mardi 16 novembre 2010

Leçon sixième : L'Historicité

Deuxième partie

DE LA CONSCIENCE HISTORIQUE
Préambule

Une proposition théorique visant à appliquer la psychologie collective à la conscience historique n’acquièrera de validité que si son efficacité à développer l’explication et la compréhension de l’état de conscience est soumise à l’épreuve. Si l’on veut que cette méthode puisse servir à fonder une nouvelle philosophie de l’histoire, il faut s’attacher aux travaux pratiques, à l’exposé de démonstrations aux résultats probants. Aborder l’Historicité, la Signification et la Moralisation de l’histoire, s’appuyant sur les dynamiques retenues, impose une démarche dont nous avons déjà fourni les premiers résultats à la conclusion de chaque leçon.

Il faut donc, pour l’utilité de l’entreprise, rappeler la métaphore des trois parchemins qui, surimposés, nous donnerons la formule de la représentation sociale, bref, l’interstructuration des trois dimensions de la conscience historique:

Historicité < contingence/nécessité + Signification < plaisir/réalité + Moralisation < contrainte = Conscience historique

Les vices de la Cité du Diable et les vertus de la Cité de Dieu

Leçon sixième

L’HISTORICITÉ
Historicité < contingence/nécessité

Pour le philosophe français A.-A. Cournot (1801-1877), épistémologue qui se risqua à commettre une philosophie de l’histoire, le hasard est «la rencontre de séries indépendantes», soit des séries dont l’interrelation permet l’enchaînement historique. L’avantage de cette thèse, c’est qu’elle écarte le hasard de la Tyché qui faisait de celui-ci ce chaos auquel la citation de Macbeth réduisait toute l’Histoire. De plus, cette thèse de Cournot à l’avantage d’écarter le hasard d’une nécessité métaphysique - Fatum ou Fortuna - héritée de la civilisation hellénique à travers des esprits comme Machiavel et Jean Bodin. L’apparition de la notion de structure, surtout à partir de la sociologie marxiste, a revêtu la vieille notion de nécessité d’habits neufs. Face à elle, les épistémologues ont taillé, sur mesure, les habits de la conjoncture en vue de mettre le bon vieux hasard à la mode. Mais un hasard qui se définit désormais par la rencontre de séries indépendantes. Ces séries, Henri Berr les tenait pour des individualités. Il en désigna cinq sous les titres d’
individualités psychologiques [individus humains]
individualités collectives [Sous-groupes ou micro-sociétés]
individualités géographiques [Situations géo-physiques]
individualités temporaires [Mouvements sociaux spécifiques]
individualités momentanées [Foules, émeutes, etc.]

Ces catégories illustrent assez bien la question qu’avait en tête le fondateur de la Revue de Synthèse. Comment définir l’importance de chacune de ces séries dans leurs interrelations?

Lucien Febvre, voulant trancher l’épineuse question ouverte par Sombart et Weber des relations entre la religion et le capitalisme, écrit: «La Réforme fille du capitalisme, ou bien, inversement, le capitalisme fruit de la Réforme: non, mille fois non. Au dogmatisme d’une interprétation aussi simple, substituons: faut-il dire la jeune notion de l’interdépendance des phénomènes, telle que la science moderne les institue pour nos esprits? Jeunes? Mais sa formule la plus simple, où la chercher sinon dans Pascal: ‘Les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre, et sans le tout.’ Formule parfaite de ces actions et de ces réactions qu’exercent réciproquement les diverses séries de phénomènes à la surface de la terre comme à l’intérieur des êtres humains: de cette interdépendance qui lie, non en faisceau inerte mais en corps vivant et réagissant, toutes les manifestations de la pensée, de l’activité, de l’énergie créatrice des hommes…»1

Chaque série peut être prise comme une structure des activités humaines, et les conjonctures se nouer au moment où elles entrent en interrelations directes. La Réforme fut l’un de ces nœuds, les deux séries évoluant séparément: le développement économique s’articulant de plus en plus autour des activités bourgeoises, et la crise religieuse jaillissant des contradictions de l’Église romaine épuisée depuis l’exil à Avignon, le conflit entre le Concile et le Pape et l’effondrement de la féodalité un peu partout en Europe. Febvre ne nie pas les influences de l’une sur l’autre des deux séries, il entend les replacer dans la relativité - l’aléatoire - qu’entendait définir Henri Berr. Chercher la détermination d’une série, c’est faire acte de dogmatisme, ce que ne peut accepter la déontologie historienne de Febvre.

L’historiographie a appris, après bien des écarts théoriques, à sérier les différents types de collectivités, qu’elles proviennent des groupes constitués (classes sociales ou castes), du milieu naturel (les territoires naturels), du milieu humain (les micro-sociétés: de la famille à la tribu, du village, à la cité…), des turbulences temporaires (les foules), enfin des interventions individuelles. Il est fini le temps où l’on distinguait entre sociétés sans histoire et sociétés historiques, ne s’agissant là que de «modes différents d’historicité, et non pas une présence de l’histoire ici s’opposant à une absence de l’histoire là-bas».2 Il apparaît donc normal que les ouvrages d’histoire soient toujours de plus en plus volumineux et les sujets de recherches variés. L’Historicité, qui a pour tâche de tirer une synthèse de l’ensemble de ces données nouvelles et complexes, compte sur la forme (narrative, discursive, analytique) pour saisir l’intelligibilité de ces interrelations. Pour ce faire, elle procède, selon la Poétique d’Aristote, en reconnaissant trois poétiques: la poétique de l’espace, la poétique du temps et la poétique de l’intrigue, à laquelle nous pourrions ajouter la poétique du corps.

La Poétique de l’espace. Dans le théâtre classique, c’est l’unité de lieu. Le dernier siècle a vu la profusion des histoires nationales, genre qui n’était qu’un parmi d’autres avant le XIXe siècle. Il faut dire que l’État-nation offre un magnifique terrain où fonder une poétique de l’espace historique, les frontières naturelles étant un concept qui avait alors son heure de gloire. Mais la cité en offre une autre: Histoire de Rome, Histoire d’Athènes, Histoire de Sparte, nous sommes passés depuis par l’ère des monographies de paroisses et de villages, enfin, aujourd’hui, sont publiées l’Histoire de Paris, l’Histoire de New York, l’Histoire de Montréal, etc. Il y a, également, l’histoire des grands ensembles: l’histoire des empires. L’Empire romain de Léon Homo (1925) porte en sous-titre: Le gouvernement du monde. La défense du monde. L’exploitation du monde. Cette synthèse trouve son héritier dans l’Histoire générale de l’Empire romain de Paul Petit (1974). Du moins, celui-ci ne réduit-il pas le monde aux limites de l’empire romain. Inutile de s’apesantir sur le chef-d’œuvre de Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1966) qui place une mer intérieure - qui est pourtant la même que circonscrivait le monde de l’Empire romain - au centre des trois durées de l’activité humaine. Les débordements géographiques ont permis à Jacques Gernet de parler non plus de l’Empire chinois, ni même de la Chine, mais bien du Monde chinois (1972). De la paroisse au continent, à l’océan, à la planète, toute histoire se déroule sur un lieu, et ce lieu oblige l’historien à tenir compte d’une poétique de l’espace.

La Poétique du temps. Dans le théâtre classique, l’unité de temps c’est la durée - généralement, la pièce se déroule en une journée. Là aussi, l’histoire des nations a permis une durée unique et ininterrompue… en partant du pupître de l’historien. Car s’il est facile de définir, aujourd’hui, l’état de la France, de l’Espagne, de la Chine ou du Canada, c’est autrement plus difficile d’en préciser le point de départ. L’origine de la durée française a été inscrite au XIXe siècle, en plein débats qui ont suivi la guerre franco-prussienne, dans la culture gauloise: Nos ancêtres les Gaulois. Ce qui voulait dire qu’on devait remonter au-delà des conquêtes franques, à qui on associait la monarchie à travers Hugues Capet, Charlemagne et Clovis (les trois familles qui ont fait la France), pour retrouver dans le monde gallo-romain les racines de la «civilisation» française. Beaucoup plus faciles, à première vue, pour ces nations occidentales non-européennes, de situer dans la découverte le geste d’incarnation nationale, bien que ce geste soit désormais remis en question par la prise de conscience de l’extension préhistorique des premiers établissements autochtones. À quelle poétique du temps assigner les Iroquois, dont les phases de peuplement couvrent d’abord le territoire canadien avant de se concentrer, essentiellement sur le territoire états-unien? Cette extension de la durée, au prix d’une rétroprojection, est nécessaire afin de satisfaire au sens de l’unité de l’Historicité.

La Poétique de l’intrigue. Enfin, l’unité d’action articule les intrigues secondaires autour d’une intrigue principale; son objectif est de faire une totalité de l’espace, du temps et de la collectivité mise en scène. «On pourrait dire que le sujet est “pris”, au sens fort, dans la séquence d’images, soit: les images le prennent, le sujet se représente originairement comme pris, assujetti, aliéné, dans une scène où il ne serait qu’un élément à la disposition de la “régie”. […] Le sujet n’est pas tantôt ici, et tantôt là; il est plus que la totalité des personnages et l’organisation de la scène, il est la scène. Or le “sujet” n’est pas “scène” dans la réalité diurne, ni même dans les formations inconscientes secondaires. Les sujet est la scène du phantasme (à la fois éléments, organisation, “régie” et scène au sens étroit) parce que le sujet a été cet “état” monadique indifférencié».3 Ainsi, dans l’histoire nationale, l’intrigue principale consiste dans la constitution même de la nation où celle-ci est intemporelle aux séquences d’espace et de durée par l’unité de la collectivité qui la constitue. C’est ainsi que les Gaulois sont devenus des Français; les Bretons des Anglais, les Celtibères des Espagnols, etc. En fait, l’intrigue est généralement commandée par les institutions actuelles. Les institutions politiques d’abord, qui incarnent de manière manifeste la cohérence de la collectivité, mais les institutions culturelles aussi (religions, langues, arts et lettres, etc.) et, finalement, les institutions économiques (propriété, marché, productivité, consommation, etc.). C’est autour du rôle joué par ces institutions que se disputent généralement les interprétations, tel ce débat auquel Lucien Febvre voulait mettre fin.

Nous avons parlé d’ajouter une Poétique du corps à cette trilogie puisque, depuis le second XXe siècle, l’importance accordée au corps oblige à réinsérer ce facteur que l’on peut qualifier de nucléaire. Le corps, dès sa constitution physique: histoire de la naissance, de l’éducation, des rites de passage, etc.; le corps dans ses activités: alimentation, reproduction, habillement, travail, etc. On pourrait le mettre ainsi à l’origine de toute Historicité: la poétique de l’espace n’étant que l’extension des propriétés de ce corps; la poétique du temps n’étant que la solidarité des générations tissée des naissances et des décès successifs; la poétique de l’intrigue, enfin, entre constance et ruptures qui nouent et dénouent l’unité collective.

Le sens de l’unité peut facilement être considéré comme un facteur nécessaire - «Être et un ont le même sens», disait Aristote -, mais il est non suffisant à l’organisation du récit historique. Car il reste à en dresser la logique structurelle. Interviendront, sans doute, des facteurs issus du Symbolique ou de l’Idéologique qui contribueront à surinvestir certains liens factuels et à en amoindrir d’autres, mais il est possible de se limiter aux éléments purement objectifs afin de distinguer les contingences des nécessités. Ce que nous pouvons voir immédiatement en s’arrêtant à la poétique de l’espace.

Prenons ce qu’écrit Jacques Gernet du monde chinois: «Ces immenses espaces présentent une grande diversité de conditions géographiques et une structure générale dont la connaissance est indispensable à la compréhension de l’histoire. […] Les données climatiques ajoutent à cette diversité […]. Les populations qui habitent ces régions du monde sont très diverses et se distinguent par leurs genres de vie, leurs cultures et leurs langues».4 Toutes ces diversités sont autant de contingences et nulle ne saurait être prise pour la cause structurelle d’organisation de la culture chinoise. La poétique de l’espace ne commande manifestement pas l’unité civilisationnelle. Et il en est de même, sauf exception, de toutes les nations du monde. Mais de ces facteurs aléatoires, une donnée probabiliste va finir par se transformer en nécessité historique: «S’il n’est guère possible de savoir quelle était la situation à très haute époque, en revanche les grandes lignes de l’évolution nous sont connues: il s’est produit depuis les débuts du Ier millénaire une extension des langues du groupe chinois, sous leurs formes archaïques, anciennes et modernes, de la vallée du fleuve Jaune vers le bassin du Yangzi, puis vers la Chine du Sud et vers l’Asie du Sud-Est; un déplacement et une extension des langues thaï, tibéto-birmanes et môn-khmères depuis la vallée du Yangzi et les confins sino-tibétains vers la Chine du Sud et la péninsule indochinoise; une diffusion des langues malayo-polynésiennes depuis les côtes de la Chine méridionale vers l’Asie du Sud-Est et au-delà. Enfin, des langues indo-européennes (koutchéen, agnéen, khotanais, dialectes iraniens orientaux) qui étaient représentées dans les oasis de l’Asie centrale pendant la majeure partie de l’histoire y ont complètement disparu de nos jours».5

La poussée d’une expansion ethnique, en bousculant tout sur son passage, a amené la redistribution des peuples extrêmes-orientaux dans les régions qui sont devenues aujourd’hui des États modernes. La poétique de l’espace de la civilisation extrême-orientale répond parfaitement à la dialectique de l’Historicité.6

La poétique du temps présente des alternances entre mouvements centripètes (centralisation des facteurs constitutifs d’une collectivité) et mouvements centrifuges (décentralisation, voire explosion des facteurs déstructurants de la collectivité). C’est le cycle vital des empires qui naissent, se développent, dépérissent et meurent, puis ressuscitent - sous une autre forme - …et pour une autre durée. Plus une durée est longue, plus elle est chargée de ces alternances. Un peuple a une durée particulièrement longue et mouvementée: le peuple juif. Sa durée est parsemée de ces alternances entre mouvements centripètes (sionisme) et centrifuges (diaspora). L’étude de la poétique du temps vise à cerner les forces qui jouent tantôt dans un sens centralisateur, tantôt dans un sens déstructurant. Ces facteurs peuvent aussi bien être internes qu’externes. On pourrait même dire d’Israël ce que Shakespeare fait dire de l’Angleterre dans sa pièce The King John:
L’Angleterre ne s’est jamais couchée et ne se couchera jamais
Aux pieds d’un orgueilleux conquérant.
À moins que d’abord elle n’ait contribué à se blesser.
Rien ne nous fera repentir
Si l’Angleterre, de son côté, reste fidèle à elle-même.7
On le voit, ces vers, s’ils sont dignes de la continuité de l’histoire anglaise, le sont d’une autre façon pour l’histoire d’Israël, connue pour ses fractures internes qui ont rompue si souvent la continuité historique que par les invasions étrangères qui ont contribué, plus que tout, à la dissolution de l’État israélien.

Au cours de la première période historique post-mosaïque, l’État davidien finit déchiré par un schisme d’où sortent deux États qui se redistribuent les tribus d’Israël (930 av. J.-C.). Dirigée par Jéroboam, une révolte porta ses fruits à la mort de Salomon. Seule la tribu de Juda resta fidèle à la dynastie davidique qui devait rallier par la suite la tribu de Benjamin. Les dix autres se rassemblèrent autour de Jéroboam qui devint roi de l’État d’Israël avec Samarie pour capitale. L’État, au sud, prit le nom de Juda et s’arc-bouta sur Jérusalem. Le royaume d’Israêl disparaîtra en -721 sous les coups de l’Assyrie; le royaume de Juda lui survivra cent cinquante ans. Le schisme intérieur aura ainsi tracé la voie à l’affaiblissement de l’empire de Salomon.8 L’occupation assyrienne entraînera l’intervention du roi Nabuchodonosor qui aboutit à la destruction de Jérusalem et à l’exil de l’aristocratie israélite à Babylone. Autant l’Exode avait été le premier mouvement centripète de l’histoire juive en amenant d’Égypte les Apirus vers la Terre Promise, autant l’Exil sera la première diaspora centrifuge, décapitant la société de son élite. Le second mouvement centripète sera autorisé par le roi perse Cyrus qui en -538, après la chute de Babylone, forcera le retour de l’aristocratie - contre sa volonté - en Palestine. Mais la Palestine restait une province de l’empire perse, jusqu’à ce que la conquête grecque d’Alexandre le Grand la fasse passer sous l’autorité des Séleucides. De cette époque date la naissance d’un mouvement visant à assimiler certaines valeurs helléniques. C’est alors qu’une première réaction zélote se dressa sous le commandement de Juda Macchabée (-165-160). Le mouvement centripète, conduit par la dynastie hasmonéenne, survécu à une troisième invasion étrangère: celle des Romains. Restaurée dans son intégrité, la monarchie israélienne, avec sa dynastie hérodienne, restait un royaume enclavé dans l’Empire romain. Avec la révolte de 70 après J.-C., réprimée dans le sang, commençait la grande diaspora qui dispersera dans l’ensemble du monde le peuple d’Israël.

Deux branches européennes finirent par s’imposer après le Moyen Âge: les Askhénazis se concentrant surtout en Europe de l’Est et en Russie, alors que les Séphardim s’établissaient en Espagne et en Afrique du Nord. De plus, les Juifs se retrouvaient aussi bien dans l’Empire byzantin que dans le monde de l’Islam. Co-habitation généralement pacifique jusqu’à l’avancée du mouvement sioniste, inspiré par les nationalismes occidentaux du XIXe siècle. Après la diaspora radicale que représente le génocide allemand, la Shoah, la fondation de l’État moderne d’Israël ramenait le peuple juif dans un État politique centré autour de Jérusalem et de l’antique Palestine. On constate la durée fracturée jusqu’à la fragmentation: Exode/Exil; Zélotisme/Hérodianisme; Diaspora/Sionisme. Inutile de dire que la poétique de l’espace palestinien seule ne saurait structurer le sens de l’unité de l’histoire juive. La durée elle-même n’étant ici qu’une suite de mouvements aléatoires: centripètes/centrifuges.

Cependant, «dans la conception juive, chaque homme, à titre individuel, chaque peuple à titre collectif, a pour devoir de maintenir le lien avec Dieu. Mais cette tâche incombe avant tout à Israël. Celui-ci est la part du Seigneur et Jacob la corde de son héritage, le cœur des nations, est-il écrit dans la Bible. “Il réalise, souligne A. Safran, par son existence, le plan que Dieu a prévu lors de la création”. Jacob a lutté avec l’Ange dont l’affrontement lui a valu le nom d’Israël. C’est pour cela qu’Israël est l’homme-élu. Non par un privilège capricieux, dit A. Neher, car tous les peuples sont égaux. Non plus par une prédilection exclusive, car la Promesse et l’Alliance de la Genèse impliquent aussi l’accord des peuples à l’élection d’Israël. Mais parce qu’Israël-Peuple est le seul à avoir accepté de descendre au plus bas de l’abîme, et à l’exemple de Jacob, Israël-homme, de se dépouiller de tout contenu, de se sublimer en position absolue d’accueil, et de pouvoir ainsi capter le message divin: Écoute Israël».9

L’unité de temps est déplacée de l’espace à la personne de chaque juif, qui reproduit dans sa destinée les caractères de l’être d’exception que l’histoire d’Israël a connu (ou s’est inventé), c’est-à-dire en tant que cellule de la semence d’Abraham; en lui l’identité collective juive perpétue sa durée (le midrach). Avoir voulu exterminer les Juifs à l’échelle individuelle, comme prétendait y parvenir la solution finale, visait précisément à rompre définitivement cette continuité inscrite de l’histoire d’Israël. On comprend la violence avec laquelle l’Exodus (1948) amorça la réactivation de la théocratie davidienne. L’État moderne d’Israël restaurait, cette fois-ci d’une manière définitive, l’unité de temps de son histoire. À l’aléatoire des alternances centripètes/centrifuges, la foi juive dans le destin intemporel d’Israël devenait la nécessité existentielle.

Les incertitudes objectives de l’espace et du temps obligent à investir dans les certitudes subjectives des collectivités de leur immanence à l’Histoire. La poétique de l’intrigue, qui suppose l’unité d’action, comme on vient de le voir dans l’histoire d’Israël, structure l’essentiel de la connaissance historique. Pas d’histoire sans intrigue(s). L’espace et la durée ne suffisent pas, même s’ils sont nécessaires à une pensée historienne. En quoi consiste le destin historique d’une collectivité sinon à ce qui l’unit par-delà ce qui la divise? Pourtant, ce qui la divise intervient avec autant de détermination que ce qui l’unit. La dialectique unité/rupture ne se confond donc pas avec la logique de nécessité et la logique des contingences. Il y a des unités d’action qui relèvent autant de l’aléatoire que de l’apparente nécessité historique.

L’unité d’action prend toute son importance lorsque nous nous penchons sur l’histoire de l’Église. Contrairement à la poétique de l’espace et celle du temps d’Israël, centrées sur la Terre Promise (Palestine ou non) et la filiation de Jacob, l’histoire de l’Église chrétienne s’appuie entièrement sur une intrigue dont le nœud est la vie même de Jésus de Nazareth. Cette intrigue, assez mince comparée aux multiples rebondissements qui accompagnent les vies d’Abraham, de Moïse et de David, se résume en trois actes: l’Ancien Testament, le Nouveau et le temps de l’Église. Ce triptyque, comme l’appelle Henri-Irénée Marrou est à la base non d’une philosophie mais d’une théologie de l’histoire qui constitue ce que les exégètes allemands désignent comme étant une Heilsgeschichte, une histoire du salut.

Pour Marrou, le panneau central du triptyque, c’est l’Incarnation, «le Verbe éternel qui se fait homme pour nous et pour notre salut, la kénose». Marrou souligne combien «cette phase centrale de l’histoire du salut est bien courte, si on la mesure à l’échelle de nos chronologies: quelques années. […] Cependant, sur notre triptyque, elle suffit à remplir le panneau majeur: c’est sur ce grand tableau que doit s’arrêter de préférence notre méditation, y revenir sans cesse, car c’est là que l’essentiel est donné, que se noue et se dénoue le drame de l’histoire».10 Donc, l’intrigue principale où s’inscrit la logique de nécessité, c’est la vie de Jésus. Les deux autres volets latéraux sont l’un sur lequel se déroulent les siècles antérieurs à la naissance du Christ, les époques de l’Ancien Testament mais également les intrigues secondaires que constituent les influences païennes sur la théologie chrétienne, en particulier la philosophie platonicienne. L’autre volet, c’est celui inauguré par la Résurrection, le «temps de l’Église» à proprement parler. «Le temps de l’Église est en cours, l’histoire n’est pas achevée et c’est à nous maintenant, à notre effort, à notre action qu’il appartient désormais de contribuer à l’écrire, de travailler pour notre part à son achèvement». Ce temps est celui des conjonctures qui, sans toucher à la nécessité historique du Christ, risquent toutefois d’en modifier l’interprétation, car, comme tient à le souligner notre auteur: «Certes le salut est acquis mais le moraliste doit transposer cette vérité sur son registre et dire simplement que le salut nous est offert. Il s’agit maintenant pour nous de ne pas trahir le dessein que Dieu a formé et qui nous concerne, de ne pas être infidèle à la mission qu’il nous a demandé de remplir».11 Dans la plus pure tradition augustinienne, Marrou pose le ralliement du chrétien à la nécessité du salut, tout en sachant fort bien qu’il peut y avoir que ralliement, sinon que défection, hérésie, mécréance.

Le drame se situe bien à ce niveau, car l’intrigue christique est celle du nœud entre le monde divin et le monde terrestre: «La Personne du Christ unissant les deux natures dans l’union hypostatique nous est apparue comme le terme absolu de l’histoire. Mais il reste qu’elle n’en marque pas la fin. Après elle subsiste une attente qui est celle du retentissement de l’œuvre accomplie par le Christ dans l’humanité tout entière. Si le Christ est la fin de l’Ancien Testament, il est aussi le Premier-Né de la création nouvelle. Il n’est pas seulement l’alpha et l’oméga. Il est aussi, suivant une autre perspective, la fin d’un monde et commencement d’un autre, charnière de l’histoire. Ce schéma est un des traits caractéristiques de la théologie chrétienne de l’histoire».12 En sa vie même s’«accompli[t] dans le mystère de la passion et de la résurrection, où dans l’unique personne du Christ, le monde ancien est détruit et la création nouvelle inaugurée. C’est l’achèvement de cette création nouvelle par l’édification du corps du Christ qui est désormais attendu. […] Or, cette attente, qui constitue le temps de l’Église, comment le concevoir?»13 De cette attente sont nées les problématiques propres à toute histoire de l’Église:

«Cette attente vient-elle au terme d’un développement dont elle apparaîtrait comme le couronnement? Et en quoi consistait ce développement? S’agit-il d’une croissance de l’Église qui doit réaliser d’abord sa plénitude? Mais en quoi consiste cette croissance? S’agit-il d’une extension numérique, comme l’ont pensé les anciens Pères et d’un nombre des élus qui doit être atteint? S’agit-il d’une pénétration de l’Évangile dans les diverses civilisations humaines, en sorte qu’elles soient toutes christianisées? Par ailleurs y a-t-il une relation entre cette attente et le développement de l’histoire profane? Y a-t-il une maturation de l’humanité qui atteindrait un jour un certain achèvement? Et en ce sens, y a-t-il une relation entre l’effort profane de l’homme, le progrès de la civilisation, et le retour du Christ? Ou inversement le retour du Christ est-il lié à un certain mystère d’iniquité, à une croissance du mal dans le monde qui atteindrait un jour son comble?»14

Ces questions ne sont sûrement pas de celles qu’un historien professionnel poserait dans sa démarche d’enquête. Pourtant, qu’il soit catholique romain ou protestant, chaque croyant qui s’attèle à l’historiographie de l’Église se sentira interpeller par l’interrelation entre le triptyque christique et les données factuelles: «La situation présente de l’homme est une pure attente d’un événement qu’il ne peut aucunement préparer et dont l’apparition est absolument imprévisible. La seule attitude dès lors est de se préparer à cette attente. La mission de l’Église consiste simplement à prêcher la pénitence en vue du jugement qui vient. Ce jugement n’est aucunement lié à un développement de l’Église qui permettrait d’en pouvoir prévoir les étapes et d’en hâter la venue. A fortiori n’est-il pas lié à l’évolution de l’histoire humaine. Celle-ci est sans aucune relation avec l’attente de la Parousie. Elle est dépourvue de toute signification eschatologique. Il n’y a plus d’histoire après la venue du Christ».15 C’est-à-dire que quelques conjonctures qui pourraient intervenir dans le cours de l’histoire profane, rien ne viendra modifier l’intrigue principale, toute entière contenue dans la geste christique dans l’Histoire. Mais le fait de confronter ces intrigues secondaires, ces contingences qui animent le cours de l’histoire de l’Église à cette logique de nécessité: Incarnation/Passion/Résurrection, permet de constater que cette histoire a servi de moule à une certaine intelligibilité de l’histoire, moule qui n’a jamais été brisé et dans lequel chaque nation y a versé un peu de son histoire profane.

Consacrons une dernière approche à la poétique du corps. À la fois espace, durée et intrigue, chaque corps, individuel comme collectif, est lieu d’une dichotomie entre l’esprit et la matière. L’importance est évidente, ne serait-ce que dans l’histoire du christianisme où l’association métaphorique de la Cité de Dieu au corps du croyant en fait le premier enjeu de la lutte entre la grâce divine et les tentations terrestres. Plus subtilement, considérons l’élaboration de la pensée chrétienne:

Plutôt que d’opposer le corps à l’âme, Paul divise le corps entre la chair - cette tunique de peau, comme l’appellera plus tard Origène -, et le corps comme temple de l’âme, selon la prophétie même de Jésus qui identifiait son propre corps aux murs du Temple de Jérusalem. Sur cette division entre la chair et le corps tenus comme distincts, aussi bien la patristique que le monachisme des premiers siècles va construire son discours, à la fois moral et théologique. Par exemple, «décrire la pensée ascétique comme “dualiste” et motivée par la haine du corps, c’est manquer son aspect le plus original et le plus poignant. Rarement, dans la pensée antique, on a considéré le corps comme si profondément impliqué dans la transformation de l’âme; et jamais il ne fut destiné à porter un fardeau aussi lourd. Pour les Pères du désert, le corps n’était pas une partie étrangère de la personne humaine, que l’on aurait pu, pour ainsi dire, “mettre entre parenthèses”. Il ne pouvait profiter de la tolérance distante que Plotin et beaucoup de sages païens étaient disposés à lui accorder, comme complément éphémère et accidentel du moi. Le corps était au contraire une présence dont le moine ne pouvait se défaire; il en parlait comme de “ce corps que Dieu m’a offert, comme un champ à cultiver, où je pourrai travailler et devenir riche”. Les théologiens de culture ascétique, tout au long des IVe et Ve siècles, ne se seraient pas attachés avec une énergie intellectuelle aussi féroce aux problèmes soulevés par l’incarnation du Christ et à son résultat, la fusion de l’humain et du divin en une seule et même personne, s’ils n’avaient perçu cette fusion comme le symbole obsédant de l’union énigmatique du corps et de l’âme dans leurs propres personnes».16

Nous devons à l’historicité élaborée par saint Augustin et inspirée de l’Imperium romain, le fait que la double nature du corps du Christ se reflète sur la division entre l’État et le gouvernement. D’une part, nous retrouvons l’essence du pouvoir, c’est-à-dire l’inscription dans la nécessité du omni potestas a deo - que tout pouvoir vient de Dieu. Mais cette auctoritas ne peut se manifester qu’à travers le potestas, c’est-à-dire la matérialité des régimes politiques auxquels l’auctoritas ne se réduit jamais. D’où qu’il est commandé à la société civile obéissance aux régimes terrestres qui manifestent l’autorité supranaturelle.

«On distingue aisément les avantages de cette position dans la polémique que les chrétiens avaient à soutenir: on doit obéir à un régime, disaient-ils, parce que l’autorité en soi est divine; on doit accepter un événement parce qu’il s’inscrit dans un plan providentiel même caché; mais on garde vis-à-vis de l’un comme de l’autre une parfaite équanimité, car dans leur matérialité ils n’appellent ni l’un ni l’autre une adhésion de l’âme. Le chrétien peut à la fois proclamer son obéissance à Théodose et au principe d’autorité qu’il incarne et ne pas se sentir le moins du monde en tant que chrétien solidaire du massacre de Thessalonique. De même il peut tout à la fois apercevoir la volonté de la Providence dans une catastrophe aussi affreuse que le sac de Rome, tout en s’y opposant de tout son cœur et de toutes ses forces. Ainsi la réponse d’Augustin aux polémistes païens était fort habile et lui permettait, tout en affirmant la puissance absolue de Dieu, de dégager les chrétiens de toute responsabilité ou solidarité dans la catastrophe présente» (i.e. le sac de Rome de 410).17

Cette vision du corps, lieu de dispute entre la chair et l’esprit, a subi une transformation radicale, surtout avec le développement de l’individualisme à partir du XVIIIe siècle. Le privilège corps/esprit cèda devant les rapports entre le corps et la société. Sur l’intégrité juridique du corps individuel allait se fonder un ensemble de théories économiques et politiques qui vont donner une bonne part de l’essentiel de l’organisation sociétale actuelle. L’individu moderne s’est vu instituté comme un atome dans la logique de nécessité. Il est reconnu comme relevant des lois de la nature. Renouvelant la profession de foi de Rousseau dans l’individualisme, l’article II de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen (1789) précise que «le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme», c’est-à-dire que la liberté et la propriété sont des droits relevant de la nature pour chaque individu; des droits qui ne proviennent pas de ses appartenances ni de ses fonctions sociales. C’est donc de son être propre, de son corps et de son esprit, que l’homme possède et étend son identité de propriétaire aux objets avec lesquels il s’est façonné une personne morale et juridique. Comme les anthropologues aiment à dire que l’outil est le prolongement de la main, la propriété devient du coup le prolongement du corps de l’individu. La propriété ne relève plus du diktat de la Providence, mais de l’impératif catégorique de Kant. C’est le tribut de la Déclaration des droits à la conscience de soi. Toutefois, rappelle Edward Saïd: «Je dis qu’“identité” ne signifie pas forcément stabilité éternelle et ontologique, nature unique, irréductible ou complète en soi et par soi».18 Reste que le corps est perçu comme le noyau dans lequel réside ou bien une double nature, spirituelle et matérielle, animée du souffle divin (le Primum Mobile), ou bien un droit naturel, confirmé par une constitution juridique, d’étendre ses propriétés individuelles à ses possessions matérielles, voire humaines (esclavage). Quoi qui arrive à ce nucleus, ce ne seront que des contingences secondaires qui ne doivent en rien modifier ce droit imprescriptible.

Les historiens ont insisté sur la résurrection du droit romain en Occident au cours des XVe-XVIe siècles. Ce droit romain possédait déjà une longue législation sur le droit de propriété. Ainsi, la propriété est établie, selon l’antique droit romain, sur trois principes: usus, fructus, abusus. «La propriété confère le droit de se servir de la chose, d’en recevoir les fruits et produits, et d’en disposer, soit matériellement, pour la consommer ou même la détruire, soit juridiquement, en l’aliénant. […] La propriété, répètent les auteurs depuis le milieu du [XIXe siècle], est (en quelque sorte par essence et de toute éternité) un droit absolu, exclusif et perpétuel».19 La propriété, comme prolongement du corps selon l’impératif catégorique du Sujet kantien, rejoint la séquence de nécessité établie déjà par les législateurs romains. Comme l’auctoritas impériale, la propriété (individuelle) est une essence, confondant tout espace et toute durée. Les modes de propriétés (privées ou publiques), la façon d’en user, de les faire fructifier et finalement d’en abuser, d’en disposer - par la location, la vente ou la destruction pure et simple -, relèvent de l’aléatoire, des contingences qui influent sur le propriétaire. On le voit, les deux grands principes de la plupart des civilisations: autorité et propriété, proviennent de la poétique du corps, le jour où, par un moyen ou par un autre, la fission nucléaire du corps entraînera avec elle autorité et propriété, ce sera sans doute le plus grand bouleversement historique jamais connu⌛

Notes
  1. L. Febvre. Pour une Histoire à part entière, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962, pp. 365-366.
  2. C. Castoriadis. L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, Col. Esprit, 1975, p. 257.
  3. C. Castoriadis. ibid. p. 399.
  4. J. Gernet. Le monde chinois, Paris, Armand Colin, 1972, pp. 10-11.
  5. J. Gernet. ibid. p. 14.
  6. L'actuelle crise tibétaine (2008) s'inscrit encore dans cette dialectique multi-millénaire.
  7. Cité in A. J. Toynbee. L'Histoire, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des Idées, 1951, p. 304.
  8. J. Eisenberg. Une histoire des Juifs, Paris, C.A.L., réed. Livre de poche, # 4797, 1970, p. 35.
  9. R. Kalisky. Sionisme ou dispersion? Verviers, Col. Marabout Université, #MU264, 1974, p. 27.
  10. H.-I. Marrou. Théologie de l'histoire, Paris, Seuil, 1968, pp. 33-34.
  11. H.-I. Marrou. ibid. p. 38.
  12. J. Daniélou. Essai sur le mystère de l'histoire, Paris, Seuil, 1953, p. 193.
  13. J. Daniélou. ibid. p. 194.
  14. J. Daniélou. ibid. pp. 194-195.
  15. J. Daniélou. ibid. p. 195.
  16. P. Brown. Le renoncement à la chair, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1995, p. 291. Pour les tuniques de peau, d'Origène, ibid. p. 359.
  17. J. Touchard. Histoire des idées politiques, t. 1: Des origines au XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., Col. Thémis, 1959, pp. 112-113.
  18. E. W. Saïd. Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 438.
  19. J.-P. Lévy. Histoire de la propriété, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? #36, 1972, pp. 18 et 19.

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