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David Pitin. Mothers Room, 2008 |
LA SYMPHONIE DES ANGOISSES
Note
Ce texte est extrait d'un ouvrage en cours
de rédaction, Anus Mundi, et représente
le
sous-chapitre I.4.6 de la partie sur l'Histori-
cité
 |
Edvard Munch. Angoisse, 1894 |
L’historicité
de l’Anus Mundi s’explique et se
comprend à travers notre approche de l’angoisse paranoïde comme expression des
haines et ressentiments des membres de la civilisation occidentale. Mieux
qu’aucune autre idéologie de l’histoire moderne de l’Occident, le fascisme et
son apothéose dans le nazisme sont issus d’un ensemble d’angoisses agissant à
plusieurs niveaux, mais dominant essentiellement les classes moyennes des
différentes nations occidentales. Ce sont elles qui ont cultivé la culture de la haine dès le milieu du
XIXe siècle et manipulé les esprits à travers différentes théories du complot,
tant en Europe qu’en Amérique. et ce sont elles qui ont fini par engager
l’ensemble des nations occidentales, puis le monde, dans la destructrice Guerre
de Trente Ans (1914-1945).
Passons
rapidement sur ces complots que nous connaissons bien. Raoul Girardet en résume
assez bien la méthode de fonctionnement psychologique et social : «La
logique de la manipulation se voit substituée à l’imprévisibilité des accidents
de l’histoire. Dans le secret du complot, un metteur en œuvre inconnu va
disposer des événements en fonction d’un plan préétabli dont lui seul connaît
l’inexorable dénouement».
Les mouvements ouvriers qui ouvrent sur une grève violente; les attentats
anarchistes la plupart du temps commis par un individu isolé; les assassinats
qui
menèrent à la Grande Guerre (François-Ferdinand, Jaurès, etc.); la défaite
allemande de 1918 et la révolte spartakiste réprimée dans le sang qui suivit
peu après; les incessants scandales sous la Troisième République française et tutti quanti, tout cela relève de
complots insidieux fomentés généralement de l’étranger ou par des étrangers. Le
docteur Martin, chargé de l’organisation du service de renseignement afin de
détecter les manigances de la Cagoule financée
par Mussolini en territoire français, confirmera : «Il n’y a pas de révolution spontanée, dit-il, de révolution qui n’ait
été préparée par une société secrète…»
On aura reconnu-là la vieille maxime de l’abbé
Barruel à propos de la
Révolution française. Personne ne pense à comprendre les mouvements sociaux
comme le faisait Tocqueville un siècle plus tôt : «Étranger à la mythologie du complot, il formule cette loi générale à
propos des journées de février 1848 : “Les révolutions, qui s’accomplissent par
émotion populaire, sont d’ordinaire plutôt désirées que préméditées.” Privées
d’auteurs, elles sont plutôt le fait de profiteurs. Spontanées et fortuites,
elles proviennent d’abord “d’une maladie générale des esprits amenés tout à
coup à l’état de crise”. Imprévues, elles n’ont ni inventeurs ni conducteurs et
sont dirigées par des gens allant toujours droit devant eux tant que le vent
les pousse». La chose
manque sans doute de romantisme et pour y pallier, rien de tel que d’imaginer
des interventions diaboliques ou d’ennemis dont l’identité peut changer sans
prévenir, comme en 1940. Plus intéressant et plus pertinent de chercher ce qui
cause cette atmosphère de complots appréhendés. Les écrivains et les artistes
sont plus sensibles à ces inquiétudes que ne le sont les «sociologues».
L’importance de la demeure familiale, de la maison privée plus spécifiquement,
comme métaphore de la cible d’une menace appréhendée se retrouve jusque chez un
naturaliste comme Émile Zola : «Et
de fait, souvent chez Zola la maison est cette forteresse minérale que
tenteront d’investir les assauts insidieux ou brutaux de la végétation, du
limon et de la boue: de l’extérieur, par force; de l’intérieur, par traîtrise».
Avant les Communards, avant les Communistes, avant les soldats allemands, avant
les Juifs, ce qui s’attaque aux maisons, ce sont les bactéries, les virus, ces
êtres infiniment petits que l’on ne peut percevoir à l’œil nu et que les
manuels d’hygiène et les médecins encouragent à identifier et à anéantir. Et,
il y a ces intrus, les étrangers qui profitent des avantages de l’État sans
contribuer comme les nationaux : la
patrie en danger! Finalement, c’est toute la civilisation occidentale qui
se trouve, sur le modèle déformée de la demeure-mère (la nation) en proie à une
invasion mortelle. L’industrialisation, la modernisation, bientôt la
consommation, vont extirper tout sens de la gravitas,
tout esprit chevaleresque de la conduite des hommes, amputés de leur
virilité. Car pour aiguiser la lame de la terreur, «la pénétration de l’appartement par la rue, par le galop de la foule,
ne suffit pas à entraîner la désagrégation et la ruine. Une stricte discipline
peut toujours réussir à contenir le flot, à le canaliser. La catastrophe n’est
sûre que, lorsque, à la furie extérieure, répond de l’intérieur une lassitude,
un abandon, ou un désir qui finalement a usé ses brides, rompu ses freins.
Alors la brèche est vite élargie et les deux troupes opèrent leur liaison».
Et de fait, Zola périra asphyxié dans sa demeure, la cheminée obstruée, par
qui? Par un antidreyfusard haineux ou par sa propre négligence?
C’est afin de protéger les demeures
bourgeoises que les propriétaires se sont réfugiés sous la botte des fascistes.
Qui s’est senti menacé le premier dans sa demeure nationale? Le regard se
tourne généralement vers la France de Barrès et de Dreyfus. Bien que les
historiens Plumyène et Lasierra «affirment
que “le fascisme est à l’origine un phénomène étranger à la France”, ils
évoquent une filiation directe
entre le nationalisme français de la fin du XIXe
siècle et des comportements intellectuels et politiques qui, dans la France de
l’entre-deux-guerres, relèvent incontestablement du fascisme. Celui-ci n’aurait
donc pas été en France un pur article d’importation. Il serait au contraire le
produit d’une culture politique enracinée dans la tradition nationale et dont
Barrès, en qui s’opère la fusion de la révolution et du conservatisme, de la
nation et du “social”, serait le premier représentant».
On voit tout de suite la précipitation avec laquelle on a cherché à jeter les
origines du mouvement sur les autres. Il y a quelque chose d’obscène à poser la
question de l’attribution. Benedetto Croce n’est pas moins distant que Plumyène
et Lasierra lorsqu’il s’interroge sur la nature du fascisme italien. Milza et
Berstein s’interrogent : «Qu’avait-il été
au juste? Certainement pas cette “parenthèse” dans l’histoire italienne dont
parlera Benedetto Croce. Pas davantage l’expression pure et simple d’un
capitalisme en mal de croissance dont Mussolini et ses troupes n’auraient été
que le jouet docile et aveugle. Mais peut-être l’alliance - combien précaire et
conflictuelle! - des deux forces qui avaient pensé
le Risorgimento et réalisé l’Unité autour de la monarchie
de Savoie : classe dirigeante et petite bourgeoisie. L’Italie de Cavour et
celle de Garibaldi. Si le fascisme, en tant que phénomène spécifique, doit
davantage à la seconde qu’à la première, il reste que leur mariage de raison
fut nécessaire à son essor. Mais pourquoi cette alliance et contre qui?
Peut-être parce que ces masses qui n’avaient pu être intégrées à la vie
politique italienne et que la guerre avait radicalisées apparaissaient au
lendemain du conflit comme l’anti-Risorgimento, une menace mortelle pour
l’État national et libéral. Dans cette perspective, le ventennio fasciste peut être interprété comme un
ultime effort d’intégration des masses, par leur enrégimentement et leur
mobilisation permanente au service d’un cadre politique conforme aux vœux des
classes moyennes et des milieux dirigeants. Dans une optique assez proche, il
est aussi tentative d’adaptation rapide à une économie en pleine mutation. Là
encore, seul un pouvoir fort pouvait imposer aux masses les sacrifices
nécessaires à l’accumulation du capital. Enfin, il fut aussi sans doute effort
d’intégration de la nation italienne, jusqu’alors traitée en parente pauvre,
dans une Europe dominée par les grandes puissances européennes. Ce programme,
vingt ans et plus de dictature n’ont pas permis de le réaliser».
Du domaine
privé, le fascisme s’est voulu défendre la maison nationale en
poussant jusqu’au chauvinisme le plus borné et le plus fermé sur une
historicité imparfaite. L’Italie et l’Allemagne étaient de jeunes nations
issues d’une collection de petits États rassemblés sous la maison de Savoie et
celle de Prusse. Le mot maison, ici, ne fait pas seulement référence à la
dynastie des Bourbons ou celle des Hohenzollern; elle est la maison de la
noblesse confrontée à la modernité bourgeoise et à la menace ouvrière. Il
fallait nationaliser la nation, cessez d’en faire la propriété de quelques
junkers ou de quelques capitalistes pour y cultiver un sentiment de ralliement
populaire; c’était la condition ultime pour sauver les meubles face à une
puissance voisine qui, après une révolution, s’était imposée par la volonté
populaire. Doit-on voir là qu’une définition instrumentale du fascisme? Comme le dit l’historien italien
Gentile : «En fait, le principal
obstacle à une enquête scientifique dans l’univers culturel fasciste a été le
fait des préjugés idéologiques d’orientation historiographiques qui
prétendaient fonder la validité scientifique de leur interprétation du fascisme
moins sur la recherche concrète et systématique que sur la fidélité à une
tradition antifasciste particulière, dont ils se considéraient seuls
interprètes et gardiens des orientations. Suivant cette interprétation, le
fascisme avait été un mouvement politique totalement instrumental, au service
du grand capital, le bras armé de l’idéologie nationaliste, et donc un
mouvement sans
individualité historique propre, sans aucune autonomie
“objective” ni “subjective”; un épiphénomène, plutôt qu’un phénomène, une
manifestation contingente sous une forme extrême et dégénérée, de phénomènes
préexistants au fascisme, tels que la réaction bourgeoise, le caractère des
Italiens, l’autoritarisme conservateur, etc. Le fascisme, selon cette image,
n’avait été qu’un ramassis de brutes ignares et de pseudo-intellectuels
opportunistes, d’aventuriers, de délinquants et de ratés sans idées ni idéaux,
une main-d’œuvre armée et violente à la solde des forces réactionnaires qui
voulaient arrêter le progrès de la modernité pour faire marche arrière sur le
chemin de l’histoire».
La convergence des analyses de Gentile
et de Kershaw, le premier sur le fascisme italien, le second sur le nazisme
conduit à faire reposer la théorie du complot longtemps véhiculée par une
certaine historiographie elle-même fort mal à l’aise avec la modernité, sur un
ensemble de mythes antithétiques : «Le
présupposé idéologique de cette interprétation était une vision dichotomique et
téléologique des vicissitudes du monde moderne représentées sous la forme d’un
antagonisme entre “révolution” et “réaction”, “progrès” et “régression”,
“modernité” et “antimodernité”, “histoire” et “antihistoire”. Dans le cadre de
cette vision, le fascisme était une simple négativité historique, une
aberration régressive, anti-moderne et antihistorique dans l’évolution de la
civilisation moderne vers la réalisation du monde de la raison et de la
liberté, monde diversement préfiguré, suivant les idéaux contradictoires de la
liberté et de la civilisation, par les idéologies des divers mouvements
antifascistes. De ce point de vue, pour expliquer le succès du fascisme pendant
une
longue période, attirant à lui l’adhésion de masse et impliquant des hommes
de culture autonomes et prestigieux, y compris des esprits novateurs, modernes
et d’avant-garde, les seules raisons jugées recevables étaient la violence, la
ruse, la démagogie, la corruption et l’opportunisme. Tous les aspects
idéologiques et institutionnels propres au fascisme - la militarisation de la
politique, la mobilisation des masses, le culte du duce, la conception de l’État
totalitaire, l’éducation de l’“Italien nouveau”, les mythes de la “nouvelle
civilisation”, les rites et les symboles d’une nouvelle religion politique -
passaient pour un simple camouflage de la dictature d’un démagogue et d’une
classe sociale qui avait pour unique projet d’arrêter l’horloge de l’histoire».
Fascistes et antifascistes en appelaient tous les deux à des forces obscures ou
occultes qui minaient le développement de la nation et la sécurité de la
maison.
Tout dépend en fait de l’endroit où l’on
établit la ligne d’horizon temporelle : «…les historiens n’ont pas fini de s’interroger sur le sens de ce long
voyage à travers le fascisme (Zangrandi). Pour les uns (B. Croce), il constitue une “parenthèse” dans l’histoire de l’Italie, une maladie soudaine inoculée à
un organisme sain. Pour d’autres (Mack
Smith), il représente au contraire le
point d’aboutissement d’une évolution qui, de l’aube du Risorgimento au “mai
radieux” de 1915, passe par l’autoritarisme cavourien, le nationalisme plébéien
et anarchisant des bandes garibaldiennes, les rêves impérialistes d’un Crispi,
le syncrétisme politique et la dictature larvée de l’ère giolittienne».
Il en va de même lorsque l’on considère que le nazisme n’a été qu’un accident dans l’histoire de l’Allemagne,
ou qu’il représente un point d’aboutissement d’une longue tendance issue de Bismarck et de Guillaume II.
La Shoah intervient alors pour
montrer que le nazisme a dépassé le fascisme dans une mauvaise direction. Que
là où Hitler devenait intolérable, Mussolini pouvait être un dirigeant
acceptable, capable de faire envier Winston Churchill lui-même.
L’intentionnalisme et le fonctionnalisme sont réunies comme Kershaw manifeste
le souhaiter :
«Le
fascisme a été la rencontre d’un homme et d’une situation. L’homme est un
renégat du socialisme, ayant le goût de la violence, dévoré d’ambition et à la
recherche d’une force politique capable de servir cette ambition. Il la trouve
dans ce mélange confus de déclassés, de nostalgiques de la guerre,
d’anarchistes dressés contre l’État, de bourgeois en difficulté, de
représentants des couches nouvelles aspirant à substituer leur pouvoir à celui
des élites traditionnelles, de chômeurs enfin, qui va constituer la clientèle
du fascisme. Mais ce groupe politique de mécontents et d’inadaptés n’a pas
d’assise véritable dans les masses, comme en témoignent les élections de 1919.
Comment parvient-il dans ces conditions à conquérir le pouvoir?
D’abord
parce que l’État libéral est en pleine décomposition, contesté à gauche par les
socialistes, à droite par les nationalistes. Parce qu’il a perdu la confiance
des milieux d’affaires qui lui reprochent à la fois ses interventions dans le
domaine économique et son impuissance en matière politique et sociale. C’est de
cette décomposition de l’État que le fascisme tire sa propre vigueur. Rompant
avec ses origines de gauche, il offre ses services aux possédants et se
présente comme la seule solution de rechange possible au libéralisme en
faillite.
Mais
jusqu’à l’automne 1920 le fascisme ne peut rien. La force est du côté des
masses révolutionnaires. Ce n’est qu’après l’échec de
l’occupation des usines
qu’il trouve, au creux de la vague révolutionnaire, une chance réelle d’accéder
aux grands rôles. En s’attaquant aux organisations d’une classe ouvrière en
plein désarroi, il détruit du même coup ce qui reste d’autorité de l’État.
Jusqu’au moment où son chef peut faire constater aux classes dirigeantes que le
fascisme a partout pris la place de l’État bourgeois et doit maintenant en
assumer seul l’héritage.
L’arrivée
au pouvoir des fascistes n’est donc pas, comme le prétendra la légende forgée
par Mussolini, le résultat d’une lutte victorieuse contre le bolchevisme, mais
bien davantage celui de la violence anarchique du squadrisme succédant à l’échec
d’un mouvement socialiste moribond. Celui, d’autre part, d’une intrigue
politique menée par Mussolini dans le cadre d’un État en pleine décomposition.
Le fascisme n’a pas remporté une victoire sur des adversaires menaçants. Il
s’est installé à la tête de l’Italie à la faveur du vide politique qui y
régnait».
Ce que nous avons ici, ce n’est pas un
complot juif ou bolchevique, ni même un complot fasciste ou nazi : c’est
la rencontre de deux logiques du cours historique sur une moyenne durée de 80
ans; la logique de la nécessité qu’on
appelle modernité, industrialisation, urbanisation, capitalisme ou anomie
sociétale, et une logique de contingences
qui a trouvé des individus ou des groupes d’individus puissants, une minorité créatrice sans doute mais très différente
de celle qui avait fait la Renaissance au XVe siècle, mais qui a emporté la
civilisation vers sa phase régressive sadique-anale.
C’est ici qu’il devient important de
réviser l’action des principales angoisses qui meublent depuis le XIIIe-XVe siècles
la maison occidentale.
a)
L’ANGOISSE VITALE
Au XIXe siècle, libéralisme et
nationalisme sont étroitement liés. Nous avons dit que la naissance d’une
nation passait par l’union économique de provinces et de régions souvent
ethniquement fort différentes les unes des autres. La France, l’Angleterre et
l’Espagne sont ainsi nées. L’Allemagne et l’Italie pas autrement. La nouveauté
de la fin du XIXe siècle, suite aux découvertes de Darwin et de Mandel, c’est
d’avoir assimilé la nationalité à la race. Michelet, au milieu du siècle,
insistait pour montrer que s’il y avait des caractères spécifiques aux
différents peuples européens, aucun n’était spécifiquement une «race». Il
vantait plutôt le métissage exemplaire de la France. Barrès, au lieu de le
contredire, déplorera plutôt le fait : «À vrai dire, Barrès sait bien qu’il n’y a pas de “race” française,
“hélas!” : “Nous ne sommes point une race, mais une nation.” Mais nous
n’existons que par la solidarité nationale : nous ne sentons, pensons,
agissons,
qu’à travers de “très anciennes dispositions physiologiques” d’un organisme
collectif par lequel nous sommes déterminés. Barrès exprime de manière plus
poétique la continuité qui définit chacun d’entre nous : celle de la Terre et des Morts. “Nous sommes le produit d’une collectivité qui parle en nous. Que
l’influence des ancêtres soit permanente, et les fils seront énergiques et
droits, la nation une”».
À défaut de la race qui serait le dénominateur commun biologique et naturel
d’une collectivité, Barrès puise dans la pensée socio-darwinienne la conception
organiste : la nation doit devenir une entité vitale, organique, unique,
voire une «espèce» qui, aussitôt conçue, se sent en voie de disparition. En ce
sens, il rejoint la weltanschauung allemande. Un délire d'indignité se répand qui ramène inlassablement la même question viscérale : cette nation, cette race, ces peuples sont-ils dignes de vivre?
L’affaire
ne concerne pas seulement les nations établies – la France ou l’Angleterre -,
ce qui est universel, c’est
précisément cette crainte de disparaître. À peine unie, l’Allemagne se sent menacée par la
jalousie de toutes ses voisines; l’Angleterre ne peut supporter de voir une
nouvelle puissance – l’Allemagne ou les États-Unis – concurrencer sa marine;
l’Italie, se sentant atteinte d’une hémorragie de ses jeunes nationaux vers les
États-Unis ou l’Argentine – lorgne vers la Libye et l’Éthiopie pour établir des
colons et se créer son empire à soi. Dès la Guerre civile américaine, l’Union
s’est
vue déchirée entre ceux qui moins d’un siècle plus tôt s’étaient alliés
contre la domination anglaise. L’agressivité de l’Union déplaça sa rancœur des Sécessionnistes du Sud et certains politiciens tournèrent leur
regard vers l’Amérique britannique au nord. Ne se sentant pas suffisamment
protégés par le Colonial Office de Londres, les «Britanniques» s’engagèrent
dans une course à la nation en formant un marché – un Zollverein nord-américain
–, la confédération du Canada que George-Étienne Cartier défendra comme une
solution de survie pour la minorité francophone du Québec, l’annexion aux
États-Unis signifiant pour lui la disparition du fait français et catholique en
Amérique du Nord.
Nous
sommes bien ici dans l’angoisse vitale. La
peur biologique de la disparition de l’espèce. Cette angoisse est bien sûr
celle des élites, des propriétaires, des investisseurs, bref des capitalistes
et des impérialistes britanniques. Les
colonies sont nécessaires au dumping de la surproduction industrielle
anglaise. Mais le trouble dans lequel l’Angleterre s’était mise lors de la
perquisition de son navire, le Trent, par un navire de guerre de l’Union
durant la Guerre de Sécession, a suffi à faire craindre le pire. De même,
l’unité italienne a été faite contre l’Autriche et contre le pape et laisse des
rancunes sérieuses; le triomphe de l’Allemagne en 1871 n’a pas suscité la
confiance chez les nouveaux Allemands, mais la crainte et l’inquiétude. La littérature
et plus tard l’art et le cinéma vont capitaliser sur l’angoisse vitale à
travers des romans de terreur ou des films fantastiques inquiétants.
Indistinctement, le fascisme va ramasser tout cela – et l’angoisse propre à la
psychose va
nourrir l’idéologie archaïque du sens de l’honneur : «C’était
un mythe ramasse-tout qui s’efforçait de coopter tout ce qui avait pu séduire
les gens au XIXe siècle et au début du XXe : romantisme, libéralisme et
socialisme, ainsi que darwinisme et technologie moderne. On s’est trop peu
intéressé à ce processus que l’on a subsumé sous le prétendu éclectisme du
fascisme. En fait, le mythe nationaliste fasciste fondamental intégra tous ces
fragments du passé en une attitude cohérente face à la vie».
C’est le paradoxe de l’Anus Mundi de
voir que ce sens de l’honneur va être
en effet celui du déshonneur de l’humanité. La Shoah est l’antithèse même de
l’honneur qui était le thème du parfait courtisan et de son modèle
unique : le Prince. On voit combien le sentiment nietzschéen était
perverti par ceux qui se revendiquaient de lui : Mussolini comme Hitler.
Le chevalier teutonique n’était plus qu’un
vulgaire soldat de tranchée
névropathe et sociopathe tandis que l’ancien professeur et journaliste
va-t-en-guerre se hissait sur les tréteaux, incapable de définir politiquement
son idéologie, lui qui connaissait pourtant les œuvres de Sorel et de
Pareto : «Jusqu’à ce moment
[1927] il évita de définir le fascisme
(qui… ne semblait pas être autre chose qu’un mot signifiant le groupisme),
déclarant que celui-ci n’était que de la pure action en marche».
Hitler, qui n’avait pas la culture politique du Duce, délirait suffisamment pour se persuader qu’il en avait une
qui résoudrait les problèmes de la race, épurant la pureté germanique de ses
scories étrangères. La psychose dévorait ici le sens de l’honneur pour
atteindre une abjection industrialisée incomparable dans l’Histoire, avant et
depuis : «La tendance du Führer et
des forces totalitaires qui lui étaient directement subordonnées, à détacher de
plus en plus nettement leurs volontés des contraintes imposées par les
compromis passés, entraîna un abandon croissant de la rationalité et un recours
de plus en plus fréquent à la violence pour atteindre divers objectifs
militaires et politiques. La décision prise par Hitler, en 1939, de franchir le
pas de la guerre et de développer la politique raciale et d’espace vital, en
mettant en jeu, par là même, tout ce qu’il avait obtenu politiquement et
institutionnellement jusqu’à cette date, ne fut donc pas accidentelle».
En
ramenant la civilisation à un degré zéro de l’humanité, assimilée à une nature
violente et compétitive, l’angoisse vitale s’est répandue dans l’ensemble du
monde occidental de 1860 à 1945. Différente du sentiment de précarité qui avait
suivi la Grande Peste de 1348, elle participait des discours de la décadence
(niveau moral) et de la dégénérescence (niveau symbolique) qui accompagnaient
le déclin des forces vives et participa, à sa façon, à la régression
sadique-anale qui marqua cette période de la psychologie collective de la
civilisation.
b) L’ANGOISSE PSYCHIQUE
L’angoisse
psychique qui se développe après la Guerre de Sécession en Amérique et la
Guerre franco-prussienne en Europe poursuit dans une voie encore plus nettement
régressive. La rapide industrialisation
que subissent les États-Unis après la paix font basculer une société aux
valeurs spiritualistes dans un monde pragmatique et matérialiste sans limites.
La Belle-Époque vit sous le signe du divertissement
d’une bourgeoisie lasse et
décadente. L’Allemagne unie est insatisfaite comme toujours et l’Angleterre
victorienne balance entre les interdits extrêmes et les débauches qui repoussent
toujours plus loin les limites de l’érotomanie. Les ouvriers traduisent par des
grèves voisinant la guerre civile la résistance au patronat et à l’organisation
technique du travail. Les grèves où s’affrontent lignes syndicales et corps
policiers permettent un certain pouvoir
libérateur, pour reprendre l’expression de Michèle Perrot, laissant
échapper le trop plein de privations et de violences subies au quotidien.
L’inhibition retient aussi longtemps l’explosion que lorsqu’elle la libère,
elle se traduit par une violence inouïe dont Zola a fait la description célèbre
dans Germinal.
Dans
l’ensemble de la société, l’esprit est au plus triste. Le jeune Isidore
Ducasse, dit comte de Lautréamont (1846-1870), explore dans sa poésie les
divagations de ce monde qui se perd dans la dépression : «La mélancolie et la tristesse sont déjà le
commencement du doute; le doute est le
commencement du désespoir; le désespoir
est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en
convaincre, lisez la Confession d’un enfant du siècle [de Musset]. La pente est fatale, une fois qu’on s’y
engage. Il est certain qu’on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente.
Extirpez le mal par la racine…»
Écrites peu de temps avant sa mort, ces lignes apparaissent aujourd’hui d’une
sombre prophétie. Nous verrons plus en détail, dans la seconde partie de cet
ouvrage, l’ampleur de la détresse psychologique qui va marquer les
quatre-vingt années suivant le déclenchement de la Guerre de Sécession. Et
l’apothéose de l’indécence avec Hitler permet de mesurer la profondeur avec
laquelle s’étiola l’esprit de la civilisation occidentale : «Hitler comprenait très bien sa propre
fonction, le rôle qu’il se devait de
jouer en sa qualité de “chef” du IIIe Reich. Il avait un très bon sens de la
mise en scène populaire de la dictature; on peut même dire qu’il finit par se
transformer en fonction, la fonction de Führer. Plusieurs aspects de sa
conduite à cet égard sont bien connus : son refus d’épouser en public n’importe
quelle décision politique (à l’exception des grandes décisions de politique
étrangère), sa répugnance à rejeter les requêtes ou les suggestions de la
vieille garde des dirigeants du Parti, sa façon de tirer avantage de sa propre popularité personnelle dans les conflits au sein du régime, et sa façon de se
dérober dans le cas de conflits difficiles à arbitrer. Il paraissait toujours
plus impitoyable, plus
insensible et plus sûr de lui-même qu’il ne l’était en
réalité». Toutes ces
mises en scène sont autant de délires érotiques, en effet, et qui se proposent,
dans un nouveau décor païen, de donner le sens du Sacré aux rites d’apparence
et aux mensonges consensuels. Vivre dans les apparences. Non plus comme à
l’époque baroque où un certain dialogue s’engageait entre l’Être et le
Paraître; mais dans une constante supercherie, où tous participent sinon
volontairement du moins tacitement, essayant de percer l’insoluble mystère
d’une conduite erratique qui finit par faire écho à la prophétie de
Lautréamont : «C’est que la chaîne infinie du
raisonnement logique conduit à la folie, et il y a effectivement une espèce de
démence à vouloir approfondir les apparences et les attitudes les plus banales,
à vouloir traquer la vérité là où il importe peu qu’elle soit, mais où elle
n’est plus dès qu’on s’interroge. Et Pirandello ne cesse d’interroger…»
la source de cette fascination obsessive-compulsive.
Plus
que sociale, la révolution nazie est
une révolution psychique : «On
cherche le sens de la “révolution nazie” moins dans ses programmes que dans son
style. Les mères de famille et les boutiquiers sont envahis d’émotion à la vue
des rangs carrés qui défilent en plein chaos. Comment la rigueur des formes
n’indiquerait-elle pas une morale solide et une
volonté de fer? Voici que
parlent comme autant d’indices irréfutables la planification et la
programmation, le sérieux de la jeunesse enrégimentée, l’ordre et la fermeté de
cette Allemagne au pas de l’oie. Prouvent, témoignent, déclinent à l’infini
l’identité du nazisme les traits jeunes de l’élite nouvelle, son ton,
l’insolence du Heil Hitler que lance
à la Court Saint James le nouvel ambassadeur von Ribbentrop…»
Alors que les historiens ont examiné sous tous ses angles les compromissions
sociales du national-socialisme; alors que les psychanalystes n’en ont eu que
pour la psychose du Führer et de ses acolytes, la psychologie collective en est
encore aux balbutiements de la compréhension de ce qui a prédisposé tant
d’Occidentaux à se montrer fascinés par ces personnages médiocres au possible.
c) L’ANGOISSE HISTORIQUE
Comme
toujours, c’est non pas le sens du Sacré qui va venir résoudre une psychose
insurmontable, mais l’ascension vers un autre niveau d’angoisse : celui de
l’angoisse historique. La logique de nécessité persévère dans sa diabolisation
de la modernité. Dès la Guerre de Sécession américaine, le ton est donné :
«“Une particularité de la guerre moderne, nous rappelle-t-on, c’est
qu’elle mène le jeu. Une fois commencée, il faut la conduire jusqu’à son terme,
ce qui met en route des
événements qui échapperont peut-être au contrôle des hommes.
En faisant le nécessaire pour gagner, les hommes accomplissent des actes qui
altèrent le sol même où la société plonge ses racines.” C’est de Bruce Catton,
et il ne parle pas de la Seconde Guerre mondiale mais de la guerre de
Sécession. À ses débuts, disons la bataille de Bull Run (21 juillet 1861), tout
le monde s’attendait à un “service léger”. Un ou deux jours avant l’engagement,
membres du Congrès, dames de la bonne société, amateurs de pique-niques et
autres dilettantes étaient venus de Washington en fiacre pour assister, des
collines environnantes, à la plaisante déroute, croyaient-ils, des impudentes
forces sudistes. Quelques femmes avaient même emmené leurs robes du soir : un
bal de la victoire à Fairfax Court House couronnerait peut-être les succès du
jour. En fait, la bataille fut une cuisante défaite pour le Nord, et il fallut
désormais regarder les choses en face. La guerre serait longue, sanglante,
brutale, totale et absurde». Et si la
Guerre de Sécession fut menée déjà comme le seront les guerres du XXe siècle,
c’est que dans son origine même agissaient des compulsions paranoïaques
obsessives : «Dans une telle
situation, où il était impossible de séparer la forme d’exploitation économique
et un puissant préjugé racial, il n’est pas étonnant que les Blancs du Sud
aient réagi, comme des hommes sur la défensive qui se
sentent menacés dans
l’idée qu’ils se font de l’intégrité de leur être, par une agressivité
exacerbée, par un refus désespéré de toute possibilité d’évolution, par une
exaltation paranoïaque faite de méfiance systématique à l’égard des Yankees. Ce
délire de la persécution aboutit à dramatiser tous les conflits; toute
revendication des Nordistes était transformée en un noir complot contre la
noble civilisation du Sud. Ainsi s’explique l’importance attachée au problème
de l’extension de l’esclavage dans les territoires. C’est là qu’on créerait à
l’avenir les futurs États de l’Union : s’il étaient tous non-esclavagistes, le
Sud deviendrait une minorité de moins en moins nombreuse, entourée de voisins
hostiles…» Le délire
n’est plus d’ordre érotique mais bien de persécution. L’envie de réécrire
l’histoire de l’humanité et de lui imposer le sens du Cosmos, ordonné et
fonctionnel. La
guerre peut – et certains l’espèrent – ouvrir la voie à la
révolution. Mais attention! À la veille même de son assassinat, «Jaurès, le 31 juillet 1914, s’en tient donc à sa thèse de 1905 : “D’une
guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront
bien d’y songer. Mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des
crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de
dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences
rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous,
nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas
exposer sur ce coup de dés sanglant la certitude d’émancipation progressive des
prolétaires, la certitude de la juste autonomie que réserve à tous les peuples,
au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la
démocratie socialiste européenne”».
A posteriori, comme pour la prophétie
de Lautréamont, Jaurès prédisait ce que sera le monde après la défaite – car ce
ne peut être qu’une défaite du monde ancien – de la guerre qui vient.
L’impuissance des États à maintenir un
nouveau «cosmos» européen à partir du traité de Versailles de 1918 se répète de
la création de la Société des Nations au traité de Locarno, du pacte
Briand-Kellogg mettant la guerre hors-la-loi et que signent les grandes
puissances européennes au fiasco de Munich. Les conventions de Genève font rire
les dictateurs : «En dépit des
bonnes intentions des chefs d’État, leur
violation est inscrite dans la nature
même des armes modernes, comme la guerre totale est inscrite dans les
conditions créées par la révolution industrielle».
Tous ces petits États de la Mitteleuropa,
créés par le droit à l’auto-détermination des peuples imposé par les Quatorze
Points de Wilson, sont les premiers à se doter de gouvernements tyranniques et
militaristes. Il est vrai que, dans le cas de la Hongrie, l’éphémère
gouvernement communiste de Béla Kun a donné des sueurs froides à la bourgeoisie
occidentale : «Chronologiquement,
Horthy devance largement Mussolini. Le 1er mars 1920, l’Assemblée nationale
hongroise lui confiait les pouvoirs de “régent” du royaume de Hongrie, après
l’écrasement de la république “soviétique” de Béla Kun. Ce régime de tendance
fascisante bénéficiait de la reconnaissance et de la protection du président
“socialiste” français Millerand, dans la droite ligne du traité de Trianon
(juin 1920) : ce type de dictature ne posait pas problème, bien au contraire.
En Yougoslavie, la répression anticommuniste est tout aussi violente…»
Les fascismes ultérieurs seront mieux outillés idéologiquement, mais leur
obsession restera celle du cosmos chargé de rivaliser avec le modèle de tous
les désordres : le bolchevisme
communiste russe. Contre la dignité du
travailleur, ils élèveront l’ode au soldat. Contre l’égalité des fortunes, ils
prêcheront l’expansion coloniale et la réduction à l’esclavage. Les vieilles
hypocrisies bourgeoises de la mission
civilisatrice ne seront même plus à l’honneur! «L’hitlérisme représente selon A. Césaire la fin naturelle de la logique
coloniale. A. Césaire cite l’exemple d’un texte d’Ernest Renan de 1871, La
Réforme intellectuelle et morale, dans
lequel le philosophe acclamé se laisse aller à des formules qui anticipent
presque littéralement le nazisme : “Nous aspirons - écrit Renan - non pas à
l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un
pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne
s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier
et d’en faire une loi”. Si de semblables discours ont pu être formulés par un
académicien aussi en vue sans provoquer de scandale, c’est parce que la
barbarie était déjà présente à l’intérieur de la société française et que le
colonialisme en était sa tête de pont. L’horreur de l’hitlérisme qui se peint
sur les visages de la bourgeoisie occidentale bien-pensante, n’est pour A.
Césaire que la preuve d’un défaut de cohérence. Avant même d’être la victime de
la folie nazie, l’Europe a été durant toute son histoire coloniale la complice
de sa logique, une logique fondée sur la distinction entre populations
privilégiées et sous-privilégiées, de races esclaves et de races maîtresses. Au
fond de lui, ce que le “très distingué, très humaniste, très
chrétien bourgeois
du XXe siècle” - qui a su aussi longtemps accepter la nécessité du
colonialisme, son caractère de mission morale, réalisée au nom et pour le
compte de l’humanité - ne pardonne pas à Hitler».
Pour les plus puissants, en effet – l’Italie et l’Allemagne -, il s’agit de dépasser
le stade primitif du colonialisme occidental ou voire même celui de l’Espagne
franquiste qu’ils ont soutenue, car «il
existe… une différence entre la glorification des armes dans les dictatures
autoritaires et la passion que manifestent les régimes fascistes pour la
guerre. Les premières jouent de la pompe militaire pour soutenir les régimes
qui se consacrent au maintien du statu quo, mais elles n’ont guère recours aux
armes sur le terrain. Alors que les régimes fascistes n’auraient pu survivre
sans se lancer dans l’acquisition de nouveaux territoires pour leur “race” - Lebensraum,
spazio vitale - et qu’ils ont
délibérément choisi la guerre d’agression à cette fin, ayant clairement
l’intention de faire monter encore d’un cran la tension dans la population».
Et, comme le disait un journal anarchiste, Le
Libertaire, du 7 avril 1938, en effet, «Hitler,
cet “enfant du traité de Versailles”…»
Si la Guerre de Sécession est le point
de départ de l’angoisse historique, l’Allemagne nazie en est son point d’arrivée.
Ce régime est entièrement dévoué, sinon dévoré, par le goût de la
guerre au point qu’il en vient à oublier sa fantaisie idéologique du
cosmos nouveau : «En raison du
développement particulier du capitalisme sous le IIIe Reich, notamment à partir
de 1936, la guerre impérialiste de pillage devint une nécessité logique - et de
plus en plus la seule option possible; l’industrie allemande fut
structurellement impliquée dans les décisions politiques qui culminèrent dans
des destructions et une barbarie sans précédent en Europe. Toutefois, il est
nécessaire d’établir une distinction entre, d’une part, l’économie comme
facteur structurel déterminant le cours et la nature de l’agression et, d’autre
part, les besoins spécifiques de groupes économiques particuliers. Très
souvent, les tenants de la “primauté du politique” se contentent de réfuter
l’idée que, sous le IIIe Reich, les décisions étaient prises directement dans
l’intérêt des capitalistes allemands. En fait, leur attaque demeure
superficielle et n’atteint que les versions naïves de la théorie
instrumentaliste de “l’argent” qui ne voient dans les dirigeants nazis que des
marionnettes aux mains du “grand capital”. La réalité était un peu plus
complexe, comme l’illustre la décision d’envahir l’Union soviétique».
Bien entendu, même après la défaite de 1945, restera le problème d’expliquer et
de comprendre ce que signifie cette «parenthèse» dans l’histoire de
l’Allemagne. On assistera ainsi au fameux débat des intentionnalistes et des
fonctionnalistes, mais le malheur sera de centrer sur l’Allemagne seule une
fêlure de l’ensemble de la civilisation occidentale : «Les deux historiens les plus importants de
l’Allemagne d’après-guerre, Friedrich Meinecke et Gerhard Ritter, tous deux
formés dans cette tradition [positiviste] et ses dignes représentants, se caractérisaient par une pensée
historique et politique profondément enracinée dans la philosophie idéaliste
allemande. Ni l’un ni l’autre n’avait été nazi. Au contraire, chacun avait eu
sa part de démêlés avec le régime : Meinecke avait été écarté de son poste de
rédacteur en chef du Historische Zeitschrift en 1935; proche de Carl Goerdeler. Ritter avait été incarcéré en 1944,
à la suite de l’attentat manqué contre Hitler. Le livre important de Meinecke,
Die deutsche Katastrophe, paru en 1946, et celui, plus nettement apologétique,
de Ritter, Europa und die deutsche Frage,
publié en 1948, visaient en fait à
justifier l’idéalisme allemand, ainsi que la tradition nationale et politique
allemande. D’après eux, le nazisme, sorte d’excroissance parasite issue des
forces négatives de la Révolution française, avait accompagné le développement,
par ailleurs sain et positif, de l’État allemand. Bien que des signes menaçants
fussent perceptibles dès la fin du XIXe siècle, c’est avant tout un
enchaînement fatal d’événements déclenché par la Première Guerre mondiale qui
avait entraîné, dans toute l’Europe et pas seulement en Allemagne, un
effondrement des valeurs morales et religieuses, la montée du matérialisme
comme idéologie dominante, le développement de la barbarie, et la corruption de
la politique en machiavélisme et démagogie. Par conséquent, le nazisme était le
résultat tragique de tendances, non pas spécifiquement allemandes, mais
européennes; loin d’en être le produit, il avait représenté une rupture brutale
avec un passé allemand fondamentalement “sain”. Meinecke parlait de l’“histoire
de la dégénérescence de l’humanité allemande”. Ritter trouvait “presque
insupportable” l’idée que “la volonté d’un seul homme dément” ait pu plonger
l’Allemagne dans la Seconde Guerre mondiale. Bref, le nazisme était plus ou
moins un accident de parcours dans un développement autrement digne
d’éloges».
Le lointain écho de Bull Run se fera entendre un matin de juin 1944 sur les
côtes de Normandie, beaucoup plus concluant que les simples apories des
historiens allemands : «C’était
l’heure H. [les troupes de débarquement anglo-américains] mirent le pied sur la plage d’Omaha, ces
hommes épuisés et peu glorieux que personne n’enviait. Pas de fiers étendards
pour eux, pas de clairons ni de trompettes. Ils n’avaient pour eux que
l’Histoire. Ils appartenaient à des régiments qui avaient bivouaqué dans des
lieux appelés Valley Forge, Stoney Creek, Antietam, Gettysburg, qui s’étaient
battus en Argonne. Ils avaient traversé les plages d’Afrique, de Sicile, de
Salerne. Et ils allaient en aborder une autre qui ne tarderait pas à s’appeler
“Omaha la Sanglante”».
d)
L’ANGOISSE EXISTENTIELLE
Les conséquences de ce siècle d’horreur
ont eu pour résultat l’acquisition d’une conscience coupable qui a tourmenté
les
esprits confrontés aux gestes qui avaient été commis, surtout après la
Seconde Guerre de Trente Ans. Comme le souligne Pierre Ayçoberry, les
historiens les plus scrupuleux ont également porté «la culpabilité collective, malgré les avertissements de Thomas Mann :
“Ne parlons pas de culpabilité. Ce n’est pas un nom pour l’enchaînement fatal
des conséquences d’une histoire malheureuse, et si c’est de la culpabilité,
elle s’entrecroise avec beaucoup de culpabilité du monde entier”».
Bien avant l’issue tragique de 1945, l’angoisse existentielle s’exprimait déjà
à travers les délires de culpabilité exprimés pour toutes sortes de raisons ou
plutôt d’impressions vagues. La question du comment
en était-on arrivé là? se posa dès la fin de la Guerre de Sécession. Elle
se posa encore lorsqu’on ramassa les cadavres et les débris de la Commune de
Paris. Elle revint après les lâches assassinats de Rosa Luxemburg et de Karl Leibnecht, sans parler, bien entendu, des 4 années où les Occidentaux se
terrèrent dans des tranchées où grouillaient rats et vermines et les sorties
meurtrières où les combattants
tombaient par milliers, mitraillés, gazés,
ouverts à la baïonnette… Certes, les Occidentaux vivaient depuis toujours dans
la violence, mais l’idéologie du Progrès et les percées de la science
promettaient des lendemains qui devaient chanter et non hurler de douleurs.
Trotsky fut l’un de ceux qui, agent de la Révolution russe avant que celle-ci
ne se retourne contre lui, se posait cette question avec la plus grande
incidence : «Car la terreur est
cruelle, comme l’est la guerre, “affreuse école de réalisme social, créatrice
d’un type humain nouveau”. Ce n’est pas la révolution, c’est la guerre qui a
“développé dans les mœurs la brutalité”, qui a “habitué à la violence”, qui a
“appris à la bourgeoisie à ne s’embarrasser nullement de l’extermination des
masses”. Comment renoncer à la terreur quand on est un révolutionnaire,
confronté à des cliques de capitalistes “disposant d’une caste d’officiers
aguerris et trempés”? Celui qui renoncerait au terrorisme, c’est-à-dire à
l’emploi de la répression contre la contre-révolution armée, renoncerait du
même coup à la domination politique de la classe ouvrière et au socialisme.
Trotsky explique : “La révolution n’implique pas “logiquement” le terrorisme de
même qu’elle n’implique pas l’insurrection armée […] Mais elle exige de la
classe révolutionnaire qu’elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre
ses fins : par l’insurrection armée, s’il le faut, par le terrorisme, si
nécessaire”. La terreur implique aussi l’intimidation, les menaces, les
arrestations préventives. Évoquant les précédents historiques, les révolutions
anglaise et française, la guerre de Sécession, la Commune de Paris, il explique
que l’“intimidation” est l’un des plus puissants moyens d’action politique, et
que la classe ouvrière ne peut s’en passer dans le cadre de sa lutte contre
“une classe vouée à périr et qui ne s’y résigne pas”».
La bourgeoisie, en effet, était une
classe qui, en tant que minorité
créatrice, avait fondé le monde nouveau. Même
Marx, au début du Manifeste du Parti communiste, la
célébrait comme la classe qui avait instauré les Lumières et apporté la
modernité au monde. Cette classe, contrairement à la noblesse et son code
martial ou à la paysannerie et ses soulèvements anarchiques, passait pour une
classe pusillanime, tranquille, préférant la paix de ses petites affaires au
goût des aventures sanguinaires. C’est ainsi que le célèbre texte de Max Weber
nous la présente encore, affairée à sa mystique du beruf qui fait mijoter sa fortune. Or, il apparaît que tel n’était
pas le cas. La violence ouvrière, héritée des anciens soulèvements populaires
de la paysannerie, et qui explosa lors de la Commune de 1871, suffit pour
terroriser les bourgeoisies de tout l’Occident. La pusillanime bourgeoisie, à
son tour, pouvait se montrer sans pitié. Les Adolphe Thiers, Jules Favre et
autres Jules Ferry, épouvantés comme à peu près tout ce qui appartenait aux classes
moyennes, firent venir des campagnes des petits propriétaires cultivateurs pour
sabrer et mitrailler la
populace parisienne. Or il faut bien garder à l’esprit
que les soldats qui se tinrent dans les tranchées pendant les cinq années que
durèrent la Grande Guerre étaient fils de, ou eux-mêmes paysans et ouvriers;
que leur violence de propriétaires angoissés par les révolutions sociales avait
servi par deux fois, en juin 1848 et au printemps 1871, à exterminer les «Partageux» qui demandaient l’abolition de
la propriété privée. Que c’était, encore-là avec la même rage, qu’ils avaient
affronté l’ennemi sur les champs de bataille. Qu’en Allemagne, la montée du
mouvement des Spartakistes menaçait de reproduire les horreurs de la Commune de
Paris, d’où l’usage des Frei Korps appelés
en vitesse du front disloqué pour les exterminer sans pitié, et cela sous les
ordres d’un gouvernement social-démocrate. On peut
comprendre pourquoi les
bourgeoisies européennes suèrent des gouttes de sang après la Grande Guerre et surtout
face à l’expérience sans précédent de l’Union Soviétique, tant : «la bataille, la vie au feu, ne furent pas un
accident éphémère. La durée en fut suffisante pour permettre l’adaptation des
sens et de l’intelligence, la correction des erreurs de la veille par
l’expérience plus claire du lendemain. Au lieu de phases rapides, toutes
dissemblables, il y eut la répétition monotone et presque identique des
journées mouvementées ou des journées rien-à-signaler, la récurrence des mêmes
angoisses sous le bombardement, des mêmes angoisses avant l’attaque, des mêmes
périodes d’apaisement où veille, sous l’insouciance
joyeuse, la même sourde
angoisse devant la mort imprécise en des lendemains toujours menaçants. Le
témoin observateur, probe, doué pour l’expression claire de ce qu’il observe et
sent, a tôt fait d’adapter ses sens et son esprit tout en se maintenant dans un
état de réaction active à son milieu. Il voit nettement en même temps qu’il
proteste, il note fidèlement en même temps qu’il s’affirme, il dépeint
artistement en même temps qu’il défend l’indépendance de sa raison. La
conséquence de cette attitude morale, de cette discipline intellectuelle des
notations quotidiennes, c’est que les légendes les plus contagieuses ne
contamineront pas ce témoin en état de défense et que sa vision de la guerre,
incomplète mais fidèle, aura une étonnante ressemblance avec la vision d’autres
soldats appartenant à d’autres secteurs, à d’autres armes, à d’autres périodes,
à d’autres guerres, témoins aussi incomplets mais aussi fidèles que lui».
John Norton Cru, dans ses épais dossiers d’enquête des anciens combattants de
la Grande Guerre, détenait des exemples audacieux de courage et de veulerie les
plus extraordinaires de ce que le petit peuple armé pouvait faire lorsque
excité au combat. Si, comme en Russie, la guerre de masse se retournait contre
les possédants, tout les rapports de la légalité à la légitimité pouvaient s’en
trouver renverser.
Zeev Sternhell, pourtant, ne considère
pas la guerre de 1914-1918 comme une cause particulière dans l’apparition du Duce : «Ce n’est pas non plus la conjoncture de l’après-guerre qui en fait un
fasciste, pas plus que la guerre elle-même n’est à l’origine de cette
métamorphose. En
réalité, la démarche mussolinienne est la résultante d’une
évolution intellectuelle et d’une prise de conscience des réalités européennes
et italiennes qui prévalaient avant la guerre et n’ont donc aucun rapport avec
elle». Sans doute,
mais alors quelle était l’épreuve existentielle qui rendait possibles la levée
spontanée de miliciens par des groupes de dilettantes fascistes? Le délire de
jalousie qui anima l’angoisse existentielle aux lendemains de la Guerre
dévorait la rhétorique des luttes de classes, comme durent le constater les
communistes. Les ouvriers et les membres des basses classes
ne cessaient de
lever la tête pour ne voir que des profiteurs de guerre étaler leur fortune et
leur bonheur alors qu’eux-mêmes commençaient à peine à retrouver une vie digne
de ce nom. Blessés, gazés, gueules cassées, victimes ébranlées par les shock shells, les soldats interrogés par
Norton Crue rappellent le grand contraste entre ceux qui durent subir les
affres et la famine suite à la crise financière et économique de la paix et
ceux qui avaient tiré leur épingle du jeu de la Grande Guerre. Déjà les
Sudistes prétendaient défendre leur mode de vie dont les esclaves noirs
faisaient partie, non seulement en tant que main-d’œuvre servile, mais aussi en
tant qu’étalage de la richesse du Cotton
Belt. Ils pouvaient alors crier à la jalousie des abolitionnistes du Nord
et, il faut bien reconnaître que leur dédain de l’esclavage permettait de
cacher à la conscience morale des nordistes, une certaine envie de la manière
de vivre de cette aristocratie sudiste suffisante mais économiquement arriérée.
La position morale des classes petites bourgeoises plaçait les classes
moyennes
dans une situation où elles pouvaient envier ceux qui les dominaient et défier
ceux qu’elle pouvait regarder de haut. Ce que Marx n’avait pas prévu - la classe
moyenne, inexistante dans le schéma de la polarisation bourgeoisie/prolétariat
-, et par le fait même échappant aux analyses et aux stratégies des partis
marxistes aveuglés par cette vision binaire de la lutte des classes. Cette
classe moyenne ne formait pas une réalité tant au niveau économique qu’au
niveau psychologique. C’est elle qui érigea le sens de la Justice au faîte de
ses récriminations, nécessitant la conservation du système capitaliste afin
d’accéder à la strate de la grande bourgeoisie, et qui pouvait reprocher aux Partageux, à ces communistes russes le
couteau entre les dents, de vouloir la déposséder. Son potentiel de violence
était aussi grand, sinon plus, que celui des bourgeois de monsieur Thiers.
C’est bien cette violence qui alimenta les Frei
Korps recrutés par le socialiste Ebert afin de sabrer les Spartakistes
avant qu’ils aillent rallier les premières troupes de choc
national-socialistes.
Franz Neumann, l’auteur de Béhémoth, le démon de la
désorganisation
opposé à Léviathan, analyste marxiste contemporain de la montée du nazisme, fut
le premier à faire la synthèse des moyens développés par la guerre moderne et
le sens de la Justice comme panacée de l’angoisse existentielle lorsqu’il fait
«la distinction entre le liberaler
Rechtsstaat, né de la Révolution
Française et incarné dans la constitution de l’Angleterre, et le nationaler
Rechsstaat, d’abord développé par le
fascisme italien avant de triompher dans l’Allemagne nationale-socialiste. Ce
dernier se caractérise par un État réconciliant la justice avec les impératifs
de la nécessité politique».
La République de Weimar, comme sa voisine, la Troisième République française,
expérimentèrent les faiblesses de la démocratie libérale. Ce que Maurice
Vaussard appelle la carence totale d’autorité
des régimes démocratiques contrastait avec la fureur que ces régimes avaient mis à
envoyer les peuples s’entretuer pendant cinq ans pour des intérêts dont ils se
trouvaient finalement spoliés. Non seulement les enfants des classes moyennes
avaient dû payer de leur sueur et de leur sang les années de tranchées et de
combats impitoyables, mais maintenant ils souffraient de la famine, de
l’hyperinflation, de la corruption des partis politiques, de l’impuissance des
radicaux français comme des sociaux-démocrates allemands. La Révolution russe
n’en était pas encore aux purges
staliniennes et les années folles qui
faisaient danser les Américains sur les airs de jazz et de black bottom avaient de quoi faire rêver. Là aussi les délires de
jalousie se firent entendre. L’Italie avait subie des revers humiliants durant
la guerre et la bourgeoisie italienne – qu’elle soit du «grand capital» ou tout
simplement de l’honnête médiocrité –
sentait bien que ni l’unité ni la guerre n’avaient créer un peuple italien
heureux et docile. Voilà pourquoi le sens de la Justice fut-il ciblé par
D’Annunzio sur les terres irrédentes promises par les accords secrets de
Londres, et finit-il par être approprié par un groupe qui faisait leur une
définition bien particulière de la justice : «Si l’on essaie d’établir impartialement le bilan des responsabilités
dans l’avènement au pouvoir des fascistes, il faut placer au premier rang la
carence totale d’autorité des chefs de gouvernement libéraux, qui
sous-estimèrent constamment le péril représenté par l’illégalisme et la
violence fascistes pour le régime même qu’ils avaient charge de défendre. En
second lieu, l’effarante incompréhension des véritables intérêts de la classe
ouvrière, - lancée aveuglément dans des grèves incessantes, sans lien entre
elles et souvent sans but discernable, - par les différentes fractions du
socialisme italien, mais surtout par les maximalistes. Le P.P.I. ne fut pas non
plus exempt d’erreurs par un excès de rigidité doctrinale à un moment
historique où elle devait faire place à une certaine souplesse, et par des
exclusives personnelles hors de saison. Les responsabilités du roi viennent
assurément les dernières : quand il eut à intervenir, la situation était trop
compromise pour pouvoir être redressée sinon sans guerre civile (celle-ci
existait à l’état larvé depuis deux ans), du moins sans troubles intérieurs
graves et prolongés».
La même bifurcation s’effectua dans la jeunesse allemande déçue par
l’impuissance de la République de Weimar devant ses attentes
d’après-guerre : «Le tournant rapide
vers la droite pris par la jeunesse bourgeoise affecta également la République.
Ce n’était pas non plus une évolution fortuite déclenchée par la guerre et les
diverses crises économiques, mais l’aboutissement d’une évolution historique induite
par l’endoctrinement complet de pans importants de la bourgeoisie auxquels
avaient été inculqués le néo-romantisme et l’idéologie germanique. Ce fut
surtout la foi dans le Volk qui conféra une telle puissance à la crise
nationale. Aussi bien la jeune génération que l’ancienne éprouvèrent des
difficultés à résister à l’appel d’une idéologie qui promettait de résoudre les
problèmes de la nation en termes völkisch, par un retour entre des mains
allemandes de tous les biens, pouvoirs et capacités se trouvant prétendument
détenus par des intérêts étrangers et antivölkisch».
La violence bourgeoise, mieux équipée,
mieux organisée, mieux rationalisée aussi, l’emporta sur la violence
prolétarienne, spontanée, héroïque et épique mais menée par des syndicats et des
partis politiques qui se méfiaient les uns des autres. L’échec des partis
socialistes de la IIe Internationale à contrer la Première Guerre mondiale,
allant
même jusqu’à rallier l’Union sacrée exigée par les gouvernements en
guerre, illustre assez bien cette faillite. Après le coup d’État d’octobre
1917 et l’hécatombe qui venait de frapper l’Occident, les bourgeoisies nationales, encore en rivalités, commencèrent à douter
de la légitimité de leurs pouvoirs, ce qui les rendirent encore plus méchantes
et plus cruelles. Les purges staliniennes durant les années trente apaisa leur
crainte, mais le vieil autoritarisme russe reposait désormais entre les mains
d’un dictateur plus puissant qu’aucun des tsars qui l’avaient précédé. Depuis
le jour où les pions de Versailles, obéissant à la stratégie d’encerclement de
monsieur Thiers, avaient liquidé dans le sang les Communards jusqu’aux Frei Korps qui fusillèrent les Spartakistes, la violence fasciste
semblait la seule capable de résister au démantèlement de la civilisation
occidentale.
e)
L’ANGOISSE MÉTAPHYSIQUE
Évidemment, la justice n’avait rien à
voir là-dedans. Elle n’était que partie prenante du délire de culpabilité qui
sentait
la légalité dériver de la légitimité, ce à quoi seule une révolution –
peu importe la couleur – pouvait parvenir à rétablir l’identification. Dans la
civilisation chrétienne-orthodoxe, cette révolution fut de couleur rouge; en
Occident, elle varia du noir au brun en passant par le bleu, mais elle s’appuya
toujours sur les mêmes supports idéologiques : la démagogie, le
nationalisme chauvin, le politique d’abord, le protectionnisme économique, les
ségrégations, la violence gratuite. Le monde européen était prêt au saut
qualitatif dans l’angoisse métaphysique. De la justice, on passa facilement au
sens de la transcendance capable de satisfaire le délire psychotique
mégalomaniaque.
Comment, ce siècle, qui vit triompher
tour à tour la notion de progrès, l’impératif de la liberté et le
perfectionnement des techniques, a-t-il pu susciter cet esprit millénariste qui
culmina avec l’apothéose destructrice du nazisme? Les millénarismes
apparaissent dans des périodes de troubles profonds, de remise en question de
la foi acquise, du désespoir de la transcendance devant le poids de l’absurdité
et du Néant. Une telle période avait suscité, en 1535, la révolte des
anabaptistes de Münster. 1935 vit l’enracinement du nazisme comme mode de
domination de l’Allemagne et projet d’étendre à l’Europe, sinon au monde
entier, la sotériologie aryenne. L’erreur serait de croire que ce délire mégalomane est apparu avec quelques hommes – Hitler, Staline ou Mussolini –
alors qu’il a hanté l’ensemble de la civilisation occidentale. Trop de
révolutions concentrées en une si courte durée (un siècle et demi tout au plus)
avaient établi un état d’anomie quasi permanent. Un renversement psychologique
s’effectua dans l’ensemble de ces sociétés modernes qui virent les paradoxes les
plus extraordinaires se
produire. Ainsi, le goût de la liberté répandu par
l’idée de bonheur au XVIIIe siècle sécréta sa parfaite antithèse : l’Amor fati, le «goût du destin» fatal. Le sorélien Édouard Berth distingua bien «le fait que les
libéraux “prennent le capitalisme pour une catégorie économique éternelle, tandis que les seconds [les marxistes]
la tiennent pour une catégorie historique”»
C’est donc du capitalisme libéral même que surgit cet amor fati et non des utopies révolutionnaires du XIXe siècle comme
certains tendent à le suggérer. Bien que le fascisme et le nazisme aient
considéré le capitalisme comme un produit de la vulgarité juive, ils
entretinrent toujours ce système économique tant ils en partageaient le goût de
l’immuabilité historique. Pour ne pas trahir cette immuabilité, il était
fondamental que les contingences historiques ne viennent pas renverser l’ordre
établi. Le fascisme apporta au capitalisme ce que la démocratie libérale ne
pouvait lui apporter : la maîtrise de la société contre les aventures
révolutionnaires, et en particulier celle du communisme qui s’était implantée
en Russie.
La rhétorique marxiste reprise par
Lénine le disait ouvertement : «La
prise du pouvoir par les bolcheviks - c’était là le premier article du credo de cette nouvelle Église universelle athée
- n’a pas été un accident, un coup d’État
réussi mais précaire. C’était un
début, un premier accomplissement des promesses, des prévisions “scientifiques”
du marxisme. “Le pouvoir des Soviets est la forme de la dictature du
prolétariat qu’impose l’histoire”, proclamait l’Internationale ajoutant qu’elle
se donnait comme but “la lutte armée pour le renversement de la bourgeoisie
internationale et la création de la République internationale des Soviets”».
Vue dans la doxa marxiste, la
révolution faisait triompher la raison sur l’ordre organique du monde. Dans son
traité philosophique, L’Anti-Dürhing, Engels
avait présenté la dichotomie opposant le mouvement communiste à l’anarchie
libérale de la main invisible du
marché : «Mais vienne la
révolution et “par la prise de possession sociale des moyens de production, la
production marchande cesse et, par là même, la domination du produit sur les
producteurs. L’anarchie au sein de la production sociale est remplacée par une
organisation consciente et systématique… C’est l’humanité passant d’un saut du
règne de la nécessité dans le règne de la liberté”».
Or, c’est précisément cette liberté que
capitalistes et fascistes rejettent d’emblée alors que l’utopie révolutionnaire
du communisme est de l’étendre au monde entier. Il ne s’agit pas
tant de la
façon dont les différents partis sociaux-démocrates, ni même la IIe ou la IIIe
Internationale vont l’interpréter ni de comment l’évangile marxiste l’énonce dans
les textes fondateurs de Marx et de Lénine : «La différence de contenu entre la révolution socialiste dans un sens
large et la révolution socialiste dans un sens étroit renferme, parmi d’autres
aspects fondamentaux, une différence d’espace et de temps. Dans le premier cas,
l’espace est mondial et le temps comprend toute une époque historique; dans le
deuxième cas, l’espace est national, ou plus exactement étatique, et le temps
se réduit à une période historiquement courte. Lorsque Marx et Lénine parlent
de la possibilité de victoire de la révolution socialiste dans tel ou tel pays,
considéré isolément, ils utilisent le concept au sens étroit. Ils n’envisagent
pas l’hypothèse que cette victoire reste isolée, dans un espace national,
pendant une longue durée. Ce problème fut posé par la pratique elle-même,
lorsque la révolution prolétarienne fut écrasée hors de Russie, dans les années
qui suivirent la guerre de 14-18, alors que se consolidait le pouvoir
soviétique. La non-considération de cette éventualité que les marxistes, de
Marx à Lénine, s’explique parce que leur conception théorique de la révolution
socialiste comme révolution
nécessairement mondiale les poussait à exclure une
éventualité de cette sorte».
Voilà pourquoi la lutte opposant les partisans de Staline à ceux de Trotski fut
si virulente et si violente. En imposant le communisme dans un seul pays,
Staline finissait par récupérer le système économique et le régime politique en
une seule entité qui donna le capitalisme nationalisé par d’État. La propriété
privée, caractéristique du capitalisme occidental, passait entièrement sous la
coupe de l’État. Par le même mouvement, le capitalisme devenait une affaire
institutionnelle, propre aux instances du Parti Communiste bolchevique d’Union
soviétique dans son osmose avec l’État. Hannah Arendt et Jacob Talmon ont
commis tous les deux la même erreur d’identifier la dictature comme étant un
caractère universel de toutes révolutions égalitaristes, la terreur menée par
Lénine, Trotski et Staline s’inscrivant dans les pas de celle de Marat, Hébert
et Robespierre. Plus que Arendt, Talmon usa de sophismes pour parler d’une
«démocratie totalitaire» annonçant la dictature du prolétariat : «Pour pouvoir montrer que la terreur et la
dictature sont un produit exclusivement français et le résultat immanent d’une
idéologie déterminée, le révisionnisme historique, en cela pleinement d’accord
avec la vulgate néo-libérale, procède à une double ou triple abstraction
arbitraire : l’une écarte les circonstances; l’autre isole une seule étape
(celle qui est relativement la plus indolore) du cycle révolutionnaire anglais
et américain, pour l’opposer triomphalement au
cycle révolutionnaire français
dans son ensemble; l’isolement de cette étape particulière (la Glorieuse
Révolution et la guerre d’Indépendance américaine) fait en même temps
abstraction de l’histoire de la société civile par rapport à l’histoire des
barbares et des sauvages (irlandais et écossais dans un cas, noirs et
peaux-rouges dans l’autre). C’est là le fondement sur lequel s’élève ce que
nous pourrions appeler le sophisme de Talmon, en référence à l’auteur qui s’est
le plus distingué dans l’opposition en noir et blanc des différentes traditions
politiques, le tout à la plus grande gloire du libéralisme anglo-saxon. Le
sophisme réside ici dans la comparaison entre des grandeurs totalement
hétérogènes : une tradition politique jugée à partir d’un état d’exception dans
une situation de péril aigu est comparée à une autre tradition politique, jugée
exclusivement à partir des périodes de normalité dont ne jouit d’ailleurs
pleinement qu’une fraction privilégiée de la population totale. C’est sur cette
base que Talmon (mais c’est aussi substantiellement la pensée de Furet) peut
célébrer la tradition libérale anglo-saxonne, comme étant dès le début synonyme
de liberté pour tous et de refus de toute forme de “coercition” et de
“violence”. Il est clair qu’avec de tels hymnes, on abandonne le terrain de
l’historiographie pour monter au ciel et dans les nuages de l’hagiographie».
Or, précisément, anglo-saxonnes ou françaises, ces révolutions étaient toutes
bourgeoises. C’est la bourgeoisie française et non le prolétariat ouvrier qui
érigea les mesures draconiennes en juillet 1830, en juin 1848, et qui
plébiscita le coup d’État de Louis-Napoléon avant d’aller pourchasser les
derniers communards jusqu’au fin fond du cimetière du Père-Lachaise! La
dictature n’était pas un produit de la révolution en soi, mais un produit de la révolution pour les capitalistes et
la bourgeoisie. L’idée même que les révolutions se font pour le meilleur du
progrès et de l’évolution est elle-même une fausse conscience de la révolution
moderne. Un historien aussi perspicace que Michel Winock se laisse prendre lui
aussi au jeu lorsqu’il écrit : «Tout
se passe comme si les révolutions, pour se survivre, étaient condamnées à se
trahir; pour être fidèles à leur génie libertaire, condamnées à périr. Rosa
Luxemburg, critique de
la révolution léniniste, proclamait : “Sans élection
générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, la vie s’éteint
dans toute institution publique, devient un semblant de vie où seule la
bureaucratie reste l’élément actif. La vie publique s’endort progressivement,
une douzaine de chefs de parti à l’énergie inépuisable et d’expérience
illimitée dirigent et gouvernent. Parmi eux, en réalité, une douzaine de têtes
exceptionnelles mènent le jeu et une élite de la classe ouvrière est invitée de
temps en temps […] à applaudir les discours des dirigeants et à approuver les
résolutions proposées à l’unanimité - au fond, une affaire de clique…” Et Rosa
Luxemburg est morte en 1919 : si elle avait vu la suite!…»
Contrairement à la révolte, avons-nous dit ailleurs, la révolution est une
affaire de bourgeois et de bureaucrates, d’où l’impossibilité apparente de
sortir du capitalisme par les moyens révolutionnaires.
Le capitalisme seul est révolutionnaire.
Il est destructeur de civilisations par nature et tout le sens du Sublime en lui réside dans cette capacité infinie de détruire complètement afin d’ériger des œuvres toujours plus laides, fragiles et éphémères.
C’est dans le kitsch que le capitalisme atteint son expression la plus fidèle de ce qu’il représente comme esprit. Aussi, ce qu’on appelle communément
révolutions, parmi les intellectuels, le prolétariat et les utopies
contemporaines, ont pour but de révolutionner la révolte. Parmi celles-ci,
beaucoup veulent respecter les acquis libérateurs du Siècle des Lumières, mais
d’autres – et ils sont nombreuses – voudraient une révolution réactionnaire.
Les partis communistes qui ont suivi le stalinisme ont fait du capitalisme
monopoliste d’État la définition moderne de l’utopie marxiste; pour d’autres,
leur socialisme s’est vite transmué en voie réactionnaire et tous ont conservé
la marque même du capitalisme : ce goût vulgaire pour la
destruction : «La comparaison
concerne les partis communistes selon qu’ils aient été ou pas au pouvoir,
faibles ou puissants. Elle intéresse aussi les pays que les partis communistes
ont dirigé la plupart du temps sans partage pendant plusieurs décennies. Elle
peut également
porter sur les formes autoritaires et répressives, communes à
différents types de régimes politiques, autres que ceux dont les communistes
ont eu la responsabilité. De ce point de vue, la comparaison entre fascisme et
communisme est légitime à condition de ne pas l’entendre comme une procédure
qui sert à les assimiler».
Voilà pourquoi dès le milieu des années trente, des observateurs ont tenu à
opposer le fascisme rouge au fascisme brun. En ne voyant que la tyrannie, la
terreur et la dictature, à la manière de Arendt et de Talmon, ils finirent par
associer les deux régimes sans porter attention à la différence entre l’osmose capitalisme
d’État/dictature stalinienne et la symbiose capitalisme privé/dictature
fasciste. Lorsque nous traitons, encore aujourd’hui, les régimes démocratiques
occidentaux de «fascistes», ce n’est pas tant à la nature du capitalisme que
nous pensons, mais à ses capacités de destructions infinies pour la bourgeoisie
et la minorité dominante qu’elle
constitue par le pouvoir du régime électoral.
La symbiose fasciste aurait bien voulu
accéder à l’osmose stalinienne. Mussolini n’y parvint pas. Il fut toujours obligé
de supporter la tutelle difficile du roi d’Italie qui ne l’aimait
guère. Après
tout, ce n’était là qu’un opportuniste, un aventurier. Le Vatican négocia avec
lui ce que Hitler ne se permit pas en occupant la Cité du Vatican durant la
guerre. Son Amor fati s’acheva d’une
façon des plus honteuses. Les Partisans anti-fascistes (Comité de libération
nationale du nord de l’Italie) qui le capturèrent l’exécutèrent avec
précipitation pour des raisons demeurées obscures, mais le sens de la
transcendance nationale n’est pas absente d’en finir avec ces 20 années de
«parenthèse» dans le cours de l’histoire italienne : «Le CLNAI déclare : que l’exécution de Mussolini et de ses complices,
ordonnée par lui, est la conclusion nécessaire d’une phase d’histoire qui laisse
notre pays couvert encore de ruines matérielles et morales. Elle est la
conclusion d’une lutte insurrectionnelle, prémisse pour la patrie d’une
renaissance et d’une reconstruction. Le peuple italien n’aurait pu retrouver
une vie libre et normale - que le fascisme lui a refusée pendant vingt ans - si
le CLNAI n’avait pas en temps opportun montré sa détermination farouche à faire
sien un jugement déjà prononcé par l’histoire. Au prix seulement de cette
coupure nette avec un passé de honte et de crimes, le
peuple pouvait avoir
l’assurance que le CLNAI était décidé à poursuivre avec fermeté le renouveau
démocratique du pays. À ce prix seulement, l’épuration nécessaire des
rémanences fascistes peut et doit venir avec la conclusion de la phase
insurrectionnelle dans les formes de la plus stricte légalité. De l’explosion
de haine populaire qui, en cette unique occasion, a dégénéré en excès -
compréhensibles seulement dans le climat voulu et créé par Mussolini - le
fascisme est seul responsable. Le CLNAI, qui a su diriger l’insurrection,
admirable de discipline
démocratique, communiquant à tous les insurgés le sens
de la responsabilité de cette grande heure historique, qui a su faire sans
hésitation justice des responsables de la ruine de la patrie, entend qu’en cette
nouvelle époque ouverte au libre peuple italien de tels excès ne se
renouvellent plus. Aucun excès ne saurait se justifier dans le nouveau climat
de liberté et de stricte légalité démocratique que le CLNAI est décidé à
rétablir, la lutte insurrectionnelle étant désormais close».
Le capitalisme italien sacrifiait celui par lequel il s’était conforté contre
toutes formes d’opposition en provenance des campagnes aussi bien que des
villes, des milieux aristocratiques que des luttes ouvrières. Voilà pourquoi
Malaparte s’étonna tant de voir d’anciens fonctionnaires fascistes qui avaient
occuper les mêmes fonctions sous le nouveau gouvernement italien après la
guerre. Lui-même, qui avait rédigé un Traité
du coup d’État inspiré de la façon de faire de Lénine, s’engagea parmi les
Partisans afin de lutter pour la libération de l’Italie occupée par
l’Allemagne.
Le cas de Hitler peut sembler tout aussi
lamentable. Lui aussi s’imposa l’Amor
fati comme sens du Sublime à sa vie. Restait à savoir s’il ouvrirait le Salut par
l’Absolu ou par le Néant. Son destin était encore plus mégalomaniaque que celui
du Duce. Il atteignait l’acmé de la
transcendance en faisant de la pureté de la race aryenne le Sublime dans toute
sa terreur
alors qu’il jetait dans le Néant, pêle-mêle, Juifs, Tsiganes,
Homosexuels, Communistes, Russes, Polonais… L’osmose fut atteinte entre lui et
son Parti, mais son Parti ne parvint jamais à s’assimiler totalement à l’État,
ce qui le distingue finalement de Staline : «Le national-socialisme est si inextricablement lié à l’ascension et à
la chute de ce personnage singulier, à ses objectifs politiques et à son
idéologie destructrice, qu’on peut légitimement qualifier le nazisme
d’“hitlérisme”», écrit avec raison Ian Kershaw.
Avec la défaite militaire de l’Allemagne en 1918, Hitler fit de sa vie un
«destin», non pas illustre même si la vanité du personnage ne l’écartait pas,
mais le destin transcendant d’accéder à l’Absolu contre toutes les forces
coalisées du monde s’il le fallait. Comme le gouverneur du Cap, Milne, à propos
de l’échec de la rencontre de Bloemfontein avec le président boer Kruger, le
31 mai 1899, on peut dire que «son but
n’était pas d’obtenir des
concessions, ni de conclure des compromis. Il voulait
une confrontation. Il résuma lui-même son rôle en ces termes : “(…) J’ai
précipité une crise qui était inévitable avant qu’il ne soit vraiment trop
tard”». Hitler,
c’était cela aussi. La part de l’Absolu se confondant avec la part du Néant, il
était prêt à endosser l’une aussi bien que l’autre, et il le fit jusqu’à
l’extrême. Il le fit, parce qu’il s’était convaincu, au cours des années de
pouvoir, qu’il incarnait en sa personne le Volksgeist
germanique, messie de l’Allemagne bafouée par l’Histoire : «Ici s’intègre tout un courant
d’interprétation qui confère au national-socialisme le caractère d’une
réalisation : accomplissement d’une histoire, d’une culture ou d’un tempérament
germaniques. “Jamais le peuple allemand ne se serait laissé prendre aux
gesticulations de Hitler, écrit Jung, si ce personnage n’avait été le reflet
d’une hystérie communément allemande.” La formule fait sursauter!»
Pourtant. Si le monde n’était pas apparu
aussi extraordinaire qu’il fut perçu de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe,
peut-être que cette régression n’aurait pas conduit à des profondeurs aussi
anéantissantes que l’Anus Mundi peut
l’exprimer. «On dirait que Paul Claudel
vit… en dehors du temps», s’exclame Jacques Madaule dans son étude sur le
dramaturge catholique français, et cela semble se généraliser pour tous les
individus des nationalités occidentales. Les règles n’encadrent plus la
création. Les alexandrins ont implosé dans la poésie. Le cinéma oblige les arts
plastiques et le théâtre à se redéfinir. La musique elle-même n’échappe pas à
la modernité déstructurante. Sans doute peut-on considérer ces réactions
créatrices comme autant de réponses sublimes aux destructions apportées par le
capitalisme. En ce sens, comme les mouvements de résistances qui croyaient
faire la révolution, elles ont fait mieux, elles ont sauvé ce qu’il y avait de plus
noble dans la révolution : son esprit de refus de l’aliénation de la
liberté et de la responsabilité de l’individu, mais elles n’ont pu lui épargner ce retour du thème de la symphonie des angoisses en ramenant l’angoisse vitale (par les armes de destruction massive), le délire d’indignité (les limites insondables jusqu’où l’homme peut perdre sa dignité entre les créatures) et le sens d’un honneur bafoué⌛
Montréal
14 mars 2015
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