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Deuxième fort Saint-Jean |
UNE
HISTOIRE DE SAINT-JEAN-SUR-RICHELIEU
PRÉFACE, 2017
Si
je remets aujourd'hui les textes d'Une
histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu, ce n'est sûrement
pas pour rendre hommage à une population dont l'absence de dignité
et d'honneur est tout à mon avantage.
Ce
texte, je le remets pour les historiens, les anthropologues de
l'avenir, tous ceux qui s'intéresseront à une ville dont le nom
aurait pu (et dû) être fictif. Depuis 50 ans, les édiles de
Saint-Jean-sur-Richelieu sont le pire ramassis de corrompus
politiques qui phagocytent les budgets municipaux ou entourent les
députations, tant au provincial qu'au fédéral. Totalement vidés
de toute intelligence, de tout projet pour ressourcer leur patelin
endormi au gaz, plutôt que de faire une édition livre de ce texte,
ont gaspillé les fonds publics à une murale sans intérêt qu'ils
n'entretiendront pas plus qu'ils n'ont entretenu jusqu'ici leur
patrimoine historique.
On
pourra dire que personne ne m'a rien demandé. Et c'est vrai. Qu'on
ne m'a jamais promis ni salaire, ni emploi, ni quelques fonctions
pour profiter de mes mérites. Et c'est vrai. On pourra dire qu'on a
préféré piller ces ouvrages plutôt que de les valoriser. Et c'est
vrai. On pourra dire également que toute la population de la ville
ne doit pas souffrir de la négligence douteuse de ses édiles tant
elle a, par certains, manifester une bonne volonté aussi
ostentatoire que vaine. Et c'est encore vrai. Mais cela ne change
rien à ce que je viens d'écrire. Cinquante ans de saloperies
municipales témoignent en ma faveur.
Aussi,
restera-t-il aux historiens et aux anthropologues de l'avenir un
modèle afin de réfléchir et comprendre comment une ville
québécoise naît, se développe, dépérit et meurt. Car
Saint-Jean-sur-Richelieu est une ville sans attrait, morte, vieillie
dans ses façades gelées. Les citoyens les plus riches s'amusent à
jouer aux personnages historiques en faisant des soupers fins sur le
Pont Gouin ou en faisant du radicalisme péquiste au nom d'une
identité qu'ils n'ont même pas su conserver pour leur ville et
prétendent défendre pour l'ensemble du Québec. Autant d'hypocrisie
et de mauvaise volonté me font plaindre ceux qui demeurent encore
dans ce trou noir ou pour respirer, vaut mieux s'expatrier et faire
ce que l'on a à faire en s'adaptant une identité autre qui, au
moins, aura un écho respectable.
Quoi
qu'il en soit, et je ne m'étendrai pas sur des ressentiments vains.
La ville de Saint-Jean-sur-Richelieu m'écoeure et à la manière de
Gide, je terminerai sur ces mots : Johannais, je vous hais.
Jean-Paul
Coupal
17
mars 2017
Au jeune comédien de Saint-Jean, Éric Bruneau et à
ses enfants à venir. Afin qu'ils n'oublient jamais de quel
bois est fait leur père. De ce bois qui a fait la race cou-
rageuse et tenace de ces femmes et de ces hommes qui, il
y a bien longtemps, sans exil ni châtiment, vinrent s'établir,
librement, dans cette vallée pour y fonder une fille, y vivre,
y aimer, y travailler et y mourir, quelque part,
à l'ouest d'Eden.
L'histoire…
n’est pas une science, mais
simplement
une conscience, c’est-à-dire
un métier
qui ne vaut que par la probité
intellectuelle
et morale de l’artisan qui
le
pratique.
GUSTAVE LANCTOT
Allocution
du président sortant de la Société
canadienne
d’Histoire de l’Église catholique.
16-17
octobre 1946. Saint-Jean du Richelieu.
Sommaire:
Présentation
L’Âge du
prestige (1840-1940)
La ville de Saint-Jean, aujourd'hui précisée par un «sur-le-Richelieu»
qui rappelle ces formulations françaises et anglaises (comme Stratford-on-Avon,
où est né William Shakespeare), s'appelait, encore dans les années 1960, Saint-Jean
de Québec. Ce nom la distinguait des villes du Nouveau-Brunswick et de
Terre-Neuve, ce qui était une fierté en soi, car le récit de son histoire nous
disait qu'elle figurait bien aux côtés des deux capitales provinciales par sa densité
démographique, son activité économique et son développement culturel. En
devenant Saint-Jean-sur-Richelieu, Saint-Jean devenait une simple ville de
province qui ne pouvait que faire le deuil de son rayonnement passé. Derrière
une fierté feinte, c'était un acte fort démoralisant que de voir une capitale
régionale réduite à une ville piquée sur le flanc d'une rivière. Ce rapetissement
fut le signe le plus évident que cette ville était bien en déclin par rapport à
ce passé glorieux qui sera évoqué dans cet ouvrage. Aujourd'hui, chaque fois
que son nom est mentionné en bulletin d’informations, c’est pour annoncer une
catastrophe ou un drame sanglant : le meurtre impressionnant de Ginette Roger abattue dans un refuge pour femmes violentées, le mois de la «grande noirceur» suite au
verglas de janvier 1998; la soudaine crue du Richelieu au printemps 2011; plus
récemment, ce militaire tué lorsqu'une fourgonnette conduite par un converti à
l'islam radical le heurta volontairement dans un stationnement d'un centre
d'achat. Comme si ce riche patrimoine, frappé par l’insouciance ou la cupidité
des hommes, avait eu besoin des éléments naturels ou d'un acte terroriste à
portée internationale pour révéler à la face de ses citoyens, dans quel
délabrement physique et moral cette honorable Cité en était réduite.
Car les Johannais l’ignorent peut-être, mais le passé de la ville de
Saint-Jean est un reflet même de l'histoire du Québec. Depuis la pénétration de
la rivière par Champlain (1609) jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale, l’activité johannaise a été d’une diversité incomparable. Véritable
petite capitale régionale, située à la jonction de la route de Montréal à New
York, elle fut un lieu de passage pour des explorateurs, des navigateurs, des
trains de bois, des commerçants, des soldats, des rebelles patriotes, des
industriels, des manufacturiers, des hommes politiques et religieux importants.
Aujourd’hui, un revêtement standardisé de petites villes du Middle West
enveloppe tout ce que fut cette historicité dynamique pour faire de cette ville
un satellite insignifiant de la couronne sud de Montréal. On réside de
préférence à Saint-Luc, de l’autre côté des centres d’achat et des édifices
publics, dans une sorte de banlieue aseptisée, alors que sur la rive droite de
la rivière, Iberville, ma ville natale, désormais un arrondissement de
Saint-Jean, n’est plus qu’une agglomération déprimante. Il faut relire la Monographie
d’Iberville d’Yvonne Labelle pour avoir une idée de ce que fut, à un moment
de son histoire, l’une des seules villes du Québec à porter le nom d’un des
rares - sinon le seul - héros positifs de la Nouvelle-France et de l’histoire
du Québec.
Survol historiographique. Beaucoup de publications tracent, trop souvent de
manière sommaire, le passé de Saint-Jean-sur-Richelieu. Des hebdomadaires comme
Le Canada-Français et Le Richelieu, depuis leur fondation, ont
publié de courtes conférences, des copies de documents importants, des
illustrations ou des
reproductions photographiques prises au cours des deux
derniers siècles. Tout cela témoigne de l’activité maritime sur le Richelieu.
La première véritable monographie reste cependant celle, publiée en 1937, Saint-Jean-de-Québec, par
le R.-P. Jean-Dominique Brosseau (1867-1945), de l’ordre des Dominicains. Si
nous comparons son ouvrage au genre de monographies de paroisses plutôt
apologétiques que véritablement historiques publiées à l’époque, nous pouvons
nous considérer chanceux d’avoir pu bénéficier de cet ouvrage méthodique. Neuf
ans plus tard, l’historien Gustave Lanctot (1883-1975), archiviste et historien
né à Saint-Constant, présente, en présence des notables de la ville, l’évêque
Mgr Forget et Mgr Armand Chaussé, Supérieur du Collège de Saint-Jean, ainsi que
du maire Alcide Côté, un Bref historique de Saint-Jean du Richelieu, qui
sera publié en brochure chez Ducharme, à Montréal. Ce Bref historique contient
des informations manquantes chez
Brosseau, bien qu’il soit centré sur le
premier siècle et demi de l’histoire de la Ville. Lanctot dit même qu’il n’est
pas nécessaire de poursuivre au-delà «l’évolution de Saint-Jean durant les
trente dernières années, puisque cette période relève de l’histoire
contemporaine, histoire connue et présente dans toutes les mémoires». Pour
Lanctot, il s’agissait surtout de dégager une «belle leçon qui est une leçon
de constance et de durée, de labeur et de progrès» qui montre Saint-Jean
dressée «comme un superbe exemple de fidélité aux vertus ancestrales, de
ténacité dans le labeur et de confiance en l’avenir».
Cette moralité, qui se conforme au genre du conte, voudrait que toute histoire
commence par «Il était une fois…» et se termine par «…ils vécurent
heureux et eurent beaucoup d’enfants». Or, comme nous le verrons, la
conférence de Lanctot survenait au moment même où Saint-Jean vivait une crise,
celle de la modernité, des bouleversements sociaux et la remise en question de
ces valeurs et des hiérarchies. L’intrusion des capitaux étrangers, précisément
à partir du début du siècle - à l'intérieur de ces années que Lanctot refuse
d'évoquer -, menaçaient cette constance et cette fidélité aux vertus
ancestrales. Voilà une apologétique qui ressemble davantage à un chant du
cygne.
Les grandes synthèses se font plutôt rares depuis. Quelquefois, des
brochures reprennent essentiellement la chronologie connue. Des livres contenant
des tableaux statistiques, faisant de la publicité commerciale, tel cet ouvrage
publié en 1976, Saint-Jean, Saint-Luc, Iberville, apportent peu à la
connaissance historique. Dans un ouvrage rédigé par Michel Lanciault et commandé
par le Ministère des Affaires culturelles, publié en 1978 par les soins de la
Direction générale du Patrimoine et faisant l'inventaire architectural du
Vieux-Saint-Jean, on trouve des informations historiques plus qu’intéressantes.
À l’opposé, Jean-Yves Théberge publie, aux éditions Mille-Roches, la même
année, …À pied dans le Vieux Saint-Jean avec les illustrations
remarquables de Roch Tanguay, mais n'apporte au fond que peu de choses
nouvelles. Il en est de même de la brochure publiée par la Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu,
Itinéraire patrimonial, (s.d.) avec l’itinéraire de 22 panneaux
d’interprétation qui s'en tient à l'essentiel des sites historiques.
Évidemment, chaque période de l’histoire de Saint-Jean a eu ses
historiens. Comment ignorer les ouvrages fouillés de Jacques Castonguay sur le
fort de Saint-Jean? Ou ceux de Réal Fortin qui ont poursuivi l’étude du fait
militaire, allant du rang de la Bataille à la navigation sur le Richelieu. Bateaux
et épaves du Richelieu, publié chez Mille-Roches, est également de 1978.
L’essor du commerce maritime au début du XIXe siècle est le sujet d’une
conférence de J.-Roland Robert, ancien directeur de la Société d’histoire du
Haut-Richelieu. Au cours des récentes décennies ont été produites des thèses
universitaires, dont celle de Kathleen Lord, Municipal aid and industrial
development : Saint-Jean, Quebec,
1848–1914, qui nous apporte une
meilleure connaissance de la Banque de Saint-Jean et de son fondateur, Louis
Molleur. En 2011, Jean Gaudette a publié chez Septentrion, L'émergence de la modernité urbaine au Québec, Saint-Jean-sur-Richelieu - 1880-1930 qui se
révèle une véritable mine de renseignements qui seront très utiles pour cette
synthèse. Pour sa part, Lionel Fortin s’est intéressé surtout à la biographie
de personnages importants tels le premier maire, Nelson Mott et Félix-Gabriel
Marchand. La plupart de ces ouvrages sont parues au cours des années 70 du XXe
siècle, ouvrages suscités et publiés dans une époque d’effervescence
nationaliste où le Québec se cherchait une fierté et une identité positive.
Après l’échec référendaire de 1980, le goût de l’histoire a été fortement
détourné pour des savoirs autres, ce qui n’empêche pas les journaux ou la Ville
de publier des reportages historiques lors des fêtes commémoratives.
L’histoire de Saint-Jean : une valse à quatre temps. Nous diviserons notre essai
d’interprétation de l’histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu en quatre périodes
chronologiques : l’âge militaire; l’âge de croissance; l’âge du prestige et
l’âge de la Némésis. Cette périodisation correspond approximativement aux
quatre grands mouvements temporels qui ont marqué le développement de notre
ville. L’Âge Militaire couvre la période des origines jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle. Le chapitre commence par une mise en relation avec le
territoire, la venue des premiers explorateurs, la construction des trois forts
qui ont été commandés successivement par les guerres avec les autochtones, les
Anglais, et les Américains; ces forts étant également le pivot autour duquel se
fit la première colonisation de notre région. L’Âge de Croissance suit
l'effacement du rôle militaire après 1780, la venue des Loyalistes anglophones
qui inspira au baron Grant d’appeler la frêle agglomération Dorchester. Cette
période marque également la fondation de la paroisse catholique
Saint-Jean-l’Évangéliste qui donnera son nom à la ville. En 1836, l’achèvement
du canal de Chambly, le terminus du premier chemin de fer canadien, les
après-coups de la Rébellion de 1837-1838 marquent un point de rupture dans la
continuité historique. L’Âge du Prestige est le véritable Siècle d’Or de
l’histoire de Saint-Jean puisqu’il court du milieu du XIXe jusqu’au milieu du
XXe siècle. Cette période sera elle-même divisée en trois sous-périodes : l’âge
des industries de la poterie qui accumuleront un capital régional et dont le
nom de Farrar est sans doute le plus important (1840-1876); l’âge de
Félix-Gabriel Marchand, qui souligne l’essor commercial, bancaire, culturel et
libéral de la ville après le Grand Feu de 1876 (1876-1905) et l’âge de la Singer,
dont l’implantation à Saint-Jean aura un effet non seulement positif par
l’élan industriel dont elle fut le premier et principal facteur, mais un effet
également négatif par le développement d’une prolétarisation accrue et une
sorte de trauma dans l’esprit des hommes d’affaires de la ville de Saint-Jean
(1905-1945). Enfin, L’Âge de la Némésis, qui force à nous interroger sur
un déclin lancinant et pénible d’une part et une incapacité des édiles locaux à
relever les défis de la post-industrialisation de Saint-Jean. La déliquescence
(c’est le mot le plus poli pour parler de cette loi de l’inertie) équivaut
à une expansion foncière due à la spéculation sauvage davantage qu’à une
véritable mise en valeur du territoire et de sa population, alors que le centre
de la ville s’est détaché de ses racines pour se porter en périphérie, sur les
voies d’accès routières, à travers les centres commerciaux. La fusion
administrative de Saint-Jean, Saint-Luc et Iberville n’a pas resserré les
villes-sœurs, mais a dissous la capitale régionale dans les tentacules
périphériques donnant accès à Montréal. Malgré ces signes inquiétants,
l’intoxication de soi-même basé sur un passé garant de l’avenir avoue
l’incapacité des dirigeants à relever les défis et à dominer la situation.
L’histoire, c’est d’abord de la géographie. Depuis Montesquieu,
Demolins, Brunhes et Braudel, il est tenu par tous les historiens que la
géographie explique le cours de l’histoire d’une localité, d’une nation, d’un
pays. Économie, politique, culture et société relèvent d’abord de
l’implantation géographique. La région de Saint-Jean est située au cœur de la
vallée du Haut-Richelieu. Nous pourrions reprendre la formule célèbre
d'Hérodote à propos du Nil et affirmer que Saint-Jean est un don du Richelieu.
Cette voie d’eau a joué un rôle déterminant, même avant l’établissement des
Français. Voie de circulation pour les différentes tribus amérindiennes, le
Richelieu permettait aussi bien aux Iroquois de rejoindre les terres des
Algonkins que les Algonkins pouvaient venir surprendre les Cinq-Nations au
centre de leur territoire. Par la suite, la rivière fut la voie de pénétration
des explorateurs français, puis la voie de transport commercial.
La rivière Richelieu. Le Richelieu prend sa source dans le lac George au
sud de la frontière canado-américaine. Il s’alimente à même ce grand réservoir
naturel qu’est le lac Champlain, qui reçoit les eaux des Green Mountains et des
Adirondaks. Seulement 44 km² (la baie Missisquoi) font partis du Québec. D’une
superficie de 3 782 km², la rivière coule du sud au nord sur une distance de
123,8 kilomètres. Le débit moyen sur une longue période est d’environ 11 000
pieds/3 secondes. Sa surface
est d’un naturel limpide et clair et son parcours est peu accidenté. Seul un
rapide assez important et deux chaînes de rochers à peu près constamment
submergées troublent sa tranquillité. Soulignons que la configuration actuelle
de la rivière Richelieu est à peu près la même que celle rencontrée par les
premiers explorateurs. Jadis, il y avait la Petite Rivière Saint-Jean (à
l’anse-du-Richelieu ou Bawache) qui n’existe plus, et qui avait le cours plutôt
d’un ruisseau qu'on appellera Jackwood lorsque la Nouvelle-France passera aux mains
des Anglais. La rue Loyola et le Boulevard du Séminaire ont d'ailleurs été
construits sur son lit. La Place du Quai a longtemps été occupée par l’eau. Au
fur et à mesure de ses besoins, les commerçants firent construire des quais;
une fois remplie, cette terre ferme conserva son nom d’origine.
Flore et faune régionales. Il faut voir le Richelieu l’été, lorsqu’il fait
plein soleil, dans ce microclimat qui pourvoie la vallée en terres riches pour
la culture maraîchère. En regardant en direction sud, on entrevoit cette grande
cuvette qu’est le lac Champlain. Pour peu, nous aurions un avant-goût du
Paradis. À l’ouest de cet Éden se situe la ville de Saint-Jean. On imagine mal
que jadis, il y avait des lisières de bois qui s’étendaient jusqu’aux rives.
Aucune éclaircie. Cette flore riche était composée de plantes aquatiques
variées, dont certaines espèces rares, telle l’anacharis. Le Père Brosseau
rapporte également qu’un potamot, importé d’Europe et deux myriophylles,
également rares, ont été retrouvés dans notre région. L’abondance d’espèces
d’algues que l’on voit comme autant de cheveux flotter à la surface de la
rivière l’été, s’avère utile à la filtration de l’eau et à la nutrition des
poissons et des crustacés. Les plantes terrestres sont aussi nombreuses que
variées : prêles, fougères, graminées, orchis et iris, ainsi que le sumac
vénéneux (herbe à puce) côtoient les feuillus dont l’érable à sucre et l’érable
rouge. L’orme d’Amérique, puis le tilleul, le saule, l’hêtre, le tremble, le
chêne et le noyer sont les essences les plus couramment rencontrées. Parmi les
résineux, la pruche de l’est occupe la principale place suivie du thuya et du
pin blanc.
Les eaux du Richelieu, enrichies des déchets naturels drainés des
bassins des lacs Champlain et George, favorisent le développement de colonies
de poissons. On estime à 70 espèces de poissons vivant dans le Richelieu dont
les plus réputés sont le brochet, l’achigan, le doré, la perchaude, la truite,
l’anguille (dont la
pêche sera pratiquée commercialement jusqu’au milieu du XXe
siècle) et le trop répandu crapet. Ainsi, 8% des prises totales d’anguilles au
Canada étaient faites dans la baie Missisquoi et le Richelieu encore à la fin
du XXe siècle. D’autre part, le Richelieu s’avère être une voie naturelle pour guider
les oiseaux migrateurs, dont les outardes nous sont les plus familières. Ces
migrations s’effectuent au printemps et à l’automne et plusieurs oiseaux
viennent y nicher pour se reproduire. Des comptages journaliers vont jusqu’à
enregistrer le passage de 100 000 canards et oies sauvages au cours du
printemps. Dans l’ensemble, on y rencontre la bernache du Canada, la grande oie
blanche, le canard noir, le mallard, le pilet, la sarcelle à ailes bleues et la
sarcelle à ailes vertes, le canard huppé, le milouin, le morillon, le garot
commun, le morillon à collier et le bec-scie… On a ainsi enregistré jusqu’à 25
espèces d’oiseaux aquatiques. Outre les grands mammifères tels l’ours, le
chevreuil et le loup, c’est le rat musqué qui s’est avéré, au cours des années,
le plus important animal à fourrure de la vallée du Richelieu, surclassant le
castor, la loutre et le vison. À lui seul, il représente 90% de la récolte des
fourrures.
La vocation agricole naturelle de la vallée du Richelieu. Cette richesse florale et faunique
prédisposait la vallée à l’agriculture, et en particulier à la culture
maraîchère, de même que les vols d’oiseaux migrateurs marqueront, jusqu’à nos
jours, la saison de la chasse. Ces qualités apparaîtront quand les soldats du
Régiment de Carignan entreprendront, une fois la pacification autochtone
acquise, le défrichement forestier et le déracinement des souches. Les terres
de la région de Saint-Jean sauront toujours se montrer généreuses aux fermiers
qui s’attaqueront aux terrains marécageux. La première richesse agricole
produite dans la région fut le foin : le mil, mélangé des trèfles rouges ou
blancs, qui prospérait dans la grasse terre argileuse. Avec le développement du
transport et la mécanisation industrielle, la culture du foin devait dépérir à
la fin du XIXe siècle. Par contre, l’élevage pour l’industrie laitière et la
production d’œufs resteront prospères. Son microclimat est doux et favorable,
la moyenne annuelle de la température égale à 6.67° C, et reçoit annuellement
111.7 cm de pluie et 248.9 cm de neige.
Avec un sol si riche et un climat avantageux, les colons de la région
ne tarderont pas à cultiver les fruits et légumes nécessaires à leur survie :
pommiers, petits fruits (cerises, fraises, framboises, groseilles, etc.).
L’industrie de la conserve et de fruits confits sera longtemps prospère dans la
région. Par contre, la disparition progressive des noyers et de leurs fruits,
des amandes très durs que l’on ne trouve plus de nos jours que dans les Cantons
de l’Est rappelle que ces richesses n’étaient pas inépuisables. Le tabac a
connu des périodes avantageuses, l’avoine sut longtemps conserver son privilège
tandis que la luzerne ne fut que tardivement introduite. Le blé ne joue plus
depuis longtemps de rôle substantiel et n’a jamais servi qu’à la production
domestique du pain. Les petits pois demeurent le produit le plus populaire. Les
plantes industrielles n’ont véritablement jamais séduit les cultivateurs de la
région, surtout après la désastreuse expérience de la betterave à sucre au
début du XXe siècle. Les plantes textiles (chanvre, lin) pourraient donner
d’excellents résultats si le coton et les textiles synthétiques ne les avaient
pas remplacés sur le marché.
À l’état sauvage, les premiers colons trouvèrent un merveilleux pays de
chasse et de pêche, giboyeux et accueillant.
Histoire géologique de la Vallée du Richelieu. La région de Saint-Jean se
situe à une altitude moyenne de 115 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le
mont Saint-Grégoire, appelé également mont Johnson du nom d’un officier du
régiment d’Amherst (1760), est l’élévation montérégienne la plus proche, avec
sa hauteur de 875 pieds. La composition du sol est de schistes argileux,
c’est-à-dire composé d’argile, de sable et de gravier généralement glaiseux,
héritages de son passé géologique.
Les plus anciens résidus de notre région se découvrent dans des couches
presque horizontales de calcaires et autres remontant à l’Ordovicien (de 520 à
430 millions d’années). (Ce fond a été recouvert, bien plus tard, par un
manteau d’alluvions d’épaisseur variable, dépôts de la Mer de Champlain). Vers
la fin de cette période, un accident géologique se produisit dans notre région.
La rencontre de deux plaques géologiques créa la faille Logan (dite aussi de
Champlain). C’est, sans contredit, la faille la plus importante du Québec
puisqu’elle marque la limite entre la Plaine du Saint-Laurent et les
Appalaches. Il semblerait que cette faille profonde serait aussi large que la
distance entre Iberville et Granby! Si paisible que semble être la vallée du
Richelieu, il arrive que le sol bouge à cause du glissement des plaques
tectoniques à la faille Logan. Depuis 1860, on a enregistré 6 tremblements de
terre dans la région, dont ceux du 19 septembre 1867 et du 6 novembre 1877. Il
n’y eut pas moins de trois tremblements de terre en 1897 et un autre, assez
sévère, le 9 juin 1940. Joséphine, la fille de Félix-Gabriel Marchand, raconte
ainsi le tremblement de terre du 2 novembre 1897 :
«"
Cette année 1897 aura compté pour notre
famille. Elle a commencé d’abord par trois
tremblements de terre qui m’ont
terrifiée et ébranlée pour plusieurs mois. Au second, je me suis sauvée à
Québec, avec Gaby - sa fille, - mes nerfs ne pouvant plus soutenir l’anxiété où
les mettait la crainte d’une autre secousse. C’était à la fin de mars. Jeudi,
le 27 mai, jour de l’Ascension, papa était ici dans la soirée, (à Montréal), en
route pour Québec. Comme nous causions dans le salon, lui, Raoul et moi, il en
vint une autre secousse qui dura plusieurs secondes. Je marchais et n’eus que
le temps de me rendre dans le passage et d’attendre là le dénouement, qui fut
inoffensif. En somme : plus de bruit que de besogne". Or ceci lui rappelle
un souvenir d’enfance, qui garde aussi son intérêt : "Je me souviens du
premier tremblement de terre dont j’ai été témoin. J’étais enfant, à
Saint-Jean, au premier étage de la maison. J’accourus à la tête de l’escalier
et demeurai là, une main sur le poteau et sentant osciller la maison. La
seconde fois, c’est il y a quatre ans, chez ma tante Laberge (à Saint-Jean). Le
bruit ressemblait au tonnerre et la vaisselle dansa. Quelle sensation!…"»
Le Richelieu, drain de la Mer de Champlain. La glaciation quaternaire
(vers 110 000 avant notre ère) recouvrit tout l’hémisphère nord du globe.
L’inlandis, ou la masse des glaciers, atteignait l’épaisseur de 3 à 4 000 m : «Lors
du retrait des grands glaciers, il se constitua des lacs en forme de croissant,
situés à
l’extrémité des festons de la moraine frontale. Ils se réunirent en
une grande nappe : le lac Alonquin, ancêtre des Grands Lacs. L’écoulement ne se
faisait pas par le Lac Érié et le Saint-Laurent, mais par le Lac Ontario et
l’Hudson. La mer tendait à recouvrir les zones basses pendant les
Interglaciaires, envahissant la Mer de Champlain, à Yoldia arctica».
Lorsque le lobe des glaciers formant un barrage vis-à-vis Québec se retira,
l’eau de mer pénétra dans la Plaine du Saint-Laurent. L’étendue d’eau salée
devint la Mer de Champlain. Avec le retrait des glaciers, le continent se
libéra peu à peu de son manteau de glace, laissant les eaux de la Mer de
Champlain, bordées de plages de sable et de gravier. Ces résidus, auxquels on
donne le nom de terrasses, recouverts d’argiles, constituèrent les
anciens bas-fonds. Le fait que ces diverses plages sont étalées en gradins
semble prouver que le retirement de la mer s’est opéré par à-coups successifs,
entre lesquels le niveau de l’eau est demeuré assez longtemps stationnaire. Le
fleuve Saint-Laurent et la rivière Richelieu sont les vestiges des canaux de
drainage lors du relèvement continental.

Les sédiments de la Mer de Champlain sont répartis en 3 groupes : les
argiles, les sables et les graviers qui proviendraient des matériaux apportés à
la mer par le glacier ou encore du remaniement de la moraine de
fond par le jeu
des vagues. Les dépôts glaciaires furent triés et classés, les fines argiles
étant entraînées par l’action de l’eau vers les profondeurs, alors que les
graviers furent poussés sur la grève, au-dessus des sables. «À en juger par
l’altitude à laquelle nous retrouvons ces dépôts sur les fleuves des vallées,
nous pouvons évaluer à 600 pieds environs, la hauteur atteinte par la Mer
Champlain au-dessus du niveau actuel du fleuve».
De cette argile et de ces graviers, les industriels de la poterie sauront
exploiter les possibilités pour créer les merveilleuses poteries de la St Johns Stone
Chinaware.
L’établissement des Amérindiens. Voilà 40 000 ans que les chasseurs du
Paléolithique franchirent le détroit de Behring. Ils se répandirent ainsi, par
vagues successives, sur l’ensemble de l’Amérique. Certains
de ces migrants
vinrent s’établir dans l’est du continent. Ils fabriquaient des pointes de
projectiles de forme lancéolée, à la base concave et portant un élèvement
longitudinal appelé cannelure et qui facilitait son emmanchement. C’est ce que
les anthropologues appellent la culture de Clovis. Ces peuples vivaient
non loin de la Mer de Champlain qui commençait à se vider (vers 12 000 ans). Il
y a 7 000 ans, d’autres petits groupes de chasseurs et de pécheurs commencèrent
à pénétrer dans la Plaine du Saint-Laurent. Nous savons peu de choses du
peuplement de la vallée du Richelieu à part les vestiges de cette période
archaïque retrouvée à la Pointe des Rapides Fryers, près de Chambly. Si nous
devons nous consoler de ne pas avoir trouvé de sépultures, du moins avons-nous
là un site rare de l’archéologie préhistorique : une structure d’habitation qui
peut nous renseigner sur la vie des premiers habitants de la vallée du
Richelieu :
«Habituellement, on vivait en petites bandes familiales,
réparties sur de vastes territoires de chasse. Près d’un cours d’eau, on
construisait une petite maison circulaire, de 5 ou 6 mètres de diamètre,
probablement soutenue par un pieu central, comme le montre la structure
d’habitation des Rapides Fryers (Clermont 74). Un foyer intérieur assurait la
chaleur, la cuisson des aliments et le séchage des viandes et poissons. Le père
avec ses fils aînés pouvaient s’éloigner du campement pour la trappe, la chasse
et la pêche, pendant que la mère, aidée de ses filles, veillait à la
préparation des repas, au séchage des viandes, au traitement des peaux et, en
saison, à la cueillette. Lorsque le gibier commençait à se faire rare dans les
environs et que les chasseurs devaient trop s’éloigner du campement, on le
déménageait tout simplement ailleurs. En certaines périodes, comme à la fin de
l’été et au début de l’automne, alors que les végétaux sont prêts à être
cueillis et que les poissons s’assemblent pour le frai et les migrations, on
pouvait se réunir en groupes plus nombreux et ériger de petits villages. Là on
collaborait à la quête alimentaire afin d’accumuler certains surplus pour
l’hiver, on faisait des échanges, on réalisait les unions, on racontait ses
exploits de chasse, on participait aux mythes et on vivait les rituels
collectifs».
De 1 000 ans av. J.-C à 1608, c’est la période que les
paléoanthropologues appellent sylvicole. Le sylvicole marque le temps de
la révolution néolithique de notre continent, c’est-à-dire l’invention de
l’agriculture et de l’élevage avec, pour corollaire, la sédentarisation.
L’utilisation de la céramique comme nouveau procédé technique caractérise
l’industrie de cette époque.
La vallée du Richelieu a déjà livré de nombreux vestiges de la
civilisation iroquoienne qui caractérise le sylvicole. Bien avant l’arrivée des
Français, notre vallée servait de lieu de trafic entre différentes cultures
autochtones. Le terme «Iroquois» voudrait dire «les hommes qui mangent des
graines ou qui mangent du blé d’inde». Par contre, leur réputation parmi
les autres dialectes amérindiens change de sens. «En langue algonkienne,
Iroquois se traduit par "vraie vipère"»! Pour les Algonkins, la
vallée du Richelieu se présentait à eux comme un magnifique territoire de
chasse et de pêche à l’anguille. Ils descendaient même des Laurentides avec
leurs familles complètes, se regroupant par nombre de 50 à 60. Ils ne pouvaient
donc pas ne pas se confronter aux Iroquois. Si l’effritement des nations
amérindiennes fut accéléré par la venue des Français, il faut reconnaître que
bien avant leur arrivée, des guerres d’anéantissement se livraient entre les
différentes tribus. Au début du XVIe siècle, la ligue iroquoise dite
Confédération des Cinq-Nations et évaluée à 15 000 individus, formaient avec
leurs parents Hurons, évalués à 30 000 individus, le bassin d’une ethnie
répandue entre les Lacs Champlain, Ontario, Simcoe et Huron. À l’est du
Richelieu, c’était le territoire des Abénakis.
Les Iroquois, vers 1570 croit-on, sont
victimes des Algonkins, champions chasseurs et experts en fabrication de
canots. Ils livrent une guerre sans merci aux Iroquois, considérés alors comme
des êtres inférieurs. En 1534, Cartier visita la bourgade d’Hochelaga, peuplée
d’Iroquois; dès 1609, lors des premiers voyages de Champlain en notre région,
ceux-ci sont déjà refoulés au sud du Lac Champlain. Cette guerre prendra une
dimensions nouvelle avec l’arrivée des Européens. Hurons et Algonkins s’allient
avec les Français, alors que les Iroquois, terrifiés par l’arquebuse meurtrière
de Champlain, engagent des alliances avec les Hollandais d’abord, puis les
Anglais. Ceux-ci n’hésitent pas à fournir des fusils aux Iroquois alors que les
Français refusent toujours de fournir des armes à leurs alliés, de peur de les
voir se retourner contre eux. L’effet sera désastreux. Les Hurons et leurs
alliés autochtones seront exterminés impitoyablement. Entre 1630 et 1640, la
Huronie est réduite de 30 000 à 10 000 individus. Les épidémies et
l’acculturation anéantissent ce qui reste de la tribu. Les Iroquois se tournent
ensuite contre les Algonkins et les Montagnais qui doivent, pour survivre,
s’étioler le long d’un système de réseaux suivant les affluents du
Saint-Laurent. Les Algonkins seront quasi anéantis à leur tour ou refoulés loin
vers le nord. Cette histoire des confrontations amérindiennes commença par se
dérouler dans la vallée du Richelieu.
Pénétration de la vallée du Richelieu par les Français. C'est dans ce contexte de
guerres intertribales que les Français pénétrèrent pour la première fois la
vallée du Richelieu, qui devint vite la rivière des
Iroquois, conduits
par Samuel de Champlain (±1570-1635), qui avait signé un pacte d’assistance
mutuelle avec les tribus huronnes et algonquines. Champlain, donna à la rivière
le nom de son commanditaire, le cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII,
placé à la tête de la Compagnie des Cent Associés. C'est en juin 1603 que
Champlain voulut, pour la première fois, remonter la rivière, mais il dut
s'arrêter à 5 ou 6 lieues de l'embouchure, sa barque ne pouvant plus passer. Il
explora alors les environs et rebroussa chemin. Obligé par ses alliés
autochtones, c'est en 1609 qu'il décida de revenir en menant une campagne
militaire contre leurs ennemis communs, les Iroquois. Parti de Québec avec 12 hommes,
Champlain remonta le fleuve, escorté par des canots hurons, algonkins et
montagnais. Il s'arrêta deux jours à l'embouchure de la rivière où se dresse
aujourd'hui la ville de Sorel afin de s'approvisionner en gibier et poissons.
Cependant, la campagne débuta fort mal. Le conseil de guerre entre les tribus,
indisciplinées, se saborda à cause de conflits de personnalités entre
différents chefs. Plusieurs d'entre eux vont se dissocier de l'expédition.
Le convoi s'engage sur la rivière et les
premiers 15 lieues sont navigués facilement. C'est au bassin de Chambly que les
explorateurs doivent s'arrêter à cause des rapides qui se dressent en barrage
sérieux et que les Indiens disent infranchissables. Le portage s'impose donc
comme seul moyen de franchir les rapides, et au-dessus de cet obstacle, la
rivière n'est guère navigable sur une distance de plus de 9 milles. Nous sommes
alors au début juillet, les eaux commencent à baisser et Champlain débarque
avec 7 hommes pour voir s'il n'y a pas moyen de faire du portage. Peine perdue,
son embarcation est trop lourde pour être transportée. Il faut donc franchir
les rapides tandis qu'un détachement va prendre la route à travers bois.
Champlain ne garde alors avec lui que 2 Français tandis qu'il renvoie les
autres à Québec, puis se met à serrer la rive, suivant le trajet du canal
actuel en longeant l'île Sainte-Thérèse «qui tient trois lieues de long,
remplie des plus beaux pins que j'eusse vus».
Il est fort probable que le rapide de
Saint-Jean fut le terme du portage et sur le site de la ville actuelle,
Champlain rallia sa petite troupe. Conduite à la manière indienne, précédée
d'éclaireurs et suivie de vieux chasseurs chargés de l'approvisionnement,
l'expédition s'achemine vers le Lac Champlain. Si les îles du Richelieu que
Champlain rencontre sont recouvertes d'épaisses futaies, elles sont en outre,
habitées de chevreuils, de cerfs et d'ours. Les canots ne voyagent que de nuit
afin de ne pas éveiller les soupçons de l'ennemi. Finalement, l'explorateur
atteint l'immense nappe d'eau qui porte aujourd'hui son nom, puis de là,
transfère dans le lac Saint-Sacrement (lac George), et c'est sur le site
actuel de Crown Point qu'il rencontra définitivement les Iroquois.
La suite est assez connue. Champlain
impressionna les Iroquois avec une mise en scène dans la disposition du rang de
bataille et surtout par l'arquebuse qui crache du feu en couchant deux ou trois
des chefs ennemis. Cette première rencontre se solda par une victoire des
alliés français qui firent 12 prisonniers que les Hurons s'attardèrent à
«horriblement» torturer. Champlain voulut bien les en empêcher, mais le rapport
de force qu'il représentait n'était pas suffisant. Forts de leur succès, les
alliés revinrent à Québec et, une année plus tard, c'est la revanche des
Iroquois à l'embouchure du Richelieu. Désormais approvisionnés en armes par les
Hollandais de Fort Orange (Albany), les Iroquois s'acharneront contre Champlain
et ses alliés. Les dangers que représentait la rivière des Iroquois
retarda
longtemps la colonisation de la vallée.

Après les militaires, les missionnaires. Capturé au cours d’une
embuscade dressée par les Iroquois (24 avril 1644), le Jésuite François-JosephBressani (1612-1672) a laissé, pour le compte des Relations des
Jésuites, le récit de sa dure captivité, traîné le long du Richelieu, vers les
campements Iroquois en terrains Agniers. Deux années plus tôt, les pères Isaac
Jogues et René Goupil et le père Guillaume Couture avaient été, eux aussi,
capturés et traînés par la vallée du Richelieu jusqu’aux campements Iroquois.
Le Père Bressani raconte ainsi son voyage forcé :
«
Nous fûmes deux jours à remonter cette
rivière jusqu'à une chute d'eau (le rapide de
Chambly) qui nous força de mettre
pied à terre et de marcher 6 jours dans les bois. (C'était suivre la route le
long de l'île Sainte-Thérèse pour atteindre la tête du Rapide de Saint-Jean)…
Je ne raconterai pas ici tout ce que j’eus à souffrir dans ce voyage, il suffit
de dire que nous avions à porter nos bagages dans les bois, par des chemins non
frayés, où l’on ne trouve que des pierres, des ronces, des trous, de l’eau et
de la neige; celle-ci n’avait pas encore entièrement disparu. Nous étions
nu-pieds, et nous restions à jeun quelquefois jusqu’à 3 et 4 heures après-midi,
et souvent pendant la journée entière, exposés à la pluie et mouillés jusqu’aux
os. Nous avions même à traverser quelque fois des torrents et des rivières…»
Entretemps, revenu en Nouvelle-France, le Père Jogues est envoyé comme
ambassadeur auprès des Iroquois pour ratifier un traité de paix signé en 1646
aux Trois-Rivières. La mission obtint un tel succès que le Père veut y
retourner pour évangéliser les Iroquois, apaisé semble-t-il. Le 24 septembre
1646, pour la troisième fois, accompagné du donné Jean de La Lande et de 4 Hurons,
il s’embarque sur la rivière des Iroquois. Arrivés au lac
Saint-Sacrement, et «après un revirement d’humeur», les Iroquois
s’emparent d’eux, les tiennent prisonniers puis les tuent.
De ce fait, il apparaîtra impossible d’établir un site de peuplement
sur le Haut-Richelieu. Pour le cardinal de Richelieu, il était facile de
découper des terres sur une carte géographique approximative et de leur donner
des noms en tant que seigneurie. Ainsi, la seigneurie de La Citière, constituée
le 15 janvier 1635 par la Compagnie des Cent Associés, s’étendait-elle de
Laprairie jusqu’aux Carolines actuelles! Mais lorsque le temps de les peupler
arriva, l’agressivité des Iroquois rendait tout peuplement impensable.
Les débuts de la vocation militaire de Saint-Jean. Il fallut attendre la prise
en main de la colonie par Louis XIV pour qu’une solution de «pacification» soit
entreprise. C’est au régiment de Carignan-Salières que fut donné ordre de
pacifier la vallée du Richelieu, ce qui fera dire à Gustave Lanctot que Saint-Jean
est «la fille de la guerre».
Les quatre compagnies du régiment de Carignan-Salières débarquent à
Québec de juin à septembre 1665. Le régiment est commandé par le colonel Henri
de Chastelard, marquis de Salières, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi
et colonel d’infanterie, mais le grand commandement est confié au
lieutenant-général du roi pour les Indes Occidentales qu’un navire, Le
Teron, ramène des Antilles : Alexandre de Prouville de
Tracy. En plus de 22
hommes du régiment, Tracy emmène avec lui les 4 compagnies d’Orléans, de
Groglie, de Chambellé et de Poitou, ce qui porte les forces de l’expédition à 1
200 hommes. Le but de la mission est d’exterminer entièrement les
Iroquois et, pour ce faire, on conçoit un plan en deux étapes : d’abord, assurer
la maîtrise du Richelieu en construisant un chapelet de forts puis, de là,
aller écraser l’ennemi chez lui. Ce commandement bicéphale est souvent l’objet
de conflits de personnalités entre Salières et Tracy, un caractère autoritaire
et prétentieux. On commence la réalisation du plan militaire le 25
août 1665, par la construction d’un fort à l’embouchure du Richelieu afin de
fermer l’accès au Saint-Laurent. Le fort sera donné en commandement au
capitaine Pierre de Saurel. Plus haut sur le Richelieu, M. de Chambly plante
une palissade carrée de 144 pieds de côté par 15 de hauteur qui devient le fort
Saint-Louis (ou Chambly) devant servir d’entrepôt et de refuge aux éventuels
colons. Le 2 octobre suivant, à 3 lieues plus haut que le fort, M. de Salières lui-même,
à la tête de 7 compagnies, entreprend la construction du fort Saint-Thérèse.
Le fort Sainte-Thérèse. Érigé sur la rive gauche du Richelieu, vis-à-vis de
l’île du même nom, là où le bras de rivière est le plus étroit, à environ 3
lieues plus bas que le Rapide de Saint-Jean, le petit fortin est établi sur la
pointe qui est devenue l’île Fryers (après la construction du canal de Chambly). C’était un endroit peu propice puisqu’il
était à 3 lieues des eaux libres et sans obstacles, aussi est-il resté peu de
choses de ce fortin :
«
Il avait la forme d’un rectangle et mesurait
environ 150 pieds sur 90. Chaque coin du rectangle se prolongeait en bastion.
Un fossé de 4 pieds de profondeur et d’un pied de largeur fut d’abord creusé
pour recevoir les pieux de la palissade qui s’élevaient à 15 pieds au-dessus du
sol. Pour assurer une meilleure protection aux éventuels tireurs, d’autres
pieux, moins élevés furent plantés à l’intérieur en guise de double palissade.
Enfin, la banquette de tir (sorte de plate-forme pour les tireurs) s’élevait à
un pied et demi au-dessus du sol».
Au cours de l’hiver qui suivit la fondation du fort Sainte-Thérèse, M.
de Salières eut des démêlés avec le nouveau gouverneur, M. de Courcelle. De
plus, les intrigues de son neveu, Balthasar de Flotte de La
Frédière entraîna
sa disgrâce. Le 6 janvier 1666, les plus hautes autorités de la colonie, dont
Courcelle et le nouvel intendant, Jean Talon, arrivés tous deux sur les mêmes
navires qui transportaient le régiment de Carignan, se réunissent pour discuter
d’une stratégie de campagne. Jusque-là, M. de Salières tenait résidence au fort
Sainte-Thérèse, prêt à porter combat à l’ennemi. Les stratèges prévoient tout
dans les moindres détails, sauf la rigueur du climat canadien pour des soldats
européens. Ayant préparé une expédition à l’européenne, les forces françaises
qui comprennent 500 hommes dirigés par le gouverneur en personne, parcourent
une longue marche de Québec à Trois-Rivières, puis de là à l’embouchure du
Richelieu. Finalement regroupés au fort Saint-Thérèse, elles sont encouragées
par l’arrivée d’un renfort de soldats bien aguerris et équipés à la mode des
trappeurs. Ce sont les officiers Chambly, Rougemont, Petit et Mignardé avec
leurs compagnies, puis Charles Le Moyne avec 70 volontaires de Montréal. Ce
sont des soldats chevronnés qui connaissent bien l’Iroquois pour l’avoir
pourchassé à plusieurs reprises. L’expédition se met en route le 30 janvier,
comprenant de 500 à 600 braves.
Cette expédition reposait sur une organisation par trop précipitée;
c’est ce qui en fit son échec. D’abord, la jonction prévue avec des éclaireurs
Algonkins échoue et, faute de guides compétents, rate le pays des Agniers pour
venir frapper aux portes de fort Orange, le 14 février. Reçue avec courtoisie
par les
commerçants hollandais, depuis peu passés sous domination anglaise,
l’armée de M. de Courcelle n’a plus rien d’impressionnante car le voyage à
travers les forêts, en plein hiver, l’a réduite à l’état d’une véritable loque.
Il est heureux qu’elle n’ait pas eu à faire face à l’ennemi. Le retour sera encore
plus pénible. Les Iroquois, chaussés de raquettes qui leur permettent de se
déplacer plus commodément et rapidement, ne cessent de harceler la petite
troupe, tuant en diverses escarmouches 5 ou 6 soldats, un lieutenant, blessant
2 capitaines et 2 volontaires dont l’un meurt suite à ses blessures. Rendu au
20 février, les Français doivent retraiter de nuit et parviennent enfin au fort
Sainte-Thérèse dans un état pitoyable. Ce désastre entraînera les militaires à
choisir éventuellement deux autres sites sur lesquels élever des forts. Ce
seront les forts Saint-Jean et Sainte-Anne appelés à servir de relais et de
tremplins pour une éventuelle revanche prévue pour l’automne 1666. Le fort
Sainte-Thérèse ne jouera plus désormais de rôle de tête de pont. Abandonné dès
1667, il recevra occasionnellement une garnison et restera un entrepôt de
vivres et de munitions approvisionnant le fort Saint-Frédéric. Le seigneur de
Bleury y tiendra un magasin militaire et un fourneau à goudron. Peu à peu, des
maisons seront construites aux alentours jusqu’en juin 1760 quand le major
anglais Rogers y mettra le feu. En août de la même année, les troupes de
Haviland viendront s’y installer et dresseront d’importants retranchements sur
l’emplacement où jadis s’élevait le fort Sainte-Thérèse.
Le fort L’Assomption ou fort Saint-Jean. 1666. L’expédition d’automne 1666
est confiée à M. de Tracy, plus énergique. Accompagné de 600 soldats choisis
dans toutes les compagnies, il se renforce de 600 habitants et 200 alliés
Hurons et Algonkins. Quatre religieux mêmes (M. Du Bois, aumônier, Dollier de
Casson, Sulpicien et MM. Albanel et Haffeix, Jésuites) sont du voyage. Suite à
un retard, la troupe quitte le fort Sainte-Thérèse le 28 septembre et atteint
les bourgades iroquoises au moment où le temps commence à se gâter. M. de Tracy
et ses hommes prennent d’assaut les deux premières bourgades qu’ils
rencontrent, mais l’alarme ayant été donnée, les Iroquois s’étaient enfuis des
autres villages que les Français trouvèrent désertés. Alors, le commandant fait
mettre le feu et jette les provisions à la rivière ou tout simplement, les fait
brûler. Ainsi réduits par le froid et la faim, M. de Tracy espérait bien
enlever aux Iroquois le goût de revenir terroriser la colonie. «Les
résultats acquis étaient satisfaisants sans être tout à fait rassurants»
(R.P. Brosseau). Le sachant très bien, Tracy renforce les positions du
Richelieu. Cela implique qu’il faut «serrer» les constructions militaires. On
commence à élever, à l’entrée du lac Champlain, le futur fort Sainte-Anne, et
un autre à la tête des rapides de Saint-Jean, qui servira de base et d’appui au
plus avancé. Plus tard s’ajouteront à cette chaîne les forts de l’île-aux-Noix,
Saint-Frédéric et Carillon, les derniers bastions de la colonie française.
C’est donc tard dans l’automne 1666 qu’on éleva le premier fort
Saint-Jean. M. de Salières, second de Tracy, s’occupa personnellement de
l’érection du fort qui n’était probablement qu’une construction en bois
protégée par une enceinte de pieux plantés à la hâte, moins solide que les murs
de pierres du fort Chambly. Pour cause, on ne pensait s’en servir que comme
point de ravitaillement. Ce n’est que plus tard qu’il servira de point d’appui
aux postes de Saint-Frédéric, de Carillon et de l’Île-aux-Noix. Il fut placé
sous la responsabilité d’Alexandre Berthier (1638-1708), premier commandant du
fort Saint-Jean On sait que Mgr de Laval s’y arrêta en 1668, mais,
contrairement aux forts situés dans le Bas-Richelieu, où, une fois les Iroquois
pacifiés, les soldats se transformèrent en colons, établissant les premiers
villages sous la direction de leurs commandants, Saurel et Saint-Ours, le fort
Saint-Jean demeura quasi isolé. Pour effet, nous ignorons son emplacement
précis. Le bon sens,
aidé d’indices archéologiques, laissent croire que son
emplacement original se situait sur le terrain où s’élève l’actuel Collège
Militaire Royal, endroit des plus propices à la navigation libre jusqu’à la
tête du lac Champlain. Sa construction n’est pas située avec exactitude dans le
temps. Nous savons qu’il fut construit en automne 1666 et les documents nous
suggèrent un laps de temps allant du 15 août (le Père Le Mercier) jusqu’à la
fin même de l’automne (Benjamin Sulte). Ainsi, le défrichement du site actuel
de la ville aurait commencé au début d’août 1666. La Relation du Père Le
Mercier donne le nom de L’Assomption au fort situé entre le fort Sainte-Thérèse
et le fort Sainte-Anne, «la coutume de l’époque voulait que l’on nommât les
forts en suivant le calendrier des fêtes religieuses», et le 15 août est la
fête de l’Assomption. Mais le fort aurait vu son nom changé pour celui de fort
Saint-Jean-Baptiste, en l’honneur du ministre Jean-Baptiste Colbert.
Quoi qu’il en soit, cette construction militaire devait assez
ressembler à celle du fort Sainte-Thérèse : une palissade de pieux de 15 pieds,
avec bastions aux quatre angles, renfermant un logement pour la garnison et
un
magasin pour les armes et provisions. Un mémoire de Talon datant de 1667
atteste que 20 hommes et un sergent sont en fonction au fort Saint-Jean et le
premier commandant de la garnison du fort est le capitaine Alexandre Berthier
du régiment de Carignan qui avait participé à l’expédition de Tracy. En 1669,
le minutieux intendant Talon, commentant l’administration de la Compagnie des
Indes Occidentales, évalue ainsi les dépenses pour la construction et
l’entretien des forts du Richelieu : «En 1665 (…) pour la première
construction des cinq forts avancés, Richelieu, Saint-Louis et Sainte-Thérèse,
durant la première année, leur augmentation par Saint-Jean et Sainte-Anne, et
entretien dans les trois suivantes, a été dépensé la somme de 15,000 livres».
En 1672, une route reliant les différents forts du Richelieu était achevée,
mais dès l’installation du nouveau gouverneur, Louis de Buade, comte de
Frontenac, qui entre très vite en opposition avec l’intendant Talon, ordonne
d’abandonner le fort Saint-Jean qui sera brûlé peu après, très probablement par
les Iroquois.
Le site du fort Saint-Jean se trouve dans la seigneurie concédée à
Charles Lemoyne, baron de Longueuil, qui s’étend des rives du fleuve en face de
Montréal jusqu’au Richelieu (8 juillet 1710).
Clément Sabrevois de Bleury et le four à goudron. La durée de la «paix de
Trente ans» (1715-1744) vit
les lieux quasi désertés. La seigneurie de
Sabrevois de Bleury était située sur la rive droite du Richelieu. De Bleury
pouvait se présenter comme un seigneur, mais il pratiquait surtout le commerce,
et son talent pratique rendit de grands services d’approvisionnement des forts quand
il mit aux ordres de l’intendance ses ressources de munitionnaire. On a vu
qu’il avait construit, en 1741, auprès du vieux fort Sainte-Thérèse, un magasin
pour les provisions destinées au fort Saint-Frédéric.
Le jeune Clément Sabrevois de Bleury (1701-1782) passa sa vie non comme
combattant ou comme seigneur, mais bien comme industriel et homme d’affaires.
Le Père Brosseau a raison de dire qu’il «fut le premier commerçant de la
vallée du Richelieu». Il est vrai que comme colonisateur, il ne réussit guère
mieux que bien d’autres, mais sa contribution à la défense de la région lors de
l’ultime affrontement entre Français et Anglais fut des plus importants :
«
Il fallait construire les barques pour
transporter munitions et vivres au Fort lointain de Saint-Frédéric. Le bois ne
manquait pas, mais bien le goudron, pour rendre étanches ces embarcations de
fortune, construites à la hâte. Tout auprès du Fort de Sainte-Thérèse, Bleury
se construisit un four à goudron. Les pins et autres résineux abondaient sur l’île,
rien de plus facile que d’en recueillir la poix. Son commerce lui permettait
d’obtenir les huiles et corps gras, et le tout mélangé dans ses fourneaux
donnait à l’Intendance une substance de première nécessité, peu dispendieuse et
rémunératrice pour l’ingénieux fournisseur. Lorsque le Fort de Saint-Jean fut
reconstruit en 1748, le magasin et tout le matériel du Fort de Sainte-Thérèse y
fut transporté. Le four dut continuer encore à fonctionner, aussi longtemps du
moins qu’on eut besoin de ses services pour la construction de bateaux».
C’est en 1733 que le sieur Auger, arpenteur royal, dresse une carte de
la région, délimitant les concessions. On sait que, depuis 1731, les
administrateurs craignaient l’établissement de colons anglais dans la vallée du
Richelieu et que, malgré toutes les guerres qui pouvaient survenir, le seul
droit véridique de réclamer cette
parcelle de terre était «le fait français
en ces lieux», c’est-à-dire la présence de colons. Le 1er avril 1733, le
sieur Clément Sabrevois de Bleury reçoit la concession où se dresse aujourd’hui
la ville d’Iberville. Les chênes de sa concession serviront à construire des
Vaisseaux du Roy. Yvonne Labelle, dans sa Monographie d’Iberville, rappelle
comment «Clément de Sabrevois, officier de l’armée canadienne, s’adonnait au
commerce et à l’industrie. Il était propriétaire de scieries, de ferme, de
maisons. Il s’occupait à construire des bateaux pour le service de Sa Majesté.
Ainsi par une Ordonnance des "Intendants du Canada’ de 1730 à 1731… il était
permis aux Sieurs Abbé Lepage et de Bleury" de faire exploiter sur
diverses seigneuries, 2 000 pieds cubes de chêne, pour la construction d’une
Flûte de 500 tonneaux pour le service du Roi, du cinquième octobre 1731. Signé
: Hocquart (Intendant)"».
Voyant que Bleury ne respecte pas l’obligation d’établir des colons sur sa
seigneurie, le gouverneur Beauharnois et l’indendant Hocquart la lui retirent,
en attendant que son ami, l’intendant Bigot, la lui restitue (30 octobre 1750).
Bleury ne joua aucun rôle militaire durant la Guerre de Sept Ans,
préférant rester le fournisseur et le pourvoyeur, ce qui s’avéra pourtant très
utile dans les circonstances : «Durant la guerre de Sept Ans (1756-1763)
Bleury approvisionna les forts de la rivière Richelieu de munitions et de
vivres. Il possédait une cinquantaine de bateaux bien armés pour le
ravitaillement des forts. Montcalm écrit : "la vue du convoi de M. de
Bleury avait fait abandonner au Anglais quatre berges armées espagnoles qu’ils
avaient introduites dans le lac pour tâcher de faire quelques prisonniers. M.
de Bleury s’empara des berges et les mena, le même jour, au camp de
Carillon"».
Bleury sait très bien manier sa petite flotte dont il tire des avantages
pécuniaires profitables :
«
Lors de la construction du fort Carillon, il
est chargé de son approvisionnement. Le 22 septembre 1756, il s’y rend avec
trente bateaux; le 2 octobre suivant, avec soixante-dix bateaux. Ce même jour,
Péan… écrit à Lévis pour lui dire qu’il est occupé à faire un arrangement avec
Bleury afin qu’il n’aille plus à Carillon avec moins de cinquante bateaux,
"et que les hommes soient rendus à Saint-Jean au moment de son arrivée
pour qu’il ne se perde pas un instant". (…) Malgré la lettre de Péan,
Bleury se rend à Carillon avec trente-cinq bateaux le 11 octobre. Le 25 du même
mois son convoi comprend 54 bateaux. Dans son journal, Bougainville nous
apprend que Bleury reçoit dix-huit sous pour chaque livre qu’il transporte pour
le roi et que chacun de ses bateaux est chargé de trois tonnes. Ajoutons à ces
recettes les profits que lui rapportait la vente de diverses marchandises pour
son propre compte».
Les premiers colons sous le Régime français. Dès la fin de la
construction du fort Sainte-Thérèse, on entreprend de consolider un misérable
chemin construit à la hâte, tout droit à travers tourbières et marécages et
menant en face de Ville-Marie, à La Prairie de la Madeleine. C’est par ce
Chemin de Saint-Jean que vont venir les premiers colons. Armés de haches et
d’un fusil, ces premiers colons se taillent une place au cœur de cette forêt, à
proximité du deuxième fort Saint-Jean. Ces colons viennent de seigneuries
voisines, de concessions jalonnant le Richelieu et le Saint-Laurent. Lorsque le
Chemin de Saint-Jean reliant notre ville à Montréal a été établi, la seigneurie
de La Prairie appartenait aux Jésuites depuis 1647. Le territoire de Saint-Jean
a été concédé, depuis 1710, à la famille Le Moyne (baron de Longueuil), qui
s’est toujours abstenue de le coloniser, voire même d’explorer son fief. Il a
fallu la construction du second fort Saint-Jean, en 1748, pour que sur
l’emplacement déjà déboisé du premier fort, on érige, pour y loger les
travailleurs, trois maisons qui sont les premières de la région. En 1755,
Joseph Payan (ou Payant, dit Saint-Onge) s’établit sur une concession de 6
arpents de large de 30 de profondeur, au nord du fort et le long de la rivière.
Mais il s’engage aussitôt dans le trafic maritime avec ses trois associés,
d'Eschambault, Perrault et Gouin, ces deux derniers habitant Carillon.
Principal compétiteur de la flotte de Sabrevois de Bleury, il fut surnommé,
surtout durant la Guerre de la Conquête, l'Amiral du Lac Champlain.
La crainte de s’établir dans la vallée du Richelieu ne s’est pas
résorbée, malgré la présence militaire intermittente. Il faut attendre 1753
pour que Pierre Brosseau vienne prendre concession à la Grande Savane (près de
l’actuel Saint-Luc). Le premier colon à s’établir près du Richelieu (au
Bord-de-l’Eau, comme on disait) est un soldat de Montcalm, natif de Montpellier
en France, et qui prend terre à cet endroit après la Conquête : Joseph Dupuis.
C’est donc l’activité liée à l’approche et à la conduite de la Guerre de Sept
Ans qui permet à la colonisation de s’enraciner dans la région : «Attirés
par la fertilité du sol et la protection du fort, quelques colons prennent des
terres au nord du poste entre 1755 et 1759. À par les Payan, père et fils, il
faut mentionner Joseph Chancellor, Pierre Jourdonnais, François Michel et
Pierre Berland. Plus tard viendront Isaac Bureau, François Miville, Joseph
Bougret et Antoine Girard, qui sont peut-être des employés du fort».
Il faut également compter sur des immigrants acadiens qui s’étant retrouvés à
Salem, au Massachussetts après le Grand Dérangement de 1755, quittent
leur lieu d’exil pour s’établir à l’actuelle Lacadie, y arrivant par la route
des coureurs des bois, le Mohawk trail. Le 4 avril 1758 est signé un
contrat de mariage entre Nicolas Payant dit Saint-Onge, amiral du Lac
Champlain, et de Rosalie Laplante. Idem, le 25 janvier 1759 entre Pierre
Marollot et Marie-Joseph Miville, enfin le 19 février 1759, entre Louis-Auguste
Victor Despinassi et Louise-Françoise Belhomme de Neuville. Sur ces contrats,
nous découvrons l'origine des premières grandes familles : les Levasseur, les
de Lorimier - qui rendirent de grands services pendant le siège de 1775 -, les
Sacquespée, qui toutes ont été impliquées dans les affaires militaires du
Haut-Richelieu. La fortune et la fatalité dépendent des affaires militaires.
Même Payan, l’Amiral du Lac Champlain, verra sa terre vendue avec les autres
après 1760, ce qui était le plus clair de sa fortune. Ayant déjà perdu sa
barque au dernier combat de l’île-aux-Noix, ses descendants ne feront jamais
figure de millionnaires. Les De Lorimier, autre famille de la région, n’auront
jamais d’autres richesses. C’est dire que la pauvreté des colons, aux
lendemains de la Cession, reflète le fragile équilibre économique de la
décennie précédente.
Ce sont des missionnaires itinérants qui font offices religieux. Avec
l’augmentation de la garnison, un aumônier, père Récollet, qualifié de
véritable «gaillard» (?) Félix de Bercy, devient premier prêtre résidant sur le
territoire. Le 1er juin 1757, il signe la première page du registre de la
paroisse du fort Saint-Jean. Le 5 juin, il célèbre le premier baptême,
celui de Joseph-Marie Payan; le 28 juin, ce sont les premières funérailles,
celles d’un soldat du régiment de La Sarre et le premier mariage est célébré en
1758, celui de Nicolas Payan et de Rosalie Lérigé dit Laplante. On trouve des
contrats signés de Félix de Bercy jusqu’en 1760. Mais il n’est pas le seul
clerc à passer par la paroisse du fort Saint-Jean. Les Sulpiciens
François Picquet, dit le Canadien et Jean-Claude Mathevet visitent la région à
la veille de la Cession. Le Jésuite Pierre-Joseph Antoine Roubaud, qui passe
également par notre région, n’hésitera pas à renier son ordre et à passer au
protestantisme en vue de servir les autorités anglaises en essayant de rallier
la population française locale. Soulignons un autre Récollet, le Père
Bonaventure, venu prêter main forte à son collègue Bercy. D’autres
missionnaires viendront par la suite sous le régime anglais jusqu’à la
formation des paroisses de l’Acadie et de Saint-Luc au tournant du XIXe siècle.
Le Fort aux Marangouins. En 1731, les Français construisent le fort
Saint-Frédéric à Crown Point. Ce poste avancé a bientôt besoin d’être soutenu
par une autre construction militaire qui se chargera de
l’approvisionner. La
guerre anglo-française reprit au cours de 1744 et la Vallée du Richelieu
retrouva son activité d’antan. En 1748, le gouverneur d’alors, Roland-Michel Barrin de La Galissonière (1646-1737) pense aussitôt au site de l’ancien fort
construit en 1666. Il formule une ordonnance à Gaspard-Joseph Chaussegros de
Léry fils (1682-1756), ingénieur militaire, afin de tracer les plans du
deuxième fort Saint-Jean ainsi que de la consolidation du Chemin Saint-Jean. Ce
nouveau fort coûte cher - $ 50 000, selon l’historien Lanctot - et les
commentaires sont éloquents : «C’est bien de l’argent pour un fort de
piquets», écrit l’intendant Bigot. Et le ministre auquel il s’adresse lui
répond : «Il n’est que trop vraisemblable qu’il doit y avoir eu beaucoup
d’abus»! C’est au printemps de 1748 qu’avaient commencé les travaux de
construction, mais ce n’est qu’en mars 1749 qu’ils furent complétés.
L’ingénieur de Léry séjourne au fort du 27 avril au 12 décembre 1748 afin de
veiller à la construction du fort. Malgré la bonne température, la maladie et
le manque d’enthousiasme des ouvriers ralentissent le travail. Le gouverneur de
La Galissonnière ne vient le visiter qu’en février 1749, un mois avant que le
chantier cesse ses opérations. C’est une structure en forme de quadrilatère de
près de 200 pieds de côté, flanquée à chaque coin d’un bastion. C’est du moins
le fort que décrit le naturaliste suédois Peher Kalm qui le visite en cette
année 1749 :
«Saint-Jean est un fort en bois, qui fut bâti
par les Français en 1748, à l’embouchure du Lac Champlain, sur la rive occidentale,
comme place de défense pour la protection du pays d’alentour, qu’on avait alors
l’intention de coloniser. Ce fort devait servir pour l’emmagasinage des
ammunitions et des provisions que l’on envoyait ordinairement à Montréal à
Saint-Frédéric où l’on se rend en yatch de Saint-Jean, tandis que plus bas à
deux portées de mousquet. il y a des battures de pierre où le courant est très
rapide, et qu’on ne peut franchir qu’en bateaux plats, et ensuite transbordées
en des yatchs avant d’arriver à destination.
Le
Fort Saint-Jean occupe un terrain bas
et sablonneux, (on dirait plutôt glaiseux), et le pays aux alentours est une
plaine unie couverte d’arbres. De forme quadrangulaire, il renferme une
enceinte d’un arpent carré. Les deux angles qui regardent le Lac sont défendus
chacun par un ouvrage en bois à quatre étages, reposant sur un soubassement en
pierre, de la hauteur environ d’une brasse et demie, vrais polygones garnis de
meurtrières et de machicoulis. Aux deux autres angles du côté de terre, sont érigées
de petites maisons en bois à deux étages, servant en même temps de casernes et de défenses. Le
fort est enclos d’une palissade de pieux pointus, hauts de deux brasses et
demie, et enfoncés en terre, serrés les uns contre les autres : ils sont faits
avec le bois qu’on appelle Thuya, regardé comme le plus durable ici, et à cause
de cela de beaucoup préféré au sapin. Un peu plus bas, la palissade est à
double rang, l’un dans l’autre. On a élevé tout le long de ces pieux à une
hauteur de plus de deux verges, une large plateforme, avec des garde-corps,
dans l’intérieur du fort, pour la protection des soldats, qui, de là peuvent
tirer sur l’ennemi, sans s’exposer eux-mêmes. L’année dernière (1748), la
garnison comptait deux cents hommes (le fort venait à peine d’être fini) mais
aujourd’hui, il n’y a que le commandant, un commissaire, un boulanger et six
soldats pour prendre soin du fort et surveiller le transport des provisions. Le
gouverneur actuel est le Chevalier de Gannes, gentilhomme très aimable et beau-frère
de M. de Lusignan, gouverneur du Fort de Saint-Frédéric. Le terrain d’alentour,
sur les deux côtés de la rivière, est riche et fertile, mais encore inhabité,
quoiqu’on parle d’y faire des établissements au plus tôt.
Par
tout le Canada les Français donnent aux moustiques le nom de marangoins, mot
emprunté à la langue sauvage. Ces insectes sont en nombre si prodigieux dans
les bois
qui avoisinent le Fort de Saint-Jean qu’on le surnommerait avec plus
d’à propos le Fort aux marangoins. La situation basse et marécageuse du pays et
les forêts épaisses qui le couvrent favorisent beaucoup leur accroissement. Ils
diminueront, sans doute comme ailleurs, quand les bois seront abattus, les
marais desséchés et la culture établie.
Quelques personnes sont arrivées ici, ce soir, venant de Laprairie, avec des
chevaux que le Gouvernement m’envoie à ma demande. Saint-Jean ne compte qu’un
an d’existence, personne ne s’y est fixé, ce qui explique la rareté de ces
utiles solipèdes».
Un autre voyageur, l’ingénieur Franquet, nous en laisse une
description, datant cette fois de 1752 :
«
Sa figure est un parfait carré de 30 toises
de côté extérieur flanqué de quatre bastions d’égale capacité. Les courtines
sont formées de pieux serrés l’un contre l’autre, percés de créneaux à hauteur
de 8 à 9 pieds, et derrière lesquels est une banquette volante en charpente
ainsi que le profil le représente. Dans chacun des 2 bastions du côté de face à
la rivière est établi un bâtiment sur mur de maçonnerie de 6 pieds de hauteur,
élevé ensuite de pièces sur pièces, percé d’embrazures et de créneaux, et
couvert de planches; la distribution consiste en un rez de chaussée, en un
étage, auquel on monte par des escaliers placés en dehors et en un grenier. Les
troupes commises à la garde de ce fort sont logées dans l’étage du bastion de
la droite de l’entrée et le garde magasin occupe celui de la gauche; le rez de
chaussée et le grenier à l’un et à l’autre servent de magasins aux vivres et
aux approvisionnements quelconques. Dans chacun des 2 autres bastions, est un
bâtiment isolé de l’enceinte; l’un, situé à droite de l’entrée sert de logement
à l’officier commandant, l’autre de boulangerie».
La correspondance entre La Galissonnière et de Léry révèle l’intention
de construire un petit hôpital, mais le gouverneur lui-même renonce à cette
idée, préférant faire payer un transport à l’hôpital de Montréal au roi plutôt
que de démoraliser le reste de la troupe par la vue des malades. On avait
commencé par défricher à
proximité du fort afin de laisser un vaste terrain
découvert où il serait difficile à l’ennemi d’approcher, mais un rapport de
l’intendant Bigot, daté du 1er juillet 1749, donne une idée assez précise de
l’ambition de développer la région : «…tant pour la sûreté de ce fort, et
pour pouvoir à l’avenir former un bourg ou village aux environs, que pour faire
des prairies et y semer des grains pour les besoins de la garnison, nous avons
réservé et réservons pour et au nom de sa Majesté, une étendue de terre de 20
arpents de front de chaque côté du dit Fort le long de la dite rivière St-Jean,
sur 30 de profondeur…»
Pour G. Lanctot, ce rapport équivaut à la charte royale de la fondation de la
ville de Saint-Jean. Il n’y a pas encore vraiment de colonie à Saint-Jean, les
habitants travaillant essentiellement au fort alors sous le commandement du
sieur de Gannes, officier dans les troupes de la Marine. Sous Talon, il en a
coûté 15 000 livres à la France pour la construction de 5 forts et leur
entretien en 3 années; le nouveau fort Saint-Jean coûte à lui seul le double
(30 000 livres) en l’espace d’une année seulement. La Galissonnière ne cesse de
recommander l’économie et la réduction des dépenses tandis qu’au salon de
madame Bégon, on ne cesse
de se plaindre de la mauvaise qualité de la construction de bois, retenant les
conseils de l’ingénieur Franquet pour solidifier le fort. Il est vrai que Bigot
y a des intérêts personnels. C’est lui qui fait soudainement monter le tarif
des transports entre le fort Saint-Jean et le fort Saint-Frédéric de 148 à 525 livres
la charge. Les grands magasiniers du fort, Hautray et Billeau, sont complices
des malversations, de même que le commandant Joachim de Sasquespée, ce qui lui
vaudra plus tard de passer avec Bigot en haute cour de justice.
Le chemin de Saint-Jean. Au cours des premières années de ce second fort, les
clients les plus assidus venaient en charrette de Montréal, via Laprairie,
emmenant munitions et vivres destinés aux forts. Un bâtiment jaugeant 45
tonneaux appartenant à Joseph Payan, l’Amiral du Lac Champlain, attendait
l’arrivée des chargements pour les transporter à destination, au fort
Saint-Frédéric. Les travaux du chemin de Saint-Jean sont menés parallèlement à
la construction du fort. Déjà, en 1739, un certain Lanouillier s’était chargé
de tracer un raccourci, chemin qui traverserait la Savane de Saint-Luc. C’est
le tracé qu’on suivra en 1748-1749. Ce chemin, qui devait s’avérer une économie
et une amélioration des communications, se révéla une véritable sangsue
nécessitant de constants travaux. Au printemps et en automne, le chemin
redevenait vaseux et de nombreux arbres tombaient sur la route. On ne parvenait
que très difficilement à drainer les eaux, et jamais sans grande efficacité.
Seul l’hiver semblait être la meilleure saison pour voyager sur ce chemin. Il
faudra attendre 3 ans pour voir les troupes achalander ce frêle chemin qui n’en
dépérira que plus rapidement.
Les témoignages de Kalm et de Franquet sont des plus précieux, car les
descriptions du fort et du chemin Saint-Jean sont détaillées et précises. Ils
nous montrent à quel point le fort Saint-Jean n’est pas situé dans un endroit
pour le moment très hospitalier. Qu’il est isolé sur un terrain marécageux où
la seule route qui y mène, venant de Laprairie, reste incertaine. Si
aujourd’hui la région de Saint-Jean apparaît paradisiaque, telle n’était pas
nécessairement le cas au milieu du XVIIIe siècle.
Le fort Saint-Jean et la Guerre de la Conquête. Alors qu’entre 1747 et 1748,
les garnisons des forts du Richelieu s’employaient à pourchasser les Iroquois
qui venait faire des incursions dans la vallée, la petite
troupe de Saint-Jean
se vit augmenter de 1 500 miliciens, 1 000 soldats et 600 autochtones venus de
Montréal entre le 10 et le 20 août 1755. À l’approche du conflit imminent, des
mouvements de troupes sont dirigés vers la vallée du Richelieu. Au début du
mois d’août, le chemin de Saint-Jean est parcouru par des voitures chargées de
munitions se rendant à Saint-Jean où 2 petits navires font la navette vers le
fort Saint-Frédéric, gravement menacé par les troupes anglaises. Bon stratège,
le marquis de Montcalm saisit tout de suite l’importance du Richelieu dans la
défense de la Nouvelle-France. Il reprend l’idée de La Galissonnière de faire
du fort Saint-Jean un emplacement pour un chantier naval et une «grande
place d’armes» devant servir d’entrepôt aux forts avancés, le tout relié
directement à Laprairie par une bonne voie carrossable. Dès la fin d’août 1756,
un bataillon du régiment de Béarn dirigé par M. Pouchot vient rendre compte de
l’état lamentable du chemin de Saint-Jean, toujours recouvert par les marécages
de 2 à 3 pieds d’eau. Les réparations de Pouchot s’avéreront bientôt
insatisfaisantes et le 22 septembre suivant, le bataillon de La Sarre se mettra
à travailler sur le chemin à son tour. Le gouverneur Vaudreuil-Cavaignal envoie
même un sculpteur pour construire un chemin sur la rivière de l’Acadie, mais le
sculpteur doit retourner à son véritable travail car les travaux sont
suspendus.
Entretemps, le marquis de Montcalm confie à Nicolas Desandrouins,
maréchal de camp, le soin de réaménager le fort, car déjà celui de 1748 ne
répond plus aux besoins qu’on en attend. Le voilier de Payan doit être remplacé
par une goélette de plus fort tonnage et par plusieurs autres embarcations. Le
6 novembre 1756, 26 charpentiers du roi sous la direction de M. Levasseur
entreprennent le réaménagement désiré. Au mois de mars 1757, une goélette de 80
tonneaux et 24 bateaux plus légers appartenant au sieur de Bleury s’apprêtent à
naviguer sur le Richelieu. En juin 1757, 216 embarcations sillonnent la rivière
et le lac dont 84 sont stationnés à Saint-Jean. En mars de la même année, 7
compagnies du Régiment de la Sarre viennent prêter main forte à la
reconstruction du fort :
«
Ce sera un carré long avec quatre bastions,
deux côtés auront chacun soixante toises et les deux autres quatre-vingts; un
fossé qui aura dix-huit pieds de large par en bas, trente-six pieds par en
haut, deux portes l’une vers la rivière; et le fort sera construit de façon
qu’on puisse, sans changer rien aux édifices intérieurs, au lieu de l’enceinte
en pieux, faire un rempart terrassé et le revêtir; et si jamais cela a lieu,
non seulement Saint-Jean sera une place d’armes pour entrepôt, mais capable de
soutenir un siège et sauver la colonie».
À mesure que progresse la guerre, une forte concentration de troupes
est cantonnée au fort Saint-Jean, et le 20 février 1757 en sort une première
expédition menée par le capitaine Rigaud, frère du gouverneur, pour une guerre
d’escarmouches. À cause de sa faiblesse, elle doit vite revenir au fort.
Montcalm décide de prendre la tête d’une seconde expédition qui, réunit à
Saint-Jean, comprend les régiments de la Reine, de la
Sarre, du Languedoc et de
Guyenne, plus de nombreux miliciens. Le tout s’engage sur le Richelieu les 28,
29 et 30 juin. Comme le dit Jacques Castonguay : «C’est certainement au
cours de ces opérations que le fort Saint-Jean connut les plus fortes
concentrations de troupes françaises de son histoire». En juillet 1757,
vont et viennent des flottilles indiennes sous la direction de François Piquet,
missionnaire, aidé du Sulpicien Mathavet et du Jésuite Roubaud, respectivement
missionnaires des Nipissings et des Abénakis. Escortés par d’autres autochtones
de diverses tribus ennemies des Iroquois, les missionnaires, par «de courtes
exhortations en différents dialectes retracèrent les obligations d’un guerrier
que la religion conduit au combat…» Tout au long de cette année, Montcalm
ne cessera d’envoyer ses régiments, les uns après les autres, pour consolider
l’impossible chemin Saint-Jean, mais en vain. La savane reprend toujours ses
droits sur la route.
Après la victoire de Carillon en 1758, les choses se précipitent.
Durant l’hiver 1759, le fort Saint-Jean héberge un millier d’hommes de troupes
et sert également de camp d’internement pour les prisonniers
anglais. Dès les
premiers mois, les forts de Carillon et Saint-Frédéric sont abandonnés; les
troupes se replient aux estacades rapidement élevées à l’île-aux-Noix. Afin de
raffermir les fortifications de Saint-Jean, on envoie «quatre pièces de fonte
de six sur affûts de campagne, avec cinq cent boulets et deux canonniers»,
tandis qu’on y ajoute une enceinte de pieux. «Mais pour Bourlamaque, le fort
construit par Desandrouins demeurait un fort "habillé de neuf sur sa
vieille forme". Rien de plus». Dès septembre 1758, une première alerte
avait éveillé la garnison du fort Saint-Jean, constituée de 150 hommes, qui
prit une troupe de 18 miliciens déserteurs de Carillon pour une escouade
anglaise. La panique oblige la venue de renforts de Chambly et de Laprairie. En
mai 1760, une seconde alerte s’avère confirmée cette fois, quand le major
Robert Rogers s’approche du fort avec 300 hommes. Devant la fortification et
l’importance de la garnison, il décide de faire demi-tour. Trois mois plus
tard, le glas sonne pour de bon. Le brigadier William Haviland, avec un peu
plus de 2 000 hommes que transportent 410 embarcations, s’approche de
l’île-aux-Noix défendue par Bougainville. M. de Roquemaure, lieutenant-colonel
du régiment de la Reine, commande aux 1 043 soldats et miliciens du fort
Saint-Jean, dont le moral est au plus bas et la situation matérielle critique.
Devant les désertions répétées, on brandit la menace de l’échafaud. La panique
s’empare des derniers résistants français au Canada.
«Le destin du second fort Saint-Jean va se jouer entre le 23 et le
30 août». Le major Rogers contourne le fort et le prend à revers.
Bougainville ordonne l’évacuation discrète dans les savanes et les marécages.
M. de Roquemaure reste figé dans ses ordres et pense plus à la retraite qu’au
combat. L’arrivée impromptue des fugitifs de l’île-aux-Noix qui, au lieu de
rallier Montréal, se sont égarés après une course effrénée, couverts de mousse,
de fougères et de boue, achève de semer l’épouvante parmi les occupants restés
jusque-là fidèles aux ordres reçus. «Enjambant la palissade les uniformes
gris et rouges avec tricorne noir… disparaissent à leur tour». La fin se
termine en débandade :
«
Le lendemain, soit le 29 août, dans la nuit,
le signal est donné : "J’apprends à ce moment, mande Roquemaure, l’arrivée
d’un diable avec beaucoup de monde qui vient vers Saint-Jean. Il n’est pas
douteux qu’il ne soit escorté de beaucoup de berges, ce qui fait que je vais
songer à ma retraite". On ouvre donc les portes du fort et ce qui reste du
bataillon de La Reine et du Royal-Roussillon en sort à la faveur de
l’obscurité. Tous les bateaux à fond plat et les charrettes disponibles sont
utilisées. On apporte avec soi des munitions et des vivres pour 5 jours. C’est
alors que M. de Villejoin, aidé de 20 hommes, se prépare à exécuter la triste
mission qu’on lui a confiée. La nuit est encore totale lorsqu’un ciel devenu
écarlate réveille la forêt et prévient les Anglais de l’abandon et de l’anéantissement
du fort Saint-Jean…»
Quinze ans plus tard, alors que pointait la guerre d’Indépendance
américaine, le gouverneur Guy Carleton ordonnera sa reconstruction. La région
était toujours inscrite dans la seigneurie de Longueuil et la dernière
héritière avait entre temps épousé un officier britannique et devint la baronne
Grant, seigneuresse de Longueuil.
Querelles entre Christie et Hazen. En 1753, il n’y avait que 12
habitations qui côtoyaient le
fort Saint-Jean. Avec la défaite, Bleury passa en
France avec les troupes en automne 1760, mais par peur de perdre ses terres
sans en tirer le moindre centime, il revint en 1763. Il finira par vendre sa
seigneurie à un officier anglais, Gabriel Christie (1722-1799), d’origine
écossaise et à un aventurier américain, Moses Hazen (1733-1803). Entre 1764 et
1775, ils achètent toutes les anciennes seigneuries établies autour de
Saint-Jean. Ils acquirent ainsi les seigneuries de Lacolle et de Léry, puis
en société avec un compatriote, John Campbell, celle de Noyan. Une seule leur
échappa, celle de Foucault (entre Noyan et la frontière américaine). Sur la
rive gauche du Richelieu, la baronnie de Longueuil n’était pas à vendre et le
site sur lequel se dresse de nos jours la ville de Saint-Jean leur écahppait de
même. Un rapport d’experts datant de 1760 mentionne quelques noms des premiers
habitants collés au fort :
«On y voit les noms de madame Babuty, dont la maison de pierre
confinait au fort, de McComb et Jourdonnay, tout auprès, d’un Faille et d’un
Girard, noms bien connus dans les alentours; à la savane de Saint-Luc : Pierre
Brosseau et Ambroise de Mers dont les descendants ont colonisé à leur tour les
paroisses environnantes. Ont signé ce document : P. Boileau, Jacques Roy,
Pierre Miville, Louis Drenville, Charles Chenette, Pierre Raga, Jean Delisle».
Un autre Anglais, Robertson, habite la ville qui, en 1764, est constituée de
douze concessions dont la moitié est inexploitée.
À défaut de pouvoir mettre la main sur la baronnie, Christie et Hazen,
devinant que le site de Saint-Jean
serait appelé à se développer, commencent à
louer des terrains. En 1764, ils louent 5 grandes terres comprenant toute la
partie centrale où se dresse la ville actuelle : «Pour ne rien laisser
échapper, ils louèrent, pour un terme de quatorze années, de M. Deschambault,
représentant de la Baronne de Longueil, le terrain même du fort, réduit à dix
arpents de largeur. Cette location stipulait que le bail deviendrait nul, au
cas où Sa Majesté reprendrait possession du fort. Par ses acquisitions et
d’autres encore aux environs, ces deux hommes d’affaires devenaient
pratiquement les maîtres du Richelieu supérieur». L’exploitation de ces
terres ne revint pas à Christie, militaire de carrière, incapable en affaires,
mais à Moses Hazen qui saute sur l’occasion que son partenaire est en passe de
devenir le plus grand propriétaire foncier du Canada, pour se joindre à la
fructueuse aventure. Seul, il va gérer l’exploitation des propriétés indivises.
Contrairement à de Bleury, seigneur qui vivait en bourgeois, Hazen sera
un bourgeois qui vivra en seigneur. Comprenant vite la valeur des terres entre
les mains des défricheurs, la seigneurie, longtemps négligée, va se peupler et
produire des ressources agricoles propres au commerce.
Jusqu’à la révolution américaine, Hazen vécut toutefois d’activités économiques
diverses. C’est l’exploitation de mines et le commerce du bois qui
l’enrichirent. Précisément, la révolution va rompre la belle amitié entre
Christie, qui reste fidèle à l’Angleterre et Hazen qui épouse la cause rebelle.
Christie a mis plus que sa part dans les frais d’exploitation et veut donc des
garanties. Le 26 mars 1766, il se fait consentir un mortage pour £ 800 sur tous
les biens de son co-propriétaire. Endetté, Hazen doit emprunter de tous bords
tous côtés depuis que Christie lui a fermé les cordons de sa bourse. Ce dernier
perd confiance en son associé à tel point qu’il obtient un jugement contre
Hazen et fait décréter le partage des propriétés indivises. Hazen obtient, pour
sa part, le territoire de la ville d’Iberville, la partie sud de la seigneurie
de Bleury, la plupart des terres louées dans la ville de Saint-Jean et une
terre à la savane de Saint-Luc. Le terrain du fort est divisé par moitié entre
les deux locataires.
Malgré que les déboires s’abattent sur sa tête, Hazen se console en
épousant une jeune canadienne, Charlotte de La Saussaye, âgée de 30 ans. Le
couple se marie à Montréal pendant que les meubles de Hazen sont vendus par
décret de justice à la demande de Christie. Hazen n’a plus qu’à se consacrer
exclusivement à l’agriculture sur les terres qui lui restent. Il réussit si
bien qu’en 1775, au moment lorsqu'éclate la révolution américaine, il peut
reprendre possession de tous ses biens. Après la guerre, tandis que les deux
«seigneurs» avaient lutté dans des partis adverses, Christie veut retrouver sa
part d’hypothèque de 1766 et réclame ses £ 800. Hazen, réfugié au Vermont,
riposte par une autre proclamation en faisant saisir les propriétés mobilières
que Christie avait acquises dans l’état du New York pour une valeur de $ 100
000 : «Christie demanda : 1° une condamnation personnelle pour les 800
livres avec les intérêts jusqu’à date; 2° que les propriétés du défendeur
fussent déclarées hypothéquées et, de plus, forfaites en sa faveur. Malgré
l’opposition de Hazen et diverses procédures, Christie passa en Angleterre et
obtint du Conseil privé sentence contre son adversaire. Tous les biens de Hazen
furent saisis : ses terres à Saint-Jean, sa terre de la Savane, à Saint-Luc,
et sa Seigneurie de Bleury-sud. Le tout fut acheté par Christie. Pourtant il
perdit les principales terres de Saint-Jean, aujourd’hui la partie la plus
importante de cette ville. Le Baron de Longueil réclama ses droits lorsque les
Loyalistes vinrent s’établir auprès du fort», ce qui ne pouvait lui être
refusé selon les clauses des ententes passées jadis avec Christie et Hazen.
Bilan du peuplement. À la fin de l’âge militaire, la population
locale réside sur une étendue moyenne des terres concédées autour du fort qui
mesure 30 arpents de profondeur est/ouest. Le Père Brosseau énumère ainsi en
direction parallèle à la rivière, soit en direction nord/sud :
«
Au sud du fort, était la terre de Joseph
Payant dit Saint-Onge. Elle avait six arpents en
largeur, et trente en profondeur
comme il a été dit. Cette terre concédée en 1755, fut vendue, sous le Régime
anglais au nommé McComb.
Suivent les dix arpents du fort, loués à
Christie et Hazen : soit sept arpents divisés en deux lots de trois et de
quatre arpents puis trois autres comprenant la banlieue du fort. Là s’élevait,
à un arpent et demi du lot précédent, la maison de pierre bâtie par Christie.
Les six arpents suivants appartenant à la
veuve de Christophe Babuty, un munitionnaire au service des troupes françaises
venues au Canada, sous le commandement de Montcalm.
Les six arpents suivants au notaire Grisé.
Puis cinq lots, de trois arpents chacun,
appartenant : le 1er à Jacques Faille; le 2e à Françoise Leblanc, veuve de
Charles Grageon (Greshon); le 3e à Pierre Bignon; le 4e à Antoine Girard; le 5e
à Jacques Bureau».
Pour cette population, les missionnaires poursuivent leur travail.
L’abbé Médard Pétrimoulx exerce le ministère au fort Saint-Jean entre 1759 et
1777, et son frère, Dominique, Récollet, l’accompagne à plusieurs reprises dans
la région. Enfin, l’abbé Pierre Robitaille, aumônier des troupes cantonnées au
poste de l’île-aux-Noix durant la guerre de 1812-1814, qui était curé de
Saint-Charles-sur-Richelieu.
«
De 1760 à 1775, le fort Saint-Jean connut la
déchéance. Les ronces, les arbrisseaux et les herbes folles se frayèrent un
chemin à travers les palissades calcinées. On ne trouvait plus que quelques
casernes construites après le départ des troupes françaises et dont une partie
seulement était utilisée. Seul le débarcadère connaissait une certaine activité
: on y voyait occasionnellement une ou deux embarcations affectées au transport
des vivres et aussi quelques soldats, commerçants et colons. Un sloop de la
Royal Navy armé de 2 canons de 6 pouces s’y trouvait également»
Dans l’ensemble, la région du fort Saint-Jean restait isolée. Les
administrateurs anglais ne prêtèrent pas davantage d’intérêts que les
administrateurs français. «En 1761, les troupes anglaises casernées à
Saint-Jean, à Chambly et à Sorel, envoyaient leurs lettres à Montréal. Demande
fut faite au gouvernement d’alors d’avoir un bureau de poste à Saint-jean. La
demande fut rejetée. Toute la correspondance devait être envoyée à Montréal.
Devant ce refus, les autorités militaires se chargèrent du courrier. Le
courrier partait de Québec, et se rendait jusqu’à Berthier, traversant le
fleuve vis-à-vis de Sorel, pour déservir Sorel et de là se rendre à Saint-jean
en longeant la rivière Richelieu. Donc, si vous voulez, Saint-Jean-Québec via
Sorel et Berthier».
Résistance du Fort Saint-Jean lors de l'invasion américaine. 1775. La montée de la
confrontation entre l’Angleterre et ses treize colonies américaines culmina par
l’invasion de sa colonie du Canada par les rebelles américains en 1775. La
Vallée du Haut-Richelieu reprit son rôle de voie de pénétration en territoire
canadien. Le fort Saint-Jean n’avait alors qu’une garnison composée de 12
hommes : un officier, un sergent
et 10 soldats et les Américains le savaient.
Le 17 mai au matin, un sloop anglais est abordé, les casernes encerclées et un
groupe d’Américains isole le fort qui, en quelques instants, est obligé de se
rendre. Les 12 militaires de la garnison sont rapidement faits prisonniers et
les vivres arrivés le 14 mai précédent sont saisis. Benedict Arnold, informé que les
renforts ne tarderont pas à arriver, ordonne la destruction des bateaux qu’il
ne peut ramener et fait appareiller le sloop pour disparaître en amont du fort.
Moses Hazen, qui a senti ses biens menacés, a été porter la nouvelle de
l’incursion à Montréal et de là, la nouvelle se transmet à Québec. Le même
soir, après qu’Arnold eut pillé le fort Saint-Jean, un détachement de Green
Mountain Boys dirigé par Ethan Allen, vient occuper les lieux, mais, informé de
l’approche d’un détachement de 140 hommes dirigé par le major Charles Preston
(± 1735-1800), il évacue la place dès le lendemain matin : «Preston et ses
hommes atteignirent Saint-Jean après le retrait des rebelles. Ils y restèrent
environ 24 heures, le temps de manger et de se reposer; ils regagnèrent
Montréal le samedi 20 mai. Leur départ laissait de nouveau Saint-Jean sans
protection. Les troupes anglaises étant très clairsemées dans la région de
Montréal et le gros des forces se trouvant toujours à Québec, on dut faire
appel aux volontaires canadiens pour assurer la relève. C’est ainsi que le
lieutenant Samuel MacKay et cinquante Canadiens occupèrent le fort jusqu’à
l’arrivée des troupes en garnison dans la capitale».
Ce brutal coup de force n’avait été qu’une aventure isolée, le Congrès
américain faisant circuler des tracts pour rallier la population canadienne à
la cause américaine. Devant le peu de réceptivité de cette dernière, le
Congrès
continental désigna, le 19 juin, Philip Schuyler pour commander une expédition
dont la mission était d’envahir le Canada. Cet homme frêle et maladif prit
comme adjoint le brigadier-général Richard Montgomery (1738-1775). À l’approche
du mois de septembre, la colonne était prête à se mettre en route. Schuyler
pouvait compter sur environ 2 000 hommes fournis par les états du New York (4
régiments) et du Connecticut (4 compagnies) et plusieurs centaines d’hommes
mobilisés s’ajoutèrent à l’unité du colonel Benjamin Hinman qui attendait déjà
au sud du lac Champlain. De ce côté-ci de la frontière, dès le 19 mai, le général
britannique Thomas Gage avait ordonné de regrouper ses troupes dans la région
du lac Champlain. La stratégie était simple : oublier pour le moment Québec et
Montréal, fortifier Saint-Jean de façon à bloquer le passage vers le
Saint-Laurent, et construire quelques vaisseaux assez lourds pour reprendre si
possible la maîtrise du lac. Il appartint donc au major Preston de ressusciter,
pour une troisième fois, le fort Saint-Jean.
Quelques jours après sa première visite, Preston revint au poste avec,
cette fois-ci, 486 hommes composés de 193 du 26e Régiment, 239 du Royal
fusiliers, 18 du Royal Emigrants et 31 de l’Artillerie Royale. Au même moment,
le major Joseph Stopford était dépêché afin de consolider le fort de Chambly.
Preston laissa de côté les débris de l’ancien fort et tandis que Gage voulait
s’en servir comme chantier naval, Preston préféra ériger un site de défense
sûr. Il fit donc construire 2 redoutes distantes l’une de l’autre d’environ 700
pieds. Carleton approuva le projet.
À quoi ressembla ce troisième fort Saint-Jean? Une vieille carte de
l’époque et un dessin ancien reproduit dans le Rapport concernant les
travaux des Archives publiques pour les années 1914 et 1915 en donnent une
idée assez juste :
«
La redoute sud construite au centre du vieux
fort français était longue d’environ deux cent cinquante pieds et large de deux
cents. En plus de plusieurs traverses ou cloisons protectrices, elle contenait
six bâtiments; trois casernes réservées aux officiers, aux hommes et aux
volontaires canadiens-français; une poudrière; un magasin et un bâtiment à
l’usage des ingénieurs. La redoute nord, reliée à la redoute sud par une
tranchée, était située un peu plus haut que [l’ancienne]
usine de
filtration de Saint-Jean. Un peu plus grande que la première, elle comprenait
aussi plusieurs traverses et entourait la maison de Moses Hazen et du colonel
Christie. De juillet à septembre, plus de trois cents hommes travaillèrent à
ces constructions. Un journal conservé aux Archives nationales et que James
Thomas Flexner, dans son livre The Traitor and the Spy : Benedict Arnold
and John André
a récemment attribué à John André, décrit ainsi l’état des
travaux le 17 septembre : "Nos redoutes étaient à cette date (si elles
n’étaient pas achevées) du moins dans un état qui nous permettait de les
défendre; l’intérieur du parapet et des embrasures étaient gazonnés. Le fossé
était muni de fascines et les canons étaient mis en place, bien qu’à la vérité
les plates-formes fussent très mauvaises. Nous avions deux obusiers de 8 pouces
et 8 mortiers dit Royaux ou Cohorn, environ 30 pièces d’artillerie, parmi
lesquelles 2 légers canons de cuivre, calibre 24, 6 canons de fer, calibre 9.
Les autres étaient de calibre moindre et de cuivre pour la plupart».
Ensuite, Preston put penser à l’armement naval ordonné par Gage: «En
plus de bâtir ces deux forts, les charpentiers travaillèrent à la construction
d’une galère de 30 rames. Lancée à la fin de septembre et armée d’un canon de
cuivre, calibre 24, elle vint s’ajouter au Royal Savage, une goélette armée de
12 canons qu’on venait de mettre en état de naviguer. Ces embarcations devaient
assurer la maîtrise des eaux et aux environs du fort». Si les rives du
Richelieu grouillent de la présence des troupes régulières, le plat-pays
demeure pratiquement sans défense. Carleton essaie de remédier à la situation
en proclamant, le 9 juin, la loi martiale et mobilise des compagnies de milice
à travers toute la province. Si les citoyens des villes s’engagent, les
cultivateurs préfèrent rester sur leurs terres et attendre le sort des armes.
C’est le 20 août 1775 que le général en chef Washington lance la
colonne de Schuyler. Dix jours plus tard, Montgomery apprend que les vaisseaux
construits à Saint-Jean sont à peu près terminés, ce qui met en jeu la
maîtrise
du lac Champlain. Il décide donc, sans plus tarder, de se mettre en marche. De
son côté, le souffreteux Schuyler obtient la neutralité des Six-Nations. Le 4
septembre, Montgomery débarque à l’île-aux-Noix où il est rejoint le lendemain
par Schuyler. «Le 6 septembre, Schuyler à la tête de mille hommes environ
tente un premier débarquement au sud du fort, là où se trouve aujourd’hui le
club de golf. Les deux frères de Lorimier et 60 indiens les attaquent vivement
et les forcent à retraîter plus au sud».
Le lendemain, Schuyler décide de regagner l’île-aux-Noix, tandis que le 8
septembre, d’importants renforts américains viennent renforcer la première
troupe : 300 hommes du Connecticut, 400 du New York et quelques artilleurs
traînant 5 canons et 2 mortiers. Ainsi, les 10 et 11 septembre, environ 1 000
hommes débarquent de nouveau au sud du fort, tout près du ruisseau Bernier, ou
Montgomery Creek. Durant la nuit, le colonel R. Ritama et 500 hommes
essayent à 2 reprises de contourner le fort Saint-Jean par l’ouest, mais la
peur s’empare d’eux et reviennent, pris de panique à l’île-aux-Noix : «L’inexpérience
a cette fois raison des Américains» (J. Castonguay).
Cinq jours après, Schuyler, atteint de malaria, doit retourner à
Ticonderoga, et Montgomery prend le commandement. Il décide un nouveau
débarquement de troupes, toujours au sud du fort. Un détachement de 120 hommes,
sous le commandement du major John Brown réussit à contourner le fort et à
atteindre le Chemin Saint-Jean par l’ouest et la route menant à Chambly par le
nord. Le lendemain, le colonel Bedel et
les New Hampshire Rangers s’établissent
au nord du fort, tandis que les hommes de Brown et les Green Mountain Boys de
Seth Warner sont envoyés à Laprairie et à Longueuil. Le 18, le capitaine Strong,
avec 100 hommes de troupe, 100 volontaires, un officier d’artillerie ayant une
pièce de campagne contre-attaquent et forcent les Américains à se retirer pour
quelques heures de la route qu’ils controlent au nord du fort. Trois jours plus
tard, Montgomery installe une première batterie composée de 2 mortiers au sud
du fort, à environ 400 verges de la redoute la plus avancée. Le 24 septembre,
Ethan Allen et ses volontaires attaquent Montréal. L’opération s’avère un échec
et Allen est lui-même fait prisonnier par la milice montréalaise. «Le 10
octobre : le siège se prolonge beaucoup trop pour Montgomery. Incapable de
faire fléchir la garnison commandée par le major Preston, il aurait aimé
prendre le fort d’assaut, mais les troupes du Connecticut préfèrent installer
une batterie sur la rive est du Richelieu (à Iberville), espérant ainsi
neutraliser la redoute nord et les vaisseaux anglais».
Et c’est ainsi que le 16 octobre, le Royal Savage, vaisseau armé
de 12 canons, le plus important de la flotte anglaise, est touché et coulé par
le tir des Américains. Deux jours plus tard, l’incapable major Stopford livre
le fort Chambly après une résistance futile. De plus, Stopford avait livré le
fort sans détruire les approvisionnements dont s’emparèrent les hommes de Montgomery
alors que les hommes de Preston se
voyait réduit à l’extrême pénurie. La perte
du fort Chambly dut être un choc moral pour les 567 soldats réguliers et les
volontaires qui occupent le fort Saint-Jean. De plus, on y dénombre 80 femmes
et enfants alors que le fort ne comprend qu’une caserne pour 25 hommes. On
érige alors des huttes ou des tentes pour abriter la population réfugiée dans
le fort. Au début, des tentes s’étaient élevées entre les redoutes, mais, dès
les premiers bombardements, il fallut penser à les installer dans les redoutes.
Les Américains se montrant plus tôt que prévu, les occupants anglais n’avaient
pu s’installer convenablement; il n’y avait que 20 literies pour 200 hommes.
Les convois apportant le ravitaillement sont saisis par l’ennemi les 18 et 21
septembre, au ruisseau Jackwood (rue Loyola actuelle). Mais Preston ne manque
pas de plans : «…deux forts bien retranchés, une bonne ligne de
communication entre les deux; une golette armée de douze canons et une galère
de trente rames, armée d’un canon d’assez gros calibre, pouvant tirer des
boulets de 20 livres, étaient ancrées en face de la redoute nord et pouvaient à
l’occasion aller bombarder les Américains à leur camp sud et en direction de
leur camp nord (rue Loyola)».
Mais la flotte anglaise neutralisée et les approvisionnements fournis par la
cession du fort Chambly augmentèrent la combativité des soldats américains.
Deux jours plus tard, les résistants sont découragés. Jusque-là, avec
ingéniosité, ils ont paré les coups portés par l’ennemi; maintenant ils se
laissent de plus en plus envahir par le désespoir à mesure que l’heure de
l’assaut final approche :
«L’avantage des constructions de terre
(parapets et traverses) du fort Saint-Jean était incontestable; la réparation
se faisait rapidement et peu de matériaux étaient requis. Mais avec un automne
d’intempéries, comme ce fut le cas en 1775, ces fortifications devinrent un
immense bourbier.
Les bombardements causèrent de nombreux
dommages et les soldats qui, en plus d’avoir à tenir un poste de sentinelle,
tous les deux jours, devaient travailler à la restauration, s’épuisèrent
rapidement. Il y avait très peu d’abris pour se reposer. De plus, il fallut en
arriver à rationner la nourriture et les soldats n’eurent bientôt droit qu’à une
demi-livre de pain et à un quart de livre de lard par jour, tandis que les
volontaires canadiens bénéficiaient d’un traitement de faveur avec un pain et
demi par jour.
Les soldats de faction se divisaient à peu
près ainsi : cent pour la redoute sud et cinquante pour la redoute nord».
Les 26 et 27 octobre, le général Wooster arrive à Saint-Jean avec des
renforts américains additionnels et, dès le lendemain, les forces de Montgomery
démasquent une troisième batterie au nord-ouest du fort. Cette
fois,
c’est le désarroi qui s’empare des assiégés, surtout quand le 30 octobre,
Carleton échoue dans une tentative de débarquement à Longueuil afin de se
porter au secours de la garnison assiégée : «Plus les jours passaient, moins
on arrivait à combler les trous de bombes et à réparer les dommages. Foucher
raconte qu’une bombe de 150 livres creusa un trou de 10 pieds (3 m) de diamètre
et de 5 à 6 pieds (1,5 à 1,8 m) de profondeur et que les rebelles tirèrent
mille coups de canons dans la seule journée du premier novembre. Ce même jour,
une partie des abris et des provisions fut détruite par les boulets; la
garnison était désespérée et le 3 novembre, les articles de la capitulation
furent acceptés. Il ne restait alors que 3 jours de vivres, un peu de poudre et
3 boîtes de munitions pour les canons».
Le 3 novembre 1775 marqua la reddition de Preston. Le nombre des tués et
blessés s’élevait à 40 et la troupe était faite prisonnière avec les honneurs
de la guerre.
Malgré la présence d’un fort contingent de soldats américains, le major
et sa vaillante troupe étaient parvenus à résister pendant 45 jours. Parmi eux,
l’effort des habitants civils de Saint-Jean est particulièrement notable. On se
souvient, dès le début du siège, la tentative de débarquement suivie de
l’affrontement qui se déroula sur le site actuel du club de golf, opposait
Montgomery au capitaine Claude Nicolas Guillaume chevalier De Lorimier
(1744-1825), défenseur du fort Saint-Jean avec son frère Jean-Claude Chamily De
Lorimier. Le capitaine De Lorimier, qui joua également un rôle d’éclaireur pour
le gouverneur Carleton en vue de sauver le fort, parvint à repousser l’ennemi.
D’autres défenseurs, issus de la population française, participèrent également
à la défense du fort Saint-Jean, dont Charles De Lotbinière (1748-1822) et
Ignace-Michel-Louis-Antoine De Salaberry (1752-1828). Durant tout le siège,
Antoine Foucher, qui était présent, rédigea le récit détaillé des faits et
gestes des assiégés et de l’ennemi. On y apprend ainsi la mort du premier
volontaire canadien, Beaubien Desaulniers, le 7 septembre 1775. La longue
résistance du fort Saint-Jean eut pour effet de retarder suffisamment les
Américains qui devaient courir désormais contre l’arrivée de l’hiver. Une fois
Preston s’étant rendu à Montgomery, celui-ci s’avança rapidement jusqu’à
Montréal, d’où le gouverneur Carleton parvint à s’échapper de justesse pour
regagner Québec et y organiser la défense de la citadelle. C’est là, dans un
assaut ultime, que Montgomery fut tué le soir du 31 décembre.
Après-coup de l’occupation américaine. C’est au cours de cet hiver
d’occupation que le Congrès
américain envoya une délégation dirigée par
Benjamin Franklin, Samuel Chase, Charles Carroll of Carrollton accompagné de
son frère, l’évêque catholique John Carroll en vue de convaincre les Canadiens de
joindre la cause américaine. Celle-ci fut logée une nuit chez Moses Hazen avant
de regagner le château Ramzay à Montréal. Hazen, qui se ravisa après le premier
moment de panique, décida de «trahir» en rejoignant l’armée d’invasion. Cette
trahison s’explique par 3 raisons : ses origines; les dettes et les procès qui
s’accumulaient sur sa tête - procès qu’il perd contre Patrick Kelley; procès
qu’il perd contre Louis Marchand; contre Ducalvet et 20 autres, sans oublier
ceux de Christie -, enfin son goût inné de l’aventure qui ne pouvait être
récompensé qu’après la victoire
définitive des rebelles. Quoi qu’il en soit, le
18 septembre, il tenta un coup de force contre le fort Saint-Jean au ruisseau
Jackwood et fut fait prisonnier. Envoyé à Montréal pour répondre de sa
trahison, il fut redirigé par Carleton vers Québec lorsqu’il est délivré par
ses compatriotes. Après la chute de Montréal, il y revient et en est nommé
commandant le 20 mars 1776. De plus, il est placé à la tête du mouvement révolutionnaire
canadien. Lorsqu’il est remplacé le 18 avril par Arnold, il refuse d’exécuter
l’ordre de piller les magasins de Montréal, évitant de perdre pour toujours la
confiance des autorités britanniques. Hazen suivit les troupes américaines et
dut dire adieu à ses propriétés de Saint-Jean et d’Iberville. Il combattit
vaillement pour les Américains durant la guerre, fut nommé brigadier-général et
une fois qu’elle fut terminée, il reçut une concession de terres 
dans le
Vermont. Hazen mourut à Troy le 30 janvier 1802, où Charlotte, son épouse
canadienne, l’avait suivi. Ayant renoncée par son mariage à la religion
catholique, elle réintégra son église deux ans après le décès de son époux.
Hazen laissa un nom dans la région, que l’on attribua au ruisseau sur la rive
est qui se déverse dans le Richelieu, et une demeure traditionnelle en pierre
qui fut baptisée Manoir Hazen seulement parce qu’elle était sise à côté de
l’embouchure du ruisseau. Manoir que Moses Hazen n’a jamais connu et encore
moins habitél et où ne logea ni Franklin, ni Chase, ni aucun des membres de la
Commission américaine.
L’hiver 1776 fut particulièrement rigoureux. Restauré tant bien que mal
du siège qu’il venait de subir, le fort Saint-Jean servit d’hôpital, d’entrepôt
et de relais aux troupes américaines en garnison au Canada. Il aurait
abrité,
au printemps 1776, jusqu’à 3 000 malades. Plusieurs milliers d’hommes de
troupes y séjournèrent, et lorsque le temps de la débâcle sonna, il servit
encore de point d’appui à la retraite des envahisseurs. Le 16 juin, l’armée en
retraite mit le feu au fort de Chambly et les soldats qui y étaient cantonnés
se sauvèrent à Saint-Jean, talonnés par les troupes britanniques. Quand ces
dernières atteignirent le fort Saint-jean, le soir du 18, ils ne retrouvèrent
qu’un brasier en flammes et déserté. La guerre d’Indépendance allait désormais
se poursuivre sur le territoire américain. Le 18 juin 1776, le général Burgoyne
ne trouva qu’une seule arrière-garde d’une quarantaine d’hommes commandés par
le major T. Bigelow et une vingtaine de canons abandonnés. N’ayant plus
d’embarcation utilisable, l’armée anglaise resta bloquée à Saint-Jean dans sa
poursuite contre les rebelles. L’incapacité et le manque d’organisation des
généraux britanniques permirent ainsi aux rebelles de se replier et de refaire
leur force.
Le fort Saint-Jean devint le point de départ des troupes britanniques
chargées d’écraser la rébellion. En plus, on lui annexa un véritable chantier
maritime à partir duquel construire une flotte chargée de surveiller le lac
Champlain. De là partit la troupe commandée par sir John Burgoyne amenant avec
lui un contingent de mercenaires allemands conduits par le baron de Riedesel.
Sa défaite à Saratoga en 1777 et dont les troupes furent dispersées par les
Américains, décida la France à s'engager aux côtés des rebelles. Pour la région
de Saint-Jean, une période de son histoire s'achevait; commençait alors l'Âge
de Croissance.
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