Table des Matières:
Introduction
Signification
La circulation des affects : Éros, Thanatos et Imagos.
Les psychonévroses.
La psychopathologie des collectivités.
Le coefficient d’«inattention à la vie».
Dans les quatre premiers messages Civilisations: mode d’enquête, nous en sommes restés au niveau de l’Historicité et aux quatre «sens de l’unité». Les trois principaux, hérités du mécanisme dramatique aristotélicien de l’unité dans l’espace, de l’unité dans le temps et de l’unité dans l’intrigue, auxquels nous avons ajouté le sens de l’unité corporelle de la civilisation, montrent sur quelles bases l’Imaginaire structure sa représentation de son développement dans l’espace et dans le temps. Nous allons maintenant accéder au niveau symbolique de la représentation sociale. Ce niveau nous permettra d’explorer et, peut-être, de mieux comprendre la structure psychique des civilisations. Celle-ci se structure sur la circulation des affects, entre l’Éros (le désir amoureux) et Thanatos (l’agressivité haineuse) régulés par les Imagos qui, du niveau familial, sont projetés sur et introjectés par les institutions civilisatrices. C’est la grande autoroute à double voix contraires entre les liens interpersonnels et les relations sociales.
La seconde étape de l’analyse consistera à identifier les psychonévroses qui peuvent interférer dans le développement du processus civilisationnel. Elles relèvent de plusieurs ordres et marquent moins des états d’exception que la régularité de la vie en société. En effet, depuis que Freud, dans Malaise dans la civilisation, a conclu que de la discipline et de la contrainte des pulsions qui animent les individus, nous savons que la Psyché développe des stratégies de compensation névrotique qui, tout en permettant d’assumer le malaise, rendent possible l’adaptation de l’individu avec la collectivité. Mais la stratégie de compensation va rarement sans certains revers morbides, d’où l’importance d’identifier les psychonévroses qui atteignent les civilisations et d’en établir un profil.
Car ces psychonévroses peuvent parfois et facilement dériver vers une psychopathologie, telles la psychose ou la schizophrénie. Éros et Thanatos basculent dans des états profondément morbides de la Libido et de la Destrudo. Ce sera là la troisième étape de notre enquête du Symbolique. Contrairement aux psychonévroses, les psychopathologies peuvent conduire une collectivité à son borderline, entraîner des états seconds qui vont de la Libido agressive à la Destrudo abjectivante. Ces états seconds affectent aussi bien les civilisations de l’intérieur qu’ils peuvent conduire leurs contacts avec des civilisations étrangères à la limite du génocide. Là aussi il est possible d’établir un profil des comportements morbides que les civilisations ont expérimentés au cours de l’histoire humaine.
La dernière étape que nous étudierons concerne plus spécifiquement la conscience historique, avec ce que Bergson appelait le coefficient d’«inattention à la vie», qui équivaut à une condensation psychologique des temps: Éternel retour, Rétroprojection, Angoisse de la répétition historique. L’effet de ce coefficient se traduit généralement par une régression qui risque de mutiler le développement de la collectivité au nom d’une condensation psychique des temps qui nie le présent, le principe de réalité, dont l’aspect «déplaisir» est trop traumatisant ou trop désespérant pour la collectivité entrée en état d’anomie ou de dysfonction du Socius.
Notre enquête en est donc rendue à scruter l’infrastructure psychique des civilisations et de leur processus à travers le métissage des cultures et les contacts entre nations et peuples. De toute cette enquête sur le Symbolique, nous pensons sortir la Signification de l’Histoire dans la mesure où les civilisations, par les membres qui les constituent, sont coincées entre un réel existentiel fait de nécessités, de réalités et de contraintes et une Psyché qui, toute aussi réelle dans son existentialité, influe sur les représentations qui dédoublent la vie vécue en vie rêvée, où interviennent des contingences, du plaisir et des aspirations d’ordre du progrès, de l’élévation de la nature humaine vers un état d’esprit supérieur. Dans cet entre-deux psychique et tragique, les hommes ne cessent de se débattre, depuis leur apparition sur terre, depuis qu’ils vivaient encore proche de leur nature animale au paléolithique jusqu’à nos civilisations hypertechnicisées et urbanisées. À travers cette constante, cette solidarité des générations, les civilisations sont intervenues comme autant de modes d’adaptation de la Psyché au Socius et à la nature environnementale. D’où l’importance de bien explorer cette dimension de la Signification et du sens de l’Histoire, qui seuls parviennet à véritablement condenser en représentations le «sens de l’unité» et ses fractures.
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La Signification historique que nous nous proposons d’analyser est constituée de données de base qui sont l’enjeu de la circulation des affects à l’intérieur des civilisations. Les affects agissent comme des petites usines qui transforment les instincts et pulsions en sentiments; ils peuvent tout aussi bien faire de l'Éros une libido déchaînée qu'un amour mystique des plus chaste; transformer Thanatos en destrudo exterminatrice que l'apaiser à travers une tolérance libérale. Ces affects, en effet, sont de deux ordres: l’Éros, où l’amour tel que nous pouvons l’entendre dans ses différentes définitions et Thanatos, ou l’agressivité, qui confine généralement à la haine, plus monolithique dans ses motifs profonds et ses conduites (puisqu’il s’agit, généralement, de l’exclusion, sans autres formes de procès, de l’autre ou de soi). Puis, il y a les régulateurs, les Imagos, qui agissent en tant que codes affectifs, prenant naissance à l’intérieur du lien privilégié de la famille, de la domesticité, pour se voir prêter aux (et ramener des) grands ensembles collectifs: la communauté, la société, la culture, la civilisation. Les civilisations, comme les individus, ont leurs codes de régulation des affects. Il est impossible d’approfondir le sens de l’histoire des civilisations sans s’arrêter à cette circulation des affects et aux codes qui la régularisent. En Occident, les sentiments individuels en sont venus à être portés du centre des liens interpersonnels jusqu’à être rigoureusement encadrés par la société (par ses clans familiaux, puis ses castes, ses ordres, ses classes), situant les codes au centre des relations sociales (le mariage doté côté Éros comme la vendetta côté Thanatos). C’est ainsi qu’il est possible de saisir le destin d’une civilisation en fonction de la libération ou de la rétention de ses relations, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur dans ses rapports avec les autres civilisations. Relations où l’Éros domine sur Thanatos; relation où Thanatos domine sur l’Éros; relations neutres où les civilisations cohabitent tout en se regardant, tantôt avec envies tentatrices, tantôt comme chiens de faïence.
Les psychonévroses collectives sont les états les moins morbides et dues à des contradictions psychologiques et sociales, entre les exigences de la vie en collectivité et le coût psychologique qu’elles entraînent pour les individus qui l’emmènent avec eux lorsqu’ils accèdent à des fonctions sociales. Les états psychonévrotiques, bien que moins spectaculaires dans leurs effets, sont toutefois plus courants. Certaines de ces psychonévroses peuvent être dites introverties, car elles se résument à un «spectacle» que la société se donne à elle-même; elles sont dites extraverties lorsque ce «spectacle» s’adressent aux autres. Dans un cas comme dans l’autre, elles s’apparentent à une hystérie collective. Comme dans la psychanalyse individuelle où il est possible d’identifier les cas de névroses hystériques et phobiques; avec les cas de psychonévroses hystériques, les collectivités exposent une image d’elle-même positive à laquelle elles adhèrent tout en refoulant, au plus profond d’elles, inconsciemment, les images négatives. À ce titre, presque toutes les collectivités, comme les individus, sont névrosées. La collectivité québécoise est un excellent cas-type de névrose hystérique introvertie dans la mesure où elle ne cesse d’extérioriser à elle-même une «bonne image de soi» tout en refoulant, à la limite de l’angoisse paranoïde, la haine de soi et les «mauvais imagos» d’elle-même. Le cas des Empires occidentaux de la fin du XIXe siècle, par contre, présentait une névrose hystérique à travers la «mission civilisatrice» comme l’image de nations généreuses exportant leur image de soi positive (l’idée de progrès) à l’ensemble du monde, refoulant les intérêts hypocrites et profiteurs (l’impérialisme) qui les motivaient profondément et fort consciemment. Le cas du roi Léopold II de Belgique est celui d'un véritable hystérique extravertie, cachant sous les apparences de philanthropie une immense exploitation esclavagiste au Congo où se pratiquaient, sur les indigènes qui ne ramenaient pas assez du précieux latex dans ses entreprises de récolte de caoutchouc, des mutilations physiques sans nom.
À l’opposée, la névrose phobique vie de cibles menaçantes, réelles ou fantasmées, qui l’entretiennent. L’angoisse paranoïde occidentale s’est nourrie des angoisses phobiques de différentes nations: la peur de l’Allemagne d’avoir à affronter simultanément deux adversaires sur chacun de ses flancs (le célèbre plan Schlieffen) orienta le comportement diplomatique de Bismarck durant vingt ans, laissant la table mise pour l’éclatement de la Grande Guerre. La province d’Ontario, au Canada, redoutant l’invasion franco-catholique vers les provinces de l’Ouest, provoqua la sécession, puis la guerre civile au Manitoba à deux reprises. Par contre, on retrouve des comportements contra-phobiques correspondants dans l’Allemagne de Frédéric II, qui, pour réunir le Brandebourg natal et les autres territoires de son royaume morcelé, n’hésita pas à s’engager contre des coalitions constituées d'ennemis supérieurs en force et en nombre. De même, l’Ontario, en se faisant le cœur du Canada, a réussi à y inscrire la capitale nationale (plutôt que de supposer la création d’un territoire neutre qui serait l’équivalent du district de Columbia où les Américains ont érigé leur capitale nationale, Washington) et à profiter de l’intégration de ses principales cités dans l’économie des grands lacs avec les villes américaines sœurs. L’Ontario entreprenait ainsi un développement qui en fit, durant tout le XXe siècle, la province exceptionnelle du pays: hyperindustrialisée, urbaine, financière, exportatrice, avec un pôle d’attraction démographique à nul autre pareil au Canada. Ni l’Allemagne de Bismarck, ni celle de Frédéric pas plus que l’Ontario des XIXe et XXe siècles étaient des puissances supérieures à leurs voisins immédiats, mais le fait d’exposer en «spectacle» leur témérité et leur audace fit en sorte que les autres puissances apprirent à les redouter sans oser les confronter. Elles projetaient ainsi leurs phobies sur les autres, les intimidant toujours, les châtrant parfois. Désormais, ni l’Allemagne ni l’Ontario (dont l’une de ses grandes villes fut longtemps appelée Berlin avant de devenir Windsor durant la Première Guerre mondiale) n’auraient peur désormais, mais les autres trembleraient devant leur puissance! Entre l’hystérie et la phobie, ces deux entités géographiques, l’une nationale, l’autre provinciale, ont fini par accroître leurs richesses sans résoudre pour autant leurs angoisses phobiques.
Les névroses traumatiques surviennent après un choc traumatisant subit par une collectivité et qu’il faut perlaborer, c’est-à-dire lui trouver une solution culturelle afin de surmonter les effets létals du trauma. Ainsi, la conquête de l’Écosse fut suivie d’une révolution culturelle qui devait se répandre dans l’ensemble de la civilisation occidentale au XVIIIe siècle: en économie, en techniques industrielles, en littérature, en philosophie, les Écossais répandirent leurs idées et leurs inventions partout dans le monde et purent ainsi assimiler le choc traumatisant de passer à l’intérieur de l’ensemble du Royaume-Uni dominé par l’Angleterre. Mais les perlaborations ne sont pas toujours aussi gratifiantes et à portée universelle dans leurs révolutions. Certaines sont, à l’inverse, perverses et visent à refermer les victimes sur leur trauma, tout comme fit le clergé catholique québécois aux lendemains des violentes répressions des insurrections de 1837-1838, lorsqu’il s’annexa le discours national et l’investit de jansénisme et de contrôle moral des membres de la société. Le fascisme italien, de même, est issue des ratés du Risorgimento du XIXe siècle qui furent consacrées par l’incurie parlementaire et les défaites militaires et diplomatiques de la Grande Guerre (Caporetto et le refus des alliés d’accorder les terres irrédentistes réclamées par l’Italie au Congrès de Versailles). L’État fasciste de Mussolini et ses projets impérialistes apparurent comme la perlaboration par laquelle les Italiens surmonteraient les crises entraînées par l’unification italienne et son entrée comme puissance mondiale alors que sa démocratie était incomplète et son libéralisme encore satellisé par des puissances comme la Grande-Bretagne et la France.
La névrose narcissique est la névrose des grands États, des grands Empires. Elle consiste à user de soi-même comme référent universel. Rome, la Papauté hildebrandienne, la Chine des Han, l’Empire britannique, la France monarchique puis républicaine, enfin les États-Unis ont tous utilisés des solipsismes pour considérer que le reste de l’humanité devait s’organiser autour de leur puissance et de leurs valeurs. La névrose narcissique fait voir les États et les peuples comme les centre du monde. l’axium mundi.
Enfin, la névrose obsessionnelle est la plus répandue dans la mesure où elle infiltre les cultures et tend à les ritualiser, y inhibant les affects par un procédé subtitutif intellectuel. Ainsi, les religions sont des névroses universelles, dans la mesure où Freud les considérant comme obsessionnelles, étaient étendues à des collectivités entières. D’où la force des religions réside moins dans le contenu théologique intellectuel que dans les rites cultuels, itératifs et inhibitifs, souvent superstitieux, qui en constituent la pratique religieuse. Les idéologies prêtent souvent à devenir des lieux de névroses universelles: le nationalisme, le socialisme, le communisme, le fascisme, etc. ont été vécus selon des rites collectifs chargés d’inhiber les affects dans des opérations itératives: cérémonies, serments, oppositions manichéennes entre bons et mauvais imagos, devoir de mémoire, culture du ressentiment, etc. Les aspects, dogmatique des religions, doxologique des idéologies, entraînent une intolérance qui suscite la mise en œuvre d’Inquisitions et de tribunaux d’exception. Du catholicisme romain au diamat stalinien, il est moins important de savoir le contenu exact de la doctrine que de la répéter conformément aux mots d’ordre militants et de toujours céder devant ses diktats plutôt que même songer à leur résister. Dans toutes formes de despotisme et de totalitarisme, la névrose universelle joue son rôle de déficience affective face à l’intellectualisation de l’Éros. L’Islam radical, l’hindouisme intégral, le fondamentalisme biblique américain sont des lieux de concentration de névroses universelles qui éclatent en violences désordonnées et ciblées (aussi suicidaires que sadiques) contre des fantasmes phobiques extérieurs. Ils sont en perpétuels djihad et poursuivent des croisades abandonnées depuis le Moyen Âge par les puissances occidentales pour qui, le marché des idéologies apparaît plus profitable afin de consolider leurs sociétés de consommation capitalistes que les vieilles traditions religieuses. Érotisation de la pensée, destrudinalisation de la rhétorique, la névrose obsessionnelle prête donc souvent le flanc à une interprétation littérale de ses appels, d’où la facilité de passer rapidement de la psychonévrose à la psychose pure et simple. Il n’y a pas jusqu’à la science, la technique, la philosophie qui peuvent devenir autant d’inhibition (de l’Éros comme de Thanatos) et ne pas échapper aux effets délétères de la névrose obsessionnelle.
D’autres troubles du comportement collectif méritent qu’on s’y arrête. L’hypersymbolisation pourrait être associée à une forme ou une autre de névroses ou de psychoses. Lorsqu’elle concerne des institutions sociales, elle vise à en faire autre chose que des outils de gouvernance et de développement pour projeter sur elles des symboles personnels, familliaux, toujours infantilisants. La Nation considérée comme une figure maternelle (bonne et/ou mauvaise), l’État comme figure paternelle (bonne et/ou mauvaise), le Peuple comme figure infantile (bon et/ou mauvais), la confession religieuse (également une autre figure maternelle), les institutions périphériques: l’Armée, le Clergé, la Bureaucratie, tous paternalistes, etc. Tous sont des institutions sociales qui vivent, souvent consciemment, de l’aura projetée sur elles par les individus du groupe et qui réintrojectent cette aura dans le but de mieux maîtriser leur domination sur les membres de la collectivité. L’hypertrophie ou l'hypotrophie de valeurs sociales appartiennent surtout au niveau idéologique. Certaines valeurs sont hypertrophiées durant les étapes charnières d’une histoire. On connaît la place que la vertu tenait comme principe chez Robespierre: «Périssent les colonies plutôt qu’un principe». Déjà, chez Rousseau, l’idée de vertu dépassait ce que la religion chrétienne tenait comme nécessaire mais pas suffisant dans le comportement du chrétien en vue de sa rédemption. Avec Robespierre, la vertu devenait nécessaire et suffisante pour faire un bon et honnête citoyen-patriote. Comme la vertu est une «vertu» plutôt rare, sa guerre aux fripons et aux concussionnaires le conduisit à l’étape ultime de son propre sacrifice. À l’opposée, certaines valeurs sont hypotrophiées, telle l’entraide, la charité et la coopération dans le capitalisme. La charité est vue comme une entrave à la force de travail des individus; l’entraide comme une trahison des modes de production et la coopération comme une antithèse à la compétition, seul moteur du progrès du développement économique. La race est généralement une valeur hypertrophiée au cours de l’histoire contemporaine, tandis que la citoyenneté l’était dans l’Antiquité hellénique. La générosité est une valeur hypotrophiée en temps de guerre, où c’est le chacun pour soi dans les conditions les plus difficiles du conflit, tandis que la notion du travail est hypotrophiée par celle du salariat qui promet un montant d’argent pour un temps de production d’objets manufacturés pour le marché. L’investissement financier, par contre, est hypertrophié dans la société actuelle où le financement vise moins à développer la production qu’à nourrir la spéculation et le transit des valeurs symboliques sur le marché des valeurs qui entraînent des crises dès qu’on essaie de traduire leur symbolique en monnaies réelles, sonnantes et trébuchantes.
Les collectivités ne sont pas à l’abri des perversions dites infantiles (ou partielles) qui finissent par s’extérioriser à travers des canaux culturels et se répandre au niveau des valeurs parmi les sociétés atteintes de psychoses voire de névroses fonctionnelles. L’exhibitionnisme apparaît dans les cas de névroses narcissiques comme on l’a vu plus haut. Le voyeurisme est souvent présent dans des petites sociétés minorisées qui regardent aller les plus grandes collectivités. La xénophobie comme phobie et le chauvinisme comme contre-phobie se manifestent également dans les cas de névroses phobiques. Le sadisme est souvent le lot des puissances dominantes: les ravages en Westphalie sous Louis XIV, la destruction de Carthage par Scipion Émilien, le pilonement au napalm du Vietnam par les armées aéronavales des États-Unis, les terreurs hitlériennes et staliniennes sont autant d’expressions sadiques d’une collectivité qui dépassent le seul charisme de chefs eux-mêmes perturbés dans leur esprit. Le masochisme se développe dans des sociétés hypotrophiées, enfermées dans leur territoire et qui se ferme aux autres. La culture japonaise est pleine de rites masochistes où le sepuku, avec son rituel cérémonial, est l’expression la plus extrême. Au temps du Shogunat des Tokugawa jusqu’au spectaculaire suicide de Yukio Mishima, la légende des 47 ronins a véhiculé cette perversion justifiée par un code d’honneur stricte aristocratique et militaire diffusé dans l’ensemble de la société. Replié également sur lui-même, le Québec nationaliste-clérical de 1850-1960 a préféré plutôt jouir d’un masochisme moral que physique, bien que les exigences de containment psycho-sexuel aient été assez fortes pour établir une pression à l’origine d’une dysfonction à la fois sociale et individuelle parmi ses membres. L’oblation à la figure divine projetée sur les autorités patronales, politiques et cléricales a maintenu un assujettissement sans nom sur les Québécois pour plus d’un siècle. L’inhibition des affects a créé une société inexpressive sauf à travers un code figuratif et littéraire formel vite asceptisée. Les «dissidents» de la culture dominante n’avaient plus qu’à aller se faire voir ailleurs, à Paris ou à New York.
Enfin, les motivations qui animent les liens interpersonnels comme les relations sociales peuvent être de natures psychopathologiques. L’Éros devient libidinal et l'hybris destrudinale. Le profil des comportements de civilisations permettent de mieux les comprendre tout au long de leur histoire, de même que c’est au long de cette histoire que le profil s’est forgé. Les motivations qui les stimulent peuvent aussi bien encourager son développement que mettre les civilisations voisines en danger. Les conquêtes peuvent devenir des métissages aussi bien que des exterminations génocidaires. De même, les civilisations peuvent réagir d’une manière aphasique, se laissant dominer, voire écraser devant un défi que présentent des contacts devant lesquels elles ne trouvent pas de solution pour leur propre intégrité.
Nous entrons alors dans le domaine de la psychopathologie des civilisations et des cultures. Pierre Mannoni définit la psychopathologie collective comme «la science qui se donne pour objet les phénomènes morbides de groupes. Elle s’intéresse donc à tous les troubles qui apparaissent dans les sociétés, qu’ils soient de nature structurale ou fonctionnelle» (1). Ces phénomènes morbides sont nombreux, bien qu’ils atteignent davantage des groupes relativement restreints plutôt que de grands ensembles comme les nations et les civilisations. Mais il arrive parfois que ces grands ensembles en souffrent, sous le coup d’un défi naturel mal assumé ou d’un traumatisme issu d’une rencontre avec une autre collectivité de même envergure. Il arrive aussi que le traumatisme se déroule à l’intérieur de la civilisation, entre différentes cultures en compétition ou des États paroissiaux en état de guerre. L’Éros se réduit alors au niveau purement libidinal, comme une conquête amoureuse peut très bien se transformer en viol. À la Libido on peut ajouter la Destrudo dans la mesure où Thanatos précipite l’agressivité dans une voie qui peut conduire au génocide ou même à un auto-génocide. C’est ce qui est arrivé à de multiples reprises lorsque les grandes civilisations technicisées d’Europe rencontrèrent des sociétés qualifiées de primitives, dont le développement au niveau technique ne pouvait vaincre l’adversaire. Dans ces affrontements, plus souvent, contrairement au récit mythique, Goliath l’emporta sur David. Plus régulièrement, les collectivités souffriront de névroses dans la mesure du refoulement individuel nécessaire à la cohésion de la collectivité. Ici, le comportement collectif prend des allures de psychopathologies graves qui, dans leurs effets, sont passibles de transformations qualitatives et quantitatives capables de pousser la dysfonction sociale jusqu’à l’anéantissement par les moyens mêmes qu’elle s’était donnée pour la surmonter.
Les psychoses collectives, comme les psychoses individuelles, marquent une rupture entre la reproduction exacte du monde extérieur et l’élaboration psychique intérieure de la culture du groupe. L’angoisse paranoïde occidentale, la psychose maniaco-dépressive qui fait alterner, dans l’histoire chinoise, de courtes périodes d’intenses développements suivies de longues périodes de dépressions apathiques qui ont conduit à l’état lamentable sous les Mandchous au XIXe siècle, en sont des exemples. Il n’y a pas jusqu’à la schizophrénie même dont souffrent certaines collectivités. Comme les psychoses collectives ne peuvent pas être des psychoses organiques, elles ne peuvent se définir que comme psychoses fonctionnelles. Aussi la schizophrénie porte-t-elle mal son nom dans les cas collectifs, pourtant certains comportements collectifs correspondent aux descriptions cliniques classiques. L’hébéphrénie apparaît dans les sociétés africaines et l’Inde post-britannique, le poids des impérialismes ayant déstructuré toute harmonie de ces sociétés, elles ont du mal à renouer avec une structuration qui restaurerait cette harmonie, aussi se sont-elles «laissées aller». La dysfonction entre l’intellect et l’affect, le repli sur soi, la dépendance affective, l’anesthésie de l’intellect donnent cette image fausse de «grands enfants» qui n’attendent que les autres pour les restructurer, leur redonner l’harmonie, nettoyer leurs fanges et réaclimater leur intellect à leur affect. La catatonie également, plus sévère que la psychose maniaco-dépressive, peut atteindre des collectivités plus restreintes. Massada, les Templiers, les Aztèques après la conquête de Tenochtitlàn par Cortez, Münster ou Jonestown… tous ces cas nous montrent des groupes s’activant à une résistance, puis, subitement plongés dans un état catatonique, se laisser aller à l’option inéluctable: leur disparition totale. L’alternance de périodes d’excitation et de stupeur se retrouve donc fréquemment parmi les sectes messianiques ou millénaristes, les états de fièvre obsidionale, les guerres civiles. L’autocratie russe passa le XIXe siècle à s’agiter militairement et diplomatiquement pour s’imposer à une Europe qui rejetait son mode idéologique de gouvernement, de sorte qu’à partir de 1905, lorsque la révolution pointa le nez, elle resta frappée de stupeur jusqu’à ce que Nicolas II et toute sa famille périssent fusillés à coups de revolvers dans une cave enfouie d’une maison perdue à la frontière de la Sibérie. Toute une caste qui avait dominé durant les deux derniers siècles la Russie pétrovienne se trouvait frappée de stupeur devant un peuple qu’elle croyait avoir définitivement maté par sa police et qui se levait abruptement contre elle. Le tour que prit l’agonie de l’ex-U.R.S.S. reproduisit un symptome semblable. La dernière menace de guerre froide - la fameuse «guerre des étoiles» du président Reagan - la frappa de stupeur et l’État totalitaire, colosse aux pieds d’argile, s’effondra sur lui-même.
Le coefficient d’«inattention à la vie», selon l’expression de Bergson, consiste en ce que Toynbee appelait la rencontre des civilisations dans le temps, tel le phénomène de Renaissances enregistré dans la civilisation occidentale comme dans la civilisation extrême-orientale chinoise. Cette «inattention à la vie» concerne essentiellement le rapport au temps, et plus particulièrement au présent, que Bergson identifie avec la vie. L’inattention au présent est un refus du principe de réalité en projetant le principe de plaisir dans un temps autres que l’on croit pouvoir restaurer dans le monde actuel. Ainsi, l’âge d’or des origines ou le royaume futur qui succédera à un millénaire de la durée de l’apocalypse sont présentifiés par des institutions, des comportements, des systèmes idéologiques doublés de praxis et d’utopie qui doivent remplacer un présent inacceptable. Ce phénomène est plus courant dans le cours de l’histoire que nous le soupçonnons. Mais il en existe un autre qui consiste à reconnaître, dans le passé, un précédent à la situation actuelle. C’est le cas de la rétroprojection historique, qui peut entraîner des angoisses dans la mesure où ces événements ont été vécus de manière traumatisante. Ainsi, Toynbee reconnaissait dans la guerre du Péloponnèse tous les critères de la Grande Guerre de 1914-1918.
Nous ne pouvons écarter le fait que l’état psychologique des civilisations contribue ou nuit précisément au «sens de l’unité» que nous avons analysé dans les messages concernant l’Historicité. C’est en fonction de la manière dont cet état contribue, par l’Éros, à rassembler les peuples à l’intérieur d’un vaste ensemble que nous appelons civilisation. Mais surtout, comment Thanatos, en tant que principe destructeur et de mort, parvient à défaire ce que l’Éros est parvenu à constituer. Les deux pulsions agissantes sont comme les deux faces de Pénélope, l’une travaillant le jour pour tisser la toile des civilisations, l’autre défaisant la nuit ce qui a été fait le jour. C’est donc toujours dans la poursuite de notre enquête sur l’Historicité que nous entreprenons l’étude de la Signification de l’histoire des civilisations.
La circulation des affects : Éros, Thanatos et Imagos.
Éros. Aussi précise et aussi rationnelle que soit la langue française, celle-ci porte un sérieux handicap face au mot amour. Le même nominatif peut signifier différentes formes d’affects qui, pour être parents, n’en désignent quand même pas moins des niveaux de sentiments fort différents. La langue anglaise possède les mots like et love qui distinguent deux niveaux de sentiments qui sont englobées par le mot français amour. Dans la civilisation hellénique, en grec ancien, quatre mots pouvaient distinguer quatre niveaux d’amour différents comme le rappelle Robert Flacelière: «On sait qu'en grec "le mot philia désignait tout sentiment d'attachement et d'affection entre deux personnes, mais les philosophes distinguèrent entre quatre espèces de philia: la philia naturelle ou parentale (physikè) unissant les êtres de même sang; la philia entre les hôtes (xénikè), qui nous rappelle l'importance des vertus d'hospitalité…; la philia des amis (hétaïrikè) qui seule correspond à l'amitié proprement dite; enfin la philia amoureuse (erotikè), entre personnes du même sexe ou de sexe différent. Enfin pour distinguer les diverses nuances d'amour, les Grecs disposaient de nombreux mots, en dehors de philia et d'éros: eunoïa désignant le dévouement; agapè, l'affection désintéressée; storgè, la tendresse; pathos, l'amour de désir; charis, l'amour de reconnaissance et de complaisance; mania, la passion déchaînée. Cette énumération n'est d'ailleurs pas exhaustive. Le mot agapè, assez rare dans les textes païens, était promis à un grand avenir, parce que les premiers chrétiens et les Pères de langue grecque l'emploieront pour désigner l'amour divin et l'amour fraternel qui régnait dans les "agapes". Ils se méfiaient du mot éros, et on les comprend». (2) Après une telle comparaison entre la richesse de la langue grecque ancienne pour désigner les différents niveaux de sentiments amoureux, les distinctions conservées par la langue anglaise et l'unique mot «amour» qui, en français, pourrait s'appliquer à tous ces cas spécifiques, la question qui convient de se poser est la suivante: une civilisation est-elle plus riche dans la circulation de ses affects s’il y a plusieurs mots qui distinguent des niveaux de sentiments qui prennent leur source dans la même pulsion, ici la pulsion érotique, le désir, ou bien plus pauvre parce que cette variété de mots finit par découper un sentiment universel et spécialiser des formes d’amour incompatibles entre elles?
Selon son raffinement psychologique, la langue grecque ancienne a senti le besoin de donner des mots différents à une même impulsion, mais dont les objets ou les relations objectales étaient nettement distincts. Aimer un ami comme un frère n’est pas l’aimé comme sa femme. Aussi, lorsque l’on considère la vie du gynécée, lieu où s’enfermaient les femmes à l’intérieur de la maison, comme la pratique en a été généralisée dans l’ensemble des sociétés méditerranéennes, nous voyons que l’amour de son épouse pouvait être de qualité inférieure à celle d’un ami, avec qui il n’était pas question d’entretenir des relations sexuelles. Toutes ces variations causent des casse-têtes, parfois insurmontables, dans le travail d’interprétation des textes. On se demande, par exemple, si Sapphô pratiquait bien de mœurs sapphiques ou si elle se servait de métaphores érotiques à travers des expressions amoureuse (dans le sens de philia), et que nous tendons plutôt à interpréter autrement (dans le sens d’éros)? En référer à la bisexualité ou à l’indifférenciation sexuelle n’est pas résoudre le problème. Achille et Patrocle étaient-ils amants ou bien des frères d’armes? Lorsqu’on admire le vase qui nous les présente en train de jouer aux dés, rien ne laisse supposer que l’illustrateur ait voulu nous montrer autre chose qu’une relation fraternelle. Par contre, nulle part nous voyons Achille et Patrocle en train de pratiquer la copulation intercrurale. Mais cela ne suffit pas à confirmer qu’il n’y eut rien de sexuel dans leurs relations. Tout ce que nous savons, c’est que l’immense peine d’Achille et jusqu’à quel point elle fut sincère et la cause prochaine de la mort d’Hector.
Il en va tout autrement de l’enlèvement de Ganymède par Zeus. Ici l’allusion érotique est évidente. Ne serait-ce que par la jalousie de Héra, l’épouse du dieu. Depuis, l’aigle enveloppant un jeune homme de ses ailes pour un vol éthéré est devenu un symbole érotique des amours homosexuels. C’est ainsi, même revêtu de toute sa philosophie néo-platonicienne à la Marsile Ficin, que Michel-Ange n’a pu s’empêcher de reproduire la scène symbolique de l’enlèvement de Ganymède, alors que Rembrandt, peu porté sur les scènes mythologiques, présente un aigle enlevant un bébé braillard. L’ironie perce sous le pinceau du maître hollandais. Elle n’en confirme pas moins l’orientation de la circulation des affects érotiques. Nous ne sommes ni dans une communion chrétienne (le dîner des pèlerins d’Emmaüs, par exemple), ni devant une collection compulsive de représentations mythologiques. D’un côté, nous voyons bien le niveau affectif suggéré: un homme mûr servant d’éraste à un jeune guerrier, son éromène, avec qui il peut pratiquer l’amour sexuel tout en étant marié et père de famille. La figure de Père autorise le transit entre le dieu et l’éraste; il fait de l’enlèvement de Ganymède un rite à l’égal de l’enlèvement des Sabines par les Romains. Il est difficile de toujours bien saisir la ligne de partage entre la manifestation des désirs et les bornes sociales de la vie affective. L’apparition de la barbe en est un qui «distingue les hommes des enfants», et oblige l’éromène soumis à se faire homme «actif», prêt à épouser une femme et à fonder une famille. Contrairement à l’Occident qui tient l’inceste homosexuel pour un double-crime honteux, à l’intérieur de la tradition indo-européenne il était pratiqué dans les rites d’initiation de la jeunesse par des aînés. La kryptie crétoise en fut longtemps le modèle copié par la Grèce européenne. Lorsque, une fois urbanisés, ces rites se dégradèrent en «spectacles» bourgeois - comme les Hyakínthia à Sparte où les touristes romains venaient assister à la flagellation publique des fils des Spartiates par leurs pères -, le désir homosexuel perdit sa sublimation éducative pour devenir une fin en soi, et c’est alors qu’on vit à Athènes se développer des mœurs efféminées, ce que les vieux patriciens romains du temps de la République considéraient comme une ignominie du comportement.
Il faut donc considérer le seul terme d’Éros, comme représentant le rapport amoureux initial, celui qui sert de source à toutes les formes d’amour traduisant le désir en manque et en attente du plaisir. C’est une tension énergétique, comme le sera Thanatos, c’est-à-dire qu’elle met en activité l’ensemble du complexe organique que représente le corps humain, et par le fait même, une fois le désir éduqué, l’ensemble de la collectivité. L’Éros se définit donc dans sa quête du principe de plaisir, la réalisation du désir non sublimé par l’acte sexuel, mais également sublimé à partir du moment où le désir heurte le principe de réalité. Ce principe apparaît surtout comme celui du déplaisir, non tant qu’il soit pénible ou désagréable que du fait qu’il est la non-réalisation, la non-traduction de l’investissement du désir dans l’accomplissement du plaisir anticipé. Tel est donc l’Éros grec qui circule entre les individus. Il est la tension énergétique positive, dans la mesure où ce qu’il entend réaliser est la perpétuation et la conservation de la vie. D’où son synonyme freudien de libido. Mais la libido cherche moins à reproduire l’individu qu’à satisfaire à la tension pour elle-même. C’est la baisse de cette tension qui est le premier but visé par la libido, la reproduction de l’individu (et par le fait même de l’espèce) n’est qu’un processus biologique qui s’est associé, dans l’évolution des espèces, à l’économie de cette tension. On peut dire que l’Éros est l’instinct sexuel au niveau primaire tandis que la libido est la pulsion, c’est-à-dire susceptible d’être contrôlée par la raison, par l’éducation, bref par la loi de la société. La distinction n’est pas toujours aussi nette, mais elle est bien réelle. L’accumulation de la tension équivaut à susciter, à développer et à enrichir le désir; la perdre dans l’orgasme, à travers une évacuation soudaine et subite, satisfait l’instinct mais brime la pulsion. L’Éros ne tient donc pas par un lien de nécessité au rituel du mariage ni à celui de l’éphébie, d’où cette grande division, sinon cette opposition des sexes, tout au long de l’histoire, entre la pratique de la sexualité et son institutionalisation. L’instinct satisfait la part biologique mais la libido seule permet de domestiquer le désir et le mettre au service de la collectivité humaine.
Michel Foucault a transféré la vieille dichotomie Occident/Orient dans l’histoire de la sexualité en opposant la scientia sexualis du premier à l’ars erotica du second. En fait, à le lire, on s’aperçoit que la césure entre Occident et Orient est une clôture qui encercle et isole la sciencia sexualis du reste des autres civilisations: «Il y a historiquement deux grandes procédures pour produire la vérité du sexe. D’un côté, les sociétés - et elles ont été nombreuses : la Chine, le Japon, l’Inde, Rome, les sociétés arabo-musulmanes - qui se sont dotées d’un ars erotica. Dans l’art érotique, la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris comme pratique et recueilli comme expérience; ce n’est pas par rapport à une loi absolue du permis et du défendu, ce n’est point par référence à un critère d’utilité, que le plaisir est pris en compte; mais d’abord et avant tout par rapport à lui-même, il y est à connaître comme plaisir, donc selon son intensité, sa qualité spécifique, sa durée, ses réverbérations dans le corps et l’âme. Mieux: ce savoir doit être reversé, à mesure, dans la pratique sexuelle elle-même, pour la travailler comme de l’intérieur et amplifier ses effets. Ainsi, se constitue un savoir qui doit demeurer secret, non point à cause d’un soupçon d’infamie qui marquerait son objet, mais par la nécessité de le tenir dans la plus grande réserve, puisque, selon la tradition, il perdrait à être divulgué son efficace et sa vertu». (3) Le seul bémol à apporter à cette définition est dans l’énumération apportée par Foucault. Les Grecs anciens ne nous ont pas laissé d’ars erotica, tandis que l’Art d’aimer d’Ovide, le Romain, est un vulgaire traité de séduction, encore tout d’actualité dans notre univers qui s’est érigé un «marché de la séduction» et des «sites de rencontre». Il n’y a rien de vraiment érotique dans L’art d’aimer d’Ovide tandis que le Satiricon de Pétrone, pour ce qui nous en reste, est une comédie grivoise de mœurs, contemporain des pièces de Plaute et de Térence. La barrière exclusive de la scientia sexualis apparaît donc bien avant le christianisme et la civilisation occidentale. Nous en savons plus, et Foucault dut le reconnaître en déviant de son projet original de son Histoire de la sexualité, sur les codes d’honneur et les interdits qui touchent la femme et le garçon en Grèce et à Rome que l’ars erotica pratiqué par les Grecs et les Romains.
Foucault poursuit: «Notre civilisation, en première approche du moins, n’a pas d’ars erotica. En revanche, elle est la seule, sans doute, à pratiquer une sciencia sexualis. Ou plutôt, à avoir développé au cours des siècles, pour dire la vérité du sexe, des procédures qui s’ordonnent pour l’essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l’art des initiations et au secret magistral: il s’agit de l’aveu». (4) Qui dit aveu pense aussitôt culpabilité, et associe la pratique sexuelle à un crime et sa vérité en péché, d’où la mélancolie qui s’attache, depuis la poésie érotique des troubadours des XIe-XIIe siècles à laquelle l’Église chrétienne associa les pensées hérétiques des Bogomiles et des Cathares. Il est vrai que ces interminables campagnes d’invasion de l’Orient que nous appelons «croisades» mirent en contact les serviteurs de la chevalerie féodale avec ceux des émirs et des sultans et qu’ils s’échangèrent volontiers des connaissances, tant scientifiques que poétiques, sur le commerce amoureux. L’intrusion de l’ars erotica dans la culture occidentale se fit donc par la voie de la Cortezia occitane, mais fut en bute aussitôt à la réaction cléricale qui la pourchassa à travers l’Inquisition. Progressivement, à partir du XVIIe siècle surtout, on vit la quête religieuse relayée par la quête médicale, qui triompha au XIXe siècle en «médicalisant» la vérité du sexe, soit par les mesures hygiéniques (sensées protéger ou soigner les maladies vénériennes, en particulier la syphilis) et les mesure psychiatriques (sensées protéger de la manie héritée de la masturbation et de l’hystérie retenue alors pour strictement féminine). La révélation freudienne changea peu de choses à ce titre. Elle aussi se donna pour une sciencia sexualis et tenta de soumettre le plaisir à la raison. L’ars erotica se réfugia alors dans la pornographie, comme du temps de la civilisation hellénique. Mais cet ars, réifié à des techniques d’accouplement plutôt qu’à un véritable art d’aimer, reste à ce jour le tragique occidental de la difficulté d’aimer. La diffusion par le cinéma d’abord, puis maintenant sur le Web, d’une pornographie facile d’accès tend à répandre les travers de la scientia sexualis dans l’ensemble des autres civilisations. Cet impérialisme des codes occidentaux de la circulation des affects est l’aspect le moins bien scruté de l’actuel mouvement de mondialisation.
Outre la dimension ésotérique de l’ars erotica, que risquent de perdre les civilisations qui ont considéré la circulation des affects comme la pratique d’un art, d’un savoir-faire acquis par l’expérience et les rites? Foucault souligne que «le rapport au maître détenteur des secrets est… fondamental; seul, celui-ci peut le transmettre sur le mode ésotérique et au terme d’une initiation où il guide, avec un savoir et une sévérité sans faille, le cheminement du disciple. De cet art magistral, les effets, bien plus généreux que ne le laisserait supposer la sécheresse de ses recettes, doivent transfigurer celui sur qui il fait tomber ses privilèges: maîtrise absolue du corps, jouissance unique, oubli du temps et des limites, élixir de longue vie, exil de la mort et de ses menaces». (5) Il est certain que Foucault inscrit l’ars erotica dans un ensemble plus vaste, celui de l’ars magica. Les vieux rêves des alchimistes et des médecines ésotériques orientales retrouvent ici des pratiques exercées au cœur même de la civilisation occidentale durant tout le Moyen-Âge, et encore de nos jours, dans les milieux païens qui ont résisté à la christianisation jusqu’au seuil du XIXe siècle. Les chasses aux sorcières des XVIe-XVIIe siècles ont quelque chose d’une volonté d’extirper des masses paysannes les relents de ces traditions d’ars erotica qui résistaient toujours à la sciencia sexualis des clercs et des médecins. Lorsque le psychiatre criminaliste viennois Krafft-Ebing, au XIXe siècle, dressera la liste des perversions condamnées par les tribunaux autrichiens avec sa fameuse Psychopathia sexualis, il ne fera que dresser l’inventaire de pratiques sexuelles en voie d’extinction dans les mœurs occidentales. C’est-à-dire des pratiques réduites à l’ombre de ce qu’elles ont pu être au cours des siècles, mais que le regard du scientifique positiviste, du médecin légal et du psychiatre professionnel, ne percevait que comme des aberrations du comportement. Ce qui s’est passé dans l’occidentalisation de l’Europe risquerait bien de se reproduire à l’échelle universelle cette fois, à travers la mondialisation occidentale.
Si l’ars erotica s’est transmis à travers l’enseignement des sages, il s’est toutefois inscrit, dès les origines, dans le sacré. Sexe et culte religieux sont en rapport l’un avec l’autre, selon la logique de nécessité. Pour les Occidentaux, habitués à schématiser les civilisations étrangères, ce sont dans les traités sacrés que l’on retrouve dans l’hindouisme et les civilisations d’Extrême-Orient, que se révèlent l’érotisme le plus excitant, le plus célèbre de ces traités étant le Kâma Sûtra hindou. Or, contrairement aux Véda et autres livres sacrés de l’Inde, le Kâma Sûtra est relativement récent dans le passé de l’Inde. Le Kâma (désir) est personnifié par le Kâma-deva, le dieu hindou de l’amour personnifié par un jeune homme brillant et habile, accompagné de l’éclatante Rati, «la Volupté et le Plaisir sensuel». Face à lui, on retrouve sa Némésis, Mára, l’emprise de la Mort. Version Éros et Thanatos des groupes indo-européens, ces récits relèvent bien d’une mythologie primitive largement répandue. L’Atharva-veda, par exemple, est l’un de ces traités originaux qui présente Kâma comme l’essence de la magie, et surtout de la magie amoureuse: «Les soucis et les difficultés de la vie mariée aux temps védiques, étaient apparemment les mêmes que nous connaissons dans le monde d’aujourd’hui. Et les remèdes offerts par le matériel “kâmique” de l’Atharva-veda sont les remèdes classiques de tout âge: traîtement médical sous forme d’herbes, de plantes, de philtres; suggestion et persuasion, renforcées par des objets magiques (amulettes); eugénisme; hygiène mentale et affective - harmonisation, ajustement: le tout enregistré en termes de magie et administré par le médecin-prêtre-magicien - archétype archaïque de ces modernes sorciers de la psyché que sont le psychanalyste consultant et le docteur de famille. D’autre part, certains des charmes sont simplement de la médecine domestique, utilisée par l’homme ou la femme sans l’assistance du prêtre-sorcier: charmes d’amour contre des rivaux, etc». (6) Ce sont ces textes qui, en perdant de leur valeur religieuse, se sont imbus d’érotisme à travers ces manuels plus récents, dont le symbolique Kâmasûtra du brâhmane Vâtsyâyana, composé au IIIe ou IVe siècle, sous l’ère Goupta. En gros, il s’agit d’un traité d’éducation érotique. S’il commence un peu comme L’art d’aimer d’Ovide, il dépasse rapidement les stratégies d’approche pour s’investir dans le rapport des corps: «Il explique la technique d’approche depuis “l’embrassement” jusqu’au “baiser” qui constitue la seconde étape, puis une troisième qui comporte “l’entretien intime”, “la titillation du sein” et “la technique de la manipulation”; cette dernière suggestion est d’autant méritoire que le Kâma Sutra - un tel livre! une telle science! - ignore le clitoris…» (7) Le Kâma Sûtra demeure tout de même un ars erotica, et le même chapitre rapport soixante quatre accessoires liés au rapports sexuels, technique de l’étreinte, étreintes intimes, étreintes pendant le coït, les frottements et les pressions comme processus accessoires agréables. Bref, ce que l’on ne trouve pas chez Ovide. Et Lo Duca d’énumérer le chapitre consacré au «“congrès buccal” (auparistaka) dont la pratique est ordonnée en huit phases:
1. Congrès nominal: linga à la main frôlé par les lèvres.
2. Mordillage des côtés: les doigts rassemblés en bouton de fleur tiennent le linga qui est pressé des lèvres et des dents.
3. Pression extérieure: lèvres serrées qu’on presse sur le linga.
4. Pression intérieure: linga introduit et sorti de la bouche.
5. Baiser: linga à la main baisé comme la lèvre inférieure.
6. Polissage: linga caressé du bout de la langue.
7. Succesion de la mangue: linga fortement aspiré, à moitié de la bouche.
8. Absorption: linga entièrement dans la bouche, pressé comme s’il allait être avalé». (8)
Un autre traité du même genre, l’Ananga-Ranga, écrit dix siècles après le Kâma Sûtra, c’est-à-dire aux XIIIe-XIVe siècle, où l’on retrouve un «déferlement de nomenclatures et de techniques pénienne, vulvaire, utérine et vaginale […] conçu pour faire retrouver, ou faire garder, aux êtres leurs qualités originelles. Nous avons suivi les règles subtiles par lesquelles l’homme domine toutes les phases de sa jouissance. De leur côté, les femmes ont su atteindre le contrôle du constricteur de la vulve et du releveur de l’anus, mais aussi des fibres lisses de la musculature vaginale qui leur permettent l’intensification de l’automatisme suçant. Cela fait partie de l’éducation érotique de la femme, que cela se fasse à titre culturel ou par l’expérience directe. […] D’après le Hathayogapradipika, la femme qui pratique le yonî-mudrâ pourrait contracter volontairement le sexe au point d’empêcher, par l’étranglement de la verge, l’émission de la semence. Ploss et Bartels signalement même des femmes capables d’expulser le sperme après l’avoir reçu». (9) Le contrôle de la pulsion par la maîtrise du corps qu’atteignent les maîtres de l’ars erotica indien ne semble être comparable à nul autre. À travers l’hindouisme, l’érotisme a lié étroitement partie avec la philosophie, mais sur un mode différent de celui de l’Erotikè hellénique. Là où le platonisme en est venu à la sublimation de l’Éros par les qualités morales des individus, l’hindouisme a ordonné l’érotisme selon un code ésotérique et mythologique à l’exemple du cosmos créé par les dieux. L’ordre des castes suit «religieusement» la hiérarchie de la société comme le processus de séduction et le développement des techniques érogènes conduit jusqu’au contrôle le plus parfait possible des systèmes sympathique et parasympathique dans le cours du coït. Contrairement à l’anarchie occidentale qui, depuis le temps de la civilisation hellénique, perturbait l’ordre des États et des empires, la stabilité et la longue régularité du système indien demeure comme une preuve de l’étroite intimité entre la circulation des affects et l’organisation générale de la civilisation.
La civilisation extrême-orientale, sous sa version chinoise, a également son lot de traités d’ars erotica. Le principe même du Yi-King, où principe mâle (Yang) et principe femelle (Yin) s’interpénètrent, reste la traduction de la dialectique qu’aucune philosophie occidentale, d’Héraclite à Marx, n’a su saisir dans son allégorie sexuelle. Le corps de l’individu lui-même est Yin et Yang: Yin en haut du diaphragme, Yang en bas. Longtemps, les Chinois pratiquèrent un érotisme collectif patronné sous des rites orgiaques saisonniers (surtout l’automne et le printemps). Avec le développement de l’austère confucianisme, c’est le taoïsme qui prit l’ars erotica sous sa coupe. Les manuels, qui soulignent que, «la continence étant exclue - car, loin de le sanctifier, elle aurait laissé l’homme sans défense devant succubes, incubes et autres vampires prêts à dérober sa virilité jusqu’à ce que mort s’ensuive - …ne sont en réalité que l’inventaire louable des moyens pour exciter sa partenaire, pour reconnaître qu’elle a joui, et, surtout, pour contrôler sa propre éjaculation». (10) Comme le remarque Robert Van Gulik: «Voici deux notions fondamentales que la littérature sexuelle chinoise ne se lasse pas de mettre en avant. La première, c’est que la semence d’un homme est sa possession la plus précieuse, la source non seulement de sa santé, mais de sa vie même; toute émission de semence diminuera cette force vitale, à moins qu’elle ne soit compensée par l’acquisition d’une quantité équivalente d’essence yin féminine. La seconde, c’est que l’homme doit donner à la femme une satisfaction complète chaque fois qu’il s’accouple avec elle, mais qu’il ne doit se permettre l’orgasme que dans certaines occasions prescrites». (11) Aussi, comme en Occident, la culture chinoise voit-elle d’un mauvais œil, depuis ses origines, la masturbation et l’homosexualité masculine. La sexualité prend ici un aspect moins libérateur que dans l’ars erotica indien. C’est un ars erotica inquiet, angoissé par des superstitions vampiresques qui rappellent encore celles vécues en Occident: la peur de se faire vider de son sperme par des êtres surnaturels: «L’ensemble était fondé sur le coitus reservatus, que le taoisme s’efforce de distinguer du coitus interruptus. Que ce soit pour éviter la fécondation ou pour gagner l’éternité, que ce soit pour suivre la règle des sectes tantriques ou des sectes taoïstes, que ce soit pour écouter les conseils de certains théologues chrétiens ou pour procurer plusieurs orgasmes à sa partenaire, la rétention de la décharge spermatique est de toute façon traumatisante. Le contrôle des muscles du périnée et la subtile maîtrise de l’univers mental où règne le théâtre d’Éros sont d’une seule et même nature, qu’ils se présentent en “réserve” volitive ou en “interruption” brutale». (12) Cette inquiétude est demeurée durant tout le cours de la civilisation extrême-orientale et demeure, malgré le passage du maoïsme et de la Chine post-maoïste, dans bien des régions de l’État chinois moderne.
La joute érotique entre l’homme et la femme apparaîtra donc comme un véritable affrontement guerrier. Comme en Occident, les expressions militaires de «guerre de mouvement» et de «positions» parsèment les traités érotiques. Dans la seconde moitié du Ve siècle, quand le taoïste Souen Ngen célébrait des orgies à ses fidèles, «hommes et femmes se mêlaient exactement comme des bêtes», selon les cérémonies fixées par les Turbans Jaunes à la fin du IIe siècle. Les manuels prescrivaient alors aux couples in coitu neuf postures aux noms poétiques: Le Dragon qui tourne, La Marche du Tigre, L’Attaque du Singe, Le Chant de la Cigale, La Tortue qui monte, Le Phénix voletant, Le Lapin qui suce ses poils, Les Écailles de Poisson qui se recouvrent, Les Grues qui joignent leur cou… «Toutes les postures ayant réservé la jouissance de l’homme, les différents traités suggèrent des formules pouvant éviter l’éjaculation: appuyer vite et fort, avec l’index et le majeur, entre le scrotum et l’anus en inspirant violemment et en serrant les dents sans retenir le souffle; fermer les yeux, concentrer ses pensées, appuyer la langue contre le haut du palais, courber le dos, tendre le cou, ouvrir ses narines, arrondir ses épaules et avaler son souffle». (13) Ces efforts en vue de retenir l’éjaculation poursuivent ce que chaque position «artistique» élabore pour obtenir l’orgasme. Comme nous pouvons le constater, la «petite mort» était ici une affaire aussi sérieuse que la grande. Il est vrai que le vaste empire multiethnique unifié pour la première fois au IIIe siècle avant Jésus-Christ et victimes de plusieurs schismes territoriaux au cours des siècles, avait besoin d’une philosophie aussi rigoriste que le fut le christianisme en Occident. En Chine, l’austère confucianisme joua le rôle du Yang, tandis que le taoïsme, plus ouvert à l’Éros, y joua le rôle du Yin. Cette alternance entre la fermeture derrière la grande muraille et dans la cité interdite et cette ouverture vers l’Asie centrale au temps de l’Empire mongol ou le temps où des mariniers chinois cabotaient le long des côtés jusqu’en Colombie britannique actuelle d’un côté, ou jusqu’en Afrique de l’Est de l’autre.
L’enquête sur l’Éros, le désir, dans la circulation des affects, nous informe comment, des liens interpersonnels jusqu’à l’aspect culturel d’une collectivité, se comportera dans ses relations une civilisation. Qu’il soit régi, comme dans les civilisations hellénique et occidentale, par une sciencia sexualis afin de connaître «la vérité du sexe» sur une base empirique et analytique, ou qu’il soit régi, comme dans les civilisation indienne et extrême-orientale par un ars erotica balisé de rites, de livres ou manuels de savoir-faire; qu’il s’exerce dans une relative liberté expressive (comme en Inde) ou sous une forte surveillance angoissée (comme en Chine), le défi social du désir est son éducation, sa mise en relation avec le Socius. Ce que distingue Michel Foucault, c’est la différence dans les modalités d’éducation: par le savoir scientifique ou par l’art pratique. Le sexe sème l’effroi, comme le dit si bien le livre de Pascal Quignard. Il inquiétait les Romains comme il est œuvre démoniaque dans le christianisme occidental. La sécularisation idéologique, au XIXe siècle, a transféré du religieux au médical et au juridique, les écarts du désir qui demeure, pour toujours, le grand perturbateur, celui par qui le scandale arrive dans les sociétés bourgeoises, même les plus licencieuses.
Thanatos. Thanatos est l’autre tension énergétique de l’organisme humain. Cet instinct de mort postulé par Freud se manifesterait à travers l’hybris (ou l’hubris) qui désignait, en Grèce ancienne, la démesure, un sentiment violent motivé par des passions, surtout par l’orgueil, la sophrôsuñe, la sagesse, en étant l’antithèse positive. C’est un sentiment qui peut conduire jusqu’aux crimes les plus infâmes tels l’agression sexuelle, le vol des propriétés d’autrui, le vandalisme des lieux publics - on pense ici à la célèbre mutilation des Hermès à Athènes du temps de la Guerre du Péloponnèse et dont les soupçons tombèrent sur Alcibiade. En fait, l’homme qui commet l’hybris est coupable de vouloir plus que sa part. La démesure consiste à désirer plus que ce que la juste mesure du destin nous a attribué. Aussi, le retour du destin se montre-t-il d’une violence comparable; c’est la Némésis, le châtiment des dieux qui a pour effet de faire se rétracter l’individu à l’intérieur des limites qu’il a franchies. Les thèmes tragiques, depuis toujours, y trouvent là leur source d’inspiration commune. Si l’hybris est le mouvement fautif du dépassement des limites permises, la némésis est, à l’inverse, la rétractation vengeresse. La confrontation de l’orgueil et de sa condamnation creuse le lit de Thanatos. Sa projection au niveau culturel des civilisations est parfaitement illustré dans le fait que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob s’attribue à lui seul la vengeance contre l’hybris des Juifs et des Gentils. C’est ainsi qu’il condamne tous ceux qui voudront toucher à Caïn pour le fratricide commis sur Abel. Même si le mot n’est pas partagé par toutes les civilisations anciennes, l’hybris est perçu comme la violence, l’agressivité qui peut être aussi bien le dépassement de l’Éros jusqu’à son renversement dans l’antithèse, la haine.
Dans les récits historiques, il n’y a de place, semble-t-il, que pour les récits de haines, où se déchaînent des scènes de violence et de massacres sans comparaisons. Thanatos est une tension énergétique aussi puissante qu’Éros. Il est difficile, dans l’état actuel de nos connaissances, d’affirmer si cette tension procède de l’Éros ou si elle est bien indépendante, agissant de manière intriquée avec l’autre instinct. On peut s’inquiéter de voir la complaisance mise par les chroniqueurs et les historiens à rapporter les détails sordides des horreurs de l’Histoire. Les bulletins d’information des réseaux radio et télévision reprennent ce goût du macabre, de l’horreur et du scandaleux. Cette attitude n’est pas universelle en soi. Elle relève du niveau de développement d’une civilisation. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk compare ainsi cette attitude occidentale à celle de la civilisation hellénique au temps de l’Empire romain: «La très grande majorité des Romains n’en a jamais entendu parler [de la mort du Christ], de la même manière qu’ils en ont beaucoup moins su à propos de la défaite de Varus dans la forêt de Teutoburg, en l’an 9 ap. J.-C., que la légende allemande n’a voulu le percevoir; l’empire communiquait presque exclusivement sur ses succès, presque jamais sur ses problèmes - la communication impériale était largement centrée sur la norme des acclamations du semper victor (alors qu’à l’inverse, les États-nations post-impériaux actuels ne sont autorisés à communiquer que sur leurs problèmes, presque jamais sur leurs succès; la culture dominante du politiquement correct a repoussé la magnification des vainqueurs dans la rubrique des sports, dans les pages économiques et dans les charts)». (14) Certes, il y a mensonge dans le cas romain, mais comment qualifier cette fascination pour l’information négative en Occident? Les gens heureux sont sans histoire, c’est-à-dire sans violence ni hybris dans leur existence. D’où que l’information commence là où il y a confrontation, là où il y a violence, individuelle (criminelle) ou collective (guerres).
Sloterdijk rappelle encore l’analyse du philosophe-anthropologue René Girard, qui, élalrgissant ses conclusions d’un essai de critique littéraire - le désir mimétique, contenant en soi orgueil (hybris) et envie -, fait de la violence l’acte fondateur des sociétés: «Dans de nombreux travaux, Girard a développé la thèse monumentale selon laquelle toutes les sociétés humaines ne peuvent être, dans un premier temps, que des systèmes d’envie et de jalousie traversés par les pulsations des contraintes imitatives. Pour des raisons immanentes, elles sont placées sous une haute tension endogène autostressante et sont comme forcées, par une loi naturelle relevant de la dynamique de groupe ou de la morphologie sociale, de se purifier par le meurtre des instigateurs supposés de leur mal, crime accompli en commun et dans l’ivresse du sang. Dans cette mesure, toute culture locale serait une clique du meurtre fondateur; son jeu de langage central serait à chaque fois l’accusation collective et univoque, et la condamnation d’une victime sacrificielle qui doit assumer tout le mal et la négation aussi monotone que conséquente de sa propre responsabilité à l’égard de ces évolutions incontrôlées qui ont libéré la violence. Appartient à une “culture”, dans cette acception, celui qui participe réellement ou symboliquement au sacrifice du bouc émissaire, dont l’expulsion hors de la communauté permet le retour dans le groupe de la tranquillité née du sentiment du droit et d’une paix qui prend la succession du stress. Pour Girard, les cultures sont des entités soudées par les énergies fusionnelles de l’excitation maximale que procure le stress du lynchage - et qui, après l’excès, retrouvent leur ligne fondamentale, celle de l’ordre détendu et de la solidarité purifiée». (15) Cette thèse, à laquelle Girard a consacré sa vie, son enseignement et ses publications, apparaît comme une voie élargie de la thèse freudienne du meurtre du Père de la horde, démembré et dévoré par ses fils-assassins avant d’être hissé au niveau d’une divinité tabou. Sloterdijk lui-même ne semble pas suivre cette thèse bien loin et en souligne plutôt l’insuffisance. Qu’il y ait une énergie fusionnelle dans la constitution des organisations humaines, notre survol rapide de l’Éros nous le confirme. Maintenant, que la violence soit aussi fondatrice, cela se rapproche plus du pessimisme des angoissés paranoïdes que sont les Occidentaux du XXe siècle que de ce que nous savons des sociétés préhistoriques et néolithiques. Une chose est certaine toutefois, la progression de la tension énergétique négative fonctionne sur le modèle de la tension énergétique positive, l’Éros: d’abord une accumulation de la tension (ressentiments, hontes, frustrations, schadenfreude, les «sept péchés capitaux», etc.) puis son «soulagement» à travers un lynchage, un assassinat, une tuerie, un massacre, une destruction systématique…
Car il est difficile d’imaginer la cohérence saine et fonctionnelle d’une société qui serait érigée sur un crime monstrueux et qui ferait d’un acte violent un acte fondateur de l’intégrité, sans que cette intégrité en souffre d’une manière ou d’une autre. Si nos connaissances des sociétés préhistoriques nous limitent dans nos certitudes, l’histoire des sociétés plus avancées nous montre que toutes les cultures et les civilisations qui se sont fondées sur l’hybris ont présenté des caractères dysfonctionnels qui les ont conduites vers leur propre anéantissement. Si l’émergence des codes de lois, celui d’Hammourabi dans la civilisation assyro-babylonienne (±1790 av. J.-C.) comme le Décalogue des Hébreux, se présentent comme des codes négatifs (basés sur l’interdit plutôt que sur le permis), c’est précisément dans le but d’éduquer les pulsions et se montrer particulièrement sévère envers les transgressions perçues comme des actes d’orgueil individuel qui pouvaient menacer l’ordre dans l’État et l’intégrité de la civilisation en son entier, à la différence de nos sociétés qui les considèrent comme des pathologies individuelles n’ayant aucune influence sur le cours général de la civilisation, ce qui peut être une erreur comme la montée du fascisme et du nazisme en est la démonstration par l’absurde. Si les peuples des civilisations antiques étaient effrayées par l’Éros qui les animait et la démesure qu’il pouvait prendre, il en était encore plus vrai de la crainte de l’hybris.
L’Histoire n’est que violence, et voilà toute sa tragédie. C’est elle qui fait dire que les «gens heureux sont sans histoire», mais le bonheur est une chimère temporaire comme le suggère le court passage de Adam et Ève dans l’Éden. Le premier crime, le crime fondateur, celui qui poussera Caïn à ériger des villes, a suggéré à l’écrivain américain John Steinbeck une méditation sur les paroles que Yaweh adresse à Caïn après son crime. «Et le mal rampera vers toi et toi tu dois le dominer». Steinbeck conteste cette interprétation, sans doute trop intempestive, pour la remplacer par «toi tu peux le dominer», ce qui suppose que tu peux échouer à le dominer, et alors le mal sera commis par ta faiblesse plutôt que par ta méchanceté. L’hybris l’emporte ainsi à travers la capacité de l’individu (et de la collectivité) à dominer le mal qui rampe vers lui (vers elle). L’individu est partagé entre commettre l’acte violent et à en souffrir la culpabilité en tant qu’être social, mais même en restant victime consentante, la souffrance morale ne fait qu’ajouter à la souffrance physique. Le devoir n’est pas une garantie d’innocence puisqu’il nie l’hypothèse augustinienne que la liberté humaine soit l’occasion à la fois du bien et du mal. Par elle, Dieu agit dans l’Histoire, mais son projet nous reste inconnu. Contre le manichéisme des religions orientales, le christianisme opposait le choix, l’alternative, la contingence. Les catégories de la nécessité historique n’étaient donc pas seules à écrire le déroulement des civilisations, si on suit le fatalisme ressuscité chez un Herder, par exemple, lorsqu’il écrit: «Tout est donc provisoire dans l’Histoire; l’inscription portée sur son temple est: néant et putréfaction… Comme des ombres, l’Égypte, la Perse, la Grèce et Rome sont passées…» (16) Et ainsi passerons-nous. Autant dire que la contingence, entre les mains de la nécessité historique, redevenait le hasard, le Fatum antique. En elle s’inscrivait l’idée de décadence des civilisations comme inéluctable. Une fois atteinte d’un mal, les sociétés apparaissaient comme incurables. C’est comme si le sacrifice du bouc émissaire, celui du Christ, n’avait rien effacé du péché originel. Par le fait même, le pasteur Herder, comme ses adversaires libéraux et voués à l’idée de progrès, faisait faire un pas de plus dans la direction du retour au paganisme antique. Par le même fait, également, il contredisait la dialectique néo-hégélienne de René Girard.
Peter Sloterdijk écrit dans le même ouvrage: «…il existe dans l’histoire du monothéisme une lutte entre la position sadique (agissante) et la position masochiste (contemplative) pour l’accès privilégié à la vérité. Il ne fait aucun doute que le christianisme, d’après son modèle juif, a au moins sur le plan rhétorique et pédagogique placé le masochisme des incapables en première position, devant le sadisme des capables; en toute logique, l’humilité, même si elle restait sans œuvre, a acquis la réputation de mener plus près de Dieu que l’arrogance, même si celle-ci peut se parer des œuvres appréciées par Dieu». (17) Séparer l’action de la contemplation sur le mode sadisme/masochisme risque de créer une distorsion théorique tant l’action se limite à l’agressivité, et la contemplation à la seule passivité. Grattons la surface et nous retrouvons le manichéisme indo-européen qui attribue un sadisme naturel à l’homme et un masochisme passif à la femme. Mais il est vrai que les deux positions ne sont pas exclues de l’hybris. En fait, bornons-nous à considérer que l’hybris peut se polariser dans deux séries de phénomènes, prolongement les uns des autres: le crime et la guerre.
Nous avons vu le crime de Caïn donné comme acte fondateur des cités. La trahison et la crucifixion du Christ a donné naissance à la civilisation chrétienne qui, au Moyen Âge, s’est partagée en deux versions principales, entraînées par la rupture de l’ancien empire romain. Le christianisme oriental, où triomphe un Christ pantocrator triomphant, et le christianisme occidental où chacun est appelé à s’identifier à l’image du Jésus, fils de l’homme, souffrant pour le rachat des fautes de l’humanité. Alors que le Pantocrator s’est pétrifié dans la Byzance impériale, puis dans le tsarisme russe, l’image de Jésus souffrant n’a cessé de tourmenter l’Occident coupable, les persécutés et les pauvres de ce monde s’identifiant à lui au risque de défier les autorités comme Jésus avait défié le Sanhédrin et le procurateur romain. Au Christ-Roi des absolutistes, les révolutionnaires français du XVIIIe siècle opposaient le Christ sans-culotte, puis le Christ ouvrier socialiste, et même le Christ anarchiste, voire le Christ féministe. Bref, il y a un Christ pour chaque homme dans les cadres du développement de la civilisation chrétienne occidentale, même lorsque la civilisation passe sous un mode idéologique séculier et laïque. Dans chaque cas Éros et Thanatos dansent la danse macabre de l’ordre et de la révolution …et le sang coule à flots.
Par le crime, nous passons de l’hybris interpersonnel à l’hybris social. Mais qu’est-ce que le crime? Ce qui est puni par la Loi. Et les philosophes ont toutes les misères à dépasser ce cercle vicieux. Plus précisément, lorsqu’il s’agit de l’identifier, on pense d’abord et avant tout au meurtre, comme si le vol, le viol, l’inceste, le vandalisme, etc. n’étaient que des crimes d’ordre secondaire. Crime et Loi vont donc de paire, et nous nous retrouvons devant l’aporie de l’œuf et de la poule lorsqu’il s’agit de dire qui vient avant l’autre. Il y a donc connivence «naturelle» entre le crime et le politique. Hans Magnus Enzensberger écrit ainsi: «À l’heure présente, le langage de la politique reflète encore l’acte criminel qui l’a fondée. Dans les luttes électorales, si inoffensives et civilisées soient-elles, l’un des candidats “bat” l’autre (ce qui signifie en réalité qu’il l’abat, le tue); un gouvernement est renversé (c’est-à-dire à terre, écrasé); les ministères “tombent”. Ce qui s’est symboliquement conservé dans ces expressions se développe et se réalise dans les situations sociales extrêmes. Aucune révolution ne peut s’abstenir de tuer l’ancien souverain. Elle est obligée de rompre le tabou qui défend aux dominés de s’attaquer à lui; car, seul “quiconque a réussi à transgresser cette interdiction acquiert lui-même le caractère de ce qui est défendu”. Le “Mana” du souverain tué passe à son meurtrier. Jusqu’ici, toutes les révolutions ont été contaminées par l’ancien état pré-révolutionnaire et ont hérité de la structure fondamentale du gouvernement contre lequel elles se sont élevées». (18) Déjà le crime personnel attaque l’intégrité de l’État, et on peut dire que tous ces meurtres qui ponctuent les pièces de Shakespeare ont pour but de nous démontrer la faillite de l’État devant les conflits interpersonnels que sont les rivalités dynastiques. L’exemplaire fin de Roméo et Juliette, tout en dénonçant la vanité des vendetta personnelles, montre l’impossible justice du Prince qui doit céder devant la mort seule, Thémis de l’humanité. Aussi, tout accroissement des crimes contre la personne s’achève dans l’instabilité politique, les révoltes de masses, enfin les révolutions. Le meurtre des Gracques appelle ainsi la révolution romaine qui s’étirera jusqu’au principat d’Auguste. Si la Révolution française, au contraire de la Révolution russe, n’est pas précédée d’une période de crimes contre les personnes, avant même le début des séances du Tiers-État les troubles sociaux commencent à se manifester contre certains industriels à Paris. Le 14 juillet s’achèvera par deux morts: le gouverneur de la Bastille et le prévot des marchands de Paris. Dans le cours du mois, deux autres fonctionnaires royaux seront lynchés par la population. L’hybris prend son envol. Pour palier à la justice populaire incarnée dans le massacre des prisonniers en septembre 1792, le gouvernement révolutionnaire établira le Tribunal révolutionnaire, les purges politiques, la Grande Terreur rouge, elle-même sécrétant son vis-à-vis politique, la Terreur blanche. Le tout s’achèvera dans les guerres napoléoniennes qui porteront l’ensemble des puissances européennes à s’affronter, tantôt dans un parti, tantôt dans l’autre. D’un individu ou deux abattus par le crime, on va passer à des dizaines de milliers en moins de dix ans fauchés par les guerres.
Nous l’avons souligné, il en a été de même dans la version russe de la civilisation chrétienne orthodoxe. Les temps de troubles du XVIIe siècle, qui devaient s’achever par l’établissement de la dynastie des Romanov appellent le long demi-siècle d’attentats terroristes à partir du règne d’Alexandre II jusqu’à la Révolution de Février 1917. Là comme en France, des crimes individuels commis par les étudiants anarchistes contre les fonctionnaires de l’État et le Tsar tyran vont s’achever dans une impitoyable guerre civile entre 1918 et 1920, puis les purges staliniennes, enfin la terrible guerre germano-soviétique de 1941-1945.Il en va également de même dans la civilisation extrême-orientale, en particulier dans sa tradition chinoise. Sous l’action des sociétés secrètes religieuses, des luttes dynastiques et bureaucratiques s’esquissent tout au long des différentes périodes de l’histoire chinoise: «L’histoire des sociétés secrètes chinoises est l’histoire de la formation de cette “petite-bourgeoisie” illégale. La formation de cette petite-bourgeoisie illégale est l’expression matérielle de la résistance populaire contre l’impérialisme bureaucratique, siècle après siècle. Les premiers symptômes de cette résistance populaire étaient déjà visibles en 203 avant notre ère, quand les rebelles Chen Sheng et Wu Guang lançaient la première rébellion qu’a enregistrée l’histoire de la Chine. […] D’autres rébellions suivirent, dont les principales sont les Sourcils Rouges (1-6 de notre ère); et aussi les Turbans Jaunes (184 de notre ère), qui mirent fin à la dynastie des Han postérieurs et brisèrent son Empire en trois États séparés, les Trois Royaumes (220-280)…» (19) À partir de 1840, le nombre et l’agressivité des sociétés secrètes, paysannes cette fois, augmente. Les guerres de l’opium les entraînent, mais le développement des sociétés secrètes vise essentiellement la dynastie Mandchoue qui occupe le trône impérial depuis plus de trois siècles et sa compromission avec les puissances impérialistes occidentales. L’ampleur de la violence s’accroît avec la révolte des Taïpings entre 1851 et 1864, puis la révolte des Boxers entre 1899 et 1901. En ces guerres xénophobes germe la Révolution de 1911 conduite par le docteur Sen Yat Sen, et l’avènement de la République. Un demi-siècle de guerres civiles et d’occupations étrangères s’amorce alors.
L’hybris manifesté dans le crime n’est pas en soi une anomalie sociale. Elle est une manifestation des énergies destructrices sans doute, mais elle suit un rapport de force qui oppose la violence populaire à la violence des appareils d’État (bureaucratie, armée, polices, etc.). Voilà pourquoi, si monstrueuse que nous apparaît la guerre, celle-ci ne peut être considérée pathologique en soi. Ce sont là des bouleversements collectifs où ne sont pas exclus les énergies érotiques. «L’État de guerre, écrit Pierre Mannoni, et c’est l’une de ses premières caractéristiques, rompt la régularité et la monotonie de la vie quotidienne, et modifie profondément les habitudes. L’insécurité apparaît avec l’extension des combats. On sait que les opérations de guerre, au cours de ces dernières décennies notamment, tendent à ne plus trop faire la différence entre le terrain “militaire” et les zones démilitarisées. Il arrive même que celles-ci soient prises volontairement comme cibles avec, pour conséquence, la dévastation des régions habitées et l’écrasement des populations civiles sous les bombes, obus et missiles, dans le but de briser le moral de l’ennemi ou de le couper de ses bases arrières. […] Ainsi, des populations entières basculent dans l’horreur des combats et connaissent angoisses et privations auxquelles s’ajoutent les blessures directement ou indirectement liées à l’usage des armes». Puis, Mannoni de rappeler la pensée du stratège C. von Clausewitz pour qui la guerre procède du politique, exactement comme le crime: «C’est-à-dire que lorsque la négociation politique a échoué et que la guerre prend le relais, chaque partie tend à exterminer l’autre. La lutte ne devrait prendre fin, dans cette perspective, qu’avec l’écrasement total et définitif de l’adversaire. Le prototype historique est résumé dans la formule romaine qui préside au dénouement final des guerres Puniques: Carthago delenda est». (20) Aussi, si la guerre n’est qu’une manifestation de l’hybris appartenant à la nature humaine, son existence est porteuse de potentielle psychopathologie, comme le laisse deviner l’extension prise par les guerres modernes. Les guerres du Vietnam, d’Afghanistan, de Bosnie, du Liban ont montré les pathologies qu’elles pouvaient entraîner chez des anciens combattants. Combien de tueurs de masse américains étaient d’anciens du Vietnam? Les guerres de Yougoslavie ont ramené les charniers civils de victimes visées par le fait de leur ethnie ou de leur foi. Le génocide du Rwanda a montré combien les forces onusiennes étaient mal préparées à se trouver confrontées aux déchaînements haineux lorsqu’ils se manifestaient au sein d’une guerre ethnique primitive.
Thanatos est donc une foce qui se manifeste au même titre qu’Éros dans le cours de l’histoire des civilisations. De la cellule familiale à l’État, à l’Église, aux institutions diverses, enfin à la culture toute entière, les souffrances sont plus nombreuses et Freud reconnaissait explicitement que nos facultés de souffrances sont plus variées et plus nombreuses que nos facultés de jouissance. Ce pessimisme, à la fois judaïque et occidental procède moins d’une conclusion clinique que de l’observation des grands thèmes culturels occidentaux. Les types d’amour, tels qu’illustrés par les artistes-paysagistes qui, au XVIe siècle, organisèrent les jardins du château de Villandry, en France, valent les typologies sémiotiques. L’amour-passion se présente toujours comme une variante de l’intrication d’Éros et de Thanatos: l’amour-volage conduit au donjuanisme, à la rouerie entre amants, à la sexualité perverse, tandis que l’amour-tendre ne se réalise que dans la séparation, la fuite, le deuil et la solitude; l’amour-fou, ce sont les rendez-vous manqués de la réciprocité amoureuse qui laissent pour toujours un amant blessé séparé de son amour détruit, tandis que l’amour-tragique, qui se veut «l’amour plus fort que la mort» ne se réalise, symboliquement, que par la mort simultanée ou rapprochée des deux amants, l’un ne pouvant survivre sans l’autre, à l’exemple de Tristan et Iseut et de Roméo et Juliette. Même si on retrouve quelques exemples de ce thème dans la poésie amoureuse venue de Perse ou dans les Métamorphoses d’Ovide, ce n’est qu’avec la révolution courtoise, au XIIe siècle, que la rencontre des poètes de la Cortezia languedocienne et les romanciers de la matière de Bretagne ont fondu dans un récit au thème unique mais aux versions variées le mythe de Tristan et Iseult, comme l’appelait Denis de Rougemont, le seul mythe proprement occidental, en quoi il oubliait ne serait-ce que celui de Don Juan et l’autre du docteur Faust…
Imagos Éros et Thanatos mettent en relation moins des personnalités individuelles que des personnæ, des personnages collectifs, investis d’affects énergétiques par les membres des collectivités. Les individus vivent la circulation des affects par la régulation que les institutions font subir à cette circulation. Pour ce faire, les institutions doivent manipuler l’aiguillage de la double circulation, assurer la conduite des intrications dans le champ culturel, c’est-à-dire faire passer l’Éros dans la voie de Thanatos et Thanatos dans la voie d’Éros, ou tout simplement assurer que les deux instincts se maintiennent dans leur voie respective. Au départ, les panneaux d’aiguillage sont établis par les membres de la famille biologique. Déjà l’enfant, dans le ventre de sa mère, sait qu’il fait partie d’un groupe, lui et une autre qui le contient. Sa sortie hors du ventre maternel le met en contact avec un tiers, le père. La longue période d’allaitement de l’enfant le tiens en contact symbiotique avec sa mère et les individus de sexe féminin de sa communauté familial. À la pré-adolescence, l’importance de la figure du Père, si c’est un garçon, et de la figure de la Mère, si c’est un fille, comporte un ensemble de modèles mimétiques qui, de l’éducation, trace l’avenir du comportement de l’enfant. Au-delà des liens familiaux, les apports symboliques collectifs prennent le relais entre les individus et en viendront à commander les attitudes et les comportements du membre de la Cité. Abraham et Agamemnon n’en aiment pas moins leurs enfants même s’ils doivent les sacrifier aux caprices des dieux. Un ange arrêtera bien le bras d’Abraham sur le point de sacrifier son fils Isaac, mais Agamemnon, pour tenir sa promesse d’immoler le premier être vivant qu’il rencontrerait en revenant chez lui après sa victoire sur les Troyens, sacrifiera sa fille sur le bûcher par obéissance au Fatum. Abraham et Agamemnon cessaient d’être des pères biologiques pour devenir des figures de Père symboliques, des figures référentielles du Père, bonnes ou mauvaises selon le jugement d’Isaac et d’Iphigénie, dans la mesure où ils accomplissaient leur rôle de pourvoyeur. Pourvoyeurs de la vie par ordre biologique; pourvoyeurs de la mort par obéissance à la tradition de la société patriarcale. Nul révolte ni chez l’un ni chez l’autre. Abraham et Agamemnon restaient tous deux de bons pères, comme plus tard Brutus dans l’histoire de la République romaine, pour avoir sacrifié ses fils qui n’avaient pas respecté la figure de la Mère, c’est-à-dire Rome, en se révoltant contre elle.
Pour comprendre les confusions qui peuvent naître au cœur de la circulation des affects face au poids du conformisme des valeurs sociales, il faut donc s’en tenir à l’action des Imagos dans leur fonction d’aiguilleurs. Le choix d’Abraham se situe entre être un père assassin en tuant son fils unique ou être un bon fils en suivant l’ordre de la parole paternelle divine qui lui commande ce sacrifice arrache-cœur. Il en va de même pour Agamemnon et pour Brutus. La circulation des affects, en quittant le circuit interpersonnel pour s’engager dans le circuit social, oppose chez le même individu le sacrifice de son Éros pour obéir à Thanatos. L’obéissance d’Abraham, par son épreuve individuelle, c’est-à-dire tuer son fils sans haine, commande à Yahweh d’arrêter son bras. Le père bon ne peut autoriser un tel sacrifice. Par contre, dans le cas d’Agamemnon, l’épreuve individuelle, tuer sa fille sans haine, obéit moins à un impératif extérieur qu’à une promesse faite par le père lui-même et qu’il doit tenir, malgré l’épreuve qu’elle lui cause, afin de maintenir le mimétisme du comportement de chaque citoyen devant les dieux de la cité. Il a engagé sa parole de figure de Père et celle-ci meurtrit sa fonction paternelle. L’intériorisation des affects individuels est projetée, chez lui, sur les institutions de la Cité. Les dieux laisseront allumer le bûcher. Impitoyables. Parce qu’elle n’exigeait rien de semblable de ses adhérents, voilà pourquoi la divinité monothéiste hébraïque a dominer, jusqu’à travers le christianisme et l'islam, les civilisations ultérieures, alors que le panthéisme polythéiste hellénique n’a jamais cessé de s’épuiser au cours de l’histoire de la Grèce et de Rome jusqu’à s’effacer devant le christianisme triomphant. Le sacrifice d’Isaac apparaît donc comme un contrappósto à celui d’Iphigénie.
Des institutions dominantes et d’éventail assez large tels l’État, l’Église, l’École, l’Armée, le Tribunal, etc. prenent figures de Père ou de Mère, sur lesquelles leurs membres, campés dans l’intériorisation de la figure de l’Enfant, acceptent l’obéissance et la fidélité, voire jusqu'à des sacrifices ultimes. C’est la psychanalyste britannique Melanie Klein qui a le mieux travaillé sur les origines de la distribution des personnæ et de leur dédoublement dans la circulation des affects entre individus et institutions; entre Éros et Thanatos.
Au départ, l’imago concerne le sujet. C’est lui qui gère la circulation des affects, les recevant et les émettant selon les liens qui le lient aux autres sujets ou aux objets. Toute la façon dont traiter le problème repose dans la définition que les philosophes donnent du sujet depuis les temps de la Grèce ancienne. Pour ma part, c’est chez Sloterdijk que je trouve la définition la plus appropriée du sujet: «Être “sujet”, cela signifie prendre une position depuis laquelle un acteur peut passer de la théorie à la pratique. D’ordinaire cette transition se produit lorsqu’un acteur a trouvé le motif qui le libère de l’hésitation et le désinhibe pour lui permettre d’agir. Depuis toujours, la contrainte impérative s’est révélée être l’agent le plus puissant de la désinhibition - que cette contrainte soit de nature intérieure et affective, ou bien extérieure et sociale. Mais comme la culture de l’activité qui caractérise la modernité se constitue contre l’hétéronomie, elle cherchera et trouvera le procédé permettant de placer ce qui donne l’ordre à l’intérieur même de celui qui l’écoute, en sorte que celui-ci, lorsqu’il cède, semble seulement écouter sa voix intérieure. Cela exige, crée et emplit à la fois cet état de fait que l’on nomme subjectivité. On désigne donc ainsi le fait que l’individu a un pouvoir de codécision dans l’édification de l’instance qui est en droit de lui donner des ordres. En règle générale, cette organisation de la désinhibition se rend invisible en tant que telle, dans la mesure où elle prête aux acteurs, au moment du passage à l’acte, non pas des passions irrésistibles et des contraintes inéluctables, mais de bonnes raisons et des intérêts judicieux s’opposant à l’obéissance». (21) Sloterdijk rapproche donc la souveraineté du sujet de sa capacité à décider et surtout à agir dans le sens de ses intérêts propres. D’où le travail psychique d’inhibition et de désinhibition qui s’est succédé tout au long de l’histoire, selon que l’on passait à des civilisations centralisées et unifiées à des civilisations décentralisées et capable de mettre en jeu son «sens de l’unité» afin de parier sur l’importance du rôle des individus dans l’Histoire.
La raison d’être des imagos consistera donc à satisfaire, symboliquement et concrètement, le désir; à l’inhiber ou à le désinhiber selon les contraintes ou les aspirations idéologiques des collectivités. Durant l’enfance, il n’y a pas de distinction entre le sujet et l’objet, pas plus que la nature des instincts; les affects restent donc indifférenciés, les symboles positifs et négatifs se confondant à travers l’étape de développement des liens interpersonnels. Ce n’est que progressivement, avec le sevrage, que la visée du fantasme se portera sur la mère, puis sur la figure de la Mère, autant que possible de la Mère bonne plutôt que de la Mère mauvaise. Puis, une projection semblable, à partir de la satisfaction des instincts (Éros comme Hybris) se portera sur le père et la figure du Père, et l’enfant introjectera lui-mêmes les images maternelles et paternelles en s’identifiant à elles. Il s’agit bien d’un processus inconscient, par lequel le sujet tente de récupérer son propre désir et sa propre agressivité, de recouvrer aussi cette part d’amour de lui-même qu’il a investie dans le monde extérieur comme cette honte de lui-même qu’il s'investit lui-même face au monde extérieur. Au cours de ce processus qui marque la différenciation des affects selon les gratifications obtenues par le sujet ou les blâmes recueillis du conformisme social, l’idéalisation des imagos maternel et paternel s’institue de manière définitive. À la mère et au père succéderont le chef de la horde, le Roi, l’Empereur, la Nation, l’État. Dans la mesure où les imagos traduisent un symbolisme positif (la nutrition par la mère, la protection du père, l’intégration de l’enfant dans le triangle familial) l’imago sera vu comme bon. La mère bonne, le père bon, l’enfant bon. Parallèlement, les instincts agressifs interfèrent avec les instincts érotiques. La mère peut être symbolisée comme marâtre si elle refuse le sein, le père comme un tyran s’il inflige une frustration (une correction, une privation) et l’enfant se percevoir comme mauvais s’il projette son agressivité sur les parents ou les objets et se voit soumis à une réprobation collective. Éros et Thanatos sont donc les affects médiatisés par ces aiguilleurs que sont les imagos. Les sentiments d’amour et de haine se développent, prennent racine, s’enrichissent, se diversifient, se condensent, se libèrent, s'épuisent.
Selon que prédomine dans chaque sujet un imago négatif ou un imago positif de la mère, et/ou du père, et/ou de l’enfant, la relation au monde serait différente. La difficile composition des rapports inter-imagoïques donnerait naissance à une image ambivalente de soi et du monde qui pourrait se scinder (selon la façon dont se résolvent les conflits), en structures harmonieuses ou conflictuelles. L’intégration de l’enfant dans le cercle familial correspond à sa capacité de distinguer, au cours de la maturité, les motivations profondes qui ont pu créer les attractions comme les répulsions. L’individu finira par dominer son «complexe d’Œdipe» en comprenant l’interdit énoncé par la Loi et appliqué par la figure du Père, et par le père lui-même. Car c’est bien la symbolisation qui fait naître de l’individu, la personnæ, la figure imagoïque qui revêtira l’individu lui-même, et la maturité consiste précisément à savoir distinguer l’individu derrière l’imago. C’est donc la personnæ qui sera projetée (et introjectée) par les institutions. Mais ici, nul individu derrière la personnæ. Alors que la relation de l’individu à l’État risque de reproduire le lien qui unissait l’enfant à son père, le rapport de l’institution à l’individu se limitera à sa fonction sociale. Toute la métaphysique y trouve là ses origines. Une rivalité œdipienne peut perdurer sur le mode symbolique alors qu’elle est résolue avec le père même. Des enfants soumis au père peuvent devenir des opposants à l’État sur le mode révolutionnaire ou réactionnaire, c’est-à-dire en compensant par l’agressivité leurs relations avec les institutions (par le désordre, la mise hors-la-loi, la révolte ou la révolution, etc.), ou encore en investissant d’éros ces mêmes relations en devenant participant de l’institution: devenir fonctionnaire, soldat, clerc, employé, etc. dans la perspective, selon le trajet vers l’intériorisation de la figure du Père, chef d’État, officier militaire, haut clergé ou patron.) L’État et les institutions lui afférents sont les plus facilement repérables comme centre de projection et d’introjection de l’imago paternel, bon ou mauvais.
Avec son essai fictif Totem et tabou, Freud a donné le premier le ton d’ambivalence de cette relation entre le fils et la figure du Père. L’idée d’une horde originelle, sauvage, où les fils se seraient ligués pour tuer le Père, le manger afin de l’introjecter et se substituer à lui (en le projetant), quitte à se déchirer dans une guerre fraternelle, puis se réconcilier en reportant cette figure sur la tête d’un nouveau chef de la horde, ne doit pas être pris à la lettre, mais seulement comme «fiction» symbolique. Contrairement au postulat préhistorique de Freud, cette fiction est parfaitement reconnaissable aux conflits inter-européens du tournant du XXe siècle projetés sur les origines de l'humanité; origines sur lesquelles les ethnologues de l’époque avaient encore peu à dire du temps de Freud. La démocratie apparaissait alors, depuis la Révolution française, cet ensemble de frères qui s’étaient ligués pour débarrasser l’État de la figure paternelle: le Kaiser (tombé en 1918) en Allemagne, de même que l’Empereur autrichien (1918), le roi de France depuis 1789, le tsar de Russie (1917) et le sultan turc (1922). Cette mort de la figure du Père à travers une série de multiples assassinats, maintenait toutefois l’État intact dans la mesure où il survivait à une guerre civile sanglante entre les frères (la Vendée en France, le mouvement spartakiste en Allemagne, la guerre entre Rouges et Blancs en Russie, le soviet hongrois, les puissants mouvements de grèves en France et en Italie, en Espagne et au Portugal, etc.) Enfin, la tentation de la dictature traversa toute l’Europe et n’épargna aucun pays, parvenant même, progressivement à s’installer en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, en Yougoslavie (ou, à l’inverse, on avait choisi un Roi); il n’y a pas jusqu’à la France et l’Angleterre qui eurent leurs mouvements pro-fascistes. Bref, plus le temps avançait et plus la «prophétie» freudienne rétroprojetée aux origines anthropologiques, se réalisait sous ses propres yeux. Lorsque le chancelier autrichien Dollfuß est assassiné par des nazis, alors qu’il exerçait un véritable pouvoir dictatorial, le 25 juillet 1934, c’est le père de la horde qui tombe sous le regard de Freud. Totem et tabou n’est plus une fiction anthropologique.
La fiction de Totem et tabou était née dans un climat propice à un homme de l’intelligence de Freud, d’opérer une rétroprojection de son époque sur les origines lointaines de l’humanité. Comme René Girard plus tard, il «voulait» absolument que le fondement des sociétés réside dans un meurtre originaire. Les récits mythologiques, biblique comme païens, lui fournissaient matière à réflexion. Ce qui unissait par contre la théorie psychanalytique à la pratique historique, c’était la domination contemporaine de l’hybris qui, des actes criminels (attentats manqués ou assassinats réussis) commis par des individus (anarchistes, membres de sociétés secrètes, personnes mentalement déséquilibrées) sur des chefs d’État entre 1880 et 1914 (le tsar Alexandre II, l’impératrice Élisabeth d’Autriche, le roi Humbert d’Italie, les présidents Garfield et McKinley des États-Unis, Cavendish le représentant anglais en Irlande, le président Carnot de la République française, le double meurtre du roi Carlos Ier du Portugal et du prince héritier, le roi Alexandre Ier Obrénovitch et la reine Draga de Serbie, etc.) devaient ouvrir sur une véritable guerre civile internationale appelée à durer trente ans (1914-1945). C’est ainsi, au cœur de la civilisation occidentale, que se déroula l’actualisation du meurtre paternel au sein de la horde primitive.
C’est l’identification du porteur de l’imago du Père (l’État) qui permet de désigner le porteur de la figure maternelle, qui généralement le précède dans l’inconscient collectif: la terre. Celle-ci s’élargit aux frontières étanches de la Cité, de l’Empire, de la Nation, plus rarement de la civilisation. Les périodes de disettes, comme dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle ou de la Russie dans la dernière décennie du XIXe, ont sûrement été pour beaucoup dans les révolutions européennes et russe. La terre ne parvient plus à sevrer ses enfants. Elle devient marâtre, aussi faut-il des responsables et l’on projette sur la figure du Père mauvais les causes de la stérilité maternelle. La société de consommation et d’abondance du XXe siècle, issue du grenier du monde qu’était l’Amérique du Nord (avant le Dust Bowl des années 1930), a montré qu’il était possible de vivre dans l’abondance de la nourriture et des produits de base. L’imago de la Mère bonne s’identifiait alors, aux yeux des Européens comme des Chinois, comme la source de la sécurité affective et/parce que alimentaire. Le rêve d’Amérique devenait une mythologie universelle. Pour une fois, la figure de la Mère bonne pouvait être aimée sans se sentir contraint à aimer une nation ingrate ou stérile comme la terre que Dieu donna à Caïn.
Enfin, les peuples eux-mêmes se définissent un imago selon les gratifications ou les culpabilités qu’ils s’accordent face au monde réel qui pourvoit la richesse et qui assure l’ordre/ou la pauvreté et l’anarchie. La culpabilité inouïe qui hante certains personnages des romans de Dostoïevski comme la gratification des snobs dans la Recherche du Temps perdu de Proust, montrent les deux types d’attitudes et de comportements que peuvent développer des sociétés ou des fractions de sociétés dans l’Histoire. Dans un monde où les grandes cités mégalopoles et les États-Nations dominent des foules, c’est par une intense activité culturelle que la circulation des affects va du microcosme des liens interpersonnels au macrocosme des relations sociales. Comme cette circulation se fait dans les deux sens et peut subir de subits changement d’aiguillage par l’une ou l’autre des séries d’imagos, une agressivité urbaine répond logiquement à une gratification jugée injuste ou malhonnête; l’ambivalence devient la norme de cette circulation. La compétition est aussi féroce dans les cités que dans la jungle. C’est ce que les romanciers américains du premier XXe siècle ont étalé avec une crudité sans fards - La jungle d’Upton Sinclair, Babbit de Sinclair Lewis, Gatsby le Magnifique de Scott Fitzgerald, Les raisins de la colère de John Steinbeck, De sang froid de Truman Capote -, avant que le cinéma reprenne et élargisse le thème. L’abondance a également sont prix: un hybris érigé en système de mutuelle exploitation où les anciennes rivalités de classes sont subsumées par l’ambition personnelle de chacun et la résignation du plus grand nombre à un destin qu’ils sont incapables d’ouvrir sur le monde extérieur. Au moment où la révolution technologique amène les civilisations à se fréquenter, les grands centres urbains demeurent, pour la plupart, l’endroit où s’enferment, se cloisonnent des milliers de gens, prêts à vivre une vie banale, récoltant les miettes de l’abondance et refoulant une agressivité qui, parfois libérée, ramène au crime domestique.
Mais l’élément le plus important de la circulation des affects ne vient pas tant de la projection des figures familiales sur les institutions ou même sur le territoire naturel. La circulation des affects devient le circuit du pouvoir de vie et du droit de mort comme l’identifiait Michel Foucault. Les bio-pouvoirs, dans la mesure où la vie et la mort des individus dépendant autant de la société que de leur propre volonté (à donner la vie, à donner sa vie, à prendre la vie, à perdre sa vie), assurent la pérennité des cultures et des civilisations. Plus un État devient une Mégamachine, pour employer le terme de Lewis Mumford, plus il a conscience de manipuler des foules immenses. Si les petites royautés de la Chine ancienne, de l’Europe féodale, de l’Afrique pré-coloniale ou des peuples autochtones d’Amérique pouvaient se livrer à des affrontements impitoyables, ils avaient cependant conscience de leur fragilité vitale et recouraient souvent au métissage pour fermer l’état de guerre. Mieux valait réduire une population défaite en esclavage ou l’astreindre au servage ou à la taille corvéable que de l’exterminer. «De toute façon, écrit Foucault, le droit de vie et de mort, sous cette forme moderne, relative et limitée, comme sous sa forme ancienne et absolue, est un droit dissymétrique. Le souverain n’y exerce son droit sur la vie qu’en faisant jouer son droit de tuer, ou en le retenant; il ne marque son pouvoir sur la vie que par la mort qu’il est en mesure d’exiger. Le droit qui se formule comme “de vie et de mort” est en fait le droit de faire mourir ou de laisser vivre. Après tout, il se symbolisait par le glaive. Et peut-être faut-il rapporter cette forme juridique à un type historique de société où le pouvoir s’exerçait essentiellement comme instance de prélèvement, mécanisme de soustraction, droit de s’approprier une part des richesses, extorsion de produits, de biens, de service, de travail et de sang, imposée aux sujets. Le pouvoir y était avant tout droit de prise; sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer». (22)
Plus les États se sont élargis en termes de territoires et accrus en quantité de populations, autant ce sens de la base démographique fragile a disparu et a été remplacé par un hybris démesuré, à la taille des sociétés de masse et ne reculant devant aucune économie de vies humaines. Foucault constate qu’en Occident, les mécanismes ont subi, «depuis l’âge classique une très profonde transformation de ces mécanismes du pouvoir. Le “prélèvement” tend à n’en plus être la forme majeure, mais une pièce seulement parmi d’autres qui ont des fonctions d’incitation, de renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et d’organisation des forces qu’il soumet: un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les barrer, à les faire plier ou à les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner à ce qu’elles réclament. Cette mort, qui se fondait sur le droit du souverain de se défendre ou de demander qu’on le défende, va apparaître comme le simple envers du droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer. Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes pourtant que depuis le XIXe siècle et, même toutes proportions gardées, jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de pareils holocaustes. Mais ce formidable pouvoir de mort - et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres limites - se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble. Les guerres ne se font plus au nom du souverain qu’il faut défendre; elles se font au nom de l’existence de tous; on dresse des populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux. C’est comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer tant d’hommes. Et par un retournement qui permet de boucler le cercle, plus la technologie des guerres les a fait virer à la destruction exhaustive, plus en effet la décision qui les ouvre et celle qui vient les clore s’ordonnent à la question nue de la survie. […] Le principe: pouvoir tuer pour pouvoir vivre, qui soutenait la tactique des combats, est devenu principe de stratégie entre États; mais l’existence en question n’est plus celle, juridique, de la souveraineté, c’est celle, biologique, d’une population. Si le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes, ce n’est pas par un retour aujourd’hui du vieux droit de tuer; c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie, de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population». (23)
Il est vrai qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les États nationaux de la civilisation occidentale ont pris conscience de l’extrémité à laquelle l’état de guerre, supposé normal comme expression de l’hybris naturel, en était venue. C’est bien à cause d’Auschwitz et d’Hiroshima que la Guerre Froide s’est établie sur l’équilibre de la Terreur (précaire peut-être mais suffisamment solide pour se maintenir jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique). Les pôles imagoïques n’étaient pas seulement que des pôles investis des imagos négatives: la répulsion envers l’Autre, la haine des étrangers, la rivalité entre États, l’impérialisme, etc. Il fallait un investissement comparable des imagos positives: l’amour de la patrie et du sol natal, l’idéalisation des cultures, des institutions, le grandiose nécessaire des États, et surtout la cristallisation des liens affectifs entre membres d’une même collectivité, ce qui a permis aux soldats de restés enterrés quatre ans dans les boues fangeuses des tranchées entre 1914 et 1918, ou participer à la Résistance contre des occupants violents, voire même de survivre dans les camps de concentration… C’est donc par une amplification de l’investissement, voire du surinvestissement des imagos (tant ceux d’Éros que de Thanatos) que les bio-pouvoirs s’exercent. Après les exacerbations de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, exacerbations qui ont mené à des gestes d’une extrême violence, que les États nationaux de la civilisation occidentale ont désactivé la circulation, préférant des expressions émotionnelles modérées plutôt qu’excessives. Les extrêmes sont désormais bannis de la politique démocratique, à l’opposé de ce qui se passe dans les pays de civilisations non-occidentales.
Si les États de ces civilisations poursuivent une politique d’investissement affectif des imagos, c’est moins par action volontaire de leur part que par réaction à l’impérialisme économique occidental exercé par les puissances occidentales. Ici se poursuit l’investissement érotique qui veut qu’il faille défendre notre vie (en s’approvisionnant de tous les biens de consommation de base au prix d’affamer ou de créer la dépendance des populations exploitées et d’entraîner leur mort comme on en voit tant dans les rues de Calcutta ou du Nigeria). Les guerres de décolonisation puis le terrorisme international dépendent, en grande partie, de ce conflit entre le droit de mort et le pouvoir sur la vie. Foucault encore: «On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort» (24). C’est bien ainsi que les militants en faveur des droits et égards dus aux peuples du «Tiers-Monde» critiquent la politique impérialiste des multinationales occidentales dans leurs façons démesurées d’exploiter les ressources naturelles et le travail des habitants des pays sous-développés. «Hors du monde occidental, la famine existe, à une échelle plus importante que jamais; et les risques biologiques encourus par l’espèce sont peut-être plus grands, plus graves en tout cas, qu’avant la naissance de la microbiologie. Mais ce qu’on pourrait appeler le “seuil de modernité biologique” d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et de plus capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la plitique duquel sa vie d’être vivant est en question» (25).
Si Foucault a pu théoriser ainsi les bio-pouvoirs à partir de l’évolution occidentale, la problématique touche à toutes les civilisations. La civilisation hellénique connut un semblable pouvoir partagé entre ses Empereurs et leur population dans la fosse des gladiateurs, comme aime à l’exposer Peter Sloterdijk: «C’est dans l’arène qu’est apparue au grand jour la vérité sur la bio-politique romaine; de la même manière que la ville de Rome, en tant que gladiateur du cosmos, avait soumis tous les ennemis qui se trouvaient autour d’elle et avait fini par faire apparaître la totalité du monde entourant la mare nostrum comme un décor universel de spectateurs au regard tourné vers la Rome victorieuse, les masses, dans les amphithéâtres de Rome et de ses dépendances, observent les combattants qui, dans ces “cuvettes de sélection’ sanglantes où tout se décide, règlent la question: Qui restera? Qui est le maître de la piste? Qui conserve la vie pour s’affirmer contre de nouvelles tentatives de la raccourcir? La figure mentale fondamentale de l’amphithéâtre, c’est la pure distinction qui ajourne: le ne-pas-mourir-maintenant des uns est lui-même le fondement actuellement nécessaire et suffisant du mourir-maintenant des autres. Cette distinction, en tant que loi universelle de la mortalité précoce ou tardive, est certes connue depuis toujours et plus ou moins partout, parce que les vivants se reconaissent toujours vaguement comme ceux qui ne vont-pas-mourir-de-sitôt. Dans l’arène, on précise cette distinction et on la pousse jusqu’au stade de l’apocalypse provoqué artificiellement. Elle met en scène la séparation, analogue à un jugement de Dieu, entre ceux qui tombent aujourd’hui et ceux qui restent debout. Au regard de ce drame de la distinction, ceux qui vivent tranquillement et de manière diffuse ont la possibilité de ressentir avec une actualité qui les enflamme leur appartenance au groupe de ceux qui ne meurent-pas-maintenant. Quand les stades se mettent à crier, ce sont les masses qui célèbrent leur propre succès dans l’ajournement de la mort. Ce qui est mentalement intégré dans le culte des vainqueurs, c’est l’idée que la foule passe de la légion de ceux qui restent allongés au groupe de ceux qui, après combat, se tiennent encore debout (26).
Ce jeu sadique des gladiateurs relève de la forme de bio-pouvoirs que Foucault qualifie d’anatomo-politique du corps humain. Le sport, la guerre, le travail, même l’école, inscrivent le pouvoir de l’État, de la culture, des minorités dominantes sur l’ensemble des membres de la civilisation. L’autre forme, beaucoup mieux analysée, c’est la bio-politique de la population, où s’exercent des contrôles régulateurs sur la sexualité (l’Éros), l’hygiène (l’ordre sanitaire), la médecine (le soin des corps et des esprits), la limitation des naissances (les mesures contraceptives), la technique politique des corps (les délits et les peines), enfin la sexologie (qui établit les distinctions des genres et définit les comportements jugés aberrants ou normaux). À la guerre, le sexe a pris la place de la préoccupation première des États: l’état de santé général, la sécurité publique, la pédiculture et la pédiatrie, l’encadrement collectif de la petite enfance, etc. La symbolique du sang se transfert sur la symbolique du sexe (sperme et menstruations) sur laquelle fantasme la civilisation occidentale et, avec la médiatisation des communication électroniques, l’ensemble des civilisations. Mais toutes ces stratégies n’éliminent en rien l’action de l’hybris, la terreur que l’agressivité fait peser sur un Éros en crise de définition.
Éros, Hybris et Imagos. Les pôles et les aiguilleurs de la circulation des affects sont les problématiques de l’avenir en histoire. Il faut développer les méthodes d’identification et de différenciation, si l’on veut connaître les motivations profondes qui animent les membres et les institutions des civilisations, selon les époques et les états de développement. Toutes les civilisations ne maintiennent pas un identique cours des instincts. Les tendances varient: l’hybris sans l’Éros (dans la conquête romaine de l’Italie par exemple); l’Éros sans l’hybris (le rêve d’unité européenne ou de société des nations); l’Éros avec Thanatos (les conquêtes françaises de l’Italie au XVe siècle); Thantos avec Éros (l’aventure napoléonienne). Thanatos seul: l’expansion japonaise au XXe siècle; Éros seul? C’est ici que se pose la problématique des dysfonctions psychologiques collectives et que nous étudierons en privilégiant d’abord les différentes formes de névropathies historiques⌛
Notes:
(1) P. Mannoni. La psychopathologie collective, Paris, P.U.F., Col. Que sais-je? #3167, 1997, p. 3.
(2) Cité in D. de Rougemont. Les mythes de l'amour, Paris, Gallimard, Col. Idées, #144, 1961, p. 15, n. 1.
(3) M. Foucault. Histoire de la sexualité, t. 1: la volonté de savoir, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1976, pp. 76-77.
(4) M. Foucault. ibid. pp. 77-78.
(5) M. Foucault. ibid. p. 77.
(6) H. Zimmer. Les philosophies de l’Inde, Paris, Payot, Col. Bibliothèque scientifique, 1953, p. 121.
(7) Lo Duca. Histoire de l’érotisme, Paris, Pygmalion, 1979, p. 335.
(8) Lo Duca. ibid. p. 337.
(9) Lo Duca. ibid. p. 341.
(10) Lo Duca. ibid. p. 355.
(11) R. Van Gulik. La vie sexuelle dans la Chine ancienne, Paris, Gallimard, Col. Tel, #17, 1971, pp. 76-77.
(12) Lo Duca. ibid. p. 356.
(13) Lo Duca. ibid. p. 357.
(14) P. Sloterdijk. Globes, Paris, Maren Sell Éditions, 2010, p. 620.
(15) P. Sloterdijk. ibid. pp. 165-166.
(16) Cité in P. Sloterdijk. ibid. p. 244.
(17) P. Sloterdijk. ibid. p. 261.
(18) H. M. Enzensberger. Politique et crime, Paris, Gallimard, Col. Tel, #378, 1967, p. 11.
(19) F. Davis. «Le rôle économique et social des sociétés secrètes», in J. Chesneaux, F. Davis et Nguyen Nguyet Ho. Mouvements populaires et sociétés secrètes en Chine aux XIXe et XXe siècles, Paris, Maspero, Col. La Découverte, 1970, pp. 50-51.
(20) P. Mannoni. op. cit. pp. 30-31.
(21) P. Sloterdijk. Le Palais de cristal, Paris, Maren Sell Éditions, rééd. Pluriel, 2006, p. 86.
(22) M. Foucault. op. cit. pp. 178-179.
(23) M. Foucault. ibid. pp. 179-180.
(24) M. Foucault. ibid. p. 181.
(25) M. Foucault. ibid. p. 188.
(26) P. Sloterdijk. op. cit. pp. 291-292.
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