d’autre
part pour le mouvement futuriste des conséquences plus graves encore, puisqu’en
1916 meurt à la guerre, Boccioni, ainsi que l’architecte Sant’Elia,
c’est-à-dire les deux hommes qui avaient peut-être la personnalité la plus
géniale dans le mouvement futuriste. Ce sont en tout cas les deux personnalités
les plus marquantes du futurisme, et, pour la peinture en particulier, la
disparition tragique, brutale, de Boccioni est un événement grave, car Boccioni
incarnait, avec sa grande lucidité et aussi avec une très grande spontanéité de
tempérament - donc à la fois sur le plan des idées et sur le plan de la
création picturale - très profondément la peinture futuriste. D’ailleurs, la
mort de Boccioni…, déjà, pose une question : au moment où il est mort, il était
sur la voie d’une évolution qui se faisait chez lui sous l’empire d’une
influence de Cézanne et l’entraînait dans une direction qui n’était plus tout à
fait la direction futuriste. On ne peut pas savoir, bien sûr, ce qu’il aurait
fait par la suite s’il avait vécu, s’il aurait continué sur la voie du
futurisme ou s’il estimait, en 1916, qu’il avait maîtrisé les possibilités que
lui offrait l’esthétique du futurisme. C’est là une énigme qu’il sera toujours
impossible de résoudre, et qui nous conduit à penser que peut-être au fond la
mort de Boccioni n’a pas beaucoup changé, pour le futurisme en général et pour
le rôle qu’il jouait dans le futurisme, l’essentiel des choses».
Un timide expressionnisme se manifestera de même en Italie avec «les tableaux peints par Sironi au cours des
années 1920, notamment ses “paysages urbains”, reviennent volontiers aux thèmes
lugubres, à l’excessive mélancolie et aux couleurs sombres si fréquentes dans
l’expressionnisme…».
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Umberto Boccioni. Homme en mouvement, 1913. |
«Le texte
de ce manifeste fut publié en français [dans “Le Figaro”, 20 février 1909]; il était assez long et comportait trois
parties. Il y avait d’abord un préambule d’un caractère un peu fantaisiste, où
Marinetti parlait d’une course en auto, course un peu fantastique; symbolique
d’ailleurs dans sa signification, course menée dangereusement, marquée par un
accident dont l’auteur réchappait. C’était là l’entrée en matière vers
l’affirmation des idées qui constituaient le corps principal du manifeste, la
seconde partie, le manifeste proprement dit, où Marinetti développait ses vues
en onze points qui voulaient être la définition des aspirations de la poésie à
l’époque moderne.
Voici résumés ces onze points de la doctrine
futuriste. La poésie doit chanter l’amour du danger; elle doit magnifier
l’audace et la révolte; elle doit exalter le mouvement, le mouvement agressif;
elle doit chanter la beauté de la vitesse, et sur ce point Marinetti précisait
sa pensée en disant qu’une auto de course était plus belle que la Victoire de
Samothrace; la poésie doit lancer des hymnes à l’homme qui tient un volant;
elle doit “augmenter la ferveur des éléments primordiaux”; elle doit être
elle-même agressive; elle doit défoncer les portes de l’impossible; elle doit
glorifier la guerre, qui est l’hygiène du monde; elle doit détruire les musées,
les bibliothèques, les académies; elle doit chanter les foules, les
révolutions, les arsenaux, les gares, les ateliers, les ponts, les bateaux, les
locomotives et les aéroplanes… Voilà résumé tout l’idéal poétique de Marinetti.
Enfin venait la conclusion qui célébrait “ce
manifeste par lequel nous fondons aujourd’hui le futurisme, parce que nous
voulons libérer ce pays de sa puante gangrène de professeurs, d’archéologues,
de guides et d’antiquaires…”. Les musées sont des cimetières, poursuivait
Marinetti; on peut à la rigueur y aller une fois par an, comme on va au Campo
Santo le Jour des Morts, on peut à la rigueur déposer une fois par an des
fleurs devant la Joconde, mais il faut bien se garder d’y aller tous les jours.
Il faut brûler les bibliothèques, il faut inonder les musées, démolir les
vieilles cités, et Marinetti terminait par son nom et le nom de ses amis, en
disant que parmi eux les plus vieux avaient trente ans, qu’ils avaient donc dix
ans devant eux pour faire leur œuvre et qu’ensuite de plus jeunes les
rejetteraient».
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Destruction après bombardement de la bibliothèque universitaire de Louvain, 1914. |
Malgré sa logique inhérente, ce texte relevait
du pur délire. Moins pire fut le Manifeste des Peintres Futuristes publié le 11
mai 1909 et proclamé publiquement le 3 mars 1910. Il «commence
par une déclaration selon laquelle un besoin croissant de vérité ne peut plus
aujourd’hui être satisfait par la forme et la couleur telles qu’elles ont été
conçues dans le passé : toutes choses ne cessent de se déplacer, de changer
rapidement; c’est ce dynamisme universel que l’artiste doit s’efforcer de
représenter. L’espace n’existe plus, si ce n’est sous forme d’une atmosphère à
l’intérieur de laquelle des corps se meuvent et se pénètrent mutuellement. La
couleur elle aussi est iridescente, scintillante; les ombres sont lumineuses,
elles clignotent. Et c’est ce qui poussait les cinq peintres à déclarer :
“1. Que toutes les formes
d’imitation doivent être méprisées et toutes les formes d’originalité
glorifiées.
2. Que nous devons nous
insurger contre la tyrannie des termes d’harmonie et de bon goût. Il serait
facile à l’aide de ces termes qui sont trop élastiques de démolir les œuvres de
Rembrandt, de Goya et de Rodin.
3. Que toute critique d’art
est ou nuisible ou inutile.
4. Qu’il faut se
débarrasser totalement du sujet, vieilli et usé, afin de pouvoir exprimer le
tourbillon de la vie moderne - une vie d’acier, de fièvre, d’orgueil et de
vitesse folle.
5. Que le terme de “fous”,
mot accusateur dont on s’est servi pour étouffer les innovateurs, doit être
tenu pour un titre noble et honorable.
6.Que le complémentarisme
est en peinture une nécessité absolue, tout comme le vers libre en poésie et la
polyphonie en musique.
7. Que le dynamisme
universel doit, en peinture, être rendu comme une sensation dynamique.
8. Que sincérité et
virginité, plus que toute autre qualité, sont nécessaires à l’interprétation de
la nature.
9. Que mouvement et lumière
détruisent la matérialité des corps”».
Giovanni Lista, pour sa part, porte aux nues, le
premier Manifeste des futuristes : «les
quelques “manifestes” ou traités théoriques qui ont précédé le Manifeste de
fondation du futurisme sont tous
caractérisés par un ton circonstanciel et une portée épisodique, alors que le
texte de Marinetti est un chef-d’œuvre où la dynamique et l’immédiateté du
geste se déploient à travers les trois figures de style scandant les trois
parties du discours et lui donnant l’ample souffle d’une respiration organique.
Le manifeste s’ouvre par un prologue au style scintillant et épique, qui
rappelle l’impérieuse solennité du Zarathoustra nietzschéen, la fatale
progression des grandes décisions et la survenue d’un événement voulu par le
destin. Le noyau central du texte, le programme en onze points, soit le Décalogue
biblique nanti d’un onzième Commandement afin d’atteindre le chiffre
porte-bonheur de Marinetti, se décline sur le ton péremptoire propre aux
slogans politiques insurrectionnels et aux mots d’ordre des révolutions dans
l’air du temps. Ce programme en onze points impérativement formulés préfigure
l’agitation culturelle futuriste. Le texte s’achève par une brillante
conclusion auto-ironique où l’on décèle un écho de la comédie héroïque et tout
particulièrement une réminiscence de la tirade finale du Cyrano de Bergerac
d’Edmond Rostand. Le manifeste se
développe ainsi dans une sorte de fluidité organique où la poussée initiale se
renverse dans le reflux final suivant la dynamique et la puissance d’une vague
qui enfle à son départ, court à son sommet et s’abat enfin sur le rivage».
Ce qui fit scandale à la publication du Manifeste fut autant le ton que le
contenu de ce qu’il affirmait : «Ce
manifeste, dont les termes insolents et provocateurs étaient malignement
choisis pour indigner les tenants de la tradition, était une offensive brutale
contre le passé; Marinetti réclamait la destruction des bibliothèques et des
musées, qu’il comparait à des cimetières, et faisait table rase des valeurs
classiques et romantiques tout ensemble. Il exaltait le culte du mouvement et
de la force jusqu’à entreprendre l’éloge de la violence. Son programme poétique
consistait à exprimer sans restriction la vie moderne, en sacrifiant les
réalités d’hier aux possibilités de demain. Il entendait préparer le triomphe
de l’homme futur, qu’il présentait comme un conquérant énergique, actif,
antisentimental, lançant “le défi aux étoiles”. […] Il correspondait assez bien à l’esprit de l’époque où la naissance de
l’aviation, l’organisation des premières courses automobiles et cyclistes, l’invention
de la télégraphie sans fil, les progrès des grands paquebots et des trains,
donnaient aux jeunes gens l’illusion d’être à l’aube d’une supercivilisation,
caractérisée par la rapidité et la puissance de ses moyens. On sentait le
besoin d’une esthétique adaptée à ces nouveautés enivrantes».
Contrairement au renfermement de l’Art
pour l’Art, le futurisme désirait entrer de plain pied dans la
participation de l’art à la vie sociale et historique : «Le créateur doit prendre ses responsabilités
en participant directement à la marche en avant du progrès».
Progressiste et libéral, le Manifeste futuriste entendait réconcilier le monde
avec les artistes; il se voulut, à son tour, un réalisme qui ne rendait plus de culte à l’aura des chefs-d’œuvre
célébrés par les critiques et les musées.
|
Carlo Carrà. Station à Milan, 1909. |
Du coup, il s’en prit également à la mouvance
symboliste et au socialisme chrétien de William Morris qui promouvait la
supériorité morale et esthétique du produit artisanal, prétendant qu’un objet
anonyme, fabriqué en série, aux formes amplement utilitaires et à usage
quotidien, méritait l’attention esthétique : «Marinetti n’est pas un artiste plasticien, c’est un poète mais aussi un
théoricien des nouvelles formes d’art à l’époque de la modernité. Il déclare
que l’objet moderne, réalité vivante et concrète aux formes fonctionnelles
exprime un nouveau paramètre universel du beau, dépassant et annulant la valeur
de référence qui était auparavant attribuée à un chef-d’œuvre de la sculpture
hellénistique. Pour Marinetti, il ne s’agit pas seulement de renverser l’ordre
des valeurs consacrées mais de proposer un dépassement de toute vision
idéalisée de l’art afin que celui-ci puisse rejoindre la réalité physique de la
vie».
Il y a là un étrange parallèle qu’on pourrait faire avec le Modern Style. Malgré sa prétention à
l’universalité, le manifeste s’adressait essentiellement aux Italiens, et les
autres manifestes subséquents le diront clairement : «Dans [le] manifeste de 1911,
Marinetti prône une grandeur italienne qui effacerait le souvenir de la
grandeur romaine; vous voyez comment tout se tient assez logiquement dans sa
pensée : c’est toujours cette même condamnation des souvenirs d’autrefois qui
brisent l’élan actuel. En avril 1909, c’est encore un manifeste de Marinetti
qui a comme titre “Tuons le clair de lune”. Le 27 avril de l’année suivante, il
reprend les idées de son manifeste sur le clair de lune dans un manifeste
contre Venise; celui-là est précisément signé de lui et de trois autres
peintres qui vont être trois des peintres importants du futurisme, Boccioni,
Carrà et Russolo; c’est donc le moment où les peintres entrent en scène dans le
mouvement futuriste; dans ce manifeste contre Venise, Marinetti prône la
naissance d’une Venise industrielle et militaire qui naîtra après qu’on aura
comblé les canaux avec les décombres des palais et qu’on aura libéré Venise de
son clair de lune par la divine électricité».
La teneur révolutionnaire des manifestes futuristes résidait donc dans cette
volonté de renversement. La Victoire de
Samothrace, la Joconde, Venise
qui s’enfonce dans sa morbidezza, autant
d’icônes qu’il fallait mettre à bas pour qu’on reconnaissance enfin la
suprématie esthétique de l’auto de course, de la chaîne de bicycle et de la
lampe à arc électrique.
«Marinetti
veut que l’on comprenne la réalité du monde qui est en train de naître et la
nature profonde du changement déterminé par les machines. Il a conscience du
fait que, pour l’art, l’unique façon de survivre à l’ordre antique est
d’épouser les valeurs de la civilisation industrielle. La naissance d’une
esthétique de la vitesse et des formes rigoureuses des outils mécaniques
constitue la partie la plus immédiate de son programme. Introduire le dynamisme
ou le cinétisme dans l’œuvre d’art et faire en sorte que cette dernière
corresponde au monde de la technologie ne sera pas, toutefois, un choix
suffisant, si on persiste à respecter les modes traditionnels de la production
artistique et la mythologie muséale qui est à la base de la création.
L’adhésion idéologique au mythe du progrès se traduit, pour le futuriste par la
volonté de promouvoir une pleine visibilité du caractère expérimental de la
civilisation moderne, ce qui signifie mettre en lumière la nouveauté de
l’expérience, en tant que valeur, contre les conventions acquises et les
modèles institutionnels. Tout est à repenser à partir de zéro. Le principe
unificateur de l’art futuriste est réductible à une exigence de démontage
radical qu’il faut appliquer à chaque praxis opérationnelle et à chaque
interprétation esthétique du monde. Le rejet de toute déférence craintive face
à un système esthétique sclérosé, ainsi que stérilement accroché aux valeurs
éthiques du passé, devient la mesure de la distance que le langage de l’art, à
l’instar du monde moderne, prend vis-à-vis de la tradition. Cette dernière
n’adhère plus aux exigences expressives contingentes. La nouvelle loi de l’art
sera l’antitradition».
Se libérer du passé est plus facile à dire qu’à faire et le futurisme échouera
à naître d’une tabula rasa esthétique.
L’art en série, l’art industrialisé sera plus souvent une sorte de kitsch de très mauvais aloi qui ne
représentait rien de ce qu’attendaient Marinetti et Boccioni : «Formulée de façon impérative, cette idée clé
de la césure avec le passé permet de conférer une pleine visibilité aux
nouveautés du progrès technologique et industriel. En abolissant le mythe des
gloires italiennes antiques, le futurisme amène l’artiste à ouvrir les yeux sur
le monde en devenir. Il le conduit à découvrir la réalité sensible du progrès,
les nouvelles dimensions de la vie transformée par l’industrialisation, les
signes et les nouvelles valeurs qui composent l’âme moderne. Par ce geste
fondamental, Marinetti rend la modernité réellement présente et lui donne son
rôle de préfiguration du futur».
La palingénésie ne peut être totale que si le nouvel homme se dépouille de tout
ce que lui a légué le vieil homme.
|
Giacomo Ballà. Dynamisme d'un chien en laisse, 1912. |
Ces manifestes auraient pu être signés par des
peintres réalistes, impressionnistes, avant-gardistes de tous poils et même
expressionnistes, mais jamais ils n’auraient sombré dans l’excès exigé (du
moins mentalement) par Marinetti, et les peintres qui avaient signé le
manifeste Contre Venise signèrent,
comme on l’a vu, «le 11 Avril 1910, un
manifeste technique qui serre encore de plus près le problème des arts
plastiques, manifeste technique où ils essaient en somme de tirer les
conclusions de leur manifeste précédent en ce qui concerne la manière de
peindre. Ils y disent qu’on ne peut plus s’accommoder de la forme et de la couleur
traditionnelles, que dès l’instant où l’on veut être de son temps, où l’on veut
représenter, exalter la vie d’aujourd’hui, on ne peut plus, évidemment, peindre
comme les Anciens. La peinture doit désormais “rendre la sensation dynamique” -
voilà le terme important de ce manifeste-là - parce que tout remue dans la
réalité, tout est mouvement; c’est le mouvement qui leur apparaît comme la
caractéristique essentielle de la vie moderne. D’autre part, la peinture doit
tenir compte de tous les changements qui sont survenus dans la civilisation
contemporaine, changements qui entraînent nécessairement une modification de la
vision et des conceptions des peintres. On ne peut plus dire aujourd’hui que
les formes sont opaques, puisque nous avons les rayons X qui permettent de
pénétrer à travers les apparences. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’homme
vêtu qui est poétique et qui est symbolique de la vie contemporaine, ce n’est
plus l’homme nu comme pour les gens d’autrefois. Lorsque le peintre
d’aujourd’hui fait un portrait, il n’est plus question pour lui de s’attacher à
la ressemblance précise, c’est l’atmosphère qui compte, beaucoup plus que la
ressemblance. Quand à la peinture des visages, l’on a pu penser auparavant
qu’un visage est rose, mais dans notre monde où l’on vit la nuit dans des
éclairages soumis à toutes les couleurs excepté la couleur rose, l’on ne peut
plus penser qu’un visage est rose à la lumière. La lumière, enfin, règne en
maîtresse; l’électricité est un des phénomènes qui ont le plus frappé ces
peintres; la lumière règne en maîtresse et le peintre doit en tenir compte».
Pour les artistes, tout ce que Marinetti prophétisait était une évidence déjà
dominante dans l’ensemble de l’Europe. Mais Marinetti, ne cesse-t-on de
rappeler, était un poète. En entrant dans la mythomanie de la palingénésie, il
projetait ses lecteurs dans l’irréalisme le plus total : «En définitive, la signification profonde du
futurisme va bien au-delà d’une pensée utopique qui exalte la machine et le
progrès technologique. Dans un passage du manuscrit du Manifeste de
fondation du futurisme, supprimé dans la
version imprimée, Marinetti définissait le futurisme en tant que projection en
avant, en tant que dimension existentielle de l’artiste : “Tant qu’un
artiste travaille à son œuvre, rien n’empêche qu’elle dépasse le Rêve. Dès
qu’elle est achevée, il faut la cacher ou la détruire, ou mieux, encore la
jeter en pâture à la foule brutale pour qu’elle la magnifie en la tuant de son
mépris, intensifiant ainsi son absurde inutilité. Nous condamnons donc l’art en
tant que réalisation, nous ne le concevons que dans son mouvement, à l’état
d’effort et d’ébauche. L’art est simplement une possibilité de conquête
absolue. Pour l’artiste, accomplir c’est mourir”. Le futurisme préconisera ainsi
une esthétique de l’éphémère et inventera la performance, privilégiant en outre
le manifeste qui incarne le moment dionysiaque de l’art, exprime le projet et
la volonté de l’artiste, concrétise sa pulsion créatrice à l’état pur avant
qu’elle n’ait à se confronter avec le réel, à passer sous les fourches caudines
de la matière, de son opacité et de son déterminisme physique».
En abolissant le «produit», Marinetti déplaçait la valeur artistique, l’œuvre,
dans sa production, son processus de création. Il était difficile de plonger
plus loin dans l’aliénation ontologique de l’artiste à ne produire que pour la
satisfaction du moment présent, à la vanité de son narcissisme et à la mort de
l’art pour les masses réduites à consommer les colifichets de la production kitsch.
|
Pippo Rizzo. Treno Notturno in Corsa, 1926. |
Les manifestes et la rhétorique futuriste avaient
beau en appeler à la vie, au mouvement, au dépassement de la durée, on découvrait,
non sans stupeur, la dose malsaine qui grevait son Imaginaire. Ce n’est pas
dans la promotion de la vitesse ou la palingénésie que résidait ce qu’il y a de
nocif dans le futurisme. «Le
retentissement mondial que connaît son manifeste est surtout provoqué par le
rejet du passé, formulé avec la plus grande violence, et par le fait qu’un tel
propos puisse venir d’Italie, le pays que la culture internationale a classé et sacralisé, depuis deux siècles au moins, comme le dépositaire des gloires
artistiques de la tradition gréco-latine et de la culture occidentale. Déclarer
depuis l’Italie qu’il fallait abolir le passé et brûler les musées équivalait à
un acte de folie, tel a été du moins le propos le plus répandu dans les
commentaires suscités par le manifeste. Pourtant dans le manifeste affleurent
déjà, du moins partiellement, au milieu du rejet des valeurs canoniques de la
tradition, les plus profondes convictions de Marinetti qui s’affirmeront
fortement, nourrissant et exaspérant ses contradictions, au cours des
années : le social-darwinisme, l’évolutionnisme des nations de Herbert Spencer, la force de la pensée mythique dans la société moderne de Georges Sorel, la célébration de la violence en tant qu’énergie créatrice de Nietzsche,
l’inéluctabilité et la nécessité de la guerre selon Joseph de Maistre, enfin le
romantisme politique hérité du Risorgimento, ce long processus qui a conduit à
l’unification de l’Italie».
A-t-on raison de douter de la santé mentale de Marinetti? La suite du Manifeste
fondateur ne cesse de surenchérir dans les déclarations outrancières :
«Le
scandale provoqué par le manifeste est dû à sa violence iconoclaste dirigée
contre les chefs-d’œuvre du musée, la culture poussiéreuse issue des
bibliothèques et tout ce qui rend l’homme insensible aux forces de la vie. Le
manifeste est autant un texte théorique sur l’art qu’un appel à la
révolte : “Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques! Détournez
les cours des canaux pour inonder les caveaux des musées!”. Marinetti
veut mettre fin à toute conception narcissique, contemplative, initiatique et
saturnienne de l’art. Il rappelle que l’art est un but immanent à la vie
elle-même et proclame que, face au monde moderne, la création artistique ne
peut qu’être action et instrument de progrès.
Marinetti résume par des formules qui font
mouche à la fois la perte des repères immuables de l’expérience humaine et le
nouveau sentiment vital résultant du progrès des sciences et de la
technologie : “Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons dans
l’absolu, puisque nous avons déjà cette éternelle vitesse omniprésente.
Conquérir la vitesse veut dire en finir avec le temps et l’espace, c’est-à-dire
se libérer des catégories a priori qui, selon Kant, déterminent et limitent la
sensibilité humaine. Ainsi un autre monde naît et prend forme avec l’homme
contemporain. Le message de Marinetti s’organise au sein d’une prise de
conscience plus générale qui transcende le domaine de la littérature et de
l’art. L’avènement d’une civilisation technologique ne peut être pensé qu’en
fonction d’une profonde mutation anthropologique, culturelle et sociale. La
machine modèle d’une réalité inédite, incarne la promesse d’un futur qui brise
toute tradition. Pour Marinetti, le progrès scientifique et la révolution
industrielle n’ont pas tué l’art, ils ont seulement fait naître de nouveaux prototypes de la beauté».
|
Gerardo Dottori. Cycliste, 1913. |
Dans l’ensemble des anathèmes lancées par
Marinetti dans son Manifeste, il y a celle qui concerne la femme : «Nous voulons glorifier la guerre – seule
hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des
anarchistes, les belles idées pour lesquelles on meurt et le mépris de la femme».
On a bien sûr précisé qu’il s’agissait là du refus de son image romantique ou
décadente : «Assez des histoires
d’adultère, du bel amour latin, de l’obsession de la femme idéale… Il faut
arrêter le sentimentalisme aussi rance qu’exténuant, voilà ce que j’ai voulu
dire!». Lorsqu’un poète s’égare dans ses mots et se sent obligé de
rectifier, c’est qu’il y a problème quelque part. Quoi qu’il en soit, s’il n’a
pas été compris de ses contemporains, une femme, elle, l’a compris, son amie
Valentine de Saint-Point (1875-1953) : «Une seule femme releva le défi du misogyne Marinetti, Valentine de
Saint-Point, une admiratrice de Lamartine, et membre elle-même du groupe
futuriste. Elle avait déjà publié des romans dans lesquels elle dénonçait le
mythe de la femme faible, et exaltait le geste des femmes qui avaient réussi à
se libérer du conditionnement social (Trilogie de l’amour et de la mort); sa poésie dénote aussi un ardent désir
d’indépendance et une volonté de se démarquer du reste des femmes; n’écrit-elle
pas dans Poèmes d’orgueil (1908) :
Femmes-enfants, en proie aux attendrissements,
Qui sans sensation ne goûtez pas la vie,
Qui jouez avec tout sans en avoir envie,
Je n’écris pas pour vous, pour vos amusements?
En
mars 1912, Valentine de Saint-Point publie à Milan son Manifeste de la femme futuriste, en réponse à celui de Marinetti. Ce texte
de quatre pages est étonnant d’ambiguïté. Après s’être efforcée de montrer que
la différence entre les deux sexes n’a pas de fondement biologique, Valentine
de Saint-Point, revient en arrière, en attribuant aux hommes et aux femmes des
fonctions différentes selon leur “nature”. L’auteur fonde son argumentation sur
l’idée d’androgynat : “il est absurde de diviser l’humanité en femmes et en
hommes. Elle n’est composée que de féminité et de masculinité. Tout surhomme
(…) n’est l’expression prodigieuse d’une race et d’une époque, que parce qu’il
est composé à la fois d’éléments féminins, de féminité et de masculinité,
c’est-à-dire qu’il est un être bien complet”. La virilité, estime Valentine de
Saint-Point, manque aussi bien aux hommes qu’aux femmes du temps. Elle évoque
avec nostalgie les époques où les “Erynnies, les Amazones, les Sémiramis, les
Jeanne d’Arc, les Jeanne Hachette, les Judith et les Charlotte Corday, les
Cléopâtre et les Messaline” faisaient l’histoire avec vigueur et sans faillir à
leur devoir de femme. Lorsque l’auteur examine le cas de Catherine Sforza, elle
revient à une approche traditionnelle de la femme, définie à nouveau “en termes
de fatalité et de nature, d’instinct et de déterminisme biologique. Elle
réintègre la place de l’autre, la fonction de second sexe qui ne prend sens que
par rapport au premier (…) Elle redevient la femme génitrice de héros ou la
femme-trophée, le repos du guerrier. Il va sans dire que Valentine de
Saint-Point condamne toute espèce de féminisme (…) Il ne faut donner à la femme
aucun des droits réclamés par les féministes. Les lui accorder n’amènerait
aucun des désordres souhaités par les futuristes, mais au contraire un excès
d’ordre”. Il y a du nietzschéisme dans la “philosophie” de Valentine de
Saint-Point; on serait même tenté d’y voir déjà une annonce de l’idéologie
fasciste si justement le refus de l’ordre social n’était inscrit dans les
tables du futurisme. Rien n’est très clair dans cette analyse qui se veut
révolutionnaire, qui prétend libérer la femme, mais ne lui propose, au fond,
rien d’autre, qu’une acceptation de l’image d’elle-même que les mythes masculins ont sans cesse véhiculée».
Ce manifeste venait à point nommé pour tirer Marinetti d’un débat houleux à
l’époque où les Suffragettes menaient la guerre pour le droit de vote et que
commençait l’organisation de syndicats dans les milieux de travail féminin.
|
Ivo Pannagi. L'enlèvement d'Europe, 1960. |
Un autre aspect totalement innovateur pour le
monde de l’art, c’est à quel point les manifestes futuristes furent suivis
d’une véritable pédagogie mise en
œuvre par les principaux animateurs du mouvement. Comme de véritables militants
politiques, les futuristes entreprirent une campagne de conviction utilisant
tous les moyens disponibles que la fortune héritée de Marinetti lui permettait
de financer : «Ils allaient de ville
en ville, utilisant les théâtres pour leurs séances comprenant des conférences,
des lectures de poèmes, des dialogues entre instruments de musique, des
présentations de tableaux sur scène. Si des spectateurs sifflaient ou
protestaient, ils descendaient dans la salle pour les gifler ou les battre à
coups de canne. En effet, les futuristes voulaient prouver que les artistes
n’étaient pas des rêveurs, mais des sportifs capables de se servir de leurs
poings pour mater les “passéistes”. Il y eut ainsi des pugilats épiques, à
Venise, à Rome, à Turin et ailleurs, nécessitant l’intervention des
carabiniers; les écrits de Marinetti en font orgueilleusement le bilan».
Ces soirées fonctionnaient comme une véritable entreprise de propagande dont
s’inspireront plus tard les idéologues du fascisme, mais pour le moment, ce n’étaient
que des «soirées que les futuristes
organisent dans diverses villes, au théâtre en général, soirées au cours
desquelles on lit des poèmes, des poèmes futuristes bien sûr, et on prononce
des discours qui font connaître les idées des futuristes. C’est ainsi que le
premier manifeste de Marinetti, après avoir été publié dans “Le Figaro”, fut
déclamé par lui au théâtre de Turin au cours de la représentation d’un drame
qu’il avait composé. Le 12 Janvier 1910 a lieu à Trieste - qui n’était pas en
Italie à cette époque… - une soirée où on lit le manifeste, où Marinetti
prononce un discours et où l’on récite des vers. Le 15 Février suivant, c’est
une soirée à Milan, où la lecture d’un poème qui était d’orientation
irrédentiste provoque une manifestation et crée un incident diplomatique avec
les Allemands et les Autrichiens. Le 30 Juillet, c’est une conférence à Milan.
Le 1er Août 1910 toujours, c’est, au théâtre de Venise, une mémorable soirée où
Marinetti improvise, avec son abondance et sa facilité coutumière, un discours
où il reprend les thèmes de son manifeste contre Venise passéiste;
naturellement, ce discours provoque une grande bagarre, à laquelle participent
activement, avec leurs poings à l’occasion, les peintres futuristes qui sont
présents. Le 25 Mars 1911, c’est une soirée à Ferrare, et le lendemain la
police interdit à Parme une réunion qui devait s’y tenir; des incidents,
d’ailleurs, se produisent malgré cela. La série des soirées continue néanmoins…».
La violence cessait d’être un thème hermétique pour devenir une agitation qui
commença à dégénérer parfois dangereusement : «Il y a encore d’autres genres de manifestations, de nouvelles soirées,
de nouvelles séances de déclamation poétique et de conférences qui se font
souvent à l’occasion de ces expositions…, et ces manifestations continuent à être
très agitées. Les plus notables
|
Umberto Boccioni. Émeutes sous les arcades. |
soirées sont les suivantes : il y en a eu
d’abord plusieurs à Rome, en Février et en Mars 1913, dont la dernière fut
tellement mouvementée qu’elle nécessita l’intervention des carabiniers. En
Décembre 1913, à Florence, de nouveau une violente bagarre éclate, qui semble
bien avoir été maniée d’avance, d’ailleurs, par les ennemis des futuristes,
mais qui en tout cas entraîne là aussi l’intervention de la gendarmerie. À
Bologne, c’est en Janvier 1914 que se produisent des incidents qui cette fois
ont lieu à l’Université, parce qu’un professeur avait pris fait et cause contre
les futuristes. En Avril de la même année 1914, à Milan, se donne un concert
futuriste qui déchaîne une violente bataille et entraîne, là encore, l’appel à
la maréchaussée. En Mai, ce sont des séances à Naples. Enfin, en Janvier 1915,
une manifestation plus modeste est la conférence de Marinetti qui se fait à
Faenza, et qui est bien accueillie, c’est assez intéressant de noter le fait.
Ces manifestations nouvelles nous montrent que la propagande des futuristes
s’étend vers le sud, puisqu’il y a eu une manifestation à Naples alors que
jusqu’à présent le sud n’avait pas été touché, et qu’il y a aussi une extension
vers les petites villes comme Faenza. Le dernier genre de manifestations, ce
sont celles de caractère politique, car nous sommes à un moment où la
Grande-Guerre vient de commencer, et où les futuristes prennent délibérément
parti en faveur de l’intervention de l’Italie dans la guerre. […] Dès Septembre 1914, à Milan, se produisent
les premières manifestations, et elles deviennent ensuite de plus en plus
fréquentes à Rome et dans les diverses villes italiennes».
|
Enrico Prampolini |
À ces soirées, les artistes ajoutent leur propagande par le fait, c’est-à-dire
leurs créations artistiques selon les critères énoncés dans le Manifeste des
artistes. «Le plus actif fut Umberto
Boccioni, théoricien et créateur, à qui l’on doit les notions concernant “le
style du mouvement” dans les arts. Après avoir été initié par Balla à la science
picturale, Boccioni devint le plus ardent propagateur du dynamisme en peinture.
Il fut l’auteur de la conception des “lignes-forces”, qui l’amenait à dessiner
dans ses compositions “des faisceaux de lignes correspondant à toutes les
forces en conflit”. À partir de Dynamisme d’un cycliste, où il rendit par un
groupement de lignes-forces et un contraste de couleurs le passage d’un
cycliste pédalant à toute vitesse, faisant corps avec sa machine, il peignit
maintes études ayant pour thème le mouvement, isolé ou unanime, celui d’un
cavalier et de son cheval, ou, celui d’un détachement de lanciers chargeant
l’ennemi. Boccioni indiqua également comment devait se concevoir la sculpture
futuriste, en lui donnant pour mission d’intégrer l’espace dans un corps, et non
pas de placer un corps dans l’espace. “Ouvrons la figure comme une fenêtre et
enfermons en elle le milieu où elle vit” disait-il. Lorsque Boccioni mourut en
1916, des suites d’une chute de cheval, le futurisme perdit son meilleur
démonstrateur».
La guerre tua cette envolée de propagande, mais elle reprit vingt ans plus
tard, au moment où le fascisme avait besoin de relancer sa propagande. Comme le
rappelle Malvano-Bechelloni : «On
peut comprendre comment un langage, lié à d’autres options formelles, tel que
le futurisme, n’était pas favorisé par la demande d’une pédagogie visuelle
basée sur la clarté et l’évidence qui était le fait de la grande décoration
murale. Pourtant la nature du mouvement futuriste pouvait le prédestiner à la
fonction moderne et urbaine propre à la décoration murale. Leur projet de
lancement de la plastica polimaterica,
à partir de 1934, “synthétique, dynamique, virile, optimiste et dépourvue de
rhétorique”, mais aussi inexorablement limitée par l’obscurité du langage,
écrit et imagé du futurisme. Langage plus disponible aux enthousiasmes et aux
élans dynamiques qu’à la logique du discours : “cherchons avant tout la
signification des mots et ensuite nous pourrons les cracher”, ironisait-on sur
le “bulletin” de la Galleria del Milione, rempart milanais des artistes
abstraits».
Il n’était pas évident que les stratégies opportunes en politique réussissent
aussi bien en ce qui avait trait à un mouvement dont l’expression des idées
s’enrobait de poésie pour exprimer des impératifs martiaux
|
Carlo Carrà. Funérailles de l'anarchiste Galli, 1910-1911. |
La jonction du futurisme et du fascisme ne put
venir avant la fin de la Grande Guerre, c’est évident. Jonction car le fascisme
n’est pas plus le fruit des manifestes futuristes que de la sociologie de
Pareto ou les idées militantes de Georges Sorel. Au départ, si le futurisme est
engagé politiquement, il n’a pas de parti affilié, ce qui aurait tout de même
été étonnant pour un mouvement qui ne cachait pas son élitisme. L’anarchisme,
tel qu’il s’exprimait en Europe au tournant du XXe siècle fut ce qui se
rapprocha le plus du spontanéisme révolutionnaire des futuristes. Il n’y avait
là rien d’anormal; «à la fin du XIXe
siècle et au début du XXe, le
|
Natalia Goncharova. Cycliste. 1913 |
mouvement anarchiste est soutenu par un grand
nombre d’intellectuels et d’artistes. À Londres comme à Paris, anarchie égale
génie et anticonformisme. En Italie, le dynamisme du mouvement stimule le
“dynamisme” pictural du futurisme, comme dans [le] tableau de Carlo Carrà, “Les Funérailles de l’anarchiste Galli”, peint
en 1911».
Plus qu’en Angleterre, et à l’image de la France et de l’Espagne, l’Italie est
un centre où se développe l’anarchisme pur et l’anarcho-syndicalisme par lequel
transitera nombre de futurs militants fascistes. La seconde rencontre porta
même en direction du communisme : «c’est
bien sûr par le biais des futuristes russes que s’opère le lien direct entre
communisme et fascisme. En 1920, Marinetti salue “la victoire de l’art
futuriste bolchevique”, tandis qu’au congrès de l’Internationale communiste.
Lounatcharski reconnaît à Marinetti le rôle d’intellectuel révolutionnaire.
Malgré des antagonismes, il est difficile de ne pas constater, sur le terrain
des techniques employées, des parallèles entre les méthodes futuristes et le
programme d’“agit-prop” lancé par Lénine en avril 1918. Pour le contenu,
Nicolas Gorlov relève dans LEF en
1924 cette différence de fond : “Le manifeste des futuristes italiens exalte
dans la guerre l’hygiène du monde [alors que] le futurisme russe dès ses premiers pas s’est manifesté contre la
guerre.” En dépit d’échecs, thématiques à l’étranger, esthétiques en Italie, et
d’inconstances ou d’attitudes “vibrionnantes”, le futurisme influence
indéniablement la manière de parler aux masses par une “esthétique” de la
politique».
Les Allemands, pour leur part, se méfiaient naturellement des avant-gardes et
les futuristes ne firent pas exception : «Les paroles dures et tranchantes de Karl Scheffler résument le mieux le
rejet de certains adeptes berlinois de l’art moderne : “Ce qui porte à
réfléchir, c’est qu’ils donnent l’impression d’être intellectuellement
malhonnêtes. Leur art se présente comme une compétition déloyale. Derrière tout
cet enthousiasme affiché, on flaire entre les lignes de leur programme l’envie
et d’autres instincts impurs. Ils ne sont pas fanatiques de la vérité, comme
ils disent, mais fanatiques du succès bruyant à tout prix. Ce n’est pas l’élan
impétueux de la jeunesse qui sous-tend leur peinture mais une humanité assez
crapuleuse”».
Ces mots durs s’adressaient d’ailleurs à Boccioni et à ses collègues. Enfin,
les nationalistes italiens n’éprouvaient guère plus de sympathie pour les
futuristes : «L’opposition du
nationalisme à l’avant-garde ne pouvait être qu’évidente : à terme, l’accent
mis sur le passé devait entrer en conflit avec la négation de l’histoire. Certes,
en Italie, l’opposition entre nationalisme et avant-garde semblait mise en
sourdine, car les futuristes étaient entrés dans la bataille interventionniste,
et le mouvement fasciste à ses débuts mit l’accent sur l’immédiateté de
l’expérience de la guerre et sur la dynamique de la jeunesse. Mais tout ne fut
qu’une question de temps, et bientôt l’intérêt porté à l’héritage antique
rejeta le futurisme en marge du mouvement. Toutefois, là où les fascistes
avaient peu de possibilités d’exercer un pouvoir politique, les idées de
jeunesse, de virilité et de force purent jouer un rôle plus important que les
souvenirs du passé national. Le rejet de l’histoire pouvait aller de pair avec
un engagement fasciste».
C’est donc par la bande, et au service du fascisme seul, que la jonction finit
par s’opérer entre fascisme et futurisme.
Marinetti avait les yeux tournés, naturellement,
vers d’Annunzio, un poète qui, par son coup de force de Fiume, semblait
incarner l’homme futur : «Bien qu’il
méprisât les masses comme Nietzsche, d’Annunzio convenait mieux que quiconque
pour jouer le rôle de chef d’une “élite de remplacement”; rôle qui lui fit
jouer pendant un certain temps celui de meneur de masses. D’origine noble, il
était petit et presque efféminé, et dut jouer toute sa vie le rôle d’un
Hercule, d’un super-aristocrate, d’un snob , d’un dandy et d’un héros
militaire, jusque dans ses écrits. Qu’il apparaisse, jeune écolier encore, dans
le plus chic restaurant pour y commander du caviar et une glace au citron, que
dans son adolescence il provoque des scandales par ses relations avec des
jeunes filles et des femmes de grands aristocrates, qui accouraient à lui de
tous côtés; que, habillé par les meilleurs tailleurs (qu’il oublie de payer) et
portant des souliers polis et un chapeau rond, il aille exhiber sa calvitie et
sa barbiche au Parlement pour y provoquer des incidents; qu’il vive avec la
grande comédienne Éléonora Duse dans la Villa Capponcina près de Florence,
ayant dix-huit domestiques à son service et remplissant sa maison d’objets
précieux exotiques; ou encore que, saturé de sa vie de débauché, il se
distingue pendant la guerre comme officier, comme commandant de vedette rapide,
comme pilote d’aviation ou comme chef de propagande, dans toutes ces
circonstances il s’efforce de suivre la même orientation: faire sensation dans
tous les domaines par des performances inédites, provoquer l’admiration de la
foule et des femmes, surtout celles d’origine noble, raconter ensuite ses
expériences dans ses œuvres et payer ainsi en partie ses plus tenaces
créanciers».
Marinetti et d’Annunzio étaient fait pour s’entendre par leur commune vanité de
poètes arrivistes et leurs goûts pour la théâtralité, la vitesse et
l’esthétique de la guerre. Mais le triomphe de d’Annunzio fut éphémère, comme
toutes les œuvres futuristes, et Mussolini le remplaça assez tôt, lui plus
dynamique, meilleur organisateur sur le terrain : «Marinetti, le futuriste, ne s’éleva pas contre Mussolini, mais il
dénonça, en 1937, Hitler pour avoir condamné le futurisme, l’impressionnisme,
le dadaïsme et le cubisme en faveur d’un “art vériste, analytique, statique et
photographique” - un réalisme sans imagination qui sanctifiait le statu
quo».
Il ne dénonça pas, mais il fit clairement savoir que Mussolini n’était pas son
homme. Lorsque survint la réconciliation du fascisme avec les forces
bourgeoises en 1920, «le tournant à
droite provoqua une rupture avec le futuristes, avec les arditi et avec D’Annunzio, que Giolitti
contraignit par la force à mettre fin à l’aventure de Fiume à la fin de 1920
(“Noël sanglant”), après que le traité de Rapallo entre l’Italie et la
Yougoslavie (12 novembre) eut reconnu à la cité adriatique le statut de
“territoire libre”».
Comme le souligne une fois de plus G. L. Mosse : «En fait, c’est l’intensité de la tradition historique qui définira dans
une large mesure la place laissée à l’avant-garde. Lorsque la conscience
historique et la culture des traditions constituent la clef de la pensée
publique d’un régime, alors, quelles que soient les techniques acceptées, l’art
et la littérature doivent porter leurs regards en arrière et non en avant.
L’Italie fasciste, contrairement à l’Allemagne, passa une alliance avec les
futuristes et les syndicalistes antihistoriques et put ainsi connaître une avant-garde
qui déplorait le poids de la tradition».
Cette spécificité italienne qui convint au
Duce permit une continuité dans l’art italien du futurisme à l’art
proprement fasciste, puis, paradoxalement, au néo-réalisme italien
d’après-guerre au cinéma.
|
Gabriele d'Annunzio (au centre) et ses miliciens de Fiume. |
Une fois d’Annunzio et Marinetti mis au pas, que
restait-il des relations entre le fascisme et le futurisme? Rétrospectivement,
les deux mouvements convergeaient vers un même but, l’homme du futur, l’homme
nouveau, la palingénésie réconciliée avec la mémoire des riches heures de
l’Empire romain. «“Peut-on être futuriste
en art sans être fasciste en politique?” interroge Ruggero Zangrandi dans un de
ses articles de jeunesse. C’est avec ferveur que certains joignent les rangs
fascistes, séduits sans doute par l’“orgueilleuse devise” que Mussolini a
empruntée aux Arditi… Me ne frego, “Je m’en fous”! Voici Tato et son aeropittura, représentant des avions en plein vol, de
préférence bombardiers. Voici Prampolini, traçant tel “portrait synthétique” du
Duce. Voici Marinetti, réclamant avec ses amis dès 1913 une politique italienne
“cynique, rusée, agressive” - les voici en 1909 déjà, obsédés de tout ce qui
séduira plus tard la révolte fasciste : érection, vitesse, agression,
irrationnel. “Un immense orgueil gonflait nos poitrines à nous sentir debout
tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l’armée
des étoiles ennemies qui campent dans leurs bivouacs célestes… Il faudra
ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous!
Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre!… Rien n’égale la
splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois dans nos
ténèbres millénaires… Sortons de la sagesse comme d’une gangue hideuse et
entrons, comme des fruits pimentés d’orgueil, dans la bouche immense et torse
du vent…”».
Sans doute avons-nous eu trop tendance à privilégier ce qui rapprochait les
délires de Marinetti de la rhétorique des leaders fascistes, d’où la
circulation des futuristes dans les rangs fascistes : «Le futurisme a fourni au fascisme des
adeptes très convaincus dès les premières heures, et, au moment où Mussolini
organise ses faisceaux, les futuristes sont nombreux dans ces comités; ils ont
participé ainsi activement à la révolution fasciste. Là aussi, d’ailleurs, ils
ont pensé eux-mêmes qu’ils étaient dans la ligne de leur système, qu’il y avait
une sorte de logique interne dans ce comportement qu’ils affichaient, par le
biais du supernationalisme, qui est important dans l’idéologie futuriste et qui
est évidemment l’une des composantes essentielles de la révolution fasciste.
Mais ce qui d’autre part est un peu étonnant, c’est le comportement du
fascisme, une fois qu’il a été au pouvoir, à l’égard du futurisme: il s’est en
effet montré quelque peu incertain. Évidemment, Mussolini, en particulier,
avait pour Marinetti, pour les futuristes en général, une certaine sympathie,
qui se nouait sur le plan de l’idéologie politique, et qui devait se répercuter
normalement sur le plan de l’activité artistique; mais en fait la politique
artistique du régime fasciste s’est montrée hésitante entre les tendances
modernistes, que le futurisme représentait sous sa forme la plus aiguë, et les
tendances traditionalistes. Il y a encore là quelque chose qui est paradoxal […] et d’un peu ambigu, car en fait le régime
fasciste était, en dépit de certaines apparences, d’orientation essentiellement
réactionnaire, et l’on ne voit pas très bien comment il aurait pu s’entendre
d’une façon profonde avec un art comme le futurisme, qui, lui, était résolument
révolutionnaire, mais dans un sens très moderniste. Il est certain que le
régime fasciste ne pouvait pas offrir un climat favorable au développement du
futurisme si celui-ci restait fidèle à son orientation révolutionnaire et moderniste».
Aussi, demeurait-il clair, dans l’esprit de Marinetti, que le futurisme aurait
dû garder une certaine distance avant de s’incorporer dans le mouvement de
masse qui lui déplaisait tant : «Assurément,
tous les futuristes ne seront pas fascistes : fin novembre 1924, Marinetti
tentera un rassemblement des futuristes italiens qui ne fera que souligner
l’éclatement du mouvement, le refus de l’engagement fasciste de certains de ses
compagnons qui l’avaient suivi dans l’interventionnisme antisocialiste,
anticlérical et antimonarchiste».
Finalement, en faisant reposer ses fesses sur le fauteuil d’académicien que lui
remit Mussolini, Marinetti s’engageait à se taire jusqu’à sa mort. Le temps des
manifestes et des soirées mondaines autour des vers futuristes était déjà rendu
loin derrière lui. Le culte de l’instantané repose précisément dans le fait que
l’oubli efface l’œuvre plus sûrement que sa destruction physique.
|
Pio Pullini. Chemises noires, |
Comment, par contre, qualifier les rapports
entre le futurisme et son proche parent, le cubisme? Ce qui les unit,
d’abord : «Leur importance vraie
tient au fait qu’ils suscitèrent une sensibilité nouvelle à l’égard des objets
typiques de notre temps, et en particulier la machine, et pour les
préoccupations de l’homme moderne, et en particulier la vitesse».
S’il y a une différence entre la machine à café de Duchamp et les avions en
plein ciel de Tato, c’est la différence qui existe entre les anciennes machines
simples produits de l’artisanat traditionnel d’une part, et les machines
complexes produits de la haute technologie moderne. En ce sens, la césure entre
cubisme et futurisme apparaît plus clairement que les jeux qui les unissent. La
conscience du temps n’est pas la même dans le cubisme que dans le futurisme. On
peut voir en Marcel Duchamp un artiste qui «eut
une conscience beaucoup plus claire de la signification du Futurisme que n’en
eurent jamais ses créateurs eux-mêmes. En 1913 déjà, Apollinaire avait décrit
cet artiste comme “détaché des préoccupations esthétiques” et “préoccupé de
l’énergie”. Parlant de son Nu descendant l’escalier, Duchamp a expliqué qu’il ne s’agit pas vraiment de peinture - que
c’est une organisation d’éléments cinétiques, une expression du temps et de
l’espace à travers la présentation abstraite du mouvement».
Toutefois, Read observe pertinemment qu’«à
l’origine du “machinisme” de Duchamp et de Picabia, il n’y a jamais eu aucune
acceptation de l’esthétique de la machine (comme plus tard dans l’œuvre des
constructivistes); il s’agissait bien plutôt d’une révolte contre l’éthique de
la machine, contre la subordination des valeurs de l’homme aux valeurs
mécanistes. Les machines de Duchamp et de Picabia sont des caricatures impies».
L’esprit diverge donc sur la façon de considérer la modernité et ses inventions
mécaniques. Golding est d’accord avec Read : «Duchamp avait… peint un Moulin à café où le caractère burlesque de la mécanique est traité non sans humour.
Fasciné par la mécanique du moulin à café, Duchamp en transcrivit les
caractères aux formes humaines, et se mit à interpréter ses personnages en
termes nettement mécaniques : cylindres de métal, pistons, roues dentées, tubes
de caoutchouc, etc. […] À ce propos,
on peut faire à nouveau un parallèle avec les futuristes, dans cet accent mis
sur l’objet manufacturé, commercial, et sur les formes mécanisées. Mais les
Italiens glorifiaient la machine, y voyaient un exemple exaltant de la
civilisation dynamique où ils vivaient; pour Duchamp elle est utilisée comme
thème de commentaires de la vie moderne d’un tout autre ordre. L’attitude de
Duchamp envers la civilisation contemporaine est faite de distance, d’humour
froid: elle est essentiellement négative et cynique».
D’autre part, le futurisme se rapproche beaucoup
du cubisme coloriste, celui représenté par le peintre français Robert Delaunay
(1885-1941). En lui aussi on trouve le mouvement mais non pas dans les teintes
brunâtres des cubistes, mais dans celles, colorées, des fauvistes. C’est ici
que la rencontre avec les peintres futuristes les rapproche le plus du cubisme :
«Delaunay pensait que la grande invention
de Cézanne était d’avoir brisé le contour des formes, donnant ainsi à la
peinture un sens plus large du mouvement. Delaunay fit plus tard allusion à
cette phase de sa peinture en la qualifiant de son “époque destructive”. Dans
ses notes, accompagnant une reproduction d’une de ses Tour Eiffel, on peut lire : “Cézanne est définitivement
brisé par nous, les premiers cubistes. Après avoir brisé le compotier on n’a
pas pu le recoller.” Mais, alors que dans les toiles contemporaines de Braque
et de Picasso l’espace est en quelque sorte concrétisé, et intimement lié aux
objets, on a chez Delaunay l’impression que les formes ont littéralement
explosé en mille morceaux, ce qui évoque d’ailleurs la force et le mouvement».
Les tableaux de Delaunay font perdre des prétentions théoriques aux futuristes.
Nous avons l’impression que ces derniers reprirent le jeu du Nu de Duchamp et décidèrent tout
simplement de lui faire débouler l’escalier.
Duchamp en aurait sans doute ri, lui, le héros, mais devant les prophètes de la
palingénésie, l’effet relevait du Simultanéisme :
«L’idée de simultanéité apparut pour la
première fois dans la préface de l’exposition futuriste de la galerie Bernheim.
Elle venait de la série de toiles de Boccioni, les États d’esprit; c’était à l’origine l’idée très littéraire
qu’un tableau doit être une synthèse entre ce dont on se souvient et ce que
l’on voit, une impression visuelle synthétique comprenant non seulement
plusieurs vues d’un même objet, mais tous les traits qui s’y rapportent,
physiquement ou psychologiquement. Une toile de Carrà intitulée Simultanéità, qui représente une figure dans une série
de positions successives, montre que la “simultanéité” avait aussi parfois chez
les futuristes le sens tout simple de: combinaisons sur une même toile de
divers instantanés du mouvement d’un objet ou d’un être humain».
Il s’agissait de l’aboutissement d’une longue suite d’expériences visuelles
dont l’origine remonte au caravagisme tout au moins. Plutôt que les
extraordinaires prises de vue du premier film italien, qui est en même temps
l’un des premiers péplums, Cabiria, tourné
en 1914 et qui devait influencer cette mégalomanie des scènes grandioses que
l’on retrouvera dans Intolerance de
D. W. Griffith, les futuristes prenaient très au sérieux les études sur le
mouvement des formes dans leurs tableaux et offraient une toute autre
perspective des rapports de l’homme au temps.
|
Umberto Boccioni. Vision simultanée. 1911. |
Car qui dit mouvement pense aussitôt au cinéma
qui en est la meilleure traduction artistique, à condition de mettre la musique
et la danse dans un autre registre. Il n’avait pas échappé à la pensée de
l’auteur du Manifeste de 1909. «En
1914 le grand maître du futurisme, F.
T. Marinetti, entreprit avec Valentine de Saint-Point la réalisation d’un film
futuriste. Ce projet fut interrompu par la guerre mais en 1916, Marinetti
publia le Manifeste du cinéma futuriste,
où sans grande originalité, il est parlé de la vie indépendante de l’objet,
d’analogies visuelles et d’interprétations filmiques des états d’âmes. La même
année, A. G. Bragaglia, metteur en scène de théâtre, tournait Perfido
Incato (Charme pervers) avec Lyda Borelli. Ce film intitulé futuriste n’est qu’une succession de gros plans
fouillant les complexes de l’héroïne qui, il faut l’avouer, évolue avec charme
dans des décors expressionnistes : chaises déformées et murs constellés
d’immenses yeux. Ce film, intitulé en France Les Possédées est l’illustration de la devise de son
héroïne, la comtesse Thaïs Galithtsy, qui veut une vie “courte et bonne”,
c’est-à-dire pleine de plaisirs quoi qu’il puisse advenir. Cette femme n’est
gênée par aucun interdit, elle profite de sa beauté, de son corps, pour aimer,
et le jour où elle ne peut plus faire l’amour librement, elle accomplit le plus
érotique des suicides : elle entre dans une chambre sur la porte de laquelle
est écrit : “Au-delà mystérieux”. Dès qu’elle se trouve dans cet espace réduit,
orné de dessins géométriques, des parfums lourds et mortels, aphrodisiaques
puissants, s’exhalent de bouches cachées, Thaïs se tord érotiquement sur le sol
et c’est dans une ultime extase qu’elle voit sortir des murs une multitude de
pointes acérées qui la transpercent».
En France, ce goût de la modernité, de la machine, de la vitesse se retrouva
dans un film d’Abel Gance, La Roue (1923),
dont «la partie la plus belle, la plus
émouvante et la plus neuve de son film est certainement l’étude de la féerie
mécanique, de la traction à vapeur et la description de la magie surnaturelle
des paysages de neige. Il a su analyser la beauté hallucinante de la vitesse,
l’ivresse du travail intelligent des roues, de l’acier et des engrenages, la
grande voix émouvante des organismes faits de tôle, de cuivre et d’acier. Sa
“chanson de la Roue” et sa “chanson du Rail” sont des notations d’une force et
d’une beauté inoubliables. L’homme qui a su recueillir ce chant poignant de la
matière est un grand poète…».
Mais à ce moment, le futurisme, comme l’expressionnisme, ne seront plus que des
mouvements se survivant à eux-même, la guerre les ayant rattrapés dans leurs
valeurs et leur esthétisme.
Les écarts entre le cubisme et le futurisme
démontrent qu’il a eu beau paraître en français, dans l’un des journaux les
plus lus de France, le Manifeste de Marinetti ne parvint pas à s’imposer dans
l’hexagone. Marcel Raymond le reconnaît en ce qui a trait à la poésie : «Le futurisme, tel que l’entendait Marinetti,
a fait long feu, en France, mais il n’a pas été sans influence et il représente
l’image hyperbolique d’une poésie du moderne. Poésie “matérialiste”, en un
sens, sans aucun style, nourrie de sensations brutes et moulée sur les choses;
dynamique, rythmant l’action, rythmée par elle, faisceau d’énergies qui se
déploient; épique, enfin, en ses meilleurs jours. (Quant au désespoir secret que
recèlent parfois ces fuites dans l’inhumain, il n’est pas toujours si bien
étouffé qu’il ne se laisse pressentir.) Mais si la mode n’a pas duré longtemps,
chez les jeunes poètes français, de vanter le futur et la machine, combien, en
revanche, se sont donnés à leur époque comme on accepte la fatalité, mêlant
leur vie à la sienne, absorbant jusqu’à la suffocation “le climat de
l’inquiétude universelle” [André Salmon]. C’est ainsi qu’ils ont pu rencontrer parfois la vraie poésie. Car dans cette atmosphère de “grand soir” où ils se plaisent, une poussière impalpable
flotte qui porte les germes d’étranges prestiges; au centre d’un monde urbain,
le poète sentira naître en lui une sensi-
bilité nou-
velle et une soif renouvelée
de merveilles. Parmi ces objets fabriqués dont l’homme encombre sa vie, il
trouvera des fétiches qui peupleront ses rêves. Une fois de plus, les
frontières s’effaceront entre le dedans et le dehors, entre le moi et ces
choses dont on dit qu’elles sont extérieures».
Même la jeunesse anti-conformiste issue de la Grande Guerre ne put trouver
d’atomes crochus avec les propositions prophétiques de Marinetti : «Dès 1920…, Drieu La Rochelle se convainc de
la puérilité, de la pauvreté du pragmatisme. Les machines sont des esclaves
voraces qui trahissent l’homme. L’univers n’est pas “égal à son vaste appétit”.
Il ne le satisfait plus, et il le satisfera toujours moins, car “ce sont les
derniers jours où la Terre est grande”. Ayant tout exploré, tout dévasté, ayant
atteint le bord du ciel, la limite, l’homme restera seul avec son rêve ancien,
le rêve d’une Atlantide, la soif d’un autre bonheur que celui qu’apporte la
possession du butin».
Si certains effets artistiques du futurisme se retrouvèrent dans certains
tableaux cubistes ou des films isolés ici et là, l’esprit n’y était pas, car,
répétons-le, le futurisme était une réponse, un aggiornemento de l’esprit italien à la modernité, ajustement
effectué depuis longtemps pour l’esprit français.
|
Gino Severini. Canon en action, 1915. |
Par contre le futurisme trouva des échos dans le
vorticisme britannique : «Ce fut ce
terme [tourbillon] (en anglais : vortex) qui donna son nom à la ramification
anglaise du mouvement futuriste : l’éphémère mouvement vorticiste qui fut
dirigé par Wyndham Lewis, William Roberts, Frederick Etchells, Edward
Wadsworth, Jacob Epstein, C.R.W. Nevinson, et pour une brève période avant sa
mort au début de la guerre, l’artiste français Henri Gaudier-Brzeska
(1891-1915), tels furent les hommes liés au “Great English Vortex”».
Cette avant-garde britannique apparut à peu près au même moment que se préparait
la Grande Guerre. Le vorticisme était né d’une sécession au sein du Bloomsbury Group. Ses artistes tentèrent
de se distinguer du cubisme et du futurisme en utilisant un rayonnement de
lignes courbées ou cassées évoquant un mouvement giratoire, ce tourbillon qui a donné son nom au
mouvement (baptisé selon certains par Ezra Pound). Doté d’une revue, Blast, elle publia Ezra Pound et T. S.
Eliot, des poètes américains. Le peu de succès que le mouvement rencontra durant
sa courte existence et le coup de grâce
que la Grande Guerre lui porta suffirent à abréger ses jours. Pour l’Oxford
English Reference, le vorticisme est une avant-garde littéraire et
artistique (1912-1915) «constituée contre
le sentimentalisme de l’art du XIXe siècle et caractérisée par un style heurté
et mécaniste, apparenté au cubisme et au futurisme». Comme le cubisme et le futurisme, cette avant-garde britannique se diffusa à
travers la Grande Guerre, faisant connaître par sa touche et son style la
tragédie de l’esthétique de la guerre : «Le vorticiste Percy Wyndham Lewis, les cubistes David Bomberg et
William Roberts, F. H. Varley (futur membre du Groupe des Sept), les frères
Nash, le futuriste C. R. W. Nevinson - ceux-là seuls, et quelques autres,
possédaient le vocabulaire pictural apte à transmettre l’essence de la guerre
moderne».
Ils eurent la chance, si on peut dire, de rendre compte objectivement, de l’esthétique de la guerre prônée par le manifeste
de Marinetti. Il est vrai que «Futurisme
et vorticisme ont un même mot d’ordre : énergie, et un même objectif : guérir l’Italie et l’Angleterre de leur
langueur, de leur lèpre esthétique, renouveler par la violence la sensibilité
malade d’une génération apathique».
La similitude est d’autant plus étonnante que l’esprit italien était fort
éloigné de l’esprit britannique, mais il est vrai qu’une certaine sensibilité
britannique à l’italianisme avait été développée par certains romanciers, comme
Henry James, et devait se poursuivre durant l’après-guerre avec des romanciers
comme E. M. Forster, mais ce n’est pas de cela dont il est question entre le
futurisme et le vorticisme : «La
description proposée par L. Veza est éclairante : “Le vorticisme ou la
recherche d’un équilibre austère […]
d’un dynamisme arrêté […] l’intensité
ramassée de l’image nue, abstraite c’est-à-dire purifiée de toute émotion”.
Procéder à la représentation d’un calme externe et à l’appréhension de
l’énergie interne, telle peut être synthétisée l’intention esthétique du
vorticisme. Pas d’images multiformes, pas d’interpénétration de celles-ci, ni
des objets, comme le faisait le dynamisme pour l’avant-garde italienne».
Là où les Français trouvaient le futurisme trop austère, c’est ce qu’apprécièrent les artistes et poètes
britanniques.
|
Percy Wyndham Lewis, A Battery Shelled, 1919. |
|
David Bomberg, Sappers at Work, 1919. |
Il en va, en effet, du vorticisme comme du
futurisme : «Son intention
primordiale, tout comme pour les futuristes italiens, est de saisir l’essence
du monde moderne, mais, contrairement à l’avant-garde italienne, il ne s’agit
pas de procéder à une assimilation esthétique de l’univers technologique mais
d’en produire une abstraction vivante. Celle-ci doit être saisie à partir de ce
concept essentiel que le mouvement britannique qualifie de vortex et d’où il
tire son appellation. On peut décrire ce mouvement [ainsi] : “Il y a, au cœur du tourbillon, un lieu
de grand silence où toute l’énergie est concentrée, et c’est là, au point même
de cette concentration, qu’est le vorticisme”».
On aura saisi qu’ici, au lieu d’en appeler à la mécanique, c’est à la physique
nucléaire, alors au seuil de ses grandes découvertes, que le vorticisme fait
référence, ce qui l’éloigne progressivement du futurisme : «Pour l’avant-garde britannique, l’esthétique
qui se confond avec l’énergie vitale ne peut être saisie et signifiée dans les
dimensions temporelles situées hors du moment où s’exerce cette force vitale;
passé et futur sont vigoureusement rejetés comme espaces où l’essence de
l’esthétique ne peut être saisie. “Tout ce qui est absent, lointain,
nécessitant une projection dans la faiblesse voilée de l’esprit est
sentimental”, exprime-t-il dans son manifeste. Pour les vorticistes, le présent
n’est pas seulement l’unique dimension où peut s’exercer l’esthétique, mais “le
présent est art”. Ce qui vise l’expérimentation vorticiste, c’est la recherche
du mouvement essentiel, ce qui est au cœur de l’animation du cosmos. Le concept
de mouvement est crucial pour saisir l’intention esthétique de l’avant-garde
britannique».
Il serait donc vain de projeter dans le futur la venue de la palingénésie
puisqu’elle se réalise présentement, dans les coordonnées espace-temps qui sont
celles de l’époque. Or, politiquement, le vorticisme est un mouvement
politiquement à droite; Zeev Sternhell le considère, avec la présence de Thomas
Ernst Hulme et de Wyndham Lewis, comme imprégné
de maurrassisme.
Le vorticisme fit intrusion dans le monde de la photographie où il s’accompagna
d’expériences photogéniques, telle celle de Alvin Langdon Coburn, qui «s’orienta de plus en plus vers
l’abstraction. Il fréquentait les artistes du mouvement du “vorticisme”, qui
avait pour chef de file le poète Ezra Pound. Il réalisa son “Vortographe d’Ezra Pound” en plaçant l’objectif de son appareil entre trois miroirs qui se
faisaient face et choisit de montrer, dans “La cathédrale de Liverpool en travaux”, un entrecroisement complexe de lignes droites et brisées où le
spectateur pouvait savourer la texture des matériaux et le dynamisme du point
de vue».
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Alvin Langdon Coburn. Photographie de la cathédrale de Liverpool en travaux. |
|
Albert Gleizes. La dame aux bêtes, 1914. |
Si les deux premières décennies du XXe siècle
virent naître des mouvements avant-gardistes nombreux, ceux-ci n’eurent jamais
la durée que leurs prédécesseurs avaient bénéficié. On peut mettre sur le
compte de la guerre la vie abrégée de ces mouvements, mais cette cause n’est
pas suffisante. Il faudrait y ajouter les conflits intérieurs des mouvements,
les rivalités entre groupes et mouvances, les dépenses excessives en efforts et
une mélancolie fin-de-siècle présente
dans l’ensemble de ces groupes. S’il est vrai que le mérite du cubisme comme du
futurisme «fut d’avoir semé, au début de notre
siècle, une poignée d’idées neuves rendant possibles l’expressionnisme et le
surréalisme qui allaient le[s]
dépasser»,
leur tort fut de s’être confinés dans une élite composée de very few peoples : les artistes eux-mêmes d’abord, leurs
suporteurs ou leurs détracteurs, des familles de la haute-bourgeoisie, voire de
l’aristocratie italienne, qui les ont subventionnés. À la place du créateur –
de l’humaine condition -, ils célébrèrent les créatures, les objets qui,
dépouillés de leur pragmatisme utilitaire, devenaient des idôles portant en eux
des principes liés à la métaphysique de l’espace-temps. Le succès du
surréalisme apparaîtra, avec le temps, comme une merveilleuse synthèse de toute
la modernité artistique et littéraire – ce qui signifie la réintroduction du
sujet face aux objets -; du réalisme de Courbet jusqu’aux turbomachines de Boccioni.
Les tourments et les absurdités cauchemardesques de l’Entre-deux-Guerres
allaient nourrir son Imaginaire, peupler de symboles vitaux comme morbides et
se perdre dans des valeurs contradictoires qui lui permettront de dominer
jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale⌛
|
Jules Schmalzigaug. Portrait de Francis Delbeke, juriste et historien, en exil aux Pays-Bas avec le peintre. Schmalzigaug, d'origine belge, se suicida peu après (1917). |
Montréal
22 mai 2016
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