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Potteries Farrar |
PRÉFACE, 2017
Si
je remets aujourd'hui les textes d'Une
histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu, ce n'est sûrement
pas pour rendre hommage à une population dont l'absence de dignité
et d'honneur est tout à mon avantage.
Ce
texte, je le remets pour les historiens, les anthropologues de
l'avenir, tous ceux qui s'intéresseront à une ville dont le nom
aurait pu (et dû) être fictif. Depuis 50 ans, les édiles de
Saint-Jean-sur-Richelieu sont le pire ramassis de corrompus
politiques qui phagocytent les budgets municipaux ou entourent les
députations, tant au provincial qu'au fédéral. Totalement vidés
de toute intelligence, de tout projet pour ressourcer leur patelin
endormi au gaz, plutôt que de faire une édition livre de ce texte,
ont gaspillé les fonds publics à une murale sans intérêt qu'ils
n'entretiendront pas plus qu'ils n'ont entretenu jusqu'ici leur
patrimoine historique.
On
pourra dire que personne ne m'a rien demandé. Et c'est vrai. Qu'on
ne m'a jamais promis ni salaire, ni emploi, ni quelques fonctions
pour profiter de mes mérites. Et c'est vrai. On pourra dire qu'on a
préféré piller ces ouvrages plutôt que de les valoriser. Et c'est
vrai. On pourra dire également que toute la population de la ville
ne doit pas souffrir de la négligence douteuse de ses édiles tant
elle a, par certains, manifester une bonne volonté aussi
ostentatoire que vaine. Et c'est encore vrai. Mais cela ne change
rien à ce que je viens d'écrire. Cinquante ans de saloperies
municipales témoignent en ma faveur.
Aussi,
restera-t-il aux historiens et aux anthropologues de l'avenir un
modèle afin de réfléchir et comprendre comment une ville
québécoise naît, se développe, dépérit et meurt. Car
Saint-Jean-sur-Richelieu est une ville sans attrait, morte, vieillie
dans ses façades gelées. Les citoyens les plus riches s'amusent à
jouer aux personnages historiques en faisant des soupers fins sur le
Pont Gouin ou en faisant du radicalisme péquiste au nom d'une
identité qu'ils n'ont même pas su conserver pour leur ville et
prétendent défendre pour l'ensemble du Québec. Autant d'hypocrisie
et de mauvaise volonté me font plaindre ceux qui demeurent encore
dans ce trou noir ou pour respirer, vaut mieux s'expatrier et faire
ce que l'on a à faire en s'adaptant une identité autre qui, au
moins, aura un écho respectable.
Quoi
qu'il en soit, et je ne m'étendrai pas sur des ressentiments vains.
La ville de Saint-Jean-sur-Richelieu m'écoeure et à la manière de
Gide, je terminerai sur ces mots : Johannais, je vous hais.
Jean-Paul
Coupal
17
mars 2017
Sommaire:
Présentation
L’Âge du
prestige (1840-1940)
L'ÂGE DE PRESTIGE § 1.
LES TRÈS RICHES HEURES DES INDUSTRIELS FARRAR
1840-1876
Un Siècle d'Or. On peut dire que l'Âge de prestige de l’histoire de
Saint-Jean équivaut à un véritable Siècle d'Or. Feuilleter
les pages de
l'histoire de Saint-Jean de cette période équivaut à contempler un magnifique Livre
d'heures. Au Moyen Âge, contrairement au bréviaire propre aux clercs, le
livre d'heures s'adressait aux laïcs, permettant de suivre la liturgie des
Heures. Ce véritable calendrier permettait de suivre l'évolution de la liturgie
tout au long de l'année, orné souvent d'enluminures et illustré des activités
quotidiennes et saisonnières. Ainsi, Le livre des très riches heures du
duc de Berry (± 1415) nous permet d'avoir une meilleure idée des travaux et des
jours à l'époque médiévale. La richesse de l'iconographie complétait ainsi la
méditation sur les activités humaines. Ce que vous allez feuilleter ici, ce
sont les très riches heures des trois périodes du développement de la
Ville de Saint-Jean au cours de l'Âge de prestige.
De 1840 à 1876, date du grand incendie de Saint-Jean, ce sont les
très riches heures des industriels Farrar, le triomphe du développement des
industries de la poterie et de la porcelaine; de 1876 à 1905, ce sont les
très riches heures de Frélix-Gabriel Marchand, la période du triomphe de la
nouvelle économie financière et bancaire dans un climat libéral et culturel
sans précédent; enfin à partir de 1905, ce sont les très riches heures de
la Singer avec l’installation de la grande usine qui amorce une
ère d'industrialisation opérée par des entreprises venues de l'extérieur de la
région.
Durant ce siècle, la Ville de Saint-Jean saura conserver son
auto-détermination face aux grands centres, y compris Montréal, grâce tout à la
fois au secteur primaire (par ses riches terres agricoles), au secteur
secondaire (avec la multiplication et la diversité des entreprises
industrielles) et au secteur tertiaire (par les services publics, la croissance
des activités sociales, d'éducation et de charité) coordonnés et dynamiques.
LES TRÈS RICHES HEURES DES INDUSTRIELS FARRAR
1840-1876
État démographique de Saint-Jean pour l'ensemble de l'âge de prestige. La richesse d'une région se
mesure d'abord par sa densité de population. Durant les temps de crise, la
population tend à diminuer; durant les périodes de prospérité, au contraire,
elle s'accroît. Du bourg mal-famé qu'était Dorchester au début du XIXe siècle,
la nouvelle Ville de Saint-Jean est habitée par environ un millier de personnes
en 1836. À partir du milieu du siècle, le rythme d'accroissement de la
population sera environ de mille habitants par quarante ans, et cela jusqu'en
1911, lorsque l'industrialisation de masse opérera un boom
démographique, attirant à elle les habitants en surnombre dans les campagnes,
en détournant les postulants à l'émigration vers les États-Unis, en suscitant
le désir d'enfants chez les travailleurs mieux sécurisés.
Règle générale, la progression est constante, c'est-à-dire + 300
personnes par décennie, à l'exception des décennies 1861-1871 et 1891-1901 où,
suite à des premières crises économiques, la constance faiblit. Par contre,
entre 1941 et 1961, le boom démographique se fait remarquer par l'ajout
de + 6 à + 11 000 habitants par décennie. Ce rythme de croissance, comme on
peut le voir sur le tableau suivant, montre que l'industrialisation et
l'urbanisation de la région sont en train de s'effectuer. Après le baby boom
d'après-guerre, le nombre revient à
± 6,000 par décennie.
À l'analyse de ce tableau, des questions nous viennent à l'esprit :
«
Entre 1861 et 1871, la ville de Saint-Jean
perdit près de 300 personnes. Trente ans plus tard, soit entre 1891 et 1901, il
y eut une perte de près de 700 personnes. Cela est d'autant plus étonnant qu'au
siècle dernier l'accroissement naturel était très élevé. La natalité atteint
40% à Saint-Jean en 1881 alors qu'à la même date la mortalité monte à peine à
24%. Il devrait donc y avoir un accroissement d'environ 16%. Au contraire, il y
a diminution. Comment cela peut-il s'expliquer?»
L'explication la plus plausible demeure la forte émigration des
Canadiens Français vers les États-Unis. Avant de se fixer à Saint-Jean, les
fils de cultivateurs préféreront aller faire fortune dans les sweatshops de
la Nouvelle-Angleterre :
«
Précisons qu'à Saint-Jean, en 1861, toutes
les bonnes terres, le long du Richelieu sont occupées et que certains fils de
fermier préfèrent s'installer ailleurs, soit plus loin ou dans une autre
région. De plus, un fort pourcentage se dirige vers la Nouvelle-Angleterre. Ils
y vont d'abord pour un travail saisonnier puis s'engagent à la construction des
chemins de fer ou entrent dans les usines. C'est une immigration temporaire
mais ils finiront par s'établir près des filatures où souvent l'homme et la
femme travaillent. On calcule que plus de 60 000 personnes quittèrent la vallée
du Richelieu entre les années 1861 et 1901».
Les gares du Grand Trunk de Saint-Jean et Iberville reçoivent,
quotidiennement, des dizaines d'émigrants
pour les États-Unis, ce que fait
remarquer Robert Rumilly : «À Saint-Jean, on vendait plusieurs centaines de
dollars de billets par jour».
De l'édifice de la gare inauguré en grandes pompes en 1876 et que j'ai vu,
complètement abandonné depuis que le Canadien National avait démoli le pont sur
le Richelieu et enlevé les dormants, il était difficile de croire que
des milliers de Québécois s'y étaient embarqués pour se rendre à Saint-Albans
aux États-Unis…
Poursuite du commerce maritime. Le commerce maritime demeure encore la pierre
angulaire du développement économique de la ville. On a vu que longtemps les
importations surpassaient les exportations.
À partir du milieu du siècle, les choses changent radicalement : «Les
importations qui arrivaient au port de Saint-Jean consistaient surtout en
marchandises générales, bois, céréales, pêcheries, potasse, sable, fer,
charbon. Le Canada exportait aux États-Unis du sel et des fourrures, qui sont
remplacés par du bois de pulpe, du bois de sciage, du foin et plusieurs
produits agricoles».
Ce tableau confirme la mutation en train de s’accomplir au niveau des échanges
commerciaux :
Le Richelieu, aujourd’hui si paisible, était alors parcouru en tous
sens par des navires de commerce :
«Vers cette date, soit autour de 1860, le
manœuvre qui posait des rails de chemin de fer, par exemple, gagnait $ 0. 75
par jour. Par contre, les résidents de Saint-Jean qui exerçaient le métier de
navigateur et qui, d’ailleurs, construisaient eux-mêmes leur voilier, mesurant
habituellement 60 pieds de long par 16 de large et pouvant porter 50 tonnes ou
plus, étaient leur propre patron et avaient évidemment un revenu un peu plus
élevé.
Ils transportaient habituellement du bois de
corde acheté à Noyan et les environs pour être revendu à Saint-Jean et aussi,
beaucoup de sable provenant du lac Champlain, surtout après le grand feu de
1876 pour la reconstruction de notre ville.
Grâce à cette flotille de 30 à 40 voiliers,
ces équipages de bateliers, des deux côtés de la rivière, contribuaient à leur
façon au commerce maritime de Saint-Jean par les importants contrats de
transport qu’ils pouvaient entreprendre, par exemple, pour la fourniture de
sable, de gravier et de la pierre pour la construction du barrage de Chambly,
de la réparation des écluses de Saint-Ours, le port de Saint-Jean, les phares
des îles de Sorel, aussi le sable pour le filtre de Saint-Jean».
Deux commerces maritimes parallèles donc : un de lourdes transactions
entre les deux métropoles - Montréal et New York -, et un commerce profitant
directement aux gens de la région. Agriculteurs et cultivateurs bénéficient
amplement des avantages commerciaux du port. Le commerce des pommes semble
même
le plus lucratif. De plus, la construction des bateaux, la navigation
commerciale, la pêche à l’anguille qu’on exporte à Philadelphie, le travail
salarié sur les quais, toujours très achalandés, font vivre une grande partie de
la population. Les cultivateurs de l’arrière-pays viennent échanger leurs
produits (grains divers, tabac, légumes) avec les navigateurs qui leur
échangent du sel, du sucre, de la farine ou des produits manufacturés d’usage
courant. C’est à cette époque que l’on voit un certain nombre de barges dites américaines
qui doivent être touées par des chevaux tout le long du canal de Chambly.
Les échanges entre les deux pays par le port de Saint-Jean exigent l’ouverture
d’un consulat américain à Saint-Jean en avril 1865, poste occupé par G.-J.
Morehouse.
Outre les produits, il y a les humains qui transitent par Saint-Jean.
Les Journaux de l’Assemblée législative de la Province du Canada nous
donnent le nombre des passagers arrivés et partant du port de Saint-Jean entre
1836 et 1840 : «Sont arrivés au port de Saint-Jean, 4,524 personnes en 1836,
4,515 en 1837, 2,978 en 1838, 4,179 en 1839 et 3,480 en 1840. On ne connaît pas
le nombre de passagers qui ont quitté le port de Saint-Jean en 1836 et 1837
mais l’on sait qu’en 1838 pas moins de 2,907 ont quitté, 5,588 en 1839 et 5,256
en 1840».
L’expansion de l’industrie forestière entraîne l’allongement des trains de bois qui remontent le Richelieu jusqu’au lac Champlain :
«À Saint-Jean,[les cages] étaient
attachées les unes aux autres au nombre de 4 ou 5 formant une suite de 300
pieds de long environ et étaient alors remorqués jusqu’à Burlington où le bois
était scié par la Booth Lumber Company.
Sur ces cages, prenaient place généralement
trois hommes qui s’installaient dans une cabane de 8 pieds carrés environ.
Le meilleur draveur de Saint-Jean et de toute
la région, à ce moment, était Tom Boissonnault. C’est lui qui assemblait les
cages ici et voyait à ce qu’elles arrivent à bon port».
Ces trains de bois vont disparaître en 1877 pour être remplacés par le
commerce de bois de pulpe (la pitoune) expédié en barges aux États-Unis
:
«
C’était la Lake Champlain Transportation
Co.
qui faisait le touage et il arrivait que l’on
voyait jusqu’à 35 barges
dans le même transport. Cela dura jusqu’à 1916 alors que l’on commença à
apporter la pâte brute du bois de pulpe.
À noter que vers 1910, vue le peu de
profondeur du canal Chambly, l’on commença le creusage du Richelieu dont le lit
fut élargi de 700 pieds entre l’ancien pont du Central Vermont et celui du
Pacifique Canadien. Malheureusement avec la chute du gouvernement Laurier, en
1911, ces travaux furent discontinués, ce qui oblige toujours les vaisseaux de
fort tonnage et les bateaux-citernes à aller faire un détour de centaines de milles
par l’Atlantique pour atteindre Montréal».
La contrebande est une activité toujours fort prisée. Fernand Ouellet
estime à 20% du montant des importations les chiffres de la contrebande qui
s’effectue d’ailleurs dans les deux sens. Les cageux du Vermont, voyageant
de nuit sur des radeaux de bois, du lac Champlain jusqu’à Saint-Jean, font
d’excellents contrebandiers. Toutes les retombées de ce lucratif commerce
maritime se distribueront dans les différents commerces locaux, mais
enrichiront aussi les premières institutions financières de la région.
Un modèle de commerce : Mott
& Pattee. Nous savons toujours peu de
choses sur les premiers commerçants de Saint-Jean, mais nous connaissons
aujourd’hui beaucoup mieux la famille Mott, depuis qu’Ephraïm est venu s’installer,
accompagnant les Loyalistes. L’entreprise appartient d’abord à Nelson Mott,
fils aîné d’Ephraïm et dont il a visiblement hérité du sens des affaires. Après
avoir travaillé dans l’entreprise paternelle - un hôtel -, Nelson ouvrait, en
1827, une entreprise qui servit à la fois de relai pour diligences et de
magasin général, localisée aux actuels numéros civiques 132, 136 et 140 rue
Richelieu. Mott y résidait à l’étage tandis que le rez-de-chaussée servait aux
fins commerciales. C’est ainsi que la plupart des commerçants de la rue
Richelieu allaient organiser, pour le siècle à venir, la combinaison du
commerce et du logement privé. Nelson a un concurrent de taille, son
beau-frère, George Pattee. Comme on est en famille, pourquoi se faire la guerre?
Le 8 août 1834, devant le notaire Pierre-Paul Démaray (on était avant les
Troubles de 37), les deux hommes s’associent en apportant chacun une part égale
de marchandises et de propriétés à la société Mott & Pattee. Au bout de 2 ans, la société fait des progrès au point qu'elle acquiert un terrain situé à proximité de l’Hôtel Mott, du côté sud - à l’endroit où se trouve
l’ancien Steinberg, ancien Croteau, maintenant salle de gym -, sur lequel sont
érigés une maison de briques servant de magasin, un entrepôt, des hangars et
autres dépendances. C’est véritablement un gros petit commerce.
L'entreprise Mott &
Pattee semble rouler bon train et bientôt les 2 associés sont parmi les
membres les plus riches de la classe bourgeoise de Saint-Jean. Ils sont
propriétaires d’environ 12 terrains répartis à Saint-Jean, Iberville et même le
township de Granby. Et comme les affaires sont toujours affaire de politique,
Curtis Pattee hérite de la charge de maître de poste à la proscription du
notaire Démaray, en 1837. Dès lors, c’est dans les locaux de Mott &
Pattee que se transporte le bureau de poste, «donnant ainsi à ce
commerce une double vocation : service à la clientèle et service à la
population». Puis c’est le drame. Par un froid matin d’hiver 1847, on
repêche des eaux glacées du Richelieu le corps noyé de George Pattee. Mott est
nommé tuteur et administrateur des biens dont la progéniture Pattee hérite par
succession. Un autre oncle, Virgil Titus, est subrogé-tuteur. Nelson Mott porte
le deuil un temps, puis s’associe dans une nouvelle entreprise, Mott &
Osgood, qui reprend la même vocation que Mott & Pattee.
William-Alexsander Osgood est un autre beau-frère de Nelson Mott. Il succède
également à Pattee dans la charge de maître de poste jusqu’à sa mort, le 3 août
1882.
Nelson Mott n’est pas
seulement marchand, il est également un riche propriétaire foncier : «En
1859, il louait alors au gouvernement canadien un édifice servant de bureau de
douanes, moyennant la somme de 60 livres sterling annuellement (soit $ 240
000). Selon nos recherches, ce bureau de Douanes était là où se trouve
actuellement les bureaux du journal Le Canada-Français au 84 de la rue
Richelieu. Mentionnons que cette entente entre Mott et le gouvernement
concernant le bureau de douanes dura plus de 20 ans».
Dans la famille Mott, on
peut dire que les deuils sont lucratifs. En juillet 1853, Nelson hérite de sa
mère de l’argent et des créances, ainsi que 3 propriétés foncières qu’il ne
tarde pas à louer à des particuliers et à des commerçants. De plus, Nelson Mott
est tuteur des enfants Pattee et en charge de la gestion des biens légués par
le défunt parent. Méticuleux, en homme d’affaires averti, Nelson Mott remet des
rapports détaillés à son ami, le notaire Jobson, sur la gérance des biens de la
succession Pattee. Jusqu’en 1867, Mott fait des affaires d’or. Cette année-là,
le 4 octobre, un terrible incendie, moindre que la catastrophe de 1876, ravagea
la partie sud de la ville, dont tous les édifices commerciaux de Mott et de la
Maison Langelier & Decelles. Âgé alors de 66 ans, Nelson Mott décide de
vendre son commerce : «Les deux maisons que Mott avait perdues dans cet
incendie étaient celles qui avaient abrité son commerce à ses débuts puis au
temps de son association sous le nom de Mott & Pattee. Ne voulant pas
rebâtir, il décida en 1868 de vendre l’emplacement, tel que le feu l'avait
laissé. Ce sont ses deux voisins, Edward-C. MacDonald et François-Xavier
Langelier qui achetèrent le terrain avec les deux bâtiments, une boutique de
forge et un atelier de menuiserie, qui avaient échappé au feu. Cette vente
devait être l’une des dernières transactions de Nelson Mott avant son décès»
qui survint en 1870.
Essor commercial. Petits commerçants, entrepôts, hangars, hôtels,
auberges s’établissent le plus près du port, donc sur la rue Front (Richelieu).
Dès 1853, alors que la population de Saint-Jean atteignait 3 215 habits, dont 2
235 francophones, la ville comptait 53 édifices commerciaux se dressant autour
de cette rue qui devint, pour longtemps, le cœur de la ville : 17 magasins, 12
auberges, 11 boucheries, 8 cordonneries et
5 épiceries. En moins de dix ans,
tout cela aura doublé! La rue Front, c’est la rue des affaires,
des commerces et des entrepôts à grains. En 1841, elle contient 70 édifices. En
1846 est érigé encore le commerce de François-Xavier Langelier, devenu à partir
de 1862 la raison sociale Langelier et Decelles. Dotée d'une grande réputation,
ce commerce vend de l'épicerie, des objets de métal et des marchandises sèches.
Les fils de Decelles continueront le commerce jusqu’au milieu du XXe siècle. À
la même époque et avec un égal succès, J.-A. Clément et Laurent Moreau se
lancent dans le même type de commerce. Un peu plus tard, les frères Thuot et un
écossais, Douglas, plus spécialement importateur de fruits, ouvrent eux aussi
des commerces généraux à Saint-Jean : «Comme il convenait à une jeune citée
desservant un district rural étendu et fertile, le Magasin Général devait
répondre au besoin local; les pionniers en ce genre furent Édouard Bourgeois,
Amable Davignon…, Beauvais et Emery Molleur. Dans le commerce du grain, du
foin, du charbon, on se rappelle encore les noms bien connus de O’Cain,
Cousins, McPherson, Thomas Roy, père et fils». Les frères John et Henderson
Black son également propriétaires d'un grand magasin en plus de posséder une
salle de spectacles, la Black Opera House. Charles-Olivier Gervais prend
à son tour la direction d'un magasin général en 1876. Décédé prématurément à
l’âge de 36 ans, son frère Alphonse lui succédera à la tête du magasin. En
1904, un troisième frère, Élisée, s’en portera acquéreur jusqu’à sa mort, en
1960, à l’âge de 90 ans. Ce commerce a donc connu plusieurs générations
d'employés et de clients durant ses 110 ans d'existence. J. E. Mc Nulty,
Wilfrid Brosseau, J. A. Lomme, Henri Larocque posséderont de semblables
commerces. James MacPherson vend de la farine et des provisions à
l'intersection des rues Saint-Jacques et Richelieu. Les multiples activités sur
la rue Richelieu démontre la richesse des commerces en attirant des nouveaux
types inconnus jusqu’alors : des tanneurs, des modistes, des tailleurs, des
brasseurs, des propriétaires de moulins…
En 1848, la ville procédait à son premier rôle d’évaluation municipale
des lots, ce qui permet de nous donner un indice sur les investissements des
deux groupes ethniques de la région. Du relevé de 1862 à celui de 1897, nous
pouvons suivre une courbe comparative de la progression des deux groupes dans
leurs investissements sur les lots de la rue Richelieu :
«On constate d’abord… la faiblesse de
l’investissement francophone au tout début de la période étudiée (1862-1876).
Cependant après 1876, cet investissement va sans cesse croissant et à un rythme
surprenant, surtout entre 1876 et 1882. De 1862 à 1897, donc en 35 ans,
l’investissement francophone augmente de $ 30 000, à $ 200 000, soit un
accroissement de $ 17 000.
Pour ce qui est de l’investissement
anglophone, on peut constater, comment, au début de la période étudiée, il est
supérieur à l’investissement francophone. Il apparaît cependant bien instable
comme le montre la baisse de 1867, puis la hausse de 1871 et enfin le krash de
1876, année du feu qui détruisit la rue Richelieu. On remarquera également que
la période de 1876-1882 en est une d’investissement intense et accéléré qui se
stabilisera par la suite pour atteindre $ 220 000 en 1892 et 1897. De 1862 à
1897, donc en 35 ans, l’investissement anglophone aura augmenté de $ 120 000
soit $ 50 000 de moins que l’accroissement de l’investissement francophone.
Quant à l’écart entre l’investissement
francophone et l’investissement anglophone, on remarque que de 1862 à 1871, les
francophones tentent de rattraper les anglophones pour finalement les rejoindre
lors du feu de 1876. En 1882, les anglophones surpassent encore, en valeur immobilière
investie sur la rue Richelieu, les francophones qui, cependant, jusqu’en 1897,
réduisent considérablement la marge qui les distancie. En effet en 1897, les
francophones ont investi $ 200 000 sur la rue Richelieu et les anglophones $
220 000 soit un écart de seulement $ 20 000».
On remarquera, en effet, combien les incendies de 1867 et 1876 ont été
des occasions propices aux investisseurs francophones de dépasser les
investisseurs anglophones dont certains auront jugé bon de porter leurs
investissements ailleurs. Outre l’investissement foncier, la répartition du
territoire entre les deux ethnies permet «d’éclaircir comment s’est axée
l’évolution de ces deux groupes ethniques sur la rue Richelieu» :
«On peut remarquer… que, de 1862 à 1876, les
francophones augmentent constamment le nombre de lots qu’ils ont en leur
possession. De 24 lots en 1862, ils en détiennent jusqu’à 32 en 1876. Le feu de
1876 semble cependant ralentir cet élan d’expansion chez les francophones qui,
en 1892 n’ont que 27 lots. De 1892 à 1897 cependant, ils achètent au total 3
nouveaux lots ce qui laisse entrevoir une reprise de l'expansion immobilière
des francophones sur la rue Richelieu.
Pendant cette même période, les anglophones
suivent une démarche totalement opposée à celle des francophones. En effet, de
1862 à 1876, les anglophones passent de 46 lots à 37 lots. Cependant leur
espace territorial augmentera dans un deuxième temps, de 1876 à 1892 pour
atteindre 41 lots. De 1892 à 1897, finalement, les anglophones perdront 4 lots.
On remarque à travers la période étudiée,
l’instabilité de l’espace territorial occupé par chacun des deux groupes
ethniques».
Le rapport de la courbe de l’investissement total et celle représentant
le nombre de lots disponibles permet d’établir la valeur moyenne investie dans
chaque lot par chacun des deux groupes :
«On perçoit… qu’entre 1862 et 1871, les
francophones ont augmenté la valeur moyenne de chacun de leurs lots de $ 1 400
en 1862 à 2 700 en 1871. L’année 1876, comme il fallait s’y attendre, marque
une baisse de celle-ci. Par la suite, les francophones investissent toujours de
plus en plus dans leurs lots. L’accroissement de cet investissement est
particulièrement remarquable pendant la période de 1876-1882. L’investissement
francophone par lot culminera pendant la période 1882-1897 alors que sa valeur
moyenne sera de $ 6 700.
Les anglophones, pour leur part, voient leur
investissement moyen par lot, décroître puis s’accroître successivement entre
1862 et 1876. Ce n’est qu’après cette date que la valeur moyenne par lot
montera d’une façon plus constante, une ascension. C’est ainsi qu’entre 1876 et
1882, la valeur moyenne de chaque lot anglophone passe de $ 2 199 à $ 4 700 soit un accroissement
remarquable de $ 2 600. Pour la période étudiée, la valeur maximale moyenne par
lot sera atteinte en 1897 et se chiffrera à $ 5 800».
De ceci, nous pouvons tirer 3 conclusions : Concernant la répartition
des investissements, les francophones ont tendance à concentrer leurs
investissements sur un nombre de lots relativement restreints, tandis que les
anglophones divisent leur capital sur un plus grand nombre de lots. Leur
investissement total est plus épars et la valeur moyenne investie dans chaque
lot est donc inférieure à celle attribuée aux francophones.
L’ampleur de l’investissement prouve que les anglophones sont ceux qui
investissent le plus sur la rue Richelieu. L’année 1876 fait seule exception.
Au cours de cette année, les deux groupes voient la valeur de leur
investissement total se rejoindre. Par après, l’écart diminue, laissant
cependant les anglophones toujours en tête.
Finalement, d’une façon générale, on peut dire que l’investissement,
tant anglophone que francophone, est particulièrement instable entre 1862 et
1876, alors qu’il subit une série de baisse et de hausses, surtout chez les
anglophones. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une période où la
crise de 1873 secoue l’ensemble de la finance mondiale. «Après le feu de
1876, l’investissement va toujours croissant, parfois à un rythme accéléré,
parfois à un rythme plus calme. Francophones et anglophones investissent alors
avec une vigueur comparable sur la rue Richelieu».
Elizabeth Collard a dressé le portrait du personnage d’Edward C.
MacDonald, marchand et industriel né en 1810, fils d’un officier militaire qui
avait servi sous Wolfe à Québec. «Il exerça une carrière d’homme d’affaires
remarquablement fructueuse dans le village de Saint-Jean, où son père avait été
maître de caserne. Au milieu des années 1830, il ouvrit, en association avec
son frère plus jeune, Duncan (Sandy), un “magasin général” et une pharmacie.
Exploitant leur commerce sous la raison sociale de E. and D. MacDonald, ils
acquirent une réputation de solides hommes d’affaires. Pendant plus de 50 ans,
ils demeurèrent associés dans de multiples entreprises, et on les appelait dans
la région “les princes marchands de Saint-Jean”».
MacDonald s’était lancé en affaires à un moment propice, car Saint-Jean devait
connaître son premier essor économique; aussi, «les frères MacDonald mirent
peu de temps à compter parmi les plus gros expéditeurs de grains de la
province. Tout en demeurant marchands, les MacDonald firent l’acquisition de
valeurs immobilières, et, dans les années 1850, ils ouvrirent une banque
privée. Spéculateurs, ils financèrent incontestablement bon nombre
d’entreprises à Saint-Jean, entre autres, la première filature de laine de la
ville, la St Johns Woollen Manufacturing Company, dont Edward C. MacDonald fut
président au début des années 1870. La filature fut détruite dans l’incendie
qui ravagea Saint-Jean le 18 juin 1876, rasant presque entièrement le quartier
des affaires de la ville, et elle ne fut pas reconstruite. C’est parce qu’il
finança la St Johns Stone Chinaware Company que MacDonald mérite une place durable
dans l’histoire de l’industrie au Canada. Première fabrique de poterie dans ce
pays à mettre l’accent sur la production de la “faïence fine” pour la
vaisselle, elle fut la seule à continuer ses opérations pendant un certain
temps; grâce à MacDonald, elle dura quelque 25 ans».
Construits aussi bien en bois qu’en briques, les édifices de la rue
Richelieu avant le grand feu sont d’une architecture commerciale de
taille imposante, façon à réunir sous le même toit et cela de manière agréable
et confortable, marchandises et clientèles : «Un moulin à scie (propriété de
M. Louis Bousquet), situé sur l’actuel lot n° 4 au coin des rues Richelieu et
Lemoine (Frontenac aujourd’hui), et une brasserie (propriété de M. Duncan
MacDonald, située sur les actuels lots 36, 37, 38 sur la rue Richelieu (près de
la rue Foch), constituaient les deux seules industries de la rue Richelieu,
avant le feu de 1876».
Il s’agit là, bien entendue, de grandes industries. Mais on en
trouve de niveau artisanal : «Une seule (industrie) apparaît avec 1850,
celle de l’imprimerie Smith qui fut créé en 1848, l’année même de l’érection de
la ville. La compagnie E.-R. Smith Ltée (fondée sous le nom Smith & Co) fut
d’abord située au 1, rue Front; on y faisait des impressions de toutes sortes :
formules commerciales et industrielles. Elle imprimait aussi le journal The
News. En 1870, la compagnie déménagea au 310, rue Richelieu; de là elle
s’installa en 1884 au 74 de la même rue, puis elle déménagea une dernière fois
au 136 rue Cousins en 1911. Elle demeura à cette adresse jusqu’en 1971, année
où elle ferma ses portes».
En 1870, la Briqueterie Mochon s’installe sur un fond de glaise à
proximité de la ville et y prospérera avant d’être remplacé par la Standard
Clay and Drain Pipes. Comme si l’industrie des conduits était appelée à
remplacer celle des poteries. À côté se développent trois fabriques de
Chaussures, celle dite de Saint-Jean et deux autres appartenant, l’une à Victor
Côté et l’autre à la Compagnie Séguin et Lalime. Narcisse Bousquet construit
une Fabrique de portes et châssis à partir de la scierie qui remplaçait le
moulin d'où s'était propagé le grand incendie de 1876. Malgré la crise
économique qui frappe l’Occident en 1873, Saint-Jean résiste à la dépression :
«En 1873, l’industrie prend un essor bien marqué d’après les journaux du
temps. Le corps principal de la Fabrique de Vaisselle où doit commencer cette
industrie toute nouvelle à Saint-Jean, se trouve au coin nord des rues Grant
[Laurier] et Saint-Georges. Les murs s’élèvent déjà à 7 ou 8 pieds et sur un
espace de 120 pieds par 40. C’est là seulement la façade de l’édifice; il
comprendra trois autres ailes de même dimensions à peu près, le tout en brique,
à trois étages avec toit à mansardes. Cette construction, la plus vaste après les
Casernes, va coûter $ 16,000. La manufacture de laine fait des progrès tous les
jours».
Une rue remplie d’hôtels. L’industrie hôtelière profita la première du
transit par Saint-Jean. Dès 1809, un plan de la ville nous montre une
quarantaine d’édifices jalonnant la rue Front et la rue McCumming (Champlain)
et 4 d’entre eux sont spécifiés être des hôtels. Ces bâtiments sont demeurés
longtemps en place, aujourd’hui, ils ont pratiquement tous disparus. L’Hôtel Windsor, au coin des rues
Richelieu et Saint-Georges a bien changé, mais nous pouvons encore reconnaître,
par la configuration des portes et des fenêtres, son architecture originale.
Une photographie nous le montre au temps où il appartenait à un certain A.-N.
Golden. On remarque une lanterne, deux cheminées sur le toit, un petit balcon
et une porte d’arche. Toutes ces touches architecturales sont disparues. Il y a
ces hôtels qui apparaissent figés dans le temps, comme l’Hôtel National au coin
nord-est de la Place du Marché, avec sa grande galerie qui ceinture l’étage et
l’Hôtel Champlain, sans contredit le plus vieil hôtel mais aussi le plus
représentatif de l’époque. Situé sur le lopin de terre attribué en 1797 à
Elisabeth Stevens, épouse de Christopher Babuty, l’hôtel traverse deux siècles.
«À l’intersection des rues Saint-Georges et Champlain, l’Hôtel de
Tempérance, le bien-nommé dans une rue qui comptait au moins 5 établissements
hôteliers à la fin du XIXe siècle. En face, au coin sud-est, l’Hôtel Richelieu
devenu plus tard l’American House Hotel (Champlain). L’immeuble a changé de nom
et de propriétaire, tout en demeurant à peu près inchangé et conservant sa
vocation».
D’autres hôtels ont fait le bonheur des visiteurs. L’Hôtel United
States qui, auparavant, portait le nom de son propriétaire, M. A. Bisaillon,
est reconnue pour sa grande cour intérieure, ses dépendances et ses hangars.
L’hôtel était situé au coin des rues Saint-Jacques et Champlain et disparu peu
après le début du XXe siècle. L’Hôtel Balmoral devenu Hôtel Richelieu (coin
Saint-Charles et Richelieu, à ne pas confondre avec l’autre cité plus haut) sis
à l’endroit où se trouve aujourd’hui le parc Alcide-Marcoux, pris longtemps la
relève. Il permettait une vue agréable du pont Jones et d’Iberville.
La Place du Marché. La Place du Marché existe depuis 1837 entre les rues
Jacques-Cartier et Champlain. Elle apparaît sur un document datant de 1841 qui
montre, au centre de la place, un bâtiment de bois qui a dû servir aux étals
des bouchers, puis de marché aux légumes. Sa vétusté entraîne sa démolition en
1906. «Vers 1855, ce qui s'appelait la Place du Marché était située entre
les rues Busby (Jacques-Cartier) et McCumming (Champlain), vieil édifice de
bois, repère des bouchers, d'où sa dénomination de Butcher's Hall».
Au milieu du siècle, les citoyens avaient exigé la construction d'un marché couvert
et permanent. Ce long bâtiment de brique rouge sur la rue Jacques-Cartier.
L'immeuble abrite aujourd’hui le Musée régional du Haut-Richelieu.
Comme beaucoup d'autres édifices publics de Saint-Jean, l'histoire de
la Place du Marché en est une d'oppositions et de confrontations à travers un
projet commun :
«L'édifice devait être en briques et mesurer
110 pieds de longueur par 34 pieds de largeur. Son emplacement précis fut
établi entre les rues Busby (Jacques-Cartier) et Longueuil. Le conseil [municipal]
avait fixé l'échéance des travaux au 1er novembre 1858 et ordonné la formation
d'un comité pour veiller à son exécution. Cependant, ce n'est qu'en janvier
1859 que le tout fut terminé.
Par la suite, la question de l'utilisation des
locaux de la Place du Marché fut l'objet de nombreuses discussions. Les
conseillers ne s'entendaient pas sur les activités que les autorités
municipales pouvaient admettre ou refuser. Par exemple, certains ne voulaient
pas y voir se tenir d'assemblées politiques ou religieuses. Ceux-ci estimaient
que l'édifice devait être réservé uniquement aux bouchers.
Par contre, d'autres étaient d'avis contraire,
probablement par soucis de rentabilité. Cette dernière alternative fut appuyée
par la majorité du conseil à la suite d'un amendement survenu le 8 février 1859.
C'est ainsi qu'on établit différentes catégories de prix, dépendant du genre
d'activités qui devaient avoir lieu (Bazar, 4 piastres; concert, 5 piastres;
etc…). Cette fois
encore, un comité était désigné pour s’occuper de la bonne marche des
transactions.
Il est à noter enfin, qu’à cette époque, le 8 avril 1859, le hall
d’entrée de la Place du Marché était utilisé pour les séances du conseil de la
ville. La grande cantatrice Albani y aurait donné un récital une dizaine
d’années plus tard».
D'architecture classique, cet édifice appelé Place du Marché est
construit en 1858, selon les plans de l'architecte M. Ryder, et connaît des
fortunes diverses au fil des ans. Au pied de la place du Marché, face à la rue
Champlain, on y voit une petite structure de pierre, abreuvoir pour les chevaux
qui a été donné en 1879 à la ville de Saint-Jean par R. A. Jones (qui en avait
offert une identique au marché de Saint-Hyacinthe). En plus d'être utilisé pour
le marché, l'immeuble sert à l'administration municipale ainsi qu'à des bazars,
à des foires, aux concerts du Cercle philharmonique et au bal annuel des
pompiers. S'y tiennent également des assemblées syndicales et politiques, comme
celle qui suivit l’exécution de Riel et qui manifesta la colère des citoyens
contre les députés conservateurs à Ottawa qui avaient laissé commettre cette
vengeance judiciaire. Bordée de résidences modestes, la Place du Marché se
transforme totalement entre 1875 et 1885. Des spéculateurs remplacent les
petites demeures par des hôtels et commerces plus grands et modernes. L'hôtel
National date de cette époque. Il sera agrandi en 1906 pour répondre à la forte
demande créée principalement par l’usine Singer. Jean Gaudette rappelle
comment c'était…

«un grand espace dégagé où les cultivateurs et
autres vendeurs de la région venaient, le samedi matin, garer leurs voitures en
deux longues rangées parallèles et séparées par un passage où les acheteurs
pouvaient circuler. On y trouvait des légumes, des fruits, du grain, de la volaille,
du beurre, des œufs, du
bois, du charbon, certaines pièces de viande, etc. Une portion de la place
était réservée à la vente de foin et de paille. À côté de la halle se tenait le
marché aux animaux vivants : chevaux, bovins, moutons, porcs, etc. […] Jusqu’au
début du XXe siècle, deux bâtiments en bois occupaient la partie ouest de la
place : le marché aux légumes, où les vendeurs pouvaient louer des étals, et
celui de la "pesée" qui, comme son nom le suggère, comprenait les
balances publiques, mais aussi le bureau du clerc et la prison municipale. Les
balances "grande pesée et petite pesée",
étaient généralement
utilisées à la demande des acheteurs qui voulaient vérifier les dires des
vendeurs quant au poids des produits offerts. Des citadins souhaitaient
ardemment la disparition de ces deux, car ils avaient mauvaise apparence,
bouchaient la vue sur la place et accaparaient de l’espace qui aurait
normalement dû être réservé aux voitures des vendeurs, qui commençaient à se
trouver à l’étroit. Les journalistes avaient particulièrement pris en grippe le
bâtiment du marché aux légumes, qu’ils qualifiaient de "vieille
baraque", "d’antiquité disgracieuse", de "vieille
masure", etc. Quant au bâtiment de la balance, il semblait destiné à
occuper son emplacement pour longtemps, car on le refit à neuf en octobre 1901,
avec un toit plat facilement reconnaissable sur les vieilles photos. Comme nous l’avons vu précédemment, le
marché aux légumes est transféré dans l’édifice du marché durant l’été de 1905,
en lieu et place du marché à la viande, alors que les bouchers s’ouvrent des
maisons de commerce un peu partout dans la ville. Le vieux bâtiment qui
déparaît la place du marché est alors vendu et enlevé. Quant à l’autre bâtiment
considéré par certains comme indésirable, celui de la balance (incluant le
bureau du clerc et la prison), il fut endommagé par un incendie en mars 1911,
et l’on décida peu après de le faire disparaître. […] un bureau neuf pour le
clerc et des cellules furent aménagés dans la halle. Cette deuxième
construction disparue, on a pu profiter d’une vue dégagée sur toute l’étendue
de la place à l’automne de 1911. Pour ce qui est de la balance publique, la
Ville en achète une nouvelle, d’une capacité de vingt tonnes, en juin 1911. On
l’installe du côté sud de l’édifice du marché. Contrairement au marché qui ne
se tenaient que un ou deux jours par semaine, la balance servait tous les jours
ouvrables».
La Place du Marché est sans doute l’endroit qui permet de comprendre la
dynamique de l’auto-détermination qui a créé cet Âge de prestige de la
ville de Saint-Jean. Cette complémentarité ville/campagne, entre les
fournisseurs et producteurs de l’arrière-pays, de L’Acadie, du Grand-Bernier,
de Saint-Luc et même d’Iberville, et la clientèle en croissance dans le centre
urbain qui ne cesse de dépendre de la consommation régionale. Certes, la place
«est l’endroit le plus laid à voir; l’on pourrait aisément s’y méprendre
pour le dépotoir; tout y est accumulé : fumier, papiers, journaux, paperasses,
déchets, fruits et légumes séchés ou gâtés»,
mais c’est le cœur de la ville, et ce cœur n’a pas encore été transplanté dans
des sièges sociaux à l’étranger.
Un pied timide dans l’industrialisation? L’apparition de l’industrie
semble avoir posé problème à notre premier historien, le Père Brosseau. Dans sa
monographie de 1937, il n’y a qu’un court chapitre intitulé L’Industrie et
le Commerce (12 pages dont 2 sont des illustrations). Tâtonnant, il écrit :
«Les deux premières entreprises industrielles dont il reste mémoire à
Saint-Jean datent de 1850 ou environ. On se souvient en effet d’une Verrerie,
depuis longtemps disparue, mais qui a fonctionné quelques temps. Quelque chose
dut manquer : les capitaux, les matières premières ou un débouché suffisamment
rémunérateur».
Pourtant, on a vu la Briquerie Mochon s’installer sur un fond de glaise à
proximité de la ville et y prospérer assez bien. Plus tard, la Standard Clay
and Drain Pipes se positionnera sur un site avantageux et y mènera de
solides affaires. En 1870, toujours, trois Fabriques de Chaussures sont
construites : celle dite de Saint-Jean et deux autres, l’une appartenant à
Victor Côté et l’autre à la Compagnie Séguin et Lalime; plus tard, elles
déménageront à Saint-Hyacinthe.
Implantation des premières banques. Dès le début de la décennie
1870, l’argent recueilli des retombées du commerce maritime, l’accumulation
croissante du capital régional produit dans les commerces locaux et les petites
industries artisanales suffisent à justifier la présence d’entreprises bancaires.
Ces dernières servent à accumuler le capital produit par le commerce, à le
faire fructifier par l’épargne et les intérêts, et à le redistribuer en
investissements dans des entreprises de préférence à caractère de
transformations industrielles ou à établir un véritable service de distribution
des marchandises par les moyens de transports (surtout les chemins de fer et le
réseau routier).
La Banque des Marchands, fondée à Montréal en 1868, ouvre une
succursale à Saint-Jean le 23 juin 1871, puis c’est la fondation de la Banque
de Saint-Jean. Cette banque obtient sa charte le 3 mai 1873 : «avec capital
autorisé de $ 1 000 000, capital souscrit $ 500 000, payé $ 316 386, réserve $
10 000». Le
promoteur en est Louis Molleur, homme d’affaires bien en vue de la région et
député libéral d’Iberville à l’Assemblée législative de la Province durant un
certain temps. Cet intime de Félix-Gabriel Marchand est aussi propriétaire de
l’aqueduc de Saint-Jean. Outre cette dernière, on trouve également une
succursale de la Banque de Saint-Hyacinthe, incorporée en mai 1873 avec un
capital de $ 33 235 et une réserve de $ 75 000. Comment évoquer la jeune Banque
de Saint-Jean avant le Grand Feu de juin 1876? «Le premier bureau de
la banque fut dans un immeuble situé où est la Banque Royale
qu’elle avait alors acheté de la Société Permanente de Construction du district
d’Iberville par acte passé le 15 novembre 1873 au prix de $ 6 436…» Mais il
faudra attendre les lendemains de l’incendie pour voir la Banque de Saint-Jean
opérer un véritable miracle financier dans notre ville.
Les moulins Langelier et Bousquet. Il y a de nombreux moulins
dans la région qui sont actionnés par l’eau, le vent ou la vapeur. Le moulin
Langelier a tiré sa source de l’abolition même du régime seigneurial en 1854.
Durant tout le long du régime seigneurial, l’industrie de la meunerie relevait
exclusivement des monopoles du seigneur dit banalité (du mot ban qui
signifie pouvoir de commander). Libéré de la servitude seigneuriale,
l’industrie de la meunerie ne put que prendre son expansion. C’est ce qui
arriva au moulin Langelier, construit en 1859.
Le moulin est situé «au tournant de la rivière, presque à l’entrée
du grand bassin. Les premiers rapides
(de Saint-Jean) viennent mourir tout près».
Il y a un petit pont de bois tournant qui enjambe le canal et conduit dans la
cour même du moulin. À quelques pieds en aval se trouve un grand ratelier,
chargé d’arrêter les bois flottants qui pourraient briser les turbines.
L’histoire de cette petite industrie locale prend naissance en 1858 lorsqu’une
requête signée des cultivateurs et propriétaires des paroisses de Saint-Luc, de
L’Acadie, de Saint-Jean-L’Évangéliste et de la Ville de Saint-Jean est envoyée
au commissaire des Travaux publiques afin d’accorder à Charles Langelier le
privilège d’ériger un moulin sur la rivière Richelieu :
«
La réponse se fit attendre jusqu’au 20
décembre de la même année. M. Jean Pagé, ingénieur en chef des Travaux, ne
trouva aucune objection quant à la construction du moulin et du môle (dam) qui
devaient être complètement construits dans le lit de la rivière et en dedans
des limites de l’eau basse. De plus il fait remarquer la difficulté, qui existe
pour se rendre au moulin. Rien ne doit être fait qui puisse nuire à la
navigation dans le canal, donc, dit-il pas de pont, mais un bateau plat, lequel
serait construit et entretenu aux frais des cultivateurs. Ce bateau ne devrait
pas séjourner dans les eaux du canal, enfin en rien on ne devait empêcher le
balage des barges».
Le 7 avril 1859, Charles Langelier reçoit enfin la permission de
construire son moulin. Grâce à une ouverture dans la grève de 5 pieds, il peut
loger en partie le bac pour faire le transport jusqu’au moulin. De plus, il est
spécifié sur le document accordant l’érection du moulin «que la dite môle
(dam) ne devait nuire en rien aux propriétaires riverains du Richelieu et qu’en
tout temps le gouvernement pourrait enlever les privilèges accordés». Le
moulin s’élève donc à gauche du pont Jones avec pignon au nord et au sud. Il
mesure 50 pieds par 35 de large et comprend 3 étages : le premier abrite la
machinerie, le second les meules et le troisième loge le meunier. À droite, une
remise à bois sert également d’abri aux chevaux et au fond de la cour un moulin
à carder.
Comme le moulin Langelier dessert toute la région, il semble donc que
l’activité y soit intense. Un des coins du moulin à carder sert au pressage (ou
foulage) de l’étoffe du pays. C’est l’époque où les habitants doivent tisser
aussi bien l’étoffe du pays que l’étoffe légère à larges carreaux. Enfin, comme
dernière sous-industrie, on y ouvre une tannerie. De toutes les
constructions, la tannerie résistera le plus longtemps, n’étant démoli qu’en
1933 ou 1934.
Le moulin Langelier apparaît comme une firme primordiale dans l’évolution
ultérieure de la vie quotidienne à la ferme dans le Haut-Richelieu. Avec ces
différents moulins, tout le travail ménager (en particulier celui des femmes)
se trouve allégé, et la production subit une accélération qui ne peut que
modifier sensiblement le marché régional.
La fondation d’un moulin d’un autre genre dû à Louis Bousquet est de
1866. Ancien navigateur et homme d’affaires, son moulin à scie est situé au
port, tout près - trop près - du pont du Central Vermont. L’incendie qui débute
dans sa cour à bois le 18 juin 1876 lui sera fatal. Bousquet y perd $ 20 000,
n’ayant que $ 5 000 d’assurance. Financièrement ruiné, Bousquet reconstruit son
moulin en tenant compte des nouvelles normes de sécurité. Paradoxalement,
Bousquet était lui-même conseiller municipal et, depuis février 1876, placé à
la tête du Comité du feu. Ce n’est qu’en 1887 qu’il se départit de son commerce
en faveur de son fils Narcisse, ouvrier de métier, appelé à participer à
l’essor industriel de Saint-Jean par sa Fabrique de portes et châssis et la
scierie générale.
Dès 1873, l’industrie prenait donc un essor que les journaux du temps
ne manquaient pas de signaler. Était-on sur le point de faire un nouveau saut
qualitatif comme le commerce maritime en fit faire un à Dorchester au début du
siècle? Mais, de toutes ces entreprises, ce sont celles de la fabrication de la
vaisselle et de la poterie qui allaient déterminer l’avenir futur de la ville.
Les grandes poteries de Saint-Jean. La période de 1840 à 1876 se
distingue d’abord par l’inauguration d’un secteur industriel appelé à une
grande prospérité : la poterie. Profitant de la qualité des sables de la région
de Saint-Jean et d’Iberville, les premiers artisans potiers viennent de
Saint-Denis, où ils étaient établis depuis le début du siècle et qu’ils ont
déserté après les troubles de 1837-1838. Mais la poterie industrielle va venir,
elle, des États-Unis.
En 1840, Moses Farrar et Isaac Newton Soule viennent établir la
première Fabrique de poterie de grès du Canada, à Saint-Jean. Farrar est
d'origine américaine. Dès 1846-1847, Soule abandonne sa part à son fils Warren
Hoxil et en 1852 Farrar quitte la fabrique et W. H. Soule prend l'usine en
charge avec Henry Gillespie. En 1854, Ebenezer Lawrence Farrar achète l'usine
de Soule et de Gillespie et la même année, les deux frères Farrar s'associent,
mais en 1855, Moses retourne vivre aux États-Unis. L'année suivante, Ebenezer
s'associe avec son frère George W. Farrar. Ils importent les dernières
techniques américaines et en 1857, Ebenezer meurt accidentellement. En 1861, 18
employés travaillent à l'usine des Farrar. Cinq ans plus tard, George W. Farrar
met son fils aîné, George H. à la tête de l'usine. En
1873, George W. Farrar, Edward C. MacDonald et W. Livesley fondent la St.
Johns Stone Chinaware Company. Entre 1868 et 1875,
Lucius E. Farrar s'associe à son frère George H. et leur Fabrique porte le nom
de St. Johns Power Stone Ware Factory. En 1875, le père George W. Farrar
quitte la St. Johns Stone Chinaware et vient s'associer avec ses fils.
Six mois après le Grand Feu de 1876, un incendie
ravage à son tour l'usine des
Farrar, c'est alors qu'ils déménageront à Iberville. L'année suivante, la St.
Johns Stone Chinaware fait faillite. George W. Farrar meurt en 1881 et son
fils cadet, Ebenezer L. se joint à George H. Farrar. En 1918, Ebenezer L.
Farrar meurt à son tour et en 1926 George H. Farrar vend son usine à Sheppard,
Knight et Campbell. En 1857, leur poterie était sise au coin des rues Longueuil
et Saint-Georges, à l'endroit où se dresseront plus tard les embouteillages
Ménard.
L'entreprise Farrar ne
releve pas de la grande industrie, car les Farrar restent plutôt des
artisans-industriels. Ils travaillaient surtout le grès, exécutant très peu de
pièces raffinées. Ils utilisent le tour à potier et jamais leurs cruches ne
sont semblables :
«Parmi
les diverses poteries signées Farrar, l'on trouve des cruches, des bouteilles
de ginger beer, des tabatières, des théières, des pichets, des
crachoirs, des barrates à beurre, des jarres, etc…
Ils appliquent souvent des motifs sur leurs poteries : Eben. L. et Moses
les décoraient avec des dessins bleus naïfs, les motifs des poteries signées G.
W. Farrar étaient un agencement de courbes bleues. À la fin du 19e siècle,
c’est le fils d’Eben L., George William qui fut chargé de tracer des trèfles ou
des tourbillons bleus».
Les Farrar sont donc avant
tout des artisans «à la recherche d’une amélioration technique constante».
D’abord employant un mélangé de glaise importée de Trenton et de la terre grise
d’Iberville, ils se servent de la glaçure de sel afin de donner un fini mat et
brun. Ils émaillent quelquefois l’intérieur des terrines avec du rouge-plomb.
En 1856, les frères Ebenezer L. et G. W. Farrar introduisent au pays la méthode
de double cuisson, se servant d’une nouvelle glaçure et important de la
Nouvelle-Angleterre la technique du moulage. En 1876, lorsqu’ils déménagent à
Iberville, les frères Farrar, en tant que manufacturiers, demandent au Conseil
de ville d’être exonéré de taxes municipales pour dix ans. Ils continuent de
recevoir la glaise des États-Unis qui est déchargée à Saint-Jean, puis au quai
du gouvernement à Iberville.
Les industriels Farrar ont
été les pionniers de la poterie dans la ville de Saint-Jean. Ils ne seront plus
de notre ville quand, avec les poteries MacDonald, l’industrie s’avérera la
plus prospère de la place. Si les moyens de production (glaise et techniques)
sont importés, ils sont transformés sur place par des résidents de Saint-Jean
et le produit fini est vendu avec profit pour la région.
«L’homme
qui, à l’origine, prôna l’idée de fabriquer de la faïence fine à Saint-Jean fut
le potier George Whitefield Farrar. Il lui manquait toutefois le capital pour
lancer cet
audacieux projet, et les Macdonald fournirent la plus grande part
des $50 000 nécessaires. Edward C. Macdonald, qui devint le premier président
de la compagnie en 1873, déclara aux actionnaires, deux ans plus tard, que la
compagnie avait écoulé de façon satisfaisante une moyenne de 100 harasses par
mois depuis le 28 août 1874, date du premier envoi. Tout optimisme s’avérait
cependant prématuré. Le Canada connaissait une période de dépression économique
et, en 1877, la première fabrique de faïence fine du pays faisait faillite.
L’histoire de la compagnie aurait pu se terminer à ce moment-là si Macdonald
n’avait pas décidé de l’acheter comptant. En tant que propriétaire, il engagea
un nouveau gérant et introduisit des dessinateurs d’expérience, tel Philip
Pointon, potier d’origine anglaise ayant travaillé antérieurement à la Cap
Rouge Pottery, près de Québec. Pendant la première année où Macdonald agit en
qualité de propriétaire, plus de la moitié des ouvriers à la St Johns Stone
Chinaware Company provenaient du Staffordshire, en Angleterre; ils apportèrent
leur expérience et leur art traditionnel à cette industrie canadienne qui
luttait pour sa survie.
La
compagnie avait été fondée dans le but de fabriquer au Canada de la solide
poterie en argile cuite à haute température, qui avait été produite pour la
première fois dans le Staffordshire à l’époque de la régence de George IV. Ce
type de poterie portait des noms variés : ironstone china, stone china
(faïence) et white granite (vaisselle en grès). La faïence de bonne qualité,
simple et sans ornements,
constituait la plus grande partie de la production,
mais on cuisait aussi une quantité considérable de faïence peinte à la main.
L’une des spécialités consistait en une faïence bleue dont le matériau même
était coloré. En 1880, Macdonald déposa la marque d’une cruche populaire
(exécutée en bleu ou en blanc) dont les décorations moulées représentaient “unbrin de fougère déployé sur chaque côté et une fleur de lis sur les faces
antérieures et postérieures”. La compagnie exécuta aussi des commandes de
services de table, ornés d’un monogramme, et de cadeaux de circonstance. Le
commerce de vaisselle et d’articles de cabinet de toilette utilisés dans les
hôtels et les établissements publics connut de l’expansion, la compagnie
faisant concurrence sur une petite échelle aux importations de faïence.
Soutenue
par l’argent de Macdonald et profitant de la complète liberté dont celui-ci
jouissait au niveau administratif en tant que propriétaire, cette fabrique
canadienne, qui fit œuvre de pionnier dans le domaine de la faïence fine, atteignit
enfin le succès financier. De la compagnie en faillite qu’elle était, elle
devint une entreprise jouissant d’une solide réputation de solvabilité, équipée
d’une machinerie moderne et employant quelque 400 ouvriers. Cette aventure dans
le domaine peu voué au succès qu’était la fabrication de la poterie, industrie
reconnue comme non rentable au Canada à l’ère victorienne, donne une idée de
l’acharnement clairvoyant et efficace de Macdonald en affaires. L’argent seul,
même s’il pouvait assurer l’aide technique compétente, n’aurait pas suffi à
faire traverser à la St Johns Stone Chinaware Company ses premières années
difficiles. George Farrar avait eu la vision d’une fabrique de faïence fine à
Saint-Jean, mais ce fut Macdonald qui en fit un succès commercial. À la mort de
ce dernier, la compagnie demeura dans les mains de la famille jusqu’en 1896,
année où elle fut vendue à un groupe de céramistes de France. En moins de deux
ans, elle connaissait de nouveau la faillite».
Il n’est pas faux de dire que la révolution industrielle, à Saint-Jean,
se fit par l’industrie de la poterie. Dans la mesure où, d’une part elle
offrait de l’emploi à un nombre important d’ouvriers, d’autre part, bénéficiait
d’une infrastructure de transports propice, enfin une clientèle locale (gares,
hôtels, auberges, restaurants, etc.) dont les produits de porcelaine sont
indispensables.
Premiers maires de Saint-Jean. Benjamin Burland est resté maire de
Saint-Jean de juillet 1850 à août 1851, puis il est remplacé par le notaire
Pierre-Paul Démaray, c'est lui qui institue le premier corps de police. Les
premiers agents sont Joseph Luc, Pierre Benoit et Louis Colombe père. Déjà la
ville avait ses compagnies de sapeurs pompiers : la Dorchester Protecting
Fire Co. et la Richelieu Fire Engine Co., peu efficaces. Le Conseil
municipal et le Dr Pierre-Moïse Moreau avaient mis sur pied le Board of
Health for the Municipality of the Village of Saint-John en 1849.
Félix-Henri Marchand succède à Démaray, qui restera conseiller jusqu'à sa mort.
Puis suit Joseph Delagrave. C'est lui qui est probablement le premier
propriétaire et résidant de cette maison - qui deviendra la maison du docteur
Bouthillier - entre 1854 et 1873. C'est sous Delagrave que le statut de
Saint-Jean passe de Municipalité de
village à Municipalité de ville (1856) et qu’est construite la Place du Marché.
Cette même année, on inaugure la première bibliothèque publique en présence de
deux professeurs de musique et une fanfare. Ce sont là des indices que les
habitants de Saint-Jean entendent se doter d’une vie culturelle plus raffinée.
Sous le second mandat du maire Delagrave, on procède à l'érection du
Palais de justice. Vraisemblablement, c'est en juin 1866 que la Ville fait
installer des fanaux le long des rues. Une vingtaine d'abord, puis une
autre vingtaine l'année d'après. Saint-Jean emploie un allumeur de réverbères :
«
Un dénommé François-Xavier Langevin occupe
alors le poste d'allumeur de réverbères. Tous les jours, à la brumante, il fait
sa tournée d'allumage, portant son échelle, son torchon (pour essuyer le verre
des lanternes) et son bidon de pétrole. Il repasse à trois heures pour les
éteindre, toute la population étant censée dormir à poings fermés à cette
heure-là. Le citadin qui sort entre trois heures et l'aube doit se munir d'une
lanterne personnelle, à moins que la clarté lunaire ne suffise à éclairer son
chemin. D'ailleurs, la faible luminosité des réverbères et leur grand
espacement les uns des autres les font comparer à de petits phares placés de
distance en distance pour l'orientation des gens en déplacement. En 1888,
l'année précédant l'implantation du réseau d'éclairage électrique à Saint-Jean,
soixante-huit réverbères éclairent ses rues».
Sous Henri-J. LaRocque, apparait Le Franco-Canadien publié par
Félix-Gabriel Marchand. Désormais, il est évident que le rôle de la presse sera
étroitement lié avec le développement de la vie politique, mais une campagne
est menée également pour la conversion des noms de rues de l’anglais au
français. Jean Gaudette raconte qu'en «avril 1861, le Franco-Canadien et
plusieurs citadins s'élèvent contre le fait qu'un conseil municipal composé de
Canadiens français, à une exception près, avait rebaptisé les rues de
Saint-Jean de noms anglais qui sont parfois "saugrenus", comme la rue
"Partition" (Saint-Georges), ou dont l'utilisation en français est
risible : sur "Front" (Richelieu). Une appellation honore la mémoire
d'un individu de valeur controversée : "Busby", "nom d'un fameux
agent seigneurial, dont les anciens de l'endroit ont conservé des souvenirs
plus ou moins agréables; qui n'a jamais même demeuré dans cette ville, et qui a
fini par se suicider».
Il faudra toutefois attendre encore longtemps avant que tous les noms de rue
soient francisés.
Sous la mairie de Charles-Joseph Laberge, de janvier 1867 à janvier
1869 a lieu le premier grand incendie majeur de l'histoire de la ville; en
1868, les Sœurs Grises ouvrent un hospice sur la rue
Longueuil et la Société Saint-Jean-Baptiste ouvre une section à Saint-Jean.
Laberge, en plus d’être co-fondateur du Franco-Canadien, est juge
assistant à Sorel et celui qui fit construire cette maison que l’on voit
toujours au coin nord-ouest des rues Saint-Charles et Notre-Dame (autrefois
Du-Chêne). Durant les mandats de LaRocque et de Bisset qui se succèdent de 1869
à 1872, apparaissent la succursale de la Banque des Marchands (située dans un
immeuble du côté est de la rue Richelieu, au sud de Saint-Georges) et la
fondation de la Banque de Saint-Jean. L’usine St. Johns Chinaware Co. -
plus tard la poterie MacDonald - est érigée. En 1871, on commence à numéroter les portes
principales. Sous les mandats de leurs successeurs,
Langelier et Arpin est construit l’aqueduc Molleur. Arpin sera le premier maire
dont Le Franco-Canadien publiera le portrait, mais deux ans après qu'il
eut quitté son poste! De 1848 à 1876, la mairie de Saint-Jean est tenue tour à tour par des
anglophones et des francophones, mais le maire Démaray a tenu à ce que les
comptes-rendus des assemblées du Conseil soient enregistrés dans les deux
langues plutôt qu’en anglais seulement.
Nelson
Mott (1848-1850)
Benjamin
Burland (1850-1851)
Pierre-Paul
Démaray (1851-1853)
François-Henri
Marchand (1853-1854)
Joseph
Delagrave (1854-1858)
Robert
Hyndman Wight (1858-1859)
Henri-Joseph
LaRocque (1860-1862)
Édouard
Bourgeois (1862-1863)
Henri-Joseph
Larocque (1860-1862)
Édouard
Bourgeois (1862-1863)
Henri-Joseph
LaRocque (1863-1866)
James
Bisset (1866-1867)
Charles-Joseph
Laberge (1867-1869)
Henri-Joseph
LaRocque (1869-1870)
James
Bisset (1870-1872)
Charles
Langelier (1872-1873)
Théophile
Arpin (1873-1875)
John
Rossiter (1875-1877)
L'apparition de la presse à grands tirages. Cette prospérité forma une
élite composée de grands
bourgeois industrieux, plutôt anglophones, comme les
MacDonald, mais aussi une bourgeoisie professionnelle d’avocats et de médecins
hautement cultivée. Elle façonna un esprit libéral qui devait marquer
profondément, pour un siècle, l’orientation politique du comté, au fédéral
aussi bien qu’au provincial. Dès 1848 un premier journal local (anglophone)
était créé : le 27 janvier, The Missisquoi News lancé par W. W. Smith, à
Philipsburg. L’imprimeur déménagea sa petite entreprise Smith & Co à
Saint-Jean en 1850 évaluant que la petite ville offrait de meilleures
perspectives. Le journal devient d’abord le Frontier
Advocate, puis finalement The News and Eastern Townships Advocate. Dans la ville, le journal
sera simplement appelé The News jusqu’à sa disparition en 1972. Le fils
de W. W. Smith, Edgar R. Smith prend sa succession et met en place, à compter
de 1884, une chaîne de journaux ruraux alimentés à partir du contenu de sa
publication de Saint-Jean. Mais jamais The News n’atteindra la diffusion
ni la réputation du premier hebdomadaire francophone.
En 1860 paraît le Franco-Canadien fondé par 2 notaires :
Félix-Gabriel Marchand de Saint-Jean et Valfroy Vincelette d’Iberville. Ces
deux militants libéraux réussissent à convaincre les imprimeurs Pierre Cérat et
Isaac Bourguignon, qui publient alors le journal La Guêpe à Montréal,
qu’il y a une place à Saint-Jean pour un journal qui deviendrait l’organe
officiel du parti pour les comtés de Saint-Jean, Iberville et Napierville.
L’offre est, bien entendue, enrobée d’une somme de $ 800 recueillie au cours
d’une souscription publique. Le 1er juin 1860 paraît donc le premier numéro du Franco-Canadien
dont Céret et Bourguignon sont imprimeurs-propriétaires. Dès le début, le
journal met la population en garde en affirmant sa rédaction catholique
et en se posant «en défenseurs des croyances et de la morale du peuple
canadien-français». Le journal est alors bi-hebdomadaire, paraissant les
mardis et les vendredis en 4 pages sous format de 14 pouces sur 21. Le coût de
l’abonnement annuel est de $2. 00 si l’abonné paie d’avance ou $ 2.50 s’il paie
à la fin de l’année. Les bureaux du journal sont situés sur la rue Champlain.
Un comité de collaborateurs s’occupe de la rédaction : Isaac Bourguignon,
Félix-Gabriel Marchand et Charles-Joseph Laberge. La place primordiale est
accordée à l’agriculture. Voici ce que le premier numéro contient de nouvelles
locales :
«Cette première édition comprenait d’autres
nouvelles locales, telles que le compte-rendu du meurtre des femmes Bizaillon,
le prix des produits agricoles au marché de Saint-Jean, l’annonce d’un mariage,
etc.
Au plan des nouvelles nationales et
internationales, le "discours du Gouverneur à la clôture des
Chambres" était suivi d’une liste partielle des lois sanctionnées au cours
de la session et de quelques comptes-rendu d’événements survenus en Europe et aux
États-Unis.
Déjà, à la presse écrite cherchait à rejoindre
le plus de lecteurs possible. C’est ainsi que plusieurs journaux publiaient des
feuilletons. Le Franco-Canadien voulait informer mais aussi divertir.
Les abonnés devaient attendre fébrilement la parution du journal pour connaître
la suite de l’histoire : "La course aux créanciers"…
Quand on parcourt les vieux journaux, il est
toujours intéressant de s’arrêter aux planches publicitaires. Dans le Franco-Canadien,
la publicité occupait une place importante. On lui consacrait une page et
demie sur quatre. Dès le premier numéro, les commerçants de Saint-Jean
devinrent commanditaires…»
Au bout d’un mois, les difficultés surgissent et les
propriétaires-imprimeurs rompent l’entente convenue. Le 17 juillet, le journal
annonce qu’Isaac Bourguignon devient seul propriétaire, Cérat conservant La
Guêpe de Montréal. Le public semble manifester une certaine apathie devant
le journal. Le 11 septembre 1860 paraît une statistique du nombre d’abonnés par
paroisse. Pour celle de Saint-Jean, il n’y en a que 162, et pour Saint-Athanase
43. De plus, entre l’instabilité financière et le peu de clientèle, les bureaux
sont amenés à déménager à plusieurs reprises. Le 1er mai 1861, ils sont à
l’ancien Hôtel Mott; deux ans plus tard, on les retrouve sur le côté ouest de
la rue Longueuil, devant l’Académie de Saint-Jean; deux ans plus tard encore,
les bureaux se transportent rue Champlain, au numéro civique actuel 169 où ils
resteront jusqu’en 1895. Ils y reviendront de 1902 à 1910.
Le journal évolue pendant ce temps. En 1866 paraissent les premières
illustrations dans les publicités. Charles J. Laberge et Félix-Gabriel
Marchand, après une querelle avec Bourguignon sur la façon
d’administrer le
journal, achètent le Franco-Canadien, le 1er mars 1867 et Laberge
devient le deuxième rédacteur en chef. Il semble que l’origine de cette
querelle soit à l’effet que Laberge se montre aussi progressiste que
Bourguignon traditionaliste. En prenant la direction du journal,
Marchand renouvelle encore plus clairement la politique libérale du journal
tout en insistant «sur la solidarité qui doit exister chez les Canadiens
Français». Puis, le 18 juin 1876, le Franco-Canadien perd presque
tout dans le Grand Feu. Les locaux sont entièrement dévastés et son
propriétaire doit renouveler tout l’équipement. Un mois plus tard, Marchand
revend le journal à Bourguignon. Il aurait perdu environ $ 2 000 dans cette
aventure, plus tard, il allait en fonder un second, Le Canadien-Français.
Ce périodique fusionnera avec Le Franco-Canadien en 1895. Désormais, le
comté avait les porte-paroles des deux tendances politiques. Le Franco
Canadien comme voix des Libéraux, et The News pour les
Conservateurs. Les relations n’ont pas toujours été harmonieuses entre The
News et Le Canada Français qui lui reprochait sa francophobie au
début du 20e siècle. Ce n’est qu’avec le dernier propriétaire-éditeur, Lawrence
Gage, un Britannique bilingue, que les rapports deviendront plus cordiaux. Mais
Gage meurt en décembre 1971 après avoir vendu son journal qui publie quelques
mois encore. La disparition du News allait de pair avec le déclin de la
présence anglophone dans le vaste comté de Saint-Jean, celle-là même qui avait
favorisé sa venue 122 ans plus tôt.
Établissement de la circonscription judiciaire. En 1859, sous le mandat du
maire Wight, Saint-Jean est
désignée comme chef-lieu du district judiciaire
d'Iberville, ce qui signifie la construction d’un Palais de justice. C’est là
une décision importante. Situé au bout de la rue Longueuil, le palais de
Justice est érigé sur le terrain vendu à la corporation de la ville de
Saint-Jean par le Baron de Longueuil, Charles James Irwin Grant en mai 1858
pour une somme de $ 4 000. On érigea, sur le terrain acheté, situé entre les
rues au sud Saint-Charles, à l'ouest Notre-Dame (alors la rue Oak), au nord la
rue Foch (alors Thomas) et à l'est la rue De Salaberry (alors rue
Pine), un
premier édifice en briques avec un étage. Il est l'œuvre de l'architecte F. P.
Rubidge. La façade donnait sur la rue Saint-Charles tandis qu'une prison était
érigée à l'arrière. Les travaux de construction sont complétés en 1861 par un
entrepreneur local, Joseph Larose. George-Etienne Cartier, alors co-Premier
ministre, divise le Bas-Canada en 21 districts judiciaires. Saint-Jean devient
le nouveau district d'Iberville. D'architecture néo-classique très dépouillée,
le bâtiment reflète une grande austérité : l'avancée centrale et les chaînages
d'angle en sont les seules décorations. Une aile à l'épreuve du feu est construite
en 1883 pour loger le greffe du protonotaire. Comme tous les Palais de Justice
de l'époque, l'espace requis doit comprendre une grande salle d'audience, des
pièces pour les juges, avocats et jurés ainsi que des bureaux pour
les autres services judiciaires. De plus, il doit comporter un bureau
d'enregistrement et une prison pour les hommes et les femmes. De 1857 à 1873,
la Cour supérieure à Saint-Jean est desservie par l'un des juges du district de
Montréal, puis, jusqu'en 1923, le district d'Iberville eut quatre juges avec
obligation de résidence dans le district. Le premier a été le juge Hubert
Wilfrid Chagnon (1873-1887). Son successeur fut le juge Alfred Napoléon Charland (1887-1901) qui décéda en cour de mandat. Le troisième fut Émilien
Zéphirin Paradis (1901-1908) également décédé en fonction. C'était le frère de
la bienheureuse Marie-Léonie Paradis, fondatrice des Petites Sœurs de la
Sainte-Famille. Le juge Dominique Monet pris la tâche en 1908 et la mena
jusqu'à sa mort, en 1923. Après cette date, le district cessa d'avoir des juges
résidents. Des juges de la division d'appel de Montréal administreront la
justice à partir de cette date. L'histoire y dénombre trois pendaisons. C'est
dans la plus petite des deux cours intérieures, celle donnant sur le parc
Marchand, qu'on installait la potence.
De ces pendaisons, la plus connue demeure sans doute celle du condamné
surnommé «Christophe à l’As». En fait, son vrai nom était Cyprien Costafrolaz.
C’était un Suisse établi au Québec depuis quelques années et qui fut accusé
d’avoir battu un homme à mort, Mathew Mathevon - un compatriote selon le notaire Frédérick -
avec une barre de fer et ce, jusqu’à ce que mort s’en suive. Le crime aurait
été commis à Lacolle. Les circonstances assez problématiques du meurtre relèvent
de la persistance de l’accusé à s’afficher innocent et à avoir su persuader les
habitants de Saint-Jean de son innocence. Une pétition est même organisée et
envoyée auprès des autorités qui refusent la grâce à Costafrolaz. L’édition du
vendredi 13 décembre 1878 du Franco-Canadien donne un récit détaillé des
derniers jours d’un condamné :
«EXÉCUTION
DE COSTAFROLAZ : SES DERNIERS MOMENTS - DÉTAILS INÉDITS
Son
Honneur le juge Johnson avait fixé à vendredi, 13 Décembre, l’exécution de
l’infortuné Costafrolaz.
La
sentence ne fixait pas d’heure, mais il est d’usage de procéder paraît-il à 11
heures précises.
Telles
étaient les instructions du shérif et il a fallu les suivre à la lettre.
La sentence ne fixait pas d’heure, mais il est
d’usage de procéder parait-il à 11 heures précises. Telles étaient les
instructions du shérif et il a fallu les suivre à la lettre.
À 11
heures donc, Costafrolaz gravissait le degré de
L’ÉCHAFAUD
bâti
par un charpentier de Montréal. L’échafaud n’était autre chose qu’une grosse
boîte en planche de pruche de 12 pieds sur 12 pieds carrés, haute de 9 pieds,
surmontée d’une charpente retenant un crochet. On arrive à la plate forme au
moyen d’un escalier large d’à peu près cinq pieds.
Le
tout se trouve en arrière de la prison, du côté nord, dans un endroit où
l’exécution pût être privée. Nombre de personnes avaient tout de même réussi,
une heure ou deux avant l’exécution, à se mettre en position de tout voir du
haut des toits, ce dont Costafrolaz put lui-même se rendre compte par une des
fenêtres qui donnent sur la ville, du côté Est.
Des
efforts furent faits, mais en vain, pour faire descendre les curieux, qui se
prétendirent chez eux et en droit d’y rester.
Il a
fallu s’adresser à Montréal pour
LE
BOURREAU.
Nos
deux villes de St-Jean et d’Iberville réunies, représentant une population d’à
peu près 10,000 âmes n’ont pu trouver chez elles cet exécuteur lugubre
des rigueurs de la loi.
Tout
ce que l’on sait sur le compte du bourreau, c’est qu’il parle parfaitement
l’anglais, ne sait pas un mot de français, et n’est après tout qu’un gueux tout
frais sorti de la prison de Montréal. Il est assez joli garçon, porte une
légère moustache avec favoris récemment rasés.
Il
était revêtu d’une espèce de tunique noire resserrée à la taille par une
ceinture. Une espèce de capuchon
lui pendait au dos, toute prête à être rabattue de manière à lui couvrir le
visage aussitôt que bon lui semblerait.
C’est
ainsi qu’il a donné à la presse de le voir avant l’exécution à travers les
fentes d’une porte donnant sur un passage où notre homme était réellement
prisonnier et se promenait tête basse et mains croisées en attendant le moment
d’entrer en besogne.
Tous
ceux qui se sont donnés comme représentants de la presse et qui grâce à
l’obligeance de M. le shérif Nolin, ont pu voir Costafrolaz et les préparatifs
de l’exécution, ont pu voir aussi le bourreau.
Depuis
trois jours surtout, Costafrolaz savait à quoi s’en tenir. La réponse faite par
les autorités aux requêtes demandant une commutation se trouvait entre les
mains du shérif, qui en fit part au prisonnier.
Plusieurs
dépêches, en particulier celle de M. Schawb de Montréal, arrivèrent la veille,
confirmant la réponse envoyée au shérif. Cette dépêche fut, dans l’après-midi
de jeudi dernier, transmise par nous au prisonnier qui la lut attentivement,
puis nous dit : "oh! c’est parfait, je savais déjà ce qui en était".
Le
prisonnier, avec lequel du reste nous avions eu quelques entrevues les jours
précédents nous pria alors de vouloir bien écrire sous sa dictée, et nous fit
un résumé de sa vie dans les termes suivants, que nous reproduisons
textuellement :
VIE
DE COSTAFROLAZ racontée par lui-même
À 20
ans, j’avais fait tous mes apprentissages d’horlogerie; à cet âge je tirai un
mauvais No pour le service militaire. Je me suis fait remplacer. J’ai pu alors
donner beaucoup plus d’activité aux arts et métiers. À 22 ans j’épousai la
fille de M. Rouge maire de la ville de Taninges, en Savoie. Ayant un jour été
obligé de quitter la maison pour affaires commerciales, j’appris avec surprise
que ma femme était morte, ce qui fit qu’alors je cessai d’avoir aucun goût dans
le pays, malgré mon activité dans le travail et les distractions que j’ai
cherchai [sic!] à prendre
en continuant à faire plus de musique que jamais, - je m’occupais alors
beaucoup de musique - et voyant la froideur de mes collègues, je formai un
nouveau corps de musique (fanfare) purement et simplement pour ma propre
satisfaction et non pour faire une concurrence inutile à l’autre corps; ce qui
n’empêcha pas plusieurs d’entre eux d’y voir le contraire.
Cette
affaire avec les antipathies que je m’étais attirées à des élections
antérieures, me décida à quitter définitivement la commune. Après avoir été en
plusieurs endroits professeur d’horlogerie, j’acceptai des offres qui me
paraissaient lucratives comme chef d’atelier à Boston. Je partis en laissant
une petite fabrique d’horlogerie au complet dans ma branche.
Après
avoir été admis à la cour de l’Empereur Napoléon III, dont je reçus une
médaille de ses mains pour le fruit de mon travail, et avoir été admis à la
cour de Rome par le ministre Matheucchi pour la direction de l’horloge de
l’église St. Paul à Rome, j’arrivai à Boston, après avoir vu toutes les
principales capitales de l’Europe.
La
difficulté de la langue anglaise, à mon âge, était pour moi un obstacle pour
séjourner dans cette ville, ce qui fit que je vins à Montréal, à cause de la
langue française, et vu que je pouvait [sic!] être placé avantageusement par la maison Schawb. J’acceptai
une place dans la rue St. Laurent, chez Grothé. Ensuite je pris à mon compte
dans la rue St. Jacques pendant plusieurs années. Mon but réel était d’établir
à Montréal une fabrique de montres. Enfin, une société me donnant de bons
avantages j’acceptai des offres de M. Schawb, maison recommandable sous le
double rapport de l’honnêteté et de l’importance de ses affaires. Les affaires
étant devenu mauvaises je décidai de quitter Montréal. Durant mon séjour à
Montréal je n’ai eu aucun ami intime si ce n’est Louis Rey et Dreifuss qui sont
venus témoigner contre moi. J’étais secrétaire de la Société Nationale
Suisse. Je quittai pour Rouses Point où j’ai continué à exercer mon métier
d’horloger-bijoutier. Aujourd’hui je me trouve ici possesseur de plusieurs
médailles gagnées par le fruit de mon travail, possédant cinq langues
étrangères, ayant traversé le plus grand tunnel connu, celui du Mont Cenis, et
avoir navigué sur la plus grande mer du monde, traversé les plus grands fleuves
et avoir vu le plus grand pont [le pont Victoria] ainsi que l’Europe, l’Afrique
et l’Amérique, et je meurs en emportant avec moi les moyens patentés pour la
montre à kilomètre.
Voilà
l’homme, ajouta-t-il, que les anglais ont condamné, quoique durant son séjour à
Montréal jamais on ne l’a vu ni ivre ni fréquentant de mauvaises sociétés.
Il en
a été de même à Rouses Point où ma bonne conduite a été certifiée par le Rév.
M. Chagnon, dans une requête au gouverneur".
___________
Tous
les efforts faits pour lui arracher un aveu ont été infructueux.
Costafrolaz
nous dit tout particulièrement ceci :
"Je
suis innocent, et je tiens à ce que vous en fassiez part au public. Je le dirai
moi-même sur l’échafaud".
LA
VEILLE
Costafrolaz
jeudi soir, n’avait presque pas mangé depuis 15 jours. La faim le prit
tout-à-coup, et il se mit alors avaler avec avidité tout ce qui se trouva sous
sa main, pain, viande, saucisse, pommes, etc, etc. Cet excès, dans l’état de
faiblesse où il se trouvait, lui valut une indigestion qui le mit au lit et
dont la réaction le fit paisiblement dormir toute la nuit.
L’EXÉCUTION
De
bonne heure vendredi, les Révdes. Sœurs Grises furent les premières rendues
auprès du condamné.
Au
moment où la presse fut admise, vers 10.30, ces bonnes sœurs étaient avec le
prisonnier, récitant les litanies de la Ste. Vierge. Costafrolaz était lui-même
à genoux et priait avec ferveur.
Après
les litanies il se leva, regarda un instant à la fenêtre, puis prit
définitivement un siège et se remit à converser avec les sœurs.
Le
Rév. M. Aubry, accompagné du Rév. M. Bisson, arriva quelques instants après.
Costafrolaz demanda alors à rester seul avec M. le curé. Sur sa demande la
porte donnant le passage où il se trouvait fut hermétiquement close pendant
quelques instants.
Les
reporters du Herald, du Star,
de la Gazette, du Witness de Montréal, du Boston Journal, du
Herald de New York et du Chicago Times étaient présents et dûrent
[sic!] attendre avec nous au guichet avant d’entrer voir Costafrolaz.
Ce
dernier était alors occupé à répondre aux prières que faisaient les Révds MM.
Aubry et Bisson, en surplis et en étole. Il se leva, se peigna, puis exprima le
désir de nous voir une dernière fois. Sur la demande qui nous en fut faite,
nous entrâmes et Costafrolaz demanda alors comme une faveur au shérif de
n’admettre pour un moment aucun autre journaliste. "Vous me promettez,
nous dit-il, de faire exactement tout ce que je vous ai recommandé ces jours
derniers". Sur notre réponse affirmative, il ajouta : "Bien, je
compte sur vous et je vous au serai gré. J’aurais voulu vous dire plus, mais
enfin!"
Il
s’agissait tout particulièrement d’une correspondance qu’il nous avait confié
avec prière de la transmettre au Courrier des États-Unis.
Presqu’aussitôt
après, le bourreau arriva entièrement déguisé sous son costume sinistre et
procéda à lier fortement les bras du condamné au moyen de puissantes lanières
de cuir réunies ensemble de manière à faire en même temps l’office de ceinture.
Costafrolaz se plaignit qu’on lui serrait trop la taille. Le bourreau, qui ne
parle pas français ne comprit pas, et Costafrolaz lui dit alors : "To
tight, to tight Vous comprenez qu’il faut que vous me donniez au moins la
facilité de pouvoir respirer jusqu’à l’échafaud, où j’entends dire quelques
mots". Sur l’intervention du Dr. Moreau, la ceinture fut desserrée au désir
du prisonnier, qui alla alors se mettre à genoux sur le seuil d’une cellule et
répondit pendant quelques instants aux prières.
Il se
releva et nous crûmes remarquer qu’il fit alors à voix basse un dernier adieu
aux Révdes Sœurs Grises, qui priaient au bout du passage. Presqu’immédiatement
après un constable le ramena près du shérif qui, revêtu de sa toge violette et
portant l’épée traditionnelle, commença en anglais la lecture de la sentence,
en présence de la presse et de quelques notables. La sentence lui fut ensuite
lue en français, et Costafrolaz y prêta alors une vive attention accompagnée de
signes évidents d’indignation. Il reprit tout de même son sang froid et la
lecture finie, dit d’une voix ferme : "Eh! bien M. le shérif, je suis
innocent du crime pour lequel je suis condamné. J’en atteste devant Dieu et
devant les hommes".
Le
bourreau apparut alors avec une corde grosse d’à peu près trois quarts de
pouces et longue de 7 pieds. C’est la même qui sert depuis de longues années à
Montréal. Au moment donné, la tourna en nœud coulant autour du cou de
l’infortuné. Le médecin demanda alors à Costafrolaz s’il ne serait pas mieux de
déboutonner sa chemise de manière à avoir la gorge plus libre. "Oh! non,
répondit-il en souriant, je pourrais prendre du froid". La corde lui fut
alors ajustée autour du cou en laissant un nœud de la grosseur du poing
au-dessous de l’oreille gauche. Pendant cette triste cérémonie les Révds MM.
Aubry et Bisson récitaient à haute voix les litanies des saints et les prières
des agonisants
Tous
les préparatifs terminés, Costafrolaz reçut ordre de partir suivi par le
bourreau. Il ne fit aucune résistance, ne laissa entendre aucune plainte et
gravit les degrés de l’échafaud d’un pas ferme et assuré. Arrivé sur la plate
forme il se mit à genoux pour recevoir une dernière absolution, se leva
résolument, puis, la face tournée du côté des assistants, il s’exprima à peu
près en ces termes :
"Messieurs,
Vous
attendez peut-être un long discours de moi. Vous allez vous tromper. Je n’ai
que quelques mots à vous dire. Je remercie beaucoup tous ceux qui ont bien
voulu s’intéresser à mon triste sort en signant une requête pour la commutation
de la peine qui me conduit sur cet échafaud. J’irai même plus loin, et je
remercie tous mes amis des États-Unis, qui ont bien voulu m’accorder quelques
sympathies.
Vous
n’ignorez pas que j’étais seul, étranger dans ce pays, SANS FORTUNE! (Il appuie
fortement sur ce dernier mot.)
L’on
ne m’a pas donné le temps de me justifier. On m’a empêché d’avoir mes témoins -
mes avocats m’ont abandonné, comme je l’ai déjà répété, et vous le savez tous,
que la cour m’a retranché tout moyen de défense. Messieurs, je suis innocent et
j’en appelle à Dieu devant qui je dois bientôt paraître, qui m’attend, et en
qui j’ai toute confiance".
Il
leva alors les yeux au ciel dans une attitude des plus suppliantes et s’écria:
"Mon
Dieu! Vous seul savez que je suis innocent. Je repose en vous la confiance que
vous ne pouvez me refuser le pardon de mes fautes!"
Regardant
de nouveau les assistants:
"Maintenant
je vais passer dans l’éternité, je vous dit bonjour, messieurs".
Après
cette courte allocution prononcée d’une voix forte et avec un accent qui fit
frémir tous les témoins de cette scène navrante, Costafrolaz se plaça lui-même
sur la trappe fatale. On lui demanda alors s’il désirait avoir le visage
couvert : "Oui, sans doute, répondit-il, mettez moi cela" voulant
parler du bonnet, et il aida lui-même à le placer de manière à se dérober
complètement la figure à l’assistance. "Serrez la corde", dit-il
alors. Il se raidit en faisant un mouvement de manière à bien se trouver au
milieu de la trappe, et dit : "Bien". La trappe partit et le
malheureux disparut dans l’espèce de boîte dont nous avons donné la
description, en recevant une suprême absolution.
Il se
fit alors un mouvement parmi les assistants, qui se précipitèrent en arrière de
l’échafaud, où se trouvait une ouverture, pour voir le corps du supplicié.
Malgré tous les efforts des constables, l’intérieur de l’échafaud fut
littéralement envahi. Les médecins y avaient été seuls admis jusque-là et
avaient pu constater, à la chute du corps, une mort tout à fait instantanée.
À deux
heures P.M., M. le coroner Pelletier fit l’enquête requise par la loi.
Les
restes de Costafrolaz ont été inhumé hier matin».
Costafrolaz fut inhumé dans le cimetière catholique de Saint-Jean. Le
même numéro du Franco-Canadien précisait que les journaux de Montréal
annonçaient que le bourreau de Costafrolaz avait reçu $ 20 pour sa haute œuvre
mais avait été condamné samedi matin par le Recorder à $ 5 d’amende pour
ivresse! C’était un nommé Henry Rees qui venait de passer 6 mois dans la prison
de Montréal. Il semblerait bien que les gens de Saint-Jean n’aient pas cru à la
culpabilité de Costafrolaz, et qu’ils aient eu raison. Quoi qu’il en soit, à
cause de son nom difficile à prononcer, notre bonhomme devint Christophe à
l’As.
Fondation d’une branche de la Société Saint-Jean-Baptiste. 1867. Au moment où la
Confédération entre en vigueur, le 28 juillet 1867, une branche de la Société
Saint-Jean-Baptiste est fondée à Saint-Jean. On y retrouve Charles Langelier,
Joseph T. Hazen et Joseph L’Écuyer. La société est incorporée le 24 février
1868. Certes, les fêtes religieuses et patriotiques de Saint-Jean-Baptiste
étaient célébrées bien avant cette date et pas toujours avec l’ordre qu’il
fallait. Ainsi, en 1861, elle avait donné lieu à un véritable dérèglement selon
l’édition du 26 juin 1861 du Franco-Canadien!
Pour se prémunir devant de tels incidents, on imprègne d’une sacralité
religieuse la fête populaire de sorte qu’à la Saint-Jean du 24 juin 1863, tout
se passa dans l’ordre et la piété convenus. En 1864, Le Franco-Canadien fait
circuler une pétition chez les marchands pour que le 24 juin devienne fête
chômée. Quelques jours plus tard, l’annonce en est officiellement faite à
Saint-Jean et à Iberville.
Saint-Jean lors de la Guerre civile américaine (1861-1865). En 1861, au moment où l’on
s’apprête à faire des casernes un asile d’aliénés, la Guerre de Sécession
éclate aux États-Unis. Ce conflit entre Nordistes et Sudistes est à un doigt de
devenir un conflit international quand l’Angleterre prend ouvertement position
pour les Sudistes. En guise de représailles, des congressmen parlent de
guerre avec l’Angleterre. L’affaire du Trent, navire britannique
arraisoné par les Nordistes et transportant 2 émissaires sudistes, pourrait
être un casus belli suffisant. Le Secrétaire d’État du Président
Lincoln, Seward, prône ouvertement l’annexion du Canada comme moyen de
compenser la perte du Sud. Plus significatif encore, le fait que beaucoup de
Sudistes passent au Canada et s’établissent à la frontière afin de harceler des
villes de la Nouvelle-Angleterre et du New York. En 1864, par mesures de
représailles contre les ravages que le général Sheridan a fait subir aux
Sudistes dans la vallée de Shenandoah, une vingtaine de confédérés passent la
frontière canadienne et razzient Saint-Albans dans le Vermont, pillant 3
banques, contraignant un caissier à prêter serment à la Confédération sudiste
et ramassant la coquette somme de $ 200 000 avant de retourner se cacher au
Canada, prenant soin de brûler le pont de Sheldon pour décourager toutes
poursuites. Un acteur, John Wilkes Booth, prépare l’assassinat de Lincoln dans
un hôpital de Montréal.
La situation est critique au point que l’armée impériale renforce ses
troupes au fort Saint-Jean. La guerre civile prendra fin en 1865 au soulagement
de tous.
La menace fenian. Alors que la paix aurait pu revenir dans notre
région, une nouvelle menace se profile à l’horizon : «Semaine après semaine,
et durant 4 ans, on se précipitait pour lire Le Franco-Canadien ou le Missisquoi
News. Dans les hôtels, dans les boutiques, sur la place publique, sur les
fermes, enfin partout on commentait les manchettes oû il était question des
Féniens, des Flibustiers Féniens, d’invasion et de mouvements de troupes. Les
reportages les plus contradictoires étaient à l’ordre du jour».
Lors de la Guerre civile américaine, les casernes et l'hôpital, construits en
1839, hébergèrent divers régiments britanniques et canadiens dont le Royal Canadian Dragoons ainsi que son école de cavalerie. Elles reprenaient du
service en cette année 1866, lorsque la menace d’invasion de rebelles
irlandais, les Fenians, très nombreux et puissants dans les milieux
irlandais américains, pesa sur l’avenir du Canada. Le but utopique et plutôt
irréaliste des Fenians était de s’emparer du Canada pour l’échanger pour
la liberté de l’Irlande. Il y eut, en mai 1866, une tentative du côté de
l'Ontario. Près de Saint-Jean, «l'alerte fut sonnée le 5 juin 1866. On avait
vu les Féniens à 20 miles au sud du fort. La presque totalité de la population
de Saint-Jean et d'Iberville passa alors la nuit debout. Mais on en fut quitte
pour la peur. On s'était trompé et on se trompera encore plusieurs fois».
L'assassinat,
en 1867, du député fédéral de Montréal, Thomas d'Arcy McGee, l'un des
Pères de la Confédération, était le fait d'un agent fénien, mais rien ne se
passa à Saint-Jean même, les affrontements se situant près de la frontière
américaine. Le plus sérieux eut lieu le 25 mai 1870 et ce fut une défaite
fénianne dans la région de Saint-Armand, d’Abbott’s Corner, de Cook’s Corners
de Chickabiddy Run et de Phillipsburg. Ce n'est qu'un demi-siècle plus tard,
avec la déclaration de la Grande Guerre, que viendra l’occasion de redonner du
service aux casernes. Le 21 octobre 1914, on y fondera le Royal 22e régiment,
le premier régiment régulier francophone au Canada.
Charles-Joseph Laberge et l’opposition à la Confédération (1867). Face au Palais de justice,
les
avocats et les notables se font ériger de splendides demeures de pur style
victorien, dont certaines sont toujours debout. On y retrouve ainsi la
résidence, à l'immeuble du 125-127 rue Saint-Charles, de l'avocat Charles-Joseph Laberge (1827-1874). Originaire de Saint-Jean, Laberge était juge à Sorel. En
1863, il décide de revenir dans sa ville natale et de s'établir comme avocat.
Avec deux amis, Félix-Gabriel Marchand et Isaac Bourguignon, il fonde, en 1860,
le journal Franco-Canadien. Il sera élu maire de 1867 à 1874 et de 1877
à 1879. Adversaire coriace de la Confédération, Laberge a été ministre pendant
48 heures dans le gouvernement éphémère Brown-Dorion :
«
Charles Laberge, éloigné, lui aussi, de la
politique - il avait rempli les fonctions de juge pendant un an - était un patriote
disciple de Papineau. Il avait été joli garçon et restait, avec sa maigreur
et sa pâleur de phtisique, sa barbe noire en pointe, ses cheveux grisonnants
formant autour de son front une couronne de flamèches, un orateur coloré et
émouvant. Il voyait dans la Confédération une étape vers l’union législative
complète, qui réduirait définitivement les Canadiens français à l’état de
miorité dans leur pays : "L’union législative en sortira comme le papillon
de la chrysalide".
À Saint-Jean, le projet ne souleva aucun enthousiasme. Un article tiré
du Franco-Canadien du 2 juillet 1867 souligne surtout que «Le
Bas-Canada n’existe plus. Désormais notre pays portera le nom de province de
Québec!». C’était un haut-le-cœur devant la sensation de rapetissement que
les Québécois ressentaient. Malgré l’effort de quelques citoyens anglophones de
donner à l’événement toute sa solennité, «la masse des citoyens est restée
spectatrice silencieuse devant les démonstrations officielles et n’a manifesté
aucun enthousiasme». Langelier préféra retourner dans sa demeure dont le
corps principal est construit en 1868, tandis que l'aile latérale est érigée
plus tard par un second propriétaire, Arcade Decelles, marchand, fondateur de
la maison Langelier et Decelles, conseiller et, lui aussi, maire de Saint-Jean.
Le style de cette résidence s'inspire de l'architecture vernaculaire de la
Nouvelle-Angleterre. Le seul ornement de la
corniche est la dentelle de bois
œuvré. Pour sa part, Félix-Gabriel Marchand se fait construire en 1868 une
maison de style Second Empire, caractérisée par un toit mansard percé de
lucarnes à fronton curviligne, au 126 rue Saint-Charles. La résidence du 112
rue Saint-Charles a été construite vers 1870 pour le notaire Alfred Charland.
S'apparentant à la maison de Félix-Gabriel Marchand, elle adopte les lignes du
style Second Empire. Le toit mansard est percé de lucarnes cintrées et une
galerie court le long de la façade. Le pensionnat des Dames de la Congrégation
de Notre-Dame est localisé à proximité, à l'angle des rues Laurier et
Saint-Charles, entre 1855 et 1973. Il a été démoli pour faire place au gymnase
de l'école Marguerite-Bourgeoys. Avec
toutes ces demeures somptueuses, la rue Saint-Charles mérie bien son surnom de la «grande allée» de Saint-Jean.
François Bourassa persiste à la tête du comté fédéral de Saint-Jean. François Bourassa a été
député de Saint-Jean pendant 42 ans. Né le 5 juin 1813 à
Sainte-Marguerite-de-Blairfindie, il est le fils aîné d’un négociant devenu
agriculteur et grand propriétaire foncier. François Bourassa Sr, capitaine chouayen,
virulant partisan du gouvernement durant les Troubles! Quelle n’est pas sa
stupeur d’apprendre que son fils cadet, Napoléon - le futur peintre et auteur
du roman Jacques et Marie -, épouse une fille de Louis-Joseph Papineau
(il sera le père du fondateur du Devoir, Henri Bourassa). Le fils aîné,
lui, décevra son père en se faisant capitaine au camp des Patriotes de
Napierville, chevauchant pour encourager les troupes au combat, il passera un
temps en exil aux États-Unis, attendant que les choses se tassent.
François était dans le fond un original, «comme tous les membres de
sa familles». Élu député en 1854, il a d’ailleurs défait un adversaire
redoutable en la personne du notaire Jobson, candidat conservateur. Bourassa
obtient 434 voix de majorité sur son adversaire. Réélu en 1857, il est battu
par une mauvaise machination des Libéraux en 1862 : «à l’époque, il fallait
être propriétaire de bien-fonds pour une valeur de $ 4 000 pour pouvoir poser
sa candidature». Aussi, est-ce un conservateur, Jacques-Olivier Bureau, qui
est élu dans la division de Lorimier (Saint-Jean Napierville). Bourassa n’est
pas homme à se laisser mener, même par son parti. Il n’hésitera jamais à faire
part de ses dissidences. Reporté à son poste en 1863, Bourassa, en libéral
convaincu, défend les droits de la minorité francophone du pays d’avoir leurs
propres écoles. La minorité canadienne-française s’inquiète car Galt, un des
Pères de la Confédération et membre du Conseil de l’Instruction publique du
Bas-Canada, afin de s’allier cette minorité anglophone de la province, demande
à son ami et collègue Hector Langevin de présenter un Bill au parlement
accordant aux protestants de la future province de Québec le contrôle absolu de
leurs écoles. Bourassa demande donc, qu’en bonne justice et en bonne
logique, ce même privilège soit étendu à la minorité catholique de la
future province d’Ontario et travaille à faire déposer le Bill Bell en ce sens.
«Or, il apparut que Galt et ses amis ne voulaient point rendre à autrui la
justice exigée pour eux-mêmes»,
et Galt de retirer discrètement le Bill Langevin.
Galt ne se tint pas pour battu et pendant qu’il discutte avec
MacDonald, Cartier et Langevin en audicence privée avec la Reine, le Secrétaire
du Colonial Office reçoit une pétition signée du nom de 20 députés, en majorité
libéraux, manifestant contre l’imposition de la Confédération. Les
pétitionnaires soutiennent qu’elle ne correspondait pas aux vœux populaires».
Un de ces signataires est, bien entendu, François Bourassa. Une proclamation
royale passe outre et l’année suivante, la Confédération entre en vigueur.
Saint-Jean et Iberville forment deux comtés et tous deux vont à des députés
libéraux : «François Bourassa, élu aux élections générales en 1867 avec une
majorité de 96 voix sur son adversaire
devint ainsi le premier député du comté de Saint-Jean sous la Confédération.
Quelques 1 816 personnes seulement (sur une population de 14 853) avaient le
droit de voter. Les députés à cette époque touchaient $ 600 par session».
Réélu en 1872, François Bourassa se représente en 1873 suite aux élections
précipitées provoquées par le Scandale du Pacifique et est réélu : ce sont les
premières élections à se dérouler en une seule journée et selon le scrutin
secret. Cette fois-ci, François Bourassa siège parmi les Libéraux qui ont pris
le pouvoir avec le gouvernement MacDonald.
Durant ce cours règne libéral, le gouvernement Mackenzie poursuit la
politique de centralisation des Conservateurs en instituant la Cour Suprême du
Canada. Henri-Thomas Taschereau, un député ministériel, s’oppose en soulignant
que le Code civil français, en vigueur au Québec et appliqué par la
magistrature de la province, pourrait être cassé par une Cour Suprême
comprenant une majorité de juges ignorant les procédures du Code Civil.
Taschereau propose donc de limiter la juridiction de la Cour suprême aux causes
tombant sous la loi fédérale. Quelques conservateurs l’appuient et un seul
autre libéral daigne le seconder : François Bourassa. L’amendement Taschereau
est repoussé par 118 voix contre 40.
Félix-Gabriel Marchand (1832-1900). Notaire, journaliste,
écrivain et officier de milice, Marchand a marqué la vie politique québécoise
comme député de Saint-Jean à l'Assemblée législative du Québec puis comme
Premier ministre. C’est l’un des propriétaires-fondateurs du journal Le
Franco Canadien qui sera élu premier député au Parlement provincial :
Félix-Gabriel Marchand, fils de Gabriel fondateur de la paroisse, est né le 9
janvier 1832 à Saint-Jean. Durant ses premières années, le petit Félix-Gabriel
ne parlait que l'anglais, sa mère étant Écossaise ne savait pas le français.
Étudiant au collège de Chambly, puis au
collège de Saint-Hyacinthe où il entre
à l'âge de 9 ans, il se montre élève sérieux et travaillant. À la fin de son
cours classique, en 1849, il s'oriente vers le notariat et se soumet à l'étude
de cette profession en devenant le clerc du notaire Jobson. En mai 1850,
presqu'aussitôt après son entrée en cléricature, il part avec un ami, Henry
Tugault, fils d'un Français qui a dû s'exiler pour cause de faillite, faire le
tour de l'Europe. Il se croit poète, il reçoit une lettre autographiée de
Lamartine qu'il conservera pieusement tout au long de sa vie. Il revient au
Canada et obtient sa commission de notaire le 20 février 1855. Le 12 septembre
précédant, il avait épousé Marie Hersélie Turgeon qui lui donnera 11 enfants
dont 5 mourreront en bas âge. Comme son père, il cumule les responsabilités :
marguillier, juge de paix, commissaire d'école, conseiller municipal, etc. Il
contribue également à fonder des entreprises commerciales comme la Compagnie
manufacturière de Saint-Jean, la Société de construction et la Banque de
Saint-Jean dont il est un temps directeur. En 1862, devant la menace d'invasion
américaine, Marchand et Laberge fondent un bataillon de milice volontaire : la
Compagnie d'Infanterie légère du Richelieu, dont il est nommé commandant avant
d'être élevé au grade de Colonel. À deux reprises, la Compagnie est appelée à
surveiller la frontière, en 1866 et encore en 1870 au moment de la menace
fénianne. Il ne participera à aucun combat, même s'il reste actif sur le plan
militaire jusqu'en 1880 : «Il commanda une brigade composée du régiment du
Prince de Galles, des Carabiniers de Victoria, des Royals Scots, du bataillon
Hochelaga, du 21e bataillon d'infanterie du Richelieu et d'un détachement de la
cavalerie de Montréal».
Marchand sera élu à 8 reprises consécutives au poste de député du comté de
Saint-Jean au Parlement provincial.
Avocat, homme d’esprit, auteur de vaudevilles imités de ceux d’Eugène
Labiche et d’Émile Augier, il est spirituel comme un singe au cours des débats
où il s’adonne à d’interminables joutes oratoires. Au cours d’un débat, le 5
février 1875, «on arrivait aux petites heures du matin. Blanchet, homme dans
la force de l’âge, se fit discrètement remplacer à la présidence [de
l’Assemblée législative] par le député de Maskinongé, Moïse Houde, vieillard à
barbe blanche. La substitution s’opéra pendant un instant de tumulte où
Marchand s’était interrompu pour chercher des papiers dans son pupitre.
Relevant la tête pour reprendre le fil de son discours, il vit Houde à la place
de Blanchet. Sans se démonter, il enchaîna: “Je m’excuse, Monsieur l’Orateur,
d’avoir été si long dans mes remarques. Je ne croyais tout de même pas avoir
parlé si longtemps. Quand j’ai pris la parole, monsieur l’Orateur, vous étiez
un homme dans toute la vigueur de l’âge, et je m’aperçois avec terreur que
depuis mon début la vieillesse a succédé chez vous à la jeunesse”. Houde fut le
seul à ne pas rire. Il grogna : “On peut bien vieillir quand on est forcé
d’écouter des discours aussi longs”».
Il devient le bras droit d’Honoré Mercier lorsqu’il est élu Premier ministre
sous l’étiquette de parti National, puis du parti Libéral. Marchand n’aura
jamais le prestige ni l’autorité exercés par un Laurier ou un Mercier. Lorsque
ce dernier tombe avec le Scandale du chemin de fer la Baie des Chaleurs, Marchand,
devenu chef de l’opposition, se retirera discrètement, de manière à prendre la
relève du Parti libéral pour accéder au pouvoir en 1897. En attendant, il reste
la conscience politique du comté.
Un Yankee à Saint-Jean. Nous pouvons mesurer la croissance de la population
johannaise lorsque nous comparons les résultats des recensements de 1851 et de
1861. De 1 315 en 1842, la population passe à 3 215 habitants en 1851, ce qui
est une augmentation de 64%. Sur ce total, 2 577 se déclarent catholiques, c’est-à-dire
que deux tiers de la population environ sont francophones. «Au point de vue
des occupations, le bottin énumère les chiffres suivants : 17 marchands et
boutiquiers; 12 aubergistes et taverniers, 11 bouchers, 8 cordonniers, 6
tailleurs, 6 forgerons, 5 épiciers, 4 avocats, 4 modistes, 4 charrons, 4
notaires, 2 médecins, 2 quicaillers, 2 tanneurs, 2 agents d'assurance, 2
ferblantiers, 1 hôtelier, 1 vétérinaire, 1 peintre, 1 sellier, 1 horloger, 1
brasseur, 1 potier, 1 fondeur, 1 boulanger, 1 pâtissier, 1 imprimeur, 1
briquetier, 1 chandelier, 1 tourneur, 1 chapelier et, finalement, ce qui
n'était pas évidemment nécessaire, 1 huissier…». Bien
entendue, nous sommes ici dans le centre urbain. En 1861, la population atteint 3 317
habitants. L’accroissement est inférieur à ce qu’il était possible d’attendre,
vue sans doute le grand nombre d’émigrants pour les États-Unis. De ville à
caractère rural (un «gros village»), Saint-Jean s’apprête à basculer et devenir
un centre essentiellement urbain. Pour la paroisse de Saint-Jean-l’Évangéliste,
252 familles sont enregistrées sur un ensemble de 630 inscrits. Nous retrouvons
155 cultivateurs, 76 journaliers, 3 cordonniers (dont une cordonnière), 2
menuisiers, 2 tailleurs de pierre, 2 forgerons, 3 instituteurs, 1 anncien
instituteur, 1 aubergiste, 1 marchand, 1 meunier, 1 notaire et 2 autres de
professions indéchiffrables sur le registre. Les cultivateurs et les
journaliers sont donc en majorité, comme il se doit. Si nous nous limitons à la
ville même, les chiffres sont éloquents comparés à ceux de 1851 : 27
menuisiers, 10 maçons, 17 forgerons, 11 aubergistes et hoteliers, 4 étudiants,
1 ouvrier (spécialisé), 28 commerçants, 25 cordonniers, 8 peintres, 4
ingénieurs, 29 rentiers, 16 charrettiers, 7 navigateurs, 4 pensionnaires de
l’église presbytérienne, 8 enseignants, 6 potiers, 2 employés de chemins de
fer, 1 bedeau, 1 faiseur de rouet, 8 bourgeois, 4 cultivateurs, 2 huissiers, 2
officiers, 3 horlogers, 1 protonotaire, 3 infirmières, 1 télégraphiste, 1
maître de dépôt, 14 bouchers, 1 écrivain, 1 souffleur de verre, 1 «glisseur» de
vitre, 1 ferblantier, 1 mouleur (sic!), 3 voituriers, 3 compagnons, 8
apprentis, 3 tanneurs, 5 avocats, 5 boulangers, 1 colporteur, 1 batelier, 10
charpentiers, 2 députés shériff, 4 tailleurs, 6 officiers de la douane, 2
fermiers, 3 docteurs, 2 «meubliers» (sic!), 5 confiseurs, 24 marchands,
4 imprimeurs, 2 notaires, 2 manchoniers, 1 marchand de bois, 6 selliers, 1
tonnelier, 1 bijoutier, 2 employés du pont, 1 brasseur, 2 contracteurs, 3
membres du clergé catholique, la supérieure et 7 religieuses enseignantes, 57
élèves internes, 1 magasin de chaussures, 2 tailleurs de pierre, 3 «agents», 1
briqueleur et 1 ministre du culte protestant.
À côté de cette population de marchands et de professionnels existe
déjà une population prolétarisée : 161 journaliers, 49 commis et 65 «servants».
En 1881, 740 Johannais (sur 4 313) travailleront dans 76 établissements
industriels. En 1861, 18 employés travaillaient pour les industriels Farrar.
Les MacDonald en emploieront jusqu’à 400 en 1888! Ainsi, pour les petits
commerçants, les débardeurs du port de Saint-Jean, des mécaniciens et
ingénieurs des compagnies de chemins de fer, les ouvriers, manœuvres,
journaliers de tout acabit forment un prmier prolétariat. Le développement même
de cette classe prend des proportions tellement rapidment qu’il y a bientôt
trop de prolétaires pour le nombre d’emplois offerts dans la région. Des
vagabonds, mendiants et criminels de toutes sortes circulent dans les lieux
mal-famés. Damase Pigeon, le gardien de nuit du moulin Bousquet surveille «les
vagabonds qui couchent parfois sur les quais entre les piles de planches».
Ce sous-prolétariat existe donc, et vagabonde sur la rue Richelieu.
Le monde rural - celui de la paroisse - n’est pas nécessairement
avantagé, car les cultivateurs ne sont pas tous de riches propriétaires
fonciers. La valeur de la terre au comptant est chiffrée à $ 93 987, tandis que
la valeur des instruments aratoires est de $ 3 858. La valeur de la terre au
comptant se répartit comme suit :
Il apparaît que seulement 20 grands propriétaires fonciers ont des
terres valant au-dessus de $5 000 tandis que 133 autres cultivateurs se
partagent le reste de valeurs inférieures. La valeur des instruments de fermes
est un autre indice de la richesse des cultivateurs de la région, mais il faut
tenir compte ici qu’elle n’est pas proportionnelle à la valeur des terres.
Ainsi, la valeur de l’appareillage ne représente pas nécessairement le partage
de la valeur des terres, c’est-à-dire que bien des terres sont propriétés sans
être exploitées :
Dix ans plus tard, en 1871, 1 271 fermes
s’élèvent dans la région de Saint-Jean. Claude Blouin a effectué un recensement
de l’équipement de ces fermes :
L’importance et la concentration des appareils de fermes nécessiteront
l’ouverture d’une manufacture de machineries agricoles entre 1871 et 1881 tant
le travail à la ferme se mécanise. Cette manufacture aura 4 employés pour une
valeur de $ 10 000 de production et un nombre égal de valeur moyenne produite
par unité.
En termes d’urbanisation, il apparaît normal qu’une certaine anarchie
se soit imposée dans le développement de la ville. Cela n’a rien
d’exceptionnel. Le Grand Feu de 1876 va permettre un vaste plan de
réaménagement du centre-ville en fonction de cette diversité de citoyens,
riches et pauvres. Les édifices devront répondre désormais à une nouvelle
configuration architecturale ne devant desservir que les activités commerciales
et de logements pour les propriétaires d’entreprises. Il faudra éviter à tous
prix les erreurs urbanistiques d’avant 1876.
À ce sujet, il est intéressant de rappeler le témoignage de Henry David Thoreau, l'auteur américain, qui passe par Saint-Jean en 1860 :
«Vers
neuf heures du matin, nous atteignîmes Saint-Jean, un ancien poste-frontière,
situé à 360 milles de Boston et à 24 milles de Montréal. Nous nous rendîmes
compte, à ce moment-là, que nous étions sur un sol étranger, dans la gare d'un
autre pays. L'édifice ressemblait à une grange, avait l'air d'être le produit
de la collaboration de tous les
villageois, tout comme une maison en bois rond
dans un endroit de colonisation. Mon regard fut attiré par les
panneaux-réclames anglais et français fixés à des poteaux, en règle avec
l'esprit anglais, référence manifeste ou cachée à la reine et au lion
britannique. Aucun chef de train élégant ne fit son apparition, personne qu'on
aurait pu reconnaître comme étant le chef de train par son habit ou ses
manières. Mais sous peu, nous aperçumes ici et là, un Anglais corpulent, à
l'air costaud, à la figure rouge, un peu poussif peut-être, qui nous fit rougir
de nous-mêmes et de nos compatriotes, petits et craintifs - le type grand'père,
à l'aise dans son pardessus, et qui, d'après son apparence, aurait bien pu être
un propriétaire de diligences, certainement un directeur de compagnie
ferroviaire - et connaissait ou avait le droit de connaître les heures de
départ des trains. Puis, nous vîmes deux ou trois Canadiens français loquaces,
à la figure pâle, aux yeux noirs, qui haussaient les épaules; à leur figure
grêlée, on eût dit qu'ils avaient eu la petite vérole. En même temps, quelques
soldats, des habits rouges, appartenant aux casernes tout près, furent envoyés
à l'exercice. À chaque étape importante du trajet, les soldats manœuvraient à
notre intention. Bien qu’ici, ils fussent, de toute évidence, de nouvelles
recrues, ils s’en tiraient beaucoup mieux que les nôtres. Cependant, comme
d’habitude, j’ai entendu des Yankees
raconter qu’ils ne valaient pas grand’chose, et qu’ils avaient vu aussi les Acton
Blues en manœuvre. Les officiers s’adressaient à eux dans un langage cassant
et n’avaient pas l’air de faire leur travail à demi. J’en entendis un tout à
coup, arrivant par derrière, s’exclamer : "Michael Donouy, prends son
nom!" bien que je ne pusse voir ce que ce dernier avait fait ou omis de
faire. Le bruit courut que Michael Donouy allait payer cela. J’entendis
certains membres de notre groupe discuter de la possibilité de chasser ces
troupes de leur champ d’opération, avec leurs parapluies. Il me semblait que le
Yankee, même avec son manque de discipline, a au moins cet avantage, qu’il est
avant tout un homme qui, où qu’il soit en n’importe quelle circonstance, est
bien déterminé à rendre sa condition essentiellement meilleure et qu’il peut
alors se permettre de perdre la première partie de l’enjeu, alors qu’au
contraire la qualité de l’Irlandais, et en grande partie de l’Anglais, consiste
simplement à tenir bon en tout temps, et en tous lieux! Les Canadiens d’ici,
plutôt une race de pauvre apparence, enveloppés d’habits gris faits à la maison
qui semblaient les recouvrir de poussière, se promenaient en calèches et dans
de petites voitures à cheval appelées charrettes. Les Yankees prirent
pour acquis que les conducteurs luttaient de vitesse ou tout au moins
montraient le savoir-faire de leurs chevaux, et les saluèrent en conséquence.
Nous ne vîmes pas grand’chose du village, car personne ne pouvait nous dire à
quelle heure le train repartirait. C’était un secret bien gardé, pour des
raisons politiques peut-être, et nous restâmes donc cloués à nos sièges. Les
habitants de Saint-Jean et des environs sont, selon un voyageur britannique,
"singulièrement peu engageants", et avant de terminer sa phrase, il
ajouta : "de plus, ils sont généralement très mal disposés envers la
Couronne britannique". J’ai l’impression que ce "de plus" aurait
dû être un parce que».
L’aqueduc Molleur. L’environnement naturel de la région n’apporte pas
que des avantages. On y retrouve, pullulant dans les marais, les bacilles à
l’origine de maladies endémiques propres aux zones marécageuses, telle la
fièvre typhoïde. Afin d’avoir une eau moins contaminée, la ville construit son
premier aqueduc en 1872. C’est lors de la séance du Conseil municipal du 6 juin
1871 et dirigé par le maire LaRocque qu’est voté le projet de doter la ville
d’un aqueduc. On procèdera par soumissions publiques quant à l’octroi du
contrat. Un homme, député libéral provincial du comté voisin d’Iberville, Louis
Molleur, futur fondateur de la Banque de Saint-Jean, demande au Conseil
l’incorporation d’une compagnie qu’il fonde pour les besoins de la cause, la Compagnie
de l’Aqueduc. Ses actionnaires sont, en plus de lui-même, Émilien-Zéphirin
Paradis, avocat; Joseph-Pierre Carreau, avocat; Joseph L’Écuyer, notaire et
Olivier Hébert, cultivateur. Le 18 janvier 1872, la ville adopte un règlement
accordant à un groupe de citoyens le droit exclusif et le privilège d'exploiter
pour cinquante ans la Compagnie d'aqueduc de Saint-Jean dont la charge est
d’approvisionner tout le territoire de Saint-Jean en eau potable.
Soixante-quinze arpents de tuyaux doivent être posés pour le 1er novembre 1874.
On construit une grosse maison de brique à toit mansard sur l’emplacement de l’actuel 188 Longueuil dans laquelle on
installe le réservoir en bois d’une capacité de 20 000 gallons. À partir de
l'automne 1872, on creuse en vue d'enfouir 14 000 pieds de canalisation dans le
sous-sol de la ville. La pompe aspirante et foulante est actionnée par une
machine à vapeur. L'apport accru en eau oblige la Ville à mettre en place un
premier réseau d'égouts. Après l’incendie de 1876, lorsqu’on accuse l’Aqueduc
d’inefficacité, d’autres critiques fusent sur la qualité de l’eau fournie par
les installations de la Compagnie. Les propriétaires eux-mêmes ont des démêlés
avec le Conseil municipal, ce qui a pour effet qu’en 1877, Louis Molleur
devient le seul propriétaire de l'aqueduc - d'où son nom d'Aqueduc Molleur -
et installe, l'année suivante, un engin plus puissant.
Ce monopole sera révoqué avant terme, en 1917, à la suite d'un long litige avec
la municipalité de Saint-Jean. Cette dernière avoue très vite son
insatisfaction face à la piètre qualité de l'eau qui cause de nombreuses
épidémies et l'incapacité de la compagnie de fournir une pression suffisante de
l'eau limitant ainsi l'alimentation des nouvelles industries, aussi
pense-t-elle améliorer les choses en devenant propriétaire de l'Aqueduc
Molleur. La Compagnie de l’Aqueduc est expropriée par le Conseil
municipal et ses actionnaires - dont la fille et unique héritière de Louis
Molleur, Aglore, épouse du député et homme d’affaires Philippe-Honroé Roy -
seront dédommagés par la somme de $ 112 000.
Malgré certaines améliorations, les épidémies de fièvre typhoïde et
d'entérite, toutes deux maladies diarrhéiques, ne cessent de se manifester,
comme durant l'hiver 1887-1888. En moyenne une soixantaine de personnes par
années succombe à ces maladies qu'on appelle le choléra d'hiver : «Le
moyen par excellence de régler le problème, la panacée dont on rêvera pendant
des années, était de changer l'emplacement de la prise d'eau dans la rivière.
Au moins jusque dans les années 1890, l'aqueduc puise son eau "en bas du
moulin Langelier", c'est-à-dire en aval de la ville, pompant ainsi une eau
contaminée par les égouts de Saint-Jean et d'Iberville.».
Le premier asile psychiatrique de l'ouest du Québec - Le docteur Henry
Howard. Il est assez paradoxal
qu’avant tout établissement de soins de santé moderne, la région de Saint-Jean
fut marquée par l’établissement du premier asile psychiatrique de l’ouest de la
Province. L’importance d’un centre pour soigner les déficients mentaux du
Bas-Canada s’avérait urgent, vers 1860, et le gouvernement pensa aussitôt
transformer les vieilles casernes militaires en asile. Les édifices, une fois
réparés et adaptés à leur nouvelle fonction, pourraient recevoir 300 malades et
fournir les logements nécessaires aux officiers de l’institution. M. J.-C.
Taché, inspecteur des hôpitaux, des asiles d’aliénés et des institutions
pénales, conjointement avec le Dr. Workman, viennent visiter les casernes les
1er et 2 juillet 1861. Le 6 juin, précédant, le Dr. Henri Howard, résidant à
Saint-Jean, avait été nommé surintendant médical du nouvel établissement.
Le docteur Henry Howard (1815-1887), d’origine irlandaise, avait émigré
au Canada en 1842, s’établissant d’abord à Kingston, puis à Montréal où il
devint rapidement spécialiste en ophtalmologie. Auteur de plusieurs articles
scientifiques et médicaux, son activité déborda bientôt du champ de sa
spécialisation.
Contrairement à l’asile de Beauport, celui des casernes était
financé entièrement par l’État. La réfection des casernes est à peine complétée
que Howard reçoit l’ordre du gouvernement de les remettre entre les mains des
autorités militaires. Nous étions en pleine crise de la Guerre civile
américaine. En échange, le 16 août 1861, le gouvernement ordonne au Dr Howard
de prendre possession de la vieille construction servant autrefois de Palais de
Justice et communément appelé la Vieille cour. Cet édifice est aménagé
par le Dr Howard pour recevoir 50 sujets. Le 27 août suivant, l’asile est prêt
à les recevoir. Le 16 septembre et le 21 novembre, au dire des inspecteurs,
l’asile contient 34 patients. Le Dr Howard est parvenu à faire d’une bâtisse
entièrement inconvenable, un établissement hospitalier : «Il existait
dans la partie inférieure un passage étroit qui servait de salle à dîner pour
les hommes. Un couple de planches posées sur des tréteaux leur servaient de
tables. Le passage supérieur, également étroit, servait de salle commune et
aussi de réfectoire pour les femmes. Les dortoirs étaient remplis de lits. Dans
la cour quelques planches ont servi à bâtir une cuisine, un magasin et une
lingerie».
Aussitôt ouvert, l’hospice reçoit les visites des ministres du culte,
le curé LaRocque et le révérend D. Danish, ministre épiscopalien. Au 31
décembre, la somme des travaux effectués en vue d’établir l’asile de Saint-Jean
s’élève à $ 11 295.84. Mais, dès 1867, des experts prétendent que l’asile est
au-dessous de tout, qu’il faut la condamner et en construire un nouveau. Le
journal La Minerve suggère que l’asile soit déménagé à Montréal. Le Franco-Canadien
réplique avec énergie que Saint-Jean veut garder ses fous à tout prix et prétend
que cette ville est particulièrement bien située, au cœur des voies de
communication. Une page de La Minerve, d’ailleurs assez mordante à
l’égard de notre ville, répond aux arguments johannais.
Quoi qu’il en soit, en 1870, le Parlement provincial vote un octroi de
$ 5 000 pour faire construire un mur d’enceinte à l’asile de Saint-Jean et pour
y construire une buanderie. C’est la première fois que le gouvernement
s’intéresse à l’asile de Saint-Jean depuis sa construction malgré les rapports
et les soumissions répétés du Dr Howard. En 1872, Laurent-David Lafontaine,
médecin et député à l’Assemblée législative de la province de Québec, conteste
certaines dépenses faites par l’asile, notamment pour l’achat de spiritueux, et
recommande de confier le soin des aliénés à une communauté religieuse. Howard
défend son administration et s’insurge contre le désir du gouvernement de
remettre l’ensemble des établissements psychiatriques du Québec entre les mains
de propriétaires privés, tant religieux que laïques. Pour lui, la surveillance
des asiles doit nécessairement relever de la profession médicale afin d’éviter
toute forme d’exploitation des aliénés. À cet égard, Howard affirme que le
système d’asiles d’État offre une meilleure protection; il démontre, avec statistiques
à l’appui, que le pourcentage de guérisons était plus élevé à l’asile de
Saint-Jean qu’à celui de Beauport où le taux de patients incurables devenait
alarmant, en raison des mesures d’économie appliquées au traitement des
maladies mentales. Conscient que le gouvernement était disposé à abandonner le
système d’asiles d’État dans le but d’épargner d’importantes sommes en frais
d’immobilisation et d’opération, Howard suggéra une formule de compromis. Tout
en poursuivant l’objectif de faire prédominer les intérêts médicaux sur les
intérêts pécuniaires dans les soins apportés aux aliénés, il s’engagea à
assumer les coûts de construction d’un asile à la condition que le gouvernement
lui accorde un contrat d’affermage semblable à celui signé avec les propriétaires
de l’asile de Beauport; ce contrat prévoyait, entre autres, une allocation
gouvernementale annuelle de $ 143 par patient, jusqu’à concurrence de 650
patients, et de $ 132 pour tout patient additionnel. Malgré ce plaidoyer, le
gouvernement décida de condamner l’asile de Saint-Jean qui ferme ses portes en
1874. Durant ses 13 années d’existence, l’asile aura reçu 231 hommes, 175
femmes pour un total de 406 patients dont 122 moururent sur place tandis que
209 autres purent être libérés de la clinique. En 1875 les 78 patients que contenait l’asile sont transférés à
l’asile de Longue-Pointe (Hôpital Louis-H. LaFontaine, Montréal), ouvert en
1873 et administré par les Sœurs de la Charité de la Providence (Sœurs de la
Providence). Le mobilier de l’asile est vendu aux enchères et les bâtisses
seront enlevées aux frais des acquéreurs.
Il est remarquable que les démêlés administratifs du docteur Howard
n’entachèrent pas son œuvre d’aliéniste. Son invention d’un système de
ventilation témoigne à la fois de l’état précaire des asiles canadiens au XIXe
siècle et de l’importance qu’il accordait au traitement physique dans la
guérison de l’aliénation mentale. Howard donnait une définition précise de
cette dernière: «l’aliénation mentale [est] une maladie d’ordre physique
causée par un changement pathologique dans les nerfs sensoriels et dans
l’organe de la conscience». Utilisant les ressources de la logique et de la
rhétorique, Howard croyait que tout traitement efficace devait provenir de
l’application des lois naturelles, sinon on ne s’attaquait qu’aux symptômes.
C’est dans cette perspective qu’il faut insérer ses considérations sur
l’aération des édifices: «À l'asile, l'air constitue une composante
essentielle du traitement contre l'aliénation. On s'interroge sur la meilleure
manière de respirer, on redoute les exhalations. On s'efforce de calculer un
volume d'air minimum pour chacun et d'en assurer la purification. En matière
d'hygiène, on établit des standards, que l'on met à l'essai dans les
institutions. À l'asile de Saint-Jean, le docteur H. Howard, surintendant
médical, y va de sa propre invention : une petite boîte fixée au châssis qui
fait entrer, en le purifiant, un volume d'air de “26 400 pied cube par heure,
assez pour 12 personnes en santé, et pour six malades dans un hôpital”».
L’aliénation morale constituait un deuxième élément essentiel de la
théorie du docteur Howard sur les maladies mentales. L’ordre naturel était à
une société moralement saine ce que le corps était à un esprit développé
intellectuellement. Selon lui, le remède idéal serait que l’élite
intellectuelle et morale parvienne à isoler la catégorie des aliénés, afin de
contrôler l’évolution de la société, empêchant surtout ces derniers de se
reproduire. La compétence du docteur Howard est sans doute respectée.
Cependant, plusieurs de ses collègues, du milieu francophone en particulier,
critiquent le caractère absolu de ses énoncés et la logique implacable de son
argumentaire. Lors du procès d’une personne accusée d’un crime, en 1881, Howard
corrobore le plaidoyer de la défense, basé sur la non-responsabilité en raison
d’aliénation mentale. Selon la majorité des autres spécialistes, les arguments
du docteur Howard n’ont rien d’évident et pour eux l’accusé est sain d’esprit.
Le verdict de culpabilité rendu à cette occasion montre l’attitude
conservatrice des autorités en matière d’aliénation mentale.
Le meurtre des femmes Bizaillon. Comme toutes grandes villes, Saint-Jean a ses
histoires de crimes sordides. La première médiatisée paraît dès le premier
numéro du Franco-Canadien (en page 2) et concerne une histoire sortie
tout droit des contes d’Edgar Poe : Le meurtre des femmes Bizaillon :
«Tous
nos lecteurs ont déjà entendu le récit de cet horrible crime. Mais comme nous
nous proposons de les tenir au courant, à mesure que la justice divine
permettra à la justice humaine de lever un coin du voile qui cache la vérité et
les coupables, nous publions, pour mémoire, un récit succint de ce qui s’est
passé jusqu’à présent afin que les lecteurs y puissent référer au besoin.
Le 17
avril dernier, la femme Bizaillon et sa jeune fille sont parties d’Iberville
après y avoir acheté quelques effets, et retournaient à leur domicile en
marchant sur la voie ferrée qui conduit de St. Jean à Farnham.
Ces
infortunées ne se rendirent pas à destination : elles disparurent sans que l’on
pût savoir ce qu’elles étaient devenues, jusqu’au 26 avril, que leurs cadavres
furent découverts, par hasard, par un homme qui travaillait sur le chemin de
fer. Ces cadavres étaient dans un état épouvantable. Un double meurtre avait
été commis avec un luxe de barbarie tout-à-fait inoui en Canada, et la jeune
fille paraissait en outre avoir été violée. Les instruments n’ont pas été
choisis des rondins et
des pieux ont servi à briser leurs crânes, avec tant de force que l’on a
retrouvé des cheveux enfoncés en terre par des coups de pieu. Après
l’assassinat, les cadavres avaient été un peu cachés, et celui de la jeune
fille mis dans une position singulière au point qu’il est impossible de comprendre
le but des meurtriers, à moins que leur rage ne fût pas encore assouvie après
le viol et le meurtre.
Rien
ne leur a été dérobé.
Les
personnes soupçonnées jusqu’à présent sont Flavien Morin, demeurant aux
États-Unis et temporairement ici, Moïse Colette de St. Isidore, et John
McNulty, aussi des États-Unis et venant quelquefois voir des parents à St.
Athanase. Les deux premiers sont écroués; le troisième est encore libre à
l’étranger.
Morin
a parlé du meurtre en présence de plusieurs personnes, sans nommer les
victimes, et avant que le fait fût publiquement connu. Plus tard, devant le
jury du coroner il a dit tenir le fait de Colette, et celui-ci à son tour
soutient l’avoir appris de Morin.
L’enquête
prolongée faite devant le Coroner n’a guère jeté de lumière sur cet infernal
événement : la publicité et la longueur des procédés ont pu permettre aux
coupables de s’échapper ou de faire disparaître au moins les traces les plus
compromettantes de leur crime.
Il est
permis de douter que le mode actuel de procéder soit bien celui qui convient en
pareille circonstance : et une enquête préliminaire comme celle qui se fait
maintenant, par deux magistrats expérimentés aurait déjà fait découvrir les
coupables, s’il est possible de les découvrir.
La
providence ne permettra pas que de pareils monstres puissent longtemps rester
impunis et nous espérons que bientôt la main de la justice les atteindra.
Nous
avons, en passant, constaté qu’aucun des trois individus arrêtés ne demeure
dans ce district. Nous devons ajouter qu’il est entièrement faux qu’aucun
rassemblement séditieux ait essayé de s’interposer entre la justice et les
prévenus et de disposer de ceux-ci d’après le procédé de Lynch.
La
sensation créée par cette découverte a été pénible et profonde partout, mais
nulle part plus qu’ici, où les crimes graves sont très rares. Coroners et jurés
ont été soumis à un travail long et fatiguant : quelques uns même des jurés ont
pu souffrir beaucoup d’être éloignés de leurs affaires aussi longtemps. Mais la
population est demeurée calme, laissant libre cours à la loi malgré son ardent
désir de voir appréhender les auteurs d’un forfait dont le déshonneur semblait
rejaillir sur la localité où il a été commis.
Mercredi
dernier, MM. Coursol et Delisle, continuant leur enquête, ont procédé à
l’exhumation des deux cadavres, à St. Grégoire, accompagnés des Drs. Beaubien
et Jones, de Montréal. Ces messieurs ont procédé à un examen aussi minutieux
que l’état des cadavres pouvait le permettre, examen déjà fait au reste, devant
la Cour du Coroner et d’une manière très satisfaisante, par le Dr. White de St.
Jean et le Dr. Loupret d’Iberville. Les rapports de ces messieurs serviront
plus tard à éclairer la justice. De nouveaux chirurgiens ont été amenés, parce
que les magistrats procèdent à une enquête nouvelle et entièrement distincte de
celle du Coroner.
Il est
maintenant bien certain que les soupçons que l’on avait indiscrètement laissé
planer sur M. Bizaillon sont entièrement mal fondés. Son alibi a été prouvé au-delà de tout doute.
Il eût été bien cruel pour lui de perdre sa femme et sa fille d’une manière
aussi horrible et d’être encore soupçonné d’être leur assassin.
Dans
l’intérêt de la justice, nous croyons plus sage de ne pas publier le peu qui a
transpiré des procédés des magistrats».
Un guide d’affaires en 1867. L’imprimeur E.-R. Smith publie un guide
d’affaires qui nous permet de retracer l’allure de la ville en 1867. Il est
vrai que si Thoreau voyait Saint-Jean avec un regard sombre, le guide a pour
but, lui, de vanter les affaires de la ville. Le guide commence par situer la
ville sur un «site
agréable bon pour la santé et très favorable pour le
commerce», sise à l’entrée du canal de Chambly et aux pieds des eaux
navigables jusqu’au lac Champlain. La ville de Saint-Jean reste en communication
directe par voies ferrées avec Montréal, les Cantons de l’Est et les
États-Unis. Ensuite, il est mentionné que Saint-Jean est le site, deux fois par
année, des assises criminelles, et 4 fois par année de la Cour Supérieure et de
la Cour de Sircuit. Ces cours de justice sont présidées par le juge
Sicotte, résidant de Saint-Hyacinthe. Une première pendaison aurait eu lieu au
cours de ces années. Un certain Renaud, hébergé au cours d’une nuit par une
famille Wing, de Saint-Luc, en aurait profité pour assassiner Mlle Wing. Les
circonstances de cette affaire sont restées ténébreuses.
La menace fénianne a redoré le blason du fort Saint-Jean. Il s’agit
maintenant d’un poste militaire «de grande importance» dont les casernes
s’élèvent sur le côté ouest de la rivière Richelieu et à l’extrémité sud
de la
ville. Les casernes sont alors occupées par les soldats du régiment Royal
Canadian Rifle, commandé par le lieutenant-colonel Hibbard : «En un mot, la
garnison du fort de Saint-Jean se composait de 5 corps de volontaires. C’était
en plus les quartiers généraux de Lt Col. Fletcher, chef d’état-major du
district militaire No. 2, et aussi du régiment Richelieu Light Infantry. Ce
district militaire comprenait les comtés suivants : Saint-jean, Huntingdon,
Beauharnois, Napierville, Châteauguay, Verchères, Missisquoi, Brome, Shefford,
Iberville et Laprairie».
Saint-Jean est le terminus de compagnies de chemins de fer : du Stanstead
Shefford and Chambly, du Montreal Vermont Jonction, la Compagnie Montreal,
Champlain, administrée par le Grand Tronc, possède sa station principale à
Saint-Jean. Le guide souligne l’ampleur du commerce «tant par eau que par
chemin de fer» et les imports-exports sont toujours les sources de revenus
les plus appréciables. Enfin, l’asile d’aliénés, «sous l’habile direction du
Dr Henry Howard», ce qui apparaît hirsute dans un guide.
Il y a toujours 3 églises, la catholique, «la plus spatieuse et la
plus grande, est située au centre de la ville», M. Aubry en est le curé.
Les 2 autres sont l’église anglicane (Church of England) et l’église
méthodiste (Wesleyan Methodist). Il y a les 2 écoles catholiques - une
pour garçons et l’autre pour filles; l’Académie de Saint-Jean et le Couvent des
Sœurs de la Congrégation Notre-Dame, enfin une école protestante, le St. John’s
High School.
La brochure note que le marché public est ouvert tous les jours et les
citoyens s’y approvisionnent en denrées fraîches : viandes, poissons, légumes,
fruits et volailles. Enfin, elle souligne que le pont Jones poursuit toujours
son office de lier les deux rives du Richelieu et que la voie ferrée Stanstead
Shefford, qui relie les Cantons de l’Est, peut traverser le fleuve par le
pont récemment construit. Le circulaire conclut en dénombrant la population de
Saint-Jean (4 000 habitants) et la valeur immobilière s’y élève à $ 536 064.
La vie quotidienne continue comme auparvant. Le Clergé y tient une
prédominance incontestable mais des professionnels libéraux n’hésitent pas à
lui tenir tête en matière qui ne concerne pas le dogme. Parmi les traditions,
les charivaris demeurent. Un entrefilet du Franco-Canadien en date du 30
juillet 1867, nous décrit en quoi cela peut consister :
«Hier
soir, les citoyens de cette ville ont été témoins d’un de ces incidents qui ne
sont plus de notre temps et que l’esprit du siècle a depuis longtemps répudié.
Un M.
Pelletier, confiseur de cette ville, avait jugé à propos de rompre la monotonie
du veuvage, en épousant une jeune fille qui consentirait à partager son
bonheur. Un certain nombre de personnes, trop chatouilleuses sur le point de
convenances, se sont crues en droit de saluer M. Pelletier, à son arrivée, d’un
charivari bien conditionné. Malheureusement quelques-uns des assistants ne se
bornèrent pas aux démonstrations ordinaires, et se permirent des voies de fait
regrettables. Une pierre lancée du dehors, passa à travers une fenêtre et
atteignit M. Pelletier au visage, en le blessant assez grièvement. Ceci
détermina M. Pelletier à en venir à des conditions. Il ouvrit ses portes, et
offrit à ses étrangers visiteurs, un verre à la santé de la mariée. Ceci parut
les apaiser; ils se retièrent sans faire de désordre».
Le commentaire en début d’article montre comment les rites et
comportements de la vie rurale commencent à ne plus être acceptables dans le
nouveau milieu urbain.
Enfin, l’année 1867 est marquée par le premier des 3 incendies majeurs
de l’histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu. En effet, le 4 octobre 1867, un
incendie menace «de réduire en cendres toute la partie sud de la rue
Richelieu». Moins considérable que l’incendie de 1876, celui de 1867 menace
évidemment tout le centre-ville et sans le calme de la température, il est
probable que toute la partie sud aurait été réduite en cendres. Voici comment
le Franco-Canadien commente l’incendie du 4 octobre :
«Hier,
vers 6 heures du soir, le feu se déclare dans les hangars situés en arrière des
magasins de MM Langelier et Decelles, et Lefebvre et Portier, et aux maisons
voisines.
L’incendie
prit des proportions telles que pendant un certain temps, l’on craignait ne
pouvoir le maîtriser…
…Voici
la liste des bâtisses incendiées, avec les noms des propriétaires:
MM.
Langelier et Decelles : 3 maisons, 2 hangars, 3 remises, 3 écuries; Nelson
Mott, 2 maisons, 1 hangar; 2 remises et autres dépendances.
Les
personnes qui ont souffert de l’incendie, sont les suivantes : MM. Lefebvre et
Portier, épiciers; Mlle Poutré, modiste, Mme Lefevbre, marchande de chaussures;
J. McDonaugh, tailleur; Mlle Lecours, modiste».
Il semble que le maire Laberge aurait demandé d’urgence l’intervention
des pompiers de Montréal, mais comme l’incendie passe rapidement sous contrôle,
il décommande la brigade déjà sur le point de partir à bord d’un train spécial
du Grand Tronc. La ville de Saint-Jean voulut dédommager la métropole de son
geste de bienveillance, mais celle-ci refusa. Alors, le Conseil municipal
adressa la somme de $ 50 à l’occasion de activités de bienfaisance des
pompiers, ce qui valut à notre ville «un concert des plus favorables éloges».
Évolution de la cure de la paroisse Saint-Jean-l'Évangéliste. Lorsque le curé Morrissette
meurt
subitement dans son presbytère, le 21 juillet 1844, il laisse le souvenir
d'un homme humble, doux et bon [qui] n'avait pas fait grand bruit
durant sa vie paisible. Un an plus tard arrive un curé à l'esprit
clairement ultramontain, totalement dévoué à Rome et ennemi de la tendance
libérale, Charles LaRocque : «C'était l'homme capable de donner au
développement de la Paroisse, plutôt lent jusqu'ici, une énergique impulsion.
Il était connu pour sa fermeté de caractère et son esprit de décision : le
souvenir en reste ineffacé, partout où il est passé».
Résolu et décidé, le curé LaRocque, issu d'une famille de prélats de Chambly,
arrive dans une paroisse plutôt pauvre, y compris sur le plan spirituel. En
effet, les gens sont tellement affairés à développer l'activité commerciale
qu'une église à peine terminée leur paraît suffisant pour faire preuve de leur
foi:
«Messire
C. LaRocque n'arriva pas à Saint-Jean sans une visible répugnance. Quelle pauvre
paroisse, où tant de choses manquent encore! Et cette population mélangée : des
protestants de toutes nuances et pas tous bienveillants; des catholiques encore
mal groupés et peu confiants, parmi lesquels s'agitaient un nombre d'esprits
forts, aigris par l'attitude du clergé dans les affaires de 1837-38».
Le curé LaRocque se charge de piquer au vif cette vie spirituelle
délabrée, en commençant par commander à Joseph Casavant un orgue au prix de £
350. L'affaire conclue, l'orgue arrive à Saint-Jean en pièces détachées, chargé
sur deux grosses sleighs doubles et deux simples, en plein cœur de l’hiver 1845. Face à la nouvelle Municipalité de la paroisse, le
curé LaRocque se trouve en face du Vieux Patriote, le notaire Pierre-Paul
Démaray, maire. Dès lors, un conflit de personnalités et de tendances
idéologiques se développe qui durera tout le reste de la vie qui lui reste à
vivre au notaire Démaray. Le duel commence par une requête déposée le 7 janvier
1847 à l’étude du notaire Démaray :
«À Messire Charles LaRocque, prêtre et curé de
Saint-Jean l’Évangéliste, et aux Messrs les Marguilliers de l’Œuvre et Fabrique
de cette Paroisse.
Les Soussignés, en leurs qualités de
Paroissiens de la dite Paroisse, sont dans la nécessité de vous représenter que
le besoin d'une chaire à l'endroit le plus convenable de l'église se fait de
plus en plus sentir.
Que la place qu'occupe présentement notre Curé
pour nous annoncer l'Évangile (près de la Ste Table) ne permet qu'à un bien
petit nombre de l'auditoire d'entendre le Prdicateur, qu'il est même impossible
pour les personnes du Bas de l'Église de comprendre ce que Monsieur le Curé
dit.
C'est à ces considérations que les soussignés
demandent que la chaire soit attachée au second poteau du Jubé latéral sud, à
peu près vis-à-vis la place où elle était ci-devant; que c'est leur intime
conviction que de ce lieu ou place, le Prédicateur se fera entendre avec égal
avantage pour tout l'auditoire.
Les Soussignés demandent aussi qu'il leur soit
permis de dire que c'est le désir de la grande majorité des Paroissiens, qu'à
l'avenir, les nominations des Marguilliers de l'Œuvre et Fabrique soient faites
par une assemblée Générale des Habitants propriétaires résidants dans cette
Paroisse.
Et nous avons l’honneur de nous dire, Messrs,
vos très humbles serviteurs
(suivent les signatures)».
Parmi les signatures, nous
retrouvons celle de notre «Patriote» Félix Poutré, Louis Gervais dit Dupuis et
le notaire Démaray, auteur de la pétition. Ces deux derniers en veulent surtout
au Curé de la Paroisse pour son attitude durant les Troubles :
«…tous
deux excités contre le Curé de la Paroisse et qui avaient fait l’impossible
pour faire partager leur mécontentement par les paroissiens qu’ils espéraient
tromper par les motifs qu’ils mettaient en avant, il fut répondu par
l’assemblée des marguilliers et le Curé "que l’on n’aurait aucune
objection à convoquer les propriétaires aux assemblées pour élection des
marguillliers et reddition des comptes". Quant à la chaire, le Curé
LaRocque répondit "que c’était une affaire qui regardait d’abord l’Évêque,
qui juge en dernier ressort dans ces matières; et que dans les cas ordinaires,
en l’absence de l’Évêque, le Curé juge ou détermine, s’il n’y a pas
d’opposition; et que dans le cas d’opposition, ce n’est pas aux marguilliers,
mais à l’Évêque de décider". De là forces injures de la part de M.
Démaray, que la fermeté et la fixité de principes du Curé avaient mis au
désespoir».
Voilà l’esprit ultramontain
à son meilleur : tout vient de la hiérarchie et les oppositions sont tranchées
par le supérieur hiérarchique, l’évêque. L’affaire de la Chaire devient un
prétexte à confronter l’attitude consciencieuse du clergé durant les
Troubles de 37-38 : «La requête de 1847 semble inspirée, mais de façon peu
déguisée, par ces rancœurs encore toutes récentes : elles ont duré longtemps»,
conclut le Père Brosseau.
La confrontation entre
Démaray et LaRocque a ses oxymorons paradoxaux. Ainsi, l’Affaire du Banc
seigneurial, où c’est le Vieux Patriote qui se voit protégé par le droit seigneurial
:
«L’Affaire
du Banc seigneurial entretient pendant 5 ans un malaise assez pénible dans la
vie paroissiale de Saint-Jean. C’était donc un banc double, réservé dans
l’église au Seigneur baron de Longueuil. Le fils de la Baronne, Grant, était
protestant et naturellement se souciait peu d’y paraître le dimanche; mais sa
place y était occupée par son agent, le notaire P.-P. Démaray déjà connu; il
semble avoir tenu à se dispenser de payer rente de banc à la paroisse tout en
narguant quelque peu le Curé et la Fabrique».
L’affaire commença par une réponse du baron Grant au notaire Démaray
lui signifiant qu’il autorisait aux Marguilliers de la Fabrique de se servir de
la moitié du Banc du seigneur. Cependant, une semaine plus tard, le même baron
Grant signifiait à Louis Marchand que «des circonstances qui lui étaient
alors inconnues sont parvenues à sa connaissance et l’obligent à retirer sa
permission». Le curé LaRocque donne «sa» raison de ce brutal revirement : «Les
circonstances dont parle ici le Baron de Longueuil, en retirant la permission
qu’il avait accordée dans sa lettre du 21 juin 1845, ne peuvent être autre
chose qu’on ne sait quel rapport fait au Baron par son agent, P.-P. Démaray,
offensé, selon le témoignage de sa Dame, de ce qu’on ne s’était pas adressé à
lui pour avoir la permission, et craignant peut-être d’être dérangé dans son
occupation gratis des bancs seigneuriaux. Proh Pudor!».
Puis, en 1848, c’est au tour de R. B. McGinnis de se faire le
porte-parole du baron Grant en disant que les marguilliers pourront prendre le
banc le 1er janvier 1849, mais jusqu’à ce jour, il serait occupé par Démaray.
Dans une lettre du 30 décembre 1848, McGinnis s’insurge devant François
Marchand à propos de la décision prise en assemblée de Fabrique, le 17 décembre,
et qu’un des bancs du seigneur soit loué pour le profit de la Fabrique. Les
échanges épistolaires se poursuivent et, en 1849, une lettre du baron de
Longueuil, dont la provenance est mise en doute par le curé LaRocque, signifie
que le notaire Démaray continuera d’occuper la moitié du Banc seigneurial alors
que l’autre moitié sera autorisée à recevoir des étrangers. Une décision rendue
par les marguilliers le 13 avril 1851 stipule «Que le banc alors réservé
comme susdit pour le Seigneur cessera et cesse dès ce moment d’être réputé banc
seigneurial». Cette résolution provoque la fureur de Démaray et la
dissidence de quelques marguilliers font qu’une année se passe avant qu’elle
soit mise à exécution. Avec l’abolition de la tenure seigneuriale, en 1854, l’affaire
ne pouvait que tomber d’elle-même. Elle conserve son intérêt toutefois pour la
lutte qu’elle nous offre entre les différentes factions d’intérêts de la
société qui ne s’étaient pas réconciliées depuis 1838.
Le curé LaRocque restera environ 20 ans dans la paroisse (1844-1863)
avant de devenir évêque de Saint-Hyacinthe et accompagner Mgr Bourget au
concile de Vatican I. Durant la seconde partie de sa cure, il veille à
développer la présence des Congrégations religieuses afin de s’occuper d’œuvres
sociales, d’éducation, de charité aux indigents et aux malades. Il fonde le
Couvent des Sœurs de la Congrégation Notre-Dame, en
1847, mais l’œuvre
principale du curé LaRocque, entre 1857 et 1866, consiste à accumuler au cours
des collectes et des locations de bancs d’église la somme nécessaire pour
agrandir l’église et lui donner l’aspect que nous lui connaissons. Dès 1841,
Mgr Bourget avait demandé l’installation d’un confessionnal dans l’église, ce
qui avait eu pour effet d’enlever quelques bancs. Par après, le 25 octobre
1843, le chemin de croix est béni, puis les premières cloches arrivent dix ans
plus tard et sont bénies, le 18 décembre 1853, par Mgr Joseph LaRocque, cousin
du curé et prédécesseur de ce dernier au siège épiscopal de Saint-Hyacinthe. Moins
de 4 années après la dernière retouche à l’église de 1833, une requête est
faite dans le sens d’agrandir le bâtiment. Mgr Bourget suggère d’en construire
une nouvelle, dans le style alors à la mode, des églises néo-gothiques. La
réalité des finances de la paroisse ne le permet pas. L’église
Saint-Jean-l’Évangéliste, construite entre 1861 et 1866, sera l’œuvre de
l’architecte Victor Bourgeau. Les travaux ce charpente et de menuiserie seront
réalisés par Félix Côté tandis que ceux de la maçonnerie par John McNeil de
Napierville. À l’intérieur, on y retrouve une toile de Napoléon Bourassa, neveu
du député fédéral, faisant voir saint Jean l’Évangéliste et située toue en
haut, dans le couronnement du retable du maître-autel. La vieille église,
devenue trop exigue, est relayée vers l’arrière :
«
On
propose d’établir la façade de la nouvelle église sur la rue Longueuil et de
conserver une partie des murs de la nef pour le chœur et la sacristie de la
nouvelle église. Les travaux commenceront en 1861. Le corps de l’église
nouvelle aura 140 pieds de longueur sur 72 pieds de largeur pour 35 pieds de
hauteur. Il y aura un jubé pour la chorale et un autre pour les petits garçons
des écoles… La construction sera en pierre de taille pour la somme de 2 500
louis».
L’église, ainsi renversée, est inaugurée le 29 juillet 1866 alors que
les travaux intérieurs ne sont pas encore terminés. On n’y touchera plus avant
les grandes rénovations de 1923-1924 qui vont lui donner l’aspect qu’elle offre
toujours au regard. La réalisation de cette nouvelle église est l’œuvre du curé
LaRocque et durant sa cure, on vit plus de réalisation que durant les cures de
ses deux prédécesseurs. Toutefois, il ne put répondre aux attentes grandioses
de Mgr Bourget. L’église ne sera pas néo-gothique et seul ce clocher élancé que
l’on voit sur les vieilles photographies de Saint-Jean lui donnera une
ornementation
grandiloquente. En 1866, Charles LaRocque est sacré évêque de
Saint-Hyacinthe, mais la cérémonie a lieu à Saint-Jean, le 10e dimanche après
la Pentecôte. Une procession somptueuse traverse la petite ville pour conduire
le nouvel évêque aux portes de l’église.
Après le départ du curé LaRocque, Fortunat Aubry vient exercer la cure
dans notre paroisse. Le curé Aubry ne sera pas moins actif que son prédécesseur
: achèvement de l’église, reconstruction du presbytère, fondation d’un hôpital
et rétablissement du collège commercial.
Progrès dans l’éducation. D’après le recensement de 1852, il y avait huit
écoles, dont une dissidente, recevant une allocation de £ 60 livres et
instruisant 460 enfants. À côté de la maison du curé de l’actuelle cathédrale
se trouvait la première école prise en charge par les Dames de la Congrégation
Notre-Dame, le 4 octobre 1847. Elles sont 4 : mères Sainte-Victoria, Sainte-Julie
et Saint-Martin sous le supériorat de Mère
Sainte-Madeleine. Le commerçant
Édouard Bourgeois, au nom des marguilliers, leur cède une «maison de pierre
à 2 étages, avec rez-de-chaussée, mansarde et ses dépendances» et située
près de l’église, afin de servir de résidence et d’école. Plus tard, ce
bâtiment sera acquis par les Sœurs Grises. En 1854, le curé LaRocque propose
aux marguilliers et aux religieuses d’échanger cette maison pour un collège de
pierre en construction où elles aménageront le 29 décembre suivant.
«Avec l’approbation de M. La Rocque et des marguilliers, les Sœurs
échangèrent le Couvent pour l’école des garçons et prirent ainsi possession du
Pensionnat qu’elles habitent encore sur la Rue Laurier. […] De 1854 à
1868, la vénérable Maison de pierre a généralement servi à l’enseignement sous
différents maîtres ecclésiastiques ou séculiers. Des prêtres ou des
séminaristes y préparaient aux études classiques des enfants de la ville se
disposant à entrer dans un collège. Cela en attendant une institution locale
dont le besoin, depuis une vingtaine d’années, se faisait sentir». En 1868, le Couvent de Saint-Jean aidera
financièrement l’établissement des Dames à Iberville et en 1876, lors du grand
feu, il servira de refuge à un grand nombre des 50 familles sinistrées.
La Commission scolaire de la paroisse Saint-Jean-l’Évangéliste est
érigée en 1845 et dirigée par Louis Marchand (1789-1865). Outre Marchand,
siègent sur le Conseil, le curé LaRocque, le révérend William Dawes recteur de
l’église Saint-James, William Macrea, François Marchand et, bien entendue,
Pierre-Paul Démaray, et l’inévitable secrétaire-trésorier Jobson. Dès 1847,
l’année de l’arrivée des Dames de la Congrégation, des citoyens songeaient
sérieusement à établir un Collège. Le premier essai remonte au 10 août 1850 par
Acte du Parlement :
«…les sieurs Gabriel Marchand (président de la
commission scolaire), Duncan MacDonald, Édouard Bourgeois, Thomas Maguire,
senior, Thomas-Robert Jobson, gentilshommes et bourgeois, et le Révérand Charles
LaRocque, tous de la paroisse de Saint-Jean, sont constitués en un corps
politique et incorporé de fait et de nom, sous le nom de l’Académie de
Saint-Jean».
À une réunion du 6 février 1854, les commissaires établissent le
programme des cours d’études divisés en 4 années où la grammaire anglaise et
française, l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie, l’agriculture et la
tenure des livres sont les principales matières enseignées. La même année, le
gouvernement accorde un octroi de 140 louis à la Commission scolaire, alors que
pour la même période la cotisation des contribuables «y inclus le 15 pour
cent pour dépenses contingentes» (des inadmissibles peut-être) s’élève à
162 louis. Un an plus
tard (1855), le curé LaRocque revenant d’un voyage en Europe, ramène de France
des livres, des globes terrestres, des sphères ptoléméennes et des cartes
géographiques d’une valeur de 79 louis. En ayant emporté en trop grand nombre,
l’Académie donne un globe terrestre à chaque école de rang.
Le 13 septembre 1855, 4 frères des Écoles Chrétiennes prennent
possession de l’ancien Couvent des Dames de la Congrégation pour y donner
l’enseignement secondaire. À cet effet, une entente est conclue entre la
Commission scolaire et les Frères en question stipulant que, pour les professeurs,
les vacances d’été ne commencent que le 1er août pour se terminer le 1er
septembre. Les Frères, cependant, ne tiennent aucun compte de la directive et
le 2 juillet 1858, ils ferment les portes «sans aucune autorisation de la
part de l’administration des Écoles». Les Commissaires engagent aussitôt des procédures et
mandatent le jeune Félix-Gabriel Marchand «en sa qualité de notaire public
pour notifier et protester» auprès du Révérend Frère Facile. Les
Commissaires réclament tout simplement la somme de 1 200 livres courant de la
part du Frère Facile pour ne pas avoir tenu les engagements auxquels sa
Communauté s’était engagée. Toute cette malheureuse affaire se déroule au
moment où la Commission scolaire nage dans un véritable marasme financier. Les
limites financières de la première Commission scolaire empêchent l’engagement
de nouvelles institutrices pour les écoles de rang. Les salaires sont bas et
n’augmentent guère en 30 ans. L’institutrice Céline Chouinard, par exemple, de
l’école de rang # 5 est engagée au salaire annuel de 30 louis «et 4 cordes
de bon bois scié et fendu et livrable à sa demeure». Mlle. Valérie Généreux
a encore moins de chance, les contribuables l’ayant engagée, les Commissaires
la congédient! Pour l’année scolaire 1855-1856, Mme Lécuyer est engagée au
salaire annuel de 40 louis et elle doit effectuer «toutes les réparations
nécessaires aux maisons, clôtures, dépendances, etc. de l’École de cet
arrondissement», par contre, pour cette même année scolaire, MM. Joseph
Marceau et H.-C. Dauzois sont engagés comme professeurs au salaire de 50 louis
par an. Le salaire des instituteurs est nettement plus élevé que celui des
institutrices. De plus, en 1854, la Commission scolaire exige que les
professeurs soient munis de diplômes sans délai pour se conformer à la loi. La
Commission scolaire a droit d’embauche, de renvoie illimité sur son personnel.
Mais l’Académie de Saint-Jean n’est pas un collège classique et il
faudra attendre l’année 1864 pour voir les efforts faits en ce sens par le curé
LaRocque porter fruits :
«
En 1850, M. le curé Charles LaRocque demande
au Séminaire de Saint-Hyacinthe de fonder ici une filiale. En 1864, nouvelles
et vives instances de Messire LaRocque, au nom de "l’Académie de
Saint-Jean". Cette fois, l’offre est acceptée. Le 29 septembre 1864, un
professeur de Saint-Hyacinthe, 2 séminaristes et 85 élèves (tous externes)
inauguraient dans l’ancien Couvent, (futur hôpital, aujourd’hui démoli), le
"Collège de Saint-Jean", comprenant 2 cours "distincts et
séparés", l’un commercial, l’autre classique (3 classes) mais
l’établissement simultané, à Iberville, d’une institution à tendance analogue,
et surtout le départ de Mgr LaRocque, évêque-élu de Saint-Hyacinthe, marquèrent
la fin de notre premier Collège, en août 1866, au grand regret de Mgr Bourget».
Le 10 juillet 1872, la Commission scolaire de la ville de Saint-Jean
est érigée et Félix-Gabriel Marchand en est le premier président, de 1872 à
1896.
Les protestants ont également leur école, le St.
John’s High Scholl, édifice situé au coin sud-est des rues Saint-Georges et
Jacques Cartier, aujourd’hui disparu : «
C’est le révérend Francis E. Judd
qui fut le promoteur de l’idée de la construction de Saint-John’s High School.
Le 5 avril 1852, à une réunion du conseil paroissial de l’église St-James, un
comité formé de F. E. Judd, William Leggett, Benjamin Vaughan et Virgil Titus,
se chargeait de concrétiser ce projet».
On commence par acheter le terrain d’une superficie de 72 par 144 pieds
situé au coin sud-est de la rue Busby (Jacques-Cartier) et Partition
(Saint-Georges) et qui appartient à Nelson Mott. Le terrain est payé £ 150 et
cela, bien après les débuts de la construction du High School. Avant la fin de
l’année 1852, les travaux sont achevés et un an plus tard l’édifice et le
terrain deviennent propriété de l’église Saint-James. Le coût total de
l’édifice s’élève à £ 1 200. La dette est lourde à porter et les procès-verbaux
du conseil paroissial montrent comment les déficits et arriérages de paiement
parsèment l’histoire du St. John’s High School. En 1864 et 1872, on pense même
vendre l’édifice. Ce n’est que par après, lorsque les finances se seront
stabilisées, que l’église St-James gardera la propriété jusqu’en 1920, date à
laquelle elle le vend pour la somme de $ 8 000. Le
St. John’s High School était un bâtiment de brique de 2 étages surmonté d’un
toît à pignon. Sa façade, côté nord, était dirigée vers la rue Partition et à
l’est, une cour extérieur accueillait les enfants.
Développement des œuvres de charité. Le 10 décembre 1868, quatre
sœurs Grises détachées de la maison-mère de Montréal, arrivent à Saint-Jean
pour y tenir un hôpital grâce à une généreuse donation d’une immigrée
française, madame Tugault, née Eugénie Bove. Les quatre religieuses sont les
sœurs Julie Gaudry, Aglaé Caron et Philomène Cardinal sous le supériorat de Zoé
Beaudry. «La fabrique de la paroisse leur a cédé l’usage d’un bâtiment sur
la rue Longueuil, dans le but d’y ouvrir et maintenir une maison de charité
pour recevoir les malades, les pauvres et les infirmes, selon les règles et les
pratiques de leur communauté».
Le curé Aubry, en guise d’accueil leur sert un sermon de son cru au cours d’une
messe solennelle dans laquelle il ne manque pas de faire l’éloge de la
Congrégation et de leurs représentantes qui doivent «subir un espèce d’exil
à Saint-Jean»! Une quête couronne le tout : «Bien que l’église fut loin
d’être pleine, son produit a été de $ 33 000», souligne l’annaliste. Le
lendemain, 11 décembre, la Fabrique fait don de la vieille maison de pierre qui
a jadis accueilli les Dames de la Congrégation Notre-Dame, puis les Frères des
Écoles chrétiennes. L’édifice est tellement délabré qu’il ne peut accueillir de
patients durant le premier hiver, aussi les religieuses vont-elles rendre visite
aux malades à leur domicile. Malgré les généreuses donations, les fonds
viennent à manquer. Lorsqu’elles commencent à recevoir des pensionnaires et des
vieillards, le personnel est réduit à 5 religieuses pour 4 vieillards : «Des
invalides et surtout des grands malades qu’il faut soigner nuit et jour; panser
les plaies, déplacer et replacer les membres endoloris, écouter et satisfaire
les petits caprices, régler les petits différents, tenir bien proprement tout
ce qui les entoure, en faire manger quelques-uns comme on fait pour les
enfants… Et leurs vêtements…?».
En 1869, l’institution recueille des enfants et l’office de garderie
s’ajoute à ceux d’hôpital et d’hospice. À l’été, une première fête d’enfants
est célébrée. Désormais, des parents trop occupés peuvent disposer d’un jardin
d’enfance. En 1876, la Communauté se paie le luxe d’une cloche! En 1889,
l'immeuble est rénové et agrandi de 35 mètres en façade, dans un style Second
Empire caractérisé par un haut toit mansard percé de lucarnes, à la manière du
presbytère voisin. Cet édifice deviendra le premier hôpital de Saint-Jean. On
n’y comptait que 5 religieuses et quatre vieillards comme patients! Le curé
Aubry vient inaugurer le nouvel édifice appelé à servir d’hôpital. Sans le don
de $ 12 000 de Mme Bove-Tugault, l’hôpital ne serait resté qu’une œuvre de
charité financée à même les collectes de bienfaisance, les tombolas et les
quêtes lancées par le curé du haut de sa chaire. Pendant des décennies, les
besoins seront plus criants que les moyens pour les satisfaire. Malgré le
nombre de médecins, les bâtiments sont vite reconnus inadéquats. Il faudra donc
aggrandir régulièrement au fur et à mesure que le taux des hospitalisés
augmentera. En 1909, on recense 79 patients hospitalisés, 14 patients opérés,
23 vieillards hébergés alors que les visites à domicile sont évaluées à 275
pour les malades, 304 pour les pauvres, 250 pour les vieillards, 225 enfants
reçus à l’asile de jour; 580 repas donnés; 25 familles assistées; 345
distributions d’effets aux pauvres. Malgré sa grande prospérité, il y a un taux
de pauvreté criant qui se fait entendre tout au long du Siècle d’Or de
Saint-Jean.
Le pont du Central-Vermont. La ville qui va disparaître en cendres en 1876 était
encore tributaire de l’activité bourdonnante des transports. La petite ligne de
voie ferrée inaugurée en 1836 se prolongeait maintenant au-delà du Richelieu,
puisqu’un pont permettant de desservir le Vermont Central, fut construit en
1858, reliant le Grand Tronc au réseau ferroviaire américain. Il ressemblait à
ces ponts construits dans l’Ouest américain; un échafaudage de bois qui
évoquait une frêle construction en cure-dents. Pourrissant, devenu dangereux,
le Canadien National le démantela en 1967. Pas très loin, de l’autre côté de ce
qui fut un temps la Pirelli, on retrouve la Place du Quai, qui évoque le temps
où le trafic maritime était intense. Certaines compagnies forestières, dont
celles des frères Marchand et de J.C. Pierce, y possédaient leur propre quai.
Mais après 1853, alors que s’ouvre la voie ferrée qui mène de Montréal à
Portland (Maine), les activités de la Place du Quai tendent à diminuer avec le
commerce portuaire. On y retrouve toujours des débardeurs et des matelots qui
vont et viennent parmi les passagers et les marchandises en transit, ce qui ne
va pas sans encourager une petite délinquance. En 1870, les citoyens réclament
donc des autorités du canal un capitaine du port pour mettre fin
au désordre qui règne les soirs de beuveries. Le Saint-Jean du milieu du
XIXe siècle n’avait donc pas complètement perdu le visage de la vieille
Dorchester : les hôtels y étaient toujours concentrés autour du port, dans les
rues Richelieu et Saint-Georges, dont l'hôtel Champlain, au coin des rues
Champlain et Saint-Georges. Sur l'emplacement de l'actuel édifice des douanes,
rue Richelieu, s'élevait toujours l'hôtel Mott, très actif. Pendant les
décennies qui précédèrent la catastrophe, la rue Richelieu, à cause de
l'établissement d'une population plus stable, était la rue principale de la
ville. Longée de boutiques diverses : boucheries, épiceries, cordonneries,
tailleurs et modistes, bijoutiers; dès 1841, on y dénombrait 70 édifices, aussi
bien commerciaux que résidentiels. Peu à peu la «grand’rue» modifia son allure.
En 1876, elle était devenue le pivot central de la ville. Ses commerçants
étaient riches et leurs profits s’accumulaient au fond des tiroirs de l’une ou
l’autre succursale des banques de la ville :
«
Rue Richelieu nous trouvons : sept hôtels et
pensions, sept magasins généraux, sept cordonniers et fabricants de chaussures,
sept modistes et tailleurs, cinq épiceries, cinq merceries, trois bijouteries,
deux chapeliers, deux barbiers, deux confiseries, deux vendeurs de meubles,
deux ferblantiers, deux bureaux d’hommes d’affaires, deux banques, un assureur,
un charrettier, un moulin à scie, un bureau de poste, un vendeur de crème
glacée et plusieurs logis et résidences. Rue Champlain, il y a deux hôtels, une
boulangerie et plusieurs logis et résidences; et près du canal, une brasserie
et la St-John’s Woollen Mills».
Le «Grand Feu» du 18 juin 1876. À l’extrémité Sud de la ville, il y a le
moulin à scie Bousquet, situé près du pont de chemin de fer Stanstead,
Shefford & Chambly Railway et Central Vermont Railway. Son
propriétaire, on l’a vu, Louis Bousquet, est un homme riche et influent. Il est
membre du Conseil municipal et en charge de la protection des incendies. Depuis
longtemps pourtant, certains commerçants ont entrevu le danger que pouvait
représenter la présence de ce moulin à scie si près à la fois du pont de
chemins de fer et du centre-ville.
Samedi soir, le 17 juin 1867, vers 17 h 45, un jeune ingénieur de 23
ans, Charles Bessette, est en charge de la chaudière de la machine à vapeur du
moulin à scie Bousquet. Il fournit les rippes au foyer et lorsqu’il veut
l’éteindre, cesse simplement d’y jeter le combustible. C’est à cette heure
qu’il cesse l’alimentation de la chaudière. Elle s’éteint d’elle-même et vers
18 h 30, le jeune homme peut rentrer chez lui.
À 20 h, un ingénieur de 26 ans, Édouard Gervais, est toujours à son
travail au Water Work de Saint-Jean. Damase Pigeon, âgé de 35 ans,
travaille comme gardien de nuit au moulin Bousquet depuis le mois d’avril 1876.
Il est en charge de surveiller les propriétés mobilières et immobilières de
son patron et de prévenir les accidents pendant la nuit. Ce soir-là, comme tous
les autres soirs, il fait sa ronde et surveille les vagabonds qui couchent
parfois sur les quais entre les piles de planches. Hier soir, dans la nuit du
16 au 17 juin, un début d’incendie avait été rapidement contrôlé sur le toit
d’un hangar contiguë au moulin à scie, juste après le passage d’un train sur le
pont : «Le chemin de fer installé sur un remblai d’environ 8 pieds de
hauteur surplombe les quais distants de 75 pieds. Toutefois, les piles de
planches sont plus élevées que le pont. Il voit souvent des morceaux de feu
s’échapper du foyer des locomotives».
C’est dire combien le degré de dangerosité à l’incendie était fort en cette fin
juin 1876.
Le samedi soir, donc l’incident risque de se reproduire. Un vent
violent souffle du sud. Encore une fois, Damase Pigeon doit éteindre un tison
d’une grosseur d’un pouce tombé d’une locomotive. Après une autre nuit de
travail, il quitte son poste à 5 heures du matin, le dimanche 18 juin. Édouard Gervais s’affaire au Water Work. Il
entretient le feu jusqu’à 7 h 30 avant de l’éteindre en en enlevant les cendres
et en les noyant. Il observe le moulin Bousquet situé presqu’en face des portes
de l’aqueduc où il travaille. Rien ne lui semble anormal jusqu’au moment où il
voit passer le train vers 8 heures. Sous les wagons, il remarque que les portes
des chaudières sont ouvertes. Le vent souffle par rafales à plus de 70 milles à
l’heure!
Effectivement, d’autres
témoins affirmeront avoir vu des flammèches s’échapper de la cheminée de la
locomotive. Ce dimanche matin annonce une journée nuageuse et venteuse. Tous
les gens s’apprêtent à célébrer la Fête-Dieu et plusieurs sont déjà rendus à
l’église. Le jour s’annonçait pourtant calme jusqu’à ce qu’on constate que des
piles de bois situées à l’arrière du moulin à scie Bousquet sont en flammes.
C’est alors le branle-bas de combat. D’épaisses fumées noires s’élèvent du
moulin Bousquet. La cause du drame ne fait plus de doute avant même
l’extinction de l’incendie : de gros tisons en flammes s’échappaient de la
locomotive et tombaient sur les piles de bois secs du moulin. Le vent souffle
de manière à attiser l’incendie et pousser les flammes vers la ville située au
nord. Le moulin est déjà la proie des flammes. Le bedeau de 64 ans, Michel
Bélanger, sonne le tocsin à toute volée, il est 8 h. 10.
Vers 8 h 30, le drame prend
de l’ampleur. Des tisons sont poussés vers la rue Partition (Saint-Georges), et
les bureaux des douanes et des postes sont déjà la proie des flammes. Dans
l’empressement, on cherche des coupables au sinistre avant même de l’avoir
maîtrisé. On accuse 2 incendiaires qu’on aurait arrêtés - d’autres disent que
les étincelles se seraient échappées de la cheminée du remorqueur Montreal mouillé
dans la rivière. Beaucoup pensent que c’est le moulin à scie qui en est
l’origine. Toutes ces suppositions sont pour le moment sans fondements.
Des tisons sont poussés
maintenant vers la rue Saint-Jacques. Les entrepôts, les magasins, les divers
commerces, les demeures accueillantes sont tour à tour transformés en un
véritable brasier. La rue Richelieu n’est plus qu’une voie infernale entre deux
murs de flammes vives. Le sinistre court le long des édifices des rues
Richelieu et Champlain : le système d’incendie, pour sa part, s’avère
impuissant :
«L’alarme
est lancée aux escouades de pompiers de Saint-Albans, au Vermont, et de
Montréal. Le temps de préparer les trains et ils arrivent.
Que devient la pompe à incendie de Saint-Jean? Par malheur le réservoir
est vide, l’ingénieur a choisi cette fin de semaine pour nettoyer la chaudière;
le temps de remettre la pompe à vapeur en état de marche, le feu dévore de
nouveaux édifices.
Du moulin Bousquet, des bardeaux en feu sont projetés à 700 verges, sur
le toit de l’épicerie Shallow Bros vers la rue Saint-Charles. Devant
l’inutilité des efforts, on perd tout espoir.
Plusieurs maisons, sur un mille, sont en flamme. Les toits de la
Brasserie Parker et du magasin Clément s’enflamment. La pompe réparée, le cas
s’aggrave lorsqu’on s’aperçoit que les tuyaux des bornes-fontaines fondent et
perdent de l’eau. On éprouve beaucoup de difficultés à rejoindre l’eau de la
rivière, à cause du brasier.
Lorsque le magasin général Langelier et Decelles brûle, les voisins se
sauvent connaissant l’existence d’un bon stock de poudre au sous-sol. La forte
explosion achève l’écroulement des ruines adjacentes».
Se communiquant de maison en
maison, les toits de bardeaux se passent les tisons les uns aux autres, poussés
par le vent. La façade est de la rue Champlain est la proie des flammes à son
tour. Le feu court même sur l’eau de la rivière, sautant d’une barge à l’autre.
Le pont Jones lui-même se voit menacé, mais un habitant de Saint-Athanase le
sauve à l’aide d’un extincteur. Près du pont, deux barges chargées de bois font
naufrage. Le remorqueur J. H. Reid remorque au milieu de la rivière le Montreal,
trop près du sinistre, car il est sans vapeur, il ne sera que peu
endommagé. Au nord, des tisons sont projetés très haut dans le ciel, avertissant
les gens de Chambly qu’un désastre est en train de se produire à Saint-Jean. Un puissant vent emporte des
étincelles jusqu'aux granges et dépendances de M. Samuel Vaughan en dehors de
limites de la cité et ses hangars sont détruits
pendant qu’il aide des amis dans la rue Richelieu : «Même des édifices, dits
à l’épreuve du feu, brûlent presque aussi vite que les autres. Le bureau de
MacDonald, avec un système anti-feu, succombe. La Banque des Marchands est vite
détruite et la Banque de Saint-Jean résiste un peu, mais leurs voûtes ne
souffrent pas trop : les documents, billets et argents sont sauvés».
Le feu atteint maintenant la
rue Saint-Charles. Deux femmes vont être victimes du sinistre : Sarah Dryden,
épouse d’Anthony Lynch, habitant un bâtiment en brique attenant à la tannerie
et une modiste, Elisabeth Lay périssent dans leur demeure. Il est étonnant
qu’il n’y ait pas eu plus de victimes dans ce drame si soudain et si rapide. En
moins de 4 heures, la presque totalité de la vie commerciale de Saint-Jean est
réduite en cendres et en ruines.
Vers 10 h 45 du matin, toute
la rue Richelieu, du sud au nord, se voit la proie des flammes. Lorsque la
brigade de Montréal arrive, vers 11 h., plus de 300 bâtisses brûlent. La ville
entière est maintenant menacée d’y passer si l’incendie n’est pas bientôt
maîtrisé :
«Les
pompiers de Montréal trouvent de l’eau après un certain délai. Ils arrosent les
bureaux du Franco-Canadien, ancêtre du Canada-Français où des
citoyens courageux éteignent des foyers à quelques reprises.
Le vent tourne légèrement vers l’ouest.
Les pompiers de Saint-Albans et de Montréal contrôlent l’étendue du feu
du côté ouest de la rue Champlain, mais ils se plaignent du manque d’aide des
curieux. Malgré ce reproche, plusieurs citoyens coopèrent.
Le gouvernment fédéral met des casernes à la disposition d’environ 20
familles sinistrées et monsieur Guillot ouvre les portes de l’ancien asile
situé à l’emplacement actuel du parc Marchand; d’autres se logent chez des amis».
Vers 13 h, les flammes sont enfin sous contrôle. Plusieurs familles se
retrouvent sur le pavé. Dans la soirée, une forte pluie aide à éteindre
complètement le feu. Des patrouilles s’organisent afin d’éviter le pillage des
ruines pendant la nuit. La rue Richelieu est une perte totale : «Plusieurs
avaient assuré leurs biens aux
deux tiers de leur valeur, d’autres au tiers. On
établit les pertes à environ $ 12 600 dollars et les assurances à $ 447 000
dollars, c’est énorme pour l’époque».
Deux édifices échappent pourtant au désastre : la résidence de M. Bull,
contremaître du moulin, et la maison de M. F. Monette, dans la partie nord de
la ville. La nouvelle terrasse récemment construite par M. Ryder à quelque
distance de là, vers le nord, est aussi conservée. Contrairement au «Grand Feu»
de 1867, la température n'aide pas les citoyens. Ce qui n'est pas pour aider
les sinistrés : tous les hôtels sont en ruine et un grand nombre de personnes
est amené à se loger provisoirement dans les casernes. (Étrangement, lors de la
crise du Verglas de 1998, c'est aux casernes, c'est-à-dire au Collège
Militaire, que les citoyens privés d'électricité seront logés durant un mois).
La partie commerciale, plus que la partie industrielle de la ville, fut
complètement rasée en deux heures. Les assurances compensèrent une fraction des
pertes en payant près de $192 000; ce fut la ruine quand même
pour plusieurs
petits commerçants et le départ pour des villes voisines. Le journaliste
de L'Opinion publique du 29 juin 1876 fait état d'établissements ayant
des fonds de commerce de 50 à 75 000 dollars réduits en cendres et des familles
sans abri et sans argent, «abandonnés à l'angoisse la plus poignante».
Parmi les fouilles, on ne trouvera que les os calcinés de madame Lynch. Pour le
même journaliste : «Saint-Jean est détruit». Les pertes sont chiffrées à
au-delà de $ 1 500 000. Les chiffres sont sujets à variation. Selon les
différentes compagnies d'assurance, les pertes se répartissent ainsi:
Royale Canadienne : 64 000 $
Citoyenne : 17 800 $
Provinciale : 28 000 $
Nationale : 22 000 $
Agricole : 6 400 $
Stadacona : 53 200 $
Royale d'Angleterre : 50 000 $
Liverpool London Group : 40
000 $
Phoenix : 20 000 $
Arizona : 20 000 $
Northern : 20 000 $
Scottish Imperial 12 000 $
AETna : 12 000 $
Western : 5 000 $
Commercial Union : 5 000 $
Bristish American : 5 000 %
North British & Mercantile 5 000 $
Total environ : 385 400 $
Dès le lendemain pourtant, la vie reprend racine dans la zone sinistrée
:
«Le matin du 19 juin, la brigade de Montréal
retourne chez elle. Pendant les jours qui suivent, une foule de curieux s’amène
à Saint-Jean. On remet à plus tard la construction d’une nouvelle église
méthodiste. La Banque des Marchands s’installe provisoirement dans l’édifice du
High School devant l’église St-James.
Plusieurs remises, hangars et tentes des rues
Jacques-Cartier et Longueuil se transforment en magasins, les loyers sont fort
chers.
Les débits de boissons réapparaissent les
premiers. Des marchands de Montréal tentent de s’implanter. Plusieurs marchands
de Saint-Jean sont insolvables n’ayant pas d’assurance.
La réunion des citoyens tenus le 19 juin met
sur pied un comité d’aide aux sinistrés. Plusieurs proposent de reconstruire
tout de suite. Le Conseil et la société Saint-Vincent-de-Paul fournissent du
pain, de la viande et de la soupe que les Sœurs de la Charité distribuent.
On doit faire venir un homme de la St-John’s
Pottery pour examiner le contenu du coffre de la Banque des Marchands tellement
c’est chaud.
Plusieurs réunions du Conseil ont lieu à la
Mairie pour décider de l’avenir de Saint-Jean, d’accepter l’aide extérieure et
de compléter l’équipement de combat des incendies.
Les compagnies d’assurance blâment le Conseil
pour l’établissement de la trappe à feu qu’est le moulin Bousquet, au
sud de la ville. Les compagnies n’assureront pas Saint-Jean tant que des
mesures énergiques ne seront pas prises.
Le 24 juin, le Conseil fait des arrangements
pour l’achat d’une autre pompe à vapeur d’une valeur de $ 3. 700 dollars».
Bien des bruits circulent sur le ou les responsables du Grand Feu. Est-il
vraie, comme l'affirme le journaliste de L'Opinion publique, que
l'origine de l'incendie serait l'œuvre d'un incendiaire? Cette suspicion repose
sur une observation conjoncturelle : «L'heure était choisie avec une science
infernale; car c'était précisément le moment, paraît-il, où l'ingénieur, ayant
laissé tomber les feux qui produisaient la vapeur, force motrice des pompes de
l'aqueduc vidait les chaudières pour les nettoyer. La conséquence fut que,
pendant qu'on remettait l'eau dans la chaudière et que la vapeur s'élevait, le
feu consumait les maisons, et fondant les tuyaux donnait mille issues par
lesquelles la force de l'eau se perdit, lorsqu'on voulut la diriger vers les
maisons en flammes». La véritable responsabilité repose sur la négligence
de l’ingénieur du Central Vermont qui a laissé la prise d’air de sa locomotive
ouverte au moment où il arrivait à Saint-Jean d’Iberville ce matin-là.
Cependant, les compagnies de chemins de fer étaient intouchables :
«Il paraît clair, à la lumière des témoignages
entendus à l’enquête du coroner sur les causes de l’incendie, que la compagnie
de chemin de fer du Central Vermont Railway est responsable du désastre. Il
paraît évident que la négligence de ses employés fut à l’origine du feu dans les
piles de planches du moulin à scie de Bousquet. Des témoins sont formels, ils
ont tout vu. Bien sûr on ne peut imputer l’ampleur du désastre à la compagnie,
c’est plutôt le vent violent qui en est la cause.
Il ne faut pas oublier que c’était le temps où
les compagnies de chemin de fer étaient toutes puissantes. C’est peut-être pour
cette raison, malgré des dommages ruinant plusieurs particuliers de Saint-Jean,
sans compter les pertes de vie, qu’aucune charge ne fut retenue contre la
Central Vermont Railway. Devant la négligence du gros, le petit paie souvent».
L'année suivante, la ville entreprit la construction de la caserne des
pompiers. Il en existait bien une depuis 1848, lorsque Saint-Jean s’était dotée
d'une première pompe à incendie et
avait formé la Richelieu Fire Engine Co., mais, comme on vient de
le voir, elle se trouvait inutilisable lors du sinistre. C’est aussi à la suite
de l'incendie de 1876 que la ville construit en 1877, rue Longueuil, une
caserne permanente dont elle confie l'architecture de style Second Empire à
F.H. Mailhot. La tour centrale sert au séchage des boyaux d'arrosage tandis que
le sous-sol est vraisemblablement utilisé comme poste de police, puisqu'on y
aménage une prison. La prévention est également dans l’esprit des Conseillers.
En 1888, une carte d’un ingénieur civil tracée pour une compagnie d’assurance
nous indique qu’il y a alors dans la ville 58 bornes fontaines et 8 boîtes
servant à donner l’alarme en cas de feu.
Quoi qu’il en soit, la reconstruction de Saint-Jean devait tout de même
stimuler une relance économique et lancer surtout les activités bancaires et
financières dans la région.

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