mardi 16 novembre 2010

Psychologie collective et Conscience historique

Le Titien. Allégorie de la Prudence, 1565


Première partie
DE LA REPRÉSENTATION SOCIALE

Leçon inaugurale

HISTORIQUE ET DÉFINITION DE LA PSYCHOLOGIE COLLECTIVE

La psychologie collective est une discipline qui s’est dégagée tout au long du XXe siècle à travers les mutations d’une connaissance issue de la rencontre de deux sciences positives, la science du particulier (la psychologie) et celle de la société (la sociologie)। Ses trois phases peuvent être distinguées ainsi: la psychologie des peuples, la psychologie sociale enfin la psychologie collective.

La psychologie des peuples émerge au cours du XIXe siècle. Jules Michelet, dans son Introduction à la philosophie de l’histoire (1830), dresse un premier tableau des caractères des peuples européens dans lequel il reconnait au peuple français, de préférence à ses voisins (Anglais, Allemands, Italiens), la juste harmonie des facultés psychologiques. Hippolyte Taine, auteur d’une Histoire de la littérature anglaise, fait des aspects psychologiques un élément déterministe des peuples en fonctions de trois critères: la Race, le Milieu et l’Histoire. Dans le contexte du darwinisme social et des rivalités internationales, la psychologie des peuples déborde bientôt dans le racisme en croisant les idées de Gobineau, de H. S. Chamberlain et du criminaliste, le Dr Bertillon.

Tous les courants de la psychologie des peuples n’aboutissent pas nécessairement au racisme. Certains ouvrages ont brossé des traits de caractère des peuples sans usage de stéréotypes. Le sociologue André Siegfried a commis un essai tout en subtilité, L’Âme des peuples (1950), tandis qu’on doit à l’humaniste espagnol, promotteur de l’Europe unie, Salvador de Madariaga: Anglais, Français, Espagnols (1952). D’autre part, l’orientaliste Louis Dermigny a publié U.S.A. Essai de mythologie américaine (1955) où le portrait tracé du peuple américain reste toujours aussi actuel. Pour sa part, Marcel Rioux a publié, en 1974, un petit essai sur Les Québécois où il s’essayait à tracer un portrait psychologique et social des Québécois.

L’abomination nazie a entraîné avec elle la psychologie des peuples. C’est alors la psychologie sociale américaine qui a pris le relais. Celle-ci substitue au déterminisme psychologique un déterminisme sociologique conditionnant le comportement des collectivités. Elle fixe les groupes et les situations comme les objets de sa discipline, les foules et l’opinion publique deviennent ses champs d’investigation. Enfin, elle s’intéresse à la culture et entend être une science appliquée.

On retrouve dans La Psychologie sociale de W. J. H. Sprott (1954) un ouvrage introductif, de même que dans l’essai de Jean Stoetzel, La Psychologie sociale (1978), subsistent des résidus d’éléments plus psychologiques tels la mémoire, la perception, la déviance, etc. Le classique du genre reste toutefois l’étude de David Riesman, La Foule solitaire (1950), qui montre la fascination des sociologues américains d’après-guerre pour le contraste entre l’isolement des individus et les organisations sociales de masse.

L’orientation quantitative des méthodes de la psychologie sociale telle qu’exercée par les sociologues américains écarta certains objets d’étude strictement psychologique. Heureusement, l’importance prise par la psychanalyse au cours des années 1960 força une rencontre fructueuse entre les pensées de Marx et de Freud. Eric Fromm (La peur de la liberté, 1941, Société aliénée et société saine, 1956), Erik H. Erikson (Enfance et société, 1959, Luther avant Luther, 1968), mais surtout Herbert Marcuse (Éros et civilisation, 1963) produisirent des essais qui invitèrent à consolider une véritable psychologie collective.

Déjà, le docteur Charles Blondel, en 1927, avait rédigé une première Introduction à la psychologie collective. Héritier de la tradition sociologique de Durkheim et de Tarde, pour lui: «L’individu humain est toujours et partout profondément socialisé; bien que cantonnés toujours en des consciences individuelles, les phénomènes mentaux comportent tous un appoint collectif; […] la plupart des questions relatives aux vies intellectuelles, affectives et volontaires, communément traîtées par la psychologie générale ressortissent, en totalité ou en partie, à la psychologie collective». (pp. 3-4). Blondel, qui appartenait au groupe intellectuel de l’Université de Strasbourg, aux côtés des historiens Marc Bloch et Lucien Febvre, situait dans la perception, la mémoire et la vie affective les lieux où l’individu et sa collectivité se rejoignaient. Son influence sur un maître de la sociologie historique comme Maurice Halbwachs est incontestable.

Or la thématique des foules ou des masses circonscrit historiquement le champ de la psychologie collective à nos sociétés actuelles. Par exemple, certains historiens de la Révolution française, tels Georges Lefebvre qui a suivi minutieusement la diffusion des rumeurs sous La Grande Peur de 1789 (1932) et George Rudé, avec The Crowd in the French Revolution (1959), ont utilisé la psychologie collective pour cerner le phénomène des foules dans le passé. Outre l’objet d’étude, nous devons à une dynamique épistémologique la méthodologie moderne de la psychologie collective. Comme le rappelle l’un de ses maîtres, Pierre Mannoni (1985), qui a travaillé autant en France qu’aux États-Unis: «Il convient donc de réclamer pour la psychologie collective la reconnaissance du bien-fondé de sa problématique, de la spécialisation de son objet, de la pertinence de ses méthodes et de ses objectifs. Ce qui ne saurait aller sans une définition préalable. Risquons-nous donc à proposer d’entendre la psychologie collective comme la discipline ayant pour but d’appréhender tous les phénomènes psychologiques à caractère collectif, qu’ils soient cohérents ou déstructurants, impliquant tous les mécanismes conscients et inconscients qui composent la vie des sociétés, que ces mécanismes concernent des masses stables ou des foules passagèrement liées ainsi que les rapports de ces ensembles humains avec leurs meneurs».1

L’essai de Freud, Psychologie collective et analyse du Moi, s’inspirant des travaux du célèbre Gustave Le Bon sur La psychologie des foules (1895), a consacré l’étude des masses, et en particulier sous la forme des foules, comme objet privilégié de la psychologie collective tenue pour distincte de la psychologie sociale. Dès l’Entre-deux-Guerres, Serge Tchakhotine, confrontant les partis politiques totalitaires, présentait Le viol des foules (1952), psychologie à la fois théorique et appliquée; Paul Reiwald, après la Seconde Guerre mondiale, est encore plus explicite en donnant à son livre, De l’esprit des masses, le sous-titre Traîté de psychologie collective. Enfin, Serge Moscovici publiait, en 1981, L’âge des foules, portée également sur l’étude de la psychologie des masses


I.1 De la représentation sociale comme psychologie collective

Quel sera donc le champ où s’exerceront les phénomènes psychologiques à caractère collectif? Pierre Mannoni le désigne sous le nom de représentation sociale: «D’une façon générale, les représentations mentales apparaissent comme des “entités” de “nature cognitive reflétant, dans le système mental d’un individu, une fraction de l’univers extérieur à ce système. Il ne s’agit évidemment pas de reproductions de l’objet mais de la production d’une image que le sujet élabore en utilisant ses facultés cognitives, elles-mêmes dépendantes du substrat neurologique. Tout sujet dispose d’un ensemble de représentations constitutives de son information et de sa mémoire sémantique: ce sont les représentations types. Cependant, comme il est impensable de traiter l’humain comme d’un sujet désinserré de tout milieu et compris comme “esprit pur”, il y a lieu d’envisager la production des représentations mentales dans l’échange que chaque sujet entretient avec son milieu, puisque aussi bien ce sont les caractéristiques du milieu qui, à travers les situations vécues, mettent en jeu la production de telle ou telle représentation mentale».2 C’est ainsi que les représentations mentales finissent par devenir, par l’entremise du milieu, des représentations sociales: «Ces produits de la pensée se présentent comme des élaborations groupales qui reflètent, à un moment donné, le point de vue prévalent dans un groupe relativement à certains sujets. Ils peuvent concerner aussi bien des faits et situations que des personnes et ont pour vocation essentielle de produire une espèce d’“image” qui vaut dans tous les cas et s’impose avec une valeur attributive ou prédicative. Celle-ci rend compte pour le sujet qui parle comme pour ceux qui l’écoutent d’un contenu attendu ou sous-entendu».3 Comme un écho, le groupe renvoie à l’individu sa représentation devenue proprement sociale.

Représentation sociale et représentation collective sont-elles synonyme? Formulée dans le contexte de sociétés de masses fortement urbanisées et industrialisées, l’adjectif social désigne un type de groupes assez vaste et présenté depuis le XVIIe siècle (depuis Descartes et Hobbes) comme un système mécaniciste. Mais ce type de groupes sociaux ne peut nous faire oublier que, même encore aujourd’hui, les groupes sont souvent beaucoup plus restreints. Ce sont des communautés. Ces communautés sont conçues à partir de l’unité de base que représente la famille; elles sont donc érigées sur le modèle d’un système organiciste. Ici, la distinction établie par la sociologie allemande depuis l’époque de Tönnies et de Max Weber est fortement pertinente. La communauté (groupes restreints aux liens serrés et circonscrits), la Gemeinschaft, est distincte de la société (groupes larges aux liens ténus sinon constitués d’individus atomisés), la Gessellschaft. L’idéal serait d’employer l’expression de représentation sociale uniquement dans ce dernier cas, l’étude des groupes restreints étant dévolus plus généralement à l’anthropologie culturelle. L’expression psychologie collective engloberait les deux types groupaux. Mais les grandes sociétés de masse sont relativement récentes dans l’Histoire, aussi doit-elle tenir compte de ces différentes échelles dans ses méthodes. Enfin, elle se positionnerait au carrefour des rencontres entre la représentation mentale de ses membres et les représentations véhiculées, transmises, entretenues, développées par les institutions de la collectivité.

Les représentations collectives (communautaires ou sociales) sont donc des représentations mentales. La définition donnée par Mannoni peut nous aider à nous figurer plus exactement la chose concernée. La chose, nous dit Mannoni, ce sont des «entités de nature cognitive». L’auteur nous parle d’images. Une fois le substrat neurologique écarté - il concerne essentiellement la physiologie du système nerveux -, nous sommes donc amenés à conclure que la faculté de percevoir, recevoir, enregistrer, accumuler des images est la fonction des facultés cognitives. Ces images sont reçues par le système neuronal de l’individu. Images enregistrées d’abord par les sens, images sensorielles: visuelles, auditives, olfactives, gustatives, tactiles; auxquelles nous devons ajouter les images apprises par l’enseignement, l’expérience, l’éducation, l’information… «Tout sujet dispose d’un ensemble de représentations constitutives de son information et de sa mémoire sémantique: ce sont les représentations types», précise Mannoni. Ces représentations ne se réduisent pas à de simples «reproductions de l’objet», mais le déjà vu est essentiel à l’ajout d’images originales. Toutefois, le rapport entre l’image représentée et l’objet réel est la première saisie du monde extérieur par l’individu, par son système psychique. Ce monde des objets extérieurs au sujet lui permet d’entretenir une interaction avec le milieu; des échanges qui vont du sujet à l’objet et reviennent de l’objet au sujet. La relation objectale est à la base, on le sait, de la formation de l’indentité.

Mais la relation objectale est également à la basse de la connaissance. Sans connaissance, nulle conscience possible. La sociologue Claudine Herzlich résume assez bien la constitution de la représentation sociale: «En tant que modalité de connaissance, la représentation sociale implique d’abord une activité de reproduction des propriétés d’un objet, s’effectuant à un niveau concret, fréquemment métaphorique et organisée autour d’une signification centrale. Cette reproduction n’est pas le reflet dans l’esprit d’une réalité externe parfaitement achevée, mais un remodelage, une véritable “construction” mentale de l’objet, conçu comme non séparable de l’activité symbolique d’un sujet - elle-même solidaire de son insertion dans le champ social».4 Nous retrouvons ici, exprimé clairement par une sociologue, la nécessité de l’association de trois dimensions essentielles à la constitution de toutes représentations mentales.

La représentation mentale n’est donc pas une faculté passive qui se limiterait à la simple perception. Bien au contraire. Son dynamisme est constant. Notre esprit est toujours en éveil afin de rendre la réalité extérieure conforme à ce que notre déjà vu - notre système de reproduction - a enregistré। Comme la respiration ou le système sanguin qui se révèlent à nous seulement lorsqu’ils sont entravés dans leur fonction, l’Imaginaire se manifeste à notre conscience lorsque la liaison entre les images exigent un effort de représentation.

Les liens entre les images sont plus importants que la somme des images elle-même. La dynamique se trouve précisément dans ce lien entre les images et constitue la première dimension de la représentation mentale: l’Imaginaire. Car il est possible à l’Imaginaire de jouer avec ces liens et, de la reproduction, passer à la représentation par l’invention: l’inédit. On sait le parti qu’en tira l’art surréaliste. De la cheminée qui sort du train, le peintre belge Magritte en tira un train qui sort de la cheminée. De la conformité au réel, l’artiste dépassa le réel pour entrer dans le Poétique, terme que l’on peut utiliser comme synonyme à l’Imaginaire. L’acceptation ou le refus de cette nouveauté issue d’un inédit particulier doit rendre «compte pour le sujet qui parle comme pour ceux qui l’écoutent d’un contenu attendu ou sous-entendu». L’Imaginaire se situe donc ici entre l’arbre et l’écorce; entre sa propre production mentale et la réception (ou non réception) sociale.

Une expérience bien simple suffira à le démontrer. Prenons un individu qui fréquente régulièrement un même café. Chaque soir, il s’y rend. Il en connaît la disposition, le personnel, les produits. Ses sens, ses facultés cognitives sont informés de l’endroit. Chaque fois qu’il y met les pieds, le déjà vu se met sur le mode de la reconnaissance; il reproduit la scène extérieure. Supposons maintenant que l’individu entre un soir, à son habitude, dans le même café. À sa stupéfaction, il perçoit que les chaises sont sur les tables; la liaison entre les images échappe à la reproduction. Un dysfonctionnement inquiétant trouble la représentation. Dès lors, il fouille dans le bagage des images accumulées et des liens entre elles. Il finit par se souvenir que, dans son enfance, les concierges demandaient aux élèves de mettre leur chaise sur le pupître afin de pouvoir passer la serpillère. La représentation retrouve une liaison cohérente et notre badaud s’apaisera en appliquant ce souvenir à la scène actuelle, et trouvera probablement sa confirmation réelle. Mais, poussons le péril un peu plus loin. Notre individu entre toujours dans le même café, mais cette fois, en plus de voir les chaises sur les tables, il voit des clients assis sur ces chaises. La reproduction aura beau chercher dans les souvenirs, tenter par tous les moyens de retrouver une liaison cohérente entre ce nouvel influx hirsute du milieu, il ne trouvera rien pour apaiser son tourment. Il s’inventera alors - procédé par l’inédit sur la mémoire - une raison, une explication, une logique à cette reproduction sans précédent. L’essentiel, pour l’Imaginaire, c’est de trouver - ou de donner - une unité aux liaisons qui puisse rendre compte de l’environnement, du milieu où l’individu entre en interrelation. L’échec de cette concordance ne peut que conduire à la folie, à la déraison.

Mais là ne s’arrête pas la dynamique de la représentation. Au niveau de l’Imaginaire, les données psychologiques et sociales sont entremêlées. L’imaginaire fournit une liaison logique, liée à l’intelligibilité mentale. Il s’entremet avec la Psyché lorsqu’entrent en ligne de compte l’économie des affects de l’individu. Une autre dynamique, prête à interférer avec celle de l’Imaginaire, associe des symboles aux images et donne un sens à leur liaison. Nous venons de passer au niveau de la dimension du Symbolique:

Revenons à notre individu. Ce dernier retrouve son petit café sympathique et s’asseoit à sa table. On lui apporte son café dans une tasse fleurie déposée dans une soucoupe également dessinée. L’arôme du café chaud excite son désir. Il le boit. La vie est belle. Aux images s’associent donc des affects, attractifs ou répulsifs, qui en régularisent l’économie chez notre individu. Il est certain que celui-ci viendrait moins souvent si on lui présentait son café dans une tasse ébréchée, servie sur une soucoupe sale et dont l’arôme du café serait insipide. On s’imagine mal, en effet, un restaurateur servant son café dans cette tasse et cette soucoupe recouvertes de velours telles que montées par Meret Oppenheim (1936).

Mais tout ne s’arrête pas là. Le Socius n’a pas encore dit son mot - qu’il appartienne à la Gessellschaft ou à la Gemeinschaft -, l’Imaginaire et le Symbolique s’entremettent avec une troisième dimension de la représentation mentale: l’Idéologique, dont la dynamique est contenue dans l’ensemble des valeurs, des justifications, des raisons - de ces raisons raisonnantes dont parlait Joseph de Maistre -, qui tout en employant une liaison logique, se distingue de l’épistémologie utilisée dans la constitution de la rationalité de l’organisation de l’Imaginaire.

Lors d’une autre visite au café, notre ami, cette fois, côtoie un client au comportement bizarre. Ce voisin est malodorant, sale, déguenillé, s’écrase sur sa chaise et met ses pieds sur la table. Il parle fort, incommode la place. Son comportement heurte les valeurs du milieu social. Il déroge à la règle de bienséance et de conduite à laquelle il devrait se soumettre. Autant son partage des normes le ferait apprécier de ses voisins, autant son attitude revèche amène leur désapprobation. Tout ce qu’il risque, c’est de se faire mettre à la porte, c’est-à-dire rejeter hors de la société. Au bon conformiste qu’est notre ami, son voisin apparaît un délinquant. Le finit ici par dominier sur la SociusPsyché.

«Il n’y a pas une histoire de la conscience, mais une histoire de la prise de conscience», notent Boileau-Narcejac.5 Et c’est à travers ces trois dimensions que nous pouvons le mieux saisir cette prise de conscience que nous identifions à la représentation mentale. Pour le moment, retenons que la psychologie collective a pour but d’analyser l’interrelation entre ces trois niveaux dans les productions sociales, culturelles, civilisationnelles. Comme l’histoire, la psychologie collective est une connaissance de synthèse, ce qui ne l’empêche pas de recourir à des études spécialisées ou des monographies pour explorer un champ vaste comme le monde humain. La conscience, qui est représentation mentale, ne peut véritablement s’étudier que comme champ de la psychologie collective.

L’Imaginaire, le Symbolique et l’Idéologique «s’interpénètrent, un peu à la manière des trois parchemins trouvés par Tintin à la fin du Secret de la Licorne, où les indices du code se conjuguent pour livrer les coordonnées du lieu où apparemment est enfoui le trésor. Les parchemins deviennent représentations codées déchiffrées…»6 De là à dire que la conscience est un phénomène de superposition du réel, de la psyché et du socius, il faudrait préciser en quoi nous associons la conscience à la représentation mentale.

C’est en tant que produit et que nourriture de la conscience qu’il est possible de tenir compte de la connaissance historique comme lieu d’application critique du schéma tri-dimentionnel. Cornelius Castoriadis aurait pu le supposer, lorsqu’il affirmait dans son ouvrage «Il est donc clair qu’il ne peut pas y avoir de “méthode”, en histoire, qui restera inaffectée par le développement historique réel. Cela pour des raisons autrement plus profondes que le “progrès de la connaissance”, les “nouvelles découvertes”, etc., raisons qui concernent directement la structure même de la connaissance historique, et tout d’abord la structure de son objet, c’est-à-dire le mode d’être de l’histoire. L’objet de la connaissance historique étant un objet par lui-même signifiant ou constitué par des significations*, le développement du monde historique est ipso facto le déploiement d’un monde de significations. Il ne peut donc pas y avoir de coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce monde de significations étant celui dans lequel vit le “sujet” de la connaissance historique, il est aussi celui en fonction duquel nécessairement il saisit, pour commencer, l’ensemble du matériel historique».7

I.2 De la représentation sociale comme conscience collective

L’introduction du mot conscience peut susciter une confusion puisque nous venons de définir la psychologie collective comme discipline ayant pour objet l’étude des représentations mentales comme représentations sociales। Alors, que viens donc faire cette vieille notion philosophique de conscience? Il est vrai que, depuis Socrate, la conscience est le problème-clef de l’histoire de la philosophie occidentale. La maïeutique comme procédé d’accouchement de la conscience des illusions qui l’obscurcissent appartient à une hypothèse métaphysique que les sciences biologiques ne sont pas parvenues à résoudre. Car, que sait-on, objectivement, de cette faculté qu’est la conscience? Le substrat biologique est impuissant même à localiser précisément où se situerait cette faculté dans l’organisation neuronale de l’homme. À une époque où la génétique, l’embryologie, la physiologie cérébrale ont fait des percées bouleversantes dans le champ de nos connaissances, nous demeurons toujours confrontés devant cette énigme de la conscience, irréductible à sa consœur, la connaissance.

Et nous revenons au passage décrit plus haut de la représentation mentale à la représentation social. À partir du moment où la conscience est un phénomène d’ordre individuel, comment peut-elle devenir un phénomène d’ordre collectif? On le voit, la représentation mentale et la conscience finissent par devenir une seule et même chose, identiques, mais produits de démarches intellectuelles différentes. L’une, la philosophie, basée sur une approche essentiellement nominaliste, expose la conscience comme sujet; l’autre, la psychologie collective, appuyée sur une approche empirique, tente de la cerner comme objet. À travers les traces que laissent les cultures et les comportements humains, la psychologie collective formule des problématiques, circonscrit des champs d’étude, élabore des méthodes d’enquête, suggère des hypothèses voire des thèses à partir desquelles certains penseront peut-être même édicter des lois d’ordre scientifique. Nous sommes décidément à l’orée d’une aventure intellectuelle et spirituelle de l’Humanité qui, sous le nom de représentation (mentale ou sociale), vise à saisir la conscience car, dans l’état actuel de nos connaissances - comme le dit la formule consacrée -, nous naviguons toujours dans ces illusions obscurcissantes dont nous mettait en garde Socrate. Avec la psychologie collective, nous passons de la maïeutique à l’obstétrique. Voilà pourquoi Pierre Mannoni écrivait d’entrée de jeu dans son essai déjà cité: «La psychologie collective est à l’ordre du jour. Et elle le sera probablement encore lontemps».8

La conscience est multiple. C’est probablement ce que nous avons appris de mieux au XXe siècle. Conscience sociale, conscience nationale, conscience des genres ou de l’orientation sexuelle, conscience d’âge, conscience ethnique, conscience planétaire: toutes procèdent pourtant d’un même point d’ancrage, la conscience individuelle. Conscience fractale? Certes, il y a une différence entre une conscience à multiples facettes et une conscience divisée en elle-même. La première est riche, la seconde est malade. Si de l’introspection subjective à l’observation objective, nous considérons la conscience comme représentation mentale, alors ces diverses facettes énumérées nous apparaîtront sous le jour bénéfique de sa richesse. C’est signe que l’individu est alors en relation ouverte et dynamique avec le milieu ambiant. Il a une conscience saine. Par contre, si la capacité de synthèse de la représentation - de la conscience - échoue a harmoniser ou à gérer ses multiples facettes; ou si elle sent le tout se fracturer dans des rivalités schizoïdiques, alors l’observation de la représentation mentale permet d’enregistrer chez l’individu des états purement psychopathologiques. Élargie au champ collectif, nous obtenons la psychopathologie collective: «La psychopathologie collective est la science qui se donne pour objet les phénomènes morbides de groupes. Elle s’intéresse donc à tous les troubles qui apparaissent dans les sociétés, qu’ils soient de nature structurale ou fonctionnelle. Leurs manifestations ne sont pas datables en ce sens qu’on peut en observer des exemples tout au long de l’histoire. Il n’est pas d’époque, en effet, qui n’ait connu ou ne connaisse encore des crises ou des bouleversements dont l’issue est parfois dramatique».9 Une fois de plus la conscience collective nous ramène à la base même de toutes représentations sociales.

D’où originent ces troubles du fonctionnement de la représentation? Elles proviennent aussi bien de l’une ou l’autre des dimensions de la représentation mentale que de l’interrelation entre ces dimensions. Au niveau de l’Idéologique, il est possible de désigner la mésadaption aux valeurs et normes de la société. «La vie de tout groupe social, dit Mannoni, est animée par des mouvements plus ou moins complémentaires et parfois antagonistes. Au centre de ces mouvements s’exercent des forces d’attraction de caractère centripète, articulés autour d’un noyau de cohésion très serrée: le conformisme social. Celui-ci est probablement l’un des modes majeurs du contrôle social. Il se présente comme l’ensemble des processus psychologiques qui poussent les individus à se plier à la norme socialement définie».10

Par ce «que la psychologie sociale a baptisé modèles (patterns) ou étiquettes (labels)[, l]e sujet dispose de la sorte d’une série de solutions préalables pour régler les problèmes situationnels qui se présentent à lui, que ces réponses soient adéquates ou non. En effet, un modèle social est assorti de sanctions positives ou négatives qui, dans un groupe donné et suivant des critères donnés, règlementent les conduites. La société produit donc, on le voit, un système d’information à vocation normative auquel répond un complexe attitudinal de conformation chez l’individu. Il est cependant à remarquer que la pression avec laquelle agit l’acculturation est souvent discrète, diluée dans l’expérience quotidienne, ignorée même du sujet qui la subit. Néanmoins, que la contrainte soit forte ou faible, elle est une constante du phénomène cultlurel et aboutit à la définition des rôles plus ou moins prescrits qui attendent, un peu à la manière de costumes dans un vestiaire, qu’on les endosse. Les rôles font les hommes plus encore que les hommes ne font les rôles: ainsi le veut le jeu social».11

On devine combien les contraintes participent de ce conformisme, tant «il est important pour un individu d’être en accord avec les autres membres de son groupe d’appartenance et de réduire à tous les niveaux (attitudinels aussi bien que cognitifs) la dissonance qu’il peut éprouver par rapport à la société de référence. Se conformer, c’est se mettre dans la situation de ressembler pour être rassemblé».12 Car, «à l’opposé du conformisme, ou plutôt de manière antagoniste, se développent des tensions vers l’originalité, la sécession, la rupture. S’efforçant par leur élan spontané de s’éloigner d’une façon maximale du centre de conformité, certains individus recourent à des comportements hors norme, déviants. Cette attitude “en rupture” les pousse à migrer vers les limites extérieures du grand groupe, tant d’un point de vue géographique que d’un point de vue sociologique. C’est là que s’élabore, dans les “franges” de la société, un phénomène qui tire son nom de la nature même du mouvement qui l’a créé: l’anomie».13 L’anomie, véritable hérésie par rapport à l’orthodoxie culturelle et institutionnelle, possède en soi l’amorce de bien des troubles sociaux. Car les comportements allant de l’hypernormalisme à la marginalisation individuelle entraînent le rejet par la société. Des conflits, des ruptures, des rébellions comme des révolutions peuvent jaillir des mouvements de violence de masse: la guerre civile aussi bien que la guerre mondiale. Au niveau du Symbolique, les préjugés individuels nourrissent les stéréotypes sociaux. Des boucs émissaires, abcès de fixation des angoisses et des désirs morbides, conduisent à des gestes irrationnels des uns contre les autres. La destrudo, modèle psychanalytique de l’instinct de destruction (la pulsion de mort de Freud) domine la libido: la libido unit les individus les uns aux autres; la destrudo les écarte à travers des ruptures généralement violente. Enfin, l’Imaginaire ne parvient plus à mettre de l’ordre dans le principe d’unité logique qui enchaîne les images les unes aux autres. La déraison et les divagations conduisent à des fantasmes millénaristes, psychadéliques, vertigineux… Les histoires de l’art et du cinéma témoignent de ces œuvres qui, issues d’un Imaginaire malade, nourrissent les collectivités. Elles n’en sont que plus fascinantes⌛

Notes:
१) P. Mannoni. La psychologie collective, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 2236, 1985, pp. 11-१२
२) P. Mannoni. Les représentations sociales, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 3329, 1998, p. 10.
३) P. Mannoni. ibid. p. 20.
४) C. Herzlich. «La représentation sociale», in S. Moscovici (éd.) Introduction à la psychologie sociale, t. 1, Paris, Larousse, 1972, p. 303.
५) Boileau-Narcejac. Le roman policier, Paris, P।U.F., Col. Que sais-je? # 1623, 1975, p. 11.
६) J.-P. Coupal. Petit traité de philosophie de l’histoire, in La Préhistoire oubliée, Montréal, Marc Collin, éditeur, 1998, pp. 14-15.
७) C. Castoriadis. L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, Col. Esprit, 1975, p. 19. * Il faut noter, toutefois, que Castoriadis n’emploie pas le terme de Signification dans le même sens que nous tout au long de ce cours.
८) P. Mannoni. op. cit. 1985, p. 3.
९) P. Mannoni. La psychopathologie collective, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? # 3167, 1997, p. 3.
१०) P. Mannoni. ibid. pp. 8-9.
११) P. Mannoni. ibid. p. 19.
१२) P. Mannoni. ibid. p. 11.
१३) P. Mannoni. ibid. pp. 11-12.

P.S. L'ensemble du cours est publié aux éditions de l'auteur. Au cours des prochains mois, la suite du cours paraîtra sur ce site, mais si vous ne pouvez attendre, vous pouvez toujours communiquer avec moi et je vous ferai parvenir le volume pour la modique somme de $२५ (Can.) + frais postaux.

3 commentaires:

  1. Marc Collin a dit…

    Concernant la distinction entre «sociologique» et «collectif»

    Je vois dans ton cours deux manières d'aborder la distinction entre représentation sociale et représentation collective. D'une part, la distinction entre le fonctionnement mécaniciste des sociétés et le fonctionnement organiciste des communautés. D'autre part, une distinction historique entre les petites communautés traditionnelles, tricotées serré, (le collectif) et les sociétés de masse actuelles (le sociologique). Serge Moscovici, si je me souviens bien, dans son chapitre «des représentations collectives aux représentations sociales», distingue plutôt l'émergence des représentations sociales par la prise en compte méthodologique des apports de la sociologie (alors que les théoriciens de la psychologie collective se limitaient à des réflexions abstraites).

    Mes propres lectures et réflexions m'ont amené à une autre manière d'articuler la distinction entre «social» et «collectif». Elle recoupe sans doute en partie l'opposition entre fonctionnement mécaniciste et organiciste, mais il me semble que cela mériterait d'être mieux développé.

    Il y a deux manières d'envisager la société humaine: d'un côté, comme un agrégat d'individus a priori considérés comme atomisés qui se soutient par un ensemble de règles, d'institutions, de normes et de rapports sociaux, un peu comme un édifice fait de briques et de ciment. Selon ce point de vue, généralement dominant en sociologie, les faits collectifs ne sont qu'une somme de faits individuels; une somme qui, bien sûr, constitue selon l'idée de Durkheim, un ordre de phénomène spécifique, possédant ses règles, etc. (Bien que certains ont remarqué qu'il y avait dans cela un refus d'assumer pleinement la pensée de Durkheim qui insistait sur le tout que représentait le fait social). De ce point de vue, les oppositions de classe, idéologiques, politiques, générationnelles résultent du fait qu'il existe une pluralité d'individus différents qui se réunissant autour d'intérêts, d'idées, de sensibilités communes. On pourrait résumer brièvement ce point de vue par l'idée que l'échec du projet souverainiste québécois résulte du fait que beaucoup de Québécois sont restés fédéralistes. Si on pouvait les faire disparaître comme par magie, la souveraineté se réaliserait.

    L'autre manière d'envisager la société est de la considérer d'abord comme un tout et de chercher à comprendre comment les oppositions sociales, par exemple, manifestent les contradictions internes de ce tout à travers des dynamiques de groupe. Ainsi les travaux de W.R. Bion sur les groupes de travail en psychiatrie, qui montrent comment au sein du groupe les résistances au «progrès» s'organisent dans des dynamiques collectives - la valence: chaque individu est convaincu de vouloir progresser et d'en être empêché par le groupe, mais chacun collabore sans s'en rendre compte à une stratégie collective de résistance. Ainsi, ce n'est pas la somme des individualités qui constitue le groupe, mais plutôt la dynamique de groupe qui détermine la manière dont les individus vont se comporter et se départager. Gérard Mendell fait remarquer dans son livre Une histoire de l'autorité que les professeurs qui s'interrogent sur le rôle de l'autorité en classe souvent ne comprennent pas que le problème relève de la dynamique de groupe et non de rapports individuels entre le professeur et chaque élève. D'autre part, comme le montre Vincent Descombes, les oppositions sociales sont organisées autour de représentations duales partagées entre les individus qui s'opposent: la notion de maître ne peut exister sans la notion d'esclave, et c'est pourquoi l'esclave porte en lui un maître potentiel et inversement - ainsi du vendeur et de l'acheteur, du producteur et du consommateur, etc.
    15 juillet 2010 10:12

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  2. Marc Collin a dit…

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    À mon sens la notion de collectif, par opposition au social, doit correspondre à ces dynamiques de groupe en vertu desquelles les oppositions sociales sont une manifestation de la contradiction de l'ensemble. C'est ainsi par exemple qu'on peut parler d'un «schisme de l'âme» simultané au «schisme social» dans les sociétés en décomposition. Or ces dynamiques de groupe, il me semble, ne sont pas moins à l'oeuvre dans les sociétés de masse modernes que dans les petites communautés traditionnelles où tout le monde se connaît. Dès qu'un groupe, quelle que soit sa taille, est confronté à une situation collective (c'est-à-dire lorsque tout le monde est «dans le même bateau»), cette situation collective suscite des dynamiques de groupe qui manifestent les contradictions globales face à cette situation. Ainsi, il ne suffit pas de regarder les statistiques de l'appui à la souveraineté pour comprendre ce qui se passe chez les Québécois; ces statistiques reflètent, disons, une contradiction largement partagée par les Québécois entre la conscience d'une aliénation collective et une crainte inommable d'affronter, selon l'expression de Robert Bourrassa, le «vent froid de l'histoire». C'est ainsi qu'on peut voir l'histoire des deux référendums, dans leur ensemble, comme une stratégie collective de résistance face à la conscience où, selon une stratégie analysée par Bion, le groupe s'est départagé entre un groupe progressiste mais minoritaire, et par conséquent impuissant, et un groupe réfractaire au progrès et à la conscience, mais majoritaire, les deux groupes collaborant en fait pour éviter la confrontation (car la minorité consciente est aussi protégée de la confrontation par son impuissance). Le fait qu'une majorité de Québécois s'opposent à l'indépendance devient ainsi le prétexte pour ne pas aller de l'avant. Plutôt que d'affronter le défi de l'indépendance, on tourne sa hargne contre ceux qui ont voté non. Ce qu'on se garde bien de voir, c'est que cette minorité progressiste s'est bien gardée de susciter la dynamique collective qui aurait pu conduire à une victoire du oui. Pour ce faire, il aurait fallu qu'elle donne l'exemple de ce courage qu'elle exigeait de la population québécoise; au contraire, elle a donné l'exemple d'un recul, un mot d'ordre qui en vertu de son rôle de leadership, devait naturellement être suivi. La nature particulière de cette lutte nationale, par le biais d'une consultation démocratique, a donné l'occasion de cette perversion en vertu de laquelle la supposée lutte d'émancipation contre une domination coloniale s'est transformée en crêpage de chignons et festival de la haine de soi, où l'important était de fustiger ceux qui étaient restés attachés à des vieilles sensibilités ou mémoires, ce mépris et cette soif de démolition suscitant à son tour une réaction obstinée du «vieux Québec» comme le phénomène des Yvettes.
    15 juillet 2010 10:13

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  3. Marc Collin a dit…

    Ainsi, pour en revenir à l'exemple plus haut, si on avait fait disparaître tous les fédéralistes, il est probable que ceux qui se disaient souverainistes, soudain privés de la main qui les retenait de passer aux actes, seraient tout à coup devenus beaucoup moins enthousiastes. En fait, je me souviens d'avoir assisté à cela, après l'échec de l'accord du lac Meech, où l'appui statistique à la souveraineté avait atteint un taux record et largement majoritaire, je me souviens qu'il y a eu comme une sorte de refroidissement peu compréhensible devant la chose; plutôt que de se ruer sur l'occasion, comme le préconisait Bourgault dans son petit livre Maintenant ou jamais, l'ambiance générale était à changer de sujet, à laisser passer le temps. Bref, autant on était chaud quand on était impuissant, autant la perspective que cela devienne possible agissait pour tout le monde comme une douche froide.

    Bien sûr l'échec du projet souverainiste procède d'un fait sociologique, l'intérêt de classe de cette petite bourgeoisie nationaliste, ralliée autour d'un parti, qui n'avait aucun intérêt à réaliser une souveraineté qui aurait signifié la fin de sa domination - comme ces avocats qui s'entendent à faire durer les procès afin d'en tirer le plus de revenus possible. Mais le fait sociologique ne s'oppose pas à la dynamique de groupe collective, dont il est en quelque sorte un maîllon. Car le leader souverainiste n'est pas moins déchiré dans son âme par cette contradiction collective: il y a chez lui une évidente souffrance narcissique laissée par sa défaite, et cette souffrance révèle la part en lui d'une conscience et d'idéaux de soi plus élevés qui n'ont pas montré suffisamment de vigueur pour triompher de son avidité infantile. Il souffre dans son amour propre comme le boxeur qui a accepté de se coucher au troisième round en échange d'une somme d'argent... la vénalité elle-même n'est peut-être qu'une conséquence d'autre chose. Jusqu'à quel point la corruption de ces leaders cache la réalité encore moins avouable du traumatisme historique jamais surmonté de 1837 qui, en son temps, a fait très durement payer leur audace à ceux qui avaient commencé à développer des aspirations morales plus matures?

    C'est ainsi que le fait sociologique de l'intérêt de classe des leaders souverainistes, et cette dynamique de groupe collective que je décrirais ici comme l'impuissance de l'«âme québécoise», née de la dernière pluie, ayant fait table rase de son histoire, à élever ses aspirations et son idéal de soi jusqu'au niveau du sacrifice, sont des faits complémentaires, qui coexistent et s'articulent ensemble. Tout dépend de l'angle d'approche, angle serré qui révèle la mécanique du fait sociologique ou angle large qui permet de saisir le fait collectif organique dont ce fait sociologique est un maîllon. Pour cette raison, j'en viens aussi à cette idée que le collectif est un ensemble plus large qui inclut le sociologique; et que l'investigation des faits collectifs exige qu'on en passe par le fait sociologique car il en est un maîllon.
    15 juillet 2010 10:14

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