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Wassily Kandinsky, Der Blaue Reiter, 1903 |
LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI (5)
L'EXPRESSIONNISME
Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
La Grande-Bretagne et la France avaient jusqu’au début du
XXe siècle animé les grands courants d’art de la modernité. Moins de dix ans
avant le déclenchement de la Grande Guerre, c’est en Allemagne qu’apparut le
courant appelé à porter le nom d’expressionnisme,
comme un défi lancé à la sensibilité française. C’était un courant qui
puisait ses sources ailleurs, en particulier dans les pays nordiques. C’est
ainsi que Strindberg au
théâtre et Munch à la peinture furent des références
incontournables. La pièce de Strindberg (1849-1912), Le Songe (1901), pièce essentiellement symboliste, raconte
l’intrigue qui conduit Agnès, la fille du dieu hindou, souverain du Ciel,
Indra, descendue parmi les humains pour voir l’état de leur condition, finit
par implorer son père :
Indra,
maître du ciel
Écoute-nous!
Écoute nos
soupirs!
Non, la
terre n’est pas pure
Et la vie
n’est pas bonne.
Les hommes
ne sont pas méchants
Mais ils
ne sont pas bons non plus.
Ils vivent
comme ils peuvent
Au jour le
jour.
Et Agnès de revenir toujours au même leitmotiv : «Ah! Que les hommes sont à plaindre».
Théâtre onirique, «Le Songe est une vue de la terre “à vol d’oiseau”,
une suite de touches, plus ou moins heureuses, plus ou moins colorées, où
l’intention allégorique étouffe souvent la vie. [Cette manière de présenter le
monde est la manière expressionniste. On peut dire que l’expressionnisme
allemand est sorti du Songe. L’école
où l’officier vieilli bafouille deviendra l’hôpital, le cimetière et le tripot
de Die Meinschen de Hasenclever. Et
si, dans Le Songe, les personnages se
rencontrent brièvement et fortuitement, ceux du Nebeneinander (Parallèlement) de Georg Kayser, ne se
rencontrent plus du tout. Les expressionnistes ont simplifié à l’extrême la
matière complexe qui est celle de Strindberg]». Qualité que
reconnaîtra le dramaturge américain Eugen O’Neill qui l’adoptera pour ses
propres créations.
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Edvard Munch. Puberté.1895. |
Une autre source nordique à
l’expressionnisme est l’œuvre peinte d’Edvard Munch (1863-1944). Voisin de
Ibsen et de Strindberg, Munch exprimait une certaine angoisse devant la vie,
devant la mort. Avec lui, le sens luthérien de l’existence venait ressourcer
une psychologie en crise dans les pays de langue germanique : «“De temps à autre dans l’histoire de la
culture européenne, une infusion de vitalité est venue du Nord, non seulement
apportant la vitalité, mais aussi un sens tragique de la vie”. Ce sont les
paroles de Herbert Read à propos de Munch. Avec Munch, l’être humain et sa vie
affective vont prendre une place centrale. Munch lui-même a formulé dès 1889 un
programme : “On ne devra plus peindre des intérieurs, des personnages en train
de lire et des femmes tricotant. Ce seront des êtres vivants, qui respirent et
qui sentent, qui souffrent et qui aiment”. Parmi les peintres influencés par
l’Art Nouveau, Munch est peut-être l’artiste le plus doué. Il arrive à donner à
la ligne non seulement une
valeur formelle et expressive particulière, mais
aussi un sens lié à celui de son motif. Ceci mis à part, personne n’a comme lui
pénétré plus profondément et plus amèrement dans l’atmosphère “fin de siècle”». Qui souffrent en
tous cas plus qu’ils aiment, ou plutôt qu’ils ne sont aimés. Si
l’expressionnisme est tout entier en gestation dans l’œuvre de Munch, c’est
sûrement dans Le Cri que l’on en
trouve le signe le plus évident : «C’est…
avec Le Cri en 1893 que ses
aspirations à une simplification remontant à la fin des années 80, aboutissent
à une œuvre de synthèse. L’hiver 1891-1892, Munch promène en lui une vision
datant d’Oslo. La figure de premier plan semble s’engloutir dans l’abîme, dans
la perspective vertigineuse des lignes aspirantes, et sa propre tension
intérieure éclate en arabesques qui entraînent le paysage entier dans leurs
mouvements sinueux. Par cette interprétation saisissante d’un fait subjectif,
soulignée par le cours expressif de la ligne et l’effet des couleurs, Munch a
apporté sa contribution la plus hardie à la peinture Art Nouveau. Nous
retrouvons les mêmes moyens expressifs dans sa Madone et, comme dans Le Cri, les
formes ornementales de l’Art Nouveau ne sont pas un moyen décoratif, mais elles
servent à exprimer le contenu du motif. Nous sommes aussi en présence d’une
œuvre plus importante que Le Cri». C’est au moment où
Strindberg et Munch semblaient se croiser en Allemagne que naquit le véritable
expressionnisme : «Le milieu
composite très particulier où se développa le mouvement allemand n’était que
jusqu’à un certain point commun à l’ensemble du continent. Il comprenait aussi
un élément essentiellement germanique issu d’une tradition beaucoup plus
ancienne et plus profondément enracinée. Cette tradition comportait et comporte
encore un certain nombre de composants qui passent pour authentiquement
“teutoniques”, non seulement aux yeux des étrangers mais aussi à ceux de
beaucoup de critiques allemands : obscurité, introspection, souci du mystérieux
et du bizarre, spéculation métaphysique intense, une certaine cruauté gratuite
et une dureté, un éclat linéaire parfois traduits par les plus extravagantes
circonvolutions». On pourrait remonter
ainsi jusqu’au retable d’Isenheim et la Crucifixion
de Matthis Grünwald pour retrouver de lointaines racines à l’expressionnisme
allemand.
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Edward Munch. La mort de Marat, 1906. |
De plus, le mot
expressionniste était déjà sorti bien avant, semble-t-il, dans une revue
écossaise du milieu du XIXe siècle : «Pour
autant qu’on le sache aujourd’hui, c’est dans le Tait’s Edimburgh Magazine de
juillet 1850, parlant d’une “école
expressionniste de peintres modernes” que le terme “expressionniste” aurait été
imprimé pour la première fois. De même, dans une conférence faite à Manchester
le 23 février 1880, sur la peinture moderne, Charles Rowley appela
“expressionnistes”, “ceux qui entreprennent d’exprimer des émotions
particulières”. “Les expressionnistes” est aussi le titre donné à un groupe
d’écrivains dans le roman Le Bohémien
(1878) par la critique du New York Times Charles De Kay, qui fut consul général
des États-Unis à Berlin de 1894 à 1897. En 1901, au Salon des Indépendants à
Paris, un peintre aujourd’hui complètement oublié, Julien-Auguste Hervé, exposa
quelques toiles qu’il intitula Expressionnisme; et, chaque année, jusqu’en
1908, il continua d’employer ce terme. Il se peut que le mot soit resté dans
l’esprit d’un artiste ou d’un critique qui aurait remarqué ces toiles au milieu
de toutes celles qui étaient exposées». Apparu au moment où
triomphait le symbolisme avec les préraphaélites, le terme expressionnisme ne
fit donc pas grande fortune dans les îles Britanniques. Reprenant le modèle de
Monet et de son Impression, soleil
levant, «c’est pour désigner des
toiles – les huit tableaux du peintre Julien-Auguste Hervé exposés au Salon des
Indépendants de 1901
– que fut forgé le mot Expressionnisme et c’est dans la peinture qu’il se
développa tout d’abord». Mais ces toiles «n’avaient que fort peu de rapport avec ce
que le mot désignera ensuite. Même si le terme a été forgé à cette occasion,
cela importe peu». Pour les visiteurs
d’outre-Rhin, la visite du Salon de 1901 fut plutôt l’occasion de découvrir Van
Gogh et les post-impressionnistes, en particulier Gauguin qui devait avoir une
influence sur la nouvelle peinture allemande. C’est dans l’Allemagne de 1905
que la mouvance expressionniste s’imposa avec le mouvement Die Brücke : «D’ailleurs,
Die Brücke (Le Pont), lancé à Dresde en 1905, n’était que
marginalement expressionniste. Ernst Kirchner et ses amis (Emil Nolde, Erich
Irleckel, Karl Schmith-Rottluff, Max Pechstein) n’allèrent jamais jusqu’à la
rupture totale avec l’art figuratif. Certes, leurs paysages convulsés, leurs
corps déformés et la violence mélancolique de leurs couleurs traduisaient leur
malaise spirituel, leur vibrante sensualité et leur rejet de l’art comme moyen
d’expression purement esthétique et sanctifiant. Mais tout en transgressant les
ormes du Kaiser, le groupe du Brücke ne recherchait pas un nouveau paradigme
esthétique. À la mort du journal et du groupe en 1913 Kirchner occupait une
position intermédiaire entre la prudente Sécession berlinoise et les tout
derniers ultramodernes de l’avant-garde». Comme on le voit,
l’art moderne allemand ne naquit pas dans la capitale de l’Empire, mais dans
des villes d’Allemagne de l’Ouest qui semblaient en meilleures relations avec
Londres et Paris.

L’Allemagne se dotait enfin
d’un mouvement artistique et littéraire qui entendait s’imposer dans toute
l’Europe. Il avait un maître également, Ludwig Kirchner (1880-1938) dont la vie
se confond entièrement avec le destin de la mouvance expressionniste : «Les foyers du mouvement proprement dit
furent toutefois Dresde et Munich, capitales respectives de ce qui était alors
les royaumes de Saxe et de Bavière. À Dresde, en 1905, un groupe d’étudiants en
architecture commença à se réunir pour lire, discuter et peindre, dans une
vieille échoppe de cordonnier de la Berliner Strasse. Leur aîné, Ernst LudwigKirchner, venait de Chemnitz (aujourd’hui Karl-Marx-Stadt) où son père
enseignait la fabrication du papier; il avait passé deux trimestres dans une
école d’art de Munich. Erich Heckel et Karl Schmidt Rottluff avaient été
ensemble au gymnase de Chemnitz, quelque trois ans avant Kirchner; et tous
trois s’étaient rencontrés à l’École supérieure technique de Dresde. […] En 1906, ils écrivirent à divers artistes
ayant plus ou moins leurs idées : “Étant partisans de l’évolution, dans une
nouvelle génération à la fois de créateurs et d’amateurs d’art, nous appelons
toute la jeunesse à s’unir, comme étant la jeunesse sur les épaules de laquelle
repose le futur, afin de conquérir la liberté de vivre et d’agir, malgré les
forces conservatrices de la vieillesse”, programme plutôt vague. Ensuite, ils
firent une première exposition, dans le local d’une entreprise d’électricité,
exposition dont Paul Fechter rendit compte élogieusement dans les Dresdner
neweste Nachrichten». Durant les cinq
premières années de Die Brücke, l’expressionnisme
vécu des apports exotiques de l’étranger, en particulier du
post-impressionnisme. Les questions que se posaient les artistes allemands
n’étaient guère éloignées de celles que se posaient les artistes
français : «Le
noyau du Pont n’était
pas une simple association d’exposants; c’était une communauté qui, à l’exemple
de nazaréens ou de nabis, cherchait une nouvelle façon d’aborder l’art et la
vie. Des lectures de Whitman, de Strindberg et de Wedekind, une admiration
commune pour Nietzsche, des vacances passées ensemble avec leurs maîtresses, de
1909 à 1919, sur les lacs de Moritzburg, un même choix de thèmes (nus au bain,
au lit ou en plein air, avec une pointe d’érotisme, scènes de rues de Dresde,
groupes de danseurs ou d’acrobates), l’emploi de couleurs plates, délayées à
l’essence et rapidement posées: tout cela constituait le style reconnaissable
du Pont. Jusqu’à la fin de 1909, ce style n’eut pas l’accent “angulaire”
typique de l’expressionnisme; et bien qu’on prétende souvent que Kirchner
découvrit la sculpture nègre en 1904, il n’en apparut guère de traces dans les
œuvres du groupe avant 1910». Mais, nous l’avons
mentionné, Dresde n’était pas la seule ville à voir s’organiser un mouvement
artistique : «À Munich il y eut aussi un
regroupement. Deux jeunes artistes, Franz Marc et August Macke, qui, à
l’exposition de 1910 de la Nouvelle Union des Artistes, étaient entrés en
contact (non sans quelque hésitation, pour Macke) avec Kandinsky, devinrent des
alliés utiles, le premier en raison de son énergie et de ses talents
d’organisateur, le second à cause de l’oncle de sa femme, Bernard Koehler, le
collectionneur berlinois. Parmi les nouvelles recrues de cette année figuraient
Le Fauconnier et un disciple peu connu de Gauguin, Pierre Girieud. Durant l’été
1911, alors que les relations se gâtaient entre Kandinsky et les peintres
munichois autochtones du groupe, Kandinsky et Marc préparèrent la publication
d’un “almanach” qui serait
intitulé Le Cavalier bleu, partiellement financé par Koehler, et qui aurait pour collaborateurs
extérieurs non seulement Le Fauconnier mais aussi David Barljuk, Schönberg,
Pechstein et d’autres. Cet automne-là, Kandinsky, Münter et Marc quittèrent la
Nouvelle Union des Artistes avant sa troisième exposition…». Ce n’est que dans
une troisième étape que Die Brücke
vint s’installer dans la capitale : «En
1911 les artistes du Pont, Kirchner-Heckel et Schmidt-Rotluff, encouragés par
ce que leur rapportait Pechstein, vinrent s’installer à Berlin avec une
nouvelle recrue, Otto Müller, spécialiste de tableaux de Tsiganes. C’est à ce
moment que l’influence nègre commença à se faire sentir, soit comme un rappel
au musée de Dresde, soit - et plus probablement - sous l’influence de Gauguin
et de Derain. La palette des expressionnistes perdit de son brillant; leurs
formes se fragmentèrent; leurs thèmes, comme dans les promeneurs berlinois de
Kirchner, se rapprochèrent de ce qui intéressait les littérateurs des grandes
villes. Les peintres expressionnistes lisaient aussi, semble-t-il, Dostoïevski.
La tension qui se manifestait dans leur graphisme entre la dureté naturelle de
l’outil, la complexité formelle croissante du dessin et la passion persistante
des idées de l’artiste fut à l’origine d’une tradition de la gravure qui reste
une des grandes réussites de l’art allemand et même européen. Cela n’empêcha
pas le groupe de se disloquer presque immédiatement…».

On pourrait trouver chez le
poète Francis Carco la devise même du mouvement allemand : «On n’exprime bien que ce qu’on ressent
violemment», et l’adverbe
violemment est à prendre avec sérieux dans le cas de nos artistes
expressionnistes et même fauvistes. Toutefois, «il n’existe pas de ressemblance visible
entre les œuvres de Delaunay et
celles d’Erich Heckel. Pourtant, il convient d’évoquer ici sa Terne Journée, car ce chef-d’œuvre témoigne de la manière
dont le sentiment impressionniste de la nature a été dépassé par les
expressionnistes. Les nuages, le ciel bleu et leur réflexion dans l’eau sont
devenus chez Heckel une vision cristalline. L’association du cristal à l’idée
de la réfraction de la lumière offre une possibilité d’interprétation d’une
tout autre nature pour aborder les tableaux de Delaunay. La tour qui
s’effondre, le clocher ou la structure aux multiples facettes qui se dresse
vers le ciel ont été des variantes d’un nouveau thème de visions cosmiques à
l’intérieur du tableau». Cette différence
d’interprétations provient de l’héritage impressionniste des fauvistes (comme
de l’héritage réaliste des cubistes) tandis que l’expressionnisme allemand
provenait de ses propres sources. Comme Willet le rappelle : «l’expressionnisme allemand (situé à peu près
entre 1910 et 1922) se situe au centre du sujet. Il s’agissait là d’un
mouvement très intense et très général qui balaya l’Europe centrale
immédiatement avant, pendant et après la première guerre mondiale et dont
l’effet fut tel que la réaction provoquée par lui vers la fin des années 20
apparaît encore aux non-Allemands comme teintée d’expressionnisme. Dans cette
zone géographique - l’Europe centrale - l’expressionnisme a été, pendant une
dizaine d’années, tout simplement l’art moderne : c’est-à-dire que pour les
Allemands il a été effectivement le fauvisme, le futurisme, le cubisme (sans
parler de l’orphisme, de l’unanimisme et d’autres rameaux moins connus)
rassemblés en un tout, prenant aux uns et aux autres des idées et des éléments
et les transmuant sous une forme expressionniste reconnaissable». Son importance
comme style autochtone est incontestable dans l’esprit des historiens : «L’expressionnisme allemand, mouvement
beaucoup plus étendu que le cubisme français, a rassemblé pendant une douzaine
d’années toutes les forces de la modernité à l’intérieur d’un même groupe
linguistique. Bien que ce fût un pêle-mêle de tous les styles, il était
remarquablement cohérent dans son esprit: pour beaucoup de ceux qui y
participèrent, ce fut une expérience qui les marqua pour la vie. Cet
expressionnisme allemand fut aussi, dans une large mesure, l’affaire d’une
génération: bien que l’âge de ses “leaders” ait été très variable, il est en
gros exact de dire que presque aucun artiste ou amateur d’art allemand né entre
1880 et 1895 n’a pu lui échapper complètement. Certes, les thèmes de
l’expressionnisme étaient communs à l’ensemble du mouvement artistique moderne
et avaient été déjà traités par ses précurseurs; par exemple, la vie de la
grande ville industrialisée (y compris des phénomènes tels que la
prostitution), l’avenir qu’espèrent ses habitants (l’homme nouveau est en
principe un citadin) et peut-être, par contraste, une sensation d’isolement et
la hantise de la maladie et de la mort. Mais ces thèmes devaient être exprimés
de façon à émouvoir fortement, avec ce dynamisme vital prêché par Nietzsche
[…]. Cette primauté de l’émotion, affectant la forme autant que le sujet, est
le trait marquant de l’expressionnisme».
Le mot avait déjà été
utilisé, comme nous l’avons dit, mais les artistes allemands le réinventèrent
pour définir leur travail et leur Imaginaire. Ses liens avec les revenants du Modern Style ne sont pas à négliger non
plus : «Le terme “expressionnisme”
semble - autant qu’on puisse en juger - avait fait son apparition en Allemagne
en 1910. Il a été certainement employé l’année suivante, dans le catalogue de
la Sezession
berlinoise, pour décrire une salle de “fauves” français et les
toiles cubistes choisies par le critique de Sturm pour le numéro du mois de juillet. Kurt Hiller se l’applique à
lui-même et à ses amis dans un article du même mois, avant que Kurt Pinthus, l’autre impresario
littéraire, écrivit, quelques mois plus tard, que c’était un terme de peinture
applicable à Heym. Si l’on en croit une anecdote, le mot se serait germanisé
pour la première fois lors d’une séance du jury de la Sezession, quand un membre
du jury à qui l’on présentait un tableau de Pechstein, demanda : “Est-ce que
c’est de l’impressionnisme?”, à quoi Cassirer aurait répondu : “Non! de
l’expressionnisme!” Si l’on admet la véracité de l’anecdote cela se serait
passé au printemps de 1910 lorsque toutes les toiles présentées par Bechstein
et Nolde (autre nouvel arrivant dans la capitale) furent refusées et que les
deux artistes organisèrent leur propre exposition - avec quelques envois du
Pont et quelques-uns de la Nouvelle Union des Artistes - à la galerie Macht,
dans le Rankestrasse. Leur groupe prit le nom de Nouvelle Sezession». Ce qui spécifie
l’expressionnisme allemand comme un courant autonome, c’est la force
exceptionnelle des émotions qu’on y retrouve. Violente, cette peinture, cette
littérature dépasse tout ce que l’art moderne avait pu concevoir au XIXe
siècle : «Dans les arts plastiques,
où les caractères
généraux ne déterminaient pas entièrement le choix des
sujets, la charge émotionnelle de l’œuvre prenait deux formes. Avant tout la
déformation : celle-ci utilisait volontiers à des fins expressionnistes les
découvertes optiques des cubistes et des futuristes, leur style anguleux, leur
simultanéisme et leur sens de la décomposition ou du mouvement. S’ajoutaient -
ou en tenaient lieu (puisqu’il ne peut guère y avoir de déformation dans un art
non figuratif) - la violence passionnée de l’artiste, la brutalité de son
attaque sur ses matériaux. En même temps, les expressionnistes tendaient, une
fois achevée la période plus ou moins fauve de Dresde et de Munich, à éviter
les couleurs brillantes, et à s’en tenir aux bruns et aux verts, aux bleus
foncés et aux rouges éteints…». En ce sens,
l’artiste expressionniste cherche désespérément son être au monde et se refuse à le travestir à l’exemple du Camp ou du Modern Style : «Authenticité
des émotions, profondeur de l’instinct et recherche visionnaire d’un autre
devenir possible pour la condition humaine, tout appelle l’esthétique expressionniste à transcender les limites d’une rationalité aliénante pour
rechercher l’essence mystique du réel. Si l’expressionnisme exprime la
sensation pure éprouvée par l’artiste, mais plus encore sa vision, voire la
force d’une illumination, c’est que celui-ci poursuit une quête permanente de
l’essence cachée d’une situation, ou d’un objet qui stimule son imagination. Il
cherche à exprimer en d’autres termes son essence mystérieuse». Voilà pourquoi ce
style, si abrupte, manquant totalement de cette sérénité que l’on retrouvait
dans la peinture impressionniste, bouleversait les milieux de la critique.
En effet, «le style anguleux, tourmenté et violemment
émotif, si typique de la peinture expressionniste, se constitua entre 1910 et
1912: la rupture avec les fauves fut complète, peut-être en raison d’une
certaine interaction peinture-littérature, au moment où les dessins du Pont
(qui débuta en 1911) et autres œuvres graphiques commençaient à paraître dans
le Sturm ou à illustrer les écrivains
expressionnistes; ce fut le cas, par exemple, de Kirchner, qui grava d’excellents
bois pour deux nouvelles de Döblin, dont il fit la connaissance en 1912. Mais
l’ensemble de l’évolution - angles plus aigus, structures plus complexes,
couleurs moins gaies, dynamisme plus vif - résulta de deux autres révolutions
artistiques, qui avaient débuté presque simultanément et qui, au bout d’un an à
peu près, gagnèrent l’Allemagne. Cette quasi-coïncidence du mouvement
expressionniste avec le cubisme en France et le futurisme en Italie n’indique
pas seulement qu’un grand bouleversement était en court sur tout le continent.
Elle montre aussi qu’en Allemagne les influences cubistes et futuristes purent
être absorbées par l’expressionnisme». À le décrire comme
à en lire ce que ses artistes ont écrit, l’expressionnisme serait la première
tentative de déconstructivisme du XXe
siècle : «La peinture
expressionniste déconstruit la réalité, refuse parfois le pittoresque, attache
plus d’importance à la couleur qu’à la forme, mais incline à la caricature. Ces
tendances se développent rapidement entre
1910 et 1914, elles vont exploser
avec la guerre. Mais elles ont été largement influencées par l’art autrichien». Ainsi «si l’expressionniste déforme un visage,
c’est pour nier un visage “réel” admis a priori, et il ne s’affirme que dans la
mesure où il s’en écarte : cette Sacrée Réalité, il se garde bien d’y toucher
puisqu’il n’existe qu’en proportion de son refus et du souvenir que nous
conservons d’elle : elle sort de ses mains inchangée. […] L’expressionniste n’est pas un
révolutionnaire, ce n’est qu’un révolté qui prétend se venger d’un monde qu’il
croit définitivement fermé. Un respectueux et timide anarchiste. Nous sommes
peut-être choqués, mais dans le fond rassurés: le public ne s’y trompe pas, qui
aime l’un et l’autre». Voilà pourquoi il
est plus que ce qu’en a dit une certaine critique qui le percevait en fonction
des courants artistiques qui devaient le relayer à partir des années
1920 : «Il faut vraisemblablement
reconnaître que l’expressionnisme est infiniment plus que l’abstraction à
l’origine du dadaïsme et du surréalisme. Ce sont la guerre, puis les
révolutions russes, qui vont exacerber l’expressionnisme et le transformer en
dadaïsme. On doit admettre qu’avant toute chose, l’expressionnisme est une
révolte contre la technique, la “mécanisation”, le monde et la société
modernes. Jusqu’à quel point l’expressionnisme n’est-il pas anti-occidental, se
développant parallèlement à l’anti-occidentalisme des idéologies russes ou
allemandes? Au reste, où se développe l’expressionnisme, si ce n’est en réaction
contre des sociétés protestantes puritaines, développées, conformistes et
bourgeoises?». C’est par la
lunette rétrospective des années 30 et 40 que, malheureusement,
l’expressionnisme fut trop souvent jugé et, par le fait même, outrageusement
analysé.
C’est parce qu’il était une
réaction à ce qui se faisait
ailleurs, en France notamment, et contre les styles qui en provienaient
(naturalisme, impressionnisme), que l’expressionnisme tira de tous côtés :
«En Allemagne, en Belgique, en
Scandinavie, de nombreux autres artistes avaient mûri et beaucoup travaillé
pendant
les premières dix années du siècle. Pour le moment, je ne mentionnerai
que ceux qui chronologiquement et par le style forment une sorte de parallèle
avec les fauves, et plus précisément le groupe qui se forma à Dresde en 1905
sous le nom de Die Brücke (“Le
Pont”). L’initiative de la fondation du groupe fut prise par Ernst Ludwig
Kirchner (1880-1938), à l’origine étudiant en architecture à Dresde et à Munich
mais toujours plus attiré par les arts graphiques. Ses premières expériences
(gravures sur bois) furent influencées par le Jugendstil, mais lui aussi succomba aux enthousiasmes
qui emportèrent tout pendant cette période - d’abord en 1902 à Fritz Bleyl,
puis en 1904 à Erich Heckel (1883-1970) et en 1905 à Karl Schmidt-Rotthuff
(1884-1976). D’autres artistes n’allaient pas tarder à se joindre à ce quatuor
- Emil Nolde et Max Pechstein en 1906, Kees van Dongen en 1907, Otto Mueller en
1910. Mais certains d’entre eux ne firent partie du groupe que très peu de
temps - Nolde moins de deux ans, et van Dongen encore moins longtemps…». Ces jeunes artistes
purent bénéficier d’un organe de soutien et de la volonté de son animateur de
les faire connaître. Le critique d’art Herwarth Walden (1878-1941), d’origine
juive et fondateur de la revue d’avant-garde Der Sturm se montra non seulement un soutien stratégique et
financier, mais il cherchait partout où il pouvait trouver de nouveaux
créateurs, indépendamment de leurs nationalités : «À l’origine, le Sturm se
consacrait à la littérature et à la critique plutôt qu’aux beaux-arts. Bien
plus, Walden lui-même ne semblait plus croire en la possibilité de l’art à
l’époque technologique. Mais sa position changea très vite et il allait
rassembler autour du Sturm de
nombreux artistes. Tout d’abord Kokoschka, qu’il rencontra à Vienne en 1910 et
qu’il invita à Berlin pour fournir des illustrations à la revue; puis
Pechstein, venu de la Brücke, qui fut
associé au Sturm, ainsi que Kirchner.
Les années 1911 et 1912 furent une période d’intense collaboration entre le Sturm et la Brücke. C’est aussi vers 1911 que le terme “Expressionnisme” semble se
populariser, grâce au Sturm qui peu à
peu tend à devenir le point de rencontre de tous les groupes qui se
reconnaissent plus ou moins dans cette sensibilité. Worringer a utilisé le
terme dans sa réponse au manifeste de Vinnen et Walden publie lui-même en
janvier 1912 un essai de Paul Ferdinand Schmidt qui s’intitule Les
Expressionnistes. Par la suite, Walden utilisera fréquemment le terme,
désignant par là aussi bien des artistes français qu’allemands». Mais ce qui créa finalement ce mouvement,
c’est l’esprit que ces artistes
partageaient en commun : «Visage allemand d’une révolte internationale qui
s’épanouissait aussi bien en Russie qu’en Italie ou en France, avec le
futurisme et le cubisme? Il y a pourtant une spécificité de la peinture
expressionniste, même s’il est certain qu’à son début sont qualifiées
d’expressionnistes les toiles les plus diverses. Qu’y a-t-il de commun entre
des groupes comme Die
Brüche et Der Blaue Reiter, des artistes tels que Feininger, Kokoschka, Kandinsky, Franz Marc ou
Egon Schiele? Leur unité est à peu près aussi difficile à découvrir que pour
les œuvres littéraires. Pourtant, à Dresde, à Munich, à Berlin, à Vienne, à
Prague, ce mélange de violence, de rêve, de pessimisme, d’utopie, d’aspiration
vers un monde nouveau et de haine de l’ancien est présent».
À cette réaction chauvine s’ajoute un rejet viscéral de ce que l’Allemagne est
devenue avec l’industrialisation et l’urbanisation. Bref, tout en contestant
les formes artistiques étrangères, l’expressionnisme conteste l’ordre
germanique lui-même, que ce soit dans la catholique Autriche-Hongrie comme dans
le Reich impérial : «L’intention profonde
de l’artiste expressionniste est de procéder à un véritable recouvrement d’une
humanité perdue dans la profondeur de la désorientation existentielle générée
par la révolution industrielle. Si celui-ci a recours, pour signifier
esthétiquement, à une certaine abstraction, ce n’est ni pour opérer une
transfiguration du réel, ni pour s’extraire de celui-ci. Ce repli vers
l’intériorité, cette intensité subjective vise à atteindre l’essence
existentielle. Partant
de là, cette intention profonde conduit nécessairement l’artiste à une
dimension mystique : “Ecstasy
is the quintessential state to be in if you want to be authentically in touch
with life”, note R. Cardinal».
Pour les historiens de
l’art, malgré les diversités existe une signature
qui ne peut être confondue, ne serait-ce que par le titre d’art dégénéré que le IIIe Reich lui accollera :
«L’usage “barbare des couleurs”, la violence et la force du
tracé, le pathos, le pessimisme qui caractérisent tant de toiles ne cessent de
rappeler leurs œuvres. Mais il y a aussi en lui un aspect visionnaire, un
désespoir, une émotion – que
l’on songe à certaines toiles de Kokoschka ou aux
dessins de Schiele – que l’on ne peut comparer à rien d’autre. Que dire enfin
du bois gravé que les Expressionnistes ont si admirablement développé? Même si
ces peintres constituèrent des groupes, écrivaient des manifestes, il est
certain que la peinture ne fut pour eux qu’un moyen, au même titre que la
poésie ou le théâtre pour d’autres, de faire éclater ce monde visionnaire, ces
angoisses et ces rêves qu’ils portaient en eux». Pour mieux saisir l’esprit et la forme
de l’expressionnisme, Jean-Michel Palmier en appelle au théoricien de l’art
gothique, contemporain de l’époque, Wilhelm Worringer (1881-1965) qui «deux ans après avoir publié Abstraction
et Intuition, qui allait devenir l’un des
ouvrages théoriques les plus fondamentaux pour comprendre certains principes de
la méthode créatrice de l’Expressionnisme, Worringer rédige ses Formprobleme
der Gothik, où il oppose l’esprit
méditerranéen intuitif à l’esprit nordique fortement marqué par l’abstraction.
Worringer célèbre l’emphase de l’architecture gothique, qu’il place plus haut
que l’art grec et il est toujours
tenté de rapprocher gothique et
expressionnisme comme recherche du spirituel, du transcendant». Du spirituel dans l’art est le titre
qu’un peintre parmi les Expressionnistes, le Russe Kandinsky, avait donné à son
essai théorique (1911). Pour Worringer, dans la même tracée, «la “science de l’art” est pour lui la
“psychologie de l’humanité” et ce qu’il tente de déchiffrer dans la ligne,
c’est finalement un certain état d’âme. Loin de s’intéresser seulement aux
œuvres constituées, il prend comme point de départ le “griffonnage” Lorsque
nous sommes animés d’une forte impulsion intérieure que nous ne pouvons pas
extérioriser autrement que sur le papier, les griffonnages prennent une tout
autre figure. (…) le crayon court avec violence sur le papier et, au lieu des
belles courbes organiques modérées, c’est une ligne rigide, anguleuse, toujours
interrompue, dentelée, d’une forte puissance expressive qui apparaîtra. Ce
n’est pas le poignet qui crée librement la ligne mais notre violente volonté
d’expression qui dicte impérieusement au poignet un mouvement (…). Tout le
processus d’oppression du mouvement naturel se révèle à nous. À chaque cassure,
à chaque changement de direction, nous
sentons que les forces soudainement
arrêtées dans leur cours naturel se redressent, puis passent, avec une
puissance augmentée par l’obstacle, au mouvement suivant. Plus les cassures
sont répétées, plus la ligne a d’obstacles à franchir, plus violent est le
ressac, au point de rupture, et plus puissant chaque fois est le flot dans la
nouvelle direction, en d’autres termes, plus forte et plus entraînante est l’expression
de la ligne”. Worringer ajoute : “Le caractère propre de cette expression
est de représenter les valeurs non pas sensuelles et organiques, mais non
sensuelles, c’est-à-dire spirituelles (…) Ces griffonnages linéaires
apparaissent comme le dégagement d’une oppression intérieure de l’âme; de même
ce qu’il y a d’agité, de convulsif, de fébrile dans les lignes septentrionales
jette une lumière évidente sur la vie intérieure oppressée de l’humanité
septentrionale”». La psychologie dont parle Worringer n’est
peut-être pas celle de l’humanité, mais elle était sûrement celle de tous ces
jeunes artistes allemands; une opposition structurelle entre accomplir chacun
son propre destin, exprimer sa propre forme liée à sa psychologie personnelle
tout en partageant un même Zeitgeist culturel :
«On est immédiatement frappé
par le fait que des groupes d’artistes se sont formés dans certains centres,
entre autres Die Brücke à Dresde en 1905
et Der Blaue Reiter à Munich en
1911-1912, mais que plusieurs des membres les plus influents de ces groupes
sont obstinément restés indépendants dans leurs activités», s’étonne
Herbert Read. Contrairement aux
impressionnistes qui avaient tout fait pour effacer la ligne, les
expressionnistes la reprenaient, non pour complaire aux règles académiques,
mais pour s’en servir pour la briser le plus souvent possibles.
 |
E. L. Kirchner. La Friedrichastraße, Berlin, 1914. |
Ainsi, «en déménageant de Dresde à Berlin, les
artistes du groupe “Die Brücke”, qui
rejetaient toute activité artistique empreinte d’académisme, furent frappés par
l’effervescence de la métropole et ses oppositions sociales lourdes de
tensions. La Rue ou La Friedrichastraße, Berlin d’E. L Kirchner,
sont des
exemples éloquents de la réaction insolite, très vive et dramatique
des artistes expressionnistes à leur nouvel environnement. L’expressionnisme
métropolitain et berlinois de Kirchner comporte tout à la fois de la
fascination et du refus. Dans ses tableaux à personnages, s’exprime l’élégance
des dames et des cocottes, en même temps que s’affiche aussi leur pâleur et
leur anonymat. L’agressivité des couleurs criardes et la nervosité d’une touche
véhémente traduisent la fébrilité et la brutalité que le peintre a ressenties
dans l’atmosphère de la métropole». Un autre peintre du
groupe, Ludwig Meidner, qui peignait des crânes et des oiseaux empaillés, «chercha à concrétiser ses idées. En elles,
il réalise surtout ce qu’il appelle “le point de vue [important] pour la
composition” : “Plus elles sont éloignées du point de vue, plus les lignes
s’inclinent. Si nous nous tenons par exemple au milieu de la rue, en regardant
droit devant nous, alors toutes les maisons auxquelles nous faisons face, tout
en bas, nous apparaissent verticales, et leurs rangées de fenêtres semblent
donner raison à la perspective communément admise, car elles courent
rejoindre
l’horizon. Mais les maisons à côté de nous - nous ne le sentons qu’avec la
moitié de l’œil - semblent branlantes, prêtes à s’effondrer. Ici, des lignes
qui en réalité sont parallèles, remontent à pic vers le ciel et se coupent. Les
pignons, les cheminées, les fenêtres sont des masses obscures, chaotiques,
fantastiquement rétrécies, à sens multiples”. Cet élan vers le haut, en même
temps que la fragilité, l’effondrement sur soi de la tour Eiffel, symbole des
réalisations d’une civilisation mais aussi vision de la précarité terrestre,
furent déterminants pour La Ville en feu
de Meidner». Cette tendance
parmi les expressionnistes en vient même à porter un nom, Pathetiker, tant la révolte à travers des illustrations macabres ou
au moins morbides finit par les caractériser : «Chez les “Pathetiker”, le centre d’intérêt est bien plutôt la ville, et
l’environnement menaçant qu’elle constitue. Le personnage impuissant dans La
Ville en feu de Meidner reflète ce que
l’artiste ressent. Les maisons chancelantes dans La Ville de Steinhardt, peinte [en 1913], semblent menacer les passants. Et le
désespoir est dangereux - il peut conduire à la prostitution et au jeu, qui se
déroulent derrière les fenêtres de ces façades branlantes. Tout à fait dans
l’esprit des “Pathetaker”, dont il ne faisait pas directement partie, Grosz
peignit en 1915 son tableau La Rue.
Par l’abandon de la perspective centrale au profit de la vision d’une ville qui
se disloque, l’œuvre perpétue le caractère branlant des vues de Delaunay et les
transforme en une critique sarcastique de la société. Pour Grosz, le sol
vacille dans un monde fait de séduction, de morale et de voyeurisme. En raison
de leurs mœurs dépravées, la ville et l’humanité sont menacées de décadence. Le
tremblement de terre n’est pas causé par une catastrophe naturelle mais par la
dégradation morale dont l’humanité est seule responsable. Chez Meidner,
Steinhardt, Dix et Grosz, l’artiste est souvent intégré à l’image, avec sa
vision d’un monde devenu chaotique».
 |
Ludwig Meidner, La ville en flamme, 1913 |
Toute la violence contenue
puis libérée dans les tableaux expressionnistes avait de quoi faire peur,
comparée à la sérénité mélancolique des tableaux impressionnistes. Les
bourgeois de Vienne avaient raison de
houspiller les premières œuvres de
Kokoschka qui furent reçues avec enthousiasme à Berlin. La série Le meurtrier, espoir des femmes, de
1908, dont l’un des bois gravés consiste à présenter une femme aux seins
exubérants, poignardé par un homme sous le regard horrifié de ses enfants, s’inscrit dans une veine nordique qui échappe entièrement au
classicisme. «Cette tradition nordique
est en elle-même complexe, mais il y a un fait décisif : l’acceptation par les
classiques du monde organique comme d’un cadre serein pour les efforts humains,
et de l’art comme d’une réflexion harmonieuse de ce monde (cet idéal de l’art
conçu comme un bon fauteuil, un lénifiant cérébral que Matisse devait adopter)
n’est pas suffisamment chargée d’expression pour cette tradition nordique, “il
lui faut plutôt ce pathos inquiétant qui s’attache à l’animation de
l’inorganique”. D’où cette tendance à l’abstraction inquiète, agitée, qui a
toujours caractérisé l’évolution de l’art dans le nord de l’Europe et qui est
réapparu avec une intensité redoublée dans nos propres temps difficiles; et de
là aussi, ces formes naturelles déformées par l’émotion et qui cherchent à
exprimer l’inquiétude et la terreur que l’homme peut ressentir en face d’une
nature fondamentalement hostile et inhumaine. Comme le repos et la vision
claire lui sont interdits, son seul recours se trouve dans un accroissement de
sa nervosité et de
sa confusion jusqu’à un point culminant, où elles lui
apporteront étourdissement et détente». De tels thèmes ne
pouvait parvenir qu’à s’exprimer totalement qu’en ayant recours à des moyens
artistiques non disponibles dans l’enseignement académique ni dans ce que les
artistes pouvaient observer des Anglais ou des Français, sinon peut-être
Gauguin qui, par sa brutalité, laissait à voir la possibilité de résoudre la
solution psychologique : «La réponse
morale et esthétique expressionniste à cette problématique existentielle, à
tout le moins dans sa forme précédant la Première Guerre mondiale, s’ordonne en
fait à partir de deux thèmes : l’apocalypse et la régression. […] Pour l’expressionnisme allemand, la volonté
de régression correspond à un éloge du primitif. […] C’est à partir de cette vision que l’on peut saisir la profonde
ambivalence dans laquelle se meut le mouvement expressionniste allemand. J.
Meerloo apporte un éclairage édifiant sur le lien positif dans la vision
expressionniste entre ces deux concepts essentiels de régression et
d’apocalypse : “When life becomes too bothersome man regresses easily to
the state of primitive beeing. In his primitive rage man reverts to
primitive magic ideas and expects somehow in death to be reunited with mother
earth. Death means for him the magic union with what created him”». Cette révolte se plaçait
donc bien avant la Grande Guerre et le sort fait aux artistes expressionnistes
durant celle-ci laissera dans la mémoire des survivants, une violence échappant
à toutes les limites.
 |
Matthiais Grünwald. Retable d'Isenheim (détail), 1512-1516. |
Car l’expressionnisme
n’était pas que plastique. Comme le rappelle le philosophe Sloterdijk, «L’expressionnisme littéraire a été un
dernier sursaut de la volonté de simplification - une révolte des moyens
modernes d’expression contre l’expérience moderne, contre la complexité, la
relativité, le perspectivisme. Par contre, en tenant compte de l’expérience que
les choses ont un air différent dans des perspectives différentes, la tendance
cubiste plastique paraissait conforme à la modernité». Il n’y a pas de
raisons de penser autrement pour l’expressionnisme artistique et même
cinématographique. En tant qu’avant-garde, l’expressionnisme, tout en défiant
l’académisme, tenait à conserver un pont avec le passé. C’est ainsi qu’il faut
entendre le nom que le groupe se donna à Dresde, Die Brücke : «Les
Expressionnistes ne se sont jamais isolés de l’art passé – comme les Futuristes
par exemple et certains courants russes -, mais au contraire ont toujours
cherché à justifier leurs créations par des œuvres antérieures. Non seulement
les peintres, mais les poètes, se reconnaissaient dans certaines œuvres qu’ils
considéraient comme l’annonce de leur vision du monde (en particulier Munch,
mais aussi Van Gogh, Matisse et, dans le passé, Grünwald, le Greco, l’art
gothique)». De même, si les
expressionnistes critiquent la société industrielle, à l’image des autres
avant-gardes, ils se reconnaissent dans certains courants philosophiques qui
répondent à leurs critiques : «Le
doute dans la réalité était affirmé dans la philosophie de l’époque –
néo-kantiens en Allemagne, bergsonisme en France -, mais aussi dans la
physique, et Kandinsky qui rêvait d’une union entre l’art et la science dans le
second volume de l’Almanach du Blauer Reiter a souvent établi des parallèles
entre le passage à l’abstraction dans la peinture et la mise en question de la
réalité extérieure qui s’effectuait à son époque. Cette tendance, assurément,
rejoignait la sensibilité expressionniste qui privilégie l’intériorité, la
vision, l’intuition sur l’observation. […] Franz Marc ne cesse d’affirmer que c’est derrière l’apparence des
choses que se dissimule la “vraie réalité”. […] Mais ce passage à l’abstraction – que Worringer caractérise comme une
nécessité historique – […] ce retour
vers l’intériorité, cet appel au spirituel, cette affirmation qu’une œuvre ne
vaut que par la résonance qu’elle suscite sont assurément caractéristique de
l’Expressionnisme». Pour la première fois peut-être, mais il est
difficile de mesurer la course entre le cubisme et l’expressionnisme,
l’abstraction devenait la logique même de l’art moderne. La déconstruction de
l’espace plastique entreprise depuis le réalisme de Courbet et Manet ne
supposait pas l’abstraction. Pourtant, à passer d’une mouvance à l’autre, plus
on s’éloignait de la reproduction du réel, plus l’image se brouillait et
donnait autres choses à voir. L’expressionnisme considérait de manière déterministe
cette issue.
Mais, il n’était pas
question de se précipiter dans l’abstraction ou le non-figuratif. Même
Kandinsky, son prophète, n’osa que progresser timidement vers cette fin
inéluctable. En attendant, les tableaux aux lignes découpées au scalpel par les
expressionnistes résonnaient de leur époque. Ceci explique la façon dont leurs
œuvres peuvent encore nous émouvoir, nous attrister, nous révulser, nous
horrifier, voire même nous terroriser. L’expressionnisme, mais d’une façon
différente du symbolisme ou de l’impressionnisme, travaillait à créer des
effets chez le spectateur. Très tôt, les maîtres qui inspirèrent la jeune
génération de peintres allemands leur avaient enseigné la lutte quotidienne qui
était celle de l’artiste avec son milieu : «Si nous prenons les précurseurs et les fondateurs de l’Expressionnisme
dans l’ordre de leur naissance, nous en trouvons huit qui sont nés entre 1849
et 1870 : Christian Rohlfs (1849), Ferdinand Hodler (1853), James Ensor (1860),
Edward Munch (1863), Alexei von Jawlensky (1864), Wassily Kandinsky (1866),
Emil Nolde (1867) et Ernst Barlach (1870), et ces huit hommes passèrent les
années les plus importantes de leur vie à lutter dans l’isolement, chacun dans
un milieu de province hostile». Or, ce milieu qui les
rassembla tous, c’était la ville allemande, la métropole, Vienne ou Berlin peu
importe, et ces nouveaux centres urbains n’étaient qu’un amas de violences
multiples, de détresses et de résignations (il n’y a pas de résiliences dans
les œuvres
expressionnistes; les artistes y vont crûment, contrairement à ce
que nous nous obstinons à reproduire). À part la peinture, le théâtre fut un
médium particulièrement approprié pour décharger cette révolte contre la
bourgeoisie allemande : «Au théâtre,
des principes analogues déterminaient la mise en scène expressionniste
habituelle, sauf le cas spécial des escaliers de Jessner, qui passèrent pour
caractériser l’expressionnisme bien que leur fonction émotionnelle fût réduite;
la stylisation des personnages et du jeu des acteurs était un facteur
supplémentaire de déformation. La pièce se décomposait en une série de scènes
discontinues, la psychologie du héros en diverses facettes; les autres
personnages n’avaient plus rien de saillant. Quant à l’écriture - vers, dialogues
(ou plus rarement prose) - la phrase
était hachée, télescopée ou inversée, un peu comme les éléments d’un tableau.
On manipulait la versification tout comme les formes optiques pour la rendre
expressive; le vers libre était de règle. Alors qu’au théâtre on tirait des
effets comiques de l’expressionnisme - les saccades du texte évoquant les
premiers films muets -, les poètes devenaient de plus en plus solennels et de
plus en plus messianiques. Ce qu’ils exprimaient le plus intensément n’était
pas le dynamisme de la vie moderne tel que l’avait rendu l’expressionnisme à
ses débuts; c’était la haine de la guerre et l’amour de l’humanité». Et, venue comme
pour confirmer tout cela, la Première Guerre mondiale s’avéra, dans le réel, ce
que le virtuel des lettres et des arts avait pris plus d’une décennie à
prophétiser.
Voilà comment
l’expressionnisme est devenu un art spirituel, certains diraient mystiques. Non pas comme le symbolisme
qui fouillaient dans les poubelles de l’ésotérisme, mais dans une réflexion où
la mystique russe avait sa part d’importance. Cette intrusion de la mystique
russe dans l’expressionnisme nous le devons à Malevitch sans doute mais sans
l’effort de théorisation de Kandinsky, elle n’aurait pas irradiée
l’expressionnisme allemand. Outre ses essais, Kandinsky publiait dans le Sturm qui rassemblait autour de lui
littéraires et artistes allemands avant la guerre, puis dans la Revue Oblique : «L’Expressionnisme est l’expression du spirituel au moyen de la forme.
Mouvement-rythme est la forme. La ligne, la surface et la lumière (couleur)
sont l’élément matériel pour les arts plastiques. L’Expressionnisme accompli,
c’est l’Expressionnisme abstrait; il est la configuration dans sa pureté. Il
configure physiquement ce qui s’accomplit spirituellement, il crée des objets
et il ne part pas d’objets – de sujets». Nous aurions tort
toutefois de prendre tout l’expressionnisme pour le produit de cette démarche,
mais il est vrai que, sur le fond, la critique de la société moderne appelait à
un retour vers la spiritualité, quoi qu’il fut difficile pour ce faire de
renoncer aux expressions formelles nouvelles qui traduisaient, sinon la réalité,
du moins la vérité des apparences. À
ce point, comme toutes les autres mouvances de la modernité, le choix était finalement
formel plus que théorique. C’est ainsi que les deux pôles de l’expressionnisme,
Dresde (Berlin) et Munich en vinrent à s’opposer : «Si l’on compare en particulier Der Blaue Reiter et Die Brücke, ce qui frappe
le plus, c’est que le premier avait un programme, un ensemble de théories, mais
aucune unité, tandis que le second formait bien un groupe, mais n’avait d’unité
théorique que sentimentale et de très vagues conceptions philosophiques. Il est
significatif que le seul programme un peu détaillé que l’on possède de la Brücke, celui établi par Kircher fut rejeté par
l’ensemble du groupe. Il y a assurément un élément plus affectif, dans la Brücke, mais il est remarquable que dans les deux
groupes se manifeste le même désir de revenir vers le “primitivisme” : les
arts océaniens et africains d’un côté, l’art populaire bavarois, les folklores
allemands et russe, la sculpture archaïque grecque chez les autres. Dans les
deux groupes, on retrouve le même élan visionnaire, le même refus du réalisme,
du monde “naturel”, la quête d’une vérité interne, derrière les choses. Plus
symbolique et moins violent que le groupe de Dresde, le Blaue Reiter s’inscrit bien dans la même sensibilité» du spirituel dans
l’art avant tout.
Pour les artistes européens
qui survécurent aux champs de bataille, l’expérience servit à enrichir leur
pessimisme face à la nature humaine et à l’organisation sociale. Même terminée,
la guerre continuait à appauvrir et à humilier l’âme allemande. Comme le
souligne encore l’historien britannique Herbert Read : «On venait d’atteindre, en Allemagne, dans
l’ombre atroce de la guerre mondiale, un tournant décisif, et il fallait alors
semble-t-il, choisir entre deux sortes de liberté : une liberté de transformer
l’objet réel, le motif, pour le faire correspondre à des sentiments inexprimés;
et une liberté de créer un objet entièrement neuf, sans motif, qui exprimerait
également ces sentiments non-exprimés. Transformation et déformation de l’objet
réel, telle fut la voie suivie par le groupe de la Brücke, et des artistes tels que Schmidt-Rottluff,
Kirchner, Heckel, Pechstein, Mueller et Nolde s’y maintinrent pendant et après
la guerre; à cette tendance, sans qu’ils aient obligatoirement partagé tous ses
idéaux appartiennent également Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Karl Hofer,
Jawlensky, Kubin, Soutine, Rouault, Rohlfs, Georg Grosz, Max Beckmann, les
expressionnistes belges (James Ensor, Constant Permeke, Jan Sluyters, Gustave
de Smet) et de nombreux artistes d’autres pays, en particulier du Mexique (Rufino
Tamayo, né en 1899) et des États-Unis (John Marin, (1870-1953); Ben Shahn,
(1898-1969); Abraham Rattner, (1895-1978); Jack Levine, né en 1915». La chose fut encore
plus vraie pour le cinéma. Par contre, une toute nouvelle forme d’art devait
récupérer cette vision de l’urbanité déstructurante aux lendemains de la
guerre, le dadaïsme : «Il est intéressant d’observer comment, dans
l’après-guerre, cette vision de la grande ville a été reprise par le dadaïsme,
le Novembergruppe, le Bauhaus et le
constructivisme, et recevait par là une nouvelle empreinte. Dans le collage New York de Hannah Höch et dans Métropolis de Paul Citroën, le thème de la grande
ville devient, d’une nouvelle façon, une vision oppressante. Les bâtiments
chancelants de la métropole se distinguent toutefois, dans les années 20, des
représentations antérieures par le fait qu’ils servent à présent à décrire la
domination de la technologie sur l’homme. Comme dans le célèbre film du même
nom, tourné en 1926 par Fritz Lang, l’homme est devenu dans ces collages la
victime et l’esclave de son propre pouvoir d’invention».
 |
Paul Citroën. Métropolis, 1922. |
Aucun mouvement d’art
moderne ne s’était présenté à ses spectateurs véhiculant un tel pessimisme
devant la vie, l’humanité, la nature. Lorsque Somville écrit, non sans
nostalgie, qu’«avec Watteau, au siècle de
la
révolution française, la fête est finie et ce n’est peut-être pas par hasard
que les coloris les plus fréquents y soient des nuances d’automne», ce n’était rien
devant les résultats de la ligne brisée de l’art expressionniste. Pour Jean
Duvignaud, qui s’essaie à une confrontation entre le kitsch et l’art baroque : «On
a baptisé “expressionnisme” le grimacement de personnages envahis par les
convulsions d’un monstre intérieur jusque-là refoulé - une dénonciation du
barbare dissimulé sous la benoîte figure d’un personnage social au rôle
respecté». Si jamais les
expressionnistes crurent que les bourgeois au
rôle respecté ne fut qu’un tantinet benoîte,
les lendemains de guerre montraient leur vrai visage de brutalité et de violence
sans nom. La répression de la révolution du début 1919 ne fut peut-être pas
aussi meurtrière que celle de la Commune de Paris en 1871, mais les quatre
années de guerre qui venaient de décimer leur petit monde d’artistes
suffisaient pour ancrer davantage leur pessimisme dans la nature humaine. La
guerre les avait placés devant leurs propres contradictions en tant que
révoltés : «L’expressionnisme
allemand exaltait la force (voire la guerre), dans laquelle il voyait un
antidote à une société stagnante et ennuyeuse. Contrairement aux “décadents”,
les expressionnistes se voulaient des révoltés actifs; non contents de
revendiquer la liberté d’expression, ils disaient vouloir renverser les mœurs
et la morale traditionnelles. La volonté, la combativité, vertus viriles
traditionnelles, devaient les aider à instaurer le règne de leurs émotions. Il
ne faut pourtant pas perdre de vue une distinction importante : les mœurs de la
bourgeoisie pouvaient être attaquées, et son idéal viril néanmoins réaffirmé». Comment renverser
les mœurs de la bourgeoisie sans passer par une réelle violence? Or, la
violence, les artistes allemands l’avaient vue dans toute son horreur et ce ne
sont pas les forces du renouvellement qui en prirent avantage; tout au
contraire, elles furent impitoyablement assassinées par la police dirigée par
un gouvernement social-démocrate. Voilà ce que le choc en retour du traumatisme
de la guerre faisait vivre chez ces artistes contestataires. Il se produisit
alors un renversement de caractères que saisit assez bien Arno Mayer : «Au départ, les expressionnistes dénonçaient
aussi beaucoup plus ouvertement les contraintes asphyxiantes du traditionalisme
allemand qu’ils n’élaboraient une nouvelle esthétique. Pour reprendre la
déclaration de Rudolf Kurtz dans le premier numéro de “Der Sturm” (La Tempête) (3 mars 1910), les jeunes rebelles entendaient mettre à nu la
solennité, la complaisance et l’imposture écrasantes de la société impériale.
Se révoltant contre les pères, les professeurs, les officiers et les
dirigeants, ils s’identifiaient avec les indigents, les prostituées, les
psychotiques, les jeunes et les femmes. Mais les expressionnistes n’allaient
pas jusqu’à dénoncer l’exploitation des ouvriers par la bourgeoisie et ses
associés dans la classe moyenne et leur chauvinisme. Outrés plutôt par le fait
que les pionniers du progrès économique avaient adhéré à une culture archaïque
au lieu d’encourager le mouvement moderniste, les expressionnistes les
méprisaient pour leur philistinisme abject».
 |
Fritz Lang. Métropolis, 1927. |
 |
Fritz Lang. Métropolis, 1927. |
Les expressionnistes
n’avaient pas de sympathies sociales bien affirmées. Plutôt que de la
condition, ils s’en prenaient surtout à la nature humaine, d’où cette fatalité
poussée jusqu’à l’abstraction, vers une spiritualité nouvelle, indépendante des
vieilles églises et des vieux credo. On pourrait les rapprocher des
saint-simoniens du siècle précédent qui croyaient en la venue d’un
christianisme nouveau, vu que «leur rejet
de l’“héritage épuisé” allait de pair avec leur réprobation du progrès
scientifique. De plus, au lieu d’adopter une attitude constructive ou critique
à l’égard de la société, Marc et Kandinsky aspiraient à suivre “les disciples
du premier christianisme, qui puisaient la force de leur tranquillité
intérieure au milieu du vacarme de leur époque”. Orgueilleux, ils empruntaient
délibérément un chemin élitiste “trop raide” pour les masses, dont la “cupidité
et la malhonnêteté détruiraient ou dénatureraient immanquablement toute croisade
“pour les idées pures”». Contre la
bourgeoisie et ses illusions de progrès matériel tout comme les valeurs
ancestrales de la tradition allemande, comment se révolter à la fois contre les
Anciens et les Modernes? C’est là toute l’aporie de l’art moderne du tournant
du XXe siècle. Cette aporie se retrouva dans leur propre mouvance tant, comme
les impressionnistes, les expressionnistes s’individualisèrent et entrèrent
plus ou moins en conflits les uns contre les autres, car «même
si l’Expressionnisme demeure la manifestation la plus importante
au sein de l’avant-garde picturale allemande avant la Première Guerre mondiale,
s’il surprend par la variété de ses productions et la richesse de ses théories,
son développement ne cessa de susciter des polémiques. Dissensions entre les
membres de mêmes groupes, multiplication des “Sezessionen” et hostilité des
critiques. La Sezession berlinoise,
qui avait invité Nolde, Kandinsky et Jawlensky en 1907, les rejettera en 1910.
Le succès de l’exposition d’art moderne au Sonderbund de Cologne permettra de
briser pour un temps l’opposition des conservateurs (Corinth), mais les
courants “réactionnaires” ne disparaîtront pas pour autant. Cela permet de
comprendre en partie ce que sera la peinture à l’époque hitlérienne. On
s’imagine trop aisément que l’Allemagne des années 20 était tout entière dominée
par les avant-gardes. En fait, le réalisme n’était pas mort et ne demandait
qu’à ressurgir, une fois ces courants balayés». En attendant, les expressionnistes révélaient,
chacun à sa façon, son pessimisme profond. Un pessimisme frôlant parfois la démence.
Pour qui ne croyait pas la guerre mondiale possible avant l’été 1914, leurs
œuvres durent apparaître inutilement inquiétantes; pour ceux qui, en 1919,
suivaient la défaite de la paix, à Versailles, ces mêmes œuvres prophétisaient
de plus grands malheurs à venir!
 |
Fritz Lang. Métropolis, 1927. |
La révolte sociale des
expressionnistes provenait avant tout d’expériences personnelles souvent
douloureuses qui leur rendaient impossible de partager une vision commune optimiste.
Leur pessimisme, bien en deçà de leurs théories esthétiques ou même leurs
critiques de l’esprit bourgeois allemand, relevait bien de l’esprit fin-de-siècle; de ce sentiment d’entraînement fatal qui est propre
au phénomène de désagrégation des civilisations. Appelons cela crise morale, il n’en reste pas moins
que ce fut au niveau existentiel même que ce sentiment était vécu et partagé
par le groupe, surtout lorsque le réel le rattrapait : «Le contenu esthétique des productions
artistiques de l’expressionnisme révèle avant tout une crise morale extrêmement
profonde de la société allemande. K. Vondung parle de “sentiment de
catastrophe, de cette atmosphère de fin du monde” et relève en Allemagne, à
cette période, “une recrudescence d’intérêt pour les thèmes de la mort et de
l’anéantissement”. La vitalité de l’esthétique de l’expressionnisme allemand
exprime la virulence de cette tension existentielle si fortement manifestée
dans l’œuvre devenue une figure emblématique de toute une époque, à savoir le tableau de Munch intitulé Le cri. Le
contenu des œuvres expressionnistes expriment des émotions intenses,
intensément exprimées». Le peintre
expressionniste sentait qu’il y avait en lui un peu de la
malédiction de
Cassandre. Il se sentait mu par ce sentiment d’entraînement et voudrait mettre
en garde, mais nul ne l’écoutait… Sur ce point, il suivait la voie tracée par
Ensor : «On sait que, consciemment
ou non, il se prit souvent pour Jésus-Christ et aima se représenter, entre
autres fantasmes, entouré de masques hideux, rappelant ainsi la célèbre montée
au Calvaire par Jérôme Bosch. Le masque en tant que symbole moral le fascina
également: tous ses contemporains hypocrites apparaissent affublés, comme par
une seconde nature, des grimaces figées de leur sordide mesquinerie.
Acrimonies, mensonges, faux-semblants, les masques sont comme autant de personæ, mais à la différence de ce qui se passe au
théâtre, au lieu d’offrir une fiction, c’est la réalité la plus profonde des
êtres qu’ils révèlent! Comme dans certains portraits de Rembrandt, toute la
laideur des âmes transparaît dans le rictus des visages. On citera simplement à
titre d’exemples L’intrigue, Les
masques singuliers et Les masques et
la mort. […] le crâne aux yeux vides est le plus effrayant des masques…».
 |
James Ensor. Autoportrait avec masques, 1899. |
Les autres courants
d’avant-garde de l’époque ne sont pas étrangers, eux non plus, à ce sentiment
d’entraînement fatal. Herbert Read note que «le Futurisme et le Surréalisme sont incontestablement des
manifestations de cette anxiété métaphysique, et comme ces manifestations se
sont produites à une échelle mondiale, on peut difficilement dire d’elles
qu’elles sont spécifiquement nordiques ou germaniques». Ainsi, l’écrivain «Thomas Mann a porté témoignage qu’il avait
vu là un mouvement représentatif des mêmes “forces obscures” qui avaient animé
les expressionnistes et autres expérimentateurs modernistes. (Mann, le
symboliste, confondant art et action, n’a pas tenu compte de l’énorme
différence matérielle entre un portrait de femme par Picasso en son époque
cubiste et un torse de femme coupé en morceaux par un meurtrier “cubiste”.)». Le cubisme
utiliserait le même sadisme que
l’expressionnisme dans sa façon d’utiliser la ligne et de déconstruire
l’harmonie figurative. Mais si avant 1914, il était possible de miser sur le
sadisme individuel des expressionnistes, après la guerre, il ne put plus en
être autrement, et le futurisme et l’expressionnisme se situèrent aux
extrémités l’un de l’autre. La ville, l’automobile, la vitesse qui faisaient l’optimisme de la vision futuriste voyait se dresser devant elle : «cette vision sceptique, pessimiste,
apocalyptique,[qui] ne s’observe que
dans des tableaux de ville. Le Feu de
H. M. Davringhausen, peint en 1916, est l’expression de la même attitude de
base. Peint en pleine guerre, ce tableau prend pour fond sur lequel se détache
son personnage l’église Saint-Séverin
de Delaunay. À l’architecture déformée par rapport à la perspective centrale
habituelle, correspond la figure étrangère à la vie du malade mental. À
l’arrière-plan, un soldat allemand et un soldat français se battent. Eux aussi
semblent abstraits de la réalité et hors de leur bon sens dans cet
environnement aliéné. Le thème de la guerre fut présenté de la manière la plus
pénétrante et la plus accusatrice par Otto Dix dès le début des combats en
1914. Son tableau La Guerre (LaPièce d’artillerie) est un exemple
éloquent du contraste entre, d’une part, la sensibilité des lignes brisées dans
les tableaux de Delaunay représentant la ville et, d’autre part, la vision et
la dramaturgie explosive de la destruction. Chez Dix, l’homme s’est pris dans
les rouages de la machinerie destructrice de la guerre. D’ailleurs, l’artiste
est beaucoup plus fortement marqué par les idées futuristes que Davringhausen.
Toutefois, il est caractéristique de l’expressionnisme berlinois que Dix les
retourne avec sarcasme en un signe avertisseur de décadence, tandis que les
futuristes glorifiaient la guerre en y voyant la possibilité puissante et
dynamique d’un nouvel ordre social. Les grandes visions urbaines de George
Grosz reposent, elles aussi, dans leur dynamique de leur agressivité, sur une
confrontation de l’artiste avec le futurisme».
 |
Max Oppenheimer. Der Blutende, 1911. |
Si cette angoisse
psychologique, historique ou existentielle n’émanait pas de ce sentiment d’entraînement fatal, d’où les
expressionnistes puisaient-ils cette commune agressivité? «Le sentiment de honte, n’en
doutons pas un instant, est au cœur de
l’angoisse de l’expressionnisme naissant, répond Carl Schorske. Je le veux bien,
mais la honte est elle-même une réaction idéologique qui surgit d’un sentiment
encore plus profond. Peut-on ressentir la honte si nous ne souffrons pas d’un
mal-être collectif? De la perte d’une volonté historique? De la culpabilité qui
se perd entre la vérité et le mensonge? C’est là où réside ce pessimisme que l’on reconnaît dans
l’expressionnisme, mais dont on doute de la présence dans le cubisme ou le
futurisme. Ces deux courants, dont le second est absolument sans inquiétude,
vont vers l’avant, tandis que l’expressionnisme hésite et finalement, refuse.
Aussi, la honte, avant d’être collective, c’est-à-dire cristallisée par la
guerre et la défaite de l’Allemagne, est-elle jusqu’en 1914, une honte purement
individuelle. L’expressionniste est celui qui vit dans la cité, étranger à
celle-ci (la plupart provenaient hors des grands centres). Le maître du Modern Style allemand, Gustav Klimt «avait attiré l’attention sur la fragilité du
moi qu’expriment les autoportraits des peintres qui lui succèdent : Richard
Gerstl, Egon Schiele, Oskar Kokoschka et Arnold Schönberg. Surtout les
autorportraits nus et demi-nus expriment une reconnaissance progressive du
monde et, indissociablement, d’un moi déchiré. Ce même sentiment d’angoisse et
d’éparpillement de la personnalité ressort des portraits que ces représentants
de l’expressionnisme viennois ont faits de leurs amis avec les-
quels ils
formaient un seul milieu fortement intégré. On peut donner pour exemple le
portrait qu’Oskar Kokoschka a fait de Karl Kraus pour la revue Der Sturm,
portrait dont le caractère déchiré contraste avec les photographies de Karl Kraus
de la même époque, qui soulignent plutôt la cohérence morale de ce juge suprême
de la vie intellectuelle et artistique». Kokoschka, issu de
la grande bourgeoisie viennoise illustre assez bien ce pessimisme psychologique
et moral qui se transforme en mutation physionomique : «Les premières œuvres de Kokoschka que
l’on peut véritablement qualifier d’“expressionnistes” furent réalisées en 1906
et s’échelonnent jusqu’en 1912 (La Dent du Midi, 1909; Frau Hirsch,
1907-1908). Les toiles les plus remarquables qu’il réalise alors sont des
portraits. Alors que Schiele sexualise agressivement tous ses dessins,
Kokoschka réalise un type de portrait “psychologique” qui cherche à saisir à
travers le visage – et surtout les mains – un détail qu’il exagère, déforme pour
en faire l’expression de toute une personnalité. Ainsi le portrait du
psychiatre suisse Auguste Forel frappe par ces mains tordues qui semblent
crispées par les rhumatismes et le double portrait de Hans et Erica Tietze
présente les mêmes exagérations. Les yeux comme les mains signifient moins une
atmosphère qu’un drame et ce n’est pas sans raison que les historiens ont
souligné cette étrange habitude de Kokoschka de faire d’un portrait
l’expression d’une maladie ou d’une angoisse. La Duchesse de Rohan-Montesquieu montre un être ravagé par la tuberculose;
quant aux portraits de Ritter von Janikowsky (1909-1910) ou du Docteur Szeps
(1912), il s’agit de personnalités psychopathologiques». Pour le sculpteur
Giacometti, nous savons au moins l’origine de ses obsessions de difformités
physiques : «En 1921, au cours d’un
voyage, il a assisté, seul, dans une chambre d’hôtel, à l’agonie d’un ami.
Peut-être en a-t-il gardé son obsession du visage humain? […] Ses sculptures filiformes, maintenant
célèbres, d’allure tremblée, et même déchiquetée, joignent la pureté d’un style
un peu mystique à des recherches expressionnistes. […] Ce qui reste curieux, dans le cas de Giacometti, c’est une sorte
d’agressivité vis-à-vis de soi-même, que les années n’ont en rien émoussé».
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Egon Schiele. Autoportrait nu, 1916. |
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L’autre cas assez connu est
celui du peintre Egon Schiele (1890-1918). Découverte de Kokoshka auquel il
vouera une reconnaissance éternelle, Schiele, par la violence et l’érotisme de
ses travaux, suscitait le rejet de la Vienne bourgeoise, catholique et
pudibonde. Aussi, crut-il bon d’aller s’établir, en 1911-1912, dans le petit
village de Neulengbach pour y travailler avec son modèle, Walli : «Le fait qu’il invite des enfants à poser
comme modèles, le font considérer comme indésirable par la population. Le 13
avril 1912, il fut arrêté, on confisqua ses dessins et il se retrouva enfermé
dans la prison du district de Neulengbach, pour “immoralité” et “séduction de
mineurs”. Toutefois, il ne sut ce qu’on lui reprochait qu’une semaine après son
arrestation. La justice l’accusait d’avoir laissé exposés dans son atelier des
dessins érotiques tandis qu’il y faisait entrer des enfants, contribuant ainsi,
par cette simple vue, à leur dépravation, ce qui lui valut d’être incarcéré
vingt-quatre jours. Au cours de sa détention, il tint un étrange journal décoré
d’une vingtaine d’aquarelles, réalisa même quelques sculptures avec du pain.
Après jugement de la cour, il fut relaxé le 7 mai, mais le tribunal fit brûler
un de ses dessins, comme condamnation symbolique de son œuvre. Le souvenir de
cette arrestation, son humiliation, laissèrent une blessure profonde en Schiele
qui se souvint peut-être, à ce moment-là, comment son père, lui aussi, avait
brûlé ses dessins d’enfant. Ceux qu’il réalisa dans sa prison – une cellule
ressemblant étrangement à une cave -, où il se représente comme une bête malade, agonisante,
enveloppé dans ses draps, comptent sans doute parmi les
plus poignantes qu’il n’ait jamais créés. Il se donnera désormais le visage
d’une victime misérable, d’un être souffrant et blessé, abandonné dans une
solitude à peu près totale», jusqu’à sa mort en
1918, emporté par la grippe espagnole qui suivit la fin de la Grande Guerre.
Des dessins qu’il traça de lui durant sa détention, n’ayant pas de miroir mais
ayant bien en mémoire les traits de «son
visage, l’adapta en tâtant sa barbe drue, les pommettes qui s’aiguisaient, les
cavités qui se creusaient. Et en tira des autoportraits poignants de douleur,
où le regard semble tout à la fois éteint comme celui d’un cadavre et halluciné
par l’injustice du destin. Schiele s’exclamait : “Il n’existe pas d’œuvre
érotique qui soit obscène tant qu’elle fait sens sur le plan artistique.” Mais
à l’heure du procès, après vingt et un jours de détention, l’argument ne valait
qu’à moitié. Certes, le tribunal évacua les chefs d’accusation d’enlèvement et
de détournement de mineur. Mais “l’immortalité” de ses productions clandestines
lui posait de sérieux problèmes. Pour deux raisons : d’abord cette débauche
sexuelle, licencieuse, perverse. Ensuite, et peut-être plus que tout, ce
traitement cadavérique, un peu morbide, où la chair est triste, usée avant même
d’exulter. Et ce désenchantement, ce désespoir qui sape la sexualité, donne aux
images une résonance nihiliste que la société viennoise ne peut pas recevoir». Rarement aura-t-on
vu un artiste se déformer aussi brutalement, avec une telle violence, dans ses
autoportraits! Nous sommes loin des autoportraits de Van Gogh, et encore plus
de Dürer ou même de Ensor qui se représentaient avec la beauté du Christ!
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Franz Marc. Destins d'animaux, 1913. |
Le pessimisme des
Kokoschka, Giacometti et Schiele versait dans la figuration masochiste de
l’être. D’autres artistes expressionnistes, eux-mêmes torturés par le
pessimisme, l’exprimèrent de tout autre façon, non moins tragique ni moins
désespéré. C’est le cas de Franz Marc (1880-1916) : «En septembre 1913,
Franz Marc voyagea en compagnie d’August Macke et
rencontra Delaunay dont le “cubisme dynamique” avait déjà profondément marqué
les membres du Cavalier Bleu. C’est
sans doute sous son influence qu’il évoluera vers le “cubisme orphique”, terme
forgé par Apollinaire pour désigner ce lyrisme musical des couleurs. Dans cette
nouvelle perspective, la forme animale semble prendre une importance encore
plus grande. Il ne cherche plus seulement à exprimer l’unité des êtres vivants,
mais à faire de l’animal une réalité supérieure (Chevaux et aigle, 1912, Le Daim dans le jardin du
monastère, 1912). On y voit les rayons de lune fusionner avec
les murs délabrés et les formes végétales dans une atmosphère d’immense
tristesse. Marc va développer à la perfection cette fusion symbolique
cubo-expressionniste qui, à partir de 1913, prendra un aspect apocalyptique.
Fidèle à son symbolisme animal, c’est à travers lui qu’il pressent et exprime
le cataclysme à venir et la plupart des œuvres qu’il réalisa dans les dernières
années de sa vie sont étrangement visionnaires. Destin d’animaux porte au dos, comme inscription : “Et
tout être est une souffrance immense”. En montrant cette vie animale menacée
par la mort qui rôde dans la forêt – au centre de la toile, un daim dressé
essaye d’éviter la chute d’un arbre, des diagonales rouges traversent l’arbre
qui tombe, autour des animaux rouges effrayés, des chevaux verts inquiétants –
Franz Marc anticipait sur les désastres qui allaient ravager toute l’Europe.
Cette même vision apocalyptique se retrouve dans l’immense Tour des chevaux bleus, qui présente ces animaux évoluant
dans l’espace, baignant dans une espèce d’arc en ciel magique, et aussi dans
Malheureux pays du Tyrol (1913). Dans un
paysage de collines, on aperçoit des maisons et des jardins, deux maigres
chevaux, la tête inclinée vers le sol et un aigle, sur une branche nue, qui
semble hésiter à s’aventurer dans ce pays désolé. Franz Marc trouva la mort le
4 mars 1916 lors de la bataille de Verdun». Dans le cas de
Marc, la réalité avait rattrapée l’angoisse.
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F. Marc. Tour des chevaux bleus, collection Goering, disparu depuis 1945. |
Et il ne fut pas le
seul : «Quand la première guerre
mondiale éclata en 1914, ce fut, de tous les mouvements intellectuels ou
artistiques d’Europe, l’expressionnisme allemand qui subit le choc le plus
terrible. Ce n’était plus seulement la charpente qui craquait, toute la maison
paraissait crouler : d’abord, la communauté des poètes et des artistes, qui fut
dispersée et perdit en deux mois trois de ses
membres les meilleurs; puis
l’idée de l’Internationale et de la fraternité socialiste, promptement rejetée
par tous à l’exception de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg; enfin, et au
grand soulagement de la plupart, l’empire des Hohenzollern et celui des Habsbourg
et avec eux toute l’Europe centrale. En dépit d’un ou deux poèmes prophétiques
de Heym ou de Stadler, “Le Départ”, des prémonitions de Meldner (1911-1912) et
des curieux objets en forme de canon dans Improvisation 30 de Kandinsky (1913),
et quel que fût le sentiment de précarité qu’inspirât l’art d’avant 1914, la
guerre fut pour l’Allemagne, comme pour l’Angleterre georgienne, un coup de
tonnerre dans l’azur. Les intellectuels allemands en furent d’abord sans
réaction, ou momentanément soulevés d’enthousiasme. Mais dans aucun autre pays
d’Occident, le revirement ne fut aussi violent, et comme il était surtout le
fait des écrivains et des artistes, il marqua définitivement leur mouvement». Cette série de
chocs traumatisants, attendus par leurs prédécesseurs, souhaités par tant de
groupes politiques, intellectuels ou artistiques, se solda pour la mouvance par
une sorte d’hécatombe que ne connut aucune autre. Bien entendu, la guerre ne
pouvait être qu’un stimulant pour des artistes baignés par le pessimisme de la
tendance expressionniste : «Assurément
la chance et les relations variaient selon les individus : certains
réussissaient à se faire réformer - ce fut le cas de Kurt Wolff, de Barlach et
de
Campendonk - mais d’autres étaient soumis à de terribles épreuves, qui
transformaient leurs vies. Quelques peintres, tels Heckel, Otto Herbig, Max
Kaus, se firent mobiliser dans un service médical sous le commandement de
Walter Kaesbach, en Flandre: Ils y entrèrent en relation avec Ensor et d’autres
artistes belges, et furent encouragés au travail; à la Noël 1915 Heckel peignit
sa Madone d’Ostende sur une tente de
l’armée. Osthaus fut chargé des monuments belges. Mais Kokoschka, blessé à la
tête et aux poumons, partit en convalescence dans un sanatorium près de Dresde;
Kirchner fut atteint de plusieurs dépressions pendant son instruction
militaire, réformé, et finalement frappé de paralysie aux bras et aux jambes;
Beckmann, qui avait été en contact avec le groupe de Kaesbach fut réformé en
1915 après une dépression nerveuse et, resté seul, se mit à travailler dans le
nouveau style de sa Résurrection inachevée de 1916. Parmi les hommes plus jeunes qui s’étaient tenus jusqu’alors
sur les lisières du mouvement, George Grosz fut victime de la discipline
militaire qui finit par le détraquer mentalement. […] Le poète Ernst Toller, engagé volontaire enthousiaste au début de la
guerre à l’âge de vingt ans, fut déclaré inapte au bout d’un an de service,
remobilisé en 1918 et envoyé successivement en prison, à l’hôpital et dans une
clinique psychiatrique. Un médecin militaire qui l’avait surpris en train de
lire un poème de Werfel, lui avait dit : “Quiconque lit des sottises de cette
espèce ne s’étonnera pas d’échouer en prison”». Et à côté, il y
avait les tués :
Ernst Wilhelm Lotz 26
septembre 1914
August Macker 26
septembre 1914
Ernst Stadler 30
octobre 1914
Georg Trakl 3-4
novembre 1914
Hans
Ehrenbaum-Degele 1914
August Stramm 1er
septembre 1915
Franz Marc 4 mars 1916
Reinhardt Johannes
Sorge 20
juillet 1916
Wilhelm Morgner août 1917
Robert Jentsch 21
mars 1918
Gerrit Engelke 13
octobre 1918
Franz Nolken 4
novembre 1918
 |
S. Tebbutt. Alfred Lichtenstein |
Pour ceux qui survécurent à
l’hécatombe, rares furent-ils à ne pas conserver un stress incroyable. Le cas
de Kokoschka est assez pathétique en soi. Kokoschka était né le 1er
mars 1886. Son enfance fut déjà le
théâtre d’aventures rocambolesques dignes de
ses écrits futurs. Schorske raconte ainsi qu’«Oskar goûtait fort la compagnie de [deux] fillettes. De l’une il
admirait l’esprit et l’élégance; quant à l’autre, elle éveillait sa sexualité
lorsqu’elle faisait de la balançoire avec ses robes en désordre. C’est dans ce
jardin rococo que l’enfant issu de la petite bourgeoisie fut confronté pour la
première fois à “la réalité abrupte et nue” révélée par une fille de la haute
bourgeoisie. L’éruption brutale de l’instinct sexuel brisa le vernis des belles
manières. Pour Kokoschka, la maturité n’était pas, à l’encontre de ses aînés,
une initiation à la culture, mais l’affirmation, à la fois torturée et joyeuse,
de sa nature animale. […] Un beau
jour, se munissant de poudre qu’il avait fabriquée chez lui, il alla au parc où
ses amies jouaient. Sous l’arbre où la balançoire était accrochée, il y avait
une énorme fourmilière; c’est là qu’il plaça sa charge explosive. Quand tout
fut prêt, à cinq heures […], il
“bouta le feu à ce petit monde”. L’explosion fut énorme, allant bien au-delà
des attentes de notre destructeur. La cité en flammes des fourmis se dispersa
dans les airs avec un grondement de tonnerre. “C’était d’une beauté hideuse”.
Des corps roussis et des pattes sectionnées retombèrent sur la pelouse bien
entretenue. L’innocente tentatrice, pour sa part, gisait évanouie sous la balançoire.
Les autorités accoururent en force. La mère de la fillette fit comparaître
Oskar devant le gardien du parc et il fut “banni du jardin d’Éden”. […] le jeune rebelle trouva une autre entrée.
Derrière le jardin, il y
avait une décharge municipale, avec un escarpement
qu’il pouvait escalader pour se glisser dans le parc. Ce qu’il fit, mais par
malheur son pied glissa. Seul un rêve expressionniste aurait pu inventer ce qui
s’ensuivit : tombant à la renverse dans la décharge, Oskar atterrit sur la carcasse
boursouflée d’un porc en décomposition. Une nuée de mouches répugnantes
tourbillonnaient autour de la charogne, piquant le malheureux garçon. Oskar
s’en retourna chez lui pour se mettre au lit avec une grave infection. Dans son
lit, notre fébrile Adam fit des rêves marqués par la vision torturée de la
peinture expressionniste : à la naissance de sa langue, une mouche tournait
sans arrêt sur elle-même puis s’envolait après avoir déféqué. Le papier mural
s’embrasait de soleils verts et rouges tournoyants sur eux-mêmes. Le malade
sentait son cerveau se liquéfier en un immonde liquide grisâtre». Aussi ne faut-il
pas s’étonner que sa percée au théâtre, en 1909 fut sa pièce Morder, Hoffnung der Frauen (L’assassin,
espoir des femmes), présentant un violent combat entre hommes et femmes. Ce
n’est que plus tard qu’il se consacra presque entièrement à la peinture : «Le
Chevalier errant (1915), l’une de ses toiles qui représente un
chevalier en armure, étendu sur le sol, fut réalisée juste au moment où il
allait s’engager dans l’armée. Il sera d’ailleurs gravement blessé à la tête et
fait prisonnier en 1916. Les années 1917-1924, il les passera à Dresde dans des
conditions assez sombres. Il souffre toujours des suites de sa blessure.
Reconnues par les critiques, ses toiles développent un style de plus en plus
tortueux et ont toutes quelque chose de désespéré. Ses idées politiques
semblent en même temps se radicaliser : en 1918, il prend part à la
révolution qui commence, en dessinant des affiches et en écrivant des manifestes.
Certains critiques estiment qu’il fut atteint à l’époque de véritables troubles
mentaux consécutifs à sa blessure. On cite à l’appui le fameux épisode de la
poupée : il avait décidé de faire exécuter une poupée grandeur nature et
de la traiter comme une personne vivante, en l’emmenant en promenade en
voiture, à l’opéra et en lui donnant une femme de chambre. Dans ses écrits
réunis sous le titre Mirages du passé, on trouve d’ailleurs comme texte
d’ouverture l’Histoire de notre fille Virginia, qui peut être rapprochée en partie de cet épisode. Kokoschka vivait
alors à Berlin dans une réelle détresse, partageant un logement avec un acteur
sans emploi et à demi aveugle. Pour tromper l’angoisse et la faim, ils
inventèrent l’histoire d’une fille, Virginia, qui serait leur enfant.Ils se
prirent tellement au jeu qu’ils se battirent et faillirent s’entre-tuer car
l’un d’eux avait laissé mourir la tortue non moins imaginaire de “leur” fille.
La poupée qu’il fit exécuter le déçut tellement qu’il l’enterra immédiatement
dans son jardin».
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Oskar Kokoschka. L'artiste avec poupée, 1922. |
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Ludwig Meidner. Paysage apocalyptique, 1912.
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Ludwig Meidner (1884-1966),
pour sa part, inaugura le courant des Pathetiker :
«À partir de 1903, il étudie la peinture
à Breslau, peignant des crânes et des oiseaux empaillés. Il séjourne à Berlin
puis à Paris, en 1905, et sera fortement marqué par les toiles
impressionnistes. Lorsqu’il revient à Berlin vers 1907, il peint des thèmes
toujours morbides. Lui-même dira : “En ces jours, les grincements de dents
de l’orage mondial projetaient déjà leur ombre effrayante sur mon triste
pinceau”. Il expose avec deux amis à Berlin en 1912 sous le titre “Les
Pathétiques”. Lorsque la guerre éclate, il cesse de peindre et écrit des œuvres
tout aussi désespérées (Le col de la Mer étoilée, Fleurs de septembre). Démobilisé, il se lie avec Grosz et vit
dans la misère la plus complète. Si de nombreux Expressionnistes parvinrent
dans les années 20 à se faire reconnaître et à atteindre une relative
prospérité, Meidner demeura à Berlin jusqu’à la montée des nazis, dans la même
pauvreté. En voyant ses gravures ou ses toiles, on songe très souvent à
l’anthologie de Pinthus ou plus précisément encore
aux poèmes de Jakob van
Hoddis. Dans presque toutes, on retrouve le même élément désespéré. Meidner
excelle dans les paysages d’apocalypse (il en réalise plusieurs qui portent ce
titre entre 1912 et 1913). On ne peut, après les avoir vus, ne serait-ce qu’une
seule fois, oublier ces petits pantins désolés, angoissés, écrasés par les
murailles, les ombres des villes qui semblent les étouffer. Peu d’œuvres ont
exprimé avec autant de force et d’angoisse le climat qui entoure la première
guerre mondiale». Il en sera de même
pour les membres du groupe baptisé la Nouvelle
Objectivité, dans lequel on retrouve Otto Dix : «Otto Dix qui ne cesse de représenter la guerre avec des accents
désespérés. Souvent le dadaïsme fut une phase de transition pour ces artistes,
entre l’Expressionnisme et la Nouvelle Objectivité. Tous ont été marqués par la guerre – Dix a même été blessé plusieurs
fois – et ont souvent tenté de se joindre à des groupes très politisés, en
particulier au Groupe de Novembre berlinois. Beckmann pareillement, dira
qu’après avoir vu les soldats mourir du typhus dans les baraquements de l’est
de la Prusse, il lui était devenu impossible de s’intéresser à la beauté” et
ses paysages de Berlin sont tous marqués par le même désespoir. Si leurs toiles
comptent parmi les plus symboliques peut-être de cette époque, c’est qu’elles
ne retiennent de la réalité que des visions ironiques, grinçantes, pessimistes.
Pourtant, cet élément sarcastique chez Dix a pu s’allier à une conscience
progressiste réelle. Alors que l’Expressionniste Nolde comptera parmi les
premiers sympathisants nazis. Dix participa dans les années 20 à l’exposition Nie
wieder Krieg, qui fut montrée dans de
nombreuses villes allemandes. Les nazis ne s’y tromperont pas et exposeront ses
toiles comme “art dégénéré” ou les brûleront. Lui aussi peint des prostituées,
des scènes de rue, mais les portraits de femmes qu’il réalise n’ont plus rien
de cette sensualité que l’on trouve dans les gravures de la Brücke ou les toiles de Schmidt-Rottluff. Halbak mit roten Hut (1922) représente une femme
au visage anguleux, les cheveux embroussaillés. Un nœud sur le côté donne à la
figure quelque chose de dérisoire. Elle porte une main à ses cheveux, l’autre
est appuyée sur une chaise. Le corps est nu, les seins flasques pendent sur un
ventre plissé. Les personnages de Dix – Elsa, le peintre Adalbert Trillhasse et sa famille – ont quelque
chose d’halluciné dans les yeux. La journaliste “émancipée” Sylvia von Harden
est assise à une table de café avec un monocle. Il y a quelque chose de
violent, de charnel, de bestial dans la plupart des corps qu’il peint».
 |
Otto Dix. Le peintre Adalbert Trillhasse et sa famille, 1923. |
Au-delà des drames
individuels, il fallait bien se résoudre à constater que la mouvance entrait
dans une crise dont elle ne pourrait se relever : «On venait d’atteindre, en Allemagne, dans l’ombre atroce de la guerre
mondiale, un tournant décisif, et il fallait alors semble-t-il, choisir entre
deux sortes de liberté : une liberté de transformer l’objet réel, le motif,
pour le faire correspondre à des sentiments inexprimés; et une liberté de créer
un objet entièrement neuf, sans motif, qui exprimerait également ces sentiments
non-exprimés. Transformation et déformation de l’objet réel, telle fut la voie
suivie par le groupe de la Brücke, et
des artistes tels que Schmidt-Rottluff, Kirchner, Heckel, Pechstein, Mueller et
Nolde s’y maintinrent pendant et après la guerre; à cette tendance, sans qu’ils
aient obligatoirement partagé tous ses idéaux appartiennent également Egon
Schiele, Oskar Kokoschka, Karl Hofer, Jawlensky, Kubin, Soutine, Rouault,
Rohlfs, Georg Grosz, Max Beckmann, les expressionnistes belges (James Ensor,
Constant Permeke, Jan Sluyters, Gustave de Smet) et de nombreux artistes
d’autres pays, en particulier du Mexique (Rufino Tamayo, né en 1899) et des
États-Unis (John Marin, (1870-1953); Ben Shahn, (1898-1969); Abraham Rattner,
(1895-1978); Jack Levine, né en 1915».
 |
Kees van Dongen. Coquelicot, 1908. |
 |
Henri Matisse. La danse, 1908. |
Le pessimisme et le destin
tragique de l’expressionnisme allemand contraste avec l’évolution des arts en
France. La mouvance qui triomphe alors, c’est le fauvisme. Véritable orgie de
couleurs on retrouve pourtant chez les fauvistes les mêmes angoisses que chez
les artistes de l’expressionnisme. Eux aussi sont apparus avec le siècle
nouveau : «À Paris, les peintres [Matisse,
Rouault, Marquet] qui réagirent contre
l’Impressionnisme étaient connus sous le nom de “fauves”, mot lancé comme une
boutade par le critique Louis Vauxcelles au moment du Salon d’Automne de 1905.
Mais ce nom convient bien à ces peintres, car les moyens qu’ils utilisaient
étaient volontairement violents. En fait…, ces artistes étaient des
expressionnistes, et le résultat final des deux mouvements a beau avoir été
très différent, il n’y en eut pas moins pendant un certain temps un étroit
parallélisme entre Paris et l’Allemagne (et surtout Munich)». Le maître du groupe
est définitivement Henri Matisse (1869-1954), peintre mais aussi dessinateur,
sculpteur, graveur. Il fut une sorte d’alter ego de Picasso sans toutefois
avoir la capacité de production de l’Espagnol. Matisse fut un génie
précoce : «Avant 1900…, Matisse
travaillait déjà dans ce qu’on devait appeler plus tard la manière fauve. En
1898, il avait peint en bleu pur un grand nu d’homme que ses amis eux-mêmes
avaient trouvé déconcertant. Il semble qu’il se soit agi là l’une expérience
spontanée, d’un produit de sa révolte instinctive. […] Qu’avait découvert Matisse…? Simplement que dans la peinture, les
couleurs doivent avoir une structure, ou, pour exprimer la même chose d’une
autre façon, que ce sont les relations existant entre ces couleurs
constitutives qui donnent à une toile sa structure». Plus cérébral que
ses vis-à-vis allemand, Matisse fut le porte-parole d’une interprétation autre
de la mouvance expressionniste : «“L’expression
pour moi ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui
s’affirmera par un mouvement violent. Elle est dans toute la disposition de mon
tableau : la place qu’y occupent les corps, les vides qui sont autour d’eux,
les proportions, tout cela y a sa part. La composition est l’art d’arranger de
manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer
ses sentiments” [H. Matisse] Il ne
pourrait rien y avoir de plus clair et…, les buts des expressionnistes
allemands, qui prenaient forme au même moment, étaient quant à la formulation
verbale, identiques. Mais Matisse va plus loin en donnant certaines
précisions.
La première met l’accent sur la “solidité opposée au charme, à la légèreté, à
la fraîcheur” des impressionnistes. Les sensations de couleur immédiates ou
superficielles doivent être “condensées”, et c’est cette condensation de
sensations qui constitue un tableau. C’est là le premier signe de l’influence
de Cézanne: l’œuvre d’art n’est pas “immédiate” - elle est “une œuvre de mon
esprit”; elle doit posséder un caractère et un contenu durables, un caractère
de sérénité et ceci ne peut être obtenu que par une longue méditation sur le
problème de l’expression. Il y a deux façons d’exprimer les choses, dit ensuite
Matisse : “l’une est de les montrer brutalement, l’autre de les évoquer avec
art.” C’est là le point crucial qui marque la possibilité d’une divergence
entre Matisse et plusieurs peintres, et d’une façon plus générale entre
l’Expressionnisme français et l’Expressionnisme allemand». C’est contre cette
prééminence même de l’esprit que luttait l’expressionnisme allemand, tout
entier livrer à ses émotions souffrantes et ses torsions des corps, reflets de
l’angoisse qui étreint l’âme. L’art de Matisse conduisait à la décoration,
alors que dans l’expressionnisme, «la
couleur elle-même ne joue plus de rôle décoratif, mais sert à accentuer des
contrastes, à heurter, à traduire quelque chose de désespéré. Les corps peints
par Schiele semblent désarticulés, blessés, à vif, et les couleurs sont souvent
celles du sang, de la pourriture : rouge, bleu, jaune verdâtre». Voilà pourquoi
Venturi se montre assez sévère à l’égard de Matisse : «L’intérêt de Matisse pour la vie humaine est
extrêmement restreint. On ne peut trouver chez lui aucun sentiment religieux ou
social, non plus qu’un contraste dramatique. Mais il compense cette limitation
par sa pureté. Dans son monde de couleurs et d’images, son imagination ne
connaît pas de limites. Partout où sa fantaisie vole, l’art naît; et il va très
loin dans le monde inconnu de la fantaisie». […] «Quant au contenu, Matisse a écrit : “Ce que
je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet
inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour
l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un
lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui
le délasse de ses fatigues physiques.” Est-il exagéré de ramener l’art à servir
de fauteuil. Il me semble que cette courageuse sincérité mérite plus de
louanges que de blâmes. Elle jette une claire lumière sur l’art et l’idéal de
Matisse».
 |
Henri Matisse. La Desserte, 1908. |
 |
Georges Rouault. L'apprenti. |
Tout autrement Venturi perçoit-il l’art de
Rouault : «Georges Rouault
(né en 1871) a réalisé, dans sa peinture, une beauté morale en opposition
absolue avec toute beauté physique, si bien qu’aucun peintre récent ne peut
être rapproché de lui. Pour comprendre les origines de son style, il faut
remonter à Goya, à Daumier, à Cézanne, à Van Gogh et se rappeler qu’au XIXe
siècle, la beauté morale fut identifiée avec le vulgaire par réaction contre
une beauté physique identifiée avec l’aristocratie. Cette découverte du salut
de l’âme dans les classes inférieures, dans la simplicité de la vie, dans un
sublime à l’envers fut, pour les peintres du XIXe siècle, une conquête
glorieuse par rapport à l’art de tous les temps». Si Matisse demeure le cérébral, Rouault
est entièrement livré à ses émotions. C’est sans doute celui des fauvistes qui
se rapproche le plus de l’état d’esprit des expressionnistes allemands : «Après avoir assimilé tous les secrets de la
discipline académique, le voilà qui choisit une direction nouvelle qui lui
vient d’un “élan intime, de son regard pénétrant et du besoin d’approcher les
thèmes religieux d’une façon libérée de conventions hypocrites”. Il était donc
fatal que Rouault devint un
rebelle en art. Quand il vit pour la première fois
ses peintures révo-
lution-
naires dans une exposition, il les trouva
“effrayantes”, et le public les trouva “outrageantes”. Évidemment il s’était
aperçu que la manière académique qu’on lui avait enseignée était aussi fausse
que le monde qu’il condamnait. Le fini, la beauté, le fin contour, le
clair-obscur, le sfumato, l’illusion de l’espace, tout était hypocrite et faux…». Plus que Matisse encore, Rouault donne
une fonction à l’expressionnisme français, fonction que saisit assez bien Lionello
Venturi : «Les impressionnistes
avaient représenté l’apparence de la nature dans les lumières et dans les
reflets de couleur, les fauves voulurent réaliser l’absolu dans l’accord de
tons purs, juxtaposés ou en
contraste. Naturellement, les tons purs n’étaient
pas adéquats aux formes académiques ni à la perspective, ni à l’anatomie; bien
mieux, ils exigeaient des formes abstraites et déformées. Mais le but de cette
abstraction était d’exclure la nature externe tout en ne renonçant pas à la
sensibilité, la sensibilité étant indispensable pour trouver un accord de tons.
Les fauves en général devinrent des maîtres de la couleur, et certains d’entre
eux créèrent de nouvelles harmonies chromatiques qui furent d’authentiques
découvertes dans le monde de l’art. D’autre part, leur forme était nouvelle
parce qu’elle était adéquate à la nouvelle conception de la couleur. C’était
une forme extrêmement simplifiée, sans continuité, souvent sans valeur propre
parce que sa tâche était de servir la couleur. La forme-couleur des cubistes
limita leurs possibilités d’expression à cause de leur façon d’insister sur la
géométrie et les principes intellectuels. Mais les fauves ne donnèrent pas ces
limitations-là à leur façon de s’exprimer parce qu’ils fondèrent leur couleur-forme
sur la sensibilité. Leur détachement de la nature était évidemment d’origine
intellectualiste; mais l’élaboration de leurs abstractions était faite de
sensibilité et de fantaisie. Leur désir d’aller au delà de l’apparence
répondait à un idéal indéterminé, à une vérité inconnue, à un dieu ignoré
supposant une force mystique. C’était une façon d’atteindre la vérité absolue
au moyen de l’art plutôt qu’au moyen de la science, en raison de la désillusion
que la pensée positiviste et matérialiste de la seconde moitié du XIXe siècle
donna au début du XXe. Même les cubistes ont partagé cette illusion-là. C’est
elle qui constitue la justification idéale de leur refus de s’intéresser à la
nature».
 |
Georges Rouault. Christ en croix, 1936. |
La spiritualité catholique de Rouault est
sans doute pour quelque chose dans sa démarche artistique. La violence des
couleurs domine chez Rouault comme la violence de la ligne brisée chez les
expressionnistes allemands. On y retrouve des avatars du Christ jaune de Gauguin. Et ce Christ, humilié, torturé et tué, c’est
sous le masque de clowns qu’il revient, constamment, dans l’œuvre de
Rouault : «Il a peint souvent des
clowns, et chaque fois, il a mis l’accent sur leur tristesse et sur leurs
ornements de couleurs fantaisistes, c’est-à-dire qu’il a exprimé leur humanité
non seulement d’hommes, mais encore de clowns. Le fait d’être des clowns les
rend aptes à participer à la vie de l’art; et, dans cette participation,
Rouault trouve un moyen indirect d’exprimer leur humanité. C’est ainsi que
l’image d’un clown devient une image de pitié, de religieuse pitié. Avec
quelques petits changements dans sa physionomie, ce clown deviendrait
facilement l’image d’un Christ de douleur. Le fait est que, dans presque toutes
les images de Rouault, l’expression est la même: une sympathie humaine pour la
souffrance universelle. Et c’est cette sympathie, cette participation, cette
générosité qui découvrent la forme de la douleur».Autre moyen d’exprimer la souffrance en
temps de guerre, l’œuvre de Rouault ne trahit pas la démarche expressionniste.
Une communauté de douleurs, de souffrances, de morts les réunis au-delà du
chauvinisme et de la spécificité des styles.
 |
Georges Rouault. Le nain. |
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Ludwig Kirchner. Mädchen mit Katze, 1910. |
Les contacts entre fauvistes et
expressionnistes furent constants. Souvent, dans les expositions tenues à
Paris, des œuvres fauvistes accompagnaient des post-impressionnistes. Les
artistes expressionnistes qui les visitaient remarquaient une similitude dans
l’esprit, sinon dans la forme, à ce que véhicule leurs œuvres. Les
deux grands
groupes expressionnistes Die Brücke et
Der Blaue Reiter demeuraient les
pôles de référence pour tous les peintres qui se reconnaissaient
expressionnistes. Nous avons beaucoup parlé du Pont (Die Brûcke) à cause de son chef de file, Kirchner. Situé d’abord à
Dresde, les influences de la peinture française sont évidentes. «La plupart des artistes de la Brücke pratiquèrent à la fois la peinture sur
verre, la sculpture sur bois, mais c’est sans doute le bois gravé qui demeure
le moyen d’expression le plus caractéristique qu’ils aient utilisé. Quand on
étudie l’évolution de leurs productions, on est frappé par un certain nombre de
particularités de styles qui iront en s’accentuant. Kirchner semble avoir été
marqué fortement par le Jugendstil et
Munch dans ses premières créations. Il y a une qualité décorative, un certain
romantisme qu’il n’abandonnera jamais. En travaillant au sein de la Brücke, il étudia néanmoins. Schmidt-Rottluff
semble lui avoir enseigné très vite la lithographie et son univers s’élargit :
on retrouve au niveau des techniques les courbes et les aplats de Munch, mais
surtout cet érotisme qui marque toute son œuvre. Il y a aussi une qualité
émotionnelle qui lui est vraiment personnelle. Par la suite, en particulier au
cours de son séjour à Berlin, ses sujets deviennent plus sculpturaux, mais
l’usage des couleurs, si particulier, demeure constant, de même que
la
sensibilité et la beauté de son symbolisme. Les créations de Schmidt-Rottluff
(nous évoquons ici essentiellement celles de sa période expressionniste, car
l’œuvre tardive de Schmidt-Rottluff nous semble moins intéressante) ont toutes
quelque chose de violent et de primitif (mais cet élément “primitif” n’est pas
aussi intégré que chez Kirchner). C’est lui qui développa la lithographie au
sein de la Brücke. Moins théoricien
que Kirchner – encore que ses idées soient plus saisissables en termes de
programme ou de théorie artistique – moins tragique que Heckel, il y a chez lui
une puissance visionnaire qui culmine avec les paysages et les sujets
religieux. Marqué à ses débuts par l’impressionnisme, il reçut aussi une forte
impulsion du Fauvisme. Ses œuvres sont dominées par le goût des contrastes, la
violence des couleurs, la stylisation extrême qui ne retient que l’essentiel.
Cette juxtaposition de rouges, de verts,de bleus trouve son équivalent dans les
gravures sur bois avec les contours épais, les oppositions de formes.
Schmidt-Rottluff collabora à plusieurs revues expressionnistes, au Sturm notamment et à Die Aktion. Heckel passe pour avoir été le plus
romantique, le moins violent des artistes de la Brücke. Lui aussi fut fortement
marqué par Van Gogh, Gauguin et Munch. L’exaltation de la vie, de la sexualité,
de la terre, que l’on trouve chez Schmidt-Rottluff, semble absente des gravures
de Heckel. Il y a par contre chez lui un mélange de tristesse et de pessimisme,
d’angoisse que l’on retrouve aussi bien dans ses peintures que dans les
gravures qu’il réalise autour de la Première Guerre mondiale».
Le second groupe, Der Blaue Reiter est situé à Munich : «On considère le groupe Der Blaue Reiter, qui se constitua à Munich
pendant la guerre de 1914, comme la seconde manifestation importante de
l’Expressionnisme pictural. Sa fondation est peu compréhensible sans tenir
compte de l’activité artistique qui ne cessa de se développer à Munich à la fin
du XIXe siècle». Munich, c’est la Bavière, celle de
l’excentricité de ses derniers rois, Louis Ier et Louis II; c’est là où Wagner
fut protégé. C’est une capitale artistique apparentée à la Vienne catholique
des Habsbourg, mais rallié au IIe Reich par la roublardise de Bismarck. C’est
dans cette ville qu’arrive le russe Vassily Kandinsky (1866-1944). «Arrivé à Munich [1896], il reçoit une formation dans l’atelier
d’Anton Azbé (1859-1905), alors connu dans toute l’Europe. C’est dans le studio
d’Azbé qu’il rencontre Jawlensky, venu la même année de Saint-Pétersbourg avec
Marianne von Werefkin. Les deux amis de Maïakowski, David et Vladimir
Burliousk, fréquenteront le même atelier quelques années plus tard».
Très volontaire, la carrière de Kandinsky
prend un départ fulgurant avec le siècle nouveau : «En 1901, il fonda le club d’artistes Phalanx qui se propose de réunir de jeunes artistes et de leur permettre
d’exposer. Kandinsky lui-même, président du groupe, dessinera l’affiche de
l’exposition. Les critiques seront sensibles, dès ses premières œuvres à
l’usage si particulier qu’il fait des contrastes de couleurs. Bientôt il sera
élu membre de la Sezession berlinoise
et en 1902 il ouvre à Munich sa propre école de peinture. C’est là qu’il
rencontre Gabriele Münter avec laquelle il se lie étroitement. Le groupe Phalanx s’élargit rapidement. Lors de sa septième
exposition, des toiles de Monet sont présentées. Mais ce n’est qu’en 1904 que
le nom de Kandinsky devient réellement connu. Ses toiles sont alors exposées au
Salon d’automne à Paris, à Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Cracovie,
Varsovie, Rome, Hambourg et à la Sezession berlinoise. En 1903 il peint son Cavalier Bleu, qui plus tard donnera
son nom à l’association avec Franz Marc. Même si la technique est encore impressionniste, le choix des couleurs semble répondre à un étrange symbolisme
et surtout on voit déjà à l’œuvre cette tendance à l’abstraction qui ira en
s’accentuant. À la neuvième exposition de Phalanx, Kubin est invité. La
dixième expo-
sition du groupe inclura aussi bien
Flandrin, Signac, Lagarde, Guérin, que Toulouse-Lautrec. Les relations entre
les Néo-Impressionnistes, la Brücke
et les premiers bois gravés de Kandinsky sont établies par les critiques, sans
que l’on parle encore d’Expressionnisme. Ce bois gravés de Kandinsky rappellent
d’abord ceux de Munch et le Jugendstil
avec leurs lignes angulaires, les oppositions de noir et blanc, mais ils sont
plus décoratifs et moins violents que ceux de la Brücke. Séjournant à Paris avec Gabriele Münter en 1906, Kandinsky prend
connaissance des œuvres de Gauguin, Matisse, Picasso, Rouault. La grande
liberté dont il use avec les couleurs n’est pas sans rappeler les Fauves. Il
exposera d’ailleurs avec eux lors du XXIIe Salon des Indépendants. Au cours de
l’hiver 1906-1907, il participe aussi à la seconde exposition de la Brücke. En 1908, il séjourne à Murnau où il peint
des paysages aux couleurs violemment anti-réalistes – telles ces rues qui
surprennent par l’accumulation de bleu, de jaune, de vert, de rose. C’est à
cette époque aussi qu’il découvre, dans les fermes de Murnau, les verres peints
qui semblent l’avoir si fortement marqué. Désormais, l’usage fantastique des
couleurs ne cesse de s’accentuer en même temps que l’abstraction. Le doute sur
l’importance de l’objet qu’avait éveillé la vision des toiles de Monet se
confirme. Kandinsky s’attache de plus en plus aux problèmes de lignes et de
couleurs, même s’il ne parvient pas encore à se libérer de l’objet. Il n’ose
passer à l’abstraction, ayant l’impression, écrira-t-il, d’être seul. Il joue
pourtant peu à peu le rôle de leader parmi les autres peintres de Munich :
ainsi naîtront la Neue Künstler Vereiningung et Der Blaue Reiter».
 |
Wassily Kandinsky. Rue de Murnau avec femme. 1908 |
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Wassily Kandinsky. Études pour Composition II, 1910. |
s «en
janvier 1911, Franz Marc (1880-1916) se joignit à l’Association, et Kandinsky
trouva en Marc un artiste qui pouvait comprendre vers quoi il tendait. Une
amitié profonde s’ensuivit et ils décidèrent finalement de fonder un nouveau
groupe. Deux autres membres de l’association se joignirent à eux - Münter et
Kubin - le nouveau groupe reçut le nom de Der Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu, titre d’une peinture de Kandinsky datant de 1903). […] ce fut dans le cadre des activités de ce
groupe qui comprirent la publication d’un important manifeste, “almanach”
portant lui aussi le nom de Der Blaue Reiter, que les buts essentiels de la peinture non-objective prirent forme
pour la première fois, en théorie comme en pratique». D’une association de peintres campée à
Munich, Marc en fit un véritable mouvement, complétant l’œuvre théorique et
plastique de Kandinsky par sa personnalité propre. Palmier a raison de rappeler
que «fondateur avec Kandinsky du Blauer
Reiter, Franz Marc est sans doute l’un des peintres les plus émouvants et les
plus sensibles de l’expressionnisme munichois. Il faut regarder longuement ses
toiles, ses animaux aux couleurs fabuleuses, le carnet de croquis sur lequel il
dessinera pendant la guerre pour ressentir l’univers magique dans lequel il
vécut, comme dans un rêve. Toutes ses toiles expriment une même vision
symbolique intérieure qui culmine dans ces allégories de chevaux bleus contre
lesquels se déchaînera
la colère d’Hitler». Franz Marc avait le don également pour
l’organisation. L’abstraction de Marc diffère de celle de Kandinsky. C’est en
se portant à la défense des œuvres de ce dernier qu’il finit par se rallier à
la tendance expressionniste : «Il se
jettera dans la bataille provoquée par les réactions négatives aux œuvres de
Kandinsky et, vers 1910, il semble s’intégrer à l’Expressionnisme : son
attention n’est plus seulement concentrée sur la forme humaine, son rapport à
la forme animale ou sur les couleurs, mais sur la puissance expressive de ce
qu’il représente, puissance qui culminera sans doute dans sa célèbre Tour
des chevaux bleus aujourd’hui disparue.
Franz Marc paraît avoir tenté de traduire au niveau des figures animales toutes
les angoisses qu’il ressentait. L’influence de l’abstraction de Kandinsky et de
sa liberté dans l’usage des couleurs sont visibles dans la plupart des toiles
postérieures à 1910. Souvent certains tableaux semblent même marqués autant par
l’Expressionnisme que par le cubisme ou le Futurisme. Les Trois chevaux rouges (1911) combinent des courbes et des
mouvements, ils forment un triangle, leurs têtes étant dirigées dans des
directions différentes. Cette composition abstraite, géométrique, se retrouve
dans la Tête de Tigre de 1912,
entièrement constituée d’éléments anguleux qui semblent s’unir aux éléments
géométriques plus grands qui constituent le fond. Cette toile, proche du cubisme, témoigne sans doute de l'influence de Picasso et de Braque, mais aussi du style si particulier de Marc au niveau de l'usage des couleurs : l'animal jaune foncé repose parmi des blocs de rochers bleus, violets, verts et rouge».
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Wassily Kandinsky. Les trois chevaux rouges, 1911. |
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August Macke. Femme à la veste verte, 1913. |
Personnalité tourmentée, comme presque
tous les expressionnistes, Marc, on l’a dit, prodigue un dynamisme à monter des
expositions. C’est à lui qu’on doit l’exposition itinérante de 1911 qui fit
connaître les membres du Blaue Reiter au
reste de l’Europe : «Franz Marc fut
responsable de l’organisation de la première exposition du Blauer Reiter, qui s’ouvrit le 18 décembre 1911 à la
galerie Tannhaüsser. En fait, le groupe du Blauer Reiter ne comprenait véritablement que Kandinsky
et lui. Le titre de l’exposition lui-même était tiré de l’almanach auquel ils
avaient travaillé depuis avril 1911. Parmi les artistes présents lors de cette
première exposition, on trouvait : Henri Rousseau, A. Bloch, D. et V.
Bourliouk, H. Campendonk, Robert Delaunay, E. Epstein, E. Kahler, A. Macke, G.
Münter, J. B. Niestlé, A. Schönberg. Contrairement à la Brücke, il n’y eut jamais d’unité de styles, de
conceptions parmi les membres ou les invités du Blauer Reiter. Il ne constitua ni une école ni un
mouvement : tout au plus une rencontre éphémère d’artistes réunis par les
mêmes préoccupations. Lors de la première exposition, on trouvait rassemblées
les toiles abstraites de Kandinsky, les formes animales de Franz Marc, mais
aussi les œuvres de Macke, de Campendonk, de Bourliouk qui
n’avaient guère de
rapports entre elles. Celles de Delaunay étaient d’une particulière
importance : elles influencèrent profondément tout le groupe de Munich,
qu’il s’agisse de Marc, de Kandinsky ou de Klee. Cette première exposition
circula dans toute l’Allemagne et aboutit finalement à Berlin, à la galerie Der
Sturm, dont ce fut la première
exposition. L’année 1912 fut sans doute l’une des plus intenses du groupe. Non
seulement par les créations picturales, mais aussi par les essais théoriques.
Kandinsky publie son essai Du spirituel dans l’art au printemps 1912 et en même temps paraît au Piper Verlag de Munich
l’almanach Der Blaue Reiter». Tandis que le groupe de Dresde se
retrouva à Berlin, Der Blaue Reiter resta
bien ancré à Munich. Mais qu’était le Blaue
Reiter? «Les “cavaliers bleus”
étaient des prophètes de l’angoisse et du désespoir plutôt que des
révolutionnaires optimistes. Prenant leurs distances avec la société, sans
parler du socialisme, et isolant l’art de la politique, ils pressentaient la
catastrophe mondiale. Dans la mesure où Kandinsky et Marc s’attendaient à voir
surgir une vita nuova du cataclysme
imminent, ils prévoyaient et souhaitaient ardemment une renaissance spirituelle
plutôt qu’économique, sociale et politique, À les regarder de plus près, le
cheval et le cavalier sur la couverture de leur Almanach, qui étaient encore
dessinés de manière figurative, exprimaient une vision surnaturelle : le
cavalier bleu était une représentation hybride de saint Georges et de saint
Michel, le cavalier de l’Apocalypse tuant le dragon du matérialisme. Le
cavalier symbolisait également la noblesse européenne, le bleu évoquait
l’allégeance et une soif romantique de salut spirituel».
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August Macke. Jeunes filles sous les arbres, 1914.
|
Franz Marc était sans doute le cavalier de
l’Apocalypse chargé de jeter à bas la corruption morale de la bourgeoisie
matérialiste, mais ce fut Kandinsky qui s’avéra être le théologien du nouvel
ensemble. Kandinsky avait ramené de son éducation bourgeoise russe l’essentiel
de cette théologie qui passait par l’abstraction des formes qui rapprochaient
de la tradition chrétienne-orthodoxe : «La distinction que faisait Kandinsky entre trois sources différentes
d’inspiration - l’impression directe, l’impression spontanée, l’expression lentement formulée -
impliquait une émancipation progressive de l’art à l’égard de toute nécessité
extérieure (telle que la représentation ou la copie de la nature) et
l’utilisation de formes plastiques dans un système de symbolisation dont la
fonction serait de donner une expression extérieure à une nécessité intérieure. Kandinsky insistait particulièrement sur
ce point…». Il y a chez Kandinsky, comme chez
Malevitch, une réaction contre le figuratif, surtout dans la sensualité avec
laquelle le classicisme occidental peignait les nus : «Kandinsky a exposé à plusieurs reprises les
raisons théoriques de son évolution. Il n’est pas non plus sans intérêt de
noter qu’il a – tout comme Franz Marc – ressenti un certain malaise à l’égard
d’un type de représentation : il affirme que le corps, ses formes, parfois
l’intéressent, mais le plus souvent le repoussent et que le fait de devoir
dessiner un modèle lui est apparu comme “répugnant” et insupportable, jusqu’à
le rendre physiquement malade. De telles assertions se retrouvent chez Franz
Marc, qui affirme tout aussi curieusement que depuis son enfance, il a trouvé
l’homme laid, que l’animal lui paraissait “plus beau et plus propre” et que
même dans l’animal, il trouvait tellement de choses qui le repoussaient que son
art devint par une sorte de “force intérieure” toujours plus schématique et
abstraite». Marc, comme la plupart des
expressionnistes, poussaient la critique en déformant le corps magnifié par des
coupes sadiques de la ligne, tordant les membres, alourdissant les seins,
poussant la figure jusqu’à la débilité. Autrement s’exprimait Kandinsky :
«Les premières expériences de Kandinsky
dans l’invention d’un mode non-verbal et visuel de communication sont encore
nettement organique par le sentiment. Les lignes ondoyent; elle ne représentent
pas seulement le mouvement, mais aussi l’intention et la croissance. Les
couleurs s’associent non seulement parce qu’elles peuvent exprimer des émotions
humaines (joie, tristesse, etc.) mais aussi parce qu’elles sont le signe
d’aspects émotifs de notre milieu - le jaune rappelle la terre, le bleu le
ciel; le jaune est cru, gênant, il irrite; le bleu est pur, infini, il suggère
la paix éternelle. La construction toute entière - l’orchestration de la forme
et de la couleur - est volontairement expressive : il y a une nécessité
intérieure vague, non-définie; l’artiste cherche ensuite intuitivement un
arrangement de couleurs qui exprime ce sentiment jusqu’ici jamais formulé». Cette complémentarité a sans doute placé
côte à côte deux formes d’expressionnisme qui divergeaient au point
d’apparaître étrangère l’une à l’autre, pourtant, elles se reconnaissaient et
s’approuvaient mutuellement, les expérimentateurs du Brücke et les théoriciens du Blaue
Reiter. La guerre éliminant Franz Marc, Kandinsky resta seul le maître
incontesté du Blaue Reiter.
 |
Wassily Kandinsky. Dans le bleu, 1925 |
 |
Georg Scholz. Autoportrait. |
L’après-guerre vit monter une tendance
dont nous avons parlé au sous-chapitre sur le réalisme, la Nouvelle Objectivité, la Neue
Sachlichkeit qui va essentiellement des lendemains de la Grande Guerre
jusqu’à la prise du pouvoir par Hitler. Ses maîtres sont Otto Dix (1891-1969),
Georges Grosz (1893-1959) et Max Beckmann (1884-1950) : «Si l’Expressionnisme symbolise les années
qui précèdent la guerre de 1914, la Nouvelle Objectivité fut assurément le courant le plus marquant
des années 20-30. S’il culmine en Allemagne, il trouve son équivalent dans
d’autres pays, parfois nommé “réalisme magique”. Dès 1922, on parle
d’un “nouveau réalisme” en associant des artistes aussi différents que Archipenko, Belling,
Hofer, Kirchner, Kandinsky, Döblin, Pinder, Redalob. En Italie, on parle de Pittura
metafisica, de néo-classicisme, de vérisme à propos de Dix et de Grosz. Il n’est guère facile de classer les
artistes qui appartiennent à ce courant, d’autant plus que, comme
l’Expressionnisme, dont il semble à de nombreux égards à la fois le
prolongement et la négation, la Nouvelle Objectivité marqua aussi bien la peinture que la littérature ou le cinéma». Comme toujours, dans l’exposition de la Nouvelle Objectivité, «sous ses formes diverses, il y avait un même
état d’esprit permanent, tout à fait opposé à l’utopie : un souci plutôt
prosaïque de clarté, d’exactitude et
d’économie des moyens, un penchant pour le
collectif de préférence au personnel, une information fondée sur une analyse
sociale réaliste. Voilà à peu près ce qu’on trouvait chez les meilleurs
peintres exposés à Mannheim - Beckmann, Grosz, Dix et Rudolf Schlichter -; or
c’était exactement l’opposé de ce qu’avaient nourri et porté les
expressionnistes. Cette évolution avait son aspect politique, comme il s’avéra
avant 1924 et après 1928. Chez Becher et chez Friedrich Wolff, le retour à la
tempérance fut un effet de leur inscription au parti communiste; Becher affirma
plus tard que c’était sa cellule berlinoise de 1923 qui lui avait enseigné
“force et objectivité”; mais en fait ses Hymnes de l’année suivante étaient
encore dans une veine hautement rhapsodique avec, de nouveau, les “Ô hommes!”
bien connus. Dans d’autres cas, l’on constatait un double refus : celui de
l’expressionnisme et celui de la société bourgeoise; ainsi une opposition
gauchiste s’était-elle constituée à l’intérieur du Groupe de Novembre, avec
Dix, Grosz et Schlichter, ainsi qu’avec les dadaïstes Raoul Haussmann et Hannah
Höch - et ce, avant que Dix et Grosz aient abandonné le dadaïsme. De 1925 à
1930, la Nouvelle Objectivité elle-même eut son aile communiste, composée du
théâtre de Piscator (indépendant en 1927), et de deux groupes formés en 1928 :
une Ligue des écrivains prolétaires révolutionnaires et une Association des
artistes plastiques révolutionnaires». Comme on peut le constater, à l’époque,
il était facile de s’affilier, puis se désaffilier d’une mouvance pour en
rejoindre une autre qui travaillait dans un sens tout à l’opposé du groupe
qu’on venait de quitter. Cette errance est sans doute ce qui caractérise l’art
moderne et ne s’est guère rectifiée avec l’art contemporain.
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Otto Dix. La guerre, 1929-1932. |
Ce nouveau réalisme avait peu à voir avec
celui de Courbet ou de Manet. Il était sorti tout droit de l’esprit et des
formes de l’expressionnisme. Ses caractéristiques dérivaient des siens :
le dépouillement, le refus de l’esthétisme, le grotesque, l’attitude froide
envers les problèmes sociaux. Ses membres les plus influents étaient des
revenants de la guerre : «Le peintre
Otto Dix, qui était artilleur, a écrit que le travail de l’artiste n’est pas
d’instruire, mais de témoigner. Ce qu’il a fait dans une série de peintures
inspirées des représentations de l’Apocalypse dans la Renaissance allemande». D’autres, comme Grosz, restaient obsédés
par la corruption dont ils avaient été, précisément, les témoins : «Pour Grosz, la débauche, la criminalité
berlinoise sont le prolongement des horreurs de la guerre. Ses dessins sont
aussi le reflet de son engagement révolutionnaire. Dans ses feuillets Ecce
homo (1923), il dénonce les obsessions
érotiques de la bourgeoisie, dressant le tableau sinistre d’un monde à la
dérive». Le
Neue
Sachlichkeit poursuivait dans la veine de la cruauté déjà exprimée par les
maîtres de l’expressionnisme : «Sans
doute s’agissait-il d’un “retour au réalisme”, mais avec une déformation, une
exagération du détail qui ne promettaient pas d’inclure ces toiles dans de
vieux concepts. Regardons quelques œuvres au hasard : Grosstadt d’Otto Dix n’est pas une évocation
supplémentaire de la vie citadine ou de Berlin. Sur un parquet ciré, devant des
joueurs de saxophone, quelques couples. Les couleurs sont violentes et
agressives. Une femme aux cheveux oranges, le dos dénudé, danse avec un homme
en smoking. Une autre, à tête d’oiseau, s’évente avec un bouquet de plumes
d’autruche roses. Les paysages peints par les représentants de la Nouvelle
Objectivité frappent souvent par leur
extrême dénuement et leur géométrisation. De la ville, on ne distingue guère
que des masures, des ruelles, des usines. Souvent le grotesque engendre la
tristesse, comme cette Fille avec voiture de poupée d’Erich Wegner. Sur un sol jaune bordé d’arbres verts, devant une
maison rouge, une petite fille au visage rond, disproportionné vêtue d’une robe
rouge, pousse une minuscule voiture de poupée bleue. Le plus souvent ce
grotesque est emprunté au monde de la ville : femmes assises dans les cafés (Ernst Thomas), scènes de rues, cabarets, quartiers pauvres, ou maisons
bourgeoises». On ne pouvait peindre la nouvelle
Allemagne de Weimar sous des couleurs plus sombres.
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Otto Dix. Métropolis, 1927-1928. |
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Georg Grosz. Les joueurs de Skat, 1920. |
Le Neue
Sachlichkeit relayait en fin de compte l’expressionnisme; il en était à la
fois la synthèse, la contradiction et la conclusion : «La plupart de ces œuvres ont en commun
d’avoir été créées entre l’écrasement de la révolution spartakiste et la montée
du nazisme. Elles reflètent une vie sociale chaotique, avec d’un côté le chômage,
l’inflation, la misère croissante des classes laborieuses et de l’autre, le
développement d’une vie nocturne, artificielle, plus ou moins macabre, fondée
sur l’aveuglement et la volonté de ne pas penser. Cette Allemagne à la dérive,
déchirée par les troubles politiques et les assassinats perpétrés par les
nazis, semble recéler quelques fleurs vénéneuses, des poisons dont les charmes
un peu morbides n’en finissent pas de séduire. Le mythe des “années 20” repose
le plus souvent sur la considération unilatérale de ce second aspect. La Nouvelle
Objectivité ne fut pas une protestation
politique ou sociale, mais plutôt un moment de recul, d’attente, de distance
prise par rapport au caractère démentiel de la réalité, quelque chose comme ce
que Tucholsky appelle l’art d’apprendre à rire sans pleurer. La plupart des
représentants de ce mouvement ne croient plus en rien, surtout pas dans les
illusions, les rêves messianiques et les cris de l’Expressionnisme. À l’époque
où Berlin se
passionne pour le jazz, les matchs de catch et de boxe, le
strip-tease et le music-hall, où Benn refuse tout concept de réalité, les
peintres regardent “ici et maintenant” et peignent ce qu’ils voient dans les
dancings, les rues, les cafés, les bordels et les halls de gares». Ses membres ne repensèrent pas le monde
figuratif. Ils n’avaient pas de thèses sur les rapports de la forme et de
l’esprit. Ils observaient, disaient-ils plutôt que d’exprimer, mais en aucun
moment il ne s’agissait de la thèse de l’expérimentation des positivistes et de
Claude Bernard. Finalement, «ses
représentants n’ont formulé que peu de considérations théoriques. Comparés aux
Expressionnistes et surtout aux Futuristes, les peintres de la Nouvelle
Objectivité ne sont guère bavards. Il
faut regarder longuement leurs toiles pour y découvrir certaines constances.
Les peintres ne veulent ni transformer la réalité, ni en inventer une
autre : ils la regardent autrement
et essayent de la représenter avec d’autres moyens d’expression : l’acuité
du regard, le goût pour l’insolite, le détail, le grotesque, l’absurde, le
refus total de l’émotion, la froideur. De même qu’ils ne prennent pas de
position politique précise, le détail l’emporte sur le sujet; les objets
envahissent la toile et dissimulent les personnages, les chassant peu à peu.
L’univers entier devient menaçant, étranger, ce que seul le terme allemand de Unheimliches pourrait peut-être rendre avec une certaine
exactitude, car tel est bien le sentiment que l’on ressent confronté à la
solitude, au vide, au froid de ces toiles. Le monde n’est plus présenté comme
un ensemble de forces mythiques, mais d’objets écrasants, baignant dans une
lumière électrique blafarde. L’élément technique – gares, usines,
constructions, machines, poutrelles, treillis – joue un très grand rôle dans la
structure du décor. L’homme lui-même apparaît comme égaré, déraciné. Si
certaines toiles de Beckmann insistent sur les aspects sociaux, la plupart des
peintres de la Nouvelle Objectivité
nous montrent des individus pris au hasard : dans la rue, devant des
vitrines, dans des cafés, des cabarets, des trains ou des maisons closes. On
les voit s’arrêter au coin d’une rue, jouer aux cartes, abstraits et
impersonnels. “Nous avons peint de l’extérieur vers l’intérieur”, affirme Ernst
Thomas, mais cette intériorité – sans cesse exaltée par les peintres
expressionnistes – se retrouve difficilement dans ces visages et ces paysages
glacés». De l’ego si important dans l’univers
expressionnistes, la Nouvelle Objectivité
déplaçait vers le milieu, l’environnement, les tourmnents existentiels. Ses
artistes assistaient – ils témoignaient – des derniers soubresauts de la
civilisation occidentale, de la stérilité de ses valeurs, des fausses
apparences d’une réalité dont on cherchait toujours la vérité.
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Orro Dix. L'émeute, 1937. (Tableau aujourd'hui disparu). |
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Arnold Schönberg. Autoportrait. |
Le caractère propre à tout avant-garde en
ce début de siècle reposait dans l’invention de ce qu’on appellera plus tard,
le multimedia. Sans doute,
l’invention du cinéma y poussait-il. Le désir de rassembler tous les arts dans
une participation commune, dont le modèle fut longtemps le spectacle Parade, d’après un texte de Cocteau et
des décors de Picasso et que des directeurs comme Diaghilev permettaient de
rendre possible, était celui, mégalomane, de tous les créateurs du premier XXe
siècle. L’expressionnisme ne pouvait donc négliger la musique, et «les compositeurs qu’on a le plus
habituellement regardés comme expressionnistes ont été… les dodécaphonistes
Schönberg, Berg et Webern, qui cherchaient alors leur voie pour aller de la
tonalité au nouveau système des douze sons. On peut évidemment penser que
l’instauration de ce nouveau système était une simple coïncidence, plus qu’un
effet du mouvement expressionniste, comme le furent beaucoup d’innovations
artistiques majeures : mais il est de fait que le goût et les conceptions des
trois représentants éminents du dodécaphonisme se sont formés au cours de la
période immédiatement préexpressionniste». Lorsque Kandinsky et Marc publièrent
l’Almanach du Blaue Reiter, les
compositions dodécaphonistes y trouvèrent une place de choix : «L’ensemble de l’Almanach témoigne de la
volonté de briser les frontières entre les groupes, les pays, les
civilisations. L’antiquité voisine avec l’art moderne,les décorations paysannes
avec les œuvres abstraites, les dessins d’enfants, les gravures de contes
populaires (Grimm), les sculptures océaniennes ou les masques africains. Des
essais-programmes étaient intercalés entre les illustrations. Kandinsky y
discute de la “question de la
forme”, de la composition scénique, des rapports
entre la peinture et les autres arts, en particulier de la peinture avec la
danse, la musique. Il insère même sa propre composition La sonorité jaune, qui tente de traduire au niveau du théâtre
ses principes esthétiques picturaux. On trouve aussi quatre articles sur la
musique moderne, tandis que Schönberg est présent par des dessins et un article
sur les relations entre la composition et le texte dans la musique, Das
Verhälmis zum Text, dans lequel il
affirme que la musique doit entièrement se libérer du texte et des allusions
littéraires. Thomas von Hartmann traite de “l’anarchie dans la musique”, Kubin
de la “musique libre”. Sbanjer analyse le Prométhée de Scriabine et en appendice sont aussi présentés trois Lieder de
Schönberg, Berg et Anton Webern». Plus que la peinture ou les bois gravés
expressionnistes, les expériences musicales dodécaphoniques avaient de la
difficulté à trouver des auditeurs qui pouvaient y comprendre quelque chose.
Les bourgeois allemands criaient au scandale devant les expositions, mais ils
ne pouvaient tout simplement pas accepter ce type de musique, eux qui avaient
été éduqués par les grandes compositions traditionnelles et encore plus par
Wagner.
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Paul Wegener, Stellan Rye, Hanns Heinz Ewers. L'étudiant de Prague, 1913. |
Le cinéma réussit mieux à trouver son
public. L’expressionnisme au cinéma est un langage à soi. Il éduquera
le jeune
cinéma international. Hitchcock l’importa en Angleterre d’abord, puis aux
États-Unis. Encore aujourd’hui, ses effets sont indispensables à tout film noir ou aux expériences
cinématographiques non commerciales. La naissance du genre porte l’esprit
expressionniste dans ce qu’il a de morbide et d’angoissant : «Historiquement, le cinéma expressionniste
semble lié à une rencontre : celle de deux jeunes intellectuels, Hans
Janowitz et Carl Mayer, qui vont écrire ensemble un scénario. […] Des images de leur passé les obsèdent :
l’histoire d’un crime sexuel survenu dans un parc et qui ressemble à un
fantasme puisque l’un des deux auteurs, Janowitz, pense avoir été plus ou moins
témoins de ce crime à Hambourg et reconnut par la suite le meurtrier présumé à
l’enterrement de sa victime. Carl Mayer, lui, est obsédé par le psychiatre
militaire qui n’a cessé de mettre en question sa santé mentale. Ces souvenirs,
auxquels s’ajoutent le traumatisme de la guerre de 1914, le climat d’angoisse
et de pessimisme qui fait suite à la défaite, le souvenir des ruelles
tortueuses de Prague et des premiers films de Wegener – L’Étudiant de Prague, Le Golem – vont les conduire à
concrétiser ce monde à la fois romantique et fantastique dans un
scénario : Le cabinet du Docteur Caligari. Le succès du film va populariser en Allemagne les décors et le style
expressionnistes. De ce film naîtra un courant, une mode, “le caligarisme”.
C’est à ce type de films que conviendrait l’épithète d’“expressionnistes” Toutefois,
il serait erroné de voir dans le cinéma expressionniste le simple prolongement
de l’Expressionnisme littéraire. La dimension critique de ces films est loin
d’être évidente, en dépit de certaines reconstructions tardives : c’est
avant tout un univers fait d’angoisses, de rêves, de fantasmes, de miroirs
déformants et d’ombres inquiétantes, un paysage morbide d’une
singulière beauté». Caligari,
tout en décors, en costumes, en maquillages et même en chorégraphie est un
cauchemar dans un rêve, ou un rêve dans un cauchemar : «Dans le film Caligari, l’expressionnisme
semble n’être rien de plus que la traduction adéquate d’une fantaisie de fou en
termes visuels. C’est d’ailleurs ainsi que de nombreux critiques allemands de
l’époque comprirent et goûtèrent les décors et les mouvements. L’un des
critiques constatait avec une ignorance très sûre d’elle-même : “L’idée de
rendre les notions d’un cerveau malade… par des peintures expressionnistes
n’est pas seulement bien conçue, mais également bien réalisée. Ici, ce style a
le droit d’exister, il est issu d’une solide logique”». Le cinéma expressionniste fut lui aussi
un cinéma d’atmosphère. Qu’on le qualifie de romantique ou d’expressionniste,
il a son langage propre; son vocabulaire, sa grammaire, sa stylistique, ses
plans. À partir de Wiene et de son Caligari,
les Murnau, Lang, Wegener, Leni, Gerlach et Robison vont créer une mouvance
qui, vue rétrospectivement comme le fait Siegfried Kracauer, exposerait
l’atmosphère dans laquelle s’est constituée le national-socialisme, thèse
vigoureusement attaquée.
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Robert Wiene. Le Cabinet du docteur Caligari, 1920. |
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Robert Wiene. Le Cabinet du docteur Caligari, 1920. |
Mais il ne fait aucun doute qu’en dehors
de l’idéologie qu’on peut appliquer à l’expressionnisme au cinéma, ce fut un
mouvement de recherches et de découvertes, tout comme il en existait parmi les
cubistes et les surréalistes en France à la même époque : «Caligari a aussi mobilisé l’éclairage. C’est un jeu
de lumières qui permet au spectateur de suivre le meurtre d’Alan sans le voir;
ce qu’il voit sur le mur de la mansarde de l’étudiant, c’est l’ombre de Cesare
poignardant celle d’Alan. Ces procédés devinrent bientôt une spécialité des
studios allemands. Jean Cassou met au crédit des Allemands d’avoir inventé une
“illumination féerique faite en laboratoire”, tandis que Harry Alan Potemkin considère
que le maniement des lumières dans les
films allemands est “leur plus grande
contribution au cinéma”». Ce qui fascine lorsqu’on s’arrête à
considérer le cinéma expressionniste allemand, c’est à quel point il nous parle
de l’inconscient derrière l’Anus mundi. D’un
côté, voici la souillure, les dégâts de la sous-humanité, les criminels :
le docteur Mabuse de Lang, son M. le
maudit qui retrace l’histoire du Vampire de Dusseldörf, Kürten; Nosferatu, le vampire, de Murnau; Faust, du même réalisateur; Le Golem, deux fois filmés par Wegener;
Caligari, de Wiene bien évidemment; Le
monteur d’ombres de Robison… De l’autre, le message qui renvoie à
l’ordre : le vrai docteur Caligari qui viendra à bout de la démence de
Francis; Ellen qui s’offre en victime au vampire afin que le soleil
l’anéantisse; le pacte passé entre les policiers et les mafieux en vue de
cerner le tueur en série; la fillette innocente qui pacifie le golem; le
procureur von Wenck qui finira par déjouer la ruse montée contre lui par Mabuse,
etc. Pour affreuses que soient ces bêtes, elles sont pathétiques dans leur
solitude et dans l’unanimité qu’elles forment contre elles. Il ne
s’agit pas
tant d’être impitoyable que de regarder en face la condition humaine et y faire
face, ce que Kyrou appelle «L’atmosphère
“Murnau” […] faite d’inquiétude; les
éléments, décors, nature, événements étrangers aux principaux personnages font
ressortir le mystère tout-puissant qui détermine l’homme, son amour et sa peur.
Le monde est hostile, les objets participent de la conjuration contre l’homme
et après avoir parcouru les paysages qui pourraient être reposants, après avoir
participé aux fêtes soi-disant joyeuses, seule demeure l’inquiétude. Murnau n’a
pu s’intégrer au monde, il aperçoit toujours la carriole de Nosferatu ou le
drame de l’homme qui garde les lavabos (le Dernier des hommes). Il ne peut pas s’empêcher de traverser le
pont, il ne veut d’ailleurs pas s’en empêcher, il va à la rencontre des
fantômes. Peut-être est-ce une solution… À la fin de sa vie il découvrira
l’amour dans Tabou et les fantômes
qui sont toujours présents reculeront; Nosferatu rencontre Matahu et Reri, les
amants de Tabou. Il y a beaucoup plus
d’optimisme dans la fin triste de Tabou
que dans la fin faussement arrogante de Nosferatu. La peur est vaincue par l’amour». Chaplin ne dira rien d’autres à la fin du
Great Dictator.
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Emil Nolde. Au café, 1911. |
Devrait-on s’étonner que la principale
influence littéraire sur les expressionnistes provient également de Russie et
fut Feodor Dostoïevski? Plus particulièrement, c’est le choix esthétique de
Dostoïevski que partagèrent les expressionnistes : «Au principe de la “description”, il oppose celui de l’“expression” (ce
qu’il appelait la “poésie”); à l’époque le drame, à la contemplation,
l’inspiration. L’art “descriptif” reproduit une donnée naturelle; il s’adresse
au sens de la mesure et de l’harmonie, au principe apollinien de l’homme; son
apogée, c’est la contemplation esthétique impassible. Quant à l’art “expressif”,
il se détache de la nature et il crée un mythe de l’homme; il en appelle à
notre volonté et il interpelle notre liberté; il est dionysien et son apogée
est l’inspiration tragique. Le premier est passif et naturel, le second est
actif et personnel; nous admirons celui-là, nous participons celui-ci. L’un
glorifie la nécessité, l’autre affirme la liberté, l’un est statique, l’autre dynamique». Le poète expressionniste Kasimir Edschmid
(Édouard Schmid) considérait que «l’écrivain
expressionniste traite à peu près les mêmes sujets que ses prédécesseurs
naturalistes. “Mais il ne voit pas, il regarde. Il ne décrit pas, il vit. Il ne
reproduit pas, il crée. Il ne prend pas, il cherche. Aujourd’hui nous ne nous
trouvons plus devant une série de réalités : fabriques, maisons, maladies,
prostituées, cris et faim. Nous en avons une vision.” L’expressionnisme diffère
donc du futurisme, qui s’attache aux apparences plutôt qu’aux vérités
essentielles…». On retrouve-là les thèmes rencontrés
aussi bien dans la peinture que dans le cinéma : «L’expressionnisme fut baptisé tel par opposition à l’impressionnisme
pictural des années 1900. Mouvement de l’intérieur vers l’extérieur,
revendication désespérée de l’individu en face de la faillite des idéaux, il
est plus une exigence de l’esprit qu’un style définissable dans un programme».
L’expressionnisme littéraire fut tout
aussi important pour la culture allemande que l’expressionnisme pictural. Là
aussi on se trouve en présence de poètes, de romanciers et de dramaturges aux
styles et aux sujets nombreux et variés, mais tous se retrouvaient dans le même
pessimisme, la même attente angoissée : «Comme le remarque le germaniste Claude David, “pour la première fois
depuis longtemps, l’Allemagne cesse d’être à la remorque des littératures
étrangères. Avec l’avant-garde expressionniste, c’est elle qui ouvre la voie et
qui va être imitée”. L’expressionnisme ne naît pas en 1917, mais la littérature
allemande de cette époque est marquée par ce mouvement aux caractères contradictoires
qui parfois iront très loin, allant jusqu’à la dislocation du langage. C’est un
mouvement à la fois classique, traditionnel même, mais également
révolutionnaire, parfois jusqu’à l’outrance. À certains égards
l’expressionnisme allemand se veut pessimiste, faisant une large place à
l’angoisse de ses personnages. Mais apparaissent aussi de longs passages
lyriques appelant à la fraternité. Est-ce, comme on l’a dit, un mouvement
apolitique? Cela semble bien discutable, dans la mesure où domine chez la
plupart des auteurs une tendance à l’anarchie, à la révolte, parfois même à la
révolution marxisante». La violence de la littérature
expressionniste, contrairement à l’art, se
retourne contre les institutions
traditionnelles de l’Allemagne impériale : «Dans une large mesure, l’expressionnisme littéraire se veut hostile à
l’humanisme, aux traditions religieuses. Il ne faut pas s’étonner si,
rapidement, nombre d’écrivains expressionnistes ne se retrouveront pas dans des
milieux marxisants, marxistes, certains se retrouvant plus tard dans les
milieux dirigeants de la RDA, et si d’autres participent activement à la
direction de la vie culturelle du IIIe Reich. L’expressionnisme allemand met en
cause la tradition classique : il lui reproche son optimisme hypocrite.
Certains critiquent son caractère “bourgeois”, ce qui est à la fois étonnant,
mais peut-être compréhensible, étant donné la prégnance marxisante que l’on
trouve dans ces milieux intellectuels plus ou moins anarchisants. “Aux âges
classiques, heureux et confiants”, Wilhelm Worringer oppose “les époques
inquiètes [le gothique]” et il donne beaucoup d’importance à l’art oriental,
dont il souligne le caractère intellectuel et mystique». L’indécision politique ne doit pas être
prise pour de l’apolitisme dont on gratifiait nombre d’artistes
expressionnistes. L’influence russe via Dostoïevski suggérait aux écrivains
allemands de chercher, dans leur propre culture, des référents identiques ou
proches. Si la guerre de 1914 et celle qui mijote dans le chaudron des accords
de Munich sont derrière la pièce Mère Courage de Brecht, c’est dans Grimmelhausen que le dramaturge prend son
thème : «On assiste donc à un
renouvellement de l’expression littéraire qui fait grande place à la réalité,
mais elle doit être interprétée, au besoin démasquée. Tout cela est largement
inspiré par la littérature russe, en particulier par Dostoïevski, Tolstoï et
même Gorki. On fait place également à la pensée mystique, car la littérature
romantique est remise à l’honneur, particulièrement Schelling, sans doute en
raison du panthéisme développé dans Philosophie und Religion, qui date de 1804. Partant de l’idée de
nature, il en vient à une vision théosophique du monde qui est, dans une
certaine mesure, l’idée religieuse, et y attache l’ésotérisme qui sera
important dans l’expressionnisme. C’est aussi - on l’oublie un peu trop - le
temps de la redécouverte de Maître Eckhart, le maître du mysticisme rhénan. Les
expressionnistes seront tout de même surtout marqués par l’ésotérisme, qui va
profondément influencer autant les écrivains que les plasticiens».
Cette rupture avec la foi catholique comme
protestante, ce refus également du scientisme qui fascina tant les Anglais et
les Français, ne pouvaient ouvrir que sur ce pessimisme que nous avons déjà
rencontré. Nous retrouvons cette même atmosphère chez les poètes et les
romanciers. La mort par noyade du poète Georg Heym (1887-1912) est vécue par
ses amis comme une tragédie innommable. Heym avait fait ses études de Droit,
mais c’était la poésie qui occupait toute son âme : «Ma nature est prise dans une camisole de force […] Mon drame devrait être depuis longtemps
achevé. Et maintenant voilà qu’il faut que je me gave comme une truie qu’on
engraisse de ce Droit de putain de merde, c’est à vomir», écrivait-il en
1910. Romantique plus qu’expressionniste, partagé entre Rimbaud et Hölderlin,
Heym n’en écrivit pas moins un recueil de vers de 500 pages qu’il publia en
1910. Le 16 janvier 1912, l’athlétique jeune homme s’élança avec un ami sur la
glace du lac Havel, proche de Berlin. La glace se rompit sous ses pieds et il
s’engouffra dans le lac. On dit que la mort se serait annoncée elle-même au
jeune poète dans un rêve prémonitoire : «Ernst Stadler, écrivant au lendemain de la mort se le représente comme
un visionnaire horrifié notant sobrement en traits précis ce qu’il a observé
dans l’agitation : tension qui évoque celle des bois et eaux-fortes
expressionnistes. Alfred Lichtenstein, dont le vocabulaire poétique combine de
façon souvent originale la clarté et l’horreur, a été invoqué, après sa mort,
par Alfred Lemm dans les termes suivants : “Possédé, vous en aviez assez du
vent le plus léger pour entendre craquer toute la charpente du monde… Vous
n’avez pu dépeindre trop fortement sa perversité et son absurdité dans la
lumière grise ou jaunâtre de la vie quotidienne, des scènes familiales et des
dimanches après-midi”. Heym se noya accidentellement, à l’âge de vingt-quatre
ans, en patinant sur un des lacs de Berlin en janvier 1912. La technique de ses
poèmes n’a rien d’audacieux; mais, comme Lenz, Kleist, Grabbe, Büchner et
Rimbaud, c’était socialement un révolté, et sa première rencontre avec Van Gogh
l’avait profondément marqué. Outre ses sonnets de “Berlin” et autres poèmes
consacrés au modernisme urbain, il a composé des vers mélancoliques ou
morbides, très décadents, ou des poèmes sur la maladie physique ou mentale
parfois très sensibles et parfois d’un ton plutôt forcé; il a laissé aussi de
curieux poèmes d’anticipation, tels que Dieu, La Guerre et Après la
bataille, qui suggèrent un désir de cette
guerre qu’il ne devait pas voir. Aucun des autres Berlinois n’eut tout à fait
cette attitude ni cette force. Van Hoddis, qui déambulait nuitamment dans les
rues de Berlin avec Meidner et qui finit par échouer dans un hôpital
psychiatrique en 1914, a composé des poèmes pleins d’images bondissantes comme
on en trouve dans Pasternak…».
Ce poème opère un véritable syncrétisme
entre celui sur la syphilis de Fracastoro, au temps de la Renaissance, et les Chants de Maldoror de Lautréamont.
Enfin, un autre poète au destin tragique, Georg Trakl (1887-mort au combat en
1914), «ami de Kokoschka et protégé de
l'éditeur Ludwig Ficker, d'Innsbruck, avait subi l'influence de Baudelaire et
de Rimbaud, peut-être aussi de Dostoïevski. Des images de pourriture le
hantaient : orphelins morts avec des vers leur sortant des paupières, femmes
rapportant à la maison des paniers de détritus, une nonne nue et blessée en
prières, une rigole drainant le sang d'un abattoir. Chez Trakl les couleurs
s'amassent encore plus que chez Heym : ainsi dans les vingt-quatre vers dédiés
“À celui qui mourut jeune” y a-t-il une douzaine d'attributions plus ou moins
arbitraires de couleur (sourire bleu, face d'argent, verte décadence). Tout
cela fait que Trakl nous apparaît comme un symboliste particulièrement morbide,
plutôt que comme un authentique expressionniste».
Outre Gottfried Benn (1886-1956), parmi
les poètes expressionnistes l’Autrichien Hermann Bahr (1863-1934) chez qui on
retrouve le pessimisme d’un Franz Marc : «L’homme implore son âme, le monde entier n’est plus qu’un appel au
secours. Et l’Art se lamente aussi, dans l’obscurité profonde, et appelle à
l’aide, et implore l’esprit. Voilà ce qu’est l’expressionnisme». Car les romanciers savent également créer
des atmosphères lourds et froids, comme dans le roman de Hans Fallada
(pseudonyme de Rudolf Ditzen) publié en 1920, Der junge Goedeschal, un roman pour adolescents où l’on trouve ces
lignes : «Il chancela. Comme vues
d’un train rapide des maisons crûment éclairées échappaient à l’obscurité et se
soustrayaient à sa vue en un mouvement sombre et délibéré. Pas d’endroit où se
reposer. Trébuchant, tombant en
avant, il se mit à courir en frôlant au passage
des murs dont les pores semblaient exsuder une sécrétion collante». La poésie urbaine sécrète, en effet, des
atmosphères malsaines. Comme «Le Professeur Unrat d’Heinrich MANN est un être inexplicable. Acharné à
poursuivre de sa haine trois de ses élèves, il devient victime d’une obsession
: séparer l’un d’eux de la douteuse maîtresse qu’il a prise au cabaret de
l’Ange bleu. Obsession si violente qu’elle mène le professeur lui-même à
devenir l’amant de Lola, à créer un tripot, à se faire renvoyer du collège, à
ruiner et avilir ses élèves. Tout se déroule dans une atmosphère réaliste et
pourtant presque hallucinante, dans la mesure où les passions sont injustifiables
et injustifiées, comme nées de profondeurs inconnues». La psychanalyse peut s’épanouir à
analyser de telles œuvres bien que «les
thèmes de ce roman allemand - que l’on peut appeler “expressionniste” en
général - sont caractérisés par la violence trouble, mais sont peu nombreux. Si
l’on y joint les romans d’HASENCLEVER, d’Hermann UNGAR, on trouve : la révolte contre le père, la
résurrection d’un crime “psychologique” oublié, le sadisme d’un être adolescent
ou adulte qui, par jalousie, pousse à la déchéance un adolescent. Le tout
traversé de scènes atroces…». Dans ces romans, comme dans les toiles et
les films expressionnistes, l’horreur et le grotesque se mêlaient sous une
forme achevée que l’on avait vue naître dans certains contes d’Edgar Poe.
Et Franz Kafka (1883-1924), comment doit-on le situer? Appartient-il réellement à la veine expressionniste? Ou bien fait-il cavalier seul, à la jonction de la tradition juive, de la nationalité tchèque et de la langue allemande? Sa sensibilité à l'absurdité du monde, et essentiellement du contrôle pathologique de l'État n'est pas différente de celle des expressionnistes, mais s'il se laisse tenter par le goût du fantastique (La métamorphose), son monde est celui du Château et du Procès. Un monde plus triste autant qu'il en devient effrayant, voire même mortel. Il y a une lecture de Kafka qui procède à la manière de celle que Kracauer applique au cinéma expressionniste. Kafka pressent le totalitarisme, nazi ou soviétique; il voit bien que la démocratie est un leurre. Que même l'Amérique n'est pas moins insensée parce que démocratique et libérale. Les pressentiments de Kafka débordent donc les cadres des sociétés est-européennes ou dictatoriales. En fait, nous pourrions considérer Kafka comme l'auteur parfait qui convient aux tableaux de Grosz, beaucoup mieux qu'à ceux d'Otto Dix : un regard froid, sans concession, toujours cruel, inquiétant sur la nature humaine comme sur les travers des institutions sociales. Bref, Kafka serait la plume qui conviendrait à la Nouvelle Objectivité, mais son isolement dans le monde des lettres qui le vit passer sans le remarquer en fait un écrivain hors de toutes qualifications.
Lorsque Hitler accéda au pouvoir en 1933,
les belles heures de l’expressionnistes étaient rendues loin derrière et même
la Neue Sachlichkeit restait
marginale devant le regain du romantisme et du réalisme classique allemands. Ils
offraient au nouveau Führer le type
d’art qu’il reconnaissait comme celui qualifiant
spécifiquement l’Allemagne.
Ceux qui survivaient parmi ces artistes durent choisir leur camp. Il est vrai
qu’«expressionnisme et nazisme ont vu
croître leurs racines dans l’humus du même irrationalisme et du même mysticisme
agnostique; dans une certaine mesure l’expressionnisme était délibérément
barbare. Admettre ce fait ne condamne en rien l’expressionnisme, car l’idée
d’un art purement rationnel est absurde». Ce point égara Kracauer dans son
interprétation générale de l’expressionnisme allemand au cinéma, mais rien
n’indiquait, dans l’absolu, que les expressionnistes anticipaient l’ordre nazi.
On se ferait illusions «sur l’opposition
parmi les nazis entre ceux qui défendaient, soutenus par Gœbbels,
l’expressionnisme et l’architecture moderne comme un art allemand et ceux qui
avec Rosenberg les condamnaient». Ceux qui éprouvaient, parmi les nazis, un
certain attrait pour les théories de l’art se montrèrent, tout comme les
expressionnistes, satisfaits des ouvrages de Worringer qui, comme on l’a vu, «suppose qu’à toute période de l’histoire
humaine il existe une volonté de créer qui est toujours l’expression des
rapports de l’homme avec le monde qui l’entoure; le nord de l’Europe, avec son
austérité, son froid et son obscurité a toujours fait naître un sentiment
d’insécurité et de peur. Worringer étudie les origines
de l’évolution de l’art
du nord de l’Europe et montre comment il devient, par son intensité linéaire,
le signe graphique de la sensibilité dominante. L’âme gothique, avec tout son
pathos et son inquiétude, trouve une “soupape” dans toutes les formes de l’art
- non seulement la décoration et l’architecture, mais aussi les allitérations
et les répétitions de la poésie nordique. La condition de l’homme nordique,
selon le raisonnement de Worringer, est celle d’une anxiété métaphysique, et
comme la sérénité et la clarté, caractéristiques particulières à l’art
classique, lui sont interdites, son seul recours est d’accroître son inquiétude
et sa confusion jusqu’au point culminant où elles lui apporteront
l’étourdissement libérateur». Les Nazis tirèrent des conclusions,
essentiellement politiques,, préalablement emballées, des écrits de Worringer
comme de Spengler. La confusion régna le temps qu’elle fut utile à
l’installation du régime, bénéficiant de la plume d’un auteur célèbre, comme «Gottfried Benn, alors enthousiaste du
nouveau régime qu’il avait annoncé dans Art et Puissance (1934) voula[n]t “répandre les flots de sa vitalité ancestrale sur toute la surface
usée de l’Europe”; il vantait “l’énorme instinct biologique de perfection
raciale” et pensait évidemment que la littérature expressionniste pourrait
adopter une position semblable. Il rédigea même une “Profession de foi
expressionniste” qui, l’année suivante, fut comprise dans Art et Puissance. Parmi ses raisons d’optimisme, il y avait
le fait que Gœbbels lui-même avait été un élève de Friedrich Gundolf à Heidelberg
et - bien plus - qu’il avait publié un roman intitulé Michel où on lisait : “Nous sommes tous
expressionnistes aujourd’hui: nous sommes des gens qui veulent extraire
d’eux-mêmes les formes du monde extérieur. L’expressionnisme édifie un monde en
son propre sein. Son pouvoir et son secret sont dans sa passion”».
 |
Hanns Johst. Schlageter. |
Et «Benn
n’était pas le seul écrivain expressionniste qui eût pris position en faveur du
national-socialisme. Johst s’était fait remarquer en écrivant la première pièce
officiellement adoptée par les
nazis, Schlageter - drame assez conventionnel dont le héros était un jeune membre des
corps francs fusillé pour sabotage par les Français pendant l’occupation de la
Ruhr en 1923. C’est dans cette pièce, donnée pour la réouverture du Staatstheater,
le 20 avril 1933, que figure la phrase célèbre : “Quand j’entends parler de
culture, j’enlève le cran de sûreté de mon browning.” Johst devint chef de la
section littérature de l’Académie de Prussse au mois de juin, et premier
président de la Schrifttumskammer (Chambre des écrivains). Heynicke, cet
enthousiaste du “Peuple”, écrivit, lui aussi, deux pièces destinées à des
représentations de masses en plein air : Neurode (1934), au sujet d’un camp de travail, et Entrée dans le Reich (1935). Bronnen avait cessé d’écrire, mais
il était passé aux nazis des 1925, quand il avait écrit son roman nationaliste O.S.». Ceci inaugurait mal pour les relations
entre le régime nazi et les expressionnistes fidèles à leur vision du monde. La
Nouvelle Objectivité fut d’abord mise
au pas : «Depuis la guerre, la
façade de la culture s’est effondrée et c’est ce désespoir, cette nudité, que
toutes ces toiles évoquent. La laideur agressive de ses portraits démasque le
réel, la société. Pourtant, ce monde, Dix ne semble pas vraiment le haïr. Il le
regarde lui aussi,avec la même angoisse. Chassé des Beaux-Arts par les nazis,
il se retirera dans le Sud de la Forêt noire pour peindre des paysages. Il dira
plaisamment qu’il fut “condamné aux paysages” ou encore qu’il se tenait face
aux paysages “comme une vache”. Anti-nazis, ces peintres le furent pour la
plupart; tentés un moment par l’engagement politique, ils n’ont pourtant rien
de commun au niveau des croyances, des idéaux, avec ce que fut la génération
expressionniste. Réactionnaires? On ne saurait toutefois l’affirmer et de
nombreux jugements portés sur eux, à leur époque, sont à réviser». Et pour ceux qui ne se retiraient pas
volontairement ou qui avaient des accointances politiques divergentes, la
répression pouvait se montrer féroce.
Ce fut le cas de l’écrivain anarchiste
d’origine juive, Erich Mühsam (1878-1934) : «Mühsam, qui avait déjà fait six ans de prison après l’essai de
république des conseils de Munich, fut arrêté [dans la nuit du 28 février
1933] : on lui arracha la barbe, on lui
découpa une croix gammée dans les cheveux; mené au camp de concentration
d’Oranienbourg il y fut torturé et tué. Hiller fut également arrêté quelques
jours après, mais libéré au bout d’un an; il s’enfuit d’Allemagne. […] [Au
mois de mai] Barlach fut obligé de
quitter la nouvelle maison qu’il s’était construite à Günstrow : le conseil
municipal de Magdebourg avait déjà fait enlever de la cathédrale son monument
pour le déposer dans une cave de la National-Galerie, où des amis le
récupérèrent plus tard. L’épuration était en plein cours, on enlevait aux
expressionnistes tous leurs emplois officiels. Au mois de septembre une loi
institua les “chambres de culture” où tous les artistes professionnels devaient
être regroupés, en six sections, sous la direction du ministère de la
Propagande de Gœbbels. Ce même mois, à un rassemblement du parti de Nuremberg,
Hitler proclama sa foi en des œuvres d’art qui “exprimeraient
consciemment la
substance raciale” du peuple allemand. Il dénonça toute distorsion artistique
comme techniquement inepte et moralement déficiente». La répression s’activa aussi vite dans le
monde des arts que dans celui des syndicats ou de la presse. Ceux qui auraient
voulu continuer le combat ne pouvaient soutenir les forces déchaînées du
nouveau régime : «Dès 1934 l’on
sentit que tout cela n’était qu’un combat d’arrière-garde. Dix n’avait plus
l’autorisation d’exposer; la Chambre des écrivains interdisait à Barlach
d’exécuter son projet pour le tombeau de Theodor Däubler, mort cette année. À
Munich, en 1935, le ministre bavarois de l’Intérieur, Adolf Wagner, fit enlever
vingt-six tableaux d’une exposition de la Nouvelle Pinacothèque intitulée “Art
contemporain berlinois”; Nolde, Beckmann, Heckel, Purrmann et Feininger étaient
parmi les proscrits. La Nouvelle Sezession de Munich fut liquidée et son
président Max Unold interrogé par la Gestapo. Même aujourd’hui l’on ne sait pas
trop pourquoi Gœbbels changea de politique; mais c’est un fait que, dans ses
discours aux rassemblements du parti, ces années-là, Hitler se plaignait du
“bafouillis culturel des cubistes, futuristes et dadaïstes” et demandait à ses
auditeurs d’y mettre fin une bonne fois». Peu avant que n’éclata la Seconde
Guerre
mondiale, «Kirchner se suicida le 15 juin
1939 après avoir détruit toutes les planches de ses gravures. “La campagne de
diffamation l’a tué”, écrivit sa femme. Barlach mourut d’une congestion
cérébrale le 24 octobre; […] à peu
près seuls Kollwitz, Schmidt-Rottluff, Heise, Justi et Hermann Hesse suivirent
ses obsèques, avec quelques autres comme Max Planck. Benn, qui était rentré
dans les services de Santé militaire en 1935, disant “l’armée est la forme
aristocratique de l’émigration”, n’avait plus le droit d’écrire, de même Edschmid,
en 1941. Heynicke ne faisait plus que des scénarios de films et de romans
légers; Johst lui-même se taisait. Seuls représentaient encore le mouvement
expressionniste en Allemagne, Heckel, Pechstein, Hofer et Dix, autorisés à
peindre pour leur clientèle privée ou pour la vente à l’étranger, à condition
de ne pas exposer…». Laissons John Willet conclure sur ce
point : «Si la naissance de
l’expressionnisme allemand avait été due surtout au choc de la première guerre
mondiale, l’avènement d’Hitler en fut la fin, 1933 - et non 1923 - fut l’année
de la mort du mouvement et, comme dans le cas de Trakl, de Stadler et de Marc,
la mort dont il s’agissait n’avait rien de figuré; on mourait en liberté ou
dans un camp par suicide ou de la main d’un S.S. Les animateurs du mouvement
furent si nombreux à quitter le pays, soit pour sauver leur vie, soit parce
qu’Hitler et ses œuvres leur étaient intolérables, qu’il ne servirait à rien
d’en donner la liste; ils disparurent tout simplement de la vie culturelle
allemande, et jouèrent parfois un rôle dans celle d’autres pays».
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Ernst Barlack. Cénotaphe à la cathédrale de Magdebourg. |
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Diego Rivera. Murale au Rockefeller Center de New York. |
Willet constate également comment «Il est curieux de constater que l’extension
de l’influence expressionniste hors d’Allemagne coïncida avec son déclin à
l’intérieur du pays. […] les premiers
symptômes de désenchantement chez les poètes, qui s’aperçurent bientôt que la
République de Weimar craignait moins le compromis à droite qu’un renouveau de
la révolution à gauche. Bien avant que la maladie eût gagné d’autres secteurs
des arts, le diagnostic était fait : […]
les autres arts s’écartaient à leur tour, chacun plus ou moins vite, de
l’expressionnisme, de sorte qu’en 1924 le mouvement appartenait réellement au
passé…». Ce qui avait survécu des Beaux-Arts
jusqu’en 1934 n’était pour ainsi dire que l’effritement et les transformations
éparses du mouvement. La montée du IIIe Reich ne pouvait se satisfaire d’un art
né et formé par le pessimisme. Pour que l’expressionnisme soit bien compris, il
fallait des pays qui avaient vécu des situations troublantes semblables à
celles vécues dans l’Allemagne des vingt premières années du siècle et dont les
mouvements autochtones pouvaient s’adapter et se retrouver dans le style
expressionniste. La France avait déjà le Fauvisme et le Cubisme; l’Italie le Futurisme;
la Grande-Bretagne vivait encore de l’art décoratif du Modern Style et l’Espagne, plus exactement la Catalogne, était une
pépinière de jeunes artistes qui portaient tous une admiration inconditionnelle
pour Gaudi. Aussi, le Mexique fut-il le pays qui trouva dans l’expressionnisme
un style qui pouvait opérer un syncrétisme avec les arts locaux : «Au Mexique…, il se produisait un mouvement
d’origine autochtone, une fois de plus lié, comme en Allemagne et en Belgique,
à l’évolution politique du pays. Ce mouvement débuta quand José Vasconcelos
devint secrétaire à l’Éducation dans le gouvernement Obregón et chargea Diego
Rivera, à la fin de 1921, de peindre une fresque pour l’École nationale
préparatoire de Mexico. L’année d’après, Rivera fut rejoint par David
Siquerios, qui était allé en Europe après avoir combattu dans les troupes
révolutionnaires d’Obregón et avait publié, en mai 1921, un manifeste en faveur
de l’art précolombien où il insistait sur l’importance du sujet et sur la
nécessité d’exprimer “le merveilleux dynamisme de notre époque”. De 1921 au
milieu de l’année 1924. Siqueiros et Rivera, avec le concours du caricaturiste
Orozco (lequel proclamait, lui aussi : “Mon thème est l’humanité; portons
l’émotion au maximum.”), fondèrent la
décoration murale mexicaine. Le style de leurs fresques était
amplement expressionniste. Il était aussi plus ou moins communiste; et le
journal El Machete, qui à ses débuts était l’organe du nouveau Syndicat des peintres,
sculpteurs et graveurs révolutionnaires, dirigé par Rivera et par Siqueiros,
devint l’organe du parti après que les artistes se furent séparés et que
Vasconcelos eut donné sa démission, laissant Rivera continuer seul le travail
sous le régime de Calles. Siqueiros fit un an de prison en 1930, puis vécut aux
États-Unis de 1927 à 1934; Rivera y vint en 1930. Ces trois artistes ne mirent pas seulement
au point un style symboliste révolutionnaire qui s’inspira du cubisme et servit
de modèle aux peintres de l’Amérique latine tout entière, à peu près comme la
peinture de Segall au Brésil; ils introduisirent en outre leurs méthodes aux
États-Unis, où les fresques d’Orozco (Pomona College, Los Angeles, 1930, et
Dartmouth College 1932-1934) et celles de Rivera (Detroit Institute of Arts et
Rockefeller Center, New York) eurent quelque influence pendant la période du
New Deal». En ce qui a trait à Frida Khalo, l’épouse
de Rivera, son art reste inclassable tant l’expressionnisme et le surréalisme
se fondent dans la tradition autochtone afin de produire un traitement original
propre. Bref, l’expansion de l’expressionnisme contribuait par sa diffusion
comme style occidental au déracinement de sa patrie allemande.
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Hitler à l'exposition d'art dégénéré, 1933. | | | |
Nous avons déjà touché un mot
sur le théâtre expressionniste. Le théâtre allemand du temps de la République
de Weimar se rappelle à nous surtout à cause de la célébrité qu’acquit Bertolt
Brecht qui relève davantage du réalisme socialiste que de l’expressionnisme.
Inspirées de Ibsen et de Strindberg, «beaucoup
parmi les œuvres expressionnistes qui connaîtront la célébrité dans les années
20, furent écrites avant la Première Guerre mondiale. Peu de metteurs en scène
auraient osé alors les représenter. Pourtant, dès 1916 Le Fils de Walter Hassenclever était monté à Dresde
et un peu partout en Allemagne, grâce à Carl Zeiss (Francfort), Gustav Lindeman
(Düsseldorf), Otto Falkenberg (Munich) et enfin Max Reinhardt lui-même
(Berlin), ce nouveau théâtre allait être joué souvent en matinée, parfois à
guichets fermés. Ainsi naquirent sur la scène Le Mendiant de Sorge [tué durant la guerre et père
du célèbre espion], Corail de Kaiser, La
Bataille navale de Goering, qui annoncent
le succès futur des œuvres de Toller, de Kokoschka, de Sternheim, d’Unruth et
d’Else Lasker-Schüler». Des acteurs, qui deviendront célèbres
internationalement à partir des années 20 et 30 s’y illustrèrent de même.
Comment identifier le
théâtre expressionniste? «Au théâtre s’affirment les angoisses, les conflits de toute une
génération – le parricide, la haine de la vie bourgeoise, la terreur de la
guerre, et de la technique, la volonté de transformer l’homme, la glorification
du pacifisme et du messianisme – mais aussi un style dramatique unique par son
pathos, son exaltation, sa violence, sa beauté. Les décors, les mises en scène,
les éclairages contribuent à donner à ce théâtre un étrange pouvoir de
fascination, quelque chose de féerique où le macabre et le rêve s’unissent
constamment. Au cœur de tous ces drames, le “Je”, qui aspire à reconstruire le
monde. Ultime chant d’agonie, cri du désespoir et de l’extase, comme le dira
Kurt Pinthus, mais aussi cri de révolte contre le Naturalisme, le théâtre
bourgeois, l’intrigue psychologique». Strindberg y a légué ses spectres et ses
fantômes; Wedekin le désir morbide et violent avec la célèbre Lulu; Ernst Toller, anarchiste qui
participa à la République des Conseils de Bavière, réprimée par les Frei Korps, et emprisonné profita de sa
peine de cinq ans pour écrire Transformation
dont le succès lui vaudra le pardon du gouvernement bavarois. Mais Toller
continuera à produire des drames révolutionnaires dont Les Briseurs de machine (Die
Maschinenstürmer) et Hoppia, nous
sommes vivants! (Hoppia, wir leben!)
qui raconte l’histoire d’un révolutionnaire qui, après avoir passé huit années
détenu dans un hôpital psychiatrique découvre que ses anciens camarades sont
devenus suffisants et se sont définitivement compromis avec le système auxquels
ils étaient opposés. De désespoir, le pauvre homme se tue. Il y avait là
quelques traits autobiographiques. Ce théâtre bénéficia de metteurs en scène
inventif : Erwin Piscator et Max Reinhardt en furent les plus célèbres.
Sur le théâtre américain, l’expressionnisme allait peser
de toute son
influence. Chez Eugen O’Neill par exemple. «Tchékhov,
Ibsen, Strindberg et les expressionnistes allemands étaient les représentants
d’un super-réalisme ou plutôt d’un réalisme symbolique qui tentait de rendre
sensible au public, l’invisible tapi derrière le visible et qui trouverait un
écho dans l’élément transcendantaliste de l’esprit américain». Mais cela eut été insuffisant si O’Neill,
comme les artistes mexicains, ne s’était pas inspiré des racines
traditionnelles de l’américanité, «car il
y a en O’Neill un “fond expressionniste” pour ainsi dire naturel; il le doit à
l’âme puritaine obsédée par le diable et le mal; il a hérité d’un théâtre
américain brut où les apparitions fantastiques, l’incarnation des forces
mauvaises jouaient un rôle fondamental». O’Neill avait lui-même sa propre définition
de ce qu’il entendait par l’expressionnisme : «Pour moi, l’expressionnisme essaie de minimiser sur la scène tout ce
qui s’interpose entre l’auteur et le public. Il cherche à ce que l’auteur parle
directement au public. D’après ce que j’ai compris, sa théorie est que le
“personnage” s’intéresse plus à ce qu’il est et à ce qu’il fait qu’à l’idée…». Par la structure dramatique elle-même,
par la mise en scène ou par le jeu des comédiens, l’expressionnisme peut
apparaître diversement dans une représentation théâtrale, tout comme dans un
film. Au moment où la répression s’abattait sur ses poètes et ses artistes,
alors que le régime hitlérien entendait opposer l’optimisme au pessimisme; le
futurisme à l’archaïsme; la violence à la paix enfin la destruction à l’œuvre
d’art, l’esprit de la civilisation s’était exprimé
à travers un style qui devait, dans tous les domaines, marquer son siècle⌛
 |
Ludwig Meidner. La Rue. |
Montréal
15 mai 2016
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