
PRÉFACE, 2017
Si
je remets aujourd'hui les textes d'Une
histoire de Saint-Jean-sur-Richelieu, ce n'est sûrement
pas pour rendre hommage à une population dont l'absence de dignité
et d'honneur est tout à mon avantage.
Ce
texte, je le remets pour les historiens, les anthropologues de
l'avenir, tous ceux qui s'intéresseront à une ville dont le nom
aurait pu (et dû) être fictif. Depuis 50 ans, les édiles de
Saint-Jean-sur-Richelieu sont le pire ramassis de corrompus
politiques qui phagocytent les budgets municipaux ou entourent les
députations, tant au provincial qu'au fédéral. Totalement vidés
de toute intelligence, de tout projet pour ressourcer leur patelin
endormi au gaz, plutôt que de faire une édition livre de ce texte,
ont gaspillé les fonds publics à une murale sans intérêt qu'ils
n'entretiendront pas plus qu'ils n'ont entretenu jusqu'ici leur
patrimoine historique.
On
pourra dire que personne ne m'a rien demandé. Et c'est vrai. Qu'on
ne m'a jamais promis ni salaire, ni emploi, ni quelques fonctions
pour profiter de mes mérites. Et c'est vrai. On pourra dire qu'on a
préféré piller ces ouvrages plutôt que de les valoriser. Et c'est
vrai. On pourra dire également que toute la population de la ville
ne doit pas souffrir de la négligence douteuse de ses édiles tant
elle a, par certains, manifester une bonne volonté aussi
ostentatoire que vaine. Et c'est encore vrai. Mais cela ne change
rien à ce que je viens d'écrire. Cinquante ans de saloperies
municipales témoignent en ma faveur.
Aussi,
restera-t-il aux historiens et aux anthropologues de l'avenir un
modèle afin de réfléchir et comprendre comment une ville
québécoise naît, se développe, dépérit et meurt. Car
Saint-Jean-sur-Richelieu est une ville sans attrait, morte, vieillie
dans ses façades gelées. Les citoyens les plus riches s'amusent à
jouer aux personnages historiques en faisant des soupers fins sur le
Pont Gouin ou en faisant du radicalisme péquiste au nom d'une
identité qu'ils n'ont même pas su conserver pour leur ville et
prétendent défendre pour l'ensemble du Québec. Autant d'hypocrisie
et de mauvaise volonté me font plaindre ceux qui demeurent encore
dans ce trou noir ou pour respirer, vaut mieux s'expatrier et faire
ce que l'on a à faire en s'adaptant une identité autre qui, au
moins, aura un écho respectable.
Quoi
qu'il en soit, et je ne m'étendrai pas sur des ressentiments vains.
La ville de Saint-Jean-sur-Richelieu m'écoeure et à la manière de
Gide, je terminerai sur ces mots : Johannais, je vous hais.
Jean-Paul
Coupal
17
mars 2017
L'ÂGE DU PRESTIGE § 2.
Sommaire:
Présentation
L’Âge du
prestige (1840-1940)
LES TRÈS RICHES HEURES DE FÉLIX-GABRIEL MARCHAND
1876-1905
La relève de la ville. Lorsque les citoyens de Saint-Jean se réveillent, le
matin du 19 juin 1877, après avoir célébré le premier anniversaire du Grand Feu, ils se retrouvent devant une nouvelle ville, prospère, où les
cicatrices de la catastrophe sont effacées :
«Aujourd'hui la ville de Saint-Jean est pleine
de vie et d'activité. Elle s'est revêtue d'ornements nouveaux. Les quartiers
incendiés ne portent plus aucune trace du feu…
Non seulement l’initiative personnelle a concouru à faire de notre ville
ce qu’elle est aujourd’hui, mais aussi notre Conseil de Ville n’a reculé devant
aucun sacrifice. Il a fait un emprunt de $ 60 000 pour subvenir aux
améliorations voulues par le progrès du siècle, l’honneur de la ville et
l’intérêt public. Il a élargi et prolonger la rue Richelieu pour en faire un
vrai boulevard comparable à n’importe quelle rue d’aucune autre ville égale en
population; il a assaini les rues, pour le bien-être de tous, en les sillonnant
de canaux; il a fait d’immenses travaux pour relever la ville et donner du pain
aux plus pauvres victimes de la conflagration…»
Ce que rapporte cet article
du Franco-Canadien soulève une première prise de conscience des hommes
d’affaires de Saint-Jean de l'importance de la ville dans leur enrichissement
personnel. Toute la rue Richelieu a été remise à neuf. Ce n’est plus une rue
construite au hasard des installations sur des lots géométriquement disposés,
mais une rue planifiée, urbanisée, transformée en véritable artère
commerciale. Le gouvernement municipal, sous la mairie de John Rossiter, y a vu
dès le 30 juin 1876, avec une série de règlements votés en Conseil municipal :
«Le 30 juin 1876, le Conseil de Ville de
Saint-Jean vote le règlement n° 44 concernant un emprunt de $ 60 000 pour fin
de travaux publics et d’élargissement des rues.
C’est ainsi qu’à cette même séance du Conseil
de Ville, il sera "résolu unanimement que la rue Richelieu dans la Ville
de Saint-Jean, soit élargie de 12 pieds à partir de sa ligne actuelle du côté
ouest depuis son intersection au sud avec la rue Glass Factory (Boulevard
Gouin) dans tout son parcours vers le nord.
Toujours cette même journée, le Conseil
municipal adoptera le règlement n° 43 concernant la construction et la couverture
des bâtisses, des manufactures et des clos à bois…
Ce règlement n° 43 aura donc une portée
directe sur les caractéristiques du nouveau type d’architecture que l’on
érigera sur la rue Richelieu, après le feu de 1876. Ainsi, les nouveaux
édifices devront dorénavant être recouverts dans des matériaux à l’épreuve du
feu. Le bois ne trouvera donc plus sa place sur la rue Richelieu».
D’après une vue aérienne de la ville datant de 1881, nous pouvons voir que les
édifices de la rue Richelieu, particulièrement entre les rues Saint-Georges et
Saint-Charles, sont tous construits sur le modèle de blocs de 3 ou 4 étages,
en briques. Trois raisons peuvent être invoquées par les constructeurs de
l’époque pour l’adoption d’un seul modèle de bâtiment : toutes ces bâtisses
sont destinées au même usage, c’est-à-dire l’établissement de commerces; par
les restrictions imposées par le règlement n° 43; l’efficacité et la rentabilité
des édifices prévalent sur l’originalité des architectures. C’est donc à partir
des constructions de 1876-1877 que le centre-ville, le Vieux Saint-Jean
aujourd’hui, a pris sa configuration définitive. Les architectes montréalais
Resther et Roy participent à la conception des plans des nouveaux édifices
commerciaux de la rue Richelieu. Les rez-de-chaussée logeront des magasins
arborant de grandes vitrines
surmontées d'auvents amovibles en toile rayée. Les
corniches à modillons et à consoles y seront proéminentes. Ces édifices,
premiers vestiges de l’architecture urbaine fonctionnelle, ont été déformés depuis
au niveau du rez-de-chaussée, mais ils conservent leurs particularités aux
étages. Les passants regardent les vitrines et non les corniches ou les toits à
mansardes. Les devantures de magasins se rénovent, se transforment au gré des
époques qui passent, mais la partie supérieure du bâtiment se modifie rarement.
Au printemps de 1877, alors que la réfection de la rue Richelieu
s’achève, on entreprend d’aménager l’extrémité sud de la rue. Près du viaduc
des chemins de fer Stanstead, Shefford & Chambly Railway et du
Central
Vermont Railway, la ville a décidé d’ériger un parc public, le Parc du
Grand-Tronc, le 9 juillet 1906, il prendra le nom de parc Wilfrid-Laurier. Tout
près est édifié le Yacht Club, centre de récréativité pour toute une nouvelle
classe de parvenus de la cité. Une photo de l’époque nous montre le parc du
Grand-Tronc, des remises à bateau le long de la rive, de jeunes arbres
fraîchement plantés, des allées de terres convergeant vers un kiosque central.
Saint-Jean amorce sa Belle Époque.
La reconstruction fait monter la valeur des propriétés sur la rue
Richelieu. Elle est macadamisée en juillet 1877 - privilège que la rue
Saint-Jacques devra attendre jusqu'en 1908! Mais il y a aussi beaucoup de
dettes à éponger. Charles Arpin père, et Henderson Black sont actifs dans la
reconstruction du centre-ville. Henderson Black père en profitera pour acquérir
un immeuble où la banque de Commerce y logera à partir de 1902. Les Arpin
seront d'importants hommes d'affaires et de finances surtout avant 1880.
Jacques-Émery Molleur est propriétaire de magasins de marchandises variées en
plus de diriger le journal - très conservateur - Le Courrier de Saint-Jean entre
1896 et 1909. La rue Richelieu devient la rue des journaux : Le
Franco-canadien et The News and Advocate. Les fabricants de meubles
puis de cercueils Langlois s’établissent sur la rue Richelieu. Charles et T. A.
Cousins sont également dans le commerce des provisions et des grains. Les
nouveaux immeubles forment une suite de façades continues où logent les
magasins. Par exemple, la suite McPherson, du 200 au 206, comporte 5 magasins;
la suite Langelier, du 132 au 154, comporte, elle aussi, 5 magasins. La suite
Larocque est, pour sa part, composée de 2 immeubles : du 179 au 199 et du 184
au 190. Les suites McDohough et Molleur ont été démolies depuis. Ce plan
d’urbanisation est conforme à ce que l’on retrouve dans toutes les petites
villes nord-américaines. Aussi, à la fin du XIXe siècle, la rue Richelieu aura
retrouvé son dynamisme, se présentant comme l’artère commerciale non seulement
la plus importante mais aussi la plus diversifiée. C'est la rue
Sainte-Catherine de Saint-Jean. On y trouve entre autres les grands magasins,
les banques, la douane, le studio du photographe Israël Labelle, les bijouteries,
les cordonneries, des hôtels et des tavernes…
Plusieurs bijoutiers et horlogers, en effet, se sont établis sur la rue
Richelieu. J. Peirce était en activité dès 1842. La firme J. H. Warmington
& Co, se spécialise également dans les travaux d'orfèvrerie et d'horlogerie
(1860). Elle sera remplacée de 1868 à 1888 par la bijouterie de Louis-Henri
Marchand, en face de l'hôtel Mott. Charles Paillé et Louis Trottier y exercent
le même métier. Les banques logeront rue Richelieu. Le domaine des
assurances compte un important courtier en la personne de James O'Cain. La rue
Richelieu, c'est aussi la rue des hôtels, fidèle à la tradition : l'hôtel Mott,
l'hôtel Watson, l'établissement de François Monette connu sous le nom d'Hôtel
Saint-Jean, l'Hôtel du Canada et quelques autres. Sur la rue Richelieu,
toujours, les photographes : P. L. Brault, le St-Johns Gallery of Art et
l'atelier de J.-L. Pinsonneault à partir de 1884, C.-A. Larocque… Avant les
Greenberg's et Woolworth's, des merceries offrent des habits sur mesures aux
notables de la ville. Un certain N. Beauchemin fait même venir un Chinois pour
l'employer dans sa blanchisserie en 1889, et comme ces immigrants sont reconnus
comme étant des maîtres dans le domaine, en septembre 1897, un autre Chinois ouvre sa
propre blanchisserie : «Chose inouïe, nous possédons depuis quelques jours
une buanderie tenue par un Chinois civilisé. C'est-à-dire que le susdit fils du
Céleste Empire s'habille comme vous et moi». Puis ce sera ensuite un
restaurant (1913) situé rue Saint-Jacques et appartenant à Willie Lee, un jeune
entrepreneur. Les
tailleurs et marchands spécialisés Louis Dubois, Isaïe Hevey, François Payette
s'installent sur la rue. Côté industriel, en plein centre-ville, sur la rue
Richelieu, la Corticelli Silks ouvre une seconde usine, après celle de
Magog, dès 1904. On y travaillait la teinturerie de la soie, mais au moulin
Bousquet, on fabrique désormais des portes, des planches et madriers. Autres
signes de prospérités affichées sur la rue Richelieu : le Vieux Palais de Justice
dans les années 1840 disparaît définitivement tandis que le consulat des
États-Unis, fondé en 1865, ne disparaîtra qu’en 1915. Le bureau de poste et de
douanes, des agences de télégraphie… (F. Boutin) sont également des services
publics logés sur Richelieu. Les entrepreneurs Côté et Thomas Sheridan; les
pharmacies telles celle de P.-P. Sabourin, la Pharmacie canadienne; du
docteur Basile LaRocque et de ses fils, les frères Alexander et William Wight à
la suite de leur père; les modistes Mme Wilson et Mlle Mary Poirier; les
tailleurs McConkey et Isaïe Hevey; le sellier Poutré; les chapelieres Guillet
et Godin; les hôteliers Bisaillon, Monette et Forgues; les photographes
Pinsonnault (ils sont 3 frères, tous photographes) et Brault qui nous ont
laissé tant d’images du Saint-Jean de cette époque; les ferblantiers John Howie
et Édouard Morel. Tous participent à faire de Saint-Jean de Québec une capitale
régionale riche et prospère au tournant du XXe siècle. Revenons un instant sur
les frères Pinsonnault. Nous leur devons des photographies exceptionnelles qui
relatent le développement de la ville au cours de cette période. L’une de
celles-ci nous montre l’intérieur de la boutique en 1906. Le studio est situé
en arrière du magasin alors qu’à l’avant, on y vend du matériel photographique
de même que plus d’une centaine de cartes postales de photos peinturées
montrant diverses vues de Saint-Jean.
Premier service téléphonique. Ainsi, quatre ans après le grand incendie, la
ville comptait une population de 3 314 habitants. Pour la taille des villes en
Amérique du Nord, il est difficile de dire si Saint-Jean était alors une petite
ville ou un grand village! En tout cas, elle était suffisamment peuplée pour
que la Bell Telephone Company s'y établisse en 1885, instaurant un
premier service téléphonique au 72, rue Saint-Jacques. La première ligne liait
spécifiquement Saint-Jean à Montréal. C.-A. Bissett fut nommé agent de la
Compagnie Bell et se trouva en charge du service à la communauté. Le service
local sera définitivement installé en 1887, la longue distance en 1888 et le
petit tableau de distribution est installé à l’arrière du bureau de courtiers James
A. Bissett & Sons, au 95 de la rue Richelieu. On y trouve 59 abonnés
pour 86 téléphones en 1889 et le premier est M. John Donaghy, qui succédera à
M. Bissett comme gérant local de la compagnie. En 1939 la population obtiendra
finalement le service téléphonique automatique à cadran les dispensant
désormais de recourir à la téléphoniste. C’était là un signe de modernité indéniable.
Accroissement de l'industrie hôtelière. Comme le secteur des
transports est toujours aussi achalandé, l’hôtellerie ne cesse de s’accroître.
Après 1875, d'autres hôtels font leur apparition à proximité des lieux
publics,
tel l'Hôtel Saint-Charles près du Canadien Pacifique. Ce dernier était surtout
fréquenté par les voyageurs qui devaient se rendre au Palais de Justice.
Construit à la fin du 19e siècle, l’Hôtel du Canada, au coin des rues Richelieu
et Foch, jouissait d'un certain prestige. Il appartenait à un certain E. Chénier. Cet
édifice apparaît dans les clichés photographiques au temps où il
était le plus fréquenté. On y voit des galeries bondées de monde sur la façade
avant donnant un coup d’œil sur le canal de Chambly, la rivière Richelieu et la
paroisse Saint-Athanase. L’un des plus fréquentés, il avait un service de
voitures tirées par des chevaux pour le transport des voyageurs vers l’une ou
l’autre des gares. En 1905, c’est le principal hôtel de la ville, contenant 32
chambres éclairées à l’électricité et offrant une cuisine excellente. Des
omnibus remplacent les voitures à chevaux. Devenu l'Hôtel Fontainebleu, le bâtiment fut
longtemps abandonné avant de tomber sous le pic des démolisseurs. L’Hôtel Saint-John’s (Hôtel Saint-Jean), édifié en 1877, rue Richelieu, servira également de terminus d'autobus à partir de l'Entre-deux-Guerres jusqu'à sa disparition lors d'une conflagration dont les causes sont restées suspectes. véritable palace qui recevait
les personnalités les plus importantes, et dont le terrain unissait la rue
Richelieu à la rue Champlain. Une photographie datant de 1910 nous le montre,
dans son ère de prospérité, quand «chevaux et automobiles se partageaient la
"grand-rue" encore ombragée de grands arbres…». Une explosion
suivie d’un terrible incendie, dont les causes sont demeurées suspectes, l’a
détruit dans le cours des années 1960.
De même, bordée de résidences modestes, la
Place du Marché se transforme totalement entre 1875 et 1885. Des spéculateurs
remplacent les petites demeures par des hôtels et commerces plus grands et
modernes. L’Hôtel National ainsi que la Taverne Poutré y verront le jour. Non
loin de là, la gare du Canadien National, qui avait été construite en bois, est
remplacée par le bâtiment actuel en 1891, selon un plan des ingénieurs du
chemin de fer. Son état de conservation, son style néo-roman, le travail de ses
briques et les ouvertures cintrées en font un édifice public de grand intérêt
qui a souvent été à un doigt d’être démoli par les promoteurs immobiliers!
Crise agricole et déclin du port de Saint-Jean. Avec le grand incendie de
1876, les Johannais retrouvent la richesse agricole des terres avoisinantes,
mais là aussi la crise, économique cette fois, devait frapper durement :
«
Peu
après l’aisance revint sous une autre forme : l’agriculture. Les terres
fertiles du voisinage étaient déjà renommées pour leur fertilité. La culture et
l’exportation du foin devint la richesse de Saint-Jean : les voisins en
consommaient, dans les grandes villes, une énorme quantité. Il fallait nourrir
des milliers de chevaux pour le trafic urbain et de belles récoltes de fourrage
se vendaient au prix de 20 à 24 dollars la tonne de foin pressé. La richesse
comme toujours avait encouragé la spéculation, et quand tous, même nos sages
habitants, rêvaient de millions, en une année mémorable, Boston et New York
adoptèrent la traction électrique et sacrifièrent des milliers de chevaux et le
foin de la Vallée tomba à des prix dérisoires. Ce fut la plus cruelle épreuve
que connurent les campagnes. La Banque de Saint-Jean, la Société de
Construction, les meilleures courtiers en subirent des pertes tellement
considérables que la ruine devint inévitable».
On comprend que devant le dérapage de l’économie, les Johannais se
soient tournées vers l’investissement commercial afin de relever la ville le
plus rapidement possible du fléau qui l’avait marqué. D’où l’importance du rôle
que les banques ont joué - et pas essentiellement la Banque de Saint-Jean -
dans le développement de la région. Comme un malheur ne vient jamais seul, la
baisse des revenus enregistrés au port de Saint-Jean accentue le déclin.
La rue Richelieu avait vu renaître de ses cendres de multiples
commerces liés aux fournitures agricoles, ceux-là en étroite collaboration avec
les activités maritimes de la ville. La Maison Langelier et Decelles, épicerie
générale établie depuis 1847 par François-Xavier Langelier, originaire de
Saint-Hyacinthe, et Léandre Decelles venu de Saint-Damase. Ce sont les fils
Decelles, Louis, Arcade, Henri, Alphonse et Ernest qui prolongèrent durant près
d’un siècle la bonne tenue de la Maison. À côté, la concurrence porte le nom de
J.-A. Clément et Laurent Moreau, plus tard des Frères Thuot et d’un Écossais,
Douglas, importateur de fruits. Tête de pont d’une contrée agricole, on se
devait de trouver à Saint-Jean le Magasin Général apte à répondre aux besoins
locaux : les pionniers du genre avaient été Édouard Bourgeois, Amable Davignon,
L’Homme, Beauvais, Emery Molleur mais surtout Olivier et Alphonse Gervais. Dans
le commerce du grain, du foin, du charbon, on se rappela longtemps les noms de
O’Cain, Cousins, McPherson, Thomas Roy père et fils. On y retrouve là bien des
noms de maires et aussi de rues actuelles. La crise agricole devait donc
frapper ces commerces comme au cœur des activités johannaises.
Malgré tous ces petits et gros détaillants, le commerce maritime perd
de sa vigueur. Saint-Jean, même achalandé, n’est plus le poste de transit qu’il
a été. La ville perd de ses clients, des marchandises et de l’argent. Quelles
sont les causes du déclin du port de Saint au cours des dernières décennies du
siècle? Relevons tout d’abord que le déclin ne se produit pas subitement, mais
progressivement, suit une décroissance lente mais continue des activités à
partir de 1873. Les import-export atteignent leur niveau le plus bas en 1880,
puis, finalement, demeurent stables jusqu’à la fin du siècle. Deux causes
semblent directement liées au déclin du grand commerce au port de Saint-Jean :
la concurrence de la Saint-Lawrence & Atlantic Railway et surtout
l’inadaptation du canal de Chambly :
«L’examen des chiffres montre comment la
faible profondeur du canal Chambly, seulement 6,5 pieds, a fixé au tonnage
maximal très bas comparativement aux canaux américains dont la profondeur
atteignait 12 pieds.
N’ayant pas été modernisé depuis son
achèvement en 1842, le canal Chambly a vu son rôle progressivement réduit à une
faible exportation de pâte à papier et de papier à journal».
Certes, les Johannais continuent à voir une activité fébrile sur les
quais de Saint-Jean; à suivre les embarcations qui se dirigent vers le lac
Champlain; les trains de bois qui continuent à descendre de la Gatineau, ces voitures
d’eau basses, larges et profondes. Comme au début du siècle, le bois est
redevenu quasiment le seul produit à circuler sur la rivière : «Halées par
des chevaux tout au long du canal
Chambly, d’immenses barges de bois venaient
rejoindre, à la hauteur de Saint-Jean, de puissants petits bateaux à vapeur
comme le Defender qui se chargeaient de les traîner jusqu’aux États-Unis».
Trois de ces remorqueurs, dont le Robert H. Cook, muni de puissantes
machines, se chargent d’entraîner, par la rivière Richelieu et jusqu’au lac
Champlain, d’immenses barges souvent surchargées de bois venus des terres de
colonisation :«Le dernier de ces bateaux de touage dont le port d’attache
était situé à Saint-Jean, disparût en 1923 emporté par le progrès, le charbon
et la vapeur, le développement du transport routier…»
Vers 1900, des bateaux rapides sillonnent le Richelieu : «Le bateau…
était mû par la vapeur. Il fallait 2 hommes pour le piloter; un au gouvernail,
situé en arrière, et un autre à la bouilloire, en l’occurence, le père de M.
(Eugène) Gervais. Il semble que cette embarcation ait été assez compliquée à
manœuvrer puisque M. Jos Gervais était ingénieur».
D’autres causes secondaires peuvent avoir contribué également au déclin; ainsi, la canalisation du Saint-Laurent, depuis 1849, permet à Montréal
de se pourvoir d’un port de mer. En 1866, les États-Unis refusent de renouveler
le traité de Réciprocité avec le Canada, abolissant du même coup les tarifs
douaniers préférentiels. Certains de ces bateaux servent aux vacanciers afin de
faire une randonnée sur la paisible rivière ou aller faire la fête à
l’île-aux-Noix, comme il est publicisé sur une affiche bien mise en évidence
dans la boutique de chaussures et de harnais d’Olivier Paquin, sur la rue Richelieu,
et captée par l’œil photographique de Pinsonnault :
Moonlight Excursion…
Isle-aux-Noix Park…
July 9 1901…
Dancing at the island.
On peut aussi se promener en chaloupe sur le Richelieu, à condition
d’éviter les rapides. Ramer à partir de Saint-Jean sans craindre de se faire
défoncer par des billots de bois, puis se laisser bercer par les flots de la
rivière, jusqu’à Iberville, comme faisait la jeune journaliste du Canada-Français,
Yvonne Labelle.
La poterie MacDonald. Les industries de la poterie connurent une meilleure
constance dans l’évolution une fois la crise de 1873 et l’incendie de 1876
passés :
«En
fondant une manufacture de grès à Saint-Jean-sur-Richelieu en 1840, Moses
Farrar et Isaac Newton Soule sont à l’origine d’une industrie céramique qui
sera florissante et qui entraînera la fermeture des boutiques d’artisans de
Saint-Denis-sur-Richelieu. Dix poteries seront implantées à
Saint-Jean-sur-Richelieu et trois à Iberville. Après l’ouverture en 1852 d’un
autre atelier par Moses Farrar et la fondation d’une seconde poterie de grès la
même année, survient en 1873 l’implantation d’un quatrième établissement à
Saint-Jean, soit St. Johns Stone Chinaware, dirigé à l’origine par George
Whitfield Farrar et Edward C. MacDonald avec l’aide du potier William Livesley.
L’usine, construite au coin nord-ouest des rues Saint-Georges et Laurier,
amorce sa production en 1874. Les artisans du Staffordshire qu’engage alors St.
Johns Stone Chinaware produisent de la vaisselle en terre cuite fine blanche,
une première au
Canada; il semble que des briques réfractaires, du grès et du
Rockingham soient aussi fabriqués. Pope, un Américain, fabriquera des moules et
coulera des pièces pour les Dion vers 1870. L’entreprise s’avère profitable,
mais une crise économique puis le départ de Farrar et Livesley causent sa
fermeture en 1877. Grâce à MacDonald, elle reprend toutefois ses activités dès
l’année suivante, sous la raison sociale Dominion Pottery; la nouvelle firme
emploie des artisans québécois et d’autres du Staffordshire. Quatre fours sont
ajoutés aux deux d’origine. En 1884, en plus de pièces de vaisselle, la
compagnie fabrique des articles de toilette. Quatre ans plus tard, neuf fours
se distinguent à la manufacture : “trois fours à glaçure (pour le vernissage),
trois fours à biscuiter (pour la première cuisson), un four à calciner et un
four à fritter (pour les glaçures spéciales de frittage), ainsi qu’un four à
émailler”. Edward MacDonald meurt en 1889; son frère Duncan, maire de
Saint-Jean-sur-Richelieu, prend alors la direction de l’usine. La production se
diversifie alors par la construction d’un grand four : à la vaisselle et les
articles de toilette s’ajoute la céramique sanitaire. L'usine brûle en 1893 et
la production est transférée à la manufacture Dakin (l’ancienne
poterie de
Farrar et Soule), achetée par MacDonald. La fabrique incendiée est reconstruite
puis reprend la production en 1894; les pièces portent désormais la marque
“IMPERIAL”. En 1887, MacDonald et son fils vendent leur compagnie à une société
française. Les affaires périclitent et l’usine ferme en 1899. Parmi les autres
manufactures de Saint-Jean-sur-Richelieu figurent celles de Joseph T. Hazen,
fondée en 1869, et Deslauriers et Maillet (des potiers de Saint-Denis) établie
en 1876, incendiée deux ans plus tard, reconstruite sous le nom St. Johns
Rockingham and Yellow Ware Manufactory et à nouveau incendiée en 1884. Ont
également existé une fabrique de terre cuite fine blanche, de Rockingham et de
terre cuite fine jaune sur la rue Reine, la Caledonia Pottery (une manufacture
de terre cuite fine blanche et de Rockingham) sur le boulevard Gouin, la
Dominion Pottery à l’angle des rues St. James et Allen puis, à l’ouest du
village, une briqueterie ultérieurement transformée en fabrique de tuyaux».

L’industrie de la poterie parvenait donc à maturité, et l’établissement
MacDonald devint l’usine la plus connue de Saint-Jean : «Le corps principal
de la Fabrique de Vaisselle où doit commencer cette industrie toute nouvelle à
Saint-Jean se trouve au coin nord des rues Grant et Saint-Georges. Les murs
s’élèvent déjà à 7 ou 8 pieds et sur un espace de 120 pieds par 40. C’est là
seulement la façade de l’édifice; il comprendra 3 autres ailes de même
dimensions à peu près, le tout en brique, à 3 étages avec toit à mansardes.
Cette construction, la plus vaste après les Casernes, va coûter $ 16 000».
Érigé en 1879, c’est bien à la suite de la faillite de la St. John’s
Chinaware qu’Edward MacDonald décide de continuer d’exploiter l’usine.
Cette entreprise fabrique des articles qui sont alors connus sous le nom de vaisselle
en terre de fer. En 1879, l’usine est agrandie et en 1881, 250 employés
travaillent pour les MacDonald. Cette famille est l’une des plus anciennes de
Saint-Jean. En 1884, le neveu d’Edward C, Alexander (Sandy) détient le tiers
des parts de l’usine. Les industries, comme les commerces de Saint-Jean,
relèvent tous d’une affaire familiale.
En 1888, l’usine possède 9 fours et près de 400 employés y travaillent.
L’année suivante, Edward C. MacDonald père meurt et l’usine est prise en charge
par le père de Sandy. En 1893, elle est la proie des flammes. Nous avons conservé des photos étonnantes de cet incendie. Les employés
reprennent le travail 4 jours plus tard, dans une autre bâtisse que les
MacDonald viennent d’acheter. Entre 1896 et 1897, des difficultés financières
obligent les MacDonald à
se départir de leur usine. Les nouveaux propriétaires
sont des Français et l’usine porte le nom de Compagnie de Faienceries du
Canada. Deux ans plus tard, la production cesse. En 1902, Sandy vend sa
petite poterie (l’ancienne poterie Farrar) à un New-Yorkais et 3 ans plus
tard, en 1905, Sandy meurt à son tour.
Une photographie de 1911 nous montre l’immense édifice abandonné, sur
le point d’être transformé en collège. En 1930, il brûlera à nouveau et ne sera
plus remonté. Il est à noter que le «complexe» MacDonald est situé tout juste
en face de celui qui appartenait aux Industriels Farrar. Une petite passerelle,
surplombant la rue Saint-Georges, unit les 2 édifices MacDonald situés près de
la voie ferrée du Grand-Tronc : «Vu l’existence de ces deux industries (la
poterie et la manufacture des tuyaux de drainage) à Saint-Jean, il est naturel
qu’un grand nombre d’ouvriers potiers expérimentés dans les divers genres,
venant d’Angleterre, aient été s’établir à St-Jean et parmi eux, il y en avait
de compétents dans la manufacture de la vaisselle de Rockingham qui comprend
des articles tels les théières brunes, de la vaisselle de cuisine, des
ustensiles à cuire, etc.».
Mais les MacDonald, contrairement aux Farrar, ne fabriquent pas de leurs mains
de la poterie. Ce ne sont plus des maîtres-artisans, mais des industriels, se
souciant avant tout de l’efficacité de la production de leurs usines et allant
jusqu’à importer de nouvelles techniques de la grande industrie.
De multiples motifs ornent la vaisselle MacDonald : des lisières de
différentes longueurs et de différentes
couleurs, petites rosettes dorées,
fleurs, papillons ou insectes. La compagnie offre aux propriétaires
d’hôtels, de bateaux à vapeur ou de train de la vaisselle particulièrement
solide. Sur commande, les MacDonald peuvent très bien exécuter des motifs
bien particuliers. Les potiers se servent de 2 sortes de pierre : l’une grise,
importée de France, et l’autre blanche et molle en provenance d’Angleterre.
Relevons que les MacDonald se sont quand même risqués à des expériences de
fabrication de porcelaine sans être totalement parvenus aux produits qu’ils
recherchaient.
Si, à la fin du XIXe siècle, Saint-Jean est la capitale nationale de la
poterie, ce n’est pas seulement grâce aux grandes dynasties des Farrar et des
MacDonald, mais surtout à ces petites entreprises, souvent éphémères, qui se
sont succédées entre 1840 et 1940, vivotant autour des grandes entreprises
célèbres. Réal Fortin dénombre jusqu’à 10 «complexes» industriels voués à la
poterie et qui sont établis à Saint-Jean seulement :
1- Le complexe Farrar (1840-1876), Canada Pottery
(1881-1882), C. E. Pearson & Cie (1881-1885), British Porcelain
(1885-1888), la Petite Poterie MacDonald (1893-1896), Canada Stone Chinaware (1897-1899),
Richelieu Pottery (1902-1905), Canadian Trenton Pottery (1905-1920) et Canadian
Potteries (Crane) 1920-1944), coin Saint-Georges et Grant (Laurier).
2- L’annexe au complexe Farrar (1852-1855). Les
complexes 1 et 2 sont situés sur le côté sud de la rue Saint-Georges
(Partition) entre les rues Longueuil et Laurier (Grant).
3- Le complexe Gillespie & Mace (1857-1858),
Gillespie (1858-186) et Hazen (1865-1872) situé sur le coin nord-ouest des rues
Saint-Georges et Mercier.
4- Le complexe MacDonald : St. John’s Stone
Chinaware (1873-1877), Dominion Pottery (1878-1896) et Canada Stone Chinaware
(1897-1899) situé sur le côté ouest de la rue Laurier, des deux côtés de la rue
Saint-Georges. (Ces 2 édifices sont unis par une passerelle).
5- Le complexe Deslauriers & Maillet
(1876-1877), Bowler & Reade (1877-1878), Bowler, St. John’s Porcelain
Worker (1878-1883) et Bowler &; Cie (1883-1884) sur la façade sud de la rue
Foch et le côté est de la rue Cousins.
6- Le complexe Hammond Mostyn (1876) et Caledonia Pottery (jusqu’en 1910) sur le côté
ouest de la rue Saint-Pierre, entre les rues Gouin et Frontenac
7- Le complexe Sheratt & Bacon (1882-1884),
Sherratt (1884-1886) et Brown (1886-1887) situé au carrefour actuel des rues
Gouin et Bouthillier.
8- Le complexe Blackburn & Rowe (1882-1883),
Dominion Sanitary Pottery (1889-1920-1939), Central Pottery (1940) à l’angle
ouest des rues Saint-Jacques et Cousins, près de la voie ferrée du Central
Vermont.

9- Le complexe
Standard Drain Pipe (1884-1912) et
Standard Clay Preducts (1912-…) situé sur un terrain vague entre la rue
Saint-Jacques et la voie du Central Vermont Railway, à l’ouest du Boulevard du
Séminaire actuel.
10- Le complexe Jones & Bowler (1880-1881),
Jones (1881-1883), Jones & Co. (1883), Matheson & Jones (1884),
Caledonia Pottery (1888-1905) et Canadian Trenton Potteries (1905-1920) situé
sur le côté ouest de la rue Bouthillier, à l’angle de la rue Frontenac.
Une telle profusion d’industries de la poterie concentrées dans une
circonférence relativement restreinte (Gouin-Bouthiller-Saint-Georges-Laurier)
ne peut que tenir une place prépondérante dans l’économie de la ville.
Seulement, les propriétaires ne restent pas. La concurrence est féroce. Si les
poteries demeurent, les propriétaires ne cessent de se passer le flambeau,
comme pour nous dire que les fluctuations économiques faisaient mal aux
entreprises. De plus, la poterie se dirige vers une nouvelle industrie : les
conduits en cuivre (# 9).
Ici aussi, force est de parler d’un déclin d’une industrie-phare. À
côté des plus vieux potiers, 6 petites poteries qui manufacturent de la
vaisselle ou autres ustensiles vivotent. Éventuellement, elles disparaîtront
toutes et la dernière, qui appartiendra à Wesley, Knight et W. Bowler, associés
dans une entreprise sous le nom de Bowler & Knight, évoluera vers la
céramique sanitaire :
«
C’est aux environs de 1893, que la première
pièce de céramique sanitaire jamais utilisée au Canada fut importée par Thomas
Robertson & Co Limited, de Montréal, de leurs associés à Glasgow. Cette
pièce de faïence était appelée bol à couronne et elle était simplement un bol
rond, avec un rebord de submersion ouvert, qui pouvait être raccordé à une
trappe sinueuse visible, soit en grès, soit en métal. Feu monsieur J. M.
Wilson, gérant de la Maison Thomas Robertson & Cie se mit en rapports avec
feu M. Henderon Black qui s’était toujours intéressé aux diverses poteries de
St-Jean, en ce qui concernait les possibilités d’y manufacturer ces bols à
couronne. Le résultat de leurs pourparlers fut que la fabrication de la
céramique sanitaire commença à St-Jean et la vaste entreprise moderne actuelle
se développa de ce modeste début».
Plus d’un se rendent compte des possibilités de cette industrie
domestique nouvelle. En 1898, il y a déjà 3 manufactures de céramique sanitaire
à Saint-Jean. Entre temps, Bowler est mort et Knight réorganise son entreprise
qui prend nom The Dominion Pottery Company. La Canada
Stone Chinaware Company Limited a cessé son exploitation, mais une partie
de sa poterie, à l’angle des rues Longueuil et Saint-Georges est désormais
exploitée sous le nom commercial The Richelieu Pottery. Un émigré
écossais, qui a fait un léger détour par Philadelphie, W. A. Campbell, s’est
établi à Saint-Jean comme employé de la Canada Stone Chinaware Company et
par après, s’est associé à M. Purvis afin d’exploiter la poterie qui leur
appartient, sur la rue Saint-Pierre ouest, sous le nom de Caledonia Pottery.
Vers cette même époque, ces 3 poteries s’entendaient avec Henderson Black à
l’effet qu’il serait chargé exclusivement de faire la vente de leurs
productions pendant un certain nombre d’années sous le nom The Potters
Manufacturing Association : il en résulte que les affaires se développent
très rapidement au tournant du siècle. Nous verrons cependant, qu’à partir de
1905, l’importance de l’industrie de la potterie entrera dans une phase de
déclin accélérée.
Mais la promesse est
accomplie. Saint-Jean deviendra un centre industriel prospère. En 1885, une
petite usine s’établit à Saint-Jean, la Standard Clay Product. En 1892,
la Corticelli Silks Company s’installe sur la rue Richelieu la façade
arrière donnant sur la Place du Quai. Elle présente quelques curiosités,
notamment la clôture de bois, la haute cheminée, les tas de sable ou de bran de
scie… Deux années plus tard, en 1894, apparaît la Compagnie St. John’s
Electric Light. Ainsi, avant la fin du siècle, Saint-Jean s’initie à la
modernité domestique. En 1904, lorsque la Singer s’établira au-delà des
voies ferrées du Canadien Pacifique, inaugurant une nouvelle phase de la
prospérité économique, 19 grandes et petites entreprises fonctionneront à
Saint-Jean.
Prolétarisation et début du
mouvement ouvrier. Alors que la vie de la bonne bourgeoisie johannaise peut s’identifier à
l’idée que l’on se fait du bonheur, une bonne partie de la population vit des
moments difficiles. Nous ignorons tout de la vie des ouvriers de Saint-Jean à
la fin du XIXe siècle, et si ce n’était de l’article de Denise Vallée, paru
dans Le Canada-Français le mercredi 9 juillet 1980, nous en saurions
encore moins. Ce que nous révèle cette analyse faite à partir du recensement de
1871 nous apprend que sur une population de 1 025 individus, les journaliers
sont au nombre de 156, soit 15,2% de la population active; 94% sont des hommes
et 89% des Canadiens-français. La moyenne d’âge du journalier est de 39 ans,
76% sont mariés et 95% de religion catholique. «Le foyer du journalier était
composé en moyenne de 6 personnes, dont 4 enfants, 75% de ces enfants étaient
des nouveaux-nés ou des enfants de bas âge». De plus, «la condition
intellectuelle était déplorable. Plus de la moitié des journaliers étaient
analphabètes et, de ce nombre, la moitié encore avaient une épouse également
analphabète. Presque tous ces analphabètes étaient des Canadiens-français».
D’autres informations nous apparaissent judicieuses. D’abord, la misère
relative de l’ouvrier francophone, pratiquant un type d’emplois imposé par son
analphabétisme, emplois strictement manuels et non-spécialisés. Sa femme ne
travaille pas et ses enfants sont trop jeunes pour rapporter un salaire. S’ils
fréquentent l’école, ce n’est que pour apprendre les rudiments de la lecture,
de l’écriture et du calcul. Les mariages s’opèrent dans le groupe homogène de
sorte qu’époux et épouse sont tous deux pauvres, analphabètes,
canadiens-français, etc.
Après les Canadiens-français, ce sont les Irlandais qui dépassent les
Anglais dans les postes de journaliers. Le tiers des Irlandais du comté est
concentré dans la ville de Saint-Jean. Ils grossissent le nombre de la
main-d’œuvre à bon marché en travaillant probablement au port. Les journaliers
occupent 15% de la population active, ce qui laisse à la majorité de la
population d’autres activités. Ce sera ainsi jusqu’au début du siècle suivant.
Ces occupations diverses rejoignent celles repérées dans le recensement de 1861
: artisans, ouvriers qualifiés, commerçants et marchands, commis de toutes
sortes, employés domestiques (en majorité des femmes et des jeunes filles), des
ouvriers d’usines, des professions libérales, des services, etc. La mobilité
sociale semble assez souple puisque 23 des 34 établissements industriels
appartiennent à des Canadiens-français. Les fils des journaliers, cependant,
restent journaliers comme leur père ou deviennent domestiques, couturières en
usine, cordonniers, mécaniciens et un seul devient ingénieur. Entre 1876 et
1891, au moment des crises cycliques du capitalisme, la mobilité sociale
devient une chose de moins en moins courante. En 1871, Saint-Jean compte 34
établissements industriels employant environ 426 personnes; en 1904, on
dénombre 19 industries pour une population régionale passée de 3 317 à plus de
4 030 habitants.
La baisse du taux de natalité et celle du taux de mortalité indique
également les misères issues de la crise générale qui couvre la période. 93%
des enfants peuvent cependant fréquenter l’école, mais les cours dépassent
rarement les niveaux élémentaires, comme nous l’avons dit. Parallèlement à
l’augmentation de l’industrialisation de Saint-Jean, on assiste à
l’augmentation de la valeur des propriétés foncières entre 1872 et 1928. Elles
passent de 200 000 à 1 million : «Il est significatif que sur les 4
établissements valant 1 million et plus, 3 sont des bureaux de Montréal, ainsi
que 2 autres valant entre 500 000 et 750 000 dollars».
Soulignons pour terminer, que la crise économique entre 1891 et 1901, où
l’industrialisation est trop lente pour absorber le surplus de main-d’œuvre, a
pour effet d’accentuer la saignée qui a commencé au milieu du siècle. Les gens
essaient de mieux s’en sortir en prenant la route des États-Unis ou quittent
pour aller gonfler la masse des travailleurs montréalais. C’est à partir de ce
moment que Montréal va exercer une attraction certaine sur les gens de la ville
de Saint-Jean. Le résultat se traduira par une stagnation démographique pour la
période suivante.
Qui dit développement
industriel dit aussi prolétarisation. Entre 1876 et 1904, l’accroissement de la
population ouvrière à Saint-Jean est remarquable. Des antagonismes commencent à
se dessiner. On a souligné combien le rythme de développement de la St.
John’s Chinaware Co. de la famille MacDonald entraînait un accroissement
des travailleurs de l’entreprise. Toutes les rues à l’ouest de la rue Longueuil
et entourant le secteur des poteries voient s’ériger de petites maisons. Les
différents cycles de prospérité et de temps de crise ont des effets instables
sur le taux d’emplois. Les ouvriers pensent à s’organiser. La première grève
datée de la région remonte en janvier 1879 : «De 1873 à 1879, le système
capitaliste au Canada était en crise, les capitalistes essayaient de rejeter le
poids de cette crise sur le dos des ouvriers. Les ouvriers de la manufacture de
vaisselle St-Johns Stone Chinaware qui étaient affiliés à un syndicat international,
déclarèrent la grève en réponse à une diminution de salaire de 15%. Les
ouvriers ont dû résister à la menace de fermeture de l’usine et aux scabs».
Origine des activités financières à Saint-Jean. Comment la ville de
Saint-Jean a-t-elle pu se remettre si rapidement et si entièrement du désastre
de 1876? L'énergie humaine y est certes pour beaucoup, mais comment, avec les $
60 000 empruntés par le maire, les habitants ont-ils pu combler les pertes de
près de $ 2 000 000? On peut die que le grand incendie de juin a été un malheur
qui a causé des biens, en stimulant encore plus une activité déjà passablement
dynamique. Avec un commerce maritime stagnant et une activité industrielle
encore embryonnaire, une force économique nouvelle se dressait, capable
d'opérer le miracle de transformer des ruines en bénéfices. Parce que c'est le
centre commercial, le poumon vital de la ville, qui avait été détruit, il ne
pouvait être reconstruit que dans les plus brefs délais et le secteur de
l'économie régionale qui pouvait opérer ce miracle ne pouvait être que le
secteur financier.
En effet, nous avons mentionné comment les profits amassés depuis près
d'un demi-siècle de vie commerciale s’étaient amassés depuis 4 ans dans les
édifices bancaires de la rue Richelieu. Protégées par les voûtes à l’épreuve du
feu, les sommes considérables, patiemment épargnées, ont été sauvées de la
catastrophe. Le Père Brosseau n'ignore pas le rôle que les banques et les
institutions financières (les assurances) ont joué dans la reconstruction de
1876 : «Dans la finance : Charles Arpin père et Henderson et Black [sic!]
ont rendu de grands services au commerce et aux entreprises diverses; de
même pour la construction, surtout après le feu de 1876, les entrepreneurs Côté
et Thomas Sheridan». Il est particulièrement remarquable que ce rôle fut
accompli peu d'années après le déclenchement de la grande crise mondiale de
1873. La Banque réussira si parfaitement qu'elle entreprendra, dans un deuxième
temps, l'investissement industriel (vers 1882). La banque régionale avait été
l'œuvre principalement d’un homme, Louis Molleur.
Louis Molleur (1828-1904). Comme on le constate facilement, partout l’on
rencontre le personnage nouveau de la période : le financier, le spéculateur.
Pour sortir de la crise économique de 1873, de la chute drastique de la
démographie et se remettre du grand incendie, les dirigeants de Saint-Jean
élaborèrent un certain nombre de stratégies pour retrouver la prospérité
d’antan. La plus onéreuse de ces tentatives, note Ronald Rudin, consista en
l’octroi d’une somme de plus de $ 200 000 en prêts et en primes devant servir à
attirer des industries manufacturières, mais qui ne donna pas les résultats
escomptés. L’historien poursuit : «Les perspectives économiques ne sont donc
pas très réjouissantes lorsque la Banque de Saint-Jean reçoit sa charte en
1873. En majeure partie francophones, les signataires de la pétition qui
demandait la charte n’étaient pas, pour la plupart, des hommes d’affaires,
comme cela avait été le cas pour la création des autres banques
canadiennes-françaises ailleurs; voilà pourquoi les marchands locaux
s’interrogent sur les chances de réussite d’une banque à Saint-Jean. C’est à
Louis Molleur, homme d’affaires de la région et membre de l’Assemblée
législative [il est député d’Iberville], que la banque, dont il sera le premier
président, doit l’obtention de sa charte. Quant aux autres pétitionnaires, il
s’agit surtout de notaires et d’avocats».
L’importance de Louis Molleur (1828-1904) dans le développement de la
région de Saint-Jean est inestimable. Il est de toutes les entreprises
commerciales et financières de notre période de 1876-1905. Fils
d’un
cultivateur de L’Acadie et membre d’une famille de 10 enfants, il a fait ses
études dans son village natal où il a fini par devenir instituteur. Enseignant
à Saint-Valentin, le village de François Bourassa, il convoila en justes noces
et eut son unique fille qui épousera, à Saint-Jean, le 11 juillet 1878,
l’avocat Philippe-Honoré Roy, futur député du comté entre 1900 et 1908. Molleur
s’initia aux affaires en spéculant sur les terres agricoles de la région
d’Henryville (1863). Jusqu’en 1865, date où il vient s’établir à Saint-Jean, il
s’occupait surtout d’acheter plusieurs terres, par contrats à réméré, qu’il
revendait ensuite avec profits. Il commença sa carrière politique en étant
marguillier, puis conseiller municipal, enfin en 1867 il se fait élire à
l’Assemblée législative pour le comté d’Iberville. Ce libéral siègera 13 ans
dans l’opposition sur les 14 qu’il passera au Parlement. Dès la première
session, il propose un projet de loi relatif aux voitures pour les chemins
d’hiver qui ne sera adoptée qu’en 1869. Molleur se retire de la politique en
1881 afin de mieux se consacrer à sa carrière de financier. C’est l’une des
forces de la Banque de Saint-Jean d’avoir toujours été intimement liée avec les
milieux politiques, ce qui devait d’ailleurs causer sa chute dramatique. Moins
extraverti que son collègue de Saint-Jean, la carrière politique de Molleur
apparaît modeste, mais sa réputation locale demeure. Inquiet par la forte
poussée d’émigration des Canadiens-français vers les villes industrielles du
Nord-Est des États-Unis, le député Molleur, partisan d’un tarif
protectionniste, proposait d’ajouter à cela des primes pour les industries
québécoises, s’opposant ainsi à la politique «agriculturiste» et de
colonisation des gouvernements conservateurs successifs. Pendant plusieurs
années, il est l’un des administrateurs de la Canada Agricultural Insurance
Company. En 1868, lui-même et neuf autres notables de Saint-Jean, dont
Marchand, forment la Société permanente de construction du district d’Iberville
:
«Fondée à Saint-Jean le 26 décembre 1868, la
Société permanente de construction du District d’Iberville eut pour principaux
fondateurs Louis Molleur, alors député d’Iberville, Félix-Gabriel Marchand,
notaire et député du comté de Saint-Jean, Thomas-Robert Jobson, notaire; Eugène
Archambault, notaire; Joseph L’Écuyer, notaire; Charles-Joseph Laberge, avocat;
Alfred-Napoléon Charland, avocat; Joseph-Pierre Carreau, avocat; Joseph Selyme
Messier, avocat; Émilien-Zéphirin Paradis, avocat et quelques autres.
Le but de cette société selon les termes même
de la charte octroyée par Québec le 24 décembre 1872, était "d’aider ses
membres et autres personnes ayant besoin de logements, à acquérir des
propriétés, et de leur faciliter le moyen de les acquérir».
«De plus, la Société permanente peut acquérir et posséder par bail,
acquisition ou autre titre légal, des terres, maisons, bâtisses ou dépendances
pour y construire, ériger, bâtir et conserver des maisons ou autres bâtisses ou
de les louer, vendre, transporter ou en disposer suivant son avantage». Le
rayonnement de cette société s’étend aux comtés de Saint-Jean, Iberville et
Napierville. Louis Molleur, premier vice-président de la société et par la
suite président, était le seul homme d’affaires du groupe, les autres étant
avocats ou notaires. Par ailleurs, sur les dix fondateurs, 8 dont Molleur, ont
été ou seront conseillers municipaux ou maires de Saint-Jean à la fin du XIXe
siècle. À défaut d’expérience des affaires, ils jouissent d’une influence
politique qui peut être mise au service de la promotion de leur société. La
Société permanente devait disparaître peu après 1910.
En 1871, comme on l’a vu, Molleur et quelques-uns de ses associés
deviennent actionnaires de la Compagnie de l’aqueduc de Saint-Jean. L’année
suivante, probablement avec l’aide de leurs amis du conseil municipal, ils
obtiennent le monopole de l’approvisionnement de Saint-Jean en eau. Rien
n’indique qu’il y eut d’autres soumissionnaires. Entre 1879 et 1881, il tente
d’en créer une autre qui desservirait la ville d’Iberville, mais des problèmes
avec le Conseil de ville le force à s’incliner. Sa fille, Aglore, sera nommée
co-propriétaire à la mort de son épouse en 1890. Le 7 mars 1898, Louis Molleur
se départit en faveur de sa fille de la moitié qu’il possède de l’aqueduc qui
sera finalement expropriée en 1917.
Mais la grande œuvre de la vie de Molleur reste la Banque de
Saint-Jean, projet auquel se sont joints Félix-Gabriel Marchand, Isaac Coote,
agent seigneurial, Philibert Baudoin, notaire; Jacques Émery Molleur,
commerçant; Joseph-Pierre Carreau, avocat; Arcade Decelles, marchand;
Thomas-Robert Jobson et Joseph L’Écuyer, notaires tous les deux. Incorporée le
3 mai 1873, la Banque de Saint-Jean possède un fond social de un million de
dollars divisé en 10 milles actions de $ 100. Il est souscrit $ 540 000, dont $
110 150 sont versés lors de la mise en opération de la Banque, le 31 octobre
suivant. Aussitôt née, la Banque doit faire face à la pénible crise de 1873.
Elle réussit toutefois à éviter de suspendre ses paiements ou à fermer ses
portes prématurément. Non seulement elle évite la catastrophe, mais elle paie
alors en or, jusqu’au dernier sou, les dépôts qu’on lui demande.
La Banque de Saint-Jean est dirigée par un Conseil d’administration de
5 membres élus au mois de janvier de chaque année. Cette banque a pour
président Louis Molleur de 1873 au 15 juin 1904, c’est-à-dire à sa mort, puis
Philippe-Honoré Roy, son gendre, du 15 janvier 1904 à mai 1908. De plus, les
ordres du Conseil et l’administration courante de la Banque sont confiés à un
gérant. La Banque de Saint-Jean en aura 7 au cours de son existence. Elle fera
faillite à la suite du financement hasardeux de la Compagnie de chemin de fer
de la Vallée-Est du Richelieu. La moitié de ses actifis furent investis et
engloutis dans cette entreprise qui échoua au point où ni les intérêts, ni le
capital ne purent être remboursés. La Banque ne pouvait donc qu’arrêter ses
opérations le 18 avril 1908, mise en liquidation le 27 mai suivant, liquidation
qui dura jusqu’en 1912.
Enfin, la Compagnie Manufacturière de Saint-Jean, qui n’eut qu’une
seule année d’existence, en 1875, doit «faire l’exploitation de la
cordonnerie et de diverses autres branches d’industrie manufacturière».
Elle possède un capital-actions de $ 80 000 divisé en 1 600 actions de $ 50
chacune. 90 actionnaires sont associés à cette entrperise. Outre Molleur, on y
retrouve James MacPherson (le vice-président), Isaac Coote, F.-G. Marchand,
Théophile Arpin, Joseph-Édouard Clément, Émilien-Zéphirin Paradis et Arcade
Decelles. La rentabilité de cette entreprise semble incertaine dès le départ
et, après une année d’opération, son Conseil d’administration décide de vendre
la manufacture de chaussures pour $ 11 000 à Louis-Victor Côté de
Saint-Hyacinthe. Le stock de chaussures n’est pas compris dans la vente
de la manufacture et Molleur rachète le tout pour la somme de 70 ¢ dans la
piastre basé sur la valeur portée à l’inventaire.
Comme on le voit, les activités financières de Molleur ne furent que
très rarement des réussites. Pour audacieuse et aventurière que fut la vie de
l’homme d’affaires, il semblerait que ses compétances aient été hautement
insuffisantes pour mener à bien ses entreprises, bien qu’il sut en tirer une
fortune certaine. Malgré les appuis politiques dont elles bénéficiaient, ni la
Société de construction ni l’usine de distribution d’eau ne connurent beaucoup
de succès. Depuis la construction du chemin à lisses du Saint-Laurent et
de l’Atlantique, les affaires ferroviaires avaient tendances à défavoriser
Saint-Jean pour Saint-Hyacinthe. Comme d’autres localités, Saint-Jean essayait
bien d’attirer des entreprises ferroviaires ou industrielles en offrant, par
exemple, des exemptions de taxe et des primes, mais sans bien y parvenir.
Aussi, n’est-il donc pas étonnant qu’aucun homme d’affaires de l’endroit ne se
soit associé aux initiatives périlleuses de Molleur. Les quatre autres
actionnaires de l’usine de distribution d’eau se départirent de leurs intérêts
pendant la dépression des années 1870 ou après le grave incendie de 1876. Les
accusations s’accumulaient contre l’usine : inefficacité, eau porteuse du typhus,
plus un conflit d’intérêts entre les actionnaires et le conseil municipal. En
1877, Molleur devint l’unique propriétaire de l’usine. Et pour ce qu’il
considérait comme devant être l’œuvre de sa vie : la Banque de Saint-Jean, dès
sa fondation, les marchands de l’endroit la boudèrent. Au fil de son existence,
la banque ne cessa de déclarer un
capital versé supérieur au montant réellement reçu. La fraude qui devait
l’emporter ne datait pas de la présidence de Philippe-Honoré Roy, mais était
déjà bien établie du temps de Molleur.
Devenu veuf en 1890, Molleur se remaria 8 ans plus tard. Il poursuivit
ses activités bien qu’il fut suffisamment riche pour se retirer des affaires.
Son dernier succès fut l’établissement du pouvoir hydraulique de Saint-Césaire
et la construction d’une ligne électrique jusqu’à Saint-Jean. Il mourut dans sa résidence de la rue Saint-Charles
dans la soirée du 17 août 1904 suite à une attaque de paralysie. Ses
funérailles, à Saint-Jean, furent grandioses.
La Banque de Saint-Jean. Lorsque la Banque de Saint-Jean est fondée, en 1873,
on se sert du système monétaire actuel depuis 16 ans (1857) : les dollars et
les cents remplacent le système monétaire anglais des livres, des shillings,
des greenbacks américains. C’est une chose courante à l’époque que de fonder
des banques locales, comme aujourd’hui aux États-Unis. Ces banques se font
concurrence et complètent des réseaux nationaux plus importants auprès desquels
ils empruntent et paient des intérêts. Ce sont des intermédiaires plutôt incertains.
Leur mission est de conserver les retombés des intérêts du capital régional
dans la région même. En ce sens, ils servent de chien de garde du capital local
contre l’évaporation à l’extérieur. Car une banque est une institution
commerciale comme tout autre. La compétition est féroce entre les banques
locales elles-mêmes et les réseaux nationaux (Bank of Montreal, etc.). Elles
ont également un but patriotique, protéger l’économie proprement fancophone
contre la puissance du capital anglophone. Les banques locales (Saint-Jean,
Saint-Hyacinthe, Hochelaga, etc.) servent donc à amasser et protéger, à
développer et à faire fructifier le mince capital canadien-français. Inutile de
dire que leur progrès est très lent. Ainsi, durant ses 35 années d’existence,
la Banque de Saint-Jean connaît 2 présidents (Molleur et Roy) et 7 caissiers ou
gérants directement sous les ordres du Conseil d’administration :

La suspicion est grande à l’égard de la banque :
«
La viabilité de la Banque de Saint-Jean est
incertaine à ses débuts à cause également de problèmes reliés à ses
actionnaires. Pour qu’une banque puisse commencer ses opérations, son capital
souscrit doit être de $ 500 000 dont $ 100 000 doivent avoir été versés; de
plus, il est normal que le Conseil du trésor fédéral étudie la liste des
actionnaires proposés avant d’autoriser une banque à ouvrir ses portes. La
Banque de Saint-Jean tente pour la première fois, en juillet 1873, d’obtenir
cette autorisation en soumettant une liste d’actionnaires. Cette liste ne comporte
que neuf actionnaires qui, ensemble, souscrivent $ 540 000 en actions
bancaires, dont une valeur de $ 479 000 est acquise par la Société Permanente
de Construction du District d’Iberville. On peut se demander comment une
société de construction dont le propre capital versé ne s’élevait qu’à 127 000
et dont l’actif total se chiffrait à moins de $ 250 000 a pu faire un tel
investissement, mais la capacité financière de cette société importe
probablement moins que le fait que sept des neuf fondateurs de la Banque de
Saint-Jean, y compris Molleur, étaient aussi des administrateurs de la société
de construction. De toute façon, le Conseil du trésor fédéral voit d’un mauvais
œil qu’un actionnaire corporatif détienne 90% des actions bancaires, et la
liste est rejetée».
Mais les signataires reviennent à la charge. Une seconde liste est
soumise où ne figure plus la Société de construction, dissoute, et le nombre
des actionnaires est passé de 9 à 57. Mais ce sont les mêmes individus qui font
passer leurs investissements de $ 58 000, somme indiquée sur la première liste,
à près de $ 250 000! Le Conseil du Trésor, qui a fait enquête après le dépôt de
la première liste, se montre tout aussi suspicieux. Le rapport de l’enquête
indique que «selon la nouvelle liste, $ 328 000 d’actions ont été
souscrites
par des gens de bonne réputation financière tandis que les autres $ 185 400,
soit 36% du total, devaient devenir la propriété de particuliers dont les
affaires étaient "douteuses ou mauvaises"».
Quoi qu’il en soit, la Banque finit par recevoir son certificat l’entraînant à
commencer ses opérations, ce qui veut dire, également, le droit d’émettre du papier-monnaie, ce qui est courant à l’époque, et ce, sans que le gouvernement n’ait pris la peine de
s’assurer que les $ 100 000 du capital de la Banque ait été versés en espèces
avant l’ouverture de la Banque. Le jugement de Rudin est impitoyable :
«
La Banque de Saint-Jean est issue en grande
partie de la volonté de quelques opportunistes de la région d’obtenir une
charte bancaire pour servir leurs propres intérêts…, les marchands locaux
manifestaient peu d’intérêt pour sa fondation, et elle converge ses opérations
avec un capital versé inférieur à ce qu’exigeait la loi».
Mais, au-delà de ces initiatives douteuses, Rudin convient que :
«
La malchance qui semble poursuivre la Banque
de Saint-Jean depuis ses débuts persiste lorsque cette dernière commence ses
opérations en octobre 1873. À l’occasion du premier anniversaire de la banque,
le Monetary Times
publie une lettre anonyme qui dit : "Je désire
attirer votre attention sur les rapports que la Banque de Saint-Jean a fournis au
vérificateur général pour le mois de juin (1874). Étant donné qu’elle (la
banque) n’existe que depuis un peu plus de neuf mois, qu’elle a répondu aux
attentes de ses actionnaires en leur versant deux dividendes de 8% par année,
et qu’elle n’a pas encore présenté au public son rapport annuel, vous
conviendrez avec moi qu’il faut jeter un peu de lumière
sur ses affaires".
Le correspondant fait aussi remarquer que les prêts de la banque s’élèvent à $
232 000 dont la plus grande partie "a été consentie aux administrateurs
pour les aider à payer leurs actions et faire de la spéculation dans le domaine
immobilier à Montréal" Quelques années plus tard, la banque fait l’objet
de plaintes à propos du mystère qui entoure ses opérations. Elle n’a jamais
publié régulièrement son rapport annuel, et il semble même qu’aucun
compte rendu des réunions des administrateurs n’ait été rédigé afin qu’on ne
puisse trouver aucune trace des décisions prises».
Ce qui paraît, en effet, plutôt louche considérant la quantité de notaires
qui siègent sur le Conseil d’administration de la Banque. Aux lendemains de
l’incendie de 1876, la Banque avait dû reconstruire ses locaux :
«Après l’incendie, elle acheta un autre lot
adjacent de monsieur William Coote par acte passé le 24 août 1876, et elle se
construisit son nouvel immeuble. C’était pour le temps un bureau de banque très
imposant : deux bureaux privés, deux voûtes, fixtures en merisiers et chauffage
central. Les deux étages du haut étaient réservés à la résidence du gérant et
sur la couverture il y avait un cadran extérieur. Dans la cour il y avait aussi
une écurie et remise pour les chevaux et la voiture du gérant. Pendant la
construction du nouvel immeuble de la banque on se logea dans une maison située
angle sud-est des rues Jacques-Cartier et Saint-Charles.
Dix ans plus tard, nous constatons qu’il se
passe un événement pour le moins assez curieux, puisque la banque vendit alors
son immeuble à la Banque du Peuple par acte passé le 11 avril 1886, prix $ 14
000».
La Banque du Peuple était l’une des plus grosses banques du pays et
possédait plusieurs succursales. Lors de sa fermeture en 1895 - c’est-à-dire
neuf ans après sa transaction avec la Banque de Saint-Jean -, elle disposait
d’un actif de $ 9 533 000. Les déposants étaient payés 75 ¢ dans la piastre.
Après sa faillite, on a vu la Banque de Saint-Jean racheter son immeuble au
montant de $ 12 000.
Jusqu’en 1898, la Banque de Saint-Jean se montre apparemment solvable,
mais les suspicions demeurent. Rudin, toujours aussi sévère écrit :
«La Banque de Saint-Jean n’aurait peut-être
jamais dû voir le jour. À ses débuts, en 1873, son capital se trouve
probablement inférieur aux exigences de la loi et elle est située dans une
ville à l’économie stagnante, qui ne progressera guère au cours des trente-cinq
années qui suivront. En effet, la ville ne réussit à attirer aucune industrie
digne de mention avant l’arrivée, juste après le tournant du siècle, de l’usine
de machines à coudre Singer. Elle ne se distinguera jamais non plus comme centre
agricole. Par conséquent, en 1901, la population dépasse à peine 4 000
habitants à Saint-Jean, soit 15% de moins qu’en 1891. Dans de telles
conditions, il aurait été souhaitable que la banque mette lentement fin à ses
opérations, en incommodant le moins de gens possible, ce qui ne fut
malheureusement pas le cas.
En émettant des billets dont l’illégalité est
incontestable en raison de la nature douteuse
de son capital versé, la banque
fait suffisamment d’affaires pour survivre à la dépression des années 1870 et
va même jusqu’à afficher des profits respectables au début des années 1880. En
1884, elle est même parvenue à se constituer un fonds de réserve de $ 10 000.
La récession de 1885 la frappe toutefois durement, et durant la décennie qui
suit, il semble qu’elle se dirige lentement vers la faillite. Au cours de cette
même période, on réussit seulement deux fois à verser
un dividende supérieur à
2%. En outre, les billets en circulation diminuent de 80%, les dépôts de 70% et
l’actif total de 40%. En 1883, Le Moniteur du Commerce
décrit comment
"cette banque continue graduellement à descendre de la scène (…) Il n’y a
pas à Saint-Jean les éléments d’une banque; celle-ci n’était pas née viable; et
à vrai dire, elle n’a jamais été qu’une ombre de banque. Grâce à l’exiguïté de
ses opérations elle ne fait que peu de risques, et nous croyons qu’elle se
tirera d’affaires sans faire perdre personne". Le ministère des Finances
ne fait pas non plus grand cas de la disparition de la banque. Le sous-ministre
écrit, en 1893, que pour effectuer ses opérations, "celle-ci dispose
d’environ $ 62 000 provenant des dépôts du public qui, manifestement, manque de
confiance dans cette institution»
Ce qui retarde cette issue apparemment inéluctable et qui aurait
permis, si elle s’était produite, à ses actionnaires de se retirer «sans
faire perdre pesonne», c’est la fermeture de sa concurrente, la Banque du
Peuple :
«
La faillite de la Banque du Peuple, en 1895,
retarde la fermeture prématurée de la Banque de Saint-Jean. En effet, la première
a, selon toute vraisemblance, contribué à la diminution des activités de la
Banque de Saint-Jean, entre 1885 eet 1895, en faisant circuler des billets de
banque et en recueillant des dépôts dans toute la région. Au moment de sa
disparition, la Banque du Peuple compte $ 375 000 en dépôts provenant de sa
succursale de Saint-Jean et du village voisin de Saint-Rémi, mais en fermant
ses portes, elle offre soudainement à la Banque de Saint-Jean un marché
potentiel. En juillet 1895, mois de la fermeture de la Banque du Peuple, la
Banque de Saint-Jean augmente de 50% la valeur de ses billets en circulation
et, au cours de l’année, ses dépôts s’accroissent du même pourcentage. Elle
fait même l’acquisition de l’immeuble de son ex-concurrente à Saint-Jean, afin d’agrandir
son siège social».
Sa réputation s’en trouve solidifiée et elle peut étendre un réseau de
succursales à Saint-Rémi, Henryville et Napierville. «Pour accroître ses
sources de fonds à prêter, la banque ne tente pas d’augmenter son capital
souscrit, et ne cherche pas non plus à obtenir le remboursement d’actions déjà
souscrites. On rapporte qu’en 1908 seulement $ 316 000 de son capital souscrit
de $ 500 000 ont été versés, mais au ministère des Finances peu de gens croient
que même ce montant a vraiment été payé».
On soupçonne de plus en plus la banque de malhonnêteté. Marchand est mort en
1900 et Molleur achève sa vie. Désormais, c’est Roy le principal administrateur
de la Banque de Saint-Jean :
«
Les fonds recueillis par la banque auprès du
public semblent servir surtout les divers intérêts de P.-H. Roy, son deuxième
président. Au cours du dernier quart du 19e siècle, la banque est gérée par un
petit groupe de commerçants et de membres des professions libérales de la
région, francophones pour la plupart, avec à leur tête Louis Molleur, depuis
longtemps député libéral à l’Assemblée législative. Molleur est l’unique
président de la banque jusqu’à ce que Roy, son gendre, lui succède en 1904, ce
qui fait dire au Monetary Times
que la banque est une "affaire de
famille". Mais l’association de Roy, avocat montréalais et député libéral
à Québec, avec la banque date d’avant la période où il exerce ses fonctions de
président ou même sa première élection comme administrateur en 1902. Dans les
années 1880, il détient 200 des 5 000 actions de la banque, puis 850 en 1893 et
1 063 en 1895. En comptant les 250 autres actions achetées par sa femme, on
peut dire qu’en janvier 1896, Roy est le principal investisseur de la bnque de
Saint-Jean au moment du regain d’activité provoqué par la disparition de la
Banque du Peuple. À l’image de William Weir qui compose à son gré le conseil
d’administration de la Banque Ville-Marie, Roy invite ses amis, en général des
Montréalais, à venir partager les profits de l’institution. Ainsi, en 1908, les
Montréalais détiennent la majorité des sièges au conseil d’administration, et
la même année, Roy se met encore plus à l’abri des ingérences, en se nommant
directeur général».
C’est dire vers quel four se dirige l’entreprise financière. Désormais,
Roy commet de véritables détournements de fonds :
«Roy repousse les intérêts locaux et
administre la banque en ayant comme seul objectif son propre profit. Vers la
fin des années 1890, il se sert du fait qu’il détient la majorité du capital de
la banque pour obtenir du financement en vue de la construction du chemin de
fer de la Vallée Est du Richelieu dont il est le président fondateur. Le chemin
de fer atteindra presque la frontière américaine à partir d’Iberville située de
l’autre côté du Richelieu, en face de Saint-Jean. On obtient la charte en 1891
et il est achevé en 1898. La banque accorde finalement un prêt de $ 350 000
pour le chemin de fer, mais rien ne prouve que cet argent ait jamais été
remboursé. La banque n’a jamais non plus rendu compte de cette dette en
souffrance dans ses rapports mensuels au gouvernement. À d’autres moments, Roy
et ses amis s’approprient des fonds sans même simuler l’octroi d’un prêt. Peu
après l’interruption des activités de la banque, un représentant du ministère fédéral
de la Justice fait remarquer : "Durant douze ou quatorze ans, peut-être
plus, Roy a retiré les fonds de la banque pour les utiliser dans son propre
intérêt en escomptant des effets sans valeur autorisés par ses administrateurs.
Les autres administrateurs et dirigeants semblent avoir été ses marionnettes
mais certains, les premiers du moins, trouvaient leur propre intérêt dans les
machinations de Roy. Il s’ensuit que $ 650 000 sont effacés du prétendu actif
de la banque (de près d’un million de dollars). (…) Dix jours à peine avant
l’interruption des activités de la banque, soit le 18 avril 1908, Roy a retiré
$ 10 000 en espèces.
Roy, et Molleur avant lui, met la banque à
l’abri des soupçons et maintient les dépôts dans la chambre forte en versant
des dividendes respectables de 6%, de 1900 à 1906. Le public croit que ceux-ci
sont payés à même les profits, mais personne ne peut en être sûr puisque la
banque ne publie plus depuis longtemps ses rapports annuels. Toutefois, à la
lumière de révélations subséquentes au sujet de la véritable valeur de l’actif
de la banque, il est peu probable que les bénéfices aient servi à payer les
dividendes. Ils ont plutôt été versés à même les dépôts, à la grande
satisfaction de Roy et de ses amis».
Les détournements répétés en viennent à inquiéter Roy lui-même qui
décide de prendre de vitesse les mauvaises langues qui subodorent la fraude :
«
Les dirigeants réussissent si bien à
dissimuler leur jeu que la cessation des activités, en avril 1908, semble être
causée tout simplement par la concurrence des banques plus importantes. Les
déposants ne viennent donc pas assiéger les guichets. Par ailleurs, Le
Moniteur du Commerce
souligne que "cette liquidation (était) purement
volontaire". En apparence, cela est vrai. Ni le gouvernement fédéral ni
l'Association des banquiers canadiens ne semble [sic!]
avoir poussé la
banque à fermer ses portes, ce qui en dit long sur leur rôle de gardiens des
fonds publics. Roy a sans doute jugé qu'il avait soutiré tout ce qu'il pouvait
et qu'en mettant fin de plein gré aux activités de l'institution, il gagnerait
la faveur des représentants fédéraux. Mais ses suppositions se révèlent
complètement fausses. En effet, la banque ferme ses portes le 28 avril; le 12
mai, les administrateurs entament les procédures de liquidation et, au mois de
juillet, Roy accusé d'avoir falsifié des rapports destinés au gouvernement,
doit subir une enquête préliminaire. Toujours aussi rusé, il fait retarder le procès jusqu'en mai
grâce à une série de requêtes pour changement de juridiction. Après l'ouverture
du procès Toutefois, il peut difficilement empêcher la présentation de preuves
accablantes contre lui, comme l'encaissement de billets sans valeur
représentant au total près de $ 575 000. Roy veut mettre fin au procès et tente
de se suicider mais il ne réussit qu'à s'infliger une blessure au pied et le
procès se poursuit. Il est condamné à cinq ans de réclusion, et il mourut en
prison en 1910».
Cette fin pathétique de la première dynastie de banquiers de Saint-Jean
révèle surtout le fait que les activités économiques de Saint-Jean restaient
précaires. Prestige n’est pas synonyme de richesse. Molleur n'avait qu'une
expérience de petit spéculateur de terrains. La plupart de ses entreprises
commerciales, comme la Société manufacturière ou la Compagnie de l'Aqueduc,
étaient mal gérées et poussées à la faillite. C'était insuffisant pour en faire
un président de banque. Ses associés étaient pour la plupart des notaires comme
Marchand ou Jobson qui pouvaient placer des petites sommes pour en rapporter
des intérêts, mais, là encore, cela ne faisaient pas d'eux des experts en
finances. Bref, la grandeur de l'entreprise n'était pas à la portée de leurs
compétences. Avec Roy, la tentation de profiter de positions privilégiées aux
niveaux politique et social fit le reste :
«
Tandis que Roy manœuvre pour éviter sa peine, et que les quelques
actionnaires solvables font tout en leur pouvoir pour échapper à leur double
responsabilité envers les créanciers, il devient de plus en plus évident que
les déposants de la Banque de Saint-Jean n’obtiendront que très peu des $ 360
000 qui leur sont dus, si jamais ils obtiennent quelque chose. [Certains
actionnaires [tentent]
d’échapper à leur double responsabilité en prétendant que la banque n’avait
jamais eu d’existence juridique en raison de la nature douteuse de son capital
versé.] La Banque a recueilli ses fonds auprès de Québécois francophones qui
ont également contribué au financement des opérations de banques
canadiennes-françaises de Montréal et de Québec, mais une fois les créanciers
privilégiés remboursés, il reste bien peu d’actif à partager entre les
déposants. De nombreux habitants de Saint-Jean et de Saint-Rémi, qui ont déjà
perdu une partie de leurs économies par suite de la fermeture de la Banque du
Peuple, voient alors s’envoler la plupart de celles-là avec la liquidation de
la Banque de Saint-Jean».
Rudin conclut qu’à la vue
des chiffres concernant le remboursement final des déposants de la Banque de
Saint-Jean, aucun n’excède 30%. La perte dut être bien lourde à porter.
Rudin passe (trop)
rapidement sur l’affaire du chemin de fer de la Vallée Est du Richelieu et nous
aide peu à comprendre ce lien étroit qui unissait une banque locale à une
compagnie de chemins de fer. En 1898, la Compagnie de chemins de fer de la
Vallée Est du Richelieu doit relier Iberville à Noyan en passant par Sabrevois
et Henryville sur une distance de 19 milles. Cette compagnie est une filiale de
la Montreal, Quebec & Southern qu’on appelle aussi les Comtés-Unis
et qui va de Sorel à Saint-Hyacinthe et de Saint-Hyacinthe à Iberville. Le 9
décembre de cette année, la Compagnie de chemins de fer de la Vallée Est du
Richelieu donne une garantie hypothécaire au montant de $ 100 000 et les
personnes qui signent pour la compagnie sont Philippe-Honoré Roy, président, et
L.-H. Trudeau, notaire d’Henryville comme secrétaire. Comme Rudin le fait
remarquer, ils sont tous deux les promoteurs de la compagnie. Treize jours
seulement après la signature de l’hypothèque s’opère une seconde transaction,
une obligation est transportée à la Banque de Saint-Jean : «À mon sens ce
transport était non seulement irrégulier, mais il était illégal, vu que les
banques n’ont jamais eu la permission avant cette année de prêter sur garantie
hypothécaire. Elles pouvaient prendre des hypothèques seulement pour garantir
les prêts existants».
Le chemin de fer se donnait pour but d’aider à transporter les produits des
cultivateurs vers les centres urbains de la région. Comme Lionel Robichaud le
rappelle : «Une fois commencé le chemin de fer dut être terminé et la banque
eut à consentir de nouveaux prêts pour un montant, paraît-il, d’environ $ 350
000, qui englobait au moins la moitié de son actif. Le chemin de fer n’opéra
jamais avec profit et ne paya jamais rien ni capital ni intérêt, ce dernier
devant être à la fin de chaque année ajouté au capital».
La déconfiture de cette compagnie qui abritait les transactions frauduleuses de
Philippe-Honoré Roy ne pouvait qu’entraîner également celle de la banque. Des
hommes politiques importants continuaient à soutenir la banque, à commencer par
Wilfrid Laurier lui-même, le grand Manitou du Parti Libéral et Premier ministre
du Canada en 1903.
La Banque de Saint-Jean
soutien un autre établissement financier, la Société permanente de construction
du District d’Iberville Inc, qui a pratiquement la même fonction qu’une banque
à charte, mais qui en plus consent des prêts hypothécaires. Devant elle se
dressent bientôt de nouvelles succursales rivales, autant de puissantes
concurrentes : la Banque des Cantons de l’Est (coin des rues Richelieu et
Saint-Jacques) à partir de 1902, elle fusionnera en 1912 avec la Banque
Canadienne de Commerce; la Banque Nationale (rue Saint-Jacques, dans l’édifice
Black) à partir de 1898, elle fusionnera en 1924 avec la Banque d’Hochelaga
pour devenir la Banque Canadienne Nationale… Qu’importe, les bonzes du Parti
Libéral soutiennent encore, par sa politique des chemins de fer, les
entreprises défaillantes de la région. Au cri de Faisons des chemins de fer
si nous voulons faire de la colonisation, les Libéraux essaient de relancer
ces entreprises :
«Sans
doute faut-il commencer par remettre sur pied les compagnies défaillantes.
L’activité du chantier de Sorel, stimulé par Tarte et maintenue par
Préfontaine, ne procure pas à la ville et à la région tout le bénfice espéré,
faute d’un bon service ferroviaire. Au vieux chemin de fer des comtés unis,
d’Iberville à Sorel, s’est ajouté le chemin de fer de la rive sud, parti de
Saint-Lambert et qui devait atteindre Lévis - mais n’a jamais dépassé Sorel. De
son côté, Philippe-Honoré Roy, député de Saint-Jean à la Législative, a
construit le chemin de fer de la vallée est du Richelieu, d’Iberville à la
frontière américaine. Ensemble, ces 3 lignes formeraient un réseau reliant
Sorel, son port, son chantier, aux réseaux américains. Séparément, elles
végètent. La Banque de Saint-Hyacinthe, dans une certaine mesure banque des
Dessaules, beaux-parents de F.-L. Béique, est créancière du chemin de fer des
comtés unis. La Banque de Saint-Jean, dans une certaine mesure banque de
Philippe-Honoré Roy, est créancière du chemin de fer de la vallée est du
Richelieu. Les 3 lignes se sont placées sous la juridiction de la Commission
des chemins de fer. F.-L. Béique, avocat de la banque de Saint-Hyacinthe, la
plus lourdement engagée, cherche à les faire acheter par le Pacifique-Canadie
ou par le Grand-Tronc».
Tous ces petits réseaux de
chemins de fer parviennent mal à s’inter-connecter. Certains aboutissent
littéralement dans des champs, le comté voisin n’ayant pu parvenir à parachever
la ligne. On comprend que les banques qui en sont les fondements financiers se
voient ébranlées. De plus, elles doivent faire face à de grosses banques à
charte nationale qui sont les premières à profiter de leur déconfiture en se
portant acquéreurs de leur faillite. Entre le Grand-Tronc et le
Pacifique-Canadien; entre la Banque des Cantons de l’Est et la Banque
Nationale, les petites entreprises bancaires ne font plus le poids. Au-delà des
fraudes minables de Roy, c’était la mutation des trusts de voies ferrées et des
grandes banques qui sonnaient le glas de la Banque de Saint-Jean.
Les municipalités. Quoi qu’il en soit, le
milieu financier aussi bien que les milieux commerciaux et industriels avaient
partie liée avec le monde de la politique. Nous retrouvons toujours, l'une
imbriquée dans l'autre, la Municipalité de ville et la Municipalité de
paroisse.
Joseph Ménard est maire de la Municipalité de
paroisse en 1876 et 1877 et est remplacé de cette date à 1883 par Charles
Hébert, qui accomplit son second mandat. Thomas Roy père est maire de 1883 à
1890; il est préfet de comté de Saint-Jean de 1887 à 1890. Lévi Simard lui
succède pour 1890 et 1891. Thomas Roy revient de 1891 à 1898 et Lévi Simard,
encore, de 1898 à 1906. Tous ces individus sont ou marguillliers ou
commissaires scolaires ou accomplissent d'autres fonctions dans
l'administration paroissiale. Tous sont également cultivateurs.
Les maires de la Ville pour la période concernée
sont des gens que nous avons déjà rencontrés dans le milieu des affaires.
Qu'ils soient industriels comme Duncan MacDonald ou commerçants prospères comme
Wilfrid Brosseau, ils ont tous à cœur le développement des affaires de la ville
qui servent aussi leurs intérêts. John Rossiter avait
dû gérer les lendemains du Grand Feu et son dynamisme à reconstruire
Saint-Jean est remarquable. Il réorganisa également le service d'incendie que
Démaray avait installé en érigeant la place de la pompe, cet édifice qui
prolonge la Place du Marché sur la rue Longueuil. On remarque toujours les
vestiges de ce premier poste de pompier : un endroit sur la toiture servait de
séchoir pour les boyaux d'arrosage, quelques cellules au sous-sol, car le poste
d'incendie servait aussi de poste de police. L'édifice réaménagé est inauguré
le 28 janvier 1877. La ville aura désormais son département de feu et une
compagnie de sapeurs pompiers.
Arcade
Decelles succède à Rossiter en février 1877. Decelles (1836-1902) est devenu le
seul directeur de l'entreprise Langelier et Decelles dès 1861 et,
officiellement en 1874. Il a déjà été conseiller municipal de 1872 à 1874 et
après deux années de vacance, sera maire jusqu'en 1879. C'est sous son mandat
que le premier bureau de poste fédéral de Saint-Jean est érigé sur la rue
Richelieu, en 1878, au coût total de $ 20 040, soit $ 5 753 pour l'achat du
terrain et $ 12 487 pour l'érection de l'édifice. Il abrite à la fois le
service postal et les douanes. Selon les plans et contrats qui demeurent, cet
édifice de 37.4 pieds par 45.5 est
recouvert de briques : «Une tour, érigée au centre de la façade, des
lucarnes, des linteaux autour des fenêtres et des portes, de minutieux détails
décoratifs caractérisent l'architecture victorienne de ce premier bureau de
poste» :
«La destinée de cet édifice ne fut cependant
pas longue. Une trentaine d'années après son érection, les plaintes répétées du
maître de poste et des citoyens de Saint-Jean motivent la construction d'un
nouveau bureau de poste. En effet, 18 060 lettres étaient alors acheminées
quotidiennement grâce au service de la poste auquel était réservé une
superficie de 12 pieds par 36 pieds. Vue l'insuffisance des locaux, un nouveau
terrain fut acheté le 5 septembre 1904… En 1905 on démolissait donc le premier bureau
de poste pour le remplacer, en 1906, par un nouvel édifice».
Joseph
P. Carreau est maire de février 1879 à février 1881. James O’Cain lui succède
de février 1881 à 1883. Émilien Z. Paradis, de février 1883 à 1886 et enfin
Duncan MacDonald de février 1886 à février
1889. On l’a vu, tous ces maires
sont étroitement liés au développement commercial et industriel. Sous le mandat
de MacDonald, la ville accueille sa seconde voie ferrée et le réseau
téléphonique. Wilfrid Brosseau, le patriarche d’une longue lignée qui se
perpétue encore de nos jours, est élu maire en février 1889 jusqu’en 1891. Un
article de Gabriel Marchand nous dit qui fut Wilfrid Brosseau : «Sur la même
rue Richelieu, l’on trouve un autre de nos concitoyens, M. W. Brosseau qui,
depuis 25 ans, dirige avec une prospérité toujours croissante l’un des plus
jolis magasins de marchandises sèches de Saint-Jean. Pendant les six dernières
années, M. Brosseau a fait annuellement pour $ 60 000 d’affaires. Il est l’un
des pères de la cité depuis 8 ans».
Joseph-Émery Molleur devient maire de février à avril 1891. C’est un cousin
éloigné de Louis Molleur, fondateur du journal Le Courrier de Saint-Jean qui
se veut la voix conservatrice dans le comté. Il ne reste maire que seulement 2
mois. Joseph-Abraham Lomme complète son mandat jusqu’en février 1893. James
O’Cain revient pour la seconde fois maire en février 1893, puis Joseph-Émilien
Hébert en février 1897 et Joseph-Émery Molleur, un self made man pour
employer l’expression de Gabriel Marchand, revient en février 1899. Amable
Bisaillon lui succède en février 1901 jusqu’en février 1903 lorsque Charles
Robert Cousins prend la relève.
Arcade
Decelles (1877-1879)
Joseph-Pierre
Carreau (1879-1881)
James
O’Cain (1881-1883)
Émilien-Zéphirin
Paradis (1883-1886)
Duncan
MacDonald (1886-1889)
Wilfrid
Brosseau (1889-1891)
Jacques
Émery Molleur (1891)
Joseph Abraham Lomme
(1891-1893)
James
O’Cain (1893-1897)
Joseph
Émilien Hébert (1897-1899)
Jacques
Émery Molleur (1899-1901)
Amable
Bisaillon (1901-1903)
Charles
Robert Cousins (1903-1907)
Bourassa, Béchard, Tarte. Si Bourassa se maintient à
la Chambre des Communes, c’est moins parce que le Parti Libéral l’aime que
parce qu’avec lui, il est certain de remporter le comté à toutes les élections.
Afin de soustraire un comté libéral à la Chambre des Communes, les
conservateurs fusionnent les comtés de Saint-Jean et d’Iberville pour n’en
faire qu’un en 1896. Bourassa céde alors sa place à son collègue Béchard, se
retire sur sa terre de Saint-Valentin et y meurt un an plus tard. Durant 42
ans, il avait été pour les Johannais ce député intègre qui allait défendre
leurs intérêts à Ottawa. François Béchard (né en 1830) passa plusieurs
années aux États-Unis, dans l’Illinois, où il épousa Mary Elisa, fille de
William Townshend de Chicago. Revenu à Saint-Grégoire, son village natal, il se
fit instituteur, puis fut élu maire du village. Major de la Réserve militaire
d’Iberville, à la création de la Confédération il se porte candidat au
poste de
député fédéral. Poste qu’il devait occuper pendant 29 ans! Élu par acclamation
en 1867, 1872, 1874, 1878, au retrait de Bourassa, il brigue la députation pour
les deux comtés rouges. En mars 1896, Béchard s’oppose à la «Loi réparatrice»
du gouvernement conservateur en vue de compenser le problème des Écoles du
Manitoba qui coûta le siège à Wilfrid Laurier. Mais les Libéraux, formant
désormais la majorité après l’élection de 1896, hissent Béchard au Sénat afin
de libérer un comté pour Israël Tarte candidat malheureux dans Beauharnois. Ce
transfuge du Parti Conservateur fit grogner quelques vieux rouges du
comté. Laurier réservait le Ministère des Travaux publics à Tarte, il lui
fallait donc un comté sûr pour le faire élire. Tarte fit campagne dans le comté
de Saint-Jean-Iberville en avertissant les électeurs qu’il ne suffisait pas
d’avoir envoyé un gouvernement libéral à Ottawa qu’il faudra, dans 6 mois,
porter Marchand au pouvoir à Québec. C’était mener deux campagnes en une! Tarte
promit la réfection du quai de Saint-Jean, la construction d’un quai à
Iberville, d’un quai à Saint-Blaise, d’un quai à Sabrevois, un autre à
Saint-Paul de l’ïle-aux-Noix afin de faciliter l’expédition du foin aux
États-Unis. Tarte est élu par acclamation le 5 août 1896. Il réalisera au moins
ses promesses. Tarte se désistera pour l’élection de 1900 où le libéral
Louis-Philippe Demers, avocat, est élu. Peu après, Tarte retournera à ses
anciennes amours, c’est-à-dire le Parti Conservateur
François
Bourassa (1867-1896)
François
Béchard (1896-nommé au Sénat)
Israël
Tarte (1896-1900)
La marche de Marchand vers le pouvoir. En ce qui concerne le comté
provincial, les années 1876-1905 sont secouées par des crises majeures. Aux
élections de 1881, certains libéraux locaux, inquiets du patronage exercé par
Marchand comme Commissaire des Terres de la Couronne (depuis 1879),
encouragent
Charles Arpin à se présenter. Mais la popularité de Marchand est indéfectible
et Arpin se retire. En 1885, l’affaire Riel permet à une coalition de libéraux
et d’ultramontains - les castors - de former le Parti National. À
l’élection de 1886, Marchand recueille des appuis auprès de M. Clayes de
Bedford, de François Bourassa, d’Alexis-Louis Demers député provincial
d’Iberville et son fils, Louis-Philippe, futur juge et député fédéral de
Saint-Jean-Iberville ainsi que du jeune Raoul Dandurand, son gendre. Les
Conservateurs parachutent un candidat, avocat à Montréal, Louis-Philippe
Pelletier. Pelletier est un pur inconnu pour les gens du comté. Il reçoit bien
l’appui des conservateurs du coin : les frères John et Henderson Black, Charles
Arpin et E.-R. Smith, propriétaire du News. Peines perdues. Le 5 octobre
1886, Honoré Mercier, candidat Libéral-National au poste de Premier ministre,
est reçu avec enthousiasme à la gare de Saint-Jean. Deux jours plus tard, sur
la Place du Marché, devant un attroupement de 1 200 à 1 500 personnes, Marchand
prononce un discours appuyé par Philippe-Honoré Roy, François Béchard, député
fédéral d’Iberville, Louis Molleur, ex-député provincial du même comté et
Thomas Roy père, maire de la paroisse de Saint-Jean-l’Évangéliste. Le jours des
élections, Marchand l’emporte sur son adversaire 888 contre 600, mais le
gouvernement échappe de peu à Mercier. Les Conservateurs remportent une
victoire à la Pyrrhus. Les déchirements sont trop grands. Un premier duel
montre sa fragilité. Dès les lendemains de l’élection de 1886, un duel oppose
Mercier à Taillon, nouveau Premier ministre, autour du choix de l’Orateur de la
Chambre. Taillon propose Faucher de Saint-Maurice tandis que Mercier pousse
Marchand de l’avant :
«
C’était un bon choix puisque Marchand, ancien
ministre du cabinet Joly, et député depuis 1867, était très au courant de la
procédure parlementaire. Faucher de Saint-Maurice fut battu par 36 voix contre
26; et Marchand élu par 35 voix (lui-même s’abstenant) contre 27. Quand le
greffier remit à Marchand la sonnette traditionnelle, les députés de
l’opposition (les libéraux) se livrèrent à une expresion de joie qui gagna les
galeries».
Le gouvernement Taillon ne fait pas 48 heures qu’il doit céder la place
aux Nationaux. Marchand restera au poste d’Orateur tandis que Mercier sera
entourré d’ex-conservateurs, maintenant castors, à son ministère. Le 4
février 1887, Marchand revient à Saint-Jean accompagné du nouveau Premier
ministre. Ils sont accueillis en héros à la gare. Marchand va travailler pour
obtenir des faveurs pour son comté qui a longtemps été négligé du temps des
gouvernements conservateurs :
«C’est ainsi que, grâce à son député, la Ville
de Saint-Jean reçut la concession d’un superbe terrain d’une valeur de $ 2
000.00 qui fut converti en parc public et baptisé Parc Marchand. L’Hôpital
de Saint-Jean pour sa part reçut une subvention spéciale de $ 500.00. Marchand
s’occupa également de faire réparer le Palais de Justice de Saint-Jean, négligé
par les gouvernements conservateurs, au coût de $ 13 000.00.
Marchand s’employa de plus à faire octroyer
une indemnité de $ 3 500.00 aux victimes du grand incendie qui avait dévasté le
centre-ville de Saint-Jean en 1876, et à subventionner la Société d’agriculture
du comté par le versement de $ 2 200.00. D’autres montants furent aussi
distribués pour des travaux de voirie ou d’égouttement des terres, soit $1
500.00 pour un pont de fer à Saint-Luc et $ 4 500.00 pour le creusement de la
rivière Lacolle, afin de récupérer de 6 000 à 8 000 arpents de terre jusque là
inutilisés».
Devenu Orateur, Marchand peut faire de la bonne société en
invitant la célèbre cantatrice Albani (Emma
Lajeunesse) à venir s’asseoir près
de lui pour assister à une partie de la séance de la Chambre (à une époque où
les femmes n’ont ni le droit de vote ni la possibilité d’être candidates).
Marchand est réélu alors que le Parti National a implosé et est redevenu le
Parti Libéral. Marchand avait comme adversaire le Conservateur local,
Antonin-David Girard. Marchand est réélu au Siège d’Orateur jusqu’à la fin de
la session en décembre 1891. C’est alors qu’éclatait le Scandale du chemin de
fer de la Baie des Chaleurs qui éclabousse tout le gouvernement Mercier et en
particulier son chef. C’est alors que Marchand prend ses distances vis-à-vis de
Mercier : «Marchand lui-même, à Saint-Jean d’Iberville, sans aller jusqu’à
renier son chef et ami Mercier, promet d’insister "pour qu’il n’y ait pas,
à l’avenir, des boodlers à l’intérieur ni à l’entour du cabinet
provincial"».
Mercier se défend comme un diable dans l’eau bénite, parcourt la province
criant son innocence, vient à Saint-Jean, mais le lieutenant-gouverneur l’a
destitué et demandé au conservateur de Boucherville de lui succéder. L’élection
qui suit ratifie la décision du lieutenant-gouverneur, mais le candidat
conservateur Jacques-Émery Molleur est quand même défait par Marchand qui
devient dès lors chef du Parti Libéral du Québec et chef de l’Opposition.
Marchand reprend en mains le Parti mis à mal par le scandale. Sa longue
probité en fait une figure de ralliement pour ceux qui sortaient déçus à la
fois de l’impasse du Parti Libéral-National et de la crise du deuxième
gouvernement Mercier. Seul député à siéger à l’Assemblée législative depuis la
Confédération, il posséde une solide réputation et ses vertus privées font
l’estime même de ses adversaires. Enfin, il jouit de la gratitude de Laurier
dont il avait appuyé l’entrée dans le cabinet fédéral en 1876 et 1877 :

«
Marchand serait le chef sans éclat, mais
rassurant, un peu nécessaire après la turbulence des dernières années. Il
n’était pas très éloquent, mais courtois, lettré, spirituel. Les assauts
d’esprit de Taillon et de Marchand mirent les calembours à la mode au point que
ce devint, à Québec, une scie. Les principaux lieutenants du chef libéral
seraient Charles Fitzpatrick, Jules Tessier, Adélard Turgeon, et le député
d’Yamaska, Victor Gladu».
Le retour à la normal signifie le retour aux vieilles marottes.
Marchand poursuit l’un de ses objectifs : l’abolition du Conseil législatif :
«La Chambre avait rejeté, par 41 voix contre
21, la motion classique, présentée par Cooke, pour l’abolition du Conseil
législatif. Marchand soutenant Cooke, reprocha au premier ministre [Flynn]
de repousser cette mesure, après l’avoir réclamée lorsqu’il siégeait dans
l’opposition. Flynn de répliquer :
- Si M. Marchand arrive au pouvoir, et s’il
veut exécuter son désir d’abolir le Conseil, il ne se maintiendra pas une
session.
- Peu importe! déclara fièrement Marchand. Si,
arrivé au pouvoir, je ne suis pas capable de faire triompher les principes que
je préconise dans l’opposition, je me retirerai.
Marchand arrivera au pouvoir, et ne supprimera
pas plus le Conseil législatif que ne l’ont fait Mercier et Flynn, après
d’aussi formelles promesses».
L’élection populaire de Laurier au gouvernement fédéral en 1896
propulse les libéraux provinciaux, de sorte que Marchand refuse une coalition
de Libéraux et de Conservateurs déçus afin de ne pas répéter l’impasse du
gouvernement national de Mercier. Il préfère laisser agir son gendre, Raoul
Dandurand, secrétaire et principal organisateur du comté chargé des élections
provinciales qui doivent se tenir le 11 mai 1897. Jacques-Émery Molleur se
porte à nouveau candidat conservateur. Cette fois, Marchand ne brigue pas
seulement le poste de député, mais celui de Premier ministre de la Province de
Québec. La campagne, malgré tous les soins apportés, déçoit. Elle est terne.
Les deux chefs ne sont pas des orateurs exceptionnels : «Flynn, secondé par
Cornellier, et Marchand, secondé par Horace Archambault, se rencontrèrent à
Saint-Jean d’Iberville le 29 avril. La séance, courtoise et paisible, ne
rappela en rien les fameuses joutes Mercier-Chapleau».
Marchand est réélu. Lomer Gouin emporte le siège du conservateur Augé à
Montréal. «Dandurand avait fort bien secondé son beau-père. Actif,
intelligent, distingué, il accepta, sans fausse modestie, le titre
d’organisateur de la victoire».
Si Marchand conserve sa touche spirituelle, c’est maintenant un homme fatigué
qui arrive au pouvoir. Il perd de son autonomie devant Laurier qui le prévient
«qu’il verrait mal des libéraux de gauche et des partisans de Mercier siéger
dans le cabinet provincial». Il perd aussi de sa combativité devant les
ultramontains opposés à son projet de Ministère de l’Éducation.
Félix-Gabriel Marchand, Premier ministre et son projet de Ministère de
l’Éducation. Par son
élection, Marchand assoyait les Libéraux au pouvoir pour les 39
prochaines années à venir. «Le cabinet Marchand était ainsi constitué (26
mai 1897) : Félix-Gabriel Marchand, premier ministre et trésorier provincial;
Joseph Shehyn, ministre sans portefeuille; Joseph-Émery Robidoux,
secrétaire-provincial; Horace Archambault, procureur général; George-Washington
Stephens, ministre sans portefeuille; François-Gilbert-Miville Dechène,
ministre de l’agriculture; Simon-Napoléon Parent, ministre des Terres, Forêts
et Pêcheries; Adélard Turgeon, ministre de la Colonisation et des Mines;
James-Edmund Guérin, ministre sans portefeuille, Henry-Thoms Duffy, ministre
des Travaux publics». Marchand a la tâche ingrate de devoir renflouer les
Finances de la province qui accusent un déficit de $ 946 908. sur un budget de
plus de 3 millions. Pourtant, Marchand est un homme propre à exercer une
autorité sans rudesse. Gardant les favoris à une époque où on ne les portait
plus guère, cet aspect d’honnête notaire contribuait à faire de lui un homme
rassurant pour la stabilité financière de la Province. Pour Saint-Jean, il
était devenu un orgueil, une gloire, une fête :
«Après son arrivée au pouvoir, Marchand fit
installer l’électricité dans sa maison de Saint-Jean (sur la rue
Saint-Charles). Un entrepreneur, fournisseur habituel de l’administration
provinciale, lui envoya, en cadeau, une caisse de lampes et d’appareils
électriques. Marchand les refusa, sans cacher son indignation.
De même, pour les destitutions
traditionnelles. L’une des premières victimes fut un ami de Mgr Laflèche,
Alfred Désilets, qui perdit son poste de protonotaire aux Trois-Rivières. Mais
le premier ministre n’exerça point de représailles personnelles. Un de ses
cousins, adversaire de sa politique à Saint-Jean et titulaire d’un petit poste
de l’administration provinciale, vint aux nouvelles, après les élections. Il
s’attendait à la révocation. Le soir, Marchand dit, en rentrant chez lui :
"Je me suis vengé d’Henri".
- Oh, dit madame Marchand, cela ne te
ressemble pas.
- Je l’ai laissé craindre un moment pour son
poste, avant de le rassurer».
Marchand caresse plusieurs projets dont l’abolition du Conseil
législatif et la réduction des pouvoirs et du prestige du lieutenant-gouverneur
nommé par Ottawa, mais ce qui va soulever une levée de bouclier de la part des
forces conservatrices du Québec menées par le clergé, c’est son troisième
projet, celui de l'établissement d'un Ministère de l'Instruction publique. Le
Canada-Français présente ainsi les mesures de réforme avancées par le
gouvernement Marchand :
«Il est presque certain que nos chefs, si
attentifs à tout ce qui se rapporte à cette question, s’attachent à établir
d’abord les quatre bases suivantes :
1 - Création d’un ministère de l’Instruction
publique;
2 - Uniformité des livres scolaires;
3- Amélioration du sort des instituteurs;
4- Répartition plus équitable des subsides
alloués aux diverses institutions de la province…»
Avec le partage des pouvoirs de la Constitution de 1867, l'éducation
était une affaire strictement provinciale. Mais, sous l'influence de Mgr
Bourget et suite au désinvestissement de l'État québécois dans les affaires
sociales et scolaires, c’étaient les congrégations religieuses qui, à forte
majorité, s'occupaient de
l'enseignement. Un enseignement essentiellement
religieux et moral, instrumentaliste et professionnel, qui ne cadrait pas avec
les exigences des besoins de l'économie nouvelle. Marchand en était très
conscient. Lui-même avait élevé sa fille, Joséphine - qui épousera le jeune
Raoul Dandurand, futur ambassadeur à la Société des Nations et sénateur - dans
la règle libérale d'une jeune fille indépendante, n'ayant pas peur d'exprimer
sa façon de penser. Le seul droit de regard que s'étaient autorisés les
différents gouvernements conservateurs de la Province passait par l'œil du
Surintendant de l'Instruction publique. Or, voici que Marchand s'apprête à
déposer le Bill créant un Ministère de l'Instruction publique. Aussitôt, Mgr
Bruchési évêque de Montréal s'emporte. Marchand «se fait fort de montrer le
fondement fort honnête et rationnel de cette présumée "ingérence"
qui, en outre de l'indispensable autorité d'un ministère responsable, prônait
l'uniformisation des livres scolaires, l'amélioration des conditions de travail
des instituteurs, davantage d'équité dans l'allocation aux institutions
d'enseignement, etc.»
Cela ne ralentit pas la cabale catholique. Marchand est obligé d'écrire au
cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Vatican, afin d'apaiser les inquiétudes
romaines. Mgr Bruchési, alors à Rome, travaille si bien que le lieutenant-gouverneur
Chapleau reçoit la missive d'un laconisme absolu : «Pape vous demande
surseoir pour bill instruction publique lettre partie aujourd'hui. Archevêque
Paul de Montréal». Mais Marchand ne peut reculer sans se désavouer, le
discours du Trône étant déjà écrit. Chapleau a beau soutenir le projet Marchand
en écrivant une longue lettre rassurante à Bruchési, mais celui-ci n'en démord
pas : «Le Saint-Père a voulu que je vous écrive personnellement. Le Pape
vous demande, avec insistance, de ne pas présenter cette mesure. Une
modification du système de l'instruction publique provoquerait, actuellement,
une grave désunion parmi les catholiques».
S’ouvre alors une série de correspondances entre Québec et Rome. Le
parrain du projet de loi est le secrétaire provincial Joseph-Émery Robidoux qui
pilote les lectures du projet à la Chambre dès décembre 1897. Robidoux a beau
expliquer que le projet de loi ne change en rien la confessionnalité des écoles
et la place de la morale catholique dans l’enseignement. C’est au Conseil
Législatif, dominé par des conservateurs ultramontains, que le projet de loi va
subir une défaite remarquable (9 pour contre 13 contre). Pour Marchand, c’est
une défaite crève-cœur. Il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que
l’erreur de 1897 soit effacée.
D’autres soucis viennent troubler les jours et nuits de Félix-Gabriel
Marchand. Au début de l’année 1898, le gouvernement fait face à une grave crise
économique qui nécessite un emprunt. Il en blâme, naturellement, le
gouvernement conservateur précédent. De 1892 à 1897, la dette consolidée
s’élevait de $ 24 à 34
millions! La venue de nouveaux impôts serait nécessaire,
mais Marchand, trésorier provincial, s’empresse d’écarter l’éventualité même
d’une telle mesure. Il faudra tirer parti des ressources naturelles et
compléter le tout au moyen d’un emprunt raisonnable de $ 1 000 000. À l’Hôtel
Windsor de Montréal, le 8 janvier 1898, devant de nombreux ministres fédéraux
et provinciaux, Marchand prononce un discours terne sur l’état des finances de
la province. Il ne souffle mot du Ministère de l’Instruction publique. Le seul
succès du mandat résida dans la diminution apportée au prestige du
lieutenant-gouverneur, l’honorable Louis-Amable Jetté qui «a pris la place
de Chapleau à Spencer-Wood (la résidence du lieutenant-gouverneur). Mme Jetté
prie l’administration provinciale de remplacer les meubles, tapis et tentures,
selon l’usage. Marchand refuse, et tient bon, au risque de refroidir les
relations entre les deux familles. C’est ainsi que les libéraux, au pouvoir,
remplirent un article (sur trois) de leur programme».
Le gouvernement Marchand, passé la crise du Ministère de l’Instruction
publique, entre dans une phase paisible parsemée de deuils. D’abord, c’est
Adolphe Chapleau, le vieil adversaire de Mercier, qui meurt. Le Premier
ministre fait déposer des fleurs sur le cercueil et à l’inhumation tient côte à
côte avec Laurier, les cordons du poèle. Puis, c’est Mgr Laflèche, qui soulage
le monde de sa présence. Un peu plus tard, le jeune Raoul Dandurand accède au
Sénat un peu grâce à l’influence de son beau-père. Après l’échec du Bill
Marchand, on propose un nouveau projet de loi sur l’éducation, vague compromis
afin de satisfaire aux exigences du Clergé :
«La réforme ne porte guère que sur les points suivants : a) Création
d’un bureau central d’examinateurs catholiques et d’un bureau central
d’examinateurs protestants; b) distribution gratuite de livres scolaires; c)
Nomination d’inspecteurs d’écoles par le gouvernement provincial parmi les
candidats reçus à l’examen du Conseil de l’Instruction publique, mais sans
recommandation de ce Conseil; d) Enseignement obligatoire de l’agriculture et
du dessin».
Prisonnier de son modérantisme, Marchand ne peut satisfaire un parti
sans déplaire à un autre et lorsqu’il essaie une solution de compromis, il ne
fait que soulever l’insatisfaction générale. Quoi qu’il en soit, l’épiscopat
laisse passer le nouveau projet de loi. Afin d’éviter un conflit qui pourrait
devenir acerbe, le Conseil législatif laisse également passer le Bill. Après un
an, nous pouvons déjà faire le bilan de ce que sera l’ensemble du gouvernement
Marchand :
«
Dans l’ensemble, après l’alerte causée par le
bill de l’Instruction publique, le gouvernement Marchand fut modéré,
s’inspirant beaucoup plus du système Taillon que
du système Mercier. Premier
ministre et trésorier, Marchand voulait équilibrer le budget sans recourir aux
augmentations d’impôts ou d’emprunts. Il refusa d’abord tout nouveau subside
aux compagnies de chemins de fer. Un premier ministre doit savoir dire non - surtout s’il est doublé d’un Trésorier. Après Taillon et Flynn, Marchand
l’éprouvait. Parent, l’homme pratique du ministère, le secondait dans cette
tâche. Mais plusieurs de leurs collègues - tel l’ineffable Robidoux, entouré de
nombreux amis - ne savaient pas dire non. Les crédits de chaque ministère
comportaient un poste de "contingents" dès le premier mois de chaque
exercice, et recouraient ensuite au trésorier. Parent, qui refusait toute
majoration aux entrepreneurs, conseilla au premier ministre d’appliquer la même
règle à ses collègues. Marchand limita les dépenses imprévues des ministères,
pour chaque mois, au douzième des "contingents’ annuels. Les jeunes et
brillants ministres, légèrement impatientés par l’intervention de Parent, se
soumirent sur ce point. Il fallut tout de même, sous la pression d’intérêts
puissants, accorder quelques subsides et quelques prolongations de délais à des
compagnies de chemins de fer. Marchand, l’homme d’esprit qui avait fait jouer
des saynètes, vérifiait que la politique est l’art des compromis».
Marchand semble venir de moins en moins souvent à Saint-Jean. On lui
prépare une fête mémorable à l’île-aux-Noix, lors d’une visite, le 9 septembre
1899. Il renonce aux saynètes mais non aux calembours. À quelqu’un qui
l’appelle «Mon Premier», Marchand réplique : «Me prenez-vous pour une charade?»
Pendant que Parent se charge du patronage pour le compte de Laurier, Marchand
fait ouvrir quelques routes et surveille d’assez près le porte-monnaie de la
Province. Le bilan budgétaire pour l’année 1900 du gouvernement Marchand est
satisfaisant :
«
En présentant son budget, Marchand évalua les
recettes pour l’année financière, à $ 4 300 000 en chiffres ronds, qui
pourraient dépasser les dépenses de quelques $ 400 000. Pour l’année en cours,
1899-1900, l’excédent atteignait non pas $ 23 000 comme on l’avait espéré et
annoncé, mais $ 15 000. De toute façon l’équilibre était rétabli, et l’ère des
déficits enfin clos».
En avril 1900, Marchand se rend à New York pour y rencontrer des
capitalistes et des investisseurs intéressés au bois de pulpe. Ce rôle
accompli, Marchand peut aller accueillir le délégué permanent du Pape et saluer
le départ des troupes recrutées par Laurier pour servir au Transvaal contre les
Boers. D’ailleurs, si la population est heureuse des libéraux, pour les progrès
financiers accomplis par Marchand, elle s’interroge sur les véritables
relations qui existent entre lui et Laurier. Une lettre de Marchand à ce
dernier est significative à ce sujet : «Je puis difficilement aller vous
voir à Ottawa sans soulever tous les cancans de la presse et lui fournir
l’occasion de vous accuser d’intervention dans nos affaires provinciales. Vous
m’indiquerez, peut-être, un jour prochain où nous pourrions nous rencontrer à
Montréal, chez un ami commun et discret, pour conférer de tout cela».
On reparle de l’abolition du Conseil législatif. On en discute, stimulé
en cela par les vrais libéraux. L’Assemblée se prononce en faveur, mais
le Conseil refuse de voter son propre démantellement. De plus en plus malade,
Marchand ne participe pas à l’élection fédérale de 1900. On attend impatiemment
sa démission prochaine. Le gouvernement Marchand accomplit pourtant un dernier
geste par la publication d’un premier livre scolaire à l’usage de l’élémentaire
et qui répond au principe d’uniformisation de l’enseignement : Mon premier
livre. «Ce fut la dernière initiative réalisée du vivant de Marchand».
Mort de Félix-Gabriel Marchand. 25 septembre 1900. Marchand n’en avait pas pour
autant perdu de sa bonhommie d’antan. Il s’amusait à écrire de la poésie
d’esthète. La prose de Marchand se manifeste dans des essais politiques, des
souvenirs de voyage, des considérations sur le fédéralisme canadien. Miné par
l’artériosclérose depuis le début de l’année, «en mai 1900, tombant malade,
il va se reposer chez son fils Gabriel, résidant avec sa famille dans la ville
de Saint-Jean. Après quelques mois de soins efficaces, il connaît l’illusion
d’un regain au point d’annoncer sa rentrée à Québec. Illusion : il fait une
rechute, et doit s’aliter; mais il tient à rester dans la capitale, habitant
rue Sainte-Ursule, chez son gendre, le docteur Arthur Simard. Il y décèdera au
sein de sa famille le 25 septembre 1900, étant alors dans sa soixante-neuvième
année. Il ne s’était guère occupé d’amasser une fortune».
Le corps fut exposé en chapelle ardente dans la salle des séances de
l’Assemblée législative. On lui fit des funérailles d’État somptueuses
auxquelles assistèrent plus de 50 000 personnes. Laurier, Joly, Parent, Flynn,
G. W. Stephens ainsi que 2 citoyens de Saint-Jean, Louis Molleur et James
O’Cain, président du Parti Libéral local, portèrent la bière de la salle de la
Législative au corbillard. Le lieutenant-gouverneur Jetté prit la tête du
cortège et Mgr Bruchési, évêque de Montréal, prononça l’oraison funèbre.
Marchand était le premier Premier ministre
québécois à mourir en fonction. Deux
incidents vinrent assombrir la cérémonie. D’abord, elle était célébrée par nul
autre que Mgr Bruchési, l’adversaire irréconciliable du débat sur le projet de
Ministère de l’Instruction publique : «Il glissa dans l’éloge de Marchand
des réserves sur certains projets, sur certaines mesures… - “Cela n’empêche
pas”, reconnut l’archevêque, “que ses intentions étaient droites et qu’il n’ait
eu recours qu’à des moyens honorables.” Madame Marchand empêcha son gendre,
Dandurand, de faire un éclat. Le jeune sénateur repartit, furieux, pour
Montréal, n’admettant pas qu’on garnisse “d’épines la couronne mortuaire de
Marchand”». L’autre incident concernait
le lieu de l’inhumation. Tout le monde s’attendait à ce que sa dépouille soit
rapatriée à Saint-Jean, or elle fut inhumée à Sainte-Foy, près de Québec.
Simon-Napoléon Parent lui succéda comme Premier ministre, alors que le gendre
de Molleur lui succéda au siège de député du comté de Saint-Jean :
Félix-Gabriel
Marchand (1867-1900)
Philippe-Honoré
Roy (1900-1908)
Évolution de la paroisse sous le curé Aubry. Fortunat Aubry avait succédé
au curé LaRocque en 1866.
Né à Montréal en 1830, il avait fait ses études
classiques et théologiques à Sainte-Thérèse et fut ordonné prêtre à Montréal le
30 septembre 1855. Après un bref passage à l’Île-du-Prince-Édouard, il fut
procureur de l’évéché de Saint-Hyacinthe (1862-1863), curé de la Cathédrale
(1863-1864), encore curé à différentes localités pour arriver finalement à
Saint-Jean. Il entreprit ainsi de compléter l’œuvre de son prédécesseur en
faisant terminer les travaux de rénovation intérieure de l’église en 1874. Il
profita de ces travaux pour faire rebâtir le presbytère. Cette dernière
construction compléta l’œuvre de réaménagement du quartier.
M. Aubry doit participer à la fondation d’œuvres de charité. Il fonde
un hôpital et rétabli le Collège commercial. Frappé de paralysie au cours d’une
visite chez un curé voisin, le 17 février 1892, il est obligé de cesser son
travail et de se retirer à Saint-Thérèse, du 29 septembre 1893 à sa mort, le 8
janvier 1898. Le Père Brosseau dresse ainsi son apologie :
«
Modèle de pasteur vigilant, il possédait un
indomptable courage pour redresser les torts et maintenir ses droits, étant
d’ailleurs perspicace, zélé et orateur puissant. Il voyait vite le danger et ne
tardait pas à le prévenir. S’il fallait lutter pour le conjurer, nulle fatigue
ne comptait. Comme il savait convaincre et toucher jusqu’aux larmes, sa marque
partout est restée profonde et ses œuvres durables. Il aimait la pompe du culte
divin, les sermons courts et les offices à la minute. Sa nature vive et
impressionnable donnait à son zèle la violence d’un Chrysostome; son cœur était
d’un Saint-Vincent de Paul».
Au mystique curé Aubry allait succéder M. Charles Collin, curé de
Saint-Jean jusqu’en 1917.
Éducation fin-de-siècle. Il y a peu à signaler sur les progrès des
institutions enseignantes entre 1876 et
1904. Saint-Jean attend toujours son
Collège classique. En 1883, le gouvernement fédéral organise les casernes
militaires en école d’infanterie (Infantery Corps School), qui est à
l’origine du Royal Canadian Regiment en 1901. Durant l’été, de 1894 à 1899,
plusieurs unités de la Milice viennent y parfaire leur entraînement : ce sont
les 52e (Brome Light Infantry), 54e (Richmond Battalion), 55e (Megantic
Light Infantry), 58e (Compton Battalion), 65e (Mount Royal Rifles),
79e (Shefford Hihglanders) et 80e (Régiment de Nicolet). Du côté
civil, seul le couvent de la Congrégation Notre-Dame progresse d’une manière
que nous pouvons suivre.
En 1882, le typhus apporté par des immigrants irlandais fait beaucoup
de ravages dans la région et nombre de religieuses et de conventines en sont
atteintes. En 1891, le Couvent est l’un des premiers à s’abonner au service
téléphonique. Il fait de même le 31 juillet 1902 pour l’électricité, ce qui
remplace les dangereuses lampes à l’huile en usage jusque-là. À chaque année,
le printemps ramène la fièvre typhoïde, il faudra attendre 1915 pour enrayer le
mal. On le sait, l’aqueduc Molleur puis celui de la Ville de Saint-Jean sont
déficients côté salubrité.
Hôpital de la rue Longueuil. Les bonnes œuvres poursuivirent leur élan
amorcé les décennies précédentes. Fondé en 1868 grâce à un don d'Hortense Bove
Tugault, institutrice française devenue veuve, d'une valeur de $ 12 000, le
premier asile-hospice devient le premier hôpital de Saint-Jean, rue Longueuil,
voisin de l'église. De 1886 à 1889, alors que l’abbé Aubry est curé, on y bénit
la première chapelle et le
premier chemin de croix, puis on ajoute une aile
nouvelle, qui sert de jardin d’enfance, tandis que l’hospice devient hôpital,
avec dans ses salles, une vingtaine de lits. En 1922, passant sous la direction
des Sœurs Grises de Montréal et d'un corps médical formé de dix médecins,
l'hôpital contient cinquante lits. Ce n’est guère spacieux, souligne
Jean-Dominique Brosseau, aussi, devant les besoins chaque jour grandissants, on
doit songer à abandonner l’œuvre du jardin d’enfance, pour faire des deux
constructions un seul hôpital. En 1922, sœur Marie-Rose Lacroix y fondera
l'École d'infirmières en recrutant trois étudiantes. On y enseigne la
pathologie, la morale, l'hygiène et des méthodes de soins par des cours donnés
par des médecins et des religieuses. Ces soins s'adressent aux accidentés, aux
enfants faisant des complications de maladies contagieuses, aux cas
d'appendicite, de calcul (pierre) au foie ou aux reins, de maladies
vénériennes, aux complications d'accouchement ou aux césariennes, enfin les
soins aux mourants jusqu'à l'assistance physique aux morts (toilette et
habillement) réservés surtout aux élèves. En 1924, un département de chirurgie,
sous la responsabilité du Dr Georges Phaneuf, aidé par deux autres chirurgiens
consultants, augmente les services hospitaliers. Neuf années plus tard, un
autre édifice est ajouté au vieil hôpital. En 1933, un bâtiment de 5 étages est
érigé et le premier hôpital devient un hospice pour vieillards. Les
étudiantes iront, en 1937, habiter la résidence du Dr. Bouthillier, façade rue
Jacques-Cartier.
Pompes funèbres et cimetières. Évidemment, le taux de mortalité était encore
très élevé, sinon plus élevé depuis que Saint-Jean était devenue une véritable
agglomération urbaine et non plus seulement un lieu de transit ou de casernes
militaires. À l'habitude d'exposer le décédé «sur les planches», à l'intérieur
de sa résidence personnelle, la maison Grégoire & Langlois offre les
premiers services funéraires. Ces «manufacturiers et importateurs de meubles et
de cercueils» vendent des cercueils aussi bien en bois qu'en fonte. Oliva
Langlois finit par hériter de l'entreprise à lui tout seul et annonce qu'il
offrira un service d'embaumement des corps. Ce qu'offre Oliva Langlois, c'est
plus qu'un «service» (sans mauvais jeu de mots), c'est une transaction
commerciale! Langlois ajoute également la décoration à domicile de chambres
mortuaires, avec des objets tels que tentures, prie-Dieu, cierges, etc. En
1890, les Sœurs Grises, pour leur part, confectionnent des
«robes pour les morts», des robes de deuil. Langlois n’était peut-être pas le
premier à faire dans la pompe funèbre, mais il était le premier à offrir aux
familles intéressées la location d’un corbillard, et pour la mortalité
infantile - qui était grande - le «corbillard pour enfant».
À côté des cercueils de
Langlois, on retrouve les pierres tombales de N. Joubert, «artiste-sculpteur»,
qui vend des pierres tmbales en marbre qui remplacent les éphémères croix de
bois. Un compétiteur, Joseph Chagnon, grave et vend des «pierres tumulaires» en
marbre ou en granit, dont il importe la pierre de Rutland (Vermont). Puis,
c’est au tour du Canada Français à fabriquer et vendre des cartes de
deuil, portant la photo du disparu. De plus, une chronique appelée à un grand
succès, permet d’annoncer le décès d’une personne, la liste des gens présents à
son enterrement, les offrandes de messes, télégrammes et autres bouquets
spirituels. En décembre 1938, le journal Le Richelieu avertit qu’il ne
publiera plus ces listes, parfois interminables, lorsqu’il s’agit d’un notable.
Trop de fautes typographiques semaient la zizanies chez les proches du disparu
qui revenaient se plaindre contre le journal.
Mais, bien entendu, le
cimetière restait la finitude du trajet de la personne disparue. Le premier
cimetière, dont il ne reste plus rien, était tout à côté de la première église,
celle de 1828. Dès 1831, la fabrique de la paroisse Saint-Jean-l’Évangéliste avait
obtenu un terrain de 6 arpents donnant sur l’actuelle rue Laurier, qui servira
de cimetière des années 1830 à 1885. C’est ce cimetière qui portera le nom de Vieux
Cimetière par opposition au nouveau, érigé sur Saint-Jacques, par-delà le
boulevard du Séminaire. Car très vite, le cimetière se trouva environné de
demeures résidentielles, de sorte que, dès 1885, on cessa d’y inhumer des
corps. La paroisse continua d’entretenir le terrain qui semble avoir été laissé
longtemps à l’abandon. Là se trouvaient pourtant, élevés sur des tumulus,
d’anciens monuments funéraires avec les noms des principales familles de
Saint-Jean : Marchand, Larocque, Decelles, Johnson, Arpin… Les proches voisins
préféreraient voir disparaître ce cimetière plutôt que de continuer à être
entretenu. En 1909, les autorités religieuses décideront de la translation des
dépouilles au nouveau cimetière. Cette translation coûtait assez cher et bien
des citoyens répugnèrent à dépenser pour déplacer des cadavres. Afin
d’accélérer les exhumations et vue la parcimonie des marguilliers, la Ville,
exaspérée par l’état du terrain, par la voix du président de son comité
d’hygiène, le Dr Narcisse-Arthur Sabourin, força les propriétaires du Vieux
Cimetière sur la rue Grant à nettoyer, niveler et maintenir ce terrain dans un
état de «salubrité irréprochable». Le terrain sera finalement vendu par
la Fabrique à la Commission scolaire afin d’y établir une école pour les
filles. Durant les travaux de construction, en 1929, l’annaliste de la
Congrégation Notre-Dame notera : «Quatre ou cinq cercueils sont mis à découvert
par jour». L’école Notre-Dame-du-Sacré-Cœur sera complétée en 1930.
Rappelons donc que c’est en
date du 26 juillet 1885 qu’est fixée l’inauguration du Nouveau Cimetière. On
espère cette fois qu’il sera assez loin des zones habitées pour ne plus créer
d’inconvénients. En retour, sa difficulté d’accès - il faudra attendre 1900
pour qu’un trottoir y conduise - a pour effet de laisser les terrains à
l’abandon, non entretenus. Le curé Collin de l’église Saint-Jean-l’Évangéliste
ne cesse de gourmander ses ouailles afin qu’ils entretiennent le cimetière où
les hautes herbes - le foin - envahissent les pierres tombales et les
dissimulent au regard. Finalement, le message semble porter. On aménage de façon
plus utile la nécropole de Saint-Jean. En septembre 1922, on y inaugure un
«magnifique calvaire», il faut attendre cependant un an plus tard pour voir
s’organiser un service d’entretien régulier et convenable. Chaque année voit de
nouveaux travaux apportés par les marguilliers à l’amélioration du cimetière.
Lorsque la paroisse deviendra Diocèse en 1933, l’évêque Forget confiera la
responsabilité de l’entretien du cimetière à la seule Fabrique de Saint-Jean. À
l’exemple du cimetière de la Côte-des-Neiges, à Montréal, le cimetière de
Saint-Jean prendra peu à peu la forme d’un parc agréable à visiter.
Pour conserver les
dépouilles durant la saison froide, parce que le sol est trop dur gelé pour
pouvoir y creuser des fosses, on range les cercueils dans un charnier. Ces
dépôts de cadavres permettent à de jeunes étudiants en médecine de transgresser
la loi et la décence et de voler des cadavres. Pour Saint-Jean, Jean Gaudette a
recensé un seul cas, celui de Benjamin Holmes, dont le corps fut volé au
cimetière de Saint-Luc le 19 décembre 1867. La famille se scandalisa de la
disparition de la dépouille et une enquête finit par le retrouver dans une des
écoles de médecine de Montréal :
«À
Saint-Jean, un charnier se trouvait dans le vieux cimetière utilisé…, depuis les
années 1830 jusqu’en 1885. À partir de l’été de 1885, les inhumations sont
effectuées dans le nouveau cimetière de la rue Saint-Jacques, mais le charnier,
lui, demeure dans l’ancien cimetière jusqu’en 1898. C’est dire que tous les
printemps, de 1886 à 1898, les cercueils empilés pendant l’hiver dans le
charnier du vieux cimetière devaient être transportés par
les rues de la ville
jusqu’au nouveau lieu d’inhumation. Par exemple, en avril 1890, on chargea le
directeur de funérailles Oliva Langlois du transport des quarante-cinq
cercueils contenus dans le charnier. Notons que, du total des cercueils déposés
au charnier chaque année, les petits cercueils d’enfants en représentaient
généralement plus de la moitié. Le 5 juillet 1897, le conseil municipal adopte une
résolution dans laquelle il "prie respectueusement" le curé et les
marguilliers de bien vouloir prendre les mesures nécessaires pour faire
disparaître le charnier du vieux cimetière. Le Conseil explique "que ce
charnier n’est pas protégé contre les rayons du soleil et que, bien avant le
mois de mai de chaque année, la décomposition des cadavres peut facilement être
constatée, d’où il résulte que à l’ouverture d’icelui, des exhalaisons putrides
et malsaines en émanent au grand détriment de la salubrité publique et que, de
plus, le transport des cadavres dans cet état par les rues les plus habitées de
la ville constitue un danger grave pour la santé des paroissiens". Les
religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, qui font la classe aux petites et
jeunes filles de Saint-Jean, et dont le couvent est situé juste à côté du vieux
cimetière, se plaignent elles aussi des mauvaises odeurs émanant du charnier au
printemps. Dès l’hiver de 1897-1898, la fabrique demande qu’on lui présente des
soumissions pour les travaux de démolition du charnier du vieux cimetière et sa
reconstruction dans le nouveau. Le contrat est accordé au maçon Jacques
Cartier, qui effectuera l’ouvrage au mois de juin suivant» (J. Gaudette
pp. 247-248).
Du Franco-Canadien au Canada-Français. En 1876, suite à l’incendie
qui ravagea ses bureaux, le Franco-Canadien doit renouveler son
équipement. Le journal en profite pour se donner une nouvelle présentation : «Le
format devint de 18 pouces une demie sur 24 une demie et on accorda une plus
grande importance aux illustrations. Cela eut pour effet de rendre les annonces
et les textes plus intéressants».
En 1879, on modifie la fréquence des publications. Le journal a toujours 4
pages, paraissant les mardis et vendredis et se vend toujours $ 2.50 l’abonnement
annuel. À partir du 29 avril de cette année, le journal est publié tous les 3
jours : les mardis, les jeudis et les samedis. Cette nouvelle formule cause
tellement d’embêtements qu’elle est abandonnée au bout de 4 ans pour ne publier
qu’un numéro hebdomadaire. Ainsi, dès le mois de septembre 1883, les abonnés
peuvent se procurer tous les vendredis et ce pour la modique somme d’un dollar
par année, l’exemplaire du Franco-Canadien. Le 24 juin 1885, le journal
publie le premier cahier spécial portant sur l’histoire de Saint-Jean, surtout
l’évolution économique de la région.
De sa fondation jusqu’en 1893, le Franco-Canadien connaît 7
rédacteurs en chef, tous professionnels : avocats ou notaires et sympathisants
du Parti Libéral :
Nous connaissons déjà Laberge et Marchand, et nous connaîtrons Gabriel
Marchand. Disons qu’Alfred-
Napoléon Charland (1841-1901) est d’abord avocat,
associé à Émilien-Zéphirin Paradis, puis juge à la Cour Supérieure. Il
collabore également au journal montréalais Le Temps.Jean-Ephrem-Zéphirin
Bouchard (1859-1892), avocat, est élève de Charland. Il participe au Franco-Canadien
et fonde en 1890 le journal La Tombola pour venir en aide aux Sœurs
Grises de Saint-Jean. Ce journal ne paraît que 2 fois, le 30 septembre et le 7
octobre 1890. Traducteur à l’Assemblée législative sous le gouvernement
Mercier, il meurt à son bureau du Parlement. Léon Lorrain (1855-1892),
originaire de Paris, il vient s’installer à Iberville très jeune où il est
recueilli par Alexandre Dufresne, député. Il épouse la fille de Valfroy
Vincelette, co-fondateur du Franco-Canadien. Auteur de plusieurs codes
judiciaires, il est reconnu comme expert juriste pour le gouvernement
provincial. Il se suicide dans les eaux glacées du Richelieu, le 29 janvier
1892, alors qu’il était toujours rédacteur en chef du Franco-Canadien. Son
corps ne put être repêché qu’au printemps suivant, le 4 avril. Poète à ses
heures, il n’a publié qu’un seul recueil, Les Fleurs poétiques (1890).
Le 6 juillet 1893,
Félix-Gabriel Marchand fonde un nouveau journal, le Canada-Français, second
organe entièrement dévoué au Parti Libéral et chargé d'entrer en concurrence
avec le Franco-Canadien
dont les intérêts passent de plus en plus au
Parti Conservateur. Dès lors une correspondance s'échange entre Marchand du Canada-Français
et Isaac Bourguignon du Franco-Canadien. L'essentiel des reproches
de Marchand repose sur les intérêts de la maison Rolland, dont le chef est un
conservateur influent, qui se sont imposés dans les affaires du journal. Bourguignon
répond de façon évasive, prétextant les problèmes financiers tout en réfutant
ses accords avec la maison Rolland (fournisseur de papier). Il renouvelle sa
profession de foi libérale. De 1893 à 1895, le Canada-Français est la
propriété de l'avocat Alphonse Morin, ami et collaborateur de Marchand. Aussi,
le bureau de Morin sert-il de bureau du journal. En janvier 1894, le Canada-Français
s'installe dans l'édifice Maguire sur la rue Richelieu et en juin 1895
déménage encore dans un autre édifice de la même rue, situé à l'endroit où
s'élève aujourd’hui le centre Imagym. Profitant de la clause faisant partie du
contrat enregistré jadis, Marchand récupère le Franco-Canadien lorsque
Bourguignon s'avère insolvable. Le 4 octobre 1895 paraît le premier numéro combiné
du Canada-Français/Le Franco-Canadien. Durant près de 70 ans, le journal
conservera son double titre : «En juin 1898, M. Alphonse Morin vendit le
journal au fils de Félix Gabriel Marchand, lui aussi avocat. Sous la direction
de Gabriel Marchand, Le Canada-Français connaîtra un regain de vie qui
se traduit par l'augmentation de pages».
Le 23 août 1898, l'édition
hebdomadaire du journal passe de 4 à 6 pages. Le 30 juin 1899, le nombre de
pages passe à 8. Le coût de l'abonnement reste pourtant le même. En 1900 paraît
pour la première fois de son histoire la liste complète des travailleurs qui
composent le personnel du journal. Le 1er avril 1902, Le Canada-Français -
puisque ce nom finit par dominer -, déménage son bureau et son imprimerie dans
l'édifice jadis occupé par le Franco-Canadien, au 169 rue Richelieu. En
1905, le nombre de page atteint 10. Ironie du sort, les 2 anciens adversaires,
Isaac Bourguignon et Félix-Gabriel Marchand meurent la même année, 1900. Notons
pour conclure, qu'à la fin du XIXe siècle paraissent 2 petits journaux
éphémères dans la région de Saint-Jean : L'Alliance, journal
hebdomadaire qui paraît du 20 mars 1894 au 23 février 1896, et Le Courrier
de Saint-Jean, hebdomadaire lui aussi, mais organe officiel du Parti
Conservateur, propriété de Jacques-Émery Molleur et qui paraît du 1er mai 1896
au 5 mars 1909 : «Ce journal cessa de paraître suite à un incendie qui eut
lieu le 7 mars 1909 et qui détruit l'édifice où il se trouvait au troisième
étage en même temps que la manufacture de chapeaux que Molleur administrait
depuis 1901 sous le nom de St. Johns Straw Works Company Limited».
Saint-Jean 1900 : les
Gaietés johannaises. Malgré les signes
inquiétants de ralentissement dans l'économie, la ville de Saint-Jean et ses
habitants ont confiance dans leurs édiles. Ses habitants croient dans le Parti
Libéral comme ils croient en Dieu, sans que cela ne crée aucune contradiction.
Ils lisent le Canada-Français et écoutent les sermons du curé Collin. En
période électorale, ils se précipitent aux joutes oratoires sitôt la messe
terminée. Ils respectent leurs patriarches et les traditions. De nouveaux
professionnels s'installent à Saint-Jean : «Dans les professions libérales,
tous se rappellent le vénérable Docteur Bazile LaRocque, venu de Lacadie avec
son frère le Curé Charles, plus tard Évêque de Saint-Hyacinthe, ses confrères
les docteurs Bissonnette et Godin. Les avocats et notaires nous offrent les
noms de Delagrave, Ducondu, Messier, Marchand, Loupret,Laberge,
Archambault, Charbonneau, tous honorables praticiens».
L’un de ces professionnels, N.-A. Sabourin, tient un hôpital sur l’ancien site
de l’hôtel Richelieu jusqu’en 1925. Cet hôpital se veut laïque et se dresse
devant l’austère hôpital des Sœurs Grises, farouchement catholique.
Devant une telle brochette
d’individus qui vont des anticléricaux aux dévots, une société se doit
d’élaborer une série de divertissements équilibrés. D’un côté Emma Lajeunesse,
dite Albani, favorite de la reine
Victoria, née à Chambly; de l’autre les
exploits de l’homme fort Louis Cyr. Au passage, les Johannais se précipitent
accueillir Sarah Bernhardt, de passage au Canada. Au coin des rues
Saint-Charles et de Salaberry, il y a le Théâtre Royal. Il s’agit là d’un
édifice sans aucune grâce, plutôt mal construit, mais qui attire une foule
nombreuse lors des passages de ses célèbres vedettes. Mais l’opéra est un
divertissement de luxe et pas nécessairement à la portée de tous. Dans un tout autre domaine, afin de plaire aux dévots, le prestige
religieux est rehaussé par les spectacles donnés lors des cérémonies annuelles
: Noël, Pâques, la procession de la Fête-Dieu, la Saint-Jean-Baptiste, les
cérémonies d’investitures cléricales, ainsi la fondation d’une nouvelle
congrégation religieuse par la mère Marie-Léonie (Alonie-Viriginie Paradis)
(1840-1912), sœur d’Émilien Zéphirin Paradis. Elle a été béatifiée
en 1984.
Bien des activités autres se déroulent à l’extérieur. L’hiver 1888 est
froid. Les marchands de charbons invitent leur clientèle à acheter leur provision
de combustible pour l’hiver. Le prix est de $ 5.00 et $ 5.50. Dès les
commencements de l’automne, la température a été mauvaise. Il pleut en
abondance et les habitants ont beaucoup de difficultés à sauver les légumes des
champs. À peine la moitié des travaux agraires a été effectuée. Durant tout le
mois de novembre, les jours ont été pluvieux et le soleil n’est apparu que
quelques heures. Le résultat est que tous les champs sont dans un état affreux
et presqu’entièrement recouverts d’eau. Les eaux de la rivière gonflent de
manière inquiétante à ce point qu’elles immergent complètement le brise-glace
placé en amont des piliers du pont Jones. Dès le 7 décembre 1887, les patineurs
s’élancent sur la rivière gelée. À peine rendue à la mi-décembre, la rivière
est entièrement gelée. Le pont de glace est en opération, balisé de sapins
verts.
Il ne pouvait, exister meilleur témoignage de la vie quotidienne que la
photographie. Celles de Saint-Jean sont inestimables. Voici les régates de
1892. Elles se tiennent en face de l’actuel Collège Militaire et tout près de
l’ancien Yacht Club aujourd’hui disparu. Les petits bateaux qui s’élancent sur
la rivière sont occupés par 2 rameurs et un barreur tandis qu’organisateurs et
juges de la compétition se tiennent dans 2 navires à vapeur, loin au large, sur
la rivière. Les badauds sont juchés sur le pont de chemins de fer du
Central-Vermont et sur les quais. La quantité de ces photographies prises
d’année en année agit comme un véritable film montrant, par exemple, l’évolution
de l’édifice du Yacht Club entre 1900 et 1950. D’abord rendez-vous de la jeune bourgeoisie de Saint-Jean
assistant aux régates annuelles, une autre photo,
prise en 1896, nous permet de constater la présence de l’édifice original. Avec
les années, les embarcations à moteur remplaceront les voiliers. Seul l’endroit
reste inchangé. Le Yacht Club devient le Club nautique : «C’était le bon
temps des baignades dans la rivière non polluée, les plongeons du haut du
tremplin, des compétitions de canots et des voiliers, des pique-niques au parc
Laurier tout près, des premiers rendez-vous amoureux de nos chers
grands-parents».
Un centre de baignade bien fréquenté… «un peu trop exclusif sans doute, mais
fort populaire quand même». L’âge de prestige s’étiole. Les dernières
photos nous montreront le Yacht Club presque désert. Il tombera sous le pic des
démolisseurs au début des années 1960.
Les témoignages sont parfois d’un autre ordre. L’année 1896 nous est
particulièrement riche en photographies. De l’hiver 1896, des photos nous
montrent l’une de ces bordées de neige extraordinaire dont parle le
journal de Joseéphine Marchand. Des enfants, emmitouflés dans leurs gros
manteaux se laissent photographier sur la rue Longueuil et sur la rue
Jacques-Cartier, vers le nord. Les branches des arbres sont recouvertes de
neige et de givre. Les poteaux et les fils téléphoniques, les toitures des
maisons et des balcons sont tout blancs. Les rues et les trottoirs sont
déblayés - quand il le sont - par de vigoureux pelleteurs. La neige semble
d’une blancheur immaculée comparée à nos neiges sales et noires.
Mais la belle saison revient et les gens se rassemblent sur le terrain
d’exposition, rue Saint-Jacques. Chaque année, une foire agricole et artisanale
s’y tient. Les fermiers des environs y présentent leurs animaux, leurs récoltes
et les pièces artisanales exécutées au foyer durant l’hiver. Par un bel
après-midi, on organise des courses de sulkey devant la grande estrade
où se massent les amateurs de chevaux, les parieurs, les hommes et les femmes
en casquettes et chapeaux de paille. Une fanfare salue même les vainqueurs…
C’est l’occasion renouvelée pour les rats des villes et les rats des champs de
briser cette cloison érigée par l’urbanisation de Saint-Jean.
Toujours au cours de l’été 1896, un visiteur de marque passe par
Saint-Jean et donne occasion à un autre rassemblement : Wilfrid Laurier, élu le
23 juin Premier ministre du Canada est de passage le 13 juillet : «Certains
avancent qu’il est venu par le chemin de fer, d’autres par bateau». Chose
certaine, on le voit qu’il s’adresse à ses nombreux partisans rassemblés au
port de Saint-Jean, en se tenant sur le pont du navire Alexandria.
Le public johannais a oublié
l’œuvre littéraire de Félix-Gabriel Marchand. Auteur de vaudevilles à la mode
parisienne, quatre de ses pièces demeurent comme exemple d’un mimétisme créatif
peu satisfaisant. Fatenville (publiée en 1869), Erreur n’est pas
Compte (créée à Saint-Jean par les Maugard en 1872), Un bonheur en
attire un autre (acte en vers créé à Saint-Jean en 1883) et Les
Faux-Brillants (5 actes en vers, joués en février 1905 au Monument
National). En plus, Marchand écrit un opéra comique, Le Lauréat. Tous
ces textes font partie du recueil Mélanges poétiques et littéraires publié
en 1899 par la Librairie Beauchemin dans un volume de 400 pages. L’œuvre
théâtral de Marchand n’est pas original en soi et s’avère être un pastiche qui
transpose dans la région de Saint-Jean - Fatenville, voit son action se dérouler «dans une petite
ville à quelques lieues de Montréal» - des intrigues qui sont des satires
de nos mœurs contrebalancées par des monologues intérieurs que constituent nos
ridicules :
«
Avec ses 5 actes en vers, Les Faux Brillants est la pièce la plus élaborée et la plus importante de F.-G. Marchand.
Dans une langue alerte et avec un remarquable sens du
dialogue, on raconte
encore ici l’histoire d’un naïf, infatué de grandeurs, que de louches
aventuriers menacent de soulager de ses biens. Les caractères joliment dessinés
ont de la consistance; l’intérêt, ménagé avec habileté, se maintient pendant
toute la durée de l’action. Sans doute on sent la forte influence des
vaudevillistes de l’époque s’ajoutant à celle de Molière, mais l’auteur
manifeste un talent réel d’écrivain. Aussi peut-on souscrire au jugement,
bienveillant mais fondé, d’un ami, A.-D. DeCelles, selon qui les pièces de
Marchand "dénotent une entente remarquable, un sens étendu de l’art
théâtral et une optique exacte des exigences de la scène"».
Si Marchand écrit pour le théâtre, c’est qu’il y a des talents pour
interpréter ses rôles : «Dans L’annuaire théâtral, de Georges-Henri
Robert, j’ai trouvé un amusant article de Félix-Gabriel Marchand intitulé :
"Mes vrais amis", et c’est dans cette même publication que j’ai lu
une biographie de cette connaissance d’autrefois, le notaire J.-Aimé Lussier
qui, tout en maniant la plume, joua la comédie dans différentes parties de la
province, fit venir nombre d’artistes à Saint-Jean d’Iberville dont il fut l’un
des citoyens marquants».
D’autres œuvres de Marchand sont aujourd’hui complètement oubliées : Les
travers du siècle (1884), L’aigle et la marmotte (1885), Manuel
de formulaire du notariat (1892), Mélanges historiques (1899)…

Mais, à travers ses personnages, Marchand ne nous livre-t-il pas une
caricature de lui-même? Tant d’honneurs lui sont décernés! En 1882, il est
nommé membre de la Société Royale du Canada lors de sa fondation. Deux ans plus
tard, la section française de cette société le choisit comme président général.
Depuis 1879, le gouvernement français reconnaît ses mérites en le nommant
Officier de l’Instruction publique. En 1883, alors qu’il est député, il est
nommé membre titulaire de l’Académie des Muses de Santones, à Royan en France,
Académie dont font déjà partie Victor Hugo et Jules Verne. Enfin, en 1898, il
est fait Officier de la Légion d’honneur, à une époque où ce titre signifiait
encore quelque chose. Bref, Marchand tente de tenir le haut du pavé :
«
Marchand était un gastronome et j’ai lu dans
le Monde Illustré
du 15 novembre 1890 qu’il faisait partie du Club des
21, dont l’histoire a été racontée par le comte de Premio-Réal, consul
d’Espagne à Québec, qui en avait assumé la présidence. Ce club avait été fondé
à Québec en 1879 et c’est là que de joyeux repas réunissaient ses membres.
Parmi les 21, s’y trouvaient : Louis Fréchette, le docteur Hubert Larue, Hector
Fabre, l’Honorable J.-Adolphe Chapleau, Faucher de Saint-Maurice, Oscar Dunn,
Joseph Marmette, Calixa Lavallée, William Blumhart, Nazaire Levasseur, Émery
Lavigne, Charles Baillargé et autres. Comme on le voit, les lettres, la musique
et même la politique y étaient bien représentées».
Joséphine Marchand-Dandurand : une éducation libérale au XIXe
siècle. Il
y a un texte qui relate une partie de la vie de la société johannaise au
tournant du XXe siècle. Il s’agit du journal de la fille même de Félix-Gabriel,
Joséphine Marchand, épouse de Raoul Dandurand. Elle militera dans le mouvement
de revendications des femmes.
Le journal commence par les 17 années de Joséphine. Jeune adolescente,
la voilà courtisée par 2 hommes, Raoul Dandurand et le docteur Guillaume
Prévost. Dandurand est l’amoureux qui cultive une admiration d’ordre culturel
et intellectuel; le docteur Prévost est un ardent qui hésite à avouer sa
passion… Mal lui en prend et Raoul épouse Joséphine. Entre tout cela, Joséphine
est une jeune fille insouciante. Elle s’attarde aux faits extraordinaires de sa
vie. Joséphine demeure fascinée par les événements qui agitent l’opinion
populaire. Ainsi, le fameux hiver de 1883 :
«
En janvier 1883, "la tempête"
retarde de 4 heures les gens qui ont quitté Montréal par train à 15 heures et
se retrouvent à Saint-Jean à 1 heure 30 du matin. Mais ce n’est encore rien, le
19 février 1885, le voyage de Montréal à Québec est retardé de 2 jours. Quant à
l’hiver "extraordinaire", il se situe entre les deux. Le 17 mars
1884, en effet, notre Joséphine écrit : "Nous avons un hiver
extraordinaire. Il y a ici des bancs de neige (Monsieur Beaudry n’était pas là
pour la corriger et convertir ses bancs de neige en dunes de neige?) de 12
pieds, que le soleil de mars n’a pu réduire. Ce matin encore il neigeait à
plein ciel et à gros flocons. Je n’ai pu partir ce matin. Le train est parti
tout à l’heure… pour la première fois depuis 9 jours…».
Les événements politique retiennent aussi l’attention de Joséphine,
telle la pendaison de Louis Riel (1885). Dix jours plus tard, accompagnée de
son père, elle participe à la manifestation où parait Mercier. Devant le
problème des Écoles du Mantoba, Joséphine garde silence, prise entre son père
et son mari, libéraux acharnés, elle ne peut crier à la trahison, puisque s’il
y a trahison, il faut l’attribuer cette fois à la politique de Laurier.
Cependant, dans un discours à Ottawa devant le Conseil national des Femmes,
discours qu’elle prononce en anglais, elle appelle à la tolérance et à la
conciliation de toutes les femmes venues de tous les points du Canada.
Joséphine n’est point rebelle.
Aussi, préfère-t-elle revenir aux affaires quotidiennes. Guillaume Larocque,
mari d’Eugénie Marchand, sœur aînée de Joséphine, meurt avec sa fille d’une
épidémie de typhoïde. Ce n’est là qu’une des nombreuses victimes de ces
épidémies récurrentes. Mais passe l’heure du deuil :

«
Sur un ton plus gai, je remarque que l’on
s’amusait bien à l’époque à Saint-Jean, le cirque d’Adam Forepaugh, vient
planter sa grande tente, qui peut contenir 20 000 spectateurs. Il prétend
exhiber 1 000 bêtes féroces rares dont 100 éléphants savants; et présentera 200
jeux brillants dans l’arène, 1 200 hommes, chevaux et animaux. À ce moment-là,
le cirque russe n’est qu’un petit événement.
Les gens voyagent avec une facilité et
apparemment, un engouement auquel la possession de la voiture automobile
n’ajoutera presque rien. On va de Saint-Jean à Montréal, à Shawinigan, à
Québec, à Ottawa, à la Malbaie, voire en Floride, à Washington, comme de nos
jours.
Plus modestement, on se balade en chaloupe sur
le Richelieu; mais aussi en yacht; Sandy MacDonald invite des amis sur son
embarcation et les amoureux peuvent revenir de l’île-aux-Noix au clair de lune…»
Les Dandurand font même une visite au Président des États-Unis, William
McKinley.
La culture de Joséphine est celle d’une famille bourgeoise, à l’aise et
instruite. Le long panégyrique du R. P. Robillard ne concerne en rien la
qualité d’écriture de Joséphine Marchand. La qualité de l’enseignement dont il
parle était relative à la situation sociale des familles. Rares sont les
familles où les jeunes filles peuvaient écrire, comme Joséphine :
«J’entends la cloche qui tinte dans la nuit;
mêlant un lugubre son à celui de la rafale et nous appelant à prier pour les
morts. Papa et maman sont assis au coin du feu, l’un parcourant un travail sur
l’art de tailler les arbres fruitiers, l’autre lisant L’Histoire de Cicéron
de Lamartine… J’ai lu dernièrement les chefs-d’œuvre du théâtre moderne et
je suis à lire des scènes de mœurs de l’Espagne contemporaine. Je vais revoir
et corriger mes petits essais littéraires, que je publierai peut-être dans la Tribune,
journal récemment fondé par M. Laurent-Olivier David…
Dans cette famille, où nous sommes tous
intelligents, quelques-uns spirituels, tous amis enthousiastes de l’art (tous
plus ou moins ignorants, papa excepté, mais avec de jolies connaissances sur
les faits et les personnages saillants du passé), nous passons de délicieux
moments. Nos jouissances sont celles de l’intelligence. Maman a une grande
intelligence, beaucoup d’esprit, un excellent cœur et des sentiments nobles et
relevés. Papa est très instruit, homme de lettres, avec un esprit délicat et
original…»
Si Saint-Jean compte à cette époque plusieurs enfants issus de quelques
familles hautement situées dans l’échelle sociale, c’est que la qualité
culturelle reflète la richesse matérielle qui a pris près de 3 générations à
s’accumuler. Le R. P. Robillard a raison de dire : «Félix Marchand, soit dit
en passant, était notaire, un simple notaire - j’entends d’abord et avant tout
un professionnel, qui essayait d’assurer le gagne-pain de sa nombreuse famille
par son travail; il n’était pas professeur de littérature à l’Université, à
vingt ou trente mille dollars par année…»
…mais il était fils de Gabriel Marchand, riche commerçant de Dorchester et l’un
des fondateurs de la paroisse Saint-Jean-l’Évangéliste.
L'opéra Black de Saint-Jean. La vie culturelle à Saint-Jean atteint le
comble du raffinement avec la salle d’opéra financée par l'industriel Black. Il
existe des salles communautaires et des activités théâtrales sont tenues dans
les lieux d’éducation. Situé au coin des rues Richelieu et Saint-Charles, le
notaire Jean Frédérick le décrit ainsi : «C'était un très grand édifice,
d'assez fière allure, en briques rouges, surmonté d'un clocheton; avec
l'arrière du côté de la rivière et l'avant rue Richelieu». C'est sur cette
scène que furent probablement présentées les vaudevilles de Marchand, les
troupes en tournées, les comédies musicales. On suppose plus qu'on ne sait que
l'opera-house tint ses activités entre 1880 et 1896. Le décès du
promoteur de l'endroit, John Black, le 12 décembre 1896 semble avoir sonné le
glas de la salle. John était le frère de Henderson Black (1845-1927); c'était
un épicurien, aimant le plaisir et les amusements. L'ironie fut qu'une partie
des bancs de l'opéra, rouges et encadrés de métal noir, a été transportée à la
Cathédrale pour y être installés au deuxième jubé. Après la démolition de l'opera-house,
la compagnie Imperial Oil Ltd acheta le terrain en 1937 et y installa
une station service jusqu'à ce que le garage Viens vienne le remplacer après
des décennies d'opération. Tout cela a aujourd’hui disparu.
Nouvelles voies ferrées et nouvelles gares. Mais le monde était, encore
une fois, en train de changer. Le secteur de la finance ne se comptait plus
seulement en centaines de milliers de dollars, sommes déjà
fabuleuses pour
l’époque, mais en millions. Les nouvelles demandes orientées vers la
consommation de luxe exigeait plus que de la poterie sanitaire ou des conduits
en cuivre. L’accroissement des voyageurs permet d’entretenir une seconde ligne de
chemins de fer. Le Grand-Tronc poursuit le service de la première ligne de
chemin de fer de Saint-Jean. Les prix pour Montréal, en 1888 sont ainsi
affichés : pour une série de 10 passages : $ 6.75; de 30 passages $ 12.35. Une
série de passages pour 3 mois, $ 36.90, pour une demi-année, $ 49.40 et pour
tous les jours de l’année $ 80.00. Une série de 6 billets entre Saint-Jean et
Iberville coûte $ 0.25. La concurence entend profiter de cette mane.
En 1886, la Compagnie de chemin de fer Atlantic & North West
Railway, filiale du Canadien Pacifique, porte son regard sur un vaste
terrain situé derrière le palais de Justice, sur le côté nord de la rue
Saint-Thomas (devenue Foch). Elle demande à la Ville une aide financière pour
la construction d’une nouvelle voie ferrée qui passerait par Saint-Jean. Le
maire, Duncan MacDonald, propriétaire de la poterie, et son Conseil ne se
laissent pas prier :
«Bonus
de 10 000 piastres à la Compagnie The Atlantic and North West Railway
Company et emprunt de cette somme et imposition d’une taxe spéciale
suffisante pour payer
l’intérêt et l’amortissement de cet emprunt. À condition
que le dit chemin de fer passe à travers la ville de Saint-Jean entre les rues
St-Thomas (aujourd’hui rue Foch) et St-Paul. D’y construire et d’y maintenir
une gare ou dépôt convenable, la Corporation paiera à cette compagnie aussitôt
le chemin de fer construit et en opération, 10 000 piastres en bons et
débentures dans 30 ans de leur date et portant intérêt au taux de 5% par année
payable semi-annuellement, etc. Duncan MacDonald. Maire».
La gare, érigée en 1887 sur le terrain de l'ancien asile pour aliénés
marque une halte sur la ligne de chemin de fer reliant Montréal à Halifax,
passant par Farnham, Waterloo, Magog et Sherbrooke. La nouvelle gare se caractérise
par un toit en pavillon prolongé par des avant-toits que supportent d'immenses
consoles. En 1906, on l'agrandit pour lui donner l'apparence qu'elle a
conservée. À proximité du bâtiment, un immense réservoir d'eau alimente les
locomotives à vapeur. Napoléon
Hébert, de Saint-Jean, est le premier chef de la
gare. La Compagnie fait également construire un pont de bois
pour enjamber le Richelieu. Le pont sera partiellement endommagé par le feu en
1908. L’année suivante, la Compagnie entreprendra de construire le pont actuel,
dont une partie pivote afin de permettre la libre circulation sur le canal de
Chambly, apparaîtra comme un modèle d’inventivité. Il ouvre à la circulation
ferroviaire le 14 janvier 1911.
Durant la grande guerre de 1914-1918, les ouvriers de Saint-Jean
utiliseront cette gare pour aller travailler aux fabriques de munitions de
Montréal. Malgré le déclin du transport ferroviaire, la présence d'une gare
dans la ville incite toujours à l'évasion. Quant à l'autre partie du terrain,
la ville de Saint-Jean y aménage un parc inauguré le 27 août 1887 sous le nom
de parc du CPR. C'est sur ce site qu'avait été établi l'Asile des aliénés de
Saint-Jean. En 1906, le parc sera rebaptisé en l'honneur de Félix-Gabriel
Marchand. Sa particularité réside dans son kiosque à musique. C'est là qu'au
début du XXe siècle, le Cercle philharmonique local présentera régulièrement
des concerts estivaux. En 1901, on y installe une fontaine. La fontaine n'y est
plus, mais le kiosque a été reconstruit vers 1940 dans le style de l'époque.
Premiers parcs de verdure. Les activités multiples, les nouvelles entreprises
industrielles, l'afflux du transport, l'occupation des chambres d'hôtels, tout
cela impose à la ville de Saint-Jean de se donner ce que nous appelons
aujourd'hui des espaces verts, des parcs. Félix-Gabriel Marchand en
était bien conscient qui engagea le gouvernement de Québec à donner à la Ville
un terrain situé derrière le palais de justice, dans le but d'y aménager un
parc. «Dès l'automne [1887], on procède à des travaux de nivellement,
puis de plantation d'arbres dans ce qui devait devenir un "petit paradis
terrrestre". Au printemps suivant, on importe des États-Unis une centaine
d'arbres et d'arbustes d'ornement. Pour le gazon, on sème notamment du mil et
du trèfle. On ouvre aussi des allées recouvertes de gravier. Dès l'été 1888, on
construit une "estrade" (sans doute un kiosque à musique) destinée
aux prestation des corps de musique. Ce kiosque sera éclairé à la lumière
électrique en 1902. L'été de 1893, la ville s'enorgueillit d'un "parc […] magnifique à voir […] un des plus beaux endroits de la ville"». D’autant
plus que ce parc est situé derrière la nouvelle gare du Canadien Pacifique!
Un autre parc sera aménagé
dès 1896, cette fois-ci près de la gare du Canadien National, dans le sud de la
ville. «Il sera situé au bord de la rivière, près des casernes, sur une
"lande déserte", partie d’un vaste terrain appelé la
"commune", qui avait déjà servi de pâturage. Le plan de l’ingénieur
L. S. Pariseau prévoit des allées qui vont, "après avoir décrit de gracieuses
courbes, converger au centre, dans une savante symétrie", vers un kiosque
à musique, ainsi qu’une piste cyclable sur le pourtour. On invite la population
à participer financièrement à la plantation des arbres. Il suffit d’exciter la
vanité de "ceux
qui veulent voir leurs noms passer à la postérité".
En effet, le citoyen qui s’engage à payer le coût d’un arbre se verra attribuer
un numéro qui sera apposé à cet arbre, puis le nom du généreux donateur sera
inscrit à un "grand tableau d’honneur, à l’hôtel de ville, à côté de son
numéro. Des gens souscrivent : "Déjà une rangée de beaux érables forment
une courbe gracieuse", peut-on lire en octobre. Le ministre fédéral de
l’Agriculture, Sydney A. Fisher, offre cent arbres ornementaux. En juillet
1898, les membres du club nautique, dont le bâtiment est situé près du parc,
organisent une "excursion au clair de lune" à l’île-aux-Noix. La
recette devait être appliquée à la construction d’une "estrade" à
musique au milieu du parc. Mais le kiosque n’aurait pas été bâti à ce moment,
car deux ans plus tard la Ville autorise le président de son comité des parcs à
en faire construire un à cet endroit. En tout cas, c’est le club nautique qui
paie pour l’installation de la lumière électrique dans ce kiosque en 1901».
Ce parc portera d’abord le nom de Parc Laurier jusqu’à ce qu’on le rebaptise,
en 1906, Parc Richelieu. Si le parc Marchand est resté à peu de choses près
inchangé, le Parc Laurier est disparu avec les années. On y a enlevé les
arbres, le kiosque, les tables et l’usine de filtration l’a sévèrement rongé.
Un scandale de mœurs qui fait jaser. Les
affaires de mœurs n’étaient pas courantes non plus à une époque où le clergé
veillait sur la moralité de ses ouailles, surtout en ville considérée comme un
lieu de perdition. Si beaucoup d'actes jugés vicieux à l'époque ont été commis,
très peu on fait l'objet de scandales publics. On s’en rendit bien compte en
1892, lorsqu’éclata une affaire de mœurs liée, témoignage rarissime, à
l’homosexualité. «UN SCANDALE À ST-JEAN, P. Q.» C’est sous ce titre à sensation
que parut, le mardi 19 avril 1892, dans le journal Le Monde, un bref
article relatant le démantèlement d’un club de 20 à 25 individus se livrant à
des actes qualifiés de contre-nature dont quatre furent arrêtés. Des «membres»
biens en vue de la société de Saint-Jean-sur-Richelieu. Le scandale est tel que
«malgré la nature plus que scabreuse des détails», on en retrouve des
échos non seulement dans cinq des six quotidiens montréalais de l’époque, mais
encore en première page de l’édition du 20 avril 1892 du New York Times!
Environ
un mois avant que la police n’intervienne, l’Église avait lancé une première
alerte parmi la population par le biais d’un sermon du curé de Saint-Jean,
Fortunat Aubry, qui s’élève violemment en chaire contre la «conduite
grossièrement immorale» des membres d’un club connu sous le nom de «Manches de
ligne». L’expression manche de ligne (pour canne à pêche) avait une connotation
très sexuelle, puisque l’argot de l’époque regorge d’expressions qui s’y
rattachent : manche (le pénis) comme dans «emmancher» ou «bien emmanché» pour
bien membré; «avoir le manche» pour être en érection, etc. L’appel du curé se
transforma donc en recours en justice. Pour obtenir des éléments de preuve
nécessaires à des accusations, le maire Joseph-Abraham Lomme (sic!) se rendit donc à Montréal pour y
retenir les services d’une agence de détectives, le Canadian Secret Service.
Un certain nombre d’agents dirigés par le détective Carpenter menèrent enquête.
L’un d’eux, Oscar Malo réussit à infiltrer le club pour y piéger quatre de ses
membres. Les 8, 11, 13 et 16 avril 1892, il se retrouva tour à tour dans
l’intimité de Louis Pierre Genest, marchand tailleur, de Jules Quesnel fils,
avocat, de Delphis Brossard (ou Brassard), clerc du marché de la ville et de
Joseph Prairie, commis pharmacien alors en chômage. Le lundi 18 avril, Malo
porta officiellement plainte contre ces quatre personnes pour «assauts
indécents». Comme la description des actes reprochés est reprise mot à mot dans
chacun des quatre actes d’accusation et des quatre mandats d’arrestation
dressés par le magistrat, il semblerait qu’ils aient été rédigés avant même
l’arrestation des suspects. Voici celui déposé au Greffe de la Paix District
d’Iberville; Ville de St. Jean, Oscar Malo vs Jules Quesnel, fils Offense :
assaut indécent Mandat d’Arrestation: «À tous les Constables ou autres
Officiers de Paix, au aucun [sic] d’eux dans le District d’Iberville: Attendu
que Jules Quesnel, fils, Avocat, de la ville de St. Jean dans le District
d’Iberville a aujourd’hui été accusé sous serment devant le soussigné Magistrat
de District, dans et pour le dit District d’Iberville, par Oscar Malo, de la
cité et du district de Montréal, détectif [sic] à l’emploi de «The Canadian
Secret service» d’avoir, lui, le dit Jules Quesnel fils, le onzième jour
d’Avril mil huit cent quatre-vingt-douze dans la dite ville de St. Jean, dans
le district d’Iberville, illégalement & malicieusement, contre la volonté
du dit Oscar Malo, commis un assaut indécent sur la personne du dit Oscar Malo,
en saisissant les parties secrètes du dit Oscar Malo et faisant des
attouchements indécents & malhonnêtes & contre nature sur la personne
de ce dernier, et en faisant des propositions au dit Oscar Malo à l’effet d’induire
ce dernier à commettre avec lui, le dit Jules Quesnel, fils, une grossière
indécence; contre la forme du Statut fait et pourvu en pareil cas; et contre la
paix de notre Souveraine Dame la Reine, sa Couronne et sa Dignité. À ces causes
les présentes sont pour vous enjoindre, au nom de Sa Majesté, d’arrêter
immédiatement le dit Jules Quesnel, fils et de le conduire devant moi,
Magistrat de district dans et pour le dit District d’Iberville aux fins de
répondre à la dite accusation et être ultérieurement traité selon la loi. Donné
sous mon seing et sceau, ce dix-huitième jour d’Avril mil huit cent
quatre-vingt-douze à St. Athanase, dans le District susdit. [Signé] C. Loupret,
Magistrat de district.
Le
juge Loupret, vénérable citoyen de Saint-Jean, était une éminence en matière de
droit. On ne lui aurait pas confié une histoire aussi sordide si elle n’avait
pas impliqué des personnalités connues et haut placées de la région. D’autre
part, l’emploi d’espions et
d’agents provocateurs relevait d’une pratique établie
depuis longtemps. À Montréal, des agents en civil piégeaient déjà les
homosexuels qui draguaient au Champ-de-Mars dans les années 1880. Il n’est donc
pas surprenant que le Canadian Secret Service ait eu recours à ce type de
tactique pour prendre aux pièges des suspects. Le journal The Gazette comparait même le scandale de
Saint-Jean à celui découvert en 1889 à Londres, qui révélait l’existence d’une
maison de passe de la Cleveland Street peuplée de garçons télégraphistes et
fréquentée par plusieurs membres de la haute aristocratie et peut-être même par
un petit-fils de la reine Victoria. Pour son journaliste : «D’après la
description des pratiques [du club de Saint-Jean] par certains des témoins, les
scandales de la Cleveland Street de Londres n’étaient rien en comparaison.»
C’était, pour le moins, un effet d’amplification rhétorique. Car, peu après le
dépôt des plaintes et l’émission des mandats d’arrestation par le magistrat
Charles Loupret, on procéda à l’arrestation de trois des quatre suspects. Quant
au quatrième, Jules Quesnel fils, il avait déjà pris la poudre d’escampette en
prenant le train pour Montréal. Probablement avait-il eu vent de l’affaire par
quelque collègue ou ami du Palais de Justice où il avait ses entrées en tant
qu’avocat. Malheureusement pour lui, le télégraphe devança le train et la
police le cueillit à son arrivée à la gare Bonaventure. On le raccompagna
aussitôt à Saint-Jean où «l’émoi considérable» causé par l’affaire prit bientôt
des proportions nettement exagérées : une foule de trois cent hommes se réunit
au dépôt pour accueillir le fuyard par des cris et des invectives haineuses qui
annonçaient des coups si ce n’eût été la présence des policiers qui protégèrent
tant bien que mal leur prisonnier.
Le
jour même de ces arrestations mouvementées, les accusés comparurent devant le
magistrat et furent rapidement cautionnés malgré le montant élevé de trois cent
piastres exigé pour chacun. Certains le furent par leurs familles, ce qui ne
surprit guère, d’autres par des amis que l’on pourrait croire membres du club
des «manches de ligne». Quoi qu’il en fut, l’avocat Quesnel fils fut cautionné
par son père, collecteur du Canal de Chambly; le commis pharmacien au chômage
Prairie par un dénommé Joseph Herménégilde Racicot; pour le marchand tailleur
Genest, ce fut un hôtelier du nom de Raphaël Poutré. Enfin, Delphis Brossard,
d’abord cautionné par un parent, le chirurgien-dentiste Octave Brossard, voit
sa caution vite remplacée par celle d’Alfred Lauciau, cultivateur, par Lévi
Péladeau et Louis Chaput, bourgeois, qui se portent garants.
Le juge Loupret ne lésine pas. La première comparution a lieu dès le lendemain,
19 avril. Les quatre hommes sont représentés par Maîtres Girard et Chassé,
alors que la poursuite est assurée par Maître J. -S. Messier. Les parties
s’entendent pour fixer l’interrogatoire des témoins une semaine plus tard, soit
le 26 avril. Le 21 avril, deux jours après cette première audience, une
stratégie défensive semble prendre forme quand l’un des accusés, Louis Pierre Genest,
appuyé de son avocat Me Girard, porte plainte contre Oscar Malo en renversant
l’accusation. L’accusateur accusé se retrouve donc à son tour devant le
magistrat qui remet l’interrogatoire des témoins au 26 avril comme pour les
quatre autres causes. Comme ni les prévenus, ni leurs cautions et pas même
leurs avocats ne se présentent à l’audience du 26, le juge déclare confisqués
les cautionnements et «décharge» Malo de la plainte et de l’accusation portées
contre lui. Les journaux montréalais, qui avaient ébruité l’affaire, restent
silencieux sur les suites et seul Le Franco-Canadien, l’hebdomadaire de Saint-Jean qui, peut-être par
pudeur, n’avait jusque là dit mot, se risque à offrir ces quelques phrases qui
se veulent une conclusion sur le scandale étouffé : «Les quatre individus dont
l’arrestation a causé tant d’émoi dans notre bonne petite ville ont pris la
poudre d’escampette. C’est un bon débarras coupant court à la chronique
scandaleuse qui glosait là-dessus» (jeudi, 28 avril 1892). Il est tout à fait
étonnant que les quatre accusés aient pris ainsi la fuite sans tenir compte des
cautions. Il est plus que possible que cette conclusion abrupte et inattendue
découle d’un arrangement entre les familles, amis et alliés des quatre hommes,
et la justice et les notables de la ville, dans le but d’étouffer un scandale
qui aurait éclaboussé encore plus de monde. Malheur par qui le scandale arrive!
Cette maxime de l’Évangile servit à étouffer un scandale qui déjà faisait
trépigner pas mal de monde de la haute bourgeoisie johannaise.
Second incendie dévastateur. 1904. Le Grand Feu de 1876
avait laissé dans la mémoire des Johannais de pénibles souvenirs. En 1888, le
curé Aubry avait autorisé l’emploie de la cloche de l’église pour sonner
l’alarme en cas d’incendie, mais c’est de la caserne des pompiers que devait
sonner l’alarme pour que tous les citoyens soient avertis du feu, et on
répétera de nouveau l’alarme en se servant de la cloche de l’église afin de
porter le plus loin possible. Le 4 mars 1904, le cauchemar d'un incendie majeur
anticipé se réalise sur la rue Richelieu. Cette fois-ci, ce fut au nord, à
partir de la rue Saint-Charles et du côté ouest que l'incendie se déclara et
progressa. Par un vendredi très froid, l'incendie prit naissance au magasin de
fourrures de M. Ulric Normandin pour s'étendre ensuite à tout un pâté de
maisons. L'incendie a été allumé par le bris d'une lampe dans le magasin.
«L'épouse de M. Normandin, ayant eu affaire dans la cave au-dessous du
magasin, avait dû, attendu l'absence de lumière électrique ce jour-là, se
servir d'une lampe à pétrole. Comme elle remontait, elle fit un faux pas et
laissa choir la lampe qui se fracassa […]
la flamme provoquée par l’ignition de l’huile répandue […]. On n’est plus
habitués à porter les lampes à pétrole».
Le journal Le Canada-Français du 11 mars relate ainsi la catastrophe :
«Vendredi soir, vers 8 heures, l’alarme
appelait notre brigade sur la rue Richelieu, au magasin de fourures de M. U.
Normandin. Nos pompiers en arrivant, n’aperçurent
qu’une épaisse fumée (…).
Même s’il était impossible de déterminer l’endroit précis du foyer de
l’incendie, les pompiers, avec une promptitude qui leur fait honneur, et avec
le concours de la manufacture Corticelli dont la pompe avait
généreusement été mise à leur disposition, se mirent à l’œuvre et pointèrent
leur jet du côté du magasin de M. Normandin. Mais ce n’est que vers les 9
heures que l’on constata combien avaient été inutiles les efforts de nos
pompiers, en voyant la flamme qui avait enfin trouvé une issue, s’élancer à
l’assaut par tous les côtés à la fois.
Alors commença pour notre brigade, une lutte
malheureusement inégale contre le feu, qui eut bientôt fait d’envahir tout le
pâté d’immeubles occupés par les établissements de commerce de MM. Charles
Harbec, marchand de ferronneries, D. Rancourt, marchand de nouveautés, J.-E.
McNulty, marchand de nouveautés, F. Payette, marchand-tailleur, W. McNulty,
marchand de chaussures, et U. Normandin, marchand de fourrures.
Les pertes causées par l’incendie attteindront
d’après les apparences, le chiffre énorme de cent mille dollars…
Nos braves pompiers nous demandent de vouloir
bien remercier publiquement M. O. Langlois et Fils, marchand de meubles, ainsi
que MM. Percy Smith et Chester Wilkinson, qui ont eu l’amabilité de servir du
thé de bœuf et du café durant le terrible incendie de vendredi dernier».
D’une ampleur moins dévastatrice que l’incendie de 1876, celui de 1904
apparaît plus symbolique que grave. Il marque une césure qualitative et
quantitative qui, comme une crevasse, éloigne le monde de Marchand (mort en
1900) et de Molleur (mort en 1904) de celui qui pointe à l’horizon : la Singer
qui sera dès 1905 la maîtresse d'œuvre de Saint-Jean-de-Québec.
Bonjour M. Coupal,
RépondreSupprimerJe me demandais si vous êtes certain que c'est vraiment la photo du curé Aubry que vous avez publié.
Dans ma famille nous avons 3 photos de ce prêtre et nous le connaissons sous le nom du curé Moreau. Parmi ces 3 photos il y en a une qui est identique à celle que vous publiez.
Le nom d'Aubry est retenu par J.-D. Brosseau dans son Saint-Jean-sur-Richelieu, où l'on peut voir un montage des photos des premiers curés de Saint-Jean. J'ai reproduit cette page dans un message précédent (L'Âge de Croissance) où l'on voit 4 autres curés. Ceci dit, le portrait que vous me faites parvenir ressemble assez à celui désigné comme étant Aubry.
RépondreSupprimerAuriez vous plus de photo sur l'ancien pont de train demolie a st jean sur richelieux
RépondreSupprimerJe m'excuse du retard, j'ai eu de grosses difficultés avec les modifications de Blogger. Il s'agit sans doute du pont du Central Vermont (ou Canadien Pacifique), ce pont de bois qui ressemblait à un pont d'allumettes comme on en retrouve dans les vieilles photos de western. En fait, on en voit une partie dans une photo du Yacht Club, plus haut, en arrière plan.
Supprimerhttps://4.bp.blogspot.com/-JtnyEwMy8ig/VJDdDlOHYAI/AAAAAAAAiYc/EFvIewczgKM/s1600/6413.jpg
Sur cette autre photographie, on le voit d'un peu plus près. Les gens s'y assoyaient pour voir les régates au Yacht Club.
https://4.bp.blogspot.com/-ilq3cUm1fVA/VJISUCGJtjI/AAAAAAAAiiw/TyYb-dQy2Ns/s1600/pont%2Bdu%2BCN.jpg
Bonjour, pouvons-nous acheter une photo pour l'installer dans l'un de nos immeubles?
RépondreSupprimerVous pouvez prendre toutes les photos que vous voulez, je n'ai aucun droit d'auteur sur celles-ci. Elles sont du domaine publique. Gâtez-vous!
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