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1ère dissection publique : Mondino de Luzzi 1316
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UNE HISTOIRE
DE LA MÉDECINE -1
§ 1
La Souffrance
Toute
histoire de la médecine devrait commencer par se poser cette question :
qu'est-ce que le mal-être? Qu'est-ce que le malaise, car c'est de l'impression
de malaise que naît le besoin de soins, de médecine et de santé. Le
malaise, c'est l'Être qui a mal. L'Être à la fois comme entité physique,
corporel, psychologique, mais aussi l'Être en tant que faisant parti d'un tout,
d'un environnement naturel, culturel, social. Ce que le mal-Être nous dit,
c'est qu'il y a une rupture dans l'équilibre à la fois au niveau
organique ou physiologique du corps aussi bien qu'au niveau sociologique, de
l'environnement humain, institutionnel, des mœurs. Et ce mal-Être, ce malaise
s’exprime par les sensations de douleurs. La médecine aura donc pour but
d’interpréter au début, puis d’analyser ces sensations de douleurs afin de
remonter à la racine du malaise.
Marcel
Sendrail, auteur d’une panoramique Histoire culturelle de la maladie, écrit
ainsi : «Même sous le masque de la santé, les phénomènes biologiques, en
effet, outrepassent à tout instant les frontières du normal. C’est, pour les
médecins, un fait d’observation courante que des manifestations de caractère
morbide se combinent aux actes vitaux les plus élémentaires. On discerne, du
reste, dans notre structure, des appareils et, dans notre comportement, des
fonctions qui n’ont d’autre objet que de nous défendre contre les agressions et
les influences nocives. La maladie nous est si naturelle que le plan de notre
économie interne la prévoit et la prépare. Chaque destin humain doit faire sa
part à la maladie et trouver son accomplissement dans la maladie». (M.
Sendrail. Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1980, p.
2.)
La
souffrance est signe.
La
souffrance est un langage, corporel ou somatique. Le médecin et
philosophe Bertrand Vergely, dans son essai sur La souffrance, écrit
ainsi : «L’idée selon laquelle la souffrance serait un signe se fonde sur un
constat : la douleur physique est un mal révélateur d’une crise interne mais
aussi d’une agression externe que le corps peut subir. Aussi est-il heureux
qu’elle existe et que la nature ait pris soin de mettre en
nous ce langage.
Car, sans celui-ci, nous ne serions pas avertis de ce qui peut se passer à
l’intérieur du corps, comme à l’extérieur de celui-ci. Nous ne connaîtrions pas
les maladies cachées qui peuvent nous ronger dans le silence». (B. Vergely.
La souffrance, Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 311, 1997, pp.
48-49).
Mais,
comme tout langage, la souffrance possède ses ambiguïtés. Les interprétations
resteront, jusqu’à nos modernes spécialistes, une approximation risquée
qu’on appelle diagnostic et fait tout l’art du médecin. Vergely analyse ainsi
ce que cette imprécision peut signifier :
«S’agissant
du rôle de la douleur comme avertisseur, nul ne saurait contester que celle-ci
a une fonction de signal d’alarme proprement indispensable. Les médecins qui
ont des malades frappés d’insensibilité sur certaines parties de leur corps ont
pu le constater. De tels malades se brûlent ou se cognent parfois gravement,
parce que, ne ressentant rien, rien ne les arrête. On peut cependant
s’interroger. Est-ce la douleur qui est utile ou la vie qui se bat face à
l’agression du monde extérieur? À l’évidence, nous parlons mal, quand nous
disons que la douleur est utile. Car, la douleur n’est pas une chose, mais
l’effet d’un rapport. C’est la vie se heurtant à ce qui la contrarie qui en
vient à créer le signal de la douleur. Aussi serait-il plus juste de dire que
c’est la vie à travers la douleur qui a du sens et non pas la douleur. Et, la
douleur qui a du sens et non pas la douleur. Et, par extension, c’est la vie
qui donne du sens à la douleur et non la douleur qui donne du sens à la vie.
Ce
qui n’est pas sans conséquences. Car, penser que c’est la douleur qui donne du
sens à la vie, n’est-ce pas justifier la douleur? Et n’est-ce pas en justifiant
ainsi la douleur refouler la vie et les forces qui sont en elle, en oubliant
qu’il faut aller relativement bien pour que la douleur ait du sens? Quand on va
trop mal, la douleur n’enseigne rien. Elle accable et terrasse.
Il y
a du désespoir, voire de la haine dans le fait de donner du sens à la douleur
et d’en faire la médiation de la vie et c’est à la protestation de la conscience contre cette inversion fallacieuse du cours
de la vie, que nous devons de ne pas demander au mal et à la douleur, qui en
est la manifestation, des leçons que seule la vie est en mesure de donner. D’où
l’éternelle jeunesse de ce qui fait passer la vie avant la douleur et
l’éternelle vieillesse de ce qui soumet la vie à la médiation de cette même
douleur. Cette vieillesse de l’âme est, il faut le dire, ce qu’il faut sans
cesse combattre. Car, sans cesse, le vieil homme, ou ce que la spiritualité appelle
le vieil Adam, est tenté de venir susurrer à nos oreilles le langage de la mort
qui fait l’apologie de la douleur et non pas de la vie. Ce qui explique notre
étrange surdité. Notre stupéfiant aveuglement devant la souffrance.
On a
du mal à s’apercevoir que l’autre souffre et à comprendre que le mal fait mal.
Généralement, il est fait recours à toutes sortes de ruses afin de dire que,
finalement, le mal n’est pas si mauvais que cela. Cela permet de dormir
tranquillement sans faire de cauchemars et, surtout, de ne rien faire pour ceux
qui souffrent.
En
médecine, cette surdité et cet aveuglement ont revêtu une forme parfois
caricaturale. Ainsi, ce n’est que depuis peu que la médecine a décidé de
s’attaquer officiellement au problème de la douleur et de la souffrance, en
créant, il y a une dizaine d’années de cela, un diplôme universitaire
spécialisé de médecine de la douleur. Ce n’est également que très récemment que
des unités de soins palliatifs ont été mises en place afin de soulager des
malades incurables durant les derniers moments de leur vie. Il n’y a enfin que
peu de temps qu’il existe des centres anti-douleur dans lesquels il est
possible de venir consulter». (Vergely, pp.
23-25)
Vergely
n’est pas le seul philosophe à s’opposer à une vision négative de la
signification de la souffrance. Faisant l’inventaire des philosophies de la
douleur, Roselyne Rey, dans son Histoire de la douleur, invoque le nom
de Montaigne (1533-1592) qui opposait l’eudémonisme, la quête du mieux-être, à
une forme de stoïcisme pessimiste :
«En
accordant ainsi que la douleur est le souverain mal de la condition humaine, et
que, "l’extrême volupté ne nous touche pas comme une légère douleur",
Montaigne définit une attitude philosophique peut-être plus proche de
l’épicurisme que du stoïcisme, cherchant le souverain bien dans l’absence de
douleur, dans cet état d’ataraxie qu’il appelle "indolence", plutôt
que dans une jouissance active : "Le n’avoir point de mal, c’est le plus
avoir de biens que l’homme puisse espérer", dit-il dans de nombreux
passages, mais il est clair que jamais la réflexion sur la douleur n’entretient
de rapports avec la doctrine chrétienne du péché. Cette méditation sur la
douleur, ce face à face avec soi-même, dans l’authenticité et dans l’immanence,
où tout simplement il n’y a pas de place pour la théologie, dont on peut
soupçonner que pour Montaigne les réponses n’ont pas plus de force que celles
des philosophes
stoïciens, dès lors que l’individu est confronté à lui-même
dans la solitude de l’expérience de la douleur et de la maladie, cette
méditation donc ne peut se satisfaire du précepte de se raidir et de supporter.
Lorsqu’il a fait intimement connaissance avec la douleur, il relègue du côté de
la rhétorique et des acteurs le souci de la bonne contenance devant le
"travail" du mal, tortures de la gravelle ou de la colique, se
bornant à souhaiter, lui, l’amoureux de la vie, qu’il n’en vienne pas à désirer
la mort, prenant ainsi ses distances avec les exemples d’héroïsme qu’il avait
d’abord admirés. Pour Montaigne, il n’y a pas de honte à ce que la douleur
s’exprime par la voix et les gestes et il définit une philosophie qui permette
"ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations,
palissement que Nature a mis hors de notre puissance. Pourvu que le courage
(cœur) soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu’elle se contente
Qu’importe que nous tordons nos bras, pourvu que nous ne tordons nos
pensées". Dans l’expérience de la douleur, la seule chose que Montaigne
s’efforce de sauver, c’est la lucidité de la pensée, non parce qu’il
dissocierait radicalement le corps de l’âme, mais parce que justement il sait à
quel point l'entreprise est difficile, à quel point elle constitue œuvre de
philosophie. Cette exigence, qui fait fond sur la nature, dans ses limites à la
résistance comme dans ses pouvoirs, doit être mesurée à l’aune des souffrances
concrètes que Montaigne évoque dans les Essais ou dans son Journal
de voyage en Italie». (R. Rey. Histoire de la douleur, Paris, La
Découverte, col. poche, # 84, 2011, pp. 82-83).
La
souffrance est savoir. Paradoxalement, la médecine
ancestrale est née de ce rapport à la souffrance. La définition du mot médecine
provient du latin medicina, qui signifie : art de guérir, remède ou
potion, et qui est devenue la science et la pratique étudiant l’organisation du
corps humain (l’anatomie), son fonctionnement normal (la physiologie) et
cherchant à restaurer la santé par un traitement (une thérapie) et la
prévention (prophylaxie) des pathologies. La médecine : art ou science? Ou
plutôt, la médecine art et science, dans la mesure où à l’interprétation de la
douleur s’ajoute une méthode empirique, théorique et pratique de l’action
humaine sur les causes du malaise. C’est donc en partant de la souffrance que
se sont développés les trois piliers de l’acte médical : la médecine, la
chirurgie et la pharmacologie.
Un
médecin italien, le docteur Arturo Castiglioni, auteur d’une somme d’histoire
médicale en 1930, écrivait : «Née avec la première expression de la souffrance
et le premier désir d’adoucir cette souffrance, devenue scientifique avec le
premier besoin d’une explication des phénomènes se déroulant dans l’organisme
et la première recherche, laborieuse, de l’esprit humain à ce sujet, elle a
pour but suprême de réconforter ceux qui souffrent et de préparer en même
temps, avec le perfectionnement de l’individu, le perfectionnement de la race,
qui doit devenir meilleure et plus forte, plus apte à résister à la souffrance
et à dominer le mal. Telle est la vérité que proclament le labeur constant et
l’effort merveilleux qu’ont donné avec la même foi, avec le même amour, des
temps les plus reculés jusqu’à nos jours, les savants les plus illustres comme
les plus obscurs grégaires, afin de défendre l’homme contre tout ce qui menace
sa santé, et tout ce qui trouble l’harmonie fondamentale tant de l’organisme
individuel que de l’organisme collectif». (A. Castiglioni. Histoire de la médecine, Paris, Payot, Col. Bibliothèque médicale, 1931, p. 19).
La
souffrance est salaire. Elle fait partie du prix que
nous ayons à payer pour
participer à cet organisme collectif. La vie en
communauté comme en société repose sur des refoulements, des privations, des
libertés entravées à l’expression de nos désirs et de nos angoisses. Cette souffrance
provient de l’aliénation de l’individu à l’espèce, à la «race», à la
communauté ou à la société, aux lois et aux interdits. Voilà pourquoi Sendrail
écrit : «on peut croire que le mal enfonce sa racine dans l'être même du
monde. Pour se réaliser, le monde a dû se séparer de son créateur. Le mal,
c'est toujours une unité brisée. Plotin enseignait déjà que le mal s'identifie
à l'existence des corps. Il affecte la totalité de l'univers matériel et de son
histoire. La mort est partout dans le temps et dans l'espace. Mais il
appartenait à l'homme d'acquérir la claire intuition de ce mal qui, dès ses
commencements, était en lui. Avec l'hominisation naît la conscience du mal…»
(M. Sendrail. op. cit. p. 9), D’où que…
La
souffrance est aussi salut. C’est la felix culpa des
catholiques. Un autre médecin italien, Guido Ceronetti, philosophe à ses
heures, a publié dans un livre intitulé Le silence du corps, une série
d’aphorismes dignes de La Rochefoucauld ou de Chamfort :
«La
Rochefoucauld dit que la cruauté est mère de la maladie de la pierre. (Dans
l'homme cruel, j'espère, non dans sa victime.)
Une
civilisation se vantait d'avoir découvert et revendiqué la sainteté du corps.
Honorait-elle ensuite cette sainteté découverte et revendiquée? Non, elle se
contentait d'une canonisation écrite dans des milliers d'articles, de journaux
et de livres. Sur la face du saint elle lançait vitriol et napalm.
L'excrément,
tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du
microcosme; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et
anonyme qu'il exhale.
Au
second livre des Maccabées, 7, 27, la mère dit à son fils qui va être immolé
par Antiochus qu'elle l'a allaité pendant trois ans. Elle aggrave ainsi son
martyre.
Les
parties du corps où il y a le plus d'odeur sont celles qui renferment le plus
d'âme. L'œil, qui est sans odeur, est miroir,
non âme. Ajouter des parfums au corps, c’est ajouter de l’âme ou feindre d’en
avoir, si elle manque, une. Les odeurs trop fortes nous sont devenues
désagréables parce que l’excès d’âme est intolérable à mesure que l’animalité
naturelle est refoulée et refrénée par la civilisation.
Dans
deux tablettes babyloniennes il est prescrit de soigner le dément par le bûcher
ou en l’enterrant vivant. L’hôpital psychiatrique et l’électrochoc, du coup,
deviennent des remèdes pleins de pitié.
L’ignorance
des maladies laissait un plus large espace aux consolations religieuses et aux
réflexions morales; la connaissance, non du mystère de la maladie, mais d’une
infinité de causes et de processus pathogènes (s’il est vrai que nous les
connaissions) a supprimé presque tout ce qui rendait l’homme supérieur à la maladie et à ses souffrances, grâce à l’imagination et
à la force morale qui, à présent, restent étouffées par une médecine mal
apprise, un mal qui ronge et un esprit qui déprime. Nous voici abandonnés, sans
paroles invincibles, ni petites ni grandes invocations,
sans un Allah
akbar! résurrecteur, l’Ordet de Dreyer, le Sénèque moral, ou notre
propre recherche énigmatique d’une solution métaphysique entre les mains de
techniciens de la médecine, qui font plus peur que la maladie, parce qu’ils lui
sont inférieurs, qu’ils ne peuvent comprendre la douleur et versent sur un
petit ennemi armé d’un bâton une tonne de TNT pharmaceutique, et se croient
victorieux.
Découvrir
que le médecin n’est pas un dieu fait souffrir, car nous ne parvenons pas à
abandonner l’idée d’un dieu guérisseur au-dessus de nous». (G. Ceronetti. Le silence du corps, Paris, Albin
Michel, rééd. Livre de poche, col. Biblio-essais, # 4089, 1983, pp. 44 à 46).
La
médecine, quelle que soit son origine, devient alors une absolution de
la faute morale comme la maladie est un produit de la rupture de l’équilibre
qui est le bien-être individuel et collectif. On reconnaît là, côte à côte, le
travail du saint thaumaturge et du médecin. À côté de l’invocation à sainte
Cécile de Rome, il y a le travail de l’ophtalmologiste.
§ 2
L’Histoire de la médecine
L’histoire
de la médecine est une histoire universelle. Elle est une démarche de
l’humanité entière depuis les origines du monde et dans toutes les cultures et
les civilisations vers un but unique, ramener la santé au corps souffrant d’un
déséquilibre intérieur et/ou extérieur. Pour les historiens Bariéty et Coury :
«Histoire et Médecine, ces deux mots réunis forment finalement une vaste
gamme d’accords dont chacun a sa résonance particulière, une suite indéfinie de
possibilités offertes à la recherche objective ou aux spéculations de l’exégèse
et de l’analyse critique. Toutes s’effacent pourtant devant la plus attachante
et la plus instructive d’entre elles : l’étude du développement de la pensée et
des connaissances médicales au cours des âges. "L’histoire de la médecine,
soulignait récemment Florkin, n’est pas seulement histoire : elle est aussi
médecine"». (M. Bariéty et C. Coury. Histoire de la médecine, Paris,
Fayard, Col. Les grandes Études historiques, 1963, p. 13).
L’historien
Jean-Charles Sournia écrit dans son livre Histoire et médecine : «Même
en notre siècle d’érudition, la plupart des histoires dont nous disposons sont
des histoires nationales que l’on généralise à l’Europe. Pour un Allemand la
chirurgie du XVIe siècle est dominée par Brunschweig, pour un Français par
Ambroise Paré, pour un Anglais par Clowes; l’Anglais ignore Paré, et le
Français pense que Paré a
bénéficié d’une gloire universelle. Théophaste
Bombast von Hohenheim, qui écrivait sous le nom de Paracelse, a connu une
gloire incroyable pendant plusieurs décennies en Allemagne, en Angleterre et en
Scandinavie, mais il n’acquit aucun renom en France, si bien que l’adjectif
"bombastic", qui désigne en anglais un style ampoulé et
redondant, n’a pas d’équivalent en français. Encore aujourd’hui trop d’ouvrages
d’histoire de la médecine prouvent, par leur bibliographie unilingue, le manque
de largeur de vues de leur auteur. Chacun a le droit d’écrire l’histoire de la
médecine telle qu’elle s’est déroulée dans son pays, à condition qu’il n’en
tire aucune extrapolation et n’en fasse pas un modèle unique en son temps ni
universellement exemplaire. On ne saurait nier qu’existe une médecine
occidentale; longtemps européenne, elle est maintenant pratiquée par de
nombreux pays répartis sur tous les continents. Elle est fondée sur une
certaine conception de l’observation de l’homme, sur une idée de la valeur de
la vie, sur un mode de raisonnement scientifique. Mais cette médecine
occidentale connaît cependant des variations importantes selon les mœurs de
chaque pays, tellement la pratique médicale est liée à une société, à une
langue, à un folklore, à un régime politique, à une histoire». (J.-Ch.
Sournia. Histoire et médecine, Paris, Fayard, 1982, p. 243).
Voilà
pourquoi tracer l’histoire de la médecine, même sommairement comme nous le
ferons ici, nécessite des références à plusieurs sources qui sont d’origines
occidentales peut-être, mais au moins de nationalités différentes : italienne,
française, anglaise, américaine, québécoise, etc.
Ce
qui fait surtout l’universalité de l’histoire de la médecine, ce sont les
continuités qui s’inscrivent dans l’empirisme, la tradition et la transmission
entre cultures et civilisations de longues pratiques qui se sont à peine
transformées dans le temps. L’histoire de la médecine du docteur
Bouissou évoque ainsi que parmi les chirurgie primitive, «un Somali… atteint
d’une blessure à l’estomac par un coup de lance. Le médecin sorcier incise le
ventre du blessé avec un coutelas bien aiguisé, parvient sur l’estomac et,
utilisant des termites affamés, leur fait mordre les bords de l’estomac de
leurs fortes pinces. Puis, d’un rapide coup d’ongle, sectionnant ventre et
corselet, la tête du termite reste fixée, réalisant le plus merveilleux des
points de suture. Cette technique très ancienne se retrouve d’ailleurs chez les
Hindous de l’époque la plus reculée». (R. Bouissou. Histoire de la
médecine, Paris, Larousse, rééd. Livre de poche, 1967, p. 16).
En
1967, lorsque je fus opéré pour une crise d’appendicite, à l’Hôpital de
Saint-Jean-sur-Richelieu, on en était avant l’apparition de la carte
d’assurance-maladie. Il fallait donc payer les frais d’hospitalisation et de
chirurgie. Je n’avais que 12 ans alors. Comme mes parents avaient des moyens
limités, aux nouveaux points fondants qui commençaient à apparaître, on préféra
la vieille méthode des agrafes chirurgicales. Chaque agrafe avait une forme où à chaque
extrémité on trouvait un croc réuni au milieu par une boursoufflure qui
reprenait exactement la forme du termite antique.
Quoi
qu’il en soit, Sournia nous rappelle que malgré l’universalité de l’objectif
médical, aujourd’hui on ne peut ignorer les divers chemins empruntés par les
différentes cultures vers cet objectif unique. C’est l’ethnomédecine qui domine
les recherches actuelles de l’histoire de la médecine.
«Toute
médecine, quelle qu’elle soit, s’inscrit donc dans des traditions et, en ce
sens, est "traditionnelle".
D’autre
part, des réserves peuvent être faites sur le terme "ethnomédecine"
par lequel sont désignées les techniques médicales autres que la médecine
occidentale. Si on nomme ethnie un groupe d’individus liés entre eux par la
culture, la langue, les coutumes, alors on peut appeler toute médecine une ethnomédecine,
en y incluant la nôtre.
Une
telle précision se révèle nécessaire. Il est généralement admis que la
médecine, d’abord magique puis religieuse, serait devenue peu à peu
scientifique, c’est-à-dire résultant d’observations précises et rationnelles
fondées sur l’expérimentation. Les auteurs divergent d’ailleurs sur la date de
ce tournant. Les uns le situent au milieu du XIXe siècle, avec Claude Bernard,
d’autres le placent au moment de la découverte de la bactériologie par Pasteur,
d’autres enfin retiennent les années cinquante avec les progrès étonnants de la
biochimie et de la génétique.
Ainsi,
la médecine occidentale, considérée aujourd’hui comme la seule universelle, aurait été autrefois une ethnomédecine semblable à celles que pratiquent
les
pays en développement sans procédés d’observation ni rigueur expérimentale. De
l’ignorance, nous serions passés à la connaissance par illuminations
successives. Même si l’idée de cette progression assez soudaine reste
respectable, on ne peut pour autant nier la valeur de méthodes plus primitives,
abandonnées parce que dérisoires à nos yeux, alors que d’autres populations
africaines ou andines les conservent. Elles représentent certainement les
premiers stades embryonnaires d’une médecine qui deviendra rigoureuse, mais
elles répondent néanmoins à une permanence de l’esprit humain et à une
constance toujours actuelle de ses comportements.»
(J.-Ch. Sournia. Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, Col.
Sciences humaines et sociales, # 41, 1997, p. 12).
À la
fois art et science, ethnomédecine et histoire universelle, l’histoire de la
médecine plonge ses racines dans le comportement même de la nature. Nous
observons que s’il y a une lutte féroce dans la nature entre les espèces et les
individus, chacun ressent les déséquilibres intérieurs ou extérieurs qui
l’affectent. L’acte médical, avant d’être humain ou d’apparaître strictement
humain, est inscrit dans la génétique des êtres vivants. Les êtres vivants se
réparent tout seul. Maurice Bariéty et Charles Coury écrivent ainsi : «Le
souci inné de soulager et de guérir, autrement dit de soigner, traduit un des
aspects
de l’instinct de conservation : celui de la préservation fonctionnelle.
Il est aussi vieux que la maladie. Celle-ci, douleur ou infirmité, a affecté
les animaux bien avant que ne soient les hommes : les vestiges d’une queue de
dinosaure exhumés par Moody dans le Wyoming portent les marques d’une tumeur
osseuse. Tous les êtres vivants obéissent à une impulsion naturelle qui les
pousse à tenter de soulager leur mal ou celui de leurs semblables. Le
quadrupède évite de faire porter son poids sur une patte brisée et l’oiseau met
au repos son aile malade. Le fauve cherche à se débarrasser de l’épine ou de la
flèche qui le blessent. Au cours de leurs vagabondages, chiens et chats sont
habiles à sélectionner quelque herbe qui les purge et ils lèchent
précautionneusement leurs plaies. Le singe débarrasse charitablement ses
congénères des parasites qui les infestent. On prétend que la mangouste mordue
par un cobra sait trouver d’urgence une plante antidote». (M. Bariéty et C.
Coury. op. cit. p. 25).
Transposée
dans le monde humain, cette pratique instinctive conduit directement à
l’invention de la pharmacopée. C’est ainsi que «l’homme primitif, ayant
découvert très vite l’utilité ou la nocivité de certains végétaux, utilise déjà
des plantes telles que Valériane, Camomille, Achilée, Lin, Pavot. Il utilise
aussi des substances animales
telles que les viscères, graisse ou sang de
divers animaux. Les blessures sont soignées par application de capsules
surrénales de gibier, riches en adrénaline à effet vaso-constricteur. Le règne
minéral est également mis à contribution. Le sel sert à la cautérisation des
plaies purulentes ainsi que certaines espèces de terres, l’argile par exemple.
La découverte du feu permet de préparer des drogues plus riches en principes
actifs : tisanes, décoctions. Les cendres de certaines plantes, riches en
potasse, entrent dans la thérapeutique. Mais si la découverte du feu a permis
d’extraire les principes curatifs des plantes, par le travail de la terre cuite
et du verre, elle a également ouvert la voie à la chimie». (J.-Cl. Dousset. Histoire des médicaments, Paris,
Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1985, p. 13).
C’est
parce que la douleur est d’ordre naturel que l’histoire de la médecine est
histoire universelle. Mais la médecine est aussi une histoire sociale du
mal-Être, de la souffrance et de la douleur. Il incombe d’étudier la formation
de la pensée médicale mais aussi de l’organisation institutionnelle et ses
liens avec les Églises, les États, les structures économiques. C’est le but que
s’est récemment donné Stanis Perez avec son étude Histoire des médecins.
Artisans et artistes de la santé de l’Antiquité à nos jours. Un des
constats important de Perez, c’est la fermeture sur elle-même de la
profession médicale comme fonction sociale, fermeture qui se répète à l’intérieure de la discipline par son découpage en spécialisations
exclusives. Plutôt que d’être un tout comme le rappelait nos historiens de la
médecine, la réalité professionnelle a isolé le médecin du monde ambiant :
«Il
incombe au médecin de transformer le quidam qui vient le consulter en patient,
c’est encore lui qui choisit de le classer ou non parmi les malades (le
diagnostic est une sentence redoutée, acceptée ou contestée). Mais l’inverse
n’est pas complètement faux. L’obtention d’un diplôme ou
l’ouverture d’un
cabinet ne suffisent pas à faire un médecin. Il y a réciprocité, le malade fait
aussi le médecin, même s’il peut se tromper et confondre le docteur et
l’empirique, l’homme intègre et l’escroc. Pourtant, par le passé, la réussite
des uns et l’échec des autres pouvaient rapidement et durablement inverser les
rôles. Et dans les temps de forte mortalité, la tentation était grande de
rejeter la médecine et son représentant attitré. Ce qui donnait raison au
colporteur et à sa potion secrètement alcoolisée». (S. Perez. Histoire
des médecins, Paris, Perrin, 2015, pp. 11-12).
D’où
ces nombreuses caricatures du médecin à travers le théâtre et le roman depuis
le XVIe siècle. Et les écrivains qui contribuèrent le plus à noircir la
personnalité du médecin provenaient de ceux qu’on appelle les «évadés de la
médecine» : «On peut en
effet se demander dans quelle mesure la formation
médicale d’un Gustave Flaubert, d’un Eugène Sue, d’un Arthur Conan Doyle, d’un
Georges Duhamel, d’un Anton Tchékhov, d’un Axel Munthe, d’un Léon Daudet, d’un
Louis-Ferdinand Céline ou d’un Somerset Maugham a pesé sur leur pensée, leur
style ou leur conception de l’action dramatique, celle d’un John Keats sur son
génie poétique, celle d’un George Clemenceau sur l’orientation et le
comportement de l’homme politique. Un physicien tel qu’Édouard Branly dont la
"cohéreur" a fait entrer la T.S.F. et la télémécanique dans le
domaine des réalisations pratiques des
explorateurs de la trempe de Jean
Charcot ou de John Richardson, un conteur imaginatif comme Hans Andersen, un
compositeur comme Alexandre Borodine, un sculpteur comme Paul Richer, doivent
sans doute plus qu’on ne croit à leur qualité de médecin. Parmi toutes les
disciplines de l’esprit, la médecine est en effet une de celles qui laissent
l’empreinte la plus durable tout en ménageant les virtualistes les plus riches
et les plus variées». (M. Bariéty et C. Coury. op. cit. pp. 12-13). Bref,
le médecins peut s’évader de sa profession, mais la formation de son
esprit, l’acuité de son regard, son empirisme vont se transposer dans son art,
son style littéraire, son activité politique, ses travaux de physique ou de
chimie, ses compositions musicales. Il n’y aurait pas d’évadés de la
médecine s’il n’y avait pas cette fermeture sur soi qui a commencé à se produire
au tournant du XIXe siècle et qui a affecté tous les corps professionnels en Occident.
L'Histoire de la médecine moderne de l'Américain R. H. Shryock montre combien les
connaissances théoriques médicales au début du XIXe siècle ont évolué suite à
des révolutions scientifiques successives. Comme cette image de la
Renaissance montrant un cours d'anatomie dans
lequel le maître, tout en regardant droit devant lui, est sensé décrire en
citant Hippocrate et Galien, les sources antiques de la médecine scolastique,
des organes que son assistant ne peut montrer en disséquant un cadavre parce
qu'ils n'existent pas, les cours de médecine reposaient davantage sur la
répétition d'un savoir obsolète que sur l'expérimentation et l'observation :
«En
1789, Benjamin Rush, le plus célèbre médecin américain de son temps, déclarait
que toutes les théories médicales existantes étaient fausses. C'est pourquoi il
se proposait d'élaborer "le système de médecine le plus simple et le plus
conséquent que le monde eût connu jusqu'ici".
Ainsi qu'on le constata peu
de temps après, le nouveau système était basé sur une pathologie qui réduisait
à une seule aussi bien toutes les maladies que toutes les thérapeutiques. Ce
tour de force impressionna grandement les contemporains de Rush et contribua à
convaincre son auteur d'avoir rendu à la médecine un service comparable à celui
dont l'immortel Newton avait fait bénéficier la physique. "J'ai dit
auparavant, déclara Rush à ses étudiants de Philadelphie, pleins d'admiration
pour leur maître, qu'il n'existait qu'une seule espèce de fièvre au monde. Ne
soyez pas surpris, Messieurs, suivez-moi bien et je vous ferai voir qu'il n'y a
également qu'une seule maladie. La cause immédiate de toute maladie est une
action irrégulière, convulsive ou faussée, intervenue dans la partie du corps
affectée. Ceci est un résumé concis de ma théorie des maladies… Je vous invite,
Messieurs, à l’approuver ou à la rejeter dès à présent, à un stade
initial."
La
plupart des élèves n’eurent pas d’objections; ils se dispersèrent sur le
territoire des États-Unis, mettant en application les héroïques méthodes de
traitement déduites de la doctrine de Rush. Ces méthodes consistaient
principalement en saignées et purges, qui étaient censées réduire
"l’action convulsive" par le processus de "déplétion",
euphémisme pour "épuisement". Si l’on admet qu’elles étaient bonnes à
quelque chose, ces thérapeutiques étaient littéralement "bonnes pour
toutes choses qui faisaient mal", car, par définition, c’étaient les mêmes
choses qui faisaient mal à tout le monde…»
On
le voit, la saignée et la purge du bon docteur Rush appartenaient encore aux
médecins moqués par Molière, ce qui explique peut-être le succès de la théorie
moniste du docteur Rush partout en Europe. Mais…
«…quelque
trente ans plus tard, un remarquable médecin américain de la génération
suivante entreprit de réévaluer les théories de Rush. Le résultat fut ahurissant. "Il est permis d’affirmer avec certitude, écrivait Elisha Bartlett en 1843, que, dans les vastes limites de la littérature médicale, on
aurait peine à trouver autant de pages contenant un amas aussi considérables et
une variété aussi riche de non-sens complets et d’absurdités
inqualifiables." On imagine difficilement renversement plus soudain et
plus radical d’un courant scientifique. Glorifié par sa génération, Rush fut
répudié par la génération suivante. Le revirement fut tel qu’on est tout
naturellement amené à en chercher l’explication. Quel changement profond
était-il donc intervenu dans l’esprit général de la science médicale pour que
l’apologie de Lettsom fit place en si peu de temps à la condamnation totale de
Bartlett?
Le
fait est que Rush eut la malchance d’être l’un des derniers représentants d’une
médecine non entièrement dégagée de la tradition médiévale, alors que la
génération suivante assista à la métamorphose qui fit de cet art une science
moderne. La répudiation de plusieurs autres sommités médicales, et des théories
dont elles avaient été les protagonistes, se produisit à la même époque un peu
partout en Europe…» (R.
H. Shryock. Histoire de la médecine moderne, Paris, Armand Colin, 1956, pp. 9-10).
Depuis
la Renaissance, coexistait ainsi une médecine faite de rhétoriques et de
mimétisme des Anciens et une médecine empirique, remontant souvent aux origines
des temps, pratiquée dans les campagnes et souvent imbus de religions, de
magies et de superstitions. La nouvelle médecine qui voulait reposer sur des
critères épistémologiques plus solides trouva devant elle des résistances de
part et d'autres. Parfois les professeurs et même les étudiants en médecine
durent recourir à des stratagèmes pas très légaux pour contourner les limites
imposées par la morale religieuse ou les lois criminelles au développement
d’une nouvelle médecine audacieuse.
C’est
dans ce contexte que l’on retrouve les fameux résurrectionnistes, ces
visiteurs de la nuit qui hantaient les cimetières afin de déterrer les cadavres
ensevelis le jour même pour les vendre à des médecins ou des facultés de
médecine. Jusqu’alors, seuls les cadavres d’itinérants non identifiés étaient
fournis aux écoles de médecine, mais ce n’était pas suffisant. C’est alors que
se produisit l’une des anecdotes les plus fameuses qui nous est racontée dans
l’Histoire de la médecine du britannique Kenneth Walker :
«Au
XIXe siècle, la difficulté de se procurer des cadavres pour la dissection
restait considérable, même si la nécessité d’étudier l’anatomie était mieux
comprise. La où la demande est suffisamment grande, on trouve toujours moyen de
gagner de l’argent, et en 1827 deux habitants
d’Edimbourg, William Hare et
William Burke, s’associèrent pour rassembler des cadavres à fournir aux
anatomistes. Les affaires de ces deux entreprenants individus connurent un début
assez lent, et ne comportèrent au début rien de plus grave que certaines
tractations pas trop honnêtes avec certaines autorités locales. Mais un jour,
un des hôtes de l’asile paroissial de clochards, vint à mourir. Les autorités
envoyèrent un cercueil, afin de procéder à la mise en bière du défunt. Hare et
Burke remplirent le cercueil de tan, pour vendre ensuite le cadavre au Dr Knox,
de l’École d’Anatomie d’Edimbourg. Personne n’eut à souffrir de cette petite
malversation, et messieurs Hare et Burke furent ravis d’empocher la somme,
rondelette à l’époque de sept livres et demie.
Tout
le monde s’étant montré très satisfait de la transaction, d’autres cadavres
furent amenés, la nuit tombée dans la célèbre École d’Anatomie susdite. Tout
aurait pu
continuer ainsi, si l’ambition de Hare et de Burke s’était limitée à
vendre des clochards, dont la disparition n’aurait sans doute jamais attiré
l’attention. Mais le jour où le prix des cadavres étant monté à dix livres
pièce, un anatomiste se déclara disposé à en acheter autant qu’on lui en
apporterait, la tentation devint trop forte pour les deux associés. Après la
disparition soudaine de Mary Paterson, une prostituée bien connue à Edimbourg,
suivie de celle de "Daft Janie" (Jeannette l’innocente), silhouette
tout aussi connue des trottoirs de la capitale de l’Écosse, une enquête fut
ordonnée, enquête qui se termina par l’arrestation des deux compères, Hare se
hâta sous promesse de pardon de témoigner contre son complice, qui fut pendu
haut et court». (K. Walker. Histoire de la médecine, Verviers,
Gérard & Cie, Col. Marabout Université, # 11, 1962, pp. 200-201).
Des
faits semblables se déroulèrent partout à l’époque, y compris au Québec. Durant
l’hiver 1837, à la suite des troubles, des étudiants de médecine retirèrent le
cadavre d’un soldat anglais des eaux glacées du Richelieu et l’emmenèrent à
leur école de médecine.
Encore, vers 1966, à Montréal, la célèbre chaîne de musées de cire Tussaud avait ouvert une succursale à Montréal, sur Sainte-Catherine près de Drummond. Rien à voir avec le musée Grévin. Les statues de madame Tussaud étaient de véritables œuvres d’art et, sans doute est-ce pour cela qu’il n’attira pas longtemps une forte clientèle. Bref, lorsque le spectateur descendait l’étroit escalier qui donnait au sous-sol des scènes d’horreur, il se retrouvait devant une évocation de Burke et Hare sortant un cadavre d’une tombe, la nuit. C’était une scène digne des films de l’époque avec Peter Cushing! Quoi qu’il en soit, une telle anecdote suffit à montrer que le vieil
humanisme de la Renaissance, dans lequel le respect des cadavres confinait au
sacré, se voyait écarté de l’éthique professionnelle médicale. La question
est d’importance pour mesurer les rapports entre la médecine et la morale
sociale. L’Histoire de la médecine de l’historien allemand Charles
Lichtenthaeler tente de donner une explication à cette évolution :
«Vous
allez vous demander maintenant comment les choses ont pu en arriver là et
pourquoi on n’est pas intervenu à temps pour prévenir ce mal. […] Deux
facteurs concomitants nous permettront de mieux comprendre une telle incurie.
D’abord,
cette évolution si lourde de conséquences a commencé très lentement. Les
premiers progrès de la médecine moderne, surtout théoriques, n’ont que peu
influencé la pratique.
Physiologie et pathologie étaient au premier plan, aussi
les dangers latents de cette orientation étaient au premier plan, aussi les
dangers latents de cette orientation "naturaliste" n’ont-ils pas été
décelés, ou, s’ils l’étaient, on les a sous-estimés. On regardait l’avenir avec
enthousiasme et une totale assurance. En outre, les chercheurs, cliniciens et
praticiens du XIXe siècle étaient en majeure partie des hommes cultivés. En
tant que scientifiques, ils s’en tenaient au principe devenu déterminant dans
l’école de Johannes Müller : "Rien que des faits et le moins possible de
réflexion". Mais, humanistes dans la vie courante, ils s’étaient forgé
leurs propres conceptions sur le monde. Ils ne connaissaient guère de
difficultés professionnelles; personne ne se doutait qu’un jour elles
grèveraient la pratique de leur art.
Puis
il se produisit ceci : la culture humaniste fut négligée, voire abandonnée,
tandis qu’au contraire les fondements matérialistes de la médecine
apparaissaient de plus en plus nettement dans le diagnostic et la
thérapeutique. L’art de guérir prit un caractère surtout technique et les
médecins désapprirent à penser, à réfléchir. Aussi, quand les premières
tensions se firent sentir, nos prédécesseurs ne furent-ils pas en mesure de les
affronter et de les maîtriser. C’est seulement alors qu’ils remarquèrent qu’il
y avait dans la médecine des aspects professionnels et non pas seulement
scientifiques et éthiques. Notre profession perdit là une partie de son
autorité, malgré les progrès réalisés, malgré les opérations à cœur ouvert. Ces
faits ne s’excluent pas, bien au contraire, ils s’éclairent et s’expliquent
mutuellement. L’avance scientifique fut payée par une régression
professionnelle, ce qui confirme d’ailleurs une loi de l’histoire : les grands
progrès sont unilatéraux». (C. Lichtenthaeler. Histoire
de la médecine, Fayard, 1978, p. 31).
On
aurait tort de croire que cette prise de conscience n’ait été effectuée que
tard dans le XXe siècle. Dès 1930, Arturo Castiglioni écrivait : «La
législation sociale de ces dernières années, qui marque un progrès véritable
dans le domaine de la prévention, porte toutes les traces de la pensée médicale
de laquelle il s’est inspiré. La reconnaissance des rapports existant entre la
pathologie et la situation économique et sociale, la lutte contre les maladies
professionnelles et les accidents, toute la grande organisation des
améliorations sanitaires actuelles, enfin l’étude des relations qu’il y a entre
les affections psychiques et la criminalité, marquent autant d’étapes décisives
et mémorables dans l’exercice de l’action de la pensée médicale sur la
législation sociale. Voici donc que commence de notre temps à s’imposer une
conception particulière de la santé publique comprise dans un sens plus large
et ayant un champ d’action tous les jours plus vaste. Voici donc cette pensée
médicale jadis confinée dans les débats philosophiques, dans les cliniques et
dans les laboratoires faisant une entrée triomphale dans les assemblées
législatives». (A. Castiglioni. op. cit. p. 17). D’un côté, la reconnaissance sociale et le pouvoir politique des
médecins s’imposaient à l’ensemble de la société, mais d’un autre côté, la
forclusion professionnelle campait les médecins dans des interprétations
essentiellement mécaniste du déséquilibre organique. C’est ainsi qu’ils en
vinrent à ignorer la souffrance, la douleur et le mal. La médecine se
déshumanisait au même rythme qu’elle progressait théoriquement, pratiquement et
techniquement.
À la
fin de son Histoire culturelle de la maladie, Marcel Sendrail confirme
le constat de Lichtenthaeler. La déshumanisation de la médecine urbaine et
professionnelle contraste avec les médecines naturelles, souvent holistiques,
imbues de traditions réfutées par les professionnels. Sendrail, se penchant sur
la maladie mentale, maladie de civilisation si on peut la qualifier ainsi, oppose
ainsi les modes de santé des deux approches :
«D’une
manière concrète : nous voici dans le monde rural, soumis à un rythme, plongé
dans ses relations simples, directes, d’une société peu nombreuse dont la vie
et les travaux ne font qu’un avec la nature qui
l’entoure. Il est clair que
cette société est très tolérante et accepte facilement les petits débiles qui
trouvent un travail adapté à leurs moyens faibles, des petits déviants, des
névroses, voire des psychoses non décompensées que chacun intègre dans la
famille, dans le hameau ou le village. Cette société rurale traditionnelle ne
songe guère à faire appel au médecin et à la médecine : elle règle elle-même
les problèmes qui lui paraissent ne pas relever de la science ni de la
médecine, mais sont simplement de la nature des choses. Et ces troubles ne sont
pas médicalisés et par conséquent ne sont pas tenus pour des maladies. Seules
les formes graves imposent l’isolement et encore la création des asiles
psychiatriques est-elle fort tardive et ce ne sont que les fous, les agités et
les malades dangereux que l’on isole ainsi.
Cette
société tolérante et archaïque a disparu. Le monde moderne, urbain, technique,
organisé, scolarisé, est devenu au contraire tout à fait intolérant, incapable
d’accepter, d’intégrer ceux qui n’ont pas su se couler dans le modèle strict
que la société propose, impose. Le petit débile, l’inadapté
scolaire ne sera
dans ce monde qu’un manœuvre, un raté, un chômeur. La société ne peut se
désintéresser de ces malheureux qui deviennent d’autant plus nombreux que les
exigences scolaires, professionnelles et sociales deviennent plus dures.
L’appréciation de cette inadaptation scolaire, qui précède l’inadaptation professionnelle et sociale, devient l’affaire
des techniciens de la vie et de la médecine scolaire ou de la vie
professionnelle. Toutes ces déficiences entrent dans le domaine élargi de la
médecine de la santé mentale». (M.
Sendrail. op. cit. pp. 433-434).
Il
serait inutile de se demander si la déshumanisation de la médecine
professionnelle provient de l’évolution du contexte social de la civilisation
occidentale ou si l’évolution du savoir médical a contribué activement à cette
déshumanisation. Plutôt que de jouer au jeu de l’œuf et de la poule, il serait
plus acceptable de considérer cette évolution concomitante des mœurs, de la
profession médicale et des valeurs de nos sociétés, ainsi que des moyens de contrôle de l’État et des institutions, ce que le
philosophe Michel Foucault appelait le développement de la technique
politique du corps.
Je
n’ai pas ici abordé l’histoire de la médecine québécoise, nous le ferons à une
autre occasion. Son historiographie est en pleine explosion et l’avenir
nous promet de belles trouvailles. Jacques Bernier a publié une brochure à la
Société historique du Canada, Maladies, Médecine et Société au Canada :
aperçu historique, (Ottawa, Société historique du Canada, Brochure # 63,
2003). Les Cahiers d’Histoire de Québec ont publié, sous la direction de Sylvio
Leblond, Trois siècles de médecine québécoise, (Québec, Société
historique de Québec, Cahiers # 22, 1970), enfin, beaucoup plus récemment, deux
ouvrages forment une Histoire de la médecine au Québec : d'abord, de Rénald
Lessard, Au temps de la petite vérole : la médecine au Canada aux XVIIe et
XVIIIe siècles, (Québec, Septentrion, 2012) et de Denis Goulet et Robert
Gagnon, Histoire de la médecine au Québec, 1800-2000, (Québec,
Septentrion, 2014). Enfin, pour une synthèse rapide, l’Histoire de la santé au Québec de François Guérard publiée chez Boréal dans la collection Boréal Express, # 15, 1996⌛
Bibliographe
M.
Bariéty et C. Coury. Histoire de la médecine, Paris, Fayard, Col. Les
grandes Études historiques, 1963.
J.
Bernier. Maladies, Médecine et Société au Canada : aperçu historique, Ottawa,
Société historique du Canada, Brochure # 63, 2003.
R.
Bouissou. Histoire de la médecine, Paris, Larousse, rééd. Livre de
poche, 1967.
A.
Castiglioni. Histoire de la médecine, Paris, Payot, Col. Bibliothèque
médicale, 1931.
G.
Ceronetti. Le silence du corps, Paris, Albin Michel, rééd. Livre de
poche, col. Biblio-essais, # 4089, 1983.
J.-Cl.
Dousset. Histoire des médicaments, Paris, Payot, Col. Bibliothèque
scientifique, 1985.
D.
Goulet et R. Gagnon, Histoire de la médecine au Québec, 1800-2000, Québec,
Septentrion, 2014.
F. Guérard. Histoire de la santé au Québec, Montréal, Boréal, Col. Boréal Express, # 15, 1996.
S.
Leblond (éd.), Trois siècles de médecine québécoise, Québec, Société
historique de Québec, Cahiers # 22, 1970.
R.
Lessard, Au temps de la petite vérole, Québec, Septentrion, 2012.
C. Lichtenthaeler. Histoire de la médecine, Fayard, 1978.
S.
Perez. Histoire des médecins, Paris, Perrin, 2015.
R.
Rey. Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, col. poche, # 84,
2011.
M. Sendrail.
Histoire culturelle de la maladie, Toulouse, Privat, 1980.
R.
H. Shryock. Histoire de la médecine moderne, Paris, Armand Colin, 1956.
J.-Ch.
Sournia. Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, Col. Sciences
humaines et sociales, # 41, 1997.
J.-Ch.
Sournia. Histoire et médecine, Paris, Fayard, 1982.
B.
Vergely. La souffrance, Paris, Gallimard, Col. Folio-essais, # 311,
1997.
K.
Walker. Histoire de la médecine, Verviers, Gérard & Cie, Col.
Marabout Université, # 11, 1962.
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