Pour ceux qui auraient manqué ou désireraient lire mes critiques d'ouvrages, la plupart parues de janvier à juin 2024 et publiés sur Facebook, je vous les offre à nouveau dans ce blogue en espérant que vous les apprécierez, si ce n'est déjà fait. Merci à vous tous lecteurs pour votre fidélité, et bonne lecture.
Table
Énigmes et complots
Géographies
Les cathédrales dans le monde
Comprendre la révolution woke
La fin de la mégamachine
Nouvelle histoire du Japon
Géohistoire
1508. La traversée du vide
La Patente
Le temps des loups
Les guerres stupides de l'histoire
Le génocide au village
Les adolescents résistants 1940-1944
La traîne des empires
Figures marquantes de notre histoire, vol. 1 : Bâtir
La Seconde Guerre mondiale :
Histoire d'Israël
Les cobayes oubliés
Jacques Lacan
Du héros à la victime :
Les Grandes Déconvenues
Pour en finir avec Dollard
Moïse ou la Chine
Le cabinet des antiques
Peuples-monde de la longue durée
La Révolution tranquille entre l'ici et l'ailleurs
La compagnie des ombres
Samuel de Champlain
Retourner les pierres
Anthologie du pamphlet et de la polémique
L'infini dans un roseau
Des Québécois en Normandie
Figures du Palestinien
Mélancolie de l'Europe
Les plus belles histoires de l'escroquerie
Sur la piste du Canaada errant
Citoyens policiers
Jeanne du Barry
Survols narquois de l'Histoire
ÉNIGMES ET COMPLOTS
Douze ans après l'édition originale, le livre du sociologue Luc Boltanski, réédité en format poche, revient à l'orée de 2024, année qui promet d'être fertile en chasses aux sorcières et en théories du complot.
Pour Boltanski, «une théorie du complot est une théorie non seulement fausse mais dangereuse. Une théorie paranoïaque. Ces accusations émergent dans les années 1950-1960, en relation avec la guerre froide, puis se développent au cours des décennies qui suivent les mouvements de révolte de la fin des années 1960, associés, en France à Mai 68, mais ailleurs et, particulièrement aux États-Unis, à la guerre du Vietnam et, sur un plan mondial, au conflit israélo-palestinien. Mais elles atteignent, à l'aube du XXIe siècle, une ampleur sans précédent, souvent associée à "l'après-11 Septembre 2001" et/ou au développement d'Internet. Il serait difficile de trouver aujourd'hui un domaine, en marge de la vie politique proprement dite, où ne s'échangeraient pas des accusations croisées de complot, de théorie du complot et de paranoïa. Qu'il s'agisse de la gouvernance économique, avec le dévoilement d'instances occultes de concertation entre les puissants de ce monde; de la santé et de la médecine (par exemple sur l'origine du virus du sida [et depuis du Covid] ou sur les maladies, imputées aux armes utilisées, dont souffriraient des militaires ayant servi pendant la guerre du Golfe); de la science et, par exemple, de la météorologie et du réchauffement planétaire des accusations de complots visant à faire croire que le réchauffement ne serait pas imputable aux activités humaines ou les accusations inverses); de l'Église catholique (souvent à propos de l'Opus Dei); sans même parler des histoires qui, aux marges de l'ufologie, mettent en scène des relations coupables entre gouvernants humains et envahisseurs ou observateurs non humains venus d'autres planètes (par exemple, l'affaire de Roswell)».
L'auteur ne livre pas un historique des théories du complot, ce que Léon Polilakov avait d'ailleurs parfaitement bien exposé au début des années 1980 dans son ouvrage, La causalité diabolique. Il nous offre plutôt, ce que je qualifierais d'une anthropologie politique. Anthropologie, dans la mesure où l'auteur cherche (mène une enquête) sur les multiples origines psychologiques et sociologiques de ce qui constitue une théorie du complot : «Ce livre a pour objet les figures de l'énigme, du complot et de l'enquête. Il cherche à comprendre la place importante qu'elles n'ont cessé d'occuper dans la représentation de la réalité depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle».
Boltanski se place sous l'autorité de Jorge Luis Borgès lorsqu'il affirmait que «l'histoire copie la littérature», pensée qui structure toute sa démarche : «Les composantes de ce travail consacrées aux sciences humaines et sociales ont été développées surtout sur trois terrains. Le premier est celui de la psychiatrie qui, à l'aube du XXe siècle, invente une nouvelle entité nosologique, la paranoïa, dont l'un des symptômes principaux est la tendance à entreprendre des enquêtes interminables, prolongées jusqu'au délire. Le deuxième est celui de la science politique qui, se saisissant de la problématique de la paranoïa, la déplace du plan psychique sur le plan social et prend pour objet, d'un côté, le complot et de l'autre, la tendance à expliquer les événements historiques en faisant référence à des théories du complot. Le troisième terrain envisagé est celui de la sociologie. Sont interrogés, particulièrement, les problèmes que rencontre cette discipline quand elle entreprend de se doter de formes spécifiques de causalité – dites sociales -, et de déterminer les entités individuelles ou collectives, auxquelles peuvent être attribués les événements qui ponctuent la vie des personnes, celle des groupes, ou encore le cours de l'histoire».
Toute théorie du complot focalise sur «des soupçons qui concernent l'exercice du pouvoir. Où se trouve réellement le pouvoir et qui le détient, en réalité? Les autorités étatiques, qui sont censées en assumer la charge, ou d'autres instances, agissant dans l'ombre, banquiers, anarchistes, sociétés secrètes, classe dominante, etc.?». Ce qui enclenche la nécessité de l'enquête : «L'énigme est... une singularité (puisque tout événement est singulier) mais une singularité ayant un caractère que l'on peut qualifier d'"anormal", qui tranche avec la façon dont les choses se présentent dans des conditions supposées "normales", en sorte que l'esprit ne parvient pas à inscrire cette inquiétante étrangeté dans le champ de la réalité. L'énigme vient ainsi rayer le tissu sans coutures de la réalité».
Boltanski nous initie à sa conception philosophique qui oppose le monde à la réalité : «Par monde, il faut entendre ici tout ce qui arrive" – pour reprendre une formulation de Wittgenstein -, et même tout ce qui serait susceptible d'arriver, ce qui renvoie à l'impossibilité de le connaître et de la maîtriser en totalité. À l'inverse, la réalité est stabilisée par des formats préétablis, soutenus par des institutions, qui ont souvent, au moins dans nos sociétés, un caractère juridique ou parajuridique. Ces formats composent une sémantique chargée de dire ce qu'il en est de ce qui est. Ils établissent des qualifications, définissent des entités, des épreuves». C'est dire qu'à la différence des événements que l'on peut qualifier d'ordinaires, un événement possède un caractère énigmatique quand il échappe aux attributions normales d'une certaine entité. C'est dans l'interstice d'un monde dont la caractéristique est d'être spontané et d'une réalité construite par la raison et par les institutions que l'énigme, le complot, la paranoïa s'insinuent dans les esprits. Parce que la forme complot est nécessairement à double face. Le complot est un objet qui ne contient pas en lui-même son intelligibilité. Il ne se distingue des relations ordinaires que par l'opération de dévoilement qui fait se côtoyer dans un même plan la réalité apparente mais fictive et la réalité cachée mais réelle». En dévoilant un complot, on prétend résoudre une énigme et rétablir son intelligibilité qui échappe sur le coup.
Pour Boltanski, il y a une relation directe entre l'établissement de l'État-nation partout en Occident à la fin du XIXe siècle et le développement de genres littéraires porteurs de la triade enquête, énigme et complot, c'est-à-dire le roman policier et le roman d'espionnage. C'est en ceci que l'histoire copie la littérature. Pourquoi d'abord le roman policier? Parce qu'il pose «l'épreuve à laquelle l'État est confronté..., c'est précisément l'énigme en tant qu'anomalie de la réalité.[...] ...une réalité soupçonnable sous tout rapport, aussi bien matériel qu'humain, physique que social, que met en scène le roman policier. Or la possibilité même que soit déployé un soupçon aussi général – un soupçon quasi absolu -, cela avec une certaine vraisemblance et en prenant appui sur une description réaliste de la réalité, dans ce qu'elle a de plus quotidien et de plus banal, constitue par soi une mise à l'épreuve de l'État-nation, c'est-à-dire de la prétention de l'État non seulement à faire régner l'ordre, mais surtout à rendre intelligibles et, dans une certaine mesure, prévisibles les événements qui entrent dans le champ du possible» (du monde).
Toute énigme suppose une menace. Pour l'État, comme pour le narrateur du roman policier, «l'énigme est l'indice du crime parce qu'elle est, par rapport à lui, dans un rapport de cause à effet». Nous sommes ici dans la causalité structurelle. Une énigme ne se pose pas par hasard. Elle est le produit d'une ambiance paranoïaque puisque l'on suppose qu'un «criminel averti – si l'on peut dire – parvient à manipuler la réalité, c'est-à-dire à créer un écart entre la réalité apparente et la réalité réelle». Cette dichotomie échappe au policier, parce que «le policier, en tant qu'agent de l'État, ne dispose que de la force que lui donne l'État, c'est-à-dire d'une force policière ordinaire, encadrée par le droit. Cette force est suffisante pour se saisir des criminels ordinaires (qui appartiennent le plus souvent..., aux basses classes), mais elle est insuffisante pour mettre en échec les criminels d'élite. Le policier ne connaît que la réalité dans sa détermination officielle. [...] Le détective, au contraire, parce qu'il possède la même intelligence et la même perversité que le grand criminel, sait, lui aussi, creuser dans les failles et les interstices de la réalité de façon à en exploiter les incohérences, ce qui veut dire peut-être également à en dévoiler l'inconsistance». Devant l'impuissance des forces policières à saisir l'ampleur de la menace, n'importe quel complotiste peut s'improviser enquêteur et s'autoriser la dénonciation des pervers qui trafiquent la réalité réelle pour la réalité apparente, sous-entendu, parce qu'il est aussi pervers qu'eux.
Ce dédoublement du policier et du détective que Boltanski illustre à partir des romans de Conan Doyle (Sherlock Holmes), se présente différemment lorsqu'il aborde le roman policier français. Plutôt qu'extérieur, en deux individus, la dramaturgie qui met en scène «les histoires de Maigret est animée par la tension qui oppose, au sein d'un même personnage, deux personnes. Soit, d'un côté, le Maigret fonctionnaire et, de l'autre, le Maigret homme, homme ordinaire, simple être humain, comme le sont les criminels qu'il traque, coffre et envoie à la guillotine». Le détective anglo-saxon résout pour lui-même les énigmes qui se posent à lui; pour l'enquêteur français, c'est d'abord pour l'État, son employeur, que s'impose la nécessité de résoudre l'énigme.
Ainsi, «dans sa définition la plus large, le complot fait référence à des solidarités, à des connivences et à des liens personnels tramés, en sous-main, en vue de s'emparer du pouvoir ou de l'exercer secrètement», ce que Boltanski appelle «la réalité de la réalité»; cette «confrontation entre une réalité apparente mais illusoire et une réalité réelle mais cachée». On y retrouve, comme dit Michael Walzer, des «intrigues privées à effets publics»; «un mélange de motifs privés, particulièrement d'ordre domestique ou familial, et de conséquences publiques et, plus précisément, politiques». C'est le scandale. Le Pizzagate, où des orgies pédophiles et cannibales impliqueraient aussi bien Jeffrey Epstein que John Podesta et Hilary Clinton. Un fossé se creuse entre l'apparence d'une société qui vacille et des fondements agités par des forces énigmatiques au service d'intérêts privés et secrets. Pour le complotiste, «la société toute entière se trouve mise en péril par les menées – prenant la forme de complots – de vastes organisations subversives et clandestines dont l'extension dépasse largement le cadre du territoire national et dont les ramifications s'étendent jusqu'au cœur de l'État lui-même, qui se trouve ainsi en partie ou totalement corrompu ou, au moins, réduit à l'impuissance. Il revient alors à un quidam démuni de tout mandat officiel, à un individu quelconque, mais doté d'une conscience, d'une intelligence et d'un courage hors du commun, d'assurer, à ses risques et périls, la défense de la société. Cela sans l'aide de l'État et, parfois même, contre lui».
La chose est encore plus évidente lorsque Boltanski aborde la thématique du roman d'espionnage, qui «est progressivement subvertie, d'abord en présentant la lutte entre les défenseurs de l'ordre et les fauteurs de désordre sous la forme de deux complots symétriques. Les uns et les autres se dissimulent de la même façon et utilisent des méthodes similaires. Puis, en révélant que ces deux complots – celui qui vise la destruction de l'ordre et celui qui entend défendre l'ordre – comportent les mêmes agents. Ce sont les mêmes acteurs qui sont à l'œuvre, sous des identités différentes, dans l'un et dans l'autre. Et les uns et les autres sont également impuissants, aussi bien à instaurer le désordre qu'à défendre un ordre qui n'est lui-même qu'une forme de désordre». Dans un roman comme 1984 de G. Orwell, c'est l'État lui-même qui est le vaste complot où le héros se débat. La structure paranoïaque du complotiste est déjà toute dans celle du roman d'espionnage qui repose sur «le peu de réalité de la réalité».
«La réalité est construite. Cette assertion, devenue banale, va bien au-delà de l'insistance sur la tromperie et sur le "mensonge" généralisé comme pulsions fondamentales des êtres humains [...]. Poussée aux limites, l'idée selon laquelle la réalité est construite [...] dissout la réalité dans les opérations multiples qui concourent à la construire et, du même coup, ne permet plus de la distinguer de sa représentation, et de la représentation de sa représentation, entraînant un processus de mise en abyme qui détruit l'assise métaphysique sur laquelle repose la compréhension de l'histoire (et par là, également, du social en général) et aussi, par voie de conséquence, l'auto-interprétation de l'expérience personnelle, c'est-à-dire la causalité. L'établissement de relations de causalité a pour outil principal... l'attribution en tant qu'elle permet la mise en relation d'événements et d'entités». Ce qui méduse le lecteur comme le complotiste, c'est «bien ce fossé entre les causalités ordinaires et les faits extraordinaires que vient combler l'interprétation selon laquelle il existerait, tapi sous le pouvoir officiel et fallacieux, un pouvoir réel mais caché. Les causes de ce qui arrive ne sont pas à chercher dans la réalité telle qu'elle se donne. Elles sont ailleurs». À partir de là, «tout le monde croit à n'importe quoi et personne ne croit plus à rien. C'est le retour du nihilisme».
Le complotiste appartient bien à la structure paranoïaque. D'après le psychiatre Erich «Wulff – qui fonde son analyse sur son expérience clinique -, l'illusion conspiratoire des paranoïaques ne part pas, le plus souvent, de la conviction qu'il existerait une conspiration et des conspirateurs que l'on pourrait identifier et nommer, mais plutôt du sentiment intense qu'il y a quelque chose de caché derrière les apparences visibles, dont le sens immédiat s'est évanoui. Or ce sentiment est lié au retrait de l'investissement et aux tentatives compensatoires pour rétablir un engagement subjectif envers les objets du monde extérieur. Le monde se présente alors comme un ensemble de signes qui exigent d'être décodés [d'où le délire d'interprétation]. Ce que les autres montrent d'eux-mêmes n'est pas leur réalité, qui demeure cachée derrière l'apparence. [...] Ce serait donc, a contrario, d'après Wulff, l'attitude consistant à se satisfaire d'explications partielles, à se montrer capable d'interrompre l'enquête pour passer autre chose, ou à mettre entre parenthèses la question de la vérité – définie comme un absolu -, qui constitueraient le caractère distinctif d'un comportement que l'on peut qualifier de normal».
Plutôt que les définitions actuelles de la paranoïa, Boltanski nous invite à la comprendre à partir de la nosologie inventée par le psychiatre allemand Kraepelin et de l'application faite par les spécialistes français Sérieux et Capgras au début du XXe siècle. Chez eux, «le terme paranoïaque renvoie... indissociablement, à un type de personnalité pathologique et à un type social, au sens du roman social du XIXe siècle, caractérisé par un ensemble de traits psychologiques – orgueil, méfiance, psychorigidité, fausseté du jugement, inadaptabilité – dont l'assemblage trace les contours d'un caractère. Les paranoïaques sont ainsi décrits comme des revendicateurs, développant un délire de persécution, un délire d'interprétation et un délire de grandeur. Ils se croient victimes d'un préjudice et d'une injustice et sont en général des inadaptés sociaux dont le délire de fabulation prend appui sur des convictions, religieuses ou politiques, ayant un caractère altruiste et idéaliste, cela avec une passion qui les conduit au fanatisme». Il est possible alors de prendre la paranoïa comme une structure psychique dont les symptômes seront définis par des circonstances historiques données aboutissant tantôt à des procès de sorcellerie, tantôt à des abductions extraterrestres.
Les discours paranoïaques finissent par s'abîmer dans des haines aux contours imprécis, changeants, contradictoires. Le champ fantasmatique du paranoïaque ne cesse de s'élargir : «Il choisit, pour le poursuivre de sa haine, une personne ou un groupe de personnes et parce qu'on ne porte pas une attention suffisante à ses récriminations, il conclut à la corruption universelle. Quant à l'interprétation délirante, souvent associée à des idées de persécution et à des idées de grandeur, elle ne s'adresse pas au fait lui-même, mais aux circonstances de ce fait, à ses causes ou à ses conséquences (...). Là où d'autres ne voient que hasard ou coïncidence, lui (le paranoïaque), grâce à sa clairvoyance pénétrante, sait démêler la vérité et les rapports secrets des choses». Derrière les ressentiments s'agitent des vengeances inouïes. Citant Max Scheler, Boltanski ajoute : «Tandis qu'avec la brutalité la haine se transforme immédiatement en violence, et d'ailleurs s'épuise dans le passage à l'acte, la vengeance prend la forme du ressentiment quand elle est différée, parce que celui qui voudrait l'accomplir sait qu'il n'en possède pas les moyens et s'oblige donc à la retenue. Le ressentiment est donc la manifestation d'une incapacité et d'une impuissance qui caractérisent les faibles [...] L'homme du ressentiment fait preuve d'une susceptibilité permanente et, en proie à un processus d'illusion systématique. Il découvre une intention blessante dans des paroles et des actes qui en sont totalement dépourvus. Certains d'avoir toujours raison, il a aussi de grandes prétentions intérieures contenues, qui sont hors de proportion avec la situation sociale qu'il occupe...». On devine que les vengeances refoulées depuis quatre ans derrière les ressentiments de Donald Trump à l'égard des Démocrates et des Américains risquent de se donner libre cours, et de façons aussi violentes que le 6 janvier 2020, s'il est réélu!
En tant que sociologue, Boltanski apparaît obsédé par l'idée que les chercheurs en sciences humaines seraient également mus par l'obsession des énigmes, le besoin d'enquête, le délire d'interprétation et porteurs de théories du complot et de paranoïa. Les sociologues «n'établissent-ils pas... des dispositifs narratifs dans lesquels figurent, par exemple, des classes sociales, des groupes d'intérêt économique, des lobbys, des systèmes, des structures, des milieux, des organisations, etc., auxquels il leur arrive de prêter des intentions, des capacités stratégiques ou des réactions, et qu'ils ne peuvent s'empêcher de placer, dans leurs descriptions, en position de sujets de verbes d'action? Un sociologue, quand il parle de la ou des classe(s) dominante(s), du prolétariat, des femmes, des jeunes de banlieue, du complexe militaro-industriel, du capitalisme, du petit patronat, des élites, des intellectuels, du lobby de l'amiante, des mouvements d'orientation populiste, des syndicats, etc., ne risque-t-il pas d'être accusé de donner une assise prétendument scientifique aux théories du complot?». Toutes ces catégories avec lesquelles opèrent les sociologues, mais aussi les historiens dont je suis et les philosophes, sont aussi imprécises que les topiques des complotistes. Ils sont parfois les mêmes et l'ignorance, l'inconnu sont souvent sources de soupçons. Il faut donc être prudent face au complotisme et à nos fascinations pour les énigmes, les enquêtes, le mystère et le doute lorsqu'ils s'écartent des règles de la raison, car comme le disait Goya, «le sommeil de la raison engendre des monstres».
GÉOGRAPHIES
Je ne répéterai jamais assez l'intérêt que je porte aux vieux livres. Non en tant que bibliophile qui fétichise des éditions princeps ou d'objets reliés en vélin utilisés à des fins de décoration de salons vides. Les vieux livres, par leur contenu, même lorsqu'ils sont disparus des étals des libraires, voire même rarissimes dans les librairies de livres usagés, conservent une vitalité, vitalité qui s'épuise parfois rapidement pour des ouvrages plus récents.
Louis-Marcel Raymond (1915-1972) est originaire, comme moi, de Saint-Jean-sur-Richelieu (Saint-Jean-de Québec, jadis, pour la distinguer des deux autres, au Nouveau-Brunswick et à Terre-Neuve). Poète et herboriste, il a été le témoin immédiat de la mort du Frère Marie-Victorin, après un accident d'automobiles en 1944. Il est mort ni plus ni moins dans ses bras, de sorte qu'on ne peut trouver meilleur témoin. En 1971, il publiait dans la célèbre collection Constantes chez HMH, le titre n° 26, Géographies, série d'essais poético-botanistes. Les ouvrages publiés précédemment par Raymond étaient essentiellement d'ordre scientifique, surtout son Esquisse phytogéographique du Québec publié en 1950 qui resta longtemps un ouvrage de référence. Raymond s'est également intéressé à la littérature, dont il fit une seconde carrière. Il devint aussi professeur d'histoire du théâtre chez les Compagnons de Saint-Laurent tout en publiant plusieurs articles et essais critiques dans «La Nouvelle Relève», «Le Quartier Latin», «Le Devoir» et «L'Action nationale».
Géographies ramène certains de ces textes. Les premiers portent sur trois poètes que je connaissais peu même si leurs noms ne m'étaient pas inconnus. Supervielle, Saint-John Perse et Yvan Goll. Ce qui rend intéressant ces rencontres, c'est leur proximité avec l'auteur. Raymond les fréquentait tous les trois. Chaque texte qu'il leur dédie est teinté de sa passion pour la vie des plantes. «Supervielle et les arbres» traite de l'image de l'arbre dans l'œuvre du poète. Voyageant en Amérique du Sud, Supervielle touche la sensibilité de Raymond lorsqu'il clame : «je fais corps avec la Pampa qui ne connaît pas la mythologie...». Supervielle était né en Uruguay, mais le français était sa langue d'adoption, de même qu'il adopta la France dont il plaint la détresse durant l'Occupation :
«Mon Dieu comme c'est difficile
L'affection pour Supervielle est suivie d'une «Éloge de Saint-John Perse» dont il retrace la biographie, de sa naissance dans les Antilles jusqu'à son vieil âge. Comme Raymond, comme Supervielle, Saint-John Perse est un grand voyageur, un explorateur des zones d'ombres de son époque. Ayant refusé de devenir ambassadeur sous Vichy, Saint-John Perse dut subir la destruction de ses biens - «Poursuivant le diplomate, les Allemands avaient atteint l'écrivain» -, quinze années d'ouvrages patiemment composés, détruits par la bêtise fanatique. Comme tant d'autres dépossédés, Alexis Léger (puisque c'était son nom), arpenta l'Amérique du Nord, fuyant vite le Canada pour les États-Unis qui lui firent meilleur accueil :
«...voici que j'ai dessein d'errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu'à des langues très lointaines, jusqu'à des langues très entières et très parcimonieuses.
Saint-John Perse, exilé, errant d'un lieu l'autre, ne se récuse pas : «J'habiterai mon nom». Il reviendra en France après la Libération et recevra le Prix Nobel de littérature (1960). Mais ces honneurs représentent peu après les outrages subis de ceux qui, souvent les mêmes, proposeront son nom à la prestigieuse Fondation afin de dissiper une culpabilité honteuse. Le poète, lui, répondra : «Ils m'ont appelé l'Obscur, j'habitais l'éclat». Le poète resta en étroite correspondance avec Louis-Marcel Raymond jusqu'à la veille de sa mort : «...je m'en irai avec les oies sauvages, dans l'odeur fade du matin!...».
Le troisième auteur dont Raymond retrace la biographie est Yvan Goll, celui qui, sans faire partie du groupe, inventa le mot «surréalisme»! Autre «Jean sans Terre», ayant partagé les tribulations de Supervielle et de Saint-John Perse, l'auteur reste marqué par ce poème de Goll, message de Noël, écrit en forme de croix de Lorraine durant la guerre...
Pour Raymond, à l'instar d'Hippolyte Taine, la stylistique d'un poète dépend beaucoup du milieu, de la région où il est né, où il a grandi. Le lien étroit, intimiste, entre l'espace et la poésie sont un donné qui permet de reconnaître, comme pour le vin, les qualités d'une œuvre, de les associer à des caractéristiques géographiques (marines, terrestres, aériennes, septentrionales ou méridionales, altitudinales). La poétique finit toujours par faire écho au géographique, résonant d'un fond humain commun.
Le reste de l'ouvrage, intitulé «Scientia amabilis ou (Paysages)» sont de cours essais où se rencontrent l'herboriste, le géographe, l'historien, le biographe et l'explorateur. Commençant par un exposé lexicographique, «Comment les noms sont donnés aux plantes», Raymond nous ramène aux temps où il fallut bien en arriver à nommer systématiquement les plantes de manière à les identifier pour l'ensemble du monde savant. Le recours au latin s'est imposé dès le XVe siècle par le directeur du Jardin des Plantes de Paris, Tournefort, lointain prédécesseur de l'immense travail du Suédois Linné au XVIIIe siècle. Puis vient un court texte sur «Rabelais et la botanique», ou comment, dans la série des Gargantua et Plantagruel, Rabelais donnait un authentique inventaire des plantes connues en son temps.
Raymond nous décrit ensuite «la plus vaste forêt du monde», la forêt boréale, qui s'étend de l'Alaska au Labrador. Suit un texte sur le Québec érigé sur «fond d'une ancienne mer», qui va des Grands Lacs à la Plaine du Saint-Laurent :
Raymond rappelle dans «les plantes curieuses de l'érablière» l'originalité de la flore laurentienne pour les pharmaciens et botanistes européens des XVIIe et XVIIIe siècles. La «promenade sur un pré de mer» décrit les rives marines de la côte Est de l'Amérique du Nord. «Les bleuets fils du feu» rappelle les variétés de bleuets québécois opposés aux myrtilles françaises déjà distingués par Louis Hémon dans Maria Chapdelaine. Dans un texte dédié à Alexis Léger, Raymond entend réhabiliter la mémoire du naturaliste André Michaux qui, au tournant du XIXe siècle, fit un premier recensement méthodique des plantes de l'Amérique septentrionale. Essai tout naturellement, tout logiquement, suivi de «la dernière herborisation du Frère Marie-Victorin». Repris d'un compte-rendu de 1944, Raymond y raconte la dernière journée dans la vie du Frère Marie-Victorin, victime d'un accident d'automobile avec ses proches collaborateurs, dont Raymond lui-même. Son récit devait servir à la rédaction des dernières pages de la biographie du Frère Marie-Victorin et son temps, de Robert Rumilly.
«J'erre maintenant par la grande maison vide, où tout parle encore de lui. Dans son bureau, rien n'est changé. Je le revois assis dans son fauteuil, m'écoutant, le menton dans la main. Je le revois à sa table de travail, levant la tête pour m'accueillir. Voici ses livres préférés et ses tableaux. Dans le grand herbier silencieux, rien non plus n'est changé. Les derniers spécimens que nous ayons étudiés ensemble, le livre ouvert, la page interrompue...»
Finalement, un texte sur «la recherche du passage du Nord-Ouest».
Géographies de Louis-Marcel Raymond est un ouvrage aujourd'hui quasi-disparu. Oublié, je m'étonne extraordinairement qu'on le retrouve au site américain «Internet Archive» (https://archive.org/details/geographiesessai0000raym) alors que bien des bibliothèques québécoises ont dû le liquider dans une vente de financement, si elles n'ont pas jeté tout simplement leur exemplaire au pilon... Les essais de Raymond sont sans prétention. Ils se lisent comme autant de petits bonbons qui ventilent l'esprit entre deux lourds essais savantasses. Je noterai pour terminer qu'il est le lointain ancêtre d'un historien français fort prisé de nos jours, Alain Corbin, qui rédige de petits essais tels Terra incognita, L'histoire buissonnière de la pluie, La douceur de l'ombre, La fraîcheur de l'herbe, Le Ciel et la Mer et La rafale et le zéphyr. L'étude des sensibilités, et en particulier des sensibilités humaines devant la nature, est une expérience nouvelle. La sensibilité est bien ce qui unit les œuvres de Corbin aux essais de Raymond, et les Québécois mériteraient de redécouvrir ce précurseur négligé démontrant que l'âme poétique n'est pas allergique à l'esprit scientifique .
LES CATHÉDRALES DANS LE MONDE
Jadis, Daniel-Rops avait intitulé le volume portant sur le Bas Moyen Âge de sa magistrale Histoire de l'Église du Christ L'Église de la cathédrale et de la croisade, comme si en juxtaposant ces deux termes, on définissait la place du religieux à l'époque médiévale. Daniel-Rops confirmait plutôt un mythistoire développé par le roman historique du XIXe siècle. Plus tard, la bande dessinée et le cinéma nous ont mis sous les yeux des Croisés revenant de Terre-Sainte, d'où ils avaient été chassés par la défaite militaire devant les Sarrasins, venir remettre des reliques à l'évêque trônant au milieu de sa cathédrale; un évêque surtout fasciné par le reliquaire richement décoré d'or et de pierres précieuses.
Comme le dit Mathieu Lours, auteur d'un remarquable ouvrage, Les cathédrales dans le monde, il faut «sortir de l'idée qu'une cathédrale est un édifice médiéval européen. Il y a autant de cathédrales que de diocèses, ceux-ci pouvant être catholiques, orthodoxes, orientaux et parfois protestants. La majorité de ces diocèses sont situés en dehors d'Europe et ont été institués, depuis la diffusion du christianisme à l'échelle du monde, à partir de la fin du XVe siècle. La majorité des cathédrales est donc postérieure au "temps des cathédrales". Elles suivent d'autres rythmes temporels, qui sont aussi ceux des civilisations et des nations». Plus encore : «C'est au XVIIIe siècle, après le "temps des cathédrales", que l'adjectif "cathédral" désignant la principale église d'un diocèse est devenu un nom propre. L'"église mère", l'"église épiscopale", la "grande église" devient, à la fin de l'époque moderne, la "cathédrale", un monument au sens premier du terme : un édifice mémoriel et identitaire. La cathédrale, en tant qu'édifice, apparaît dans l'Antiquité tardive mais le terme que nous employons est éminemment contemporain, né d'un regard idéalisé sur le Moyen Âge».
Pour l'auteur, plus que religieuses, «les cathédrales sont des édifices politiques, au cœur des identités nationales et des conflits. On peut en écrire l'histoire mais aussi la géopolitique. Sans jamais cesser d'être des lieux de culte, voués à l'universalité du message chrétien, les cathédrales sont devenues aussi des monuments identitaires. Elles le sont en tant qu'édifices censés exprimer le supposé "génie national", en tant que lieux de mémoire mais aussi en tant que lieux d'émotion, comme l'a rappelé l'incendie de Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019». Bref, la cathédrale est donc un lieu complexe d'interrelations entre le politique et le religieux, le cultuel et le national, l'administration et la dévotion; un lieu situé entre le demos et l'ethnos.
Le sort qui les attend dépend de la nature des crises historiques. Lours en donne un exemple en commençant son enquête à partir de la période troublée de la Réformation, aux XVIe-XVIIe siècles : «Exprimant rivalité et émulation entre les nations, tensions territoriales et expériences de cohabitation entre les cultes, les cathédrales sont bâties ou détruites aux époques modernes et contemporaine en raison de leur lien avec les pouvoirs temporels et spirituels présents dans un territoire. Leur monumentalité, héritée, construite, achevée ou inachevée, voire en ruine, s'y impose comme un marqueur fondamental. Ce sont les grands axes de cette histoire que le présent ouvrage se propose d'explorer, croisant les voies du patrimoine, de la politique et de la géopolitique du monde moderne et contemporain».
Même si le mot n'était pas d'usage au Moyen Âge, l'«église mère» remontait à l'apparition du christianisme, plus précisément à la légalisation du culte chrétien. Ainsi, «les premières cathédrales sont déjà de nature à la fois religieuse et politique. Apparues comme édifices monumentaux après la paix de Constantin, avec l'édit de Milan en 313, elles expriment la charpente spirituelle et temporelle de l'Empire chrétien. La cathédrale de Rome, basilique du Sauveur, aujourd'hui appelée Saint-Jean-de-Latran, n'a-t-elle pas été fondée au sein d'un vaste domaine impérial et donc sous la protection particulière du souverain? Dans chaque cité de l'Empire, aux IVe et Ve siècles, les vastes groupes cathédraux, associant basilique principale et églises annexes, dont le baptistère, affirment le nouveau rôle de l'évêque comme pasteur mais aussi comme administrateur de la cité».
Ce nouveau rôle de l'évêque qui en faisait un fonctionnaire de l'État impérial est resté jusqu'à tout récemment. Au Québec, les extraits de naissance n'ont-ils pas été reconnus comme documents civils jusque dans les années 80? Dès la période médiévale, «la quête de légitimité spirituelle des royaumes qui émergent avec la féodalité naissante fait... de la cathédrale un édifice au statut ambigu. Elle est certes une église dirigée par un évêque, sujet du roi, mais affirme aussi l'autonomie du pouvoir religieux qui se constitue alors autour de la figure du pape. La cathédrale exprime-t-elle la force du glaive spirituel auquel le glaive temporel doit se soumettre, ou bien la manière dont le second protège et favorise les églises diocésaines de son royaume?» Que ce soit la Querelle des Investitures au Xe siècle ou le conflit entre Philippe le Bel et Boniface VIII en attendant le schisme luthérien, jamais l'Église chrétienne n'a été en mesure de résoudre cette contradiction interne qui confine sa vocation spirituelle à des intérêts politiques. La cathédrale entre ainsi en dialogue constant avec le palais royal.
Avec la Renaissance et le schisme protestant, la cathédrale a trouvé son dessin architectural et sa symbolique définitive. À travers «les "Instructiones fabricae" publiées en 1577 dans les actes du concile provincial de Milan, Charles Borromée énonce les spécificités du programme architectural que constitue une église cathédrale : l'autel avec son tabernacle et la cathèdre doivent être visibles depuis l'ensemble de l'édifice par exemple. C'est la première fois qu'un évêque publie un texte normatif énonçant les caractéristiques architecturales d'une cathédrale». Désormais, toutes les cathédrales du monde s'inspireront des règles établies dans les Instructiones de Borromée. Avec la Contre-Réforme la convergence des intérêts des nouveaux États absolutistes et la mouvance jésuite au sein de l'Église baroque va mettre face à face deux conceptions de l'unité et non seulement deux pouvoirs jaloux.
Au Moyen Âge déjà, la rivalité entre l'autorité épiscopale et le pouvoir municipal autour de la signification de la cathédrale ouvrait à de violentes querelles. Avec l'émergence des puissances absolutistes, ces relations vont se complexifier. Pour Lours, «c'est sans doute en France que les cathédrales expriment le plus l'unité de la nation autour de son roi et de son clergé. Comme en Angleterre, elles sont en lien étroit avec le souverain grâce à la figure de l'évêque, nommé par le roi depuis le concordat de Bologne, en 1516, au sein de la cathédrale, siège un prélat qui, en plus de prier pour le roi, est l'expression de son choix personnel. Resserrant le lien entre son épiscopat et son propre pouvoir, le roi peut affirmer sa présence symbolique au sein des cathédrales, en lien avec le renforcement des institutions de la monarchie absolue. Devenant plus royales, les cathédrales constituent davantage encore une charpente spirituelle du royaume».
Cette association du trône et de l'autel se réalise au moment de ce que l'historien appelle la «mondialisation des cathédrales», c'est-à-dire la première expansion coloniale des monarchies dans la foulée des découvertes de mondes extra-européens. Apparaît «une universalité catholique transnationale dans laquelle la cathédrale constitue un relais d'autorité et de diffusion des nouvelles normes de la vie chrétienne catholique. Elle est à la fois l'église particulière et l'église qui articule cette particularité à l'universel». Cette mondialisation cultive, en effet, un sens universel nouveau au rayonnement des Églises chrétiennes alors que les différents pouvoirs politiques se centralisent autour de leurs ambitions étatiques. Lours tient d'ailleurs à «rappeler la prudence de l'Église catholique dans le processus de création de nouveaux diocèses. Ceux-ci ne peuvent être institués que si le nombre de catholiques est suffisant pour assurer l'autonomie de l'Église particulière, en termes de vocations et de vie pastorale, et que si des revenus sont suffisants pour que la viabilité économique de l'ensemble ne soit pas mise en péril».
Au XIXe siècle, l'établissement de nouveaux diocèses – et de leurs cathédrales – relève encore de la densité démographique et de la nature de la cohabitation entre les États séculiers et la vocation universelle du christianisme. La cathédrale, en devenant un monument patrimoniale, perd-t-elle sa sacralité religieuse au profit d'une sacralité séculière? C'est dans cette perspective que le romantisme cristallise notre représentation sociale de la cathédrale gothique et projette sur les bâtisseurs du Moyen Âge les fantasmes de ses auteurs. Pour Lours, «c'est sans doute en Allemagne que cet intérêt est le plus manifeste et que l'association du gothique, de la cathédrale et de la nation s'opère de la manière la plus évidente. Tout d'abord parce que ce sont les auteurs allemands qui, les premiers, ont appelé "cathédrale" une forme imaginaire de grande église exclusivement gothique, donnant du sens à la réalité monumentale de la cathédrale dans un espace culturel où la réalité institutionnelle a été brisée depuis la Réforme protestante». Ainsi, «Gœthe rend hommage à Erwin von Steinbach, l'architecte qui a travaillé sur la cathédrale [de Strasbourg] au début du XIVe siècle et le promeut au rang de grand homme de la nation. Il scelle ainsi le lien entre gothique et Allemagne au mépris de la réalité historique qui est que cet art est né en France vers 1130 au service de la monarchie française. [...] Le processus à l'œuvre en Allemagne rejoint ainsi cette formulation de l'adéquation entre cathédrales et nation qui s'est opérée en France par la voie de l'appropriation par l'État et en Angleterre, par celle de l'exaltation des cathédrales comme "antiquités nationales"».
Désormais, «partout en Europe, l'affirmation de la nation passe par la restauration et l'achèvement des cathédrales compris comme un accomplissement du passé, une exaltation des racines». Se produit alors «un double mouvement : une appropriation par les nations de leurs cathédrales et une affirmation des liens entre les catholiques et le pape. Ces deux tendances peuvent paraître antagonistes : la cathédrale-monument du XIXe siècle n'incarnerait-elle pas les tensions existant parfois entre appartenance nationale et catholicisme? En France, le fait que la cathédrale soit "monument historique" résout le problème...» Unir les forces sociales opposées par la Révolution passe par la continuité du discontinu; la persistance des racines chrétiennes et la sécularisation de la nouvelle société civile. D'autant plus, la cathédrale peut être considérée, en sus de sa vocation religieuse et de la célébration des forces vives de la nation, une «attraction» culturelle qui va s'amplifier progressivement au XXe siècle. Entre musée et centre de spectacles, la cathédrale condense des vocations opposées qui demandent une intégration opérée soit par les villes, soit par les États.
Cette évolution historique a creusé la différence entre la basilique et la cathédrale. La basilique, en principe, conserve de la sacralité religieuse une exclusivité bien que des privilèges, telles les indulgences ou le commerce d'objets de piété, puissent lui être associés (Lourdes, etc.). La cathédrale devient avec le temps une condensation de monuments cultuels, culturels, nationaux, voire politique. On s'en est rendu facilement compte lors des guerres mondiales quand, en 1914, les forces allemandes entreprennent systématiquement de bombarder les grandes cathédrales en Belgique et dans le nord-est de la France, ou encore en Union soviétique, quand le pouvoir révolutionnaire décide de raser nombre de grands bâtiments religieux hérités de l'époque des Tsars. Ces multiples représentations font des cathédrales des lieux de mémoire autant que des symboles de résurrection, une fois la période de persécutions passée.
Comme en vient à conclure Mathieu Lours, «peu d'édifices sont capables d'incarner un imaginaire sacré autant que profane et d'associer la verticalité de la transcendance à l'horizontalité du corps social». Il faut seulement se rappeler que cette capacité s'est cristallisée seulement au XIXe siècle, sous la poussée du romantisme (en Allemagne, mais aussi en Angleterre et en France). Elles s'est ensuite diffusée dans les territoires colonisés par l'une ou l'autre des puissances occidentales, de sorte qu'un siècle et demi plus tard, au moment de la décolonisation, des États africains ou asiatiques où même ne végète qu'une minorité de fidèles catholiques, la nécessité de doter les capitales nouvelles d'un édifice monumental inspiré de l'architecture néo-gothique européenne s'est imposée aux nouveaux dirigeants, souvent avec l'aval de populations appartenant à d'autres confessions, comme l'islam, le bouddhisme ou le shintoïsme.
Jean-Paul Coupal
COMPRENDRE LA RÉVOLUTION WOKE
Le jeune essayiste Pierre Valentin ouvre son Comprendre la révolution woke en rappelant quelques affrontements sur les campus universitaires américains. Ici et là, quelques courriels relativement nuancés allument la mèche de réactions violentes où le langage de la raison est bafoué par des meutes d'étudiants qui se livrent à de vraies crises d'hystéries. C'est l'aspect le plus frappant du wokisme : son absolutisme violent, l'usage de l'injure, de l'outrage et de la terreur pour affirmer ses positions. Sorti des milieux militants afro-américains, l'expression «I stay woke» était définie par la chanteuse Georgia Anne Muldrow comme la capacité exclusive de «comprendre ce que vos ancêtres ont traversé. Être en contact avec la lutte que notre peuple a menée ici et comprendre que nous nous battons depuis le jour où nous avons atterri ici». Ce rapport à l'histoire de l'esclavage noir aux États-Unis s'est amplifié après le meurtre de George Floyd, filmé et diffusé instantanément sur les réseaux sociaux.
De ce mouvement – car le wokisme n'est ni une «communauté» ni un «parti» -, Valentin donne une définition du wokisme : «Le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d'oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, d'"inférioriser" l'Autre, c'est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique, etc.), par des moyens souvent invisibles. Le "woke" est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de conscientiser les autres». À première vue, nous pourrions inscrire à bon droit le wokisme dans la tradition de la gauche sociale – lutter contre les discriminations -, mais une chose le distingue de l'ancien gauchisme : «le wokisme ne sait pas construire, précisément car il ne sait que détruire. Là où d'autres idéologies ont tendance à posséder un versant négatif parmi leurs constructions théoriques, le wokisme juge toutes ses propositions conceptuelles à l'aune d'un seul critère : déconstruisent-elles efficacement?». Bref, «à défaut de projet de société, [le wokisme fait] de la "déconstruction" de cette dernière [son] projet».
Adepte du déconstructivisme, le wokisme a hérité d'un mélange de French Theory en vogue dans les universités américaines et de protestantisme. Son action spectaculaire culmine dans la cancel culture, la culture de l'annulation (ou du bannissement) entraînant des peines de mort sociales et des exclusions de tout ce qui représente les normes établies. «Ce paradoxe d'une négation déguisée en affirmation» a été analysé par les sociologues Pluckrose et Lindsay : «Le plus ouvertement négatif de tous est sans doute le "relativisme culturel" qui a pour but d'éteindre toute étincelle de fierté nationale. Pour "l'éviction de l'individu et de l'universel" – tous deux perçus comme des fictions issues des Lumières, masques de la domination blanche – la négation est également bien apparente, ainsi que la volonté du postmodernisme de s'attaquer aux plus grands symboles de la modernité philosophique. L'individu libre et rationnel décrit par les Lumières ne serait en réalité qu'une illusion produite par des structures de pouvoir et leurs discours. L'importance accordée au langage – troisième thème – pourrait sembler valoriser un domaine particulier (celui de la sémantique). Or, ce n'est que le faux nez d'un mépris pour la réalité. Si tout est discours, alors la réalité "n'est que" de la pâte à modeler. Ce constructivisme discursif masque en réalité la dépréciation du monde que l'intellectuel ne contrôlerait pas. Enfin, le dernier thème est celui du brouillage des frontières. Toute distinction, séparation ou classification est relativisée, rendue compliquée, dans le but d'affiché de dénier une véritable pertinence à quelque catégorie que ce soit, afin de perturber les systèmes de pouvoir».
Le devise woke s'exprime par la formule : Diversité, inclusion, équité. Encore là, nous pourrions nous croire dans la tradition de la gauche. Mais l'apologie de la diversité finit carrément par la faire disparaître. Se donnant le droit de parler au nom de tous les immigrés en France, Houria Bouteldja scande : «Notre simple existence, doublée d'un poids démographique relatif (1 pour 6) africanise, arabise, berbérise, créolise, islamise, noirise, la fille aînée de l'église (sic), jadis blanche et immaculée». Et Valentin de conclure : «L'affaiblissement (voire la disparition) des personnes considérées comme "dominantes", c'est-à-dire l'ensemble des occidentaux blancs, hétérosexuels, valides, mâles, est donc la finalité réelle du discours diversitaire, et la défense apparente de la diversité en tant que principe n'est qu'une stratégie en vue de cette fin, clairement négative. La diversité dans leur bouche n'est donc pas la mise en place d'une forme de pluralisme, mais simplement la dissolution d'une norme initiale...».
Abordant la dernière des trois valeurs, l'équité, Valentin en souligne toute la différence avec l'égalité : «L'égalité se définit généralement comme la volonté de donner le même point de départ à tous, tandis que l'équité s'occupe au contraire de garantir le même point d'arrivée à tous». Elle se manifeste, entre autres, à travers le concept de discrimination positive, c'est-à-dire lorsqu'on «néglige de rechercher prioritairement la denrée rare qu'est la compétence» pour privilégier des quotas identitaires. Pour sa part, l'inclusion est mise à mal dans la rhétorique woke du genre. Au sein même de l'«alphabet anthropophage» de l'acronyme LGBTQIA+, la locomotive des LGB tend à se laisser distancier par les nouveaux recrutements Queers, de sortes que ces groupes finissent par s'entendre plutôt mal, chaque lettre s'antagonisant le reste du mouvement. La règle des exclusions revient assez vite au sein de la «communauté».
Aussi, se demande Valentin, «ces militants chérissent-ils d'abord la minorité avant de vouloir vilipender la majorité? Aiment-ils plus le "dominé" qu'ils ne haïssent le "dominant"?». Pire, le terrorisme exercé contre le dominant peut très bien se retourner contre les franges de dominés qui ne participent pas activement au mouvement : «Comme dans toute révolution, "un pur trouve toujours un plus pur qui l'épure», application chez les wokes de la sentence de Vergniaud : «Comme Saturne, la révolution dévore ses enfants». C'est ainsi que la destruction de la norme finit par l'emporter sur la promotion de l'exception et que «l'amour apparent de l'Autre sert à dissimuler la haine du "nous"» : «C'est pourquoi, si la minorité d'hier gêne l'arrivée d'une minorité plus récente et plus déconstructrice, il faudra déchoir la première de son statut...». «Lorsqu'une ethnie minoritaire réussit dans un pays occidental, elle sera décrite comme trop proche de la "blanchité", et ne pourra plus décemment rester une "minorité". C'est pourquoi une minorité opprimée résidant en dehors de l'Occident ne sera que rarement digne d'intérêt ou de compassion». Si un individu «minoritaire» refuse ce rôle qu'on lui assigne de force, il sera vigoureusement insulté. Le projet, une nouvelle fois, se révèle comme étant de nature foncièrement négative.
«Le wokisme finit donc, mécaniquement, par "reproduire ce qu'il dénonce"». Plutôt que l'égalité entre les hommes et les femmes, entre les Blancs et les Noirs, il se lance dans une campagne de ségrégation contre les premiers qualifiés de dominants. L'anti-racisme noir s'achève dans le racisme anti-blancs. Coté cisgenré, on accepterait mal un #Womenaretrash, alors qu'il existe bien un #Menaretrash. Protégé par les administrations universitaires ou certains réseaux d'informations, le wokisme, par la connivence ou par la terreur, parvient à s'infiltrer dans des postes de décisions. De sa position marginale, il devient majoritaire, ce qui pousse Valentin à demander : «qu'est-ce que la "subversion" pourra chercher à accomplir une fois qu'elle sera "subventionnée"? Que restera-t-il à dire pour l'idéologie du renversement lorsqu'elle sera placée tout en haut? Que pourront faire les théoriciens du tout-pouvoir lorsqu'ils en deviendront les représentants? Comment qualifiera-t-on "les minorités" lorsqu'elles seront majoritaires? Quelle pire posture pour le révolutionnaire que celle d'être confortablement assis sur le trône? Sa victoire et sa défaite sont une seule et même chose. Sa victoire est sa défaite».
Il apparaît évident que le wokisme est une affaire de génération, en particulier des jeunes nés après 1995. Il appert que cette génération montre des signes de fragilité; que les jeunes sont «obsédés par la sécurité» et surtout la «sécurité émotionnelle» : «Les jeunes de 18 ans se comportent désormais comme des jeunes de 15 ans, et les jeunes de 13 ans comme des jeunes de 10 ans», note la psychologue Jean Twenge. L'auteur se rallie à la thèse que le wokisme puiserait dans ce sentiment de manque de sécurité émotionnelle. «Nous avons là une énième preuve du changement de paradigme dans cette génération, paradigme que Haidt et Lukianoff nomment safetyism et que l'on pourrait traduire par protectionnite ou sécuritarisme. Ils en donnent la définition suivante : "une culture où la sécurité devient une valeur sacrée, ce qui signifie que l'on devient réticent aux compromis requis par d'autres préoccupations pratiques et morales". Les universités n'ont pas le courage de protéger leurs étudiants de cette surprotection. La réaction de cette génération à la crise du Covid fournit d'ailleurs une triste confirmation de ce diagnostic. De nombreuses universités d'élite, dont celles de Yale, Harvard, Brown, Carnegi Mellon, ou encore Johns Hopkins, ont créé des plateformes de dénonciation anonymes pour signaler les manquements aux règles sanitaires. Des non-vaccinés se sont vus interdits de campus. Nombre d'étudiants des deux côtés de l'Atlantique se sont comportés comme s'ils étaient des octogénaires asthmatiques souffrant d'obésité morbide, et ce même lorsque des variants moins létaux dominaient et que l'intégralité du campus avait reçu plusieurs doses de vaccin. Pour l'étudiant woke comme pour l'étudiant terrifié par le Covid, le monde est manifestement dangereux, hostile, mauvais et menaçant. Hygiénisme et protectionnite s'embrassent». Plus que jamais la peur de la mort confine à la peur de vivre.
Mais il est difficile d'échapper aux heurts de la vie contre lesquels la surprotection parentale puis institutionnelle ne peut rien. Pour les sociologues Jason Manning et Bradley Campbell, «une culture de la victimisation remplacerait actuellement en Occident la culture de la dignité. Contrairement à cette dernière, qui encourage le fait de ne pas se sentir blessé facilement, cette nouvelle culture morale incite à se sentir offensé. Ils la définissent de la façon suivante : "les individus et les groupes font preuve d'une grande sensibilité aux affronts [slights], ont tendance à gérer les conflits par des plaintes auprès des autorités et d'autres tiers, et cherchent à cultiver une image de victimes qui méritent d'être aidées"». C'est ainsi que des attouchements inappropriés sont ressentis comme d'authentiques viols avec pénétration. Il faut reconnaître que les faux viols finissent par dévaluer les vrais, selon la loi de Gresham qui s'appliquait jusqu'alors à la monnaie, c'est l'«institutionnalisation de la délation». Ou, comme le dit Valentin : «il faut renoncer à la valorisation de la force, propre à la culture de l'honneur, renoncer à résister à l'agression, ce que prône la culture de la dignité, adopter ce que Campbell et Manning appellent une culture de la victimisation». Prenant le pas sur les tribunaux, la délation publique devient le pivot axial d'un terrorisme tout azimut qui veut que «lorsque l'on souhaite faire annuler la venue d'un conférencier, la méthode la plus efficace consiste à soutenir que son discours est une "mise en danger" des étudiants». Cette généralisation de la mise en danger des sensibilités à fleur de peau heurtées abolit les frontières entre le degré des délits. Il n'y a plus d'échelle de gradation, de nuances, mais des absolus manichéens du Bien et du Mal, retour d'un fondamentalisme laïque naïf.
Cette stratégie terroriste ne s'exerce pas uniquement à l'extérieur du mouvement woke, mais également à l'intérieur. La censure devient rapidement une auto-censure au poids écrasant, comme en témoigne une étudiante diplômée, Frances Lee : «Il y a un sentiment de peur sous-jacent dans mes communautés militantes. [...] Il s'agit de la peur de paraître impur. La mort sociale s'ensuit lorsqu'on est étiqueté comme un "mauvais" activiste ou simplement "problématique" suffisamment de fois [...]. Je me surveille moi-même [I self-police] dans ce que je dis dans les espaces activistes. J'ai arrêté de commenter sur les réseaux sociaux en posant des questions ou en critiquant les opinions gauchistes par peur d'être interpellée. Je suis toujours prête à m'excuser pour tout ce que je fais qui est jugé mauvais, oppressif ou inapproprié par un membre de la communauté – sans poser de question. La quantité d'énergie que je dépense à démontrer ma pureté afin de rester dans les bonnes grâces d'une communauté d'activistes qui évolue rapidement est énorme...» L'autodélation était déjà un must chez les victimes des procès de Moscou comme des militants de la révolution culturelle en Chine au temps de Mao.
On ne doit donc pas sous-estimer la condition apparemment triomphante et arrogante des wokes. Valentin en appelle ici aux travaux de Christopher Lasch sur le narcissisme pour définir le caractère psychologique du wokisme. Ce dernier rappelait comment le narcissique «voit l'univers comme un miroir de lui-même et ne s'intéresse aux événements extérieurs que dans la mesure où ils reflètent sa propre image". Jadis, on ouvrait son journal pour savoir comment se portait le monde, désormais on y prend des nouvelles de soi-même, conclut l'auteur. Cette amplification du Moi – du Soi-même comme un roi d'Élisabeth Roudinesco - «maquille son inculture paresseuse en supériorité morale». De la conscience d'une ignorance qui blesse l'ego, rien de telle qu'une auto-gratification morale pour hausser dans son estime un individu déjà rongé par une sourde haine de soi. Plus se trouve-t-on aux croisements de l'intersectionnalité – couleur, genre, handicap, obésité, etc. -, plus le woke se sent-il accablé par les jugements des dominants à son endroit. Sa victimisation s'accroît au gré d'une «juxtaposition des ressentiments». Il peut «dissider» (de dissident) des pans entiers de dominants (homme blanc, hétérosexuel, valide, etc.). Une fois qu'il peut situer son interlocuteur «chez les "dominants", une fois qu['il] comprend sa "perspective", alors [il peut] balayer ses faits aussi facilement que ses arguments. Cette posture se nomme "standpoint epistemology", ou "épistémologie du point de vue". Une relativisme absolu devient sa seule rationalité à partir de laquelle son Moi s'impose comme censeur du monde».
La chose se voit depuis longtemps dans les rapports interethniques chez les wokes. Valentin relève «une dimension pénitentielle dans le fait d'écrire systématiquement "Autre" avec une majuscule, dans la mesure où cela implique d'écrire un "nous" en minuscules». Le masochisme du narcissique relevé par Leach se manifeste par un jeu de majuscules/minuscules, mais, par la logique du langage, il est contraint de s'associer au «dominant». On en arrive alors à cette subversion idéologique où «il faut être raciste pour vaincre le racisme», ce qui signe la fin de l'universalisme "color-blind" qui est le propre de l'humanisme. Pour Valentin, c'est le comble de l'ethnocentrisme inversé, car «tenir l'Occident comme responsable de tous les maux de la planète, c'est également lui octroyer l'honneur d'être le seul agent causal du monde. Dire "tout est de notre faute", c'est également affirmer "tout provient de nous". Ici, signaler sa culpabilité et sa puissance se confond. Comme le rappelle [Pascal] Bruckner, "si coupable il y a, quelle ivresse de l'être à l'échelle universelle plutôt que régionale ou familiale!". Ce comportement fait que l'on "rechute dans l'ethnocentrisme alors même qu'on croit lui échapper. Double prestige : on avoue sa faute et l'on tire une vanité puérile d'être à la source de toute l'horreur du monde"». La pureté morale du woke dissimule un plaisir honteux, voire sadique, en usant du terrorisme, de la tribunalisation et de la ségrégation de tous ceux qu'il désigne à la géhenne pour avoir été la cause de tous les malheurs du monde, et surtout des siens.
Une fois le tour de la révolution woke effectué – révolution qui ne se comprend pas comme une élévation de la condition à l'image de la Révolution française ou de la Révolution industrielle, mais à la «révolution» d'une toupie -, l'exposé de Valentin s'abîme dans deux défauts inhérents à son idéologie de droite. D'abord, Valentin affirme, et je le pense aussi, que le wokisme va finir par s'effondrer sur lui-même, tant il n'est qu'une stratégie dénuée d'utopie et qui cultive la destruction pour la destruction et ne propose ni ne construit rien. Achever un si brillant exposé toutefois, en pensant que pour sortir de la «cancer culture» il suffit d'«apprendre à ressentir de l'amour pour son pays», c'est aussi puérile que détruire les statues de ceux qui en ont fait sa honte. Saupoudrant sa conclusion de bockcôtisme, on suit Valentin pousser sa condamnation du wokisme jusqu'à l'étendre à la tradition de la gauche marxiste issue de Mai 68 et imbue d'Herbert Marcuse. Les derniers chapitres sont carrément un réquisitoire contre cette gauche «traditionnelle» qui ne se reconnaît plus dans sa progéniture.
Or, je le répète, on ne peut bien saisir le phénomène woke que si on l'étend à l'ensemble de la culture, de la civilisation occidentale. Valentin ignore volontairement que le conspirationnisme, qui est en tout le frère jumeau du wokisme – par sa paranoïa, sa stratégie terroriste, son appréhension apocalyptique, son arrogance maquillant son ignorance crasse et son refus de débattre –, est une psychose qui a sa doublure dans la droite nationaliste. Ce sont les deux faces d'une même monnaie. Il omet le fait que l'aptitude aux ressentiments, que conspirationnistes et wokistes partagent en commun, a jadis produit le fascisme et le stalinisme. Toujours nichés au cœur des classes moyennes, conspirationnisme et wokisme sont des atavismes des idéologies structurées à partir de la Révolution française qui, maintenant épuisées, échappent l'héritage des Lumières. Armés des média sociaux, quand ils ne le sont pas des médias publics, ils laissent très peu de place à une tiers voie qui assurerait à la fois le triomphe de la rationalité, de la critique et de la distanciation par lesquelles il serait possible de restructurer la pensée occidentale, même contre ses institutions universitaires, politiques et légales gangrenées. Contre ces deux dinosaures, cette pensée restructurée ressemble pour le moment aux petits mammifères si fragiles qui leur ont survécu.
Jean-Paul Coupal
LA FIN DE LA MÉGAMACHINE
La réédition en poche de l'ouvrage de l'essayiste allemand Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine, commence sur un trait on ne peut plus dramatique qui risque de se répéter en janvier prochain : «Le 25 janvier 2017, quelques jours après l'investiture du président des États-Unis Donald Trump, deux événements ont eu lieu simultanément : tandis qu'à la bourse de New York, le Dow Jones dépassait pour la première fois la barre des 20 000 points, les aiguilles de la Doomsday Clock indiquaient minuit moins deux minutes et trente secondes, s'approchant ainsi de l'heure fatidique comme jamais depuis 1953. Imaginée au début de la guerre froide par d'éminents scientifiques, cette "horloge de la fin du monde" est régulièrement mise à l'heure pour faire prendre conscience des menaces nucléaires, écologiques et technologiques. Quand les investisseurs hurlent de joie, l'humanité s'enfonce dans une nuit noire : difficile d'exprimer plus clairement que notre système économique entre en voie de collision avec la Terre et ses habitants. Ce que fête la bourse, c'est notre perdition». Ce parfum d'apocalypse, Scheidler dit le respirer tout autour de lui, même parmi les défenseurs du système capitaliste industriel, puisque «presque personne ne croit honnêtement que le système ait un avenir. Pourtant, ce qui domine en même temps, c'est un désarroi angoissant. En dépit de son caractère manifestement destructeur, il semble que l'engrenage ne puisse être arrêté».
Devant cette marche fatidique, alors que les alternatives ne manquent pas au système, pourquoi ne nous en débarrassons-nous pas? «Pourquoi une civilisation qui, dans le monde entier, se présente comme porteuse de raison et de progrès n'est-elle pas capable de changer de cap pour abandonner une voie manifestement suicidaire?» C'est que nous sommes bien à l'intérieur d'un système, une mégamachine, terme que l'auteur emprunte à Lewis Mumford (1895-1990), historien et philosophe de la technique, chez qui le terme «"machine" ne désigne pas... un appareil technique, mais une forme d'organisation sociale qui semble fonctionner comme une machine. J'utilise le verbe "sembler" car, quelles que soient les contraintes systémiques, cette machinerie est seulement faite, en dernière instance, d'êtres humains qui la font marcher chaque jour et peuvent également – du moins dans certaines conditions – cesser de le faire». La perspective de Scheidler prolonge celle de Mumford. Elle est sociale, écologiste et historique : «On accuse souvent le triomphe du néolibéralisme de nous avoir fourvoyés dans une impasse mortelle en ayant aggravé, au cours des dernières décennies les inégalités sociales et les dégâts environnementaux. Ce n'est pas tout à fait faux, mais les causes du désastre – telle est la thèse de ce livre – sont en réalité plus profondes : le néolibéralisme est seulement l'aspect le plus récent d'un système bien plus vieux qui fut d'emblée dès son apparition il y a environ cinq cents ans, fondé sur le pillage. Ce livre expose l'histoire et la préhistoire de ce système qui, avec une force d'expansion inédite, s'est diffusé dans le monde entier et a désormais atteint ses limites».
Si la mégamachine semble si difficile à enrayer, c'est bien parce qu'elle est un système. «Mais de quel droit prétendre, au fond, que nous avons affaire à un système global et non à une simple juxtaposition d'institutions, d'idéologies et de pratiques? Un système est plus que la somme de ses parties, c'est une structure fonctionnelle dans laquelle tous les éléments sont interdépendants, aucun ne pouvait exister sans les autres. Il est évident qu'il y a quelque chose comme un système financier mondial, un système global de l'énergie ainsi qu'un système international de la division du travail, et que ces systèmes sont étroitement articulés. Toutefois, ces structures économiques ne peuvent fonctionner de manière autonome. Elles supposent l'existence d'États en mesure de faire valoir certains droits de propriété, de disposer d'infrastructures, de défendre militairement les voies commerciales, d'amortir les pertes économiques et de garder le contrôle sur les résistances suscitées par les injustices du système. Comme nous le verrons, les États militarisés et les marchés ne constituent pas deux pôles antagonistes. Au contraire, ils se sont développés de manière conjointe et restent jusqu'à aujourd'hui inextricablement imbriqués. On se plaît à opposer l'État au libre marché, mais cette opposition est une fiction qui n'a rien à voir avec la réalité historique. À côté de ses bases économiques et étatiques, le système repose structurellement sur un troisième pilier, de type idéologique. La violente expansion du système et les injustices qu'il engendre inévitablement furent dès le début justifiées par le récit selon lequel "l'Occident" serait chargé d'une mission historique, celle de sauver le monde».
Bref, s'il est difficile de redresser le système, c'est parce qu'il est structurel. Une fois mise sur ses rails, la mégamachine avance et sa source d'énergie n'est ni la vapeur ni le pétrole, mais la violence exercée sur ses rouages, c'est-à-dire les humains qui la constituent : «La mégamachine bute au XXIe siècle, telle est l'une des thèses centrales de ce livre, sur deux limites qui combinées l'une à l'autre, sont au fond insurmontables. La première limite est immanente au système : depuis près de quatre décennies, l'économie globale se dirige vers une crise structurelle inexplicable par les conjonctures cycliques habituelles. [...] La seconde limite, encore plus importante, vient de ce que la mégamachine n'est qu'un élément au sein d'un système plus grand qui l'englobe et dont elle dépend : la biosphère de la planète Terre». Le pessimisme de Scheidler, pessimisme largement partagé par les temps qui courent, repose sur l'inévitabilité du choc et l'imprévisibilité de son ampleur – et de son trauma – et des conséquences inconnues qui en jailliront.
Scheidler ne perd toutefois pas de vue que sa question primordiale – celle qui commande toutes les autres -, c'est la soumission volontaire de l'humanité à ce système fatidique. D'où est apparu l'idée qu'il fallait avoir des commandants si peu nombreux et des masses passives et obéissantes? Question de nature anthropologique : «Comment le commandement et avec lui le pouvoir ont-ils pu s'imposer? Ou, pour poser la même question d'un autre point de vue : dans quelle situation les humains doivent-ils se trouver pour qu'ils en arrivent au point d'obéir à un ordre?» De son examen empirique, il tire sa thèse des «trois tyrannies» qui s'exercent sur le comportement humain : le pouvoir physique, la violence structurelle (socio-économique), enfin le pouvoir idéologique :
«En principe, il y a trois sortes de raisons qui peuvent amener un humain à exécuter un ordre. La première et la plus évidente est la peur de la violence physique : de l'humiliation, de la souffrance et, en dernière instance, de la blessure physique ou de la mort. La deuxième est la peur des conséquences économiques négatives ou de la disqualification sociale, qui peuvent aller jusqu'à la privation des moyens de subsistance. Vu de manière positive, c'est le désir d'ascension et de reconnaissance sociales. La troisième sorte de raison qui nous pousse à obéir tient au postulat qu'il serait "juste et nécessaire" qu'il y ait des humains qui commandent et d'autres qui obéissent – que ce soit parce que les commandants disposent d'un savoir supérieur ou parce que ces hiérarchies sont prévues dans l'ordre divin de la Nature».
Il faut retenir l'importance que Scheidler accorde au rôle de la violence dans la constitution et la maintenance de notre mégamachine. Nos sociétés marginalisent la violence dans les affaires criminelles ou de droit commun, mais les présentes guerres en Ukraine et dans la bande de Gaza nous ramènent au fait que la violence est l'un des premiers moteurs de l'Histoire. Si, ailleurs, des armées de soldats nationaux ou de mercenaires se permettent de saccager et de tuer, nos sociétés, elles, sont davantage habituées à subir la violence structurelle quotidienne, sourde et sournoise, où nous sommes tous otages des liens de dépendance économique (salariat). Avec la présente crise inflationniste, nous le sentons plus aujourd'hui qu'avant l'épisode tragi-comique du Covid : «Quand les marchés s'inquiètent», rappelle Scheidler, «il faut faire des sacrifices. Si à l'époque des anciens dieux, il s'agissait de veaux et d'agneaux, on sacrifie aujourd'hui les retraites, les salaires, les systèmes de sécurité sociale et les écosystèmes. Les marchés sont affamés et ils ne sont jamais vraiment repus. Il faut donc les nourrir même si pour cela, il faut brûler la terre entière». Cette stratégie tant vantée des banques nationales d'augmenter les taux d'intérêt soi-disant pour attiédir la consommation sert avant tout à canaliser la richesse qui est obtenue de la liquidation des canards boiteux vers la concentration des entreprises des nouveaux secteurs jusqu'à encourager le surprofit par les multinationales dans les secteurs de premières nécessités. C'est tout cela que la propagande néolibérale de l'économie de marché tient à occulter. Ce droit imprescriptible de la propriété de réifier – de réduire à l'état d'objets – les malheureux qui ont tiré le mauvais numéro de la loterie du système :
«On peut lire l'histoire des mouvements sociaux et économiques des derniers siècles comme celle de la résistance à un tel pouvoir de disposition. Le mouvement pour l'abolition de l'esclavage s'opposait à l'idée que des êtres humains puissent être possédés et traités comme des marchandises; les mouvements féministes combattent le pouvoir masculin de disposer du dominium patriarcal; les mouvements en faveur des droits humains défient les droits de disposition des États sur leurs sujets ou plutôt sur leurs citoyens; et les mouvements écologistes essayent de circonscrire le pouvoir de disposition des particuliers, des États et des entreprises sur la terre et les êtres vivants».
À cela s'ajoute la confrontation entre les limites indépassables de la nature et l'arrogance d'une mégamachine irrésistible : «Un système qui détruit ses propres conditions d'existence à un tempo si rapide n'a aucun avenir». Il faudrait donc en venir à reconnaître, concrètement et pratiquement, que «la terre n'est la propriété de personne, elle a été seulement prêtée aux humains, et à parts égales». Cette aspiration à la justice sociale apparaît sans doute idéaliste dans l'esprit de nos gouvernants, mais elle dissimule une contrainte qui ne cesse de les heurter : inondations après feux de forêts, rivières atmosphériques après canicules dévastatrices, la course est engagée entre les compagnies d'assurances bénéficiaires et les faillites qui ne cessent de monter l'échelle vers les riches et les privilégiés. Comme le dit encore l'auteur, «nous ne pouvons espérer parvenir à des formes de coopération sociale et écologique, qui laissent cette planète durablement habitable qu'une fois abandonnée l'idée que la nature peut être dominée».
Dans son dernier chapitre Scheidler spécifie ce qu'il entendait au début du livre par les mesures alternatives au système. Pour lui, «ce qui pourrait prendre un jour la relève de notre mégamachine dévastatrice, ce n'est pas forcément un système, mais plutôt une pluralité de formes d'organisation sociale très variables en fonction des régions». Ce n'est pas lieu de les reprendre une à une, mais elles contiennent toutes une part d'idéalisme qui semble oublier les prémisses que lui-même place aux origines de la servitude volontaire. Il ne semble pas non plus réaliser que cette pluralité de formes d'organisation sociale partielles s'appuient toutes, encore, sur la structure systémique qu'il dénonce. «Sortir de la mégamachine commence dans nos têtes», et c'est précisément là que s'est forclos le système qui y niche en toute sécurité. En retour, que sera le monde libéré de la mégamachine et du système? La réponse de Scheidler - «Ne pourrait-on pas se réjouir du temps libre ainsi dégagé, afin de l'utiliser pour les bonnes choses de la vie comme l'amitié, la culture et l'amour?» - reprend à peu près celle que Marx anticipait dans la société communiste : «Elle me donne... la possibilité de faire aujourd'hui ceci, demain cela, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de faire de l'élevage le soir, faire la critique suivant mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, pâtre ou critique». On constatera que l'agenda de Marx était plus chargé que celui de Scheidler.
Du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, le grand récit de l'histoire universelle reposait sur une vision optimiste, progressiste et évolutive de l'action de l'Occident sur le reste du monde. Depuis la fin du XXe siècle, la moralisation du grand récit s'est inversée en une condamnation tous azimut où la critique historique s'est transformée en réquisitoire impitoyable contre l'Occident. Le livre de Scheidler illustre parfaitement ce courant : «Au début des Temps modernes, les Européens ont transformé la moitié du globe, au nom du salut et du progrès, en un enfer sur terre». À la critique du capitalisme, du salariat et de l'aliénation s'ajoute une eschatologie écologique. Les entêtes de chapitres permettent de rapidement saisir l'esprit maléfique de notre civilisation : «les quatre tyrannies», «Monstres», «Machines», «Moloch», «Masques», «Métamorphoses», «l'ombre de l'hydre». Toute l'histoire devient une dystopie qui se poursuit de nos jours et pour un avenir prochain jusqu'à l'effondrement apocalyptique. Ce n'est pas que la lecture de Scheidler soit fausse, bien au contraire malheureusement, mais elle suppose derrière le «système» (la mégamachine) un cynisme éthologique. Scheidler a raison d'écrire, ayant puisé chez Delumeau l'épisode des sorcières : «La paranoïa des possédants qui ressort des procès de sorcières provient en bonne partie de la peur des menées paysannes incontrôlables», mais il pousse un cran plus loin, en s'en remettant à «l'historienne et sociologue américaine Silvia Federici [qui] défend l'idée que la chasse aux sorcières a été un moyen de briser les résistances sociales à la mise en place du mode de production capitaliste». Un marxisme primaire hante le récit de Scheidler. Par exemple, lorsqu'il associe le succès des peintures de Frans Hals ou du jeune Rembrandt presque comme si c'était une conséquence de l'exploitation sanglante des autochtones de Java et de Bornéo. Cela rappelle la célèbre phrase de Marx : «Donnez-moi le moulin à vent, et je vous donnerai la société féodale; donnez-moi la machine à vapeur et je vous donnerai la société capitaliste industrielle». - Donnez-moi Frans Hals et Rembrandt, et je vous donnerai la VOC (Compagnie néerlandaise des Indes orientales).
À partir de ce point de vue, la dynamique de la civilisation occidentale devient un récit où la seule intention manifeste semble ressortir de la cruauté humaine conditionnée par le système de la mégamachine. Mais il n'y a pas que des travers à cette conscience malheureuse. Ainsi, l'auteur est-il judicieux lorsqu'il souligne qu'«une société par actions est, à y regarder de près, une construction très singulière. Sur le plan du droit, c'est une personne juridique et même, aux États-Unis, une personne morale bénéficiant de tous les droits constitutionnels dont ne jouissent sinon que les personnes naturelles». Or, cette invention proprement pathologique parce qu'obsessionnelle mériterait incontestablement d'être détruite sans regret, d'où que, sous la plume de Scheidler, la monstruosité se dégage de la société par actions comme un atavisme organique du capitalisme :
«Leur programme génétique les pousse à croître sans cesse, car l'argent gagné doit être à nouveau investi pour gagner plus d'argent, à l'infini. Elles sillonnent terres et mers en quête de nouveaux placements. L'Arctique fond-il en raison des gaz à effet de serre qu'elles génèrent? Ce n'est pas une raison pour s'arrêter, mais au contraire l'occasion de forer en Arctique aussi à la recherche du pétrole. Ce qu'elles produisent – voitures ou médicaments, sucettes ou fusils-mitrailleurs, aliments pour animaux ou électricité – sont seulement des moyens interchangeables pour atteindre leur véritable but, l'accumulation d'argent. Les besoins sont-ils couverts? Qu'à cela ne tienne, elles en créeront de nouveaux. Voilà pourquoi il est indispensable, pour leur bon fonctionnement, que les citoyens soient transformés en consommateurs dont la contribution essentielle à la vie sociale sera d'acheter leurs produits, si absurdes, superflus ou nuisibles soient-ils. Leur logique fait que les questions sur le sens et le but de nos activités économiques, celles du savoir de quoi les humains ont vraiment besoin et comment ils veulent vivre, n'ont pas droit de cité. Mais bien que le but des sociétés anonymes soit abstrait, leur apport doit être concret, car elles ont besoin d'énergie et de matière à transformer en produits qui seront vendus contre de l'argent. Ces entités artificielles et immortelles se nourrissent ainsi de la réalité pour la transformer en pure abstraction : en une série de chiffres sur le compte bancaire de leurs actionnaires».
Malgré la référence à Mumford, c'est plutôt à Spengler que je pense lorsque j'arrive au bout de l'ouvrage. Un Spengler gauchiste qui proclame son hostilité à la vision linéaire (vision mécaniciste du progrès) mais n'avoue pas sa vision cyclique du passé («nous savons que toutes les sociétés fondées sur la hiérarchie et la domination ont fini par s'écrouler. Aucun système social n'est éternel»). Comme chez Spengler encore, l'Occident de Scheidler est faustien et chez l'un comme chez l'autre, cette tare occupe l'entièreté du portrait de la civilisation. Cette vision organiciste laisse percevoir le faustisme occidental comme une malédiction qui, par l'impérialisme, a fini par contaminer l'ensemble de la Terre, aussi bien son côté humain que son côté planétaire. Alors que les Russes, les Iraniens et les Chinois nous peignent comme le Mal, nous finissons par leur donner raison en nous racontant seulement nos exploits criminels. Si Voltaire avait raison en affirmant que la civilisation était «l'adoucissement des mœurs», nous voyons désormais le progrès comme l'antithèse de cet adoucissement. Une violence criminelle surgit de tout ce que fait le «système» occidental : le christianisme, l'État, le marché, les développements de la raison, de la science, de la technologie, enfin la liberté.
Il est important de rappeler que chaque fois que nous présentons l'Occident comme taré, c'est nous-même, culturellement, nationalement, individuellement que nous devons tenir pour corrompu et maudit. L'exceptionalité occidentale, si elle ne peut être saisie que sous son aspect hautement technologique et progressiste, ne peut être saisie non plus uniquement que sous son aspect violent et pathologique. La complexité d'une civilisation est plus subtile que la complexité d'un individu. Peut-être serait-il temps de commencer à regarder notre passé à travers un verre plus nuancé, capable de reconnaître que si notre civilisation est hautement criminelle (à travers le capitalisme, l'État, l'impératif d'une unité universelle), elle a su montrer, à travers les résistances de son petit peuple, une dignité qui en appelle de son salut.
Jean-Paul Coupal
NOUVELLE HISTOIRE DU JAPON
«Si vous voulez du roman, lisez de l'histoire» conseillait François Guizot, ce ministre libéral de Louis-Philippe qui était aussi historien. Sans doute avait-il suivi les cours de Daunou qui enseignait «l'art d'écrire l'histoire» au tournant du XIXe siècle. Guizot savait de quoi il parlait, lui, qui avait traduit de l'anglais le maître-livre d'Edward Gibbon, Le déclin et la chute de l'Empire romain. L'écriture romanesque et l'historiographie sont nées de la même matrice narrative. Elles ont toutes deux pour fondement littéraire les rapports entre la réalité et la fiction, le roman laissant toute la place à la subjectivité du romancier, l'historien privilégiant la critique objective des faits. Rien ne les approches autant, toutes deux, que ces grands récits représentés par l'histoire nationale et l'histoire universelle.
À la fin du XXe siècle, les historiens ont rejeté cette pratique des grands récits préférant des topiques tirées des disciplines des sciences humaines : démographie, économie et société, droit, politique internationale, culture matérielle et histoire intellectuelle. Cet arrêt fut bénéfique à long terme, mais à court terme, il signifiait l'éclatement du champ historiographique en mille miettes, fragments de spécialisations. La conséquence psychologique et morale en fut une perte du sens de l'histoire, sens en tant que logique et principe d'unité, mais sens aussi en tant que dépossession affective de ce que Nietzsche appelait l'utilité de l'histoire pour la vie. Qui prétendait faire œuvre de synthèse, qui ne fût un manuel scolaire, soulevait la moue de la part de ses collègues. Aujourd'hui, il semblerait que le temps des bilans soit venu et qu'un retour aux grands récits interpelle même les spécialistes. Cette Nouvelle histoire du Japon de Pierre-François Souyri en est une illustration remarquable.
Lorsque nous entreprenons la lecture d'un grand récit, nous nous embarquons dans un roman national, un nationaler Roman comparable au familienroman freudien pour l'individu. Reposant sur la loi des trois unités d'Aristote, appliquée particulièrement dans la tragédie classique, ce nationaler Roman est structuré sur une unité d'espace, la nation qui se confond avec les frontières étatiques actuelles (même si ces frontières ont bougé au cours des âges); sur une unité de temps, fixée des origines à nos jours, du plus loin qu'on puisse l'étendre dans le passé et qu'on peut le prolonger dans l'avenir; enfin sur une unité d'intrigue qui se polarise autour de l'État puisqu'il en est l'incarnation institutionnelle et le garant culturel. Pour un pays comme le Japon, situé sur un archipel au large du continent asiatique et dont les origines remontent à plusieurs millénaires, bien que l'État n'apparaisse comme tel qu'aux environs du VIIe siècle de notre ère, le respect des trois unités va de soi, sans prétendre que ces trois unités se referment sur elles-mêmes.
Il en va ainsi des résultats des fouilles archéologiques les plus récentes sur le Japon préhistorique. Les synthèses d'il y a cinquante ans – celles de Samson, de Bersihand, de Reischauer – révélaient très peu de ce lointain passé. Les historiens se contentaient des vieilles chroniques, souvent plus mythologiques qu'historiques, pour retracer les premiers balbutiements des peuples de l'archipel. De ce qu'on savait de l'antique culture Jômon (- 13 000 à – 400) se limitait à leurs fameuses poteries cordées qui faisaient la fierté des nationalistes japonais. Aujourd'hui, la culture Jômon pose deux exceptions qui bouleversent nos connaissances sur le néolithique. D'abord, par le fait qu'«au Japon -, la poterie précède de loin l'agriculture. Il existe donc une poterie sans agriculture», ce qui va à l'encontre de la célèbre suite établie par Gordon Childe au milieu du XXe siècle, inspirée du développement du Croissant fertile, de l'invention de l'agriculture, de la sédentarisation, de l'apparition de l'écriture, des villes puis de l'État. Au Japon, se pose la question qu'«avant la culture des céréales, les hommes ont-ils développé une proto-agriculture fondée sur la sélection empirique des espèces végétales? On a également la preuve que certaines espèces de légumineuses étaient sélectionnées et cultivées dans des espaces réduits. Une horticulture et une sylviculture ont-elles ainsi précédé l'agriculture proprement dite?» À quoi servait donc ces poteries si on n'y transportait pas les grains? :
«Les poteries servaient principalement de récipients aux aliments cuits, notamment les fruits, tubercules ou fougères diverses. Ces poteries sont constituées de pots profonds adaptés à des foyers produisant de longues flammes et destinés à la cuisson des aliments. Il était possible d'exposer au feu toute la surface de ces pots et de garder longtemps sa chaleur à la nourriture. De tels récipients convenaient certainement à la confection de soupes et de bouillies. Pour transporter les aliments ou les marchandises, le travail du bois et du bambou était répandu ainsi que la laque, qui fit son apparition au Jômon tardif. Cette civilisation fabriquait donc une large variété de produits et maîtrisait un grand nombre de techniques qui se développeront ultérieurement sur l'archipel. Beaucoup d'objets utilisés plus tard aux époques historiques par les couches populaires – les objets de l'artisanat populaire "traditionnel" – ont sans doute été "inventés" dès l'époque Jômon».
Mais ce n'est pas tout, «la période Jômon recèle encore une anomalie, liée à la découverte cette fois d'un habitat fixe. Les groupes de chasseurs-cueilleurs tendent en effet à se sédentariser très tôt et construire de vastes maisons de bois et de terre parfois semi-enterrées, sans pour autant délaisser leur mode de vie. Comment un peuple de prédateurs à la recherche de gibier peut-il être confiné dans un habitat fixe? Et comment un peuple de potiers pourrait-il inversement se déplacer sans cesse?» Nous voyons là une autre entorse au modèle néolithique. Ce n'est que tardivement que les anciens Japonais se seraient convertis à l'agriculture humide des rizières : «Des fouilles... récentes font remonter les traces de riziculture au VIIe siècle avant notre ère. [...] L'agriculture prend pied pour la première fois dans l'archipel, plusieurs millénaires après sa naissance en Extrême-Orient». Cette venue tardive ne pénalise nullement la valeur de la culture Jômon : «On est sans doute là en présence d'une des civilisations de chasseurs-colleteurs les plus évoluées dans le monde», conclut l'historien.
Comment expliquer ces anomalies face à un phénomène d'ampleur universelle? Souyri suppose qu'il faut en appeler à la générosité du climat : «Les conditions climatiques particulièrement favorable qui ont baigné l'archipel japonais ont favorisé le développement précoce d'une civilisation évoluée de chasseurs-collecteurs. Mais elles ont sans doute peu poussé les hommes à changer leur mode de vie et à s'imprégner de techniques qui, entre-temps, étaient apparues sur le continent, et à innover. Les périodes d'isolement tendent toujours à provoquer un effet d'homogénéisation culturelle. L'archipel, qui vers – 6000 connaissait sans doute l'une des civilisations les plus évoluées, est techniquement très en retard quelques milliers d'années plus tard. On est ici en présence de cette dialectique constante de l'histoire japonaise faite d'isolement et de contacts, où la mer constitue, tour à tour, un obstacle ou une voie de communication majeure». On ne saurait trop sous-estimer la portée de cette dernière pensée.
Mais il ne faudrait pas trop la radicaliser. Du passé le plus reculé, le détroit qui sépare le Japon de la Corée et de la Chine pouvait facilement être franchi : «Les pirogues préhistoriques retrouvées dans le département de Fukui laissent à penser que la circulation lointaine – la traversée de la mer du Japon par exemple – était tout à fait possible». Le riche site archéologique de Fukuoka révèle des échanges précoces de l'archipel avec le continent, et dans les deux directions. La présence d'armées nippones en Corée au temps des Trois Royaumes s'est étirée jusqu'au VIIe siècle de notre ère et en retour, un afflux constant de populations chinoises et coréennes est venu se fondre avec le vieux fonds ethnique de l'archipel : «Le phénomène semble particulièrement important à la fin du VIIe siècle. Selon une source du début de l'époque de Heian, le "Shinsen shôti roku" (un répertoire des noms et titres), 30% des noms d'"uji" enregistrés correspondent à des descendants d'immigrants "naturalisés" en quelque sorte. Ces gens s'assimilent vite dans un pays où la culture sino-coréenne est prisée et contribuent par leur présence même à l'accélération de l'importation des techniques, des modes de pensée et d'organisation du continent. Pour la plupart des historiens japonais actuels travaillant sur cette période, ces "naturalisés" sont à l'origine de la "culture japonaise" autant que les "autochtones", sinon plus... Ils sont les ancêtres des Japonais d'aujourd'hui au même titre que les autres». Tout ce métissage est resté ignoré – intentionnellement ou non – des historiens japonais imbus de l'idéologie nationaliste. Ce n'est que tout récemment que les découvertes archéologiques ont forcé les Japonais à envisager un nouveau nationaler Roman :
«La préhistoire japonaise se découpe en séquences temporelles auxquelles les archéologues japonais ont donné des noms de civilisations. Le paléolithique supérieur, ou civilisation d'Iwjuku, prend fin vers – 12000. Lui succède la civilisation Jômon de chasseurs-collecteurs connaissant la poterie à motifs cordés. Cette civilisation prend fin au cours du premier millénaire avant notre ère dans l'ouest du Japon, vers le IIe siècle avant notre ère dans l'est de l'archipel, et se prolonge parfois jusqu'au VIIe siècle de notre ère dans l'extrême nord de Honshû et à Hokkaidô. L'archipel entre dans la protohistoire avec la civilisation Yoyoi, qui connaît la riziculture, la métallurgie, une poterie plus sobre ainsi qu'un début de stratification sociale. Vers le début du IVe siècle de notre ère, avec l'apparition de grands tertres funéraires qui sont des tombeaux de chefs, l'archipel entre dans la période Kofun (tertres anciens), qui s'achève au VIIe siècle avec l'importation massive des éléments de la civilisation chinoise. L'archipel entre alors dans l'Histoire proprement dite».
Il y est entré avec l'introduction du bouddhisme apporté par les immigrants chinois et coréens. Mêlé de règles confucéennes, le bouddhisme force les Japonais à définir leur propre pensée religieuse et consacrer le culte de la déesse-mère Amaterasu, dont la filiation se retrouve jusqu'à nos jours dans la personne de l'empereur. On y retrouve également un syncrétisme religieux shinto-taoïste qui achève de constituer l'institution impériale. Contrairement à l'empereur chinois fortement impliqué dans les affaires politiques, «au Japon, l'empereur est censé descendre d'une famille divine; il est donc situé à l'extérieur de ce système, il le dépasse en quelque sorte et cela contribue à son prestige». Aussi voit-on autour de lui s'activer un conseil dont l'influence politique ne cessera de réduire celle de l'empereur : «...de par son lien consubstantiel avec les dieux, ce dernier se situe au-delà des contingences politiques. Sa position de médium entre les hommes et les dieux lui confère une sorte d'immunité en même temps qu'une certaine impuissance». Avec la formulation de Codes (lois civiles et criminelles), de la création de l'écriture japonaise et de l'officialisation du nom Nippon (pays du Soleil levant) ou Japon, on assiste à l'établissement d'un authentique pouvoir étatique à partir du VIIe siècle. Puis, c'est l'émergence de la propriété privée par une loi de 743 dite «konden einen shizai», «accordant la propriété "éternelle" des terres défrichées à ceux qui les ont mises en culture. Cette fois, le principe de l'appropriation privée des rizières est acquis».
En conséquence, une première période florissante de l'histoire japonaise, dite de Nara, avec une capitale plus belle encore que celle de Chang An de l'empire chinois Tang, resplendit aux VIIe et VIIIe siècles. De régulières ambassades nippones se rendent dans la capitale des Tang où, en outre d'y découvrir des trésors de la culture chinoise, elles entrent en contact avec «des personnes venues de toute l'Asie centrale, parfois aussi des Indiens, des Sarrasins et peut-être même des chrétiens de Byzance». Pourtant, ces échanges culturels s'amoindriront avec la chute des Tang : «Aux Xe et XIe siècles, le pays tend à s'isoler politiquement du reste de l'Asie orientale, même si marchands chinois et coréens sont de plus en plus nombreux à venir dans l'archipel. Le pays connaît une ère de paix générale, rendue cependant fragile par l'insécurité grandissante dans les provinces». La conséquence sera une certaine forme d'«"isolationnisme" de la Cour». Cela n'implique pas toutefois une rupture complète des relations. Les moines bouddhistes continueront de se rendre en Chine. De leur côté, les marchands chinois fréquentent les côtes japonaises et le commerce devient même florissant. Comme dans l'Europe contemporaine, le Japon se développe à travers une succession de crises qui entraînent le pouvoir central à consolider ses frontières, à inclure les barbares (les Ainous) non assimilés et à développer une armée dont les fameux kamikazes sont la figure emblématique. Ces corps militaires relèvent d'aristocrates et de gouverneurs provinciaux toujours en guerre avec le pouvoir central.
En quoi cette histoire du Japon est-elle nouvelle? D'abord, pour la raison évoquée ci-dessus. Elle nous livre une première histoire du Japon qui rejette les guerres de clans et les aléas de successions à l'arrière-plan d'une histoire sociale et culturelle. En second, elle accorde une importance privilégiée au Japon antique et médiéval (champ de spécialisation de l'auteur) qui confirme, entre autres, l'intuition de Marc Bloch qui, dans son ouvrage, La société féodale, établissait une histoire comparée entre les deux féodalités, occidentale et japonaise. Comme en Europe, Souyri relève une première tentative nippone de retrait sur soi : «L'aristocratie de Kyôto a tendance à s'arc-bouter sur ses traditions et répand l'idée que "ce qui est neuf est contraire à la loi" (shingi-hihô), dénonçant les nouveautés comme autant d'hérésies. Les lettrés de la Cour se concentrent sur l'étude des classiques, des rites et prennent surtout exemple sur le passé. La cour de Kyôto perd sa capacité à innover, délaisse la créativité dont elle a fait preuve pendant des siècles. À trop encenser les anciennes manières de faire et de penser, elle se sclérose».
En troisième lieu, l'ouvrage de Souyri fait régulièrement référence aux débats historiographiques qui soulèvent les contradictions entre les différentes interprétations de tel ou tel segment de l'histoire japonaise. Qu'il s'agisse du shôgunat des Tokugawa, de la révolution Meiji, de l'industrialisation ou qu'il en finisse avec le «fascisme japonais», objectivement, l'historien place son lecteur devant des voies d'interprétations qui partagent l'interprétation japonaise de l'histoire. Ainsi, par exemple, lorsqu'il aborde la délicate question de la souillure, poussée à un tel point qu'elle alla jusqu'à dessiner les frontières sociales intangibles du Japon moderne :
«Le phénomène de la souillure fait l'objet de recherches sérieuses surtout depuis les années 1970, menées par des spécialistes d'histoire anthropologique et sociale. La question de la montée de la discrimination liée à la souillure est évidemment centrale. Pour Amino Yoshihiko, la cause principale est liée à l'antagonisme entre couches sociales sédentaires de mieux en mieux organisées, et les groupes d'itinérants (religieux, saltimbanques et artistes, marchands colporteurs, etc.) qui vivent comme autrefois de manière indépendante [les parias]. Sur certaines représentations illustrées des métiers datant du XVe siècle, les métiers "vils" sont tous représentés en correspondance avec des activités itinérantes. [...] Pour l'historienne Wakita Haruko, la discrimination frappe surtout ceux qui se situent hors des rapports de domination seigneuriale, ce qui explique pourquoi les itinérants en sont les plus souvent victimes. Les gens qui dépendent d'un seigneur paient des redevances qui leur garantissent des droits. Les autres sont discriminés parce que exclus du système. Redoutée parce qu'elle transcendait les forces humaines, la souillure engendre, à partir du XIVe siècle, un véritable dégoût qui se caractérise en mépris vis-à-vis de ceux qui lui sont intrinsèquement liés». Et pour illustrer jusqu'où la cruauté de cette ségrégation pouvait mener, Souyri rapporte le témoignage du poète Sanjônishi Sanetaka racontant «comment une vieille servante de la maison qui avait toujours vécu là tombe malade. Comme il n'y a aucune possibilité de la guérir, elle est transportée en pleine nuit alors que souffle un vent glacé et jetée encore vivante dans la rivière Kamo pour éviter qu'elle ne décède dans la maison et que cette dernière ainsi que ses habitants ne soient frappés d'interdits liés à la souillure de la mort...»
La société japonaise, telle que nous nous la représentons, est née de la fermeture imposée par les Tokugawa. Au lieu de la sclérose comme par le passé, en se repliant sur ses forces elle s'est donnée une modernité industrieuse qui l'a préparée à recevoir la modernité occidentale à partir du milieu du XIXe siècle et cela, tout en se consolidant une identité nationale propre : «La fermeture du pays, en vigueur depuis plus d'un demi-siècle, commence à se faire sentir fortement. Les influences étrangères déclinent et, plus qu'une culture, c'est tout un art de vivre "à la japonaise" (wafu) qui émerge. Cet art de vivre – habitat, jardin, costume, coiffure, vaisselle, cuisine, etc. - sera au début du XXe siècle érigé en "tradition", confrontée à la "modernité" envahissante». Une œuvre plastique, une littérature nationale et un imaginaire que reprendront le cinéma et les manga sont nés de cette étrange application de la dialectique hégélienne, entre la fermeture sur soi (jamais totale) et l'ouverture à la modernité occidentale (jamais intégrale) où se dessinent, selon les mots de Souyri, «les errements de l'âme humaine entre le devoir et la passion».
.Jean-Paul Coupal
GÉOHISTOIRE
Un siècle après la parution du très beau livre de Lucien Febvre, membre fondateur de «l'École des Annales», La Terre et l'évolution humaine, le géographe et cartographe Christian Grataloup publie un essai couvrant le même domaine : Géohistoire. Une autre histoire des humains sur la Terre. Ceux qui suivent mes critiques historiographiques auront reconnu le directeur de deux publications dont j'ai parlé à la fin de 2023, l'Atlas historique mondial et l'Atlas historique de la Terre. L'ouvrage ici présenté n'est pas un autre atlas (même si le livre contient un cahier de cartes tirées de ses Atlas), mais une étude du cours de l'Histoire en raison des conditions géographiques qui l'ont encadrée :
«Le présent livre a pour ambition d'effectuer la synthèse de ces deux perspectives : la première, horizontale, celle des relations entre les sociétés à la surface de la Terre, des frontières et des conflits, des diffusons et des conquêtes, et la seconde, la perspective verticale, celle des domestications et des mines, des rizières et des pollutions. Le récit qui suit croise les deux pour garder pleinement les pieds sur terre. On y rencontrera des courants marins et des navigateurs, des montagnes, des déserts et des conquérants, des hivers trop froids et des paysans...»
Comme l'affirme la quatrième de couverture, il s'agit bien d'«une nouvelle histoire du monde» (il y a beaucoup de nouvelles histoires par les temps qui courent!), d'une synthèse qui entend couvrir la globalité du monde et ce depuis ses origines. Le concept central du livre, c'est la mondialisation. Partant de ce mot à la mode depuis le tournant du siècle, Grataloup nous rappelle que la toute première mondialisation – avant bien d'autres -, a été celle des hominidés, et dès l'espèce néanderthalienne. D'avoir quitté le rift est-africain pour se répandre sur toute la surface de la Terre, voila bien la première – et indispensable – mondialisation de l'histoire. Avec elle, toutefois, se pose un paradoxe étonnant : «Une très forte unité biologique de l'espèce humaine, une très grande diversité (et de très fortes inégalités) de sociétés. Cette pluralité singulière, qu'aucune autre espèce vivante ne manifeste, ce kaléidoscope de manières de faire société alors que nous sommes tous biologiquement très proches, n'est pas souvent questionnée. Il faut pourtant sérieusement s'en étonner. La question première à poser à l'histoire humaine est : pourquoi une telle diversité (sociale) dans l'unité (biologique)?».
Et comme l'humanité ne se déplace jamais seule, elle a dispersé avec elle des semences végétales, des céréales, des animaux domestiqués, des virus aussi. Si l'humanité est monogénique, les cultures, elles, sont multiformes. Elles se diversifient à mesure que l'espèce se diffuse sur des aires toujours plus étendues : «Et en transgressant les limites de leur milieu, les groupes humains, simultanément à de nouvelles contraintes, ont pu découvrir de nouvelles opportunités d'usage de la Terre et contribuer ainsi à la diversité des formes sociales. En même temps que les groupes s'éloignaient les uns des autres, ils se diversifiaient. Presque paradoxalement, c'est parce que l'humain est ubiquiste qu'il est diversifié. Et c'est parce que cette dispersion-diversification est très récente que l'espèce est restée homogène, ne s'est pas fractionnée en de nouvelles espèces».
Je reste impressionné par la vaste érudition et la grande intelligence de l'auteur. Combien de questions nous propose-t-il à travers une présentation analytique lumineuse? Que de réponses surtout. Combien d'humains peut-on estimer à être passés sur Terre depuis l'apparition des hominidés? «Des premiers Sapiens à la fin du XXIe siècle, un calcul très sommaire permet d'estimer l'effectif total à environ quatre-vingts milliards, à une dizaine de milliards près en plus ou moins». Et dans quelle mesure cet accroissement (particulièrement remarquable au début du XIXe siècle) permet-il à chaque individu d'occuper une portion terrestre? «En simplifiant, on peut... considérer que la densité humaine moyenne sur Terre est aujourd'hui de 60 habitants par kilomètre carré, soit à peu près 1,7 hectare par personne (un hectare est un carré de 100 mètres sur 100 mètres). Au début du XIXe siècle, elle était de 7, ce qui faisait alors un peu plus de 14 hectares pour chacun. Au XVe siècle, deux fois moins d'humains, deux fois plus de surface par personne : densité de 3,7 et 27 hectares par humains. Et encore une division et une multiplication par deux au début de notre ère : 1,9 habitant par kilomètre carré, 53 hectares par individu. À l'aube du Néolithique, la densité tombe à 0,015 habitants par kilomètre carré, la surface s'élève à 6 700 hectares». Par l'esquisse d'un tel panorama évolutif, la synthèse de Grataloup répond parfaitement à l'orientation épistémologique fixée par Lucien Febvre il y a cent ans.
Bien des lieux communs, bien des préjudices tombent au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture de Géohistoire. On ne peut plus, par exemple, se figurer l'homme de Néanderthal comme une humanité arriérée telle qu'illustrée par tant de manuels de vulgarisation : «Arts du bâtiment et du feu, couture : ces techniques du quotidien sont bien plus anciennes que les premiers Sapiens, qui les ont, bien sûr, perfectionnées. Sans ces moyens de mettre la société à distance des contraintes naturelles environnantes, toute diffusion humaine n'aurait pu se faire, comme pour beaucoup d'autres vivants, que dans des milieux peu différents de celui d'origine». De même, on ne peut affirmer un soi-disant premier génocide de Néanderthal par Sapiens. Le second aurait plutôt assimilé le premier. Finalement, la grande «révolution humaine», telle que révélée depuis un demi-siècle par les paléoanthropologues, demeure la longue gestation humaine qui se poursuit à travers l'éducation des enfants : «Il faut entendre par social tout ce qui, dans les compétences d'un être vivant, n'est pas inscrit dans son patrimoine génétique, qu'il a acquis d'un autre membre de l'espèce ou par sa propre expérience, et qu'il peut éventuellement transmettre, en particulier à des plus jeunes. Une manière simple de le dire revient à parler de "culture" : un ensemble d'acquis immatériels, même s'ils s'appliquent souvent avec et sur de la matière, celle du monde physique, et des autres vivants».
En partant du concept de mondialisation, Grataloup met terme à bien des débats tendancieux. Il nous apprend qu'on ne peut plus se satisfaire de perspectives simplistes ou manichéennes, comme affirmer qu'au cours de la Préhistoire, «les humains vivaient en harmonie avec la planète, depuis ils l'épuisent». Des jugements anciens autant que modernes, il faut apprendre à relativiser, comme il le fait à propos du Néolithique : «Dans le contexte actuel de dépréciation du progressisme, de remise en cause du futurisme (l'idée que le futur sera meilleur que le passé), le statut positif du Néolithique est remis en cause. [...] La critique de la transition agricole se fonde cependant aussi sur une connaissance plus complexe et scientifiquement solide qui ne peut que nuancer le sentiment d'un bilan globalement positif». Toujours, il se sent contraint par des terminologies lourdes de significations confondantes. Ainsi, l'intelligibilité des Européens devant les réalités étrangères : «...l'étrangeté, à leurs yeux, des sociétés d'Amérique puis des autres "Nouveaux Mondes" (Australie, Océanie) a beaucoup interpellé la compréhension du social de l'Ancien Monde. Les adjectifs chronologiques ("ancien" au singulier, "nouveaux" au pluriel), utilisés dès le XVIe siècle en Europe pour qualifier des "mondes", prennent sens dans cette perspective historique. Les "nouveaux" sont les "premiers" : la notion de peuple premier est née en Amérique. La réalité est très ancienne et la reconnaissance toute récente...»
La géographie physique de la Terre partagée entre continents et océans a conditionné la diffusion puis la répartition de l'humanité. On y retrouve des observations déjà soulevées il y a cent ans par le géographe britannique Mackinder, qui distribuait les régimes politiques selon qu'ils relevaient de puissances continentales (despotiques, totalitaires) ou périphériques (libres, démocratiques), plus propices au commerce qu'à la guerre. Grataloup en appelle plutôt à Braudel pour opposer «l'expression "économie-monde", la définissant comme "un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique", en ajoutant deux corrélats : la longue durée et une assez large extension. Nul doute que l'Europe soit l'archétype de ce type de monde. [...] À ce type d'ensemble social de grande ampleur s'oppose une autre catégorie de même échelle géographique et temporelle : l'empire, qui, aux caractères d'une "économie-monde" (une large autonomie économique, des traits culturels communs, des classes dirigeantes circulant en usant d'une langue commune) associe une structure politique unique sur l'ensemble de son étendue». Dans ces conditions, il apparaît à Grataloup, «comme la Chine l'illustre au XVe siècle, [qu']il est difficile à un empire territorial de devenir un empire colonial. Cela semble, encore aujourd'hui, un dilemme pour Xi Jinping». «L'empereur n'est... pas le marqueur significatif de l'empire. L'essentiel est l'étendue et surtout l'autorité politique unifiée sur un ensemble de peuples et de territoires présentant une certaine diversité et n'ayant généralement pas les mêmes statuts». Tout cela est sans doute vrai, mais ce n'est là que revêtir d'habits neufs les anciennes catégories de Mackinder.
Grataloup distingue également l'existence d'un Axe eufrasien (Europe, Afrique, Asie) des autres continents aux populations dispersées (Amérique, Océanie), reconnaissant là des «expériences historiques originales, différentes de celles de l'Ancien Monde, de celles qui ont forgé nos cadres de pensée et généré notre humanité contemporaine avec ses choix d'usages de la planète. Cela ne signifie pas, évidemment, que les "Nouveaux" Mondes, les non-eufrasiens, traçaient des perspectives plus réjouissantes. Gardons-nous de l'illusion du "bon sauvage"; elle a abondamment fait obstacle à la compréhension des peuples du Pacifique. C'est leur altérité qui importe, ne serait-ce que scientifiquement puisqu'une meilleure connaissance de ces expérimentations sociétales, de cette part du patrimoine humain, permet de relativiser, de régionaliser, les cadres de pensée et les formes sociales forgées au cœur de l'Eufrasie, particulièrement dans sa pointe occidentale».
Continentaux ou océaniques, les espaces terrestres, par leurs diversités sociales et culturelles, n'ont cessé de confronter des représentations symboliques ou idéologiques qui font qu'il est difficile d'établir une géohistoire dépouillée de toutes connotations morales : «L'hésitation terminologique témoigne de la difficulté à utiliser des découpages géographiques du monde qui héritent d'une subjectivité civilisationnelle. Aucun continent n'est naturel, aucun découpage d'espace ni de période n'est innocent ni neutre. [...] Quand un Européen va vers l'est, lorsqu'il ne se sent plus en Europe, il nomme cette altérité géographique l'Asie. Il en va de même au sud de la Méditerranée. Les définitions sont négatives; le Liban et le Japon sont en Asie, l'Éthiopie et le Gabon en Afrique, parce que les Européens y ressentent une altérité. Les contours des continents sur les cartes traduisent leur vision – parce que ce sont eux qui étaient en position de dominer et de nommer les parties du monde lorsque est née la cartographie moderne».
En définitive, les deux grands systèmes continentaux s'opposent essentiellement par leurs orientations spatiales : «Sur le plus vaste ensemble de terres en continuité qu'est l'Eufrasie, dans des milieux parfois difficiles mais rarement extrêmes sauf en très haute altitude et dans quelques déserts, les connexions humaines ont pu s'épanouir plus qu'ailleurs, depuis longtemps et plus durablement. Les liaisons ont souvent dû changer d'itinéraire, mais elles persévèrent. Ce faisceau de liens atteignit son maximum d'extension au XIVe siècle : plus de treize mille kilomètres à vol d'oiseau, un tiers de la circonférence terrestre, de l'archipel japonais à la péninsule Ibérique. Les liens se sont régulièrement rappelés, même aux sociétés les plus périphériques du faisceau, par l'arrivée de nouvelles plantes, la contagion de nouvelles maladies, l'irruption d'envahisseurs, l'incitation à de nouvelles religions, l'apprentissage de nouveaux savoirs... Ce tissu continu, nous l'avons appelé... "l'axe de l'Ancien Monde"». À l'opposé, en suivant la disposition méridienne du continent américain, «en changeant de latitude, les sociétés sont systématiquement confrontées à des milieux différents du fait du changement d'ensoleillement en durée, en intensité et en rythme. Inversement, en changeant de longitude, les humains ne sont guère confrontés à ces modifications annuelles. Or, le plus grand déploiement de terres émergées dans le sens zonal correspond justement à l'étendue eurasiatique entre Gibraltar et l'archipel japonais. Ailleurs, les grandes diagonales, du cap Nord au cap de Bonne-Espérance, de la baie d'Hudson au cap Horn, sont méridiennes».
En suivant les transits, on finit par comprendre les nécessités qui gouvernent l'Ancien Monde de celles qui obligent les Nouveaux Mondes. Déjà au Ier siècle de notre ère, une suite de constructions impériales se succédait, de l'Empire romain à l'Empire des Han en Chine. Les grands plateaux asiatiques deviennent des centres d'élevage où perdure longtemps le nomadisme : «Les éleveurs ont surtout eu, vis-à-vis des sédentaires, deux fonctions : ils assuraient les transits caravaniers entre mondes racinés éloignés et ils ont été grands pourvoyeurs en mercenaires. La conscience de ces services mutuels ne pesait néanmoins pas lourd face à l'image des "cavaliers du diable", ainsi qu'on nomme les Mongols dans les récits de l'Europe médiévale. Le stéréotype du barbare a même nourri quelques grandes méditations littéraires sur la sénilité de sociétés sédentaires face à la juvénilité nomade». Au XIIIe siècle, l'Axe bénéficie de la pax mongolica, de la Corée aux frontières de la Pologne, mais avec la Grande Peste «au milieu du XIVe siècle, près du tiers de la population de l'Axe est anéanti». L'axe continental favorise la diffusion des virus autant que des caravanes de marchands. Par contre, si les populations amérindiennes et océaniennes furent épargnées de la Peste Noire, ils ne perdirent rien pour attendre.
Grataloup ne croit pas à l'accélération de l'Histoire, mais plutôt à «des moments de bifurcations» qui font dérailler la logique continue de l'Histoire. L'importance de ces bifurcations lui apparaissent à l'usage de contrefactualités. Il se demande, par exemple, «si vers 1492 le premier contact qui se soit produit depuis des millénaires entre les peuples d'Amérique et des habitants de l'Ancien Monde n'avait pas été dû à des Européens mais à des Chinois, que se serait-il passé ensuite? Esquisser ce type d'hypothèse, à condition qu'elle ne soit pas absurde, c'est-à-dire en tenant compte du contexte historique, peut nous apprendre beaucoup sur la dynamique du Monde». Supposons que le navigateur chinois Zheng He, qui parcourut avec une flotte impressionnante la Mer de Chine et l'Océan Indien jusqu'à la Mer Rouge au XVe siècle, serait arrivé en Amérique plutôt que Christophe Colomb, et avec lui, la grande pandémie qui réduisit de 90% une population estimée entre 50 et 70 millions d'individus? «Ce fut donc en Amérique la plus grande pandémie de l'histoire. Pandémie, et non génocide, car il ne s'agissait pas d'un massacre volontaire. Le processus se serait d'ailleurs produit quels qu'aient été les conquérants. Chinois, Arabes ou Bantous : la dissymétrie sanitaire aurait été la même. Les conséquences furent immenses. D'autant plus que, dès le tout début du XVIe siècle, se posa la question de trouver une main-d'œuvre de substitution : de l'effondrement démographique amérindien découla la traite négrière. Si les conquérants européens avaient pu faire travailler les habitants premiers, ils n'auraient pas soumis, au loin et à grand prix, des esclaves africains».
On le voit, la géohistoire ne se limite plus à la géopolitique où, comme l'affirmait la vieille expression, elle ne sert plus seulement à faire la guerre. Au moment où les défis environnementaux s'affichent aussi graves que la guerre en Ukraine ou la répression génocidaire en Palestine, une confluence entre «interconnexions et différenciations, au risque de la destruction de notre habitat» suscite davantage d'angoisses parmi les populations occidentales que le souci de la justice sociale à l'échelle locale aussi bien qu'à l'échelle planétaire. En prenant le devant de la scène, les crises environnementale et climatique masquent les exploitations acceptées ou oubliées du salariat et du développement du sous-développement. Une gauche de palabres et de sensationnalismes brouille cette conscience qui prit tant de siècles à s'ouvrir.
Jean-Paul Coupal
1508. LA TRAVERSÉE DU VIDE
Il est permis de jouer avec l'Histoire. Je pense moins ici à des jeux vidéo comme «Assassins' Creed» ou à des séries télé où l'on bouleverse l'ordre biographique pour y projeter nos valeurs wokes. qu'à des «fictions» qui proposent des visions alternatives au savoir établi. Ces visions alternatives n'appartiennent pas au monde des fake news ou d'une historicité volontairement mensongère, comme en proposent les idéologues. Je pense plutôt au roman historique, dont le critique Georg Lukács a dressé les lettres de noblesse. Ces romans apparaissent surtout lorsque l'interaction entre la connaissance méthodique et critique de l'histoire et le grand public est coupée. Pour palier à ce manque d'informations objectives, l'intellect s'abandonne à des approches subjectives. Celles-ci sont extrêmement importantes pour relancer l'intérêt pour l'Histoire. En France Augustin Thierry et aux États-Unis Francis Parkman ont revendiqué leur intérêt pour la connaissance historique puisé à même les romans historiques de Walter Scott et de James Fenimore Cooper.
Depuis la fin du XXe siècle, le roman historique québécois semble être une affaire féminine. Les autrices trouvent leurs lectrices avec des biographies romancées : Julie Bruneau-Papineau de Micheline Lachance, par exemple. On retrouve d'autres biographies plus romanesques, «plus libres», en plusieurs tomes et sur diverses périodes de l'histoire québécoise. Comme le relevait déjà Lukács, l'avantage du roman sur le drame historique, c'est qu'il insiste sur «la couleur locale» des descriptions, des modes de vies, intérêt que l'anthropologie à la Humboldt, contemporaine des premiers ouvrages historiques, pratiquait au début du XIXe siècle. On s'attache ici à des personnages secondaires, comme dans Guerre et paix de Tolstoï, plutôt qu'aux vedettes : Alexandre le Grand, Jules César ou Napoléon. D'ailleurs, l'intérêt pour ces grands monstres de l'histoire dépend moins d'une curiosité historique que de la fascination qu'ils exercent par ce que le romancier Graham Greene appelait «la puissance et la gloire», auxquelles on serait tenté d'ajouter, la déchéance.
D'autres auteurs poussent l'audace encore plus loin avec l'uchronie, cet exercice littéraire inventé par le philosophe Charles Renouvier à la fin du XIXe siècle et dont l'objet est le «détournement» du récit historique. C'est ce que fait Éric-Emmanuel Schmitt avec son uchronique récit du destin d'Adolf Hitler s'il avait été accepté à l'École des Beaux-Arts de Vienne (La part de l'autre). Après avoir renvoyé les récits uchroniques à la science-fiction ou à la dystopie, les historiens les réhabilitent aujourd'hui et s'y exercent même. C'est l'ouvrage fort scientifique de Quentin Deluermoz et de Pierre Singaravélou, «Pour une histoire des possibles», qui avance le raisonnement contrefactuel comme moyen de mieux saisir la portée des faits scientifiquement établis. Laurent Binet en a donné un exemple récent avec Civilisations, roman paru en 2019, dans lequel il imagine que ce sont les Incas en 1531, puis les Aztèques qui traversent l'Atlantique d'ouest en est après l'échec de l'expédition de Colomb et se livrent à un carnage en règle en Europe, y reproduisant par effet-miroir les conséquences de la découverte de 1492.
Après le roman historique et l'histoire contrefactuelle, il y a un troisième jeu, plus vieux celui-là puisqu'il remonte à saint Augustin, c'est l'exercice philosophique sur l'histoire. La philosophie de l'histoire - c'est Voltaire qui consacra ce titre -, est un champ parallèle de l'historiographie. Au XXe siècle, siècle grand producteur de philosophies de l'histoire, les historiens, encore là, ont réagi par un rejet dédaigneux. Les philosophes, pour leur part, à la philosophie spéculative de l'histoire (celles de Spengler et de Toynbee), ont préféré la philosophie critique élaborée élaborée surtout par des auteurs allemands (Weber, Rickert, Simmel, Aron), qui s'est transformée en épistémologie de l'histoire (Popper, Hempel, Dray), sans oublier le déplacement ontologique de Heidegger qui substitue l'histoire de l'Être à celle du monde. La synthèse de ces approches conduit à la phénoménologie de Dilthey, de Gadamer et de Ricœur.
Il y a un peu de tout cela dans l'ouvrage d'Étienne Beaulieu, 1508. La traversée du vide. L'essayiste part d'un personnage obscur, Thomas Aubert, navigateur parti de Dieppe pour explorer l'Amérique septentrionale, et dont il va même jusqu'à soupçonner de n'avoir jamais existé. Pour ce genre d'exercice auquel l'auteur se livre, le choix de Thomas Aubert est on ne peut plus judicieux. Spéculer à partir de grandes vedettes de l'histoire est difficile car nous en savons trop sur eux. On peut faire de l'histoire contrefactuelle comme chez Schmitt, mais on ne peut aller n'importe où ni n'importe comment sans risquer de tomber dans une déréliction qui rend l'exercice risible. On l'a vu encore récemment avec le «Napoléon» de Ridley Scott, dont on a oublié qu'il s'agissait là d'un simple divertissement et non d'un cours d'histoire. La moindre entorse est décriée. Avec un personnage dont on sait peu de choses, l'auteur peut se permettre de spéculer, de réfléchir, d'élaborer même sa propre philosophie de l'histoire. Il échappe à l'emprise de son personnage.
Tout le monde a sans doute sa petite philosophie de l'histoire. Ma tenancière du dépanneur, mon chauffeur d'autobus, le voisin assis à mes côtés au comptoir d'une dînette, expriment chacun leur petite philosophie lorsqu'ils semblent reprendre en chœur le verset du Qoélet (l'Ecclésiaste I, 9) : «Ce qui fut sera, Ce qui s’est fait se refera, Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil». C'est le fameux éternel retour si cher à Mircea Eliade. Cette réflexion, primitive, naturelle, pessimiste ou mélancolique, tient au fait qu'à la petite école ces gens ont appris une histoire strictement politique. Les gouvernements se suivent et se ressemblent. Celui qui remplace le précédent refera les mêmes abus ou erreurs qu'il décriait lorsqu'il était dans l'opposition. Il n'y a donc rien de nouveau sous le soleil pour l'humble citoyen. Pour ceux qui ont poussé leurs études plus loin, ou qui sont tout simplement d'incorrigibles optimistes, ils auront tendance à souligner le vecteur progressiste qui part du lointain homme des cavernes (même si celui-ci n'a jamais habité dans une caverne) jusqu'à l'I.A. Ils mettront l'emphase sur les développements techniques qui accélèrent l'accumulation des richesses, l'organisation démocratique des sociétés, l'amélioration du confort et des triomphes de la médecine.
Au XVIIIe siècle, le philosophe italien de l'histoire, Giambattista Vico, auteur de la Scienza Nuova (1725) proposait une synthèse faite de mouvements temporels corsi et ricorsi - un mouvement de vis sans fin - où «l’ensemble du parcours (corso) recommence depuis le début en un retour (ricorso) vers un nouveau règne barbare qui est en même temps une nouvelle ascension». Cette pensée, profondément baroque, habite l'ouvrage de Beaulieu en ce qu'il partage avec Vico ce que Karl Löwitz dit de ce dernier : «Le seul point d’Archimède certain pour la connaissance de la vérité, duquel la nouvelle science peut et doit partir consiste dans le caractère interchangeable du verum et du factum. L’histoire, même dans ses débuts les plus obscurs, peut être l’objet d’un savoir certain et vrai, parce que “dans cette épaisse nuit de ténèbres qui recouvre l’Antiquité première, si éloignée de nous, apparaît la lumière éternelle qui ne s’éteint jamais, de cette vérité qui ne peut d’aucune façon être mise en doute : ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu’on le doit, trouver ses principes à l’intérieur des modifications de notre propre esprit humain"».
Beaulieu peut donc partir de Thomas Aubert, et le «fait», qu'il ait existé ou non, n'enlève rien à la «vérité» du personnage. En ce sens Beaulieu ajoute un quatrième jeu, celui de la poésie, puisque dans «cette épaisse nuit de ténèbres» où s'élaborent les premiers contacts des Français avec les Amérindiens du Canada, nous sommes bien là, devant l'expérience concrète d'une «lumière éternelle» dont on ne peut douter, car «notre propre esprit humain», aujourd'hui, est là pour en témoigner. Mais ce n'est pas de la lumière dont nous parle l'auteur, mais plutôt des ténèbres, du vide : le «trou noir» au milieu du visage de Aubert renvoie au trou noir au milieu de notre propre visage. Beaulieu est profondément affecté par l'évanescence de la présence (humaine), le fait que les humains, malgré les traces qu'ils laissent, passent et finissent oubliés.
La chose est profondément vraie pour notre époque. Nous communiquons comme jamais nos ancêtres ont communiqué, eux qui n'avaient que la plume, l'encre et du papier, ont quand même laissé des mémoires (pensons à Saint-Simon, à Casanova) ou des correspondances sans fin (comme Mme de Sévigné). Nous, qui communiquons inlassablement sur les réseaux sociaux, à travers des activités publiques, des conférences, des livres édités à des milliers d'exemplaires, tout cela est condamné à disparaître, sans même pouvoir entrer dans les archives. Et encore, ces traces y entreraient-elles, quelles seraient écrasées par le poids des productions accumulées. Comme l'écrivait Henri-Irénée Marrou, déjà au début des années '60 du siècle précédent, le problème avec l'histoire ancienne, c'est que nous n'avons pas assez de documents, alors qu'il y en a trop pour l'histoire contemporaine. Pour cause, notre silence éternel proviendra des bavardages intempestifs que nous produisons en trop grande abondance.
Thomas Aubert est donc, pour Étienne Beaulieu, «l'homme-néant par excellence»; ce «cœur battant du néant qui le fait exister», ...et nous par le fait même : «maître Thomas Aubert a ce pouvoir sur moi, sur tout le monde peut-être, de révéler aux vivants leur inexistence». Pourtant, maître Thomas Aubert s'efface par le manque de documents, de traces, et Beaulieu s'efforce alors de retrouver le moindre indice de sa présence à travers une écriture limpide reproduisant les ondulations de la mer, jusqu'à ce qu'elle se heurte à des remous : «je l'ai dit je sais, je me répète, je radote...». Car, comme les marins d'Edgar Poe, ces premiers explorateurs ont été emportés par des maelströms qui les ont entraînés au fond des eaux. De ces abysses surgissent les spectres dont Aubert est «le spectre parmi les spectres». Ou Verrazano, ou les frères Parmentier, tous dévorés, le premier par les cannibales de la côte atlantique de l'Amérique, les seconds sur l'île de Sumatra dans l'actuelle Indonésie. Mais alors, où chercher cette vérité sans fait de maître Thomas Aubert, sinon que dans son fief, le port de Dieppe? Beaulieu s'y rend en pèlerinage y mener son enquête, comme s'il s'agissait d'une filiation directe, et se fait guide de ses lecteurs.
Il cherche une réponse au lourd mystère qui pèse sur le sens et le destin de la collectivité canadienne-française (ou Québécoise si vous préférez). On l'a dit, l'inexistence de Thomas Aubert, aux yeux de Beaulieu, renvoie à notre propre inexistence en tant que peuple : «Thomas Aubert, c'est nous-mêmes avant d'être au monde, c'est nous-mêmes jetés dans le monde sans pourtant exister réellement». C'est le «précurseur», au sens de Jean le Baptiste, saint patron des Canadiens francophones catholiques d'Amérique. Mais précurseur de qui? De Verrazano? De Cartier? De tous les colons français qui ont suivi l'épopée conquérante de Champlain? Parce que s'achevant sur le noir, non de cette «lumière noire» qui laisse encore filtrer la lumière, mais le noir d'encre, dont le plumage du corbeau reste la couleur du vide, celle de l'inexistence, ainsi, «l'on n'arrive jamais en Amérique puisqu'elle n'existe pas, encore moins lorsqu'elle est française. Et c'est très exactement pour cela que Thomas Aubert, lui-même spectre parmi les spectres, y trouva une terre d'élection pour ne pas fonder un pays qui n'existe toujours pas».
La poésie d'Étienne Beaulieu, sur son versant romanesque avec la présence fantomatique de Thomas Aubert ou son aspect uchronique avec son existence inexistante, ou encore sa dimension philosophique qui fait de Thomas Aubert l'archétype baroque d'un peuple absent à lui-même, ne dément pas ce que disait Pierre Trottier dans son ouvrage de 1963, Mon Babel, dans lequel il exposait les caractéristiques propres à un peuple né à l'apogée de l'âge baroque et transporté en Amérique avec armes et bagages spirituels. Un peuple où la transcendance se partagerait entre un deus ex machina favorisant l'aptitude à user du système D, et un deus absconditus, divinité absente, qui ne répondrait plus aux appels mystiques. Beaulieu est nettement du côté de ce dernier, avec Pascal, les Sulpiciens, les ultramontains, les nationalistes, les Bleus, alors que le premier régnerait sur les marins, les coureurs des bois, les colons, les pirates (comme d'Iberville) et les Patriotes, les Rouges, les libéraux, les démocrates. Or, le baroque mêle et ne sépare pas. Poète du deus absconditus, Beaulieu s'amourache de Thomas Aubert qui incline du côté du deus ex machina, qui le fascine par son art de la navigation, son navire – la Pensée – à toute épreuve, affrontant d'abord les eaux de l'Atlantique nord avant celles de l'Océan Indien («la Pensée», Beaulieu présume que le nom provient de cette faculté humaine qu'il privilégie naturellement, mais le nom pourrait aussi désigner la fleur de cette plante généralisée dans toute l'Europe). Il y a toujours une fascination jalouse d'un dieu pour l'autre dans la spiritualité baroque. Si Beaulieu s'était situé du côté du deus ex machina, sans doute aurait-il fait comme tous les historiens, se bornant à mentionner les quelques lignes connus sur Thomas Aubert, mais du côté du deus absconditus, il en saisit l'aspect particulièrement mystique, jusqu'à nourrir une conscience malheureuse, voire une pensée négative, ou disons plutôt, tragique.
La couverture du manuel scolaire de 3e année Laviolette des années 50-60 présentait une galerie des fondateurs de la Nouvelle-France : tour à tour défilaient les caméos de Cartier, Champlain, suivis d'une talle de bonnes sœurs et de Jésuites martyrs, de Maisonneuve (que Jacques Ferron qualifiait d'eunuque depuis que F.-X. Garneau disait de lui que son grand talent était de jouer du violon). Enfant, comme tous mes contemporains, nous regardions cela sous l'autorité idéologique de la commission scolaire catholique. Mais il y avait un contenu symbolique latent dans cette illustration, de même que toutes celles du manuel et des leçons. Ce contenu latent m'est apparu le jour où j'ai lu l'anecdote de l'île de la Demoiselle, évoquant le nom de Marguerite de La Rocque, nièce de Roberval, qui y avait été abandonnée avec son jeune amant et une duègne pour y jouer le rôle de chaperon. L'amant mourut, puis la servante; l'enfant que Marguerite y mit au monde suivit lui aussi, avant qu'elle ne soit rapatriée à La Rochelle par un navire de retour.
Et quel est le lien entre cette anecdote navrante et la couverture du manuel scolaire? C'est que se déroulant à l'entrée du Golfe Saint-Laurent au moment où il venait pour fonder la première colonie française à l'île d'Orléans (1542), le calviniste puritain Roberval, brûlant de l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, y bannit pour toujours le désir, le plaisir et l'amour. Ne restait donc que des bonnes sœurs et des eunuques pour construire un pays, ce qui, il faut bien se l'avouer, ne fait pas des enfants forts! Telle est cette lumière dont parlait Vico et que seule la dimension symbolique de la conscience permet de saisir puisqu'elle échappe à la lecture critique. Et lorsqu'on lit le très beau livre de Margaret Atwood, Survival, qui parcourt l'ensemble de la littérature canadienne, on est en droit de se demander s'il n'y eût pas, par ce geste odieux, une malédiction jetée sur ce pays pour toujours, qu'il reste froid et stérile?
Que ce soit par Marguerite de La Rocque ou par Thomas Aubert, les personnages éphémères de l'histoire appartiennent à une autre catégorie de la présence qui nécessite une autre méthode d'approche que la méthode scientifique. Disons-le franchement, un dé-lire qui ne soit pas délire. Ils sont plus susceptibles d'appartenir à l'aptitude du poète qu'à celle du savant, et c'est là tout le mérite de l'ouvrage d'Étienne Beaulieu de nous le faire réaliser.
Jean-Paul Coupal
LA PATENTE
Au cours de la seconde décennie du XXe siècle, les Canadiens français se retrouvèrent devant une série de menaces mettant leurs droits en péril. En Ontario, le gouvernement conservateur avait voté le Règlement 17, qui restreignait l'enseignement aux francophones dans leur langue. Face au conflit mondial, le gouvernement fédéral avait voté une loi de conscription qui ne plut pas à la majorité des Canadiens français. Contre les déserteurs, il usa de la police militaire qui courut la chasse à l'homme et lors d'une manifestation à Québec, des soldats unilingues anglais venus de Toronto tirèrent sur une foule de manifestants anti-conscriptionnistes, tuant quatre citoyens dont un adolescent. D'une manière plus constante, des groupes organisés en sociétés secrètes, tels les Orangistes protestants britanniques ou les Knights of Columbus, société catholique mais irlandaise, harcelaient les minorités francophones et catholiques des provinces anglaises afin d'accélérer leur assimilation. Jamais, depuis la Confédération, la survivance des Canadiens français hors Québec n'avait semblé aussi menacée qu'en cette deuxième décennie du siècle. Aucun groupe n'était organisé en vue de les protéger contre tant d'adversaires.
D'où la raison qu'«au XXe siècle, le Canada français [eut] aussi sa société secrète, l'Ordre de Jacques-Cartier, communément appelée La Patente. L'Ordre de Jacques-Cartier a vu le jour en 1926 dans l'est d'Ottawa. Tout a commencé lorsque deux ingénieurs d'Ottawa, Charles-Albert Ménard et Émile Lavoie, discutèrent de la situation précaire des Canadiens français, en particulier en Ontario avec le règlement XVII, qui avait été adopté en 1912 par le gouvernement ontarien afin d'interdire l'enseignement en français dans les écoles de la province. Les deux hommes remarquèrent que les Canadiens français n'avaient pas de société ou d'organisme voué à la défense de leurs droits comme pouvaient avoir les Irlandais catholiques, qui comptaient sur les Knights of Columbus, et les anglophones protestants, qui étaient largement desservis par l'Ordre d'Orange et les loges maçonniques. Il y avait bien sûr la Société Saint-Jean-Baptiste, fondée en 1834 par Ludger Duvernay. Dès le XIXe siècle, l'organisme avait étendu ses ramifications sur tout le territoire canadien. Mais malgré ses bonnes intentions, cette association prônait davantage la promotion et la diffusion de la culture canadienne-française au sein de la jeunesse que la défense des droits des francophones au pays. Le Parti patriote de Louis-Joseph Papineau avait bien joué ce rôle de défense des intérêts des Canadiens face aux Britanniques d'Amérique du Nord, mais la débâcle des insurgés au lendemain de l'échec des rébellions de 1837-1838 laisse les Canadiens français sans rempart ni porte-étendard pour mener cette lutte sur tous les fronts. C'est dans ce contexte qu'est née l'idée de fonder l'Ordre de Jacques-Cartier. L'organisation allait devenir pendant cinq décennies l'épée et le bouclier de tout le Canada français». C'est ainsi que l'auteur, Hugues Théorêt pose l'entrée en matière de son court essai, «La Patente L'Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français».
Théorêt a publié chez Septentrion plusieurs ouvrages sur l'histoire politique canadienne. En 2012 d'abord, un essai sur le fascisme, Les chemises bleues : Adrien Arcand, journaliste anti-sémite canadien-français. Puis, en 2018, La presse canadien-française et l'extrême-droite européenne, 1918-1945, qui retrace les réceptions du fascisme puis du nazisme auprès de l'opinion publique. En 2020, c'était La peur rouge : histoire de l'anticommunisme au Québec, 1917-1960. Enfin, en 2024, c'est autour de La Patente à compléter ce cycle de la pensée politique de droite chez les Canadien-français. Quelques livres ont été écrits par le passé sur ce sujet assez peu orthodoxe dans l'histoire canadienne. Dès 1964, le journaliste Roger Cyr, de la Société Saint-Jean-Baptiste, dénonçait La Patente dans un petit essai, avec en sous-titre sensationnaliste : «Tous les secrets de la "maçonnerie" canadienne-française, l'Ordre de Jacques-Cartier» (Éd. du Jour). Plus sérieuse, malgré le fait que les archives de la société secrète n'eurent pas encore été déclassifiées, G.-Raymond Laliberté publiait son étude (chez HMH), Une société secrète : l'Ordre de Jacques-Cartier (1983). Une fois les archives de l'Ordre devenues accessibles, Denise Robillard commettait (chez Fides, 2009), L'Ordre de Jacques Cartier. Une société secrète pour les Canadiens français catholiques, 1926-1965. Théorêt s'est appuyé sur ces ouvrages pour les discuter, mais il a lui-même poussé la recherche en vue de répondre aux questions dont il jugeait les réponses jusque-là imparfaites : «Malgré tout ce qui s'est écrit sur le sujet, il reste encore beaucoup de mystères autour de l'Ordre de Jacques-Cartier. Quelles étaient ses ramifications politiques? Comment l'Ordre a-t-il influé sur les décisions politiques des gouvernements au pays? Quelle fut la portée réelle des réalisations de l'Ordre au fil des ans? Quels furent les motifs réels de la dissolution de l'Ordre dans les années 1960? Que reste-t-il de l'ordre aujourd'hui et quel héritage a-t-il légué aux Canadiens français? Finalement, comment peut-on mesurer l'importance de la Patente dans l'histoire du Canada français?»
L'idée qu'une société secrète ait pu se développer parmi les Canadiens français paraît hirsute. Ce peuple si catholique honnissait les sociétés secrètes. L'Église romaine ne leur avait-elle pas enseigné qu'elle condamnait absolument la formation de sociétés secrètes qui risquaient toujours de s'ériger en contre-pouvoir de l'ordre romain, devenant sources de séditions et de révolutions? La Franc-maçonnerie était diabolisée depuis qu'on lui avait attribué les causes de la Révolution française. Or, en vue de défendre leur religion et leur langue, les voilà prêts à s'organiser en société secrète, mais qui plus est, «l'Église catholique était intimement liée à l'Ordre de Jacques-Cartier. Des ecclésiastiques de haut niveau exerçaient une grande influence auprès des commanderies»! C'est à travers différents documents d'archives, mais surtout en suivant les publications de «L'Émérillon», le mensuel de l'Ordre qui s'adressait aux seuls membres, que Théorêt suit les heurs et malheurs de la société. (Une autre feuille, «La Boussole» s'adressait au grand publique, mais elle fut contaminée un temps par la propagande des Chemises bleues d'Adrien Arcand.)
Les statuts et le rituel de l'Ordre s'inspiraient du modèle de la Maçonnerie : «Les membres étaient triés sur le volet. Les personnes recrutées étaient soigneusement choisies dans la société civile ainsi que parmi les représentants du clergé. Seuls les hommes pouvaient y accéder. Mais pas n'importe lequel! On n'y était reçu que sur invitation. On s'assurait des convictions, de la foi catholique, du nationalisme et de la discrétion de chaque candidat avant de procéder à son initiation selon un rituel qui se rapprochait de celui des francs-maçons». Tout ce qu'une société secrète peut conserver de puérile – les rites d'initiation masqués, les serments, les commandements autoritaires ne tolérant aucune contestation, la discrétion et l'action occulte -, tout cela se retrouvait dans l'Ordre de Jacques-Cartier.
Les membres de la société étaient des militants, à la fois catholiques et nationalistes, dévoués à la cause de la langue française : «La référence au navigateur français et découvreur du Canada n'était pas le fruit du hasard. Jacques Cartier avait découvert le Canada dans son entier. Contrairement à Samuel de Champlain, qui, malgré ses explorations dans les Maritimes, en Outaouais et autour du lac Champlain, était surtout associé à la fondation de Québec et aux premiers établissements dans la vallée du Saint-Laurent. Dans le cas de Jacques Cartier, sa découverte ouvrait la voie à l'établissement francophone dans toute l'Amérique du Nord. Jacques Cartier était donc une figure de choix pour décrire la portée de l'Ordre qui dépassait largement les frontières de la province de Québec». Qui pouvait être membre de l'Ordre? Essentiellement des professionnels, des membres du clergé, des politiciens qui pouvaient siéger aussi bien du côté de l'Union nationale que du Parti libéral. «Parmi [ses] membres, on comptait des figures célèbres dont le maire de Montréal Jean Drapeau, le ministre québécois Pierre Laporte, les premiers ministres du Québec Jean-Jacques Bertrand, Jacques Parizeau et Bernard Landry, le premier ministre du Nouveau-Brunswick Louis Robichaud, l'écrivain, politicien et journaliste André Laurendeau et le cardinal Paul-Émile Léger. Tous avaient un point en commun : ils avaient à cœur la défense des droits des Canadiens français et des Acadiens».
Dès sa fondation, en 1926, l'Ordre de Jacques-Cartier se mobilisa d'une manière agressive en vue de facilité l'existence des francophones dans les provinces anglophones et même devant le gouvernement fédéral. Il exigea de lui la publication des timbres et de la monnaie également bilingues. Il lutta contre les agressions du Ku Klux Klan, promut la diffusion des caisses populaires Desjardins, encouragea l'Achat chez nous (ancêtre du Panier bleu) durant la crise de 1929, fit de la publicité pour les marques des produits fabriqués au Canada par des francophones. Mu par son nationalisme économique, l'Ordre s'engagea aussi dans une propagande antisémite, ce qui eût pour effet de le rapprocher, ne serait-ce qu'un temps assez bref, avec les Chemises bleues d'Arcand. Il fut plus constant dans sa lutte au communisme. Il encouragea le culte du héros de Lionel Groulx, Dollard des Ormeaux – sa première commanderie, située dans la région d'Ottawa, portait d'ailleurs son nom. Il fit campagne également pour la gratuité des bibliothèques municipales, surveilla l'ordre des bons livres, des bonnes revues et des bons journaux. Il insista pour franciser tous les termes techniques qu'on pouvait retrouver dans les usines, les garages, à la radio et dans les publicités. À l'intérieur même de l'Église, il fit suffisamment pression pour obtenir que le siège épiscopal d'Ottawa soit confié à un francophone plutôt qu'à un prélat irlandais. Sans exagérer l'influence de l'Ordre, il fut quand même un moteur du développement de la cause francophone au Canada.
Les plus belles années de l'Ordre se situent entre 1940 et 1960. Dès 1940, «l'Ordre comptera quatre commanderies au Nouveau-Brunswick, deux au Manitoba, deux en Alberta et une en Saskatchewan. À sa dissolution en 1965, l'Ordre comptera 550 commanderies», la majorité se situant en Ontario et au Québec. Cela s'explique en partie par l'ouverture de la Seconde Guerre mondiale. L'Ordre, prévenu par le précédent de 1914, s'opposait fermement à la conscription. Il se plaça même du côté allemand tant son anti-communisme et son antisémitisme étaient virulents. Il se rangea finalement derrière le Bloc populaire canadien, où l'un de ses membres, André Laurendeau, animait le bloc nationaliste flanqué du vieux Henri Bourassa. De même, l'Ordre travaillera à la reconnaissance d'un drapeau canadien qui deviendra le drapeau québécois piloté par l'Union Nationale, sur fond bleu avec croix blanche et 4 fleurs de lys. Après la guerre, l'Ordre fera des pressions en vue de fonder un collège militaire afin d'accommoder les recrues francophones, collège qui sera établi à Saint-Jean en 1952. Parallèlement, il influera sur le gouvernement fédéral afin que les chèques soient émis dans les deux langues du Canada.
Avec les années 1950, l'Ordre voyait son recrutement augmenter surtout au Québec, bien que sa tête demeura fixée à Ottawa. Cet accroissement des membres entraîna son recentrement sur la Province de Québec. L'Ordre se rangea derrière Duplessis dans sa lutte personnelle contre les Témoins de Jéhovah. De même, appuyant le principe de l'autonomie provinciale, l'Ordre tendit-il à se séparer davantage de l'horizon canadiens-français. Il exerça toutefois encore suffisamment de pressions auprès du gouvernement fédéral pour obtenir que le nouveau pont reliant Montréal à Brossard par l'île des Sœurs prenne le nom de Champlain. La Révolution tranquille de 1960 força l'Ordre à se redéfinir. D'abord séduit par le dynamisme du mouvement, il recula lorsque le laïcisme enleva au clergé catholique ses prérogatives sur les affaires sociales, l'école et la santé. D'autre part, le nationalisme québécois se distinguait nettement du nationalisme canadien-français, dérivant de plus en plus vers l'idée d'indépendance. Le gouvernement de Jean Lesage put bien encourager les Québécois à siéger sur des organismes internationaux, mais si l'Ordre appuya cette initiative, il préféra «plutôt que le Québec soit plus présent auprès des communautés francophones des autres provinces canadiennes».
Ces choix politiques qui faisaient passer le Québec avant les Canadiens-français du reste du Canada créèrent des remous au sein de l'Ordre. D'autre part, celui-ci subissait des critiques vitrioliques de la part d'idéologues libéraux. C'est à travers ces diatribes que l'Ordre fut baptisé vulgairement : La Patente. Dans les années trente, c'était Jean-Charles Harvey, puis le chef des libéraux provinciaux, T.-D. Bouchard. Dans les années 50, un renégat, l'ex-frère Charles-Henri Dubé publia dans le «Maclean's» une dénonciation de l'Ordre, révélant ses statuts et ses rites. Au tournant des années 1960, un journaliste, lui aussi ex-frère de l'Ordre, Roger Cyr, publiait une petite plaquette encore plus acerbe, révélant les fondements et les noms des membres de la société secrète. Finalement, le 3 mars 1965, «Le Devoir» publiait un communiqué de presse faisant mention de la dissolution de l'Ordre de Jacques-Cartier : «La dissolution de l'Ordre en 1965 fut certes liée aux dissensions provoquées par les divergences de vues sur l'avenir du Québec au sein du Canada et à la trop forte concentration des pouvoirs au siège social de la chancellerie à Ottawa aux yeux des commanderies québécoises, comme d'autres auteurs l'ont démontré. Mais son éclatement a aussi été causé par la fin du règne de l'Union nationale de Maurice Duplessis et l'avènement de la Révolution tranquille au Québec. Force est d'admettre que les dirigeants de l'Ordre n'ont pas su ou voulu adapter le discours traditionnel de la Patente aux mœurs du temps, à savoir, par exemple, la sécularisation, la laïcité et le nationalisme québécois. En fait, l'Ordre de Jacques-Cartier est disparu en 1965, car il n'était plus de son temps. L'organisation était dépassée. Étant trop ancré dans ses vieilles traditions, l'Ordre n'a pas su s'acclimater aux vents de changements des années 1960, selon nos observations, ce sont là les causes principales de son implosion».
Dans la nature, la fonction crée l'organe. Comme il manquait d'instruments pour protéger les droits des minorités francophones du Canada, l'Ordre de Jacques-Cartier est venu combler ce manque, et il fut d'une grande utilité, surtout au moment où la crise économique balayait le Canada et nourrissait parmi sa population divers ressentiments. Comme toutes les sociétés secrètes, y compris la Maçonnerie qui l'inspirait, l'Ordre de Jacques-Cartier était sectaire. Il refusait la présence féminine. Qui n'était pas francophone ni catholique n'avait aucune chance d'en devenir membre. Il n'était en rien démocratique et ses membres devaient se soumettre à la hiérarchie des commanderies. Tant que le nationalisme québécois resta provincialiste, il apparaissait comme le garant des intérêts des franco-catholiques du reste du Canada. À partir du moment où ce nationalisme se peintura fermement québécois, l'Ordre n'y trouvait plus ses raisons de le soutenir. Les divisions intérieures et les attaques ciblées de faux-frères passant sur la «discrétion» exigée par la praxis idéologique de la Patente finirent par emporter l'organe qui n'avait plus de fonctions à accomplir. Dès lors, les différentes communautés francophones des provinces canadiennes s'organisèrent sur d'autres bases ce qui, du coup, faisait éclater l'unité de la francophonie canadienne. Aux Acadiens et aux Franco-Américains s'ajoutaient désormais les Franco-Ontariens, les Franco-Manitobains, les Fransaskois, les Franco-Albertains, les Franco-Colombiens et les Franco-Yukonnais. Chaque groupe concevait désormais qu'il ne pouvait compter que sur ses propres forces afin de protéger ses droits et se défendre contre l'adversité.
Jean-Paul Coupal
LE TEMPS DES LOUPS
Traduction approximative de Wolfzeit, Le temps des loups L'Allemagne et les Allemands (1945-1955) est un récit du redressement de l'Allemagne après la chute du régime nazi d'une qualité impressionniste qui le place dans la tradition des livres de Carl Schorske ou certains titres de Michel Winock. Moins intéressé par la trame politico-militaire, Harald Jähner aborde sous l'angle culturel et social les dix années (méconnues) entre 1945 et 1955. Comme le rappelle l'auteur, «les années qui séparent la fin de la guerre et la réforme monétaire, le "big bang" économique de l'Allemagne fédérale [1948], représentent d'une certaine manière un temps mort pour l'historiographie. Pour l'essentiel, la nôtre est toujours structurée comme une histoire nationale centrée sur l'État considéré comme un sujet politique. Or quatre centres politiques différents ont été responsables de l'histoire allemande après 1945 : Washington, Moscou, Londres et Paris – une situation qui ne répond pas aux règles du genre définies par l'histoire nationale». Cette situation exceptionnelle pose donc différents obstacles à la compréhension de cette période charnière de l'Allemagne contemporaine.
S'il est un objectif que se fût promis le Führer et finit par se réaliser, c'était bien de voir Berlin comme un champ de ruines. C'est en mai 1945, lors de la reddition des armées, que l'on vît l'Allemagne réduite à d'immenses amas de décombres et de gravats submergeant les villes. Tous les grands centres, en particulier les centres industriels, avaient été détruits par les bombardements aériens (dont certains au phosphore) ou le pilonnage par l'artillerie alliée. Cette prophétie, ce souhait du Führer s'était donc réalisé. À cela, «bien plus de 5 millions de soldats allemands étaient morts pendant la guerre. S'y ajoutaient 6,5 millions d'hommes qui, fin septembre 1945, se trouvaient encore en captivité, détenus par les Occidentaux. Plus de 2 millions de prisonniers attendaient, affamés, dans les camps soviétiques. En 1950 encore, on comptait 1 362 femmes pour 1 000 hommes. [...] Le déséquilibre numérique entre les deux sexes était particulièrement sensible dans les grandes villes. Qu'il y ait eu six femmes pour un homme à Berlin, comme on l'y a souvent raconté, était en tout cas très proche de la vérité ressentie».
À ce premier marasme démographique s'en ajoutait un second, plus crucial pour les armées d'occupation; celui des D.P., des Displaced Persons. Avec la guerre, le régime nazi avait occupé la quasi entièreté du territoire européen : «Au cours de la guerre, l'Allemagne avait déporté environ 7 millions d'étrangers sur le territoire du Reich pour remplacer la main-d'œuvre jadis fournie par les masses qu'elle avait enrôlées sur le front. Ces esclaves du travail avaient vécu un enfer, qui s'était intensifié au cours des dernières semaines de la guerre. On leur fit subir des brimades encore plus brutales qu'auparavant. Les bombes des Alliés les frappaient eux aussi, mais eux, contrairement aux Allemands, ne disposaient d'aucune protection. Quelques travailleurs forcés avaient pu recouvrer la liberté dans le chaos des bombardements, avant d'errer dans le pays comme du gibier à abattre. En quête de nourriture, ils parcouraient les forêts ou, dans les villes, passaient par petits groupes dans la clandestinité. Leur existence que l'on apercevait ici et là, alimentait la paranoïa d'un grand nombre d'Allemands». Ces errants, en effet, étaient particulièrement violents, ne reculaient pas devant l'assassinat et le pillage, rendant la monnaie de leur pièce à ceux qui les avaient opprimés durant des années.
À ces personnes déplacées s'ajoutaient les survivants des armées disloquées : «Dans ce chiffre énorme de 40 millions de déracinés, on trouvait la majeure partie des plus de 10 millions de soldats allemands qui avaient été faits prisonniers. [...] Un total de 40 millions d'individus déracinés à un titre ou à un autre. Réfugiés, sans-abri, déserteurs, égarés – un déplacement forcé aux dimensions inimaginables. Cela ne signifie pas que tous étaient effectivement en mouvement. La plupart étaient bloqués, attendaient la suite dans des camps, n'avançaient qu'avec une terrible lenteur ou en marquant de grandes pauses. Il fallait reconduire les uns chez eux aussi vite que possible, mais fixer les autres, dans un premier temps, dans un endroit acceptable. Et il fallait tous les loger, les soigner et les nourrir : une entreprise logistique gigantesque, même si celle-ci ne permit souvent même pas de leur assurer le stricte nécessaire...». Comment les forces d'occupation auraient-elles pu rassembler tous ces gens en un bref laps de temps, les trier, puis les renvoyer dans leurs pays d'origine? «Après la fin de la guerre, plus de la moitié des personnes vivant en Allemagne ne se trouvaient pas là où elles auraient dû ou voulu être; parmi elles, 9 millions de bombardés évacués, 14 millions de réfugiés et d'expulsés des territoires de l'Est, 10 millions de travailleurs forcés et de détenus libérés, et plusieurs autres millions de prisonniers de guerre qui rentraient peu à peu chez eux. [...] cette masse d'êtres dispersés aux quatre vents, déportés, évadés ou abandonnés se désagrégea avant de se réagréger, comme les Volksgenosse, les "camarades du peuple" [formule hitlérienne], redevinrent peu à peu des citoyens».
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le peuple allemand n'était guère en mesure de retrouver une cohésion immédiate après la reddition du Reich et ne s'abandonnait que trop à une existence de déréliction. «On ne peut pas comprendre la misère si l'on ne comprend pas le plaisir qu'elle procure. Avoir échappé à la mort plongeait les uns dans l'apathie, les autres dans une joie de vivre éruptive qu'ils n'avaient jamais connue. L'existence était totalement désorganisée, les familles étaient éparpillées, les anciennes relations perdues, mais les gens se mélangeaient de nouveau et ceux qui étaient jeunes et courageux ressentaient ce chaos comme un terrain de jeu sur lequel ils devaient chaque jour tenter leur chance. Comment ce bonheur qu'éprouvèrent beaucoup de femmes en cet instant de liberté put-il se dissiper de nouveau aussi vite au cours des années de l'essor économique?...». Comme souvent après des destructions massives, la désorganisation physique des populations entraînait des réactions psychologiques extrêmes : l'envie de s'étourdir dans un monde de cabarets et de danses, de cinémas et de carnavals. Il en fut de même dans cette Allemagne maudite : «Tout le monde parlait d'"appétit de sens", souligne Jähner. La philosophie pratiquée "sur les ruines de l'existence" envoya la conscience de soi en maraude intellectuelle. On chapardait du sens comme on volait des pommes de terre».
Cette situation dura tout l'été 1945 : «Le no-man's-time commença; les lois n'avaient plus cours, nul n'était plus responsable de rien. Rien n'appartenait plus à personne, sauf à être assis dessus. Nul n'était plus responsable, personne n'assurait plus la protection. L'ancien pouvoir était parti en courant, l'autre n'était pas encore là; seul le bruit de l'artillerie indiquait qu'il allait arriver à un moment ou à un autre. Même les plus aisés se mirent alors à piller. De petites hordes prenaient d'assaut les magasins d'alimentation, écumaient les appartements abandonnés en quête de produits comestibles et d'un endroit où dormir». À certains endroits, il fallut vingt ans pour nettoyer complètement les ruines. Si, dans ce contexte, la réorganisation économique et sociale exigeait un redressement moral, la réalité se présentait fort différente pour chacun : «Chaque individu avait suffisamment à faire pour surmonter le chaos qu'il avait trouvé en sortant de son abri antiaérien. Comment quelque chose ressortirait-il jamais de cette catastrophe, surtout en Allemagne, qui en portait l'entière responsabilité? Ils n'étaient pas rares, ceux qui considéraient le simple fait de survivre comme une injustice et qui, au moins sur le plan rhétorique, haïssaient leur cœur parce qu'il continuait à battre».
Dans ces conditions, ce qui avait été le pire du régime nazi sembla s'effacer des esprits : «...l'assassinat de millions de Juifs allemands et européens ne trouvait aucune place dans la pensée et la sensibilité. Très rares furent ceux qui l'évoquèrent publiquement...» Et pas les Juifs davantage que les Allemands. «Les crimes étaient d'une telle dimension que la conscience collective les effaçait de sa mémoire à l'instant même où ils étaient commis». Le rapatriement des Juifs allemands alla de paire avec le déplacement des Juifs de l'Est ramenés des camps. Les Juifs allemands revenaient arrogants, «une bande de voleurs sans foi ni loi, vulgaires et grossiers» notait d'eux Hannah Arendt, en charge de récupérer le patrimoine culturel juif raflé par les nazis. En face, les Juifs déplacés d'Europe de l'Est, ramenés dans les fourgons des occupants, affichaient une défiance insolente, envisageant bien de ne jamais retourner en Pologne ni en Russie, misant sur le rêve palestinien : «L'examen des crimes commis contre les Juifs et les travailleurs forcés s'arrête... le plus souvent à l'heureuse libération des survivants par les soldats américains. Mais que leur est-il arrivé ensuite? Comment se sont comportés les quelque 10 millions de détenus affamés, déportés de leur pays natal et laissés sans surveillance dans le pays de ceux qui avaient fait souffrir et assassiné leurs proches? La manière dont se conduisirent les soldats alliés, les Allemands vaincus et les travailleurs forcés libérés compte au nombre des aspects les plus sinistres, mais aussi les plus fascinants des années de l'après-guerre».
La population allemande, elle, ne voyait pas plus loin que l'horizon de ses malheurs, et c'est ainsi qu'elle fit «passer la souffrance allemande au-dessus de celle de leurs victimes. [...] "Plus seul qu'aucun peuple ne l'a jamais été sur cette terre. Plus stigmatisé qu'aucun peuple ne l'a jamais été..."» comme se lamentait Ernst Wieckert dans son Discours de la jeunesse allemande de 1945. C'est en se considérant eux-mêmes comme des victimes qu'ils s'épargnaient «la tâche de penser aux victimes réelles et profitant d'une chance problématique», ils mesurèrent leur degré de culpabilité collective entre «une demi-autodénonciation et une demi-absolution». Comme le souligne encore Jähner : «Seul les Allemands émigrés savaient à quel point ils s'étaient discrédités en tant que peuple. À l'intérieur du pays, même les adversaires des nazis, ceux qui avaient eu honte du régime, ne comprenaient pas jusqu'où où ils étaient tombés. Ni l'assassinat de millions de Juifs, ni les crimes de la Wehrmacht n'avaient atténué, pour la majorité des Allemands, le sentiment que l'ordre et la correction étaient chez eux en Allemagne». Et les chaînes de déblayeurs·euses se laissèrent photographier, se laissèrent filmer avec le même sourire aux lèvres que lorsqu'ils se laissaient filmer par la propagande nazie.
Jähner s'arrête longuement sur la condition des Allemandes. Durant le conflit, les femmes s'étaient mobilisées dans le travail en usine et aux tâches du secteur tertiaire. Malgré l'allure dictatoriale du régime, elles avaient goûté à la liberté et aux responsabilités. Le marasme une fois venu, elles apprirent à se réévaluer. L'invasion et l'occupation des troupes alliées entraînèrent leurs lots de violences. Dans ce qui devait devenir la République démocratique allemande, les soldats russes pratiquèrent des viols systématiques, des tortures, des mutilations et des meurtres sur une grande quantité de ces femmes qui se voyaient payer de leur chair les souffrances que les soldats allemands et la SS avaient accomplies sur les femmes russes. Dans la trizone (zone anglo-franco-américaine), s'il y eut quelques viols, punis d'ailleurs par les autorités d'occupation, les GI se montrèrent moins brutaux. Offrant des cigarettes et du chocolat à ces affamées de nourriture et de tendresse, ils s'engagèrent dans des flirts qui, parfois, se terminèrent en épousailles. Partout en Allemagne, les femmes en vinrent à porter sur l'homme allemand un regard de «nullité ayant fait son temps et dont la tendance à l'agressivité avait plongé le monde dans le pire malheur de tous les temps». En 1999, l'historien Luc Niethammer brossa une antithèse des deux Allemagnes à partir du sort distinct fait aux femmes :
«La RDA, cette fille maigre née de la vertu et du viol, se reposait sur sa morale antérieure, pleine de renoncement et de morale sûre d'elle-même, et sa mémoire se desséchait dans des rituels qui avaient de moins en moins de sens. L'Allemagne de l'Ouest, cette débauchée pleine de vivacité née d'un grand nombre de liaisons vénales, nia d'abord tout ce qu'on ne lui avait pas arraché sous forme d'aveux, mais arrivée à la crise de la quarantaine, elle se mit à regretter ce qu'elle avait refoulé, à pratiquer l'introspection, à fouiller le sol à la recherche de son origine infamante et à affirmer, avec un entêtement croissant, la pire de toutes les origines».
Dans cette jungle de ruines qu'était devenue l'Allemagne en 1945, où courait le marché noir antithèse de l'économie du libre-marché et le processus de dénazification amorcé par les Alliés, on s'étonna de ne pas voir s'organiser une quelconque résistance de la part des combattants fanatisés encore à quelques jours de l'effondrement. «Où étaient-ils passés, les fiers membres de la "race des seigneurs" censés périr plutôt que de tolérer quelque espèce de domination étrangère que ce soit? C'est la question que se posaient non seulement les occupants, mais les Allemands eux-mêmes. La plupart avaient abjuré d'un seul coup leur fidélité au Führer. Ils éteignirent leurs convictions éternelles comme s'ils avaient actionné un interrupteur – et avec elles, la totalité du passé». À part quelques attentats sensés régler le sort des renégats passés au service des occupants, il n'y eut aucune résistance organisée. On avait cru que «la première heure qui suivra l'effondrement sera celle des longs couteaux!» Mais «le destin en a voulu autrement. [...] Avant que la nuit de la Saint-Barthélemy ait pu s'abattre, le vampire d'hier était devenu le compagnon de souffrance d'aujourd'hui. Des camarades dans la lutte contre le malheur commun», notait, non sans regrets dans son Journal, Ruth Andreas-Friedrich, en octobre 1945.
On eut beau, dans la République démocratique comme dans la République fédérale, procéder à une dénazification érigée soit sur la doxa marxiste-léniniste, soit sur la démocratie libérale américaine, les anciens fonctionnaires du régime nazi, après un moment d'affolement, refirent rapidement surface dans des postes qu'ils avaient occupés. La reconstruction de l'Allemagne semblait ne pouvoir se faire sans leurs «expertises». «"La phrase optimiste selon laquelle 'la vie continue' caractérise en réalité la damnation du monde – la vie continue parce que la conscience s'arrête", écrivait Hans Habe dans son roman Off Limits (Zone interdite), le "roman de l'occupation de l'Allemagne" qui parut pour la première fois en 1955». Habe était l'officier américain chargé d'orchestrer la dénazification de l'Allemagne de l'Ouest. L'auteur de Berlin Alexanderplatz (1929), Alfred Döblin, revint de son exil américain dans un uniforme de l'armée française – l'uniforme que portait son fils qui s'était suicidé alors qu'il était poursuivi par des soldats de la Wehrmacht -, ce qui dépita profondément ceux qui étaient venus l'écouter à Berlin. De ce jour, on ne le reconnut plus, et Döblin mourut de chagrin, se fit inhumer à l'endroit où son fils s'était suicidé. Quelques semaines plus tard, c'était sa femme qui s'asphyxiait au gaz et vint les rejoindre. Petits malheurs personnels qui ne bouleversaient plus personne en Allemagne, ni ailleurs.
Un processus de refoulement se mettait en place, bien que quelques anciens nazis parvinrent à faire entendre leurs voix, vite réprimées. Il s'y déroulait quelque chose qui eût pu se revendiquer de la phrase célèbre de Gambetta après la perte de l'Alsace-Lorraine en 1871 : «Y penser toujours, n'en parlez jamais!». Ce n'est que vingt ans plus tard, dans le contexte des événements de 1968, que la jeunesse née aux lendemains de la guerre se mit à en parler et à faire le procès de la génération de leurs parents, porteurs de la culpabilité de la faute hitlérienne. Mais cette jeunesse s'arrêta au seuil où la faute pouvait glisser sur leurs épaules, à l'image de la parabole évangélique, que «les pépins des raisins mangés par les pères finissent par agacer les dents des enfants» Mieux valait suivre la recommandation du philosophe Karl Jaspers : «Nous voulons apprendre à parler les uns avec les autres, à dialoguer. Cela signifie que nous ne voulons pas seulement répéter notre propre avis, mais que nous voulons apprendre ce que pense l'autre». Ce conseil bien avisé serait à rappeler à une époque où sur les réseaux sociaux, tout un chacun se fait la boîte d'échos d'une seule et même idée qui n'entend pas ce que les autres pensent.
Jean-Paul Coupal
LES GUERRES STUPIDES DE L'HISTOIRE
Ce devait être en 1970 ou dans ces eaux-là. Mes parents, à ma demande, avaient commandé dans le catalogue Eaton la série d'Histoire universelle Marabout-Université. D'après la photo de la pub, la série des 12 tomes devait me parvenir dans un joli coffret qui exposait le dos des volumes qui reconstituait une carte du monde du XVIe siècle. Lorsque les livres m'arrivèrent par la poste, je fus déçu de ne pas trouver le joli coffret, mais une petite boîte en carton brun contenant les 12 volumes tassés en deux rangées de 6. Quand même! Ces 12 volumes devaient être mon premier pèlerinage dans l'histoire universelle. Traduit d'un historien suédois, Carl Gimberg, qui était tombé au champ d'honneur en plein milieu du huitième tome, un de ses collègues avait repris le travail mais, au final, il fut mis à jour par un historien belge (Marabout était une entreprise dont le siège social était situé à Bruxelles).
Les volumes Marabout-Université, pour ceux qui s'en souviennent, étaient faits de papiers épais retenus par une colle caoutchouteuse qui séchait sans retenir les pages, aussi, assez rapidement, certains tomes commencèrent à se briser, puis les pages à se transformer en feuilles volantes. À peu près tous les tomes s'effritèrent entre mes mains malgré les soins que j'en prenais, sauf quelques-uns, dont le fameux huitième tome où était tombé Grimberg. Ce tome couvrait le XVIIIe siècle jusqu'à la Révolution française. Sur la couverture, il y avait la bouille sémillante du jeune Voltaire. À l'intérieur s'y trouvaient le récit de la guerre de succession d'Espagne, puis un survol de l'histoire de la Russie jusqu'à la mort de Pierre le Grand, l'histoire de l'Angleterre sous les premiers Hanovre, les rivalités anglo-françaises en Inde et en Amérique, un coup d'œil rapide sur l'Extrême-Orient et l'Afrique, enfin la France de Louis XV et le Siècle des Lumières. Entre ces grandes découpes, je me suis toujours rappelé cette anecdote de deux pages au milieu du livre : la guerre de l'oreille de Jenkins.
C'était une anecdote assez rocambolesque mais suffisante pour que l'Angleterre déclarât la guerre à l'Espagne. Un capitaine de navire s'était présenté à la Chambre des Communes avec dans une boîte, enveloppée de ouate, une oreille qu'il prétendait sienne et que des malabars espagnols lui auraient taillée à l'épée lors d'une visite de son navire. Outré, les députés britanniques réclamèrent au Premier ministre Walpole une réplique formidable, et ce fut la déclaration de guerre à l'Espagne (1739). L'Espagne étant tenu au pacte de famille avec la France, la guerre de l'oreille de Jenkins finit par s'intégrer à la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748). L'oreille de Jenkins n'avait été qu'un hors-d'œuvre à une guerre européenne d'une ampleur beaucoup plus grande.
Quelques temps plus tard – mais pas trop longtemps -, je lisais la vieille Histoire du Mexique de l'Américain H. B. Parkes. Là aussi, je tombai sur un court récit d'une guerre inusitée : la guerre de la pâtisserie (appelée ailleurs, guerre des petits fours -, c'est comme la fameuse brioche de Marie-Antoinette, mot qu'elle n'a jamais dit puisqu'on le prit chez Jean-Jacques Rousseau). Bref, en 1838 une flotte française parut devant Veracruz, réclamant six cent mille pesos pour des dommages subis par des compatriotes dix ans plus tôt. Parmi eux, un pâtissier français avait vu son restaurant de Tacubaya dévasté par des officiers mexicains «ayant trop bien dîné». Les Français bombardèrent le fort de San Juan de Uloa. Le général Santa-Anna se précipita sur les lieux du combat et un boulet lui fracassa une jambe. Le président Bustamante offrit une garantie aux Français qui s'en retournèrent chez eux. Il va de soi qu'ils ne reçurent jamais la somme promise! Autant de futilités qu'une oreille arrachée ou des pâtisseries renversées peuvent-elles vraiment être tenues pour casus belli d'une véritable guerre entre nations? C'est le sujet du livre de Bruno Fuligni et Bruno Léandri, Les Guerres stupides de l'histoire, compilation de guerres absurdes, du passé jusqu'aujourd'hui, et où l'on retrouve aussi bien mon oreille de Jenkins que mes petits gâteaux de Tacubaya.
«Les grands esprits s'accordent sur ce constat que toute guerre est stupide en ce qu'elle marque un échec de la raison qui oblige à laisser parler la force. On le dit depuis Hérodote, et la guerre que mène présentement la Russie à l'Ukraine n'échappe pas à la règle. «Pourtant, certaines guerres sont encore plus stupides que d'autres, par leur objet même ou par leur déroulement». Les deux Brunos offrent ici un exposé rapide de 45 guerres, pour la plupart situées aux XIXe et XXe siècle. Il y a bien sûr quelques guerres antiques et médiévales, mais celles qui sont survenues à une époque, précisément, où la raison était sensée trôner à la tête de l'État et mouvoir les philosophes, apparaissent encore plus sordides.
«De mémoire d'homme, on s'est déclaré la guerre pour une vache, un cochon, des crabes; des batailles meurtrières ont été livrées pour un seau de bois, un panier de pommes, des gâteaux impayés, une oreille conservée dans un bocal, des taxes sur le whisky, voire des déjections d'oiseaux de mer. Les Anglais ont attaqué Zanzibar, les Iroquois l'Allemagne, l'Allemagne le Liberia, et l'armée australienne fut mise en échec par des troupeaux d'émeus; le Salvador bombarda le Honduras pour des matchs de football et la Suisse envahit le Liechtenstein par erreur...». La plupart de ces incartades saugrenues laissèrent pourtant des centaines, des milliers sinon des dizaines de milliers de morts derrière elles. Ce n'est donc pas parce que les prétextes de la guerre étaient futiles qu'il faut ignorer ces conflits. On l'a dit, toute guerre est stupide en soi. Mais d'ouvrir les hostilités pour des justifications fumeuses qui dissimulent des intérêts cupides ou d'occasions mesquines et étaler ainsi sa toute-puissance narcissique, voilà qui est stupide. (On n'oserait pas dire «bête», les bêtes ne s'adonnant jamais à des tueries insensées.)
Le recueil de Fuligni et Léandri est parfait pour lire dans l'autobus ou l'antichambre du cabinet de dentiste. L'écriture est alerte, voire familière. Pas de notes infrapaginales, pas de bibliographies, pas de citations (du moins longues), mais rarement des mises en contexte élaborées, de longues perspectives historiques ni de réflexions trop philosophiques. Chaque auteur s'est efforcé de concentrer l'essentiel en deux ou trois pages en moyenne. Il s'agit d'un véritable catalogue non dépourvu d'humour sur un sujet qui, a priori, ne devrait pas susciter même le sourire.
Nombre de ces guerres «picrocholines» (de Picrochole, qui mène la guerre à Grandgousier et à Gargantua dans le roman de Rabelais, Gargantua) - «se dit des conflits entre des institutions, des individus, aux péripéties souvent burlesques et dont le motif apparaît obscur ou insignifiant» (Larousse) -, ont été masquées par des conflits plus élaborés. Comme il a été souligné, la guerre de l'oreille de Jenkins s'est dissoute dans la guerre de Succession d'Autriche; la bataille de Toulouse dans le revers de l'aventure napoléonienne en Espagne et celle de la Nouvelle-Orléans dans la guerre de 1812 entre la Grande-Bretagne et les États-Unis d'Amérique. La Triple Alliance (Brésil, Argentine, Uruguay) fut défiée par l'arrogance du Paraguay, ce qui devait lui coûter quatre cinquième de sa population et se déroula alors que tous les yeux occidentaux étaient tournés vers la guerre civile américaine, enfin la «guerre germano-iroquoise», qui fut déclenchée par les Six-Nations contre l'Allemagne du Kaiser parce qu'à Berlin des participants iroquois à un cirque avaient été molestés par la population raciste, se fondit dans la Première Guerre mondiale.
Ces guerres stupides ne l'étaient pas toujours pour ceux qui crurent qu'il y avait un véritable enjeu à la déclarer ou à y participer. La Paraguayens qui se laissèrent mener comme des agneaux du sacrifice par leur dictateur mégalomane, le général López, ne le firent pas seulement par peur ou par intimidation. Ceux qui se firent tuer pour des dunes ou des rochers de l'Agacher, dans la «guerre de Noël» entre le Mali et le Burkina Faso ou au Mexique pour ne pas payer leur dette à la France, allèrent à la guerre avec l'intime conviction d'être dans leur bon droit. Et c'est ce qui rend peut-être encore plus tragique ces guerres dont certaines se sont oubliées sans même que ne fût signé un traité de paix! Par les raisons avouées, leurs responsables s'en remettaient à la justification facile de la guerre de Troie : «On n'en finirait plus d'énumérer les ingérences divines dans les affaires humaines. Du coup, c'est de la faute à personne, tout le monde est le jouet d'une volonté supérieure, c'est pratique, on ne peut pas trouver mieux comme tribut à l'irresponsabilité». Tant que les guerres se déroulent, tous les prétextes sont évidents. On a qu'à écouter les justifications anachroniques du président Poutine qui mène pour des motifs du XIXe siècle une guerre du XXe en plein XXIe siècle, et s'imaginer comment il se lavera, lui ou ses successeurs, les mains du conflit ukrainien. C'est toujours cette irresponsabilité des dirigeants d'État qui mettent, comme disent les auteurs, «la cerise finale de l'ineptie sur le gâteau de la vacuité».
Jean-Paul Coupal
LE GÉNOCIDE AU VILLAGE
Le printemps 2024 marquera le trentième anniversaire du génocide rwandais : le «7 avril 1994 : l'extermination programmée des Tutsi est mise à exécution, ajoutant un dernier génocide au bilan tragique du XXe siècle. Trois mois plus tard, en juillet, lorsque s'achèvent les massacres, le pays compte près d'un million de morts; les trois quarts de la population tutsi ont péri. Les données chronologiques et statistiques donnent une première idée de la fulgurance de l'événement. Comment a-t-il été possible de tuer autant de personnes en un temps aussi bref? Questions encore plus troublante si l'on précise que la majorité des victimes ont été assassinées dans les trois semaines ayant suivi le déclenchement des tueries?» À la fin du carnage, il ne restera plus environ que 300 000 survivantes et survivants de l'ethnie Tutsi.
S'inspirant d'études de micro-histoire pratiquées sur le Moyen-Âge (les ouvrages de Carlo Ginsberg) ou le Paris du XVIIIe siècle (ceux d'Arlette Farge), Hélène Dumas va s'installer dans la commune de Shyorongi, au cœur des collines rwandaises, où la population tutsi a quasiment été rayée de la carte par leurs voisins hutu. Elle va assister, entre 2005 et 2010, aux séances du gacaca local (l'institution nationale chargée de l'enquête sur les crimes commis en 1994). Cette femme blanche vêtue de noir, suscitant aussi bien l'intimidation auprès des survivants que l'espérance pour les accusés de s'en tirer en bénéficiant de la mansuétude des Blancs, va enregistrer les déclarations des survivantes (surtout), des témoins et des coupables des carnages commis plus de dix années plus tôt.
On peut reprocher à l'autrice de ne pas ouvrir son étude par un rappel macro-historique nécessaire pour relativiser le contexte dans lequel se sont déroulés ces événements. Dans l'Afrique pré-coloniale, la minorité tutsi constituée d'éleveurs parmi lesquels de riches et puissants propriétaires de troupeaux avait imposé sa monarchie sur la majorité hutu faite de paysans et d'agriculteurs. Cette domination se serait poursuivie sous la tutelle coloniale belge, les Tutsi agissant en caste aristocratique. Avec l'indépendance du Rwanda (1961), les Hutu prirent le contrôle de la république. En 1994, le guerre civile avait repris de plus belle depuis quatre ans opposant la majorité hutu à la minorité tutsi. Toutefois, un accord de paix avait été signé le 4 août précédent, l'interrompant temporairement.
Malgré cet accord de paix, des différends subsistent bien qu'atténués jusqu'au 6 avril 1994, lorsque l'avion transportant le président Juvénal Habyarimana, un Hutu, et son homologue du Burundi, Cyprien Ntaryamira, est abattue près de l'aéroport de Kigali (la capitale) par un parti de Tutsi. Il n'en faut pas plus pour lancer la tuerie. Une des victimes sera d'ailleurs la Première ministre du pays, Agathe Uwilingiyimana, une Tutsi. Il apparaît, dans «quelques documents à portée politique produits par des militaires rwandais, comme dans les médias extrémistes, le conflit est présenté comme une lutte entre "un Hutu [...] démocrate et républicain, [et] un Tutsi [...] féodal et monarchique"». Mais le génocide rwandais ne sera pas tant un génocide d'État qu'un génocide populaire. «Le génocide fut le produit d'une construction politique et idéologique de l'ethnicité, mais son exécution a fait place à une grande variété de conduites individuelles et collectives, dont les procès permettent précisément de rendre compte».
Dumas ne donne pas la parole aux accusés qui ont comparu devant le Tribunal pénal pour le Rwanda, principalement des autorités d'État, des militaires et des miliciens, mais aux travailleurs sur le terrain, ceux qui comparaissent devant le gacaca, un tribunal administratif mis sur pied par le gouvernement rwandais dans une démarche de réconciliation nationale. Ce sont les exécutants, ceux qui ont massacré hommes, femmes, enfants et vieillards, les ont tués sur place ou traîné à la rivière pour les y noyer, ou encore entassé les corps dans les fosses d'aisance comme pour marquer encore plus leur abjection. «Et ce qui a beaucoup étonné la population, c'est que les voisins étaient impliqués dans le meurtre de leurs voisins, ce n'étaient pas des militaires, ni des miliciens, mais tes voisins, avec lesquels tu n'avais pas de problèmes, et c'est eux qui venaient te tuer» (Angélique Mukabutera).
Produit d'un coup d'État, le génocide rwandais repose sur une discrimination socio-ethnique des plus floues. En 1990, Hutu et Tutsi se côtoyaient dans les villages et vivaient un processus dynamique de métissages. À travers des mariages interethniques, des partages de boissons alcoolisées et d'échange de vaches, Tutsi et Hutu fréquentaient la même école, la même église et participaient aux mêmes équipes de football. Rien des anciennes rivalités qui avaient suscité des premiers massacres de Tutsi en 1959 et en 1973 ne semblait subsister, malgré les incertitudes. Dans ces précédents, si les Hutu tuaient et détruisaient les biens des Tutsi, ceux-ci pouvaient trouver refuge chez des voisins hutu qui les protégeaient, ou encore dans les lieux publiques comme l'église ou l'école et avaient la vie sauve. En 1994, ce fut le contraire. Ceux qui se sont réfugiés dans les lieux publiques sont tirés à l'extérieur et impitoyablement mis à mort :
«En 1973, il y a eu des troubles. Les Tutsi se sont réfugiés chez les prêtres croyant y être protégés. Les tueurs brûlaient les maisons des Tutsi mais, au moins, leurs voisins ne trempaient pas dans ces massacres, de façon qu'ils venaient même protéger les biens, les propriétés de leurs voisins et, quand leurs voisins revenaient, ils leur redonnaient leurs biens et ils les aidaient même à reconstruire les maisons. Cela s'est passé partout dans le pays. Et c'est pourquoi en 1994, les Tutsi, quand ils ont vu les massacres, ils se sont trompés, ils croyaient que c'était la même chose et ils ont péri comme ça» (Caritas Muteteri).
«Comme ça», c'est-à-dire trahis, vendus, livrés à leurs voisins hutu venus les chercher pour les massacrer. À travers les différentes séances de procès auxquelles assiste Dumas, il apparaît que si l'ordre du massacre provenait d'en haut lieu, la mise en application relevait des paysans. Ainsi, Anastase Tanganyika, «comparaît en qualité d'ancienne autorité, il demeure aux yeux d'Angélique Mukabutera [sa victime] le voisin impliqué dans l'assassinat de ses nièces. Il s'inscrit donc dans cette catégorie d'acteurs intermédiaires, véritables relais entre la violence d'État – marquée une nouvelle fois par la distribution d'armes à feu – et celle des voisins, caractérisée par une double intimité : avec les victimes et avec les méthodes de mise à mort».
Ce génocide de proximité est ce qui particularise le carnage de 1994. Le génocide des Arméniens comme celui des Juifs avaient été menés par des corps policiers ou militaires. Ici, assassins et victimes se côtoient à l'échelle locale : «Ils ont tous en partage un double héritage : celui des solidarités sociales, affectives ou religieuses, d'une part; celui du retournement brutal des liens anciens pendant les massacres, d'autre part. La proximité sociale se prolonge d'ailleurs dans l'intimité de l'événement, puis du procès. La majorité des juges sont eux-mêmes des survivants; une institutrice est condamnée pour incitation au viol d'une de ses propres élèves; un des plus redoutables tueurs est le beau-frère d'un inyangamugaya (juge) rescapé; le voisin et meilleur ami d'une femme juge est responsable d'avoir livré ses enfants; un père a encouragé son fils à prendre une part active aux massacres; un soldat a dénoncé son frère d'armes pour ses actes de résistance, etc.» De tels avilissements ajoutaient au catalogue déjà riche des actes monstrueux des temps de génocides!
Si une institutrice livre son élève à ses bourreaux, n'est-ce pas d'abord parce qu'«à l'échelle nationale, Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Promotion féminine et de la Famille pendant le génocide» a encouragé les miliciens à violer les réfugiées tutsi? «Son propre fils, Arsène Shalom Ntahobali, a obéi à ses exhortations», commettant des viols «à plusieurs reprises en présence de sa mère», au point qu'ils seront condamnés tous deux par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda?
Ce qui surprend des sentences prononcées par ces gacaca, c'est qu'ils ne débordent pas dans des actes de sauvageries vengeresses. On y entend des sentences de prisons, mais pas de condamnations à mort. Au contraire, ce sont des témoins, des survivantes et des survivants des massacres qui sont assassinés par des tueurs inquiets des déclarations qu'ils pourraient, ou qu'ils ont fait au tribunal, poursuivant ainsi le génocide après plusieurs années...
Jean-Paul Coupal
LES ADOLESCENTS RÉSISTANTS 1940-1944
«Avez-vous assez d'imagination pour saisir l'angoisse qui accable le jeune homme assis sur la paillasse pourrie où grouille une armée de punaises? Les mots dansent dans sa tête, il va donc mourir, sa vie va lui être ôtée, alors qu'il n'a pas encore vécu. Il a tout juste dix-huit ans!
"Ce soir-là, je compris, pour toute ma vie, que seule demeurait indiscutable la dignité de soi. C'est une valeur subjective, elle varie avec chaque femme et chaque homme, mais pour chacun elle est la vérité, la vérité absolue, que personne d'autre ne peut contester. Au bout du chemin, à la fin des discussions, il reste cela, l'image qu'un être humain se fait de sa propre dignité".
On le conduit le lendemain à la prison de Fresnes pour que sa jambe soit soignée; cela fut fait sans anesthésie, "sans doute pour me laisser un souvenir durable". Pendant le long mois que dure l'incarcération, le jeune homme essaie d'imaginer ce qu'il va advenir de lui. Va-t-on l'envoyer en Allemagne? Sera-t-il exécuté pour l'exemple? Servira-t-il d'otage? "C'est dire que la petite flamme de l'angoisse demeurait bien vivante"».
Voilà les tourments que vécut le jeune Pierre Lefranc, encore adolescent, lors de la manifestation des étudiants à Paris, le 11 novembre 1940. Quelques mois après l'invasion puis l'occupation de la France par les armées allemandes, la jeunesse parisienne s'éveilla à la conscience. Elle se mobilisa pour célébrer l'armistice de 1918 – rappelant que les Français avaient déjà vaincu les Allemands –, et se porta au monument du Soldat inconnu, sous l'Arc de Triomphe. Des détachements de soldats allemands et de policiers français surgirent, armés de matraques, de pistolets et même d'une mitrailleuse avec laquelle les Boches tirèrent sur la foule. Il y eut des blessés mais heureusement – et miraculeusement – pas de mort. Les prisons se remplirent. Mais le coup d'audace avait été donné, signifiant l'entrée en résistance d'un certain nombre de jeunes Français.
À Raphaël Delpard - auteur de plusieurs livres sur la Résistance, et de celui-ci 1940-1944 Les adolescents résistants -, l'historien Pascal Plas rappelle combien «les lycéens ont échappé à toutes les trajectoires mémorielles. Il n'y avait personne pour évoquer leur aventure», alors qu'ils ont été très actifs dans la Résistance. Pour quelles raisons, demande Delpard? «Cet effacement en dit long sur la place de la jeunesse dans la société à cette époque. Elle n'existe pas. Les années cinquante ont en plus véhiculé la même perception que l'on avait de la jeunesse dans les années trente. Viennent les années soixante, la jeunesse commence à exister et devient marchande, mais pour celle des années quarante c'est trop tard, elle ne peut pas revenir en arrière et occuper la place qui lui revient de plein droit. À cet égard, nous voyons de plus en plus d'historiens qui découvrent ou redécouvrent la place occupée par la jeunesse résistante en dehors des chromos habituels», précise Plas. Il est étonnant, même en ce début de XXIe siècle, de constater que les jeunesses du passé sont absentes de nos livres d'histoire. Alors que l'enseignement de l'histoire s'adresse à la jeunesse, celle-ci en est manifestement et uniformément exclue. L'Histoire, ça se vit entre adultes!
Delpard évoque combien «la jeunesse en province ou à Paris n'a rien de comparable avec celle de nos jours. À cette époque, le respect envers les enseignants et envers la famille servait d'épine dorsale. [...] la mixité n'était pas admise par l'Éducation nationale. Les jeunes gens et les jeunes filles vivaient leur vie d'adolescents entre les études, le sport et les essais de séduction. Les garçons portaient des culottes courtes jusqu'à quatorze ans, et ensuite, des pantalons de golf». Il est évident que, contrairement aux éléphants, les jeunesses se suivent et ne se ressemblent pas. Celle de 1940 ne s'est pas longtemps perdue en langueur ou en vaines agitations. Si la majorité resta silencieuse, à l'image de leurs parents; si une autre minorité rejoignit par conviction ou par opportunisme la Collaboration – un peu à l'exemple du héros de Louis Malle, Lacombe, Lucien qui, victime des événements dans lesquels il se trouve précipité, rejoint la Collaboration alors qu'il aurait tout aussi bien pu finir dans la Résistance -, une autre minorité s'engagea très vite contre l'Occupant et le Collaborateur, contre Hitler et contre Pétain.
Écrémant les archives qui n'ont pas été détruites, interviewant les survivants, Delpard brosse un portrait rapide de cette classe d'âge au moment où les événements dramatiques se bousculent. Brisant la tranquillité de la vie quotidienne, elle se retrouve obligée de tenir des responsabilités délicates : «Ce qu'il faut regarder de près est l'extraordinaire maturité qui règne chez les jeunes gens de cette génération. Ceux qui se sont engagés dans la lutte pouvaient se montrer des exécutants parfaits; or, le dépouillement des archives nous indique qu'ils furent plus que cela. Ils se révélèrent des chefs, sérieux, imaginatifs et prudents à la fois». Si le coup de novembre 1940 peut être mis sur le compte de l'enthousiasme, le resserrement de l'étau allemand va les obliger à s'engager dans l'armée de l'ombre.
À l'un – Alain Griotteray – on demandera de mettre sur pied un réseau, et ce sera le fameux réseau Orion qui durera jusqu'en 1944. Un autre, Pierre-André Dufetel - dont le père, architecte, mutilé de 14-18, envoyé en Allemagne dans le convoi des Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard) et dont on ne saura jamais dans quel camp il a été assassiné -, voudra rejoindre l'Angleterre en franchissant les Pyrénées pour passer par l'Espagne. Dénoncé, il sera détenu un temps dans les pires conditions dans les geôles espagnoles avant de rejoindre l'armée de l'air, succédant à Saint-Exupéry dans ses vols de reconnaissance : «Aviez-vous peur? - Oui et non. Je crois que chaque participant savait qu'il risquait sa peau». De cela, des lettres-testaments envoyées par les condamnés aux supplices témoignent : «Ne pouvant faire partie d'une armée régulière, j'ai fait partie de cette armée souterraine et obscure de la Résistance. J'en connaissais les dangers, mais j'en avais aussi compris la sublime grandeur. J'ai joué, j'ai perdu ce que d'autres gagneront, j'ai combattu pour un grand idéal : la Liberté», écrivait à ses parents le jeune Yves Salaün, torturé et fusillé au Mont-Valérien au printemps 1944, élève du Lycée Le Braz de Saint-Brieuc.
Des jeunes, il en provenait de tous milieux : les jeunesses chrétiennes, catholiques et protestantes (Ils vont fonder la célèbre revue «Témoignage chrétien», comme Vercors (Jean Bruller) et Pierre de Lescure les éditions de Minuit). Les scouts organisèrent de vrais affrontements avec les soldats ennemis et plusieurs tombèrent au champ d'honneur. Ils étaient inspirés par le souvenir de Guillaume Boulle de Larigaudie, plus connu sous le nom de Guy de Larigaudie, figure centrale du scoutisme français, tué lors d'un affrontement avec l'armée allemande à Musson, en Belgique, le 11 mai 1940. (Je me souviens, étudiant au Cégep en 1976, m'être délecté des conseils moraux pour adolescents issus de ses conférences). Et, tout à côté, les Jeannettes d'Alsace-Lorraine, se donnant le nom d'équipe des Purs Sangs s'occupant d'acheminer courriers et victuailles aux prisonniers des camps érigés par les Allemands. Nombre de jeunes Français se dirigèrent vers l'Angleterre, dont un groupe ramassé dans un canot canadien en bois, bourré de biscuits et de sucre, et qui osa franchir la Manche dans d'éprouvantes conditions pour enfin débarquer aux pieds des falaises anglaises. Ils furent le noyau des Cadets de la France Libre, éduqués militairement et préparés aux missions des plus périlleuses dans la préparation du Jour J. Les jeunes juifs surtout entrèrent dans la Résistance, poussés par une situation qui ne leur offrait d'autre parti que de finir dans les camps d'extermination nazis.
Ainsi, une branche juive de scouts fut formée par la Résistance juive dont l'une des missions était de permettre la fuite des Français d'origine juive vers la Suisse. Le jeune Jacques Marburger (19 ans en 1943) n'en a pas gardé qu'un souvenir heureux : «Les réfugiés avaient des valises impossibles à porter. On ne peut pas courir dans la montagne avec une valise que l'on traîne. J'essayais de leur faire enlever un maximum des effets qu'elles contenaient et c'était à chaque coup un refus catégorique. En revanche, il arrivait que des gens intelligents, comprenant la situation, acceptaient de laisser la valise en France; nous leur promettions de la déposer à la consigne de la gare d'Annecy où ils pourraient la récupérer après la guerre. J'ai souvent commis l'erreur de leur promettre de garder le ticket». Son action courageuse finit par le rendre profondément misanthrope : «Vers la fin, je ne supportais plus les gens que j'aidais à franchir la frontière. Ils se montraient difficiles, n'étaient jamais contents, le trajet leur paraissait trop long, il fallait marcher dans les champs... Si vous saviez comme ils étaient bruyants. Impossible de les faire taire. Avec mes camarades, nous risquions notre peau, et eux se montraient déplaisants».
Il n'y avait pas que des adolescents dans ses groupes de Résistance. On y trouvait parfois des enfants, telle la petite Ginette Marchais du village de Genillé (département d'Indre-et-Loire, région du Centre), née en 1931. À peine âgée de 11 ans, la ferme de ses parents servait de terrain d'atterrissage pour les avions alliées ou le parachutage d'agents : «Pour les besoins de la cause, Ginette apprend les signaux codés avec une lampe de poche servant à guider les avions. La moindre erreur pouvait se révéler catastrophique, la réussite du parachutage ou de l'atterrissage dépendant entièrement de la petite fille. La collaboration de Ginette ne s'arrête pas à diriger les avions, elle réceptionne aussi des officiers. Elle doit les conduire à travers les bois jusqu'au PC de Couasny. Avec sa mère, elle écoute Radio-Londres et déchiffre les massages destinés à la Résistance. Elle saura se servir d'un poste émetteur et transmettre des informations en morse». Tant il est vrai que les situations critiques accélèrent le processus de maturation des individus. Dans l'ensemble, la jeunesse a laissé ses traces de différentes manières dans les combats pour la libération de la France.
Le groupe sans doute le plus pathétique fut celui des élèves du Lycée Buffon, à Paris. Engagés dès le mouvement du 11 novembre 1940, ils ont poursuivi des activités de résistance, d'abord en publiant des tracts imprimés par des appareils rudimentaires. L'arrestation du professeur de Lettres Raymond Burgat, qui devait être décapité à la hache dans la cour de la prison de Cologne en 1944, souleva encore plus la rage des étudiants. Le 6 avril 1942, un cortège d'élèves à la tête duquel se trouvent cinq jeunes lycéens résistants entre dans Buffon en chantant La Marseillaise demandant la libération de Burgat. Lorsqu'ils veulent ressortir du lycée, un des agents a fermé les issues et prévenu la police qui débarque. Ayant réussi à s'évader, les cinq de Buffon se lancent dans des attentats puériles qui demeurent sans effet sinon d'aiguiser la haine des Occupants. C'est en juin 1942 qu'ils seront dénoncés. Un seul, Pierre Benoît, parvient à s'enfuir et continue les sabotages et des attentats contre les Collabo. Se cachant durant des semaines dans les égouts de Paris, il est finalement arrêté et conduit auprès de ses amis. Ils seront fusillés le 8 février 1943. Les dernières lettres à leurs familles sont un mélange d'adieux filiaux et d'aveux opiniâtres : «Le rêve des hommes fait événement», écrit Pierre Benoît. Et Lucien Legros : «Pendant quatre mois, j'ai longuement médité : mon examen de conscience est positif, je suis en tout point satisfait». - «À la Libération, ils sont décorés à titre posthume de la Légion d'honneur, de la Croix de guerre, de la Médaille de la Résistance et cités à l'Ordre de la Nation».
Le livre de Delpard est sans prétention sinon de raconter les faits de gloire de la jeunesse française sous l'occupation allemande. Rédigé dans la langue du journalisme qui est celle de l'auteur, Les adolescents résistants sont une leçon de courage et de dignité qui détonne avec notre frilosité et notre hédonisme qui se satisfait de la sécurité banale. Comme la crise de la pandémie l'a montré, la liberté (et oserait-on dire la dignité) n'est plus ce grand idéal pour lequel fut torturé et tué Yves Salaün. La peur de mourir a sans doute été de tout temps, mais elle se heurte à des limites que les esprits les plus fortunés savent qu'elles ne peuvent être franchies. À une époque où seuls les douchbags semblent en percevoir encore la valeur, même si c'est dans un espace mental rétréci d'égoïsmes et d'opportunisme, les adolescents résistants nous rappellent que sans cette liberté, la sécurité n'est rien. Personne n'est à l'abri des abus de l'État ou des institutions menées par la cupidité des puissants assistés de la lâcheté craintive des larbins de tout acabit.
Jean-Paul Coupal
LA TRAÎNE DES EMPIRES
Gabriel Martinez-Gros se spécialise dans l'histoire politique de l'islam médiéval, il n'y a donc pas à s'étonner qu'il entreprenne son histoire comparée des empires en s'inspirant de la philosophie de l'histoire d'Ibn Khaldoun (1332-1406), philosophe berbère tunisien. Dans la sociologie d'Ibn Khaldoun, on retrouve deux types d'humanité – du moins dans la façon dont Martinez-Gros les utilisent –, le bédouin et le sédentaire. Le bédouin, c'est le nom générique donné aux nomades. Tous les peuples furent originairement bédouins, puis certains conducteurs devinrent bâtisseurs d'empire. Ils ont sédentarisé des populations soumises à leur pouvoir (et surtout à leur fiscalité en autant qu'elles étaient productrices de richesses). Lorsqu'un empire s'effondre, une religion s'en dégage qui, à la vue de l'auteur, rompt avec, tout en accomplissant le destin de l'empire :
«Ainsi, du christianisme, de l'islam et du bouddhisme, on ne retiendra qu'un point commun, très largement étranger aux complexités des dogmes et de la dévotion des fidèles, c'est-à-dire le lien généalogique qui attache ces religions aux empires où elles sont nées. L'idée principale de ce livre tient en une phrase : ces religions milliardaires – pourvues de centaines de millions ou de milliards de fidèles – sont les créations d'empires, ou plus exactement des fins d'empires, des traînes d'empires. Elles cristallisent lorsque l'impuissance croissante des empires dissocie leur action politique de leur système de valeurs».
L'idée avait été formulée il y a trois-quart de siècle par Arnold Toynbee dans sa somme A Study of History. Les empires étaient chez lui des États universels produits par la désagrégation de civilisations, puis s'effaçant en léguant des religions universelles qu'il appelait Églises universelles. La diffusion de leurs messages se voyait reprise par deux corps sociaux inférieurs, le prolétariat interne, les esclaves et le prolétariat externe, les barbares dont la ruée sur l'État universel achevait la ruine et ouvrait à la naissance d'une nouvelle civilisation. Attaché fermement à Ibn Khaldoun, Martinez-Gros ne nomme pas Toynbee, pourtant leurs pensées ont plusieurs points communs. Ce sont deux phénoménologies de l'histoire, l'une des civilisations, l'autre des empires. Les deux sont des ouvrages d'érudition mais s'appuyant sur des sources secondes plutôt que primaires, ce qui est à peu près incontournable devant l'envergure d'espace et de temps abordée par la démarche comparatiste.
Toynbee aurait été parfaitement d'accord avec Martinez-Gros lorsqu'il affirme que «si l'empire est la matrice de la religion, la religion est le discours de l'empire. Elle est portée par la catégorie nouvelle des clercs – des intellectuels, pour le dire dans des termes trop modernes – que la sédentarisation de l'empire, sa division économique et politique des tâches, a consacrés artisans du luxe des mots et des pensées. Le gigantisme des empires, le raffinement et la diversification croissants de leurs métiers, ouvrent la voie pour la première fois dans l'histoire à ce monde de clercs et de savants, création majeure et fleur tardive de la civilisation, caste attachée à la forge des valeurs, des logiques, des constructions intellectuelles, des éloges et des blâmes...» Ainsi naissent les grands systèmes religieux.
Là où Martinez-Gros innove, c'est en soulignant leur contraste violence/impuissance. «Le propre de l'empire, c'est que l'immense majorité de la population en est désarmée, productive, fiscalisée et relativement prospère, tandis que les fonctions de violence – et donc la souveraineté dont la violence est le privilège – sont assurées par d'infimes minorités issues de la nature barbare – une violence barbare qui est en fait construite pour et par l'empire. Les religions universelles héritent de l'empire cette dichotomie fondatrice du violent et du pacifique. Elles posent la paix comme une évidence». Alors que les empires naissent de la conquête, les religions s'en dégagent par un retrait spirituel intérieur au moment où l'empire n'est plus en mesure d'assurer la défense des sédentaires. À la violence, elles préfèrent le retrait. Pour l'auteur, «la religion et ses clercs rompent avec l'empire sur deux points fondateurs : le premier, le retrait du monde...., le second, la morale de l'impuissance. Dans les deux cas, bien sûr, l'empire est ouvertement affronté, radicalement répudié : il est ce monde d'où l'anachorète, le moine, le soufi ou l'ascète se retirent. Il est cette puissance, ces pompes, ces ors et ces armes dont la religion ne veut pas».
Mais les fils ne peuvent totalement rompre avec leurs géniteurs, et «la séparation de la religion d'avec l'empire, ou d'avec les pouvoirs politiques qui lui succèdent, est en effet une règle douloureuse, une sorte de mutilation. Elle repose sur un échec, celui de l'empire, et proclame une impuissance, celle de la religion. Comme les créatures du Banquet, empire et religion se souviennent d'avoir été unis et désirent l'être à nouveau». Si les religions «traînent» derrière les empires, leurs valeurs achèvent le projet impérial : «L'idée centrale à laquelle nous avons abouti, c'est que les religions universelles subliment les valeurs sédentaires de l'empire, au moment où l'empire peine à les satisfaire, après les avoir posées en principe. Mais la religion achève surtout l'empire en ce qu'elle maintient la dualité du sédentaire et du bédouin, en réservant aux sédentaires, dont elle incarne la revanche, la pleine maîtrise des valeurs intangibles, et en rejetant dans l'à-peu-près du gouvernement quotidien la violence du monde, dont elle n'assume pas la culpabilité. La religion consacre la dissociation de l'action politique et des valeurs humaines».
Tant mieux, mais si, comme l'observe Martinez-Gros, «il n'est d'histoire que de la conquête, parce qu'elle conduit à l'empire; que de l'empire parce qu'il conduit à la religion», les religions universelles ne seraient donc que les empires sous une autre forme. Non plus celle de la violence physique des armées, mais de la violence psychologique et morale des clercs et des dogmes. C'est le corrélat de l'affirmation précédente. Parce que «le besoin de violence croît avec la civilisation. [...] l'empire n'accepte, ni n'avoue, cette déchéance que la religion accueille au contraire. C'est peu dire qu'elle s'en satisfait. Elle en tire l'essentiel de sa force en proclamant d'emblée son impuissance et son refus du pouvoir. [...] Le christianisme, le bouddhisme prennent l'empire pour ce qu'il est et qui leur convient, une immense machine à désarmer, à pacifier, à indifférencier, là où les centaines de siècles qui avaient précédé multipliaient les tribus et les ethnies».
Là où Toynbee plaçait les temps de troubles à l'origine de la nécessité d'un État universel, Martinez-Groz parle de royaumes combattants pour décrire l'anarchie violente qui entraîne les bédouins à s'affronter pour la gestation d'un empire. Et «plus le pouvoir est barbare, indifférent aux valeurs de la société sédentaire qu'il domine et administre, mieux cette société se porte. Dans la première génération de son existence, une dynastie d'origine bédouine retient les fidélités des tribus conquérantes qui l'ont portée au pouvoir et qui lui offrent leurs forces guerrières sans autre rémunération qu'une part modeste de l'impôt, dont leur frugalité se satisfait. En outre, le tranchant de cette armée tribale maintient l'ordre à l'intérieur et défend avec efficacité les frontières. C'est la barbarie du pouvoir qui sert le mieux la civilisation de la société». Il y aurait sans doute là beaucoup à disputer.
Toynbee puisait son mythos dans l'histoire russe, Martinez-Groz dans l'histoire chinoise. Dans les deux cas pourtant, on aboutit à une religion universelle, même «si différentes qu'en soient les sinuosités historiques, le temps des religions relègue partout l'action politique, le gouvernement des hommes, au rang de l'insignifiance, dans la pleine force du terme. Le pouvoir n'a pas de sens, puisque le sens tient tout entier dans la religion, et que la religion, le plus souvent, ne veut pas du pouvoir». Par le fait même, la religion épuise le «temps de troubles» des «royaumes combattants» catalysé dans le pouvoir, la politique de l'empire.
Le discours de l'histoire (R. Barthes) réside dans la raison : «C'est l'histoire, la sensibilité au temps créateur, qui supplante et remplace le mythe. [...] L'histoire est une usure du mythe...». Aussi, a-t-on de la difficulté à suivre Martinez-Gros lorsqu'il associe les rivalités internationales présidant à la Grande Guerre à une querelle de bédouins! La Grande-Bretagne, le IIe Reich allemand, l'autocratie russe et l'Empire austro-hongrois se définissaient bien comme des empires sédentaires et leurs monarques ne se seraient jamais reconnus pour des bédouins. Le mythos de Toynbee était plus proche du réel lorsqu'il faisait l'analogie de la Grande Guerre occidentale avec la guerre civile du Péloponnèse dans la civilisation hellénique. Cette interprétation, toujours inspirée par Ibn Khaldoun chez Martinez-Gros, est ajustée à la conclusion qui veut que le système impérial né de 1945 ouvre sur une religion nouvelle.
Car, pour Martinez-Gros, l'empire né en 1945 n'est pas la pax americana, mais plutôt le Tiers-Monde. Pourquoi? Parce que «depuis le milieu du XXe siècle, l'Occident recule politiquement, et, depuis le tournant des années 1980, il ne peut prétendre se sauver de l'indifférence que lui inflige chaque jour davantage la résurrection de l'Asie et de l'Islam». Ce n'est «qu'en s'humiliant» qu'il pense «garder le reste de l'humanité à ses côtés». C'est donc ainsi, en s'absorbant les pays colonisés/décolonisés que le Tiers-Monde prendrait les traits d'une religion universelle, «la justice spirituelle, par essence cléricale, l'emport[ant] sur la considération de la victoire temporelle»; «l'Occident doit vaincre par les principes de sa religion universelle quand il ne peut plus vaincre par les armes. Périssent l'empire colonial et les positions acquises, pourvu que la parole de l'Occident continue de dominer l'indistinct fracas de la guerre». Voilà pour le versant négatif. Versant positif, «né de la colonisation, [le Tiers-mondisme] en réorganise le monde à l'identique, en en inversant simplement les valeurs, à mesure que l'impuissance politique frappe les colonisateurs». Mais le hic à tout cela, c'est que le Tiers-Monde n'existe plus, puisque le communisme, une des voix de l'Occident, s'est éteinte et que de nouveaux joueurs majeurs s'imposent, telles la Chine et l'Inde.
Où alors Martinez-Gros finit-il par subodorer la naissance de la nouvelle religion universelle? Étonnamment, il regarde en direction du wokisme (qu'il ne nomme pas) et de la cancel culture (qu'il nomme). Il nous y introduit par l'antiracisme, «le meilleur des combats parce qu'on ne peut pas le gagner en ce monde, et qu'il en devient donc religieux. L'Amérique qui le met en avant sait que la question noire n'a pas de solution, et n'en cherche plus». «La "question noire" n'a désormais pas plus de traduction politique et démocratique que la question de la transsexualité. Elle est remise comme elle au monde des sermons et des fulminations, des églises et des universités, des clercs et des anges».
Car les transsexuels ouvriraient à la spiritualité universelle tant ils répètent les utopies sexuelles des millénarismes passés : «Les transsexuels, comme les moines et les anachorètes du premier christianisme, sont les sentinelles avancées du Paradis qu'on attend, les vigies d'une tour d'ivoire libérée des bassesses du monde. Sans doute les militants de l'antisexisme l'ignorent-ils, mais l'abolition de la distinction des sexes est un des thèmes les plus saillants des hérésies millénaristes du christianisme médiéval. Avant la faute, Adam et Ève n'avaient pas de sexe dont ils eussent honte. Comme la nudité, le péché du sexe leur est apparu après qu'ils ont goûté du fruit de la connaissance. Abolir le sexe, c'est abolir la faute et rentrer en innocence. Mais seul le Paradis peut abriter ce retour». Ce qui est assez paradoxal, car le Paradis des transsexuels n'est pas dans un monde autre mais bien logé dans l'empire, hic et nunc, des milieux chirurgicaux et pharmaceutiques rejeté par toutes les autres civilisations et cultures liées jadis au tiers-mondisme occidental.
Enfin, bien sûr, l'écologie, même si, «à la différence des religions du passé, l'écologie a choisi la science pour arbitre». S'inspirant d'un article de 2020 de la revue scientifique «The Lancet», Martinez-Gros suppose qu'à partir du milieu du XXIe siècle, la démographie mondiale entreprendrait une décroissance majeure, «dès... que l'activité humaine aura commencé de décroître avec la population, le risque apocalyptique est définitivement exclu». La question est de savoir si le monde pourra survivre jusque-là sous le réchauffement climatique? Aux yeux de l'auteur, ces problématiques modernes peuvent toujours se décrypter à la lunette d'Ibn Khaldoun. Si l'avantage du nombre va aux sédentaires, l'avantage des solidarités va aux bédouins, et les bédouins, ce sont ces peuples jadis colonisés qui poussent la poursuite de la décolonisation jusqu'à s'abîmer sur les plages d'Europe où en franchissant le mur de Trump aux États-Unis.
L'ouvrage de Martinez-Gros s'achève sur une relecture du célèbre pamphlet de Julien Benda, La trahison des clercs (1927) dans lequel il voit une anticipation prophétique de nos wokes (bien, je le répète, qu'il n'utilise pas le mot), le puritanisme des nouveaux clercs opposé aux corruptions politiques de l'empire et des partis, effaçant l'ineffable philosophie hégélienne source de tant de conflits et d'horreurs totalitaires au XXe siècle. L'idéal de la cancel culture répondrait aux vœux de Benda en abolissant les références nationales nourricières de la violence impériale. Toutefois, convient-il, «l'abolition de cette mémoire des nations vide les panthéons sans rien leur substituer, puisque le tiers-mondisme n'a d'autre histoire et d'autre langue que celles de l'Occident. À la différence des religions qui l'ont précédée dans la traîne des empires, celle-ci s'avance sans référence et sans héros. Or, sans passé assumé et pensé, sans intelligence des pesanteurs du temps, sans conscience historique pour le dire en d'autres termes, il n'est pas d'avenir que l'on puisse tracer». Encore une fois, un historien achève sa philosophie sur une tonalité sombre, pessimiste, tout au moins porteuse de perplexité.
Au risque de me répéter, ce qui à mes yeux fait la faiblesse de l'interprétation de Martinez-Gros comparée à celle de Toynbee, c'est que là où le philosophe britannique de l'histoire prenait empire et religion universels, c'était dans une phénoménologie des civilisations. Les États universels ne naissent pas de conquêtes impériales, mais de ces temps de troubles qui ébranlent les civilisations et dont l'objectif est de retenir leur dislocation. Leurs stratégies, en effet, ne s'avèrent puissantes que pour un temps, d'où le relais pris par les Églises universelles qui généralisent et uniformisent les principes véhiculés par les États. Enfin, l'assaut des prolétariats - même porteurs de religions - contre la structure impériale met à bas la civilisation dans un geste fatal qui est en même temps un premier pas vers une nouvelle civilisation. Chez Martinez-Gros, les empires n'existent qu'en soi, parce que produits de conquérants (de bédouins) qui ambitionnent de dominer les sédentaires, le font par la violence, puis par les ponctions fiscales. Ils embrigadent des bédouins de la périphérie pour leurs armées frontalières, finissant par sombrer dans l'impuissance, abandonnés entre les mains de mercenaires. Les religions universelles assument alors une sublimation des valeurs trahies par la violence même des empires. L'interprétation de Martinez-Gros tourne court, débranchée d'une authentique conceptualisation de ce qui précède et suit les empires. Au final, «le temps de l'histoire, et après lui les monothéismes, "désenchantent" le monde».
Jean-Paul Coupal
FIGURES MARQUANTES DE NOTRE HISTOIRE, VOL. 1 : BÂTIR
Au début du siècle paraissait un collectif aux Presses de l'Université Laval, «Les idées mènent le Québec» (2003), publication issue d'un colloque tenu à l'Université McGill. Le titre était un manifeste, une gifle infligée à la génération précédente d'historiens des années 1970-1980 désignée par Ronald Rudin comme l'«école révisionniste» de l'histoire du Québec. Ce colloque suppurait d'une autre de ces interminables «crises de l'histoire». Cette «école», en effet, enseignait que c'était le socio-économique qui menait le Québec. À ses côtés, d'autres, imbus de marxisme, pratiquaient un militantisme qui enseignait que les (luttes de) classes aussi menaient l'Histoire. Et les villes. Et les mentalités. Et les masses. C'était l'«école» qui dominait à l'époque, et son centre était l'UQAM. ...Où j'étais étudiant.
Le terme de «révisionniste» - terme que je juge mal choisi considérant qu'il confond avec le négationnisme -, signifiait dans l'esprit de l'historien de Concordia que ces historiens s'opposaient à l'école nationaliste antérieure, celle des années 1950-1960, issue des enseignements de Groulx et de Séguin. La plupart des participants au collectif les qualifiaient d'individualistes, de technocrates, avec une tendance soit vers un néo-fédéralisme, soit un ouvriérisme marxisant. Pour l'avoir connue, je ne crois pas que l'individualisme fût un de ses traits majeurs. Par contre, il est vrai qu'elle était fortement technocratique, positiviste jusqu'à faire grève du sens (G. Bouchard), et son ontologie, qui faisait de l'historien le gestionnaire des biens des morts, élevait, indubitablement, l'amnésie au rang d'idéologie (J. Gould). Or, leur sensibilité historique, il faut le noter, se nourrissait des forces dynamiques de la société québécoise de l'époque : le mouvement ouvrier, le mouvement féministe, l'urbanisme et le néo-nationalisme de gauche qui pariait sur le projet référendaire de 1980. Sur ce dernier point toutefois, les révisionnistes se montrèrent particulièrement lamentables en refusant un moment historique par sécurité sociale et professionnelle. Comme le veilleur de la tragédie grecque qui n'aurait pas vu venir, les historiens se sont montrés bêtement aveugles devant les choix de l'Histoire qui s'offraient à eux.
Les effets de cette dérobade se manifestèrent après l'échec référendaire de 1995, en cette «fin de la décennie 1990 [qui] semble marquer un ralentissement, peut-être même une régression de ces tendances, et amène à se demander si la pensée radicale ne serait pas en train de s'essouffler. Plusieurs signes pointent dans cette direction. La pensée et l'action sociale ont perdu beaucoup de leur mordant – on le voit dans la modération (la démobilisation?) du mouvement syndical» (G. Bouchard). Lorsqu'on se retrouve, aujourd'hui, avec un syndicat comme la F.A.E. qui envoie ses membres piqueter pendant un glacial mois d'hiver sans disposer de fonds de grève, on voit bien à quel point l'amnésie comme idéologie fonctionne avec succès, puisqu'elle a effacé les leçons de l'histoire des luttes syndicales enseignées par la génération révisionniste-marxiste. Plus sordide qu'il s'agit d'un syndicat d'enseignants!
Et Bouchard continuait : «Le projet de souveraineté et le nationalisme lui-même, divisé entre plusieurs tendances, se trouvent peut-être dans une impasse. Dans le monde littéraire, le pôle français et européen réaffirme sa présence pendant que l'horizon de l'américanité accuse ses limites, faisant place à un certain désenchantement. Parallèlement, le français écrit s'éloigne des formes vernaculaires très en vogue dans les années 1960-1970. Le front de la laïcité se fragmente [...] Le modèle de la nation québécoise, un peu paradoxalement, a fait renaître récemment la notion de nation canadienne-française. Du côté de la mémoire, la représentation des commencements s'est embrouillée. La modernité est devenue la cible d'un discours critique. La charge symbolique de la Révolution tranquille, comme acte fondateur du Québec contemporain, est de plus en plus remise en question, et le reste».
Disons-le, le tournant du siècle correspondait à un effondrement après les trente années de Glorious Revolution. Comment en était-on arrivé là? Cette désaffection cultivée par la génération des historiens révisionnistes, contrairement à la précédente, entraîna comme conséquence «l'élimination des événements traumatisants du passé», ce que les historiens nationalistes accomplissaient non sans succès. Elle refusait, au nom d'une pensée positive, de reconnaître que «la mémoire communautaire [conservait] un sens essentiel de la dimension tragique de l'histoire nationale». Le drame collectif n'était pas son affaire, contrairement aux écrits de Séguin, de Frégault et de Brunet. Elle n'était pas consciente que l'une des tâches psychologiques essentielles de l'historiographie est de donner sens aux traumatismes collectifs, aux après-coups qui marquent les moments de résilience devant les défaites, les crises, des situations difficilement supportables ayant pesé sur le passé collectif (et non pas à la manière de cette société thérapeutique dont parle Stéphane Kelly et qui confine à la psycho pop).
Il est d'ailleurs remarquable qu'en brandissant le concept de sensibilité historique, les participants au colloque de 2003, le tenant pour acquis, ne lui donnaient de définition précise entre connaissance historique, interprétation et pensée historienne. Leur faiblesse théorique se mesurait aux rhétoriques abstraites et l'impuissance à les appliquer à la matière. Or, n'est-ce pas ce qu'on demande aux historiens? Le seul projet un tantinet concret, c'étaient les vœux d'Éric Bédard et de Xavier Gélinas, «d'ouvrir des perspectives plus accueillantes à des univers de sens qui, à nous modernes, peuvent sembler dépassés», c'est-à-dire un retour aux grands thèmes semi mythologiques de l'historiographie nationale où le politique et le religieux reprendraient leurs positions respectives. Leur rejet de l'école «révisionniste» allait de paire avec celui de la Révolution tranquille, tant «si la Révolution tranquille ne se solde que par une gigantesque techno-bureaucratie patronnée par une "péquisterie", avec sa culture d'entreprise sans culture, ses commissions bavardes, ses sommets sans cime et son projet juste pour rire, pourquoi dès lors préserver le mythe d'une Révolution tranquille qui nous aurait supposément apporté une modernité laïque, socialiste, participative et quasi républicaine?» (É. Martin-Meunier).
Il y avait bien un tournant épistémologique dans cette révolution historiographique qui acceptait de reprendre les fardeaux de la mémoire communautaire et de la dimension tragique de l'histoire nationale. Elle entendait «donner sens aux traumatismes collectifs», mais non plus sur un mode passif, laudatif, plaintif comme dans l'ancienne historiographie clérico-nationaliste, mais proposait plutôt une thérapie privilégiant «les formes contingentes», «l'action, la pensée, la foi des personnes d'autrefois au rang d'explications causales aussi dignes d'attention soutenue et empathique que les courants de fond où elles se meuvent», restaurant le rôle de l'homme (disons de l'individu) dans l'histoire. Bédard et Gélinas reprenaient l'optimisme de Jean Hamelin qui croyait «aux possibles, donc au hasard, à la liberté, aux potentialités insoupçonnées de l'homme et aux événements qui, parfois, sont des avènements qui rendent toute chose nouvelle» (C. Roy). Vingt ans plus tard, qu'est devenu ce vœu? Dans quelle mesure le projet restaurateur d'Éric Bédard s'est-il concrétisé?
Vingt ans plus tard, la rupture d'avec la génération révisionniste est plus que consommée. Éric Bédard est maintenant l'éditeur des Figures marquantes de notre histoire, vol. 1 : Bâtir. Dans ce triptyque annoncé, le titre nous informe qu'il s'agira de biographies. Bédard se place sous l'autorité non plus de Marx ni même de Séguin, mais de Plutarque (Nous n'écrivons pas des "Histoires" mais des "Vies"...) et crache son rejet devenu viscéral : «De la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1980, sociologues, anthropologues et autres sémioticiens patentés vont réduire ces "petits faits" à des anecdotes sans intérêt. D'Émile Durkheim à Pierre Bourdieu, et de Claude Lévi-Strauss à Roland Barthes, une batterie de chercheurs et d'intellectuels, convaincus de la scientificité de leur approche disciplinaire, vont s'échiner à dégager les lois de l'histoire et de l'agir humain, les "structures" matérielles ou langagières qui conditionnaient nos actions, souvent à notre insu. Très influencés par ces penseurs, les historiens vont rapidement leur emboîter le pas, notamment au sein de l'école française des Annales, très influente au Québec. De sorte que pendant un siècle, le "social" allait complètement écraser le "particulier" : les structures de classes déterminaient la pensée et l'action des acteurs».
Comme les anciens manuels Laviolette d'avant le Ministère de l'Éducation, le récit historique est ici une suite d'individus marquants placés au centre du projet. Conformément au colloque de 2003, il investit davantage dans la conjoncture que dans les structures présentées comme déterministes chez les révisionnistes. On revient à la contingence historique, voire au jeu des hasards. De plus, contrairement à la série d'essais radiophoniques présentée dans Le Québec Tournants d'une histoire nationale (Septentrion, 2021), les chapitres de Bâtir sont rédigés par divers historiens capables de montrer comment tendre des ponts au-dessus des générations sans régresser pour autant. Entrer dans le triptyque de Bédard, c'est ouvrir la porte d'un placard dans lequel on y avait entassé depuis plus d'un demi-siècle les statues de cire de l'historiographie scolaire du Québec. Il est vrai que Bédard a raison de dire qu'on ne les avait pas complètement oubliées, mais elles n'apparaissaient plus comme jadis sur les devants de la scène, pour elles-mêmes. Elles apparaissaient comme des instruments, des intermédiaires de la conquête du territoire, des contacts avec les autochtones, des officiers dans la lutte contre les ennemis indiens, hollandais puis anglais. Instruments plutôt qu'agents.
Notons, toutefois, qu'il y a de grands absents. Avant Champlain, dont le chapitre est de la plume de Denis Vaugeois, la figure de Cartier est disparue. La fameuse scène que l'on nous montrait toujours – la plantation de la croix à Gaspé -, a perdu de sa teneur solennelle pour être recouverte par la fresque du film Testament de Denys Arcand (le génocide annoncé). L'odieux rapt de Donnacona et de ses fils fait oublier aujourd'hui le grand rendez-vous de 1984, célébration du quatre-cents cinquantième anniversaire de la découverte du Canada, par la traversée de l'Atlantique des grands voiliers jusqu'à Québec. Ce qui représentait jadis le début de notre grande aventure - pour reprendre le titre de Lionel Groulx -, ne représente plus que le commencement de la fin des Premières Nations. La réconciliation demande une grande tolérance au masochisme moral des descendants des colons, surtout lorsqu'on leur impose qu'une petite tribu de la lointaine Colombie Britannique – en plein schisme civil d'ailleurs –, appelle le reste des autochtones du pays et bloquent pendant un mois tout le trafic ferroviaire d'un océan à l'autre, ce qui me fait parfois penser que nos génocidés ne se sont jamais aussi bien portés.
Un autre grand absent, c'est la religion catholique. Elle n'apparaît que par la bande, avec ce cortège de bonnes sœurs ressuscitées des anciens manuels Laviolette : Marie de l'Incarnation, Marguerite Bourgeoys, Marguerite d'Youville. Encore que ce n'est plus la fille pieuse qu'on célèbre, mais la femme de tête, son entrepreneurship. À elles, féminisme oblige, on ajoute les Filles du Roy dont on disait à l'époque qu'elles étaient des filles de joie. Elles l'auraient été que ce n'eût pu que faire du bien à notre libido collective, mais notre féminisme est prude et ce ne sont-là que de bien bonnes filles sorties des couvents de la charité. En fait, elles restent toujours la version féminine du Régiment de Carignan dans lequel elles prenaient maris, qui fait que les joies de l'amour restent toujours subordonnées au commandement de Colbert et de Talon : allez et croissez! Avec la perte de l'épopée mystique (qui a emporté Maisonneuve, Mance et Vimont) s'est perdu aussi un onirisme tout enfantin, celui des lucioles de Ville-Marie de Mlle Mance et de la tire Sainte-Catherine de la Mère Bourgeoys.
Il y a bien des clercs : l'évêque Bourget, Lionel Groulx, le frère Marie-Victorin, des incontournables, mais ils n'y figurent pas au nom de la religion. Tant que nous en serons à la réconciliation trudeauesque avec les Premières Nations, il serait vain d'attendre une réconciliation avec la religion. Malgré son grand talent, Lucia Ferretti ne va pas jusqu'à faire revivre ce jeune Ignace qui partageait gâteaux et friandises avec un pauvre Noir, comme le racontait Laviolette. Ignace Bourget, c'est le croissant obscur du début de l'éclipse des Lumières le long de la vallée du Saint-Laurent, jusqu'à ce que ce croissant néfaste glisse, à la fin, emporté avec le cadavre de Maurice Duplessis. Qui oserait mettre celui-là parmi les bâtisseurs? Pourtant, Duplessis a fait construire des routes, des écoles modernes, l'électrification rurale, le jardin botanique. Parlant du frère Marie-Victorin, dont la biographie est rédigée par Yves Gingras, diplômé de physique devenu historien du botaniste, ne s'agit-il pas là d'une réalisation propre de l'époque et due à la personnalité de Duplessis? Enfin, il eût été impensable, pour une entreprise issue de l'Institut d'histoire de l'Amérique française, ne pas avoir son chapitre sur Lionel Groulx! Les quatre derniers chapitres sont dévolus à une infirmière (Charlotte Tassé), une autrice, Gabrielle Roy (née au Manitoba, elle ouvre au territoire canadien), René Lévesque (qui a réussi à bâtir l'Hydro-Québec) et le poète Gaston Miron. Voilà des bâtisseurs dans le vent qui plaisent à la foule.
Dans un ouvrage de 1942, le futur Mgr Albert Tessier, l'un des premiers cinéastes québécois, publiait ses Pèlerinages dans le passé qui étaient son Bâtir à lui. Évidemment, ce pèlerinage concernait avant tout la Nouvelle-France. Tous les absents de Bâtir y étaient présents. Plutôt que découvreur, Cartier était le «révélateur»; une place était faite au couple Hébert-Rollet, tout de même nos premiers colons, travailleurs de la terre, écumeurs de l'humus. Tessier n'a pas attendu la mairesse Plante pour qualifier Jeanne Mance de «co-fondatrice» de Montréal et Madame de Repentigny y était déjà un «modèle de débrouillardise» sans être casquée du voile. Si l'infirmière n'y était pas, «la maîtresse d'école» avait son chapitre, de même que Mgr Provencher ouvrait la porte au territoire canadien.
Vingt ans plus tard, Serge Fleury publiait à son tour Les Bâtisseurs. Pressé, Fleury commençait avec Charles Le Moyne, l'un des seconds de Maisonneuve. En fait, tous ses bâtisseurs étaient de brillants seconds : Marc Lescarbot, d'Iberville, François Hertel, Nicolas Perrot, Pierre Boucher, Radisson et Groseillers, Louis Jolliet, auxquels il ajoutait Louis Hébert. À l'époque, les premiers étaient trop bien connus du lectorat pour ne pas prendre un peu de temps pour ceux qui, sans leurs compétences de petits-maîtres, n'auraient pu permettre aux grands d'établir une colonie permanente sur les rives du Saint-Laurent.
Bâtir accomplit le redressement que les historiens du début du siècle entendaient accomplir. Il ne le fait pas de manière réactionnaire, car il tient compte des progrès de la recherche depuis les cinquante dernières années. La question est de savoir si ces personnages sont bien sortis du placard où s'ils ne l'ont été que pour une rapide aération avant qu'on les y retourne? Bâtir passe un peu comme les anciens défilés de la Saint-Jean-Baptiste où, montés sur des chars allégoriques, alternaient des saynètes de l'histoire canadienne dans des tableaux pompiers avec des scènes de la vie quotidienne de l'habitant. Paradoxalement, ces cortèges sont disparus au moment où les Québécois s'éveillaient à la conscience nationale. Avouons que nous vivons à une époque où l'on tolère à peine les leçons d'histoire dans les écoles et que «Bâtir» pallie certainement l'indigence de culture historienne de nos institutions scolaires.
Jean-Paul Coupal
LA SECONDE GUERRE MONDIALE :
ALLEMANDS ET CANADIENS FACE À FACE
Au début de mars, dans le contexte de l'aide canadienne à la guerre en Ukraine, les Canadiens s'étonnaient d'apprendre que dans l'éventualité d'un conflit armé les impliquant directement, le pays ne serait pas en mesure de les défendre. Manque de personnel militaire (techniciens, soldats, marins, aviateurs); manque d'équipement (les équipements promis à Kiev sont construits aux États-Unis et le carnet de livraison retarde); pas d'intérêt de la population (jamais la question de la Défense ne ferait l'enjeu d'une campagne électorale). Stéphane Roussel complète ici en rappelant la bourde du gouvernement du Canada qui a fait applaudir par le Parlement tout entier un ancien officier nazi ukrainien qui avait combattu les Russes. Le Président Poutine s'en est délecté à cœur joie en ridiculisant une fois de plus le Canada : «Brutalement, l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et ses angles morts dans la mémoire collective (tant de la classe politique que de la société canadienne) se sont imposés dans l'actualité».
Pourtant, on ne cesse d'invoquer l'éventualité prochaine d'une Troisième Guerre mondiale tant, jamais depuis les heures d'angoisses de la guerre froide, l'antagonisme entre l'Occident et la civilisation chrétienne-orthodoxe russe n'a jamais été aussi près d'ouvrir à un affrontement armé. Le devons-nous à notre vieille attitude de se présenter au-dessus de nos affaires? À cette facilité de se laver les mains du sang versé dans les conflits ou encore à notre irresponsabilité de laisser à nos Voisins du Sud le soin de nous défendre contre tout agresseur? Le pacifisme des Canadiens manifesté durant la guerre du Vietnam s'est délité dans une indifférence devant les responsabilités internationales qui ont toujours contenues en elles la question militaire. Pour désagréable que soit l'idée d'un nouveau conflit dans lequel le Canada serait engagé, il faut bien l'envisager. Et croire que les Québécois s'en sortiraient par l'indépendance pour échapper au carnage est une vision de l'esprit non seulement pleine de lâcheté, mais qui montrerait que le Québec n'est pas fait pour devenir une nation souveraine et responsable.
L'histoire militaire du Canada suscite peu l'enthousiasme des éditeurs. Il est loin le temps (1980) où les Éditions de l'Homme publiaient cette grosse brique de George F. G. Stanley, Nos Soldats. Stanley était un spécialiste émérite de l'histoire militaire canadienne et ses ouvrages étaient traduits en français pour le public québécois. Plus près de nous, il y eût le livre de Desmond Morton, l'Histoire militaire du Canada (1992) qui a été réédité depuis dans une collection d'histoire militaire publiée chez Athéna. Grâce à cette maison d'éditions, des ouvrages spécialisés sur les Canadiens et la guerre ont enfin trouvé un lieu où se diffuser.
Ceux qui s'intéressent à l'histoire militaire et en particulier à la Seconde Guerre mondiale s'intéressent davantage au théâtre des grandes opérations : le Blitzkrieg de 1940, Dunkerque, l'Afrikakorps, Stalingrad, le Jour J, Midway, rien de spécifiquement bien canadien dans tout ça. C'est là qu'apparaît l'importance des textes de Roussel : «Les épisodes retenus pour ce livre ne traitent pas de tous les belligérants, mais essentiellement des soldats canadiens et de leurs adversaires allemands, ainsi que de leur rencontre sur les champs de bataille d'Europe occidentale». Ce livre est d'ailleurs le premier d'un printemps militaire au cours duquel paraîtront plusieurs ouvrages, dont celui de Frédéric Smith, Des Québécois en Normandie.
Mais revenons au livre de Roussel. En fait, les Canadiens arrivent bien tard dans la petite plaquette. Passé le milieu du livre. Au départ, Roussel nous présente la Schutzstaffel – les SS -, puis la légende mythique de Rommel, le renard du désert de l'Afrikakorps. Les Canadiens entrent ensuite en scène, mais par une ouverture inattendue : la mise à mort de sang froid de soldats canadiens par les Waffen-SS lors de reculs suivant la poussée alliée après le débarquement de Normandie. Tout s'est passé dans le voisinage du château d'Andrieu :
«Le commandant britannique apprend... qu'il s'y est passé, la veille [8 juin 1944], des choses inhabituelles, même dans le contexte extraordinaire du Débarquement de Normandie. Grâce au témoignage de résidents du village voisin, les corps de 24 soldats canadiens et de 2 britanniques sont exhumés. Les blessures et la position des corps indiquent qu'ils n'ont pas été tués au combat, mais bien assassinés après leur capture. Il s'agit là des premières preuves des crimes de guerre commis par les SS durant la première semaine de la bataille de Normandie. D'autres suivront bientôt. Il est maintenant établi qu'entre le 7 et le 17 juin 1944, ce sont 156 soldats canadiens prisonniers qui ont été exécutés, la grande majorité au cours des 4 premiers jours, par des SS de la 12 SS Panzer».
Certes, une telle découverte avait de quoi nuancer l'image du superbe combattant» SS, image qui depuis «cohabite avec celle du criminel qui torture et tue sans remord». Ce qui crée malaise ici, c'est que les Canadiens entrent moins dans la guerre par la porte des combattants que par celle de victimes de la cruauté nazie. Sans doute nous rappelle-t-on qu'ils ont été actifs lors du Jour J et qu'ils se sont portés avec courage vers les rangées de bataille de l'ennemi. Mais ce ne sont pas leurs faits d'armes qui happent notre attention dans un premier temps, mais celui d'agneaux sacrifiés – sombre écho aux combattants mitraillés sur les plages de Dieppe deux ans plus tôt -, qui consolide une certaine image de la participation canadienne à la Seconde Guerre mondiale. À cela s'ajoute la particulière facilité de s'en sauver qu'ont eu les auteurs de ces assassinats une fois la guerre terminée! Les juges canadiens finirent par convertir une sentence de mort de l'un des responsables traduits devant les tribunaux – Kurt Meyer -, en détention, puis le libérèrent pour en faire un héros de guerre de la SS. Pour expliquer ces massacres, la justification glanée par Roussel – la composition du bataillon SS par des Hitlerjugend conditionnés par la guerre totale livrée par Hitler – apparaît peu satisfaisante.
Quoi qu'il en soit, le ton est donné pour la suite. Deux des chapitres sont présentés par des accouplements sur le modèle du héros et de son coursier – Alexandre le Grand et Bucéphale ou le britanno-canadien Jack Seeley et son cheval Warrior durant la Première Guerre mondiale - : le corps de combattants et le char d'assaut. D'un côté, le 101e bataillon SS Panzer mené par Michael Wittmann et leurs chars Tigres, dont le but est de retarder le plus possible l'avance des troupes alliées en Normandie et dans le Nord-Est de la France. De l'autre, les combattants canadiens du Sherbrooke Fusilier et leur char Bomb, un char M4 Sherman dont les missions consistent à nettoyer la même région de la présence allemande. Un dernier chapitre est consacré à la libération des Pays-Bas, avec, entre autres, l'incontournable Léo Major, vedette militaire redécouverte depuis à peine vingt ans. Les deux dernières pages avouent que l'occupation canadienne des Pays-Bas n'a pas donné lieu qu'à des réjouissances et des libations. Nombre de nos soldats se sont comportés en salauds en rançonnant à la pointe du fusil des marchands locaux, commis des agressions et des viols, transmis des maladies vénériennes et causés des accidents automobiles sous influence de l'alcool. Un an après la libération, les Hollandais se sentirent enfin soulagés de voir leurs libérateurs retourner chez eux.
Les textes contenus dans l'ouvrage de Roussel ne donnent pas une vision globale du rôle des Canadiens durant la Seconde Guerre mondiale mais plutôt des portraits exposant des mouvements d'artillerie de part et d'autre aux lendemains du Jour J. Ces mouvements finissent généralement par des confrontations sanglantes. Un livre court et bref qui peut piquer la curiosité des néophytes sans satisfaire vraiment les adeptes de l'histoire militaire.
Jean-Paul Coupal
HISTOIRE D'ISRAËL
Alors que se produit le tragique samedi noir du 7 octobre 2023, Michel Abitbol posait les derniers mots à son avant-propos de la réédition de poche de sa magistrale Histoire d'Israël. Faisant suite à son Histoire des Juifs, «ce livre retrace l'histoire de l'État d'Israël qui a célébré en 2023 son 75e anniversaire. Situé au cœur d'une des régions les plus instables de la planète, le Proche-Orient, et contraint d'évoluer depuis sa naissance dans un environnement hostile, Israël, tantôt mythifié, tantôt diabolisé, ne laisse personne indifférent. D'abord porté aux nues pour ses réalisations exceptionnelles comme le kibbouts, le relèvement des rescapés de la Shoah, l'intégration de dizaines de milliers d'immigrants venus du monde entier ou le reverdissement du désert, l'État hébreu est appréhendé le plus souvent, ces dernières années, à travers le seul prisme du conflit israélo-arabe et du sort réservé aux Palestiniens depuis la guerre des Six-Jours en 1967. Une approche réductrice qui passe sous silence des pans entiers de l'histoire complexe et mouvementée de ce pays que ses ennemis considèrent comme une pure entreprise coloniale, mais qui, au demeurant, est né de la rencontre plutôt improbable entre une idéologie moderne et laïque de renaissance nationale – le sionisme – et l'idée messianique du retour à Sion – toponyme utilisé dans les textes religieux juifs pour désigner Jérusalem et, par extension, la Terre d'Israël». [Eretz Israël]
La dernière phrase est importante, car elle soulève le contentieux qui depuis ses origines déchire la société israélienne. Pourtant, l'ouvrage d'Abitbol reste tout aussi dominé par le conflit entre Arabes (Palestiniens) et Juifs (sionistes), comme s'il était impossible de faire la part de l'histoire israélienne en dehors de la persistance de la confrontation arabe. Il vise l'impartialité entre les deux ethnies, comme entre les différents partis qui ont participé au développement intérieur de l'État juif. Il vise aussi à expliquer pourquoi et comment chacun pense et agit comme il l'a fait tout au long de cette courte histoire pleine de bruit et de fureur.
Cette «Histoire d'Israël» ne commence pas en 1948, mais un siècle plus tôt, dans la foulée du «Printemps des peuples» de 1848. Un intellectuel juif allemand, Moses Hess, un ancien proche de Karl Marx, associait à la lutte des classes la lutte des nations : «Exposant... les impasses de l'émancipation et de l'assimilation, Hess suggère la reconstitution d'un État juif. Une idée basée certes sur des observations personnelles mais nourrie également de la lecture des premiers volumes de l'"Histoire des Juifs", écrite par son ami Heinrich Graetz (1817-1891), historien hégélien formé à l'école de Ranke. Figure éminente de la Haskala [les Lumières juives], Graetz souligne dans son œuvre la continuité et l'unité historique du judaïsme, qui ne saurait être réduit qu'à sa seule dimension religieuse. Mettant en avant sa dimension politique. Graetz estime que l'évolution historique du Judaïsme relève des mêmes "règles" que celles ayant présidé aux destinées de n'importe quel autre peuple de la planète. Libérant ainsi l'histoire des Juifs de l'immobilisme de l'histoire sacrée, Graetz la décrit comme celle d'une nation particulière, diverse mais toujours la même, depuis les Patriarches jusqu'à l'époque contemporaine, entre autres facteurs de la pérennité juive. Graetz met en évidence les souffrances endurées par les Juifs à travers l'histoire et leur créativité spirituelle ainsi que – et c'est là où réside la nouveauté de sa démarche – leur attachement à la Palestine. La vieille Terre d'Israël est, selon lui, avec la Torah et le "Peuple d'Israël" ('Am Israel), l'un des trois fondements constitutifs et immuables de l'identité juive. Religion nationale, le judaïsme est profondément lié à la Palestine, n'en déplaise aux assimilationnistes aux yeux desquels l'attachement traditionnel des Juifs à Sion a seulement valeur d'allégorie». En 1948, à la fondation de l'État, Ben Gourion, élevant la Bible «au rang de mythe fondateur de l'État hébreu» s'inspirait encore de la philosophie de l'histoire juive de Graetz.
Comme la plupart des idéologies nationalistes du XIXe siècle, le sionisme disposait de son historien capable de conceptualiser une unité d'espace et de temps autour du peuple juif, peuple qu'on aurait eu alors bien du mal à définir de manière nationale. Aussi, le sionisme est-il surtout né en tant que stratégie défensive devant l'antisémitisme naissant. C'est l'antisémitisme qui va motiver Théodore Herzl, citoyen hongrois, à fonder le mouvement sioniste : «De fait, contrairement à la plupart de ses futurs partisans est-européens qui, depuis leur plus tendre enfance, avaient rêvé de retrouver les paysages brûlés de soleil du pays merveilleux mais lointain [...] Herzl, lui, était obnubilé par une seule vision : la délivrance des Juifs et du monde civilisé des griffes de l'antisémitisme – mélange d'intolérance religieuse et de jalousie économique – et, à la fin, la création, avec l'aide des puissances, d'un État juif susceptible d'accueillir les Juifs indésirables en Europe». Abitbol rappelle, en effet, que contrairement à l'image d'Épinal, ce n'est pas le Juif traditionnel du ghetto qui était la principale cible des antisémites, «mais le Juif émancipé et "déjudaïsé" des Temps modernes» : banquier, journaliste, gens de lettres et professionnel qui œuvraient dans l'ensemble des sociétés nationales occidentales.
Cette volonté manifeste d'exterminer le peuple juif fut intériorisée encore plus après la Shoah mais, au moment où le jeune État juif eut besoin du soutien des puissances occidentales, il déplaça la projection sur les foules arabes du Moyen Orient : «Les Arabes veulent toujours nous exterminer», s'exclamera encore la Première ministre Golda Meir en septembre 1967, après la victoire israélienne à la guerre des Six-Jours. Tout traité de paix serait à jamais impossible «tant que les Arabes ne reconnaîtraient pas à Israël le droit de vivre paisiblement». Même victorieux militairement, les radios fredonneront le grand hit de l'heure : «Le monde entier est contre nous», avec son refrain : «Et que tous ceux qui sont contre nous / Aillent au Diable»! Ce droit de vivre est spécifique à la nation juive et perpétue l'empreinte du complexe antisémite dans la conduite étrangère de l'État d'Israël, se faisant des alliés puis des adversaires des uns et des autres. Finissant par l'isoler sur la scène mondiale, il justifiera la colère d'Ezer Weizman lorsqu'il dénonce, en 1978, la «mentalité de ghetto» du gouvernement Begin.
«Nationaliste par dépit, c'est une solution pragmatique que Herzl propose pour résoudre la question juive, impliquant le monde entier et non pas seulement les Juifs. Ainsi, pour le fondateur du sionisme, ce rêve royal qu'est la création d'un État juif en Palestine n'est pas la réalisation du rêve messianique de retour à Sion, ni même une fin en soi en tant que concrétisation d'un quelconque idéal national juif censé déboucher sur une réalité lumineuse. Ce serait tout au plus une solution fonctionnelle destinée à éradiquer l'antisémitisme et à assainir les rapports entre Juifs et non-Juifs». Toute sa vie, qui s'acheva abruptement à 44 ans, «fidèle à lui-même, Herzl ne voyait pas dans [un] départ massif des Juifs une rupture avec l'Europe. Bien au contraire : dans son esprit, le futur État juif serait à même d'incarner les idéaux humanistes d'intégration des Juifs qui avaient eu tant de mal à se réaliser dans l'Europe antisémite de la fin du XIXe siècle. Moderne et laïque, cette nouvelle entité politique [...] serait fondée sur la justice sociale, l'esprit d'entreprise et le développement scientifique et industriel pour devenir une sorte de république aristocratique européenne...» Au Congrès sioniste de Bâle (1897), le programme définissait «le sionisme comme un mouvement politique visant à établir en Palestine une patrie (Heimstadt) de droit public, destinée au peuple juif et reconnue à l'échelle mondiale. Car, répéta-t-il à l'adresse des congressistes, le problème juif est d'essence nationale et non religieuse ou sociale comme l'avaient dit les penseurs de l'émancipation et de l'assimilation».
Tout le monde ne voyait pas la chose du même œil. Les Amants de Sion, constitués de l'élite des Juifs d'Europe de l'Est victimes des pogroms en Russie, en Roumanie et en Bulgarie, refusaient la conception laïque de Herzl. Des rabbins tels «Zvi Hirsh et Juda Alkalaï qui, se référant à des calculs cabalistiques en rapport avec l'année 5600 du calendrier hébraïque correspondant à 1840, n'avaient aucun doute sur l'imminence de la fin de l'Exil et le rétablissement proche de la souveraineté juive en Terre sainte. Mêlant supputations mystiques abstraites et considérations politiques concrètes, ils pensaient l'un comme l'autre que la rédemption de l'ancienne Judée et le rassemblement des Exilés n'auraient pas lieu sous le seul effet de la Providence mais grâce aussi à l'action sur le terrain des puissances et des Juifs eux-mêmes». On trouve ici l'origine des deux sociétés israéliennes actuelles, celle, occidentalisée, qui domine à Tel Aviv et l'autre, asiatique ou orientale, dominante à Jérusalem.
Une troisième tendance représentée par Ahad Ha'am promouvait plus qu'un sionisme politique et diplomatique, un sionisme culturel chargé de redresser la déchéance juive, à l'image de toutes les autres décadences culturelles fin-de-siècle. Mais «il fut aussi le premier à conseiller aux sionistes de ne pas perdre de vue que la Palestine n'était pas un pays sans peuple, et que ce peuple n'accepterait pas sans réagir la présence sur ses terres d'étrangers voulant y édifier un État et qui, de surcroît, étaient différents à tout point de vue des Juifs qu'ils côtoyaient depuis des siècles en pays musulmans». Ce point, pourtant, ne sembla pas préoccuper outre mesure les assistants au Congrès de Bâle.
Cet aveuglement volontaire montre combien le rêve utopique de Herzl anticipait un paradis sur terre, non seulement pour les Juifs mais pour l'ensemble de l'humanité qui, se détournant de l'industrialisation, reviendrait au sain travail de la terre, faisant fleurir des déserts en Palestine, organisant de grandes coopératives socialisantes. Le poète Bialik et quelques autres s'efforcèrent bien de mettre les rêveurs face à la réalité : «S'agissant de l'immigration massive des Juifs en Palestine, ne risquait-on pas, demandaient-ils, de voir les nouveaux venus, soutenus par des capitaux étrangers, exploiter outrageusement des indigènes musulmans sans ressources? La Palestine juive n'était-elle pas condamnée à devenir une seconde Algérie coloniale? À cette différence notoire, leur répondaient les sionistes, que contrairement à l'Algérie des pieds-noirs et à l'Afrique du Sud des Boers, la Palestine n'était pas une terra incognita, ni même une terre de conquête pour les Juifs : de très puissants liens religieux et affectifs les y attachaient depuis des temps immémoriaux». À ce compte, comme tous les autres nationalismes européens, le projet sioniste portait en lui un colonialisme non dénué d'expropriations ni d'asservissement des populations locales. L'aveuglement volontaire de Herzl comme des Amants de Sion devait se transformer en pur négationnisme avec des dirigeants comme Ariel Sharon et Benjamin Netanyahou..
Cet auto-aveuglement était si extraordinaire que les Juifs d'Europe de l'Est de la première migration ('Aliya) «étaient si pressés de transplanter en Palestine l'architecture des villes de Pologne et d'Allemagne... qu'ils en oublièrent d'apprendre chez les Arabes comment bâtir des maisons fraîches et spacieuses, adaptées au climat et à la nature du pays. Peur, aliénation, précarité : c'était l'atmosphère dans laquelle vivaient effectivement les habitants des implantations juives : établissements sans racines solides, agriculteurs et artisans déprimés et prêts à replier bagage à peine arrivés, et demandant qu'on cessât de parler là-bas de la douce terre de nos ancêtres (A. Koestler)». Ce n'était certes pas une attitude favorable à un rapprochement. (Cette attitude devait se reproduire lorsque les sabras (les fondateurs) se trouvèrent désemparés devant l'arrivée des Juifs yéménites et d'Afrique du Nord qu'ils reçurent comme des arriérés ou des barbares, ce qui nourrit depuis le racisme des Askhénazes à l'égard des Sépharades chez qui, à la fin des années 60, on vit surgir des formations de jeunes contestataires sociaux, les panthères noires.) Quoi qu'il en soit, «de meilleures relations de voisinage finirent par s'établir entre villageois arabes et juifs. Mais ces derniers restèrent à jamais des intrus étrangers tant à cause de leurs origines européennes que de leur religion. Cet ostracisme ne tarda pas à prendre une coloration idéologique [...], au fur et à mesure que la population prenait conscience des objectifs territoriaux et politiques du sionisme et que se répandaient parmi ses élites urbaines les idées nouvelles du nationalisme arabe et syro-palestinien». Idées qui devaient plus tard s'inscrire dans l'article 1 de la charte palestinienne de juillet 1968 : la Palestine est la «patrie exclusive du "peuple arabe palestinien", qui lui-même "fait partie de la nation arabe"».
À l'approche de la Grande Guerre, la tension se mit à monter. La gravité de la situation s'imposa aux deux communautés nationales. Ainsi, «pour Khalil Sakakini (1878-1953), intellectuel nationaliste grec-orthodoxe de Jérusalem, le problème n'était pas de savoir si les Juifs avaient droit ou non à une terre à eux, mais plutôt de prendre conscience que la réalisation de leurs aspirations nationales impliquait la destruction de la nation arabe : Si je hais le sionisme, écrit-il en 1914, ce n'est pas parce que je m'oppose aux efforts de régénérescence du peuple juif mais parce que j'exècre l'idée de base sur laquelle repose le sionisme – la renaissance d'une nation juive sur les décombres de la nation arabe...». Parallèlement, «une nouvelle vision du Juif était en train de s'imposer graduellement à l'opinion arabe du Proche-Orient : loin des canons musulmans de l'altérité, elle faisait appel à des stéréotypes véhiculés depuis le Moyen Âge par l'antijudaïsme chrétien puis par l'antisémitisme européen des XIXe et XXe siècles».
Les discussions entre idéologues sionistes ouvrirent à des hypothèses politiques afin de résoudre les contradictions qui ne devaient plus jamais dessaisir les Israéliens. Ainsi, Itzhak Epstein (1862-1943) «en arriva à suggérer la transformation de l'entreprise sioniste en une sorte de condominium judéo-arabe pour la régénération politique et économique de la Palestine. [...] De deux choses l'une, lui rétorqua Moshe Smilansky (1874-1935), ...si la Palestine appartient, sur le plan national, aux Arabes qui y habitent depuis peu seulement, alors les Juifs n'ont rien à y faire et nous devrions accepter une fois pour toutes que la patrie de nos ancêtres est perdue à tout jamais. Mais si l'on admet, au contraire, ajoutait-il, que les Juifs en sont les seuls propriétaires légitimes, alors foin de toutes les tergiversations et de tous les faux débats de consciences : Nos intérêts nationaux prennent le dessus sur toute autre considération d'ordre moral ou politique». Devait-on considérer ou non la présence du peuple juif en Palestine comme légitimé par sa lointaine propriété du territoire palestinien? Cette aporie se doublait d'une ségrégation sociale ethnique qui perdure jusqu'à nos jours : «...une discrimination nette entre citoyens juifs et citoyens arabes, étant entendu que les premiers sont les "propriétaires" légitimes du pays et les seconds des citoyens de seconde zone». Les intellectuels juifs hésitaient à trancher. Le «réaliste, [le sioniste socialiste] Brenner ne crut guère en une entente possible entre Juifs et Arabes, estimant que les Arabes n'accepteraient jamais l'établissement d'une entité nationale juive en Palestine».
Ce qui n'aidait pas, c'était l'occupation d'un tiers. D'abord, l'empire ottoman qui, après une certaine ouverture à la venue de Juifs en Palestine, s'empressa non seulement de refermer la porte durant l'état de guerre, mais assura «la perte, pour des milliers de Juifs, originaires principalement d'Europe de l'Est, de leur statut de protégés européens : devenus immédiatement apatrides ou, tout simplement, des ressortissants de pays ennemis, quelque 35 000 d'entre eux – soit plus de 40% de la population juive – furent expulsés ou quittèrent de leur plein gré le pays entre 1915 et 1917». Pour la première fois les Juifs de Palestine réalisèrent qu'ils pouvaient être rejetés à la mer! (Mais il faut mesurer avec le génocide de la population arménienne.) Puis, ce fut le mandat britannique et la Déclaration Balfour reconnaissant l'existence d'un Foyer national Juif en Palestine. L'administration civile et militaire opérée par l'occupant britannique ne plut ni aux uns ni aux autres. L'un des plus dynamiques représentants du sionisme, le socialiste David Ben Gourion, dès 1919, saisissait l'incompatibilité pour deux nations d'habiter un même territoire : «C'est un problème national : Juifs et Arabes se disputent la même terre pour y bâtir leur futur État national. Le futur Premier ministre israélien rétorquait à ses camarades socialistes qui réclamaient une plus grande insertion dans la population arabe du pays : "Quel Arabe accepterait-il que la Palestine devienne juive, même si les Juifs y apprennent l'arabe... et que m'importe, à moi, d'apprendre l'arabe [...] ou que Mustafa apprenne l'Hébreu?"».
Pourtant, la première décennie du mandat britannique vit l'accroissement de l'immigration juive européenne. Jérusalem atteignit bientôt 33 000 habitants juifs suivi de Tel Aviv (20 000) «qui, depuis 1921, avait acquis son autonomie municipale par rapport à Jaffa. La "première ville hébraïque" d'Eretz Israël, qui ne se targuait d'aucun monument du passé, était fière de ses jardins publics, de ses grandes artères bien tracées, de son casino, de sa grande synagogue, de sa bibliothèque municipale, de sa station météorologique, de son eau courante, de sa lumière électrique, de ses cafés, de ses restaurants et de ses usines. [...] Tel-Aviv abritait la plupart des journaux hébraïques...» À la même époque était posée en toute solennité la première pierre de l'Université de Jérusalem. Les immigrants juifs travaillaient la terre laissée en pâturages durant des siècles, irriguaient à partir du Jourdain, érigeaient des villes, des écoles, des hôpitaux modernes qu'ils partageaient avec la population arabe. Mais les massacres à caractères religieux de 1929 mirent un frein, et l'on vit retourner une proportion de Juifs vers l'Europe. Même «l'association Brit Shalom ("Alliance de paix") qui prônait la constitution d'un État binational judéo-arabe intégré dans une fédération des peuples de la région» dut s'effacer. Avec la décennie des années 30, l'idée s'imposa que du Foyer national, il fallait passer à l'État national juif.
Le début de la décennie fut d'ailleurs marqué par une ère de prospérité grâce au travail des sabras. Ce qui était depuis des siècles des déserts inhospitaliers devenait un jardin. Grâce aux investissements britanniques, une industrie et un grand commerce juifs se développaient : «C'est ainsi que, pendant que la crise économique mondiale frappait durement les pays voisins, la Palestine était l'un des rares endroits du monde à connaître des budgets excédentaires, une production agricole et industrielle soutenue, et où l'on continuait à ouvrir de nouveaux chantiers publics sans crainte du lendemain». Les jeunes y acquirent des certitudes qui tranchaient avec les immigrants des premiers 'Aliyot : «Tournant résolument le dos aux pays d'origine de leurs parents, ils avaient une image très négative du "Juif diasporique" qui n'était pas très éloignée de celle des antisémites. Nouveaux Juifs, "aux beaux yeux", droits, braves et sans malice, ils ne parlaient qu'en hébreu, cette langue ressuscitée qui avait retrouvé en Eretz Israel son milieu naturel, leur disait Brenner. [...] Quant à leur attitude à l'égard de leurs voisins, elle connut bien des fluctuations depuis la fin du XIXe siècle, cumulant tous les stéréotypes imaginables, du fellah bon sauvage et descendant des anciens Israélites à l'Arabe, réincarnation de l'Amalek biblique, ennemi féroce et assoiffé de sang, en passant par le Bédouin, guerrier noble et intrépide auquel les gardiens du Hasomer [la défense des implantations juives] avaient voulu ressembler». Finalement, ils tournèrent le vieux mépris antisémite dont ils avaient été victimes contre leurs voisins arabes, ce qui faillit leur coûter cher lors de la guerre du Kippour, le chef du Mossad, Zvi Zamir, témoignant : «La vérité, c'est que nous croyions les Arabes incapables de nous surprendre».
Aux yeux des Arabes, le mouvement sioniste ne pouvait être qu'un instrument du gouvernement colonial britannique au Proche-Orient. Une guerre civile éclata vers la fin de la décennie, ponctuée de massacres de part et d'autre. À chaque nouvelle incursion arabe, les Juifs répliquaient avec autant de violence : «S'il y avait un enseignement que le sionisme avait voulu de tout temps inculquer à ses adeptes : c'était que, contrairement au Juif diasporique acceptant sans réagir les atteintes à sa personne et à son honneur, le nouveau Juif sioniste, lui, se devait de rendre coup sur coup et d'employer tous les moyens à sa disposition pour faire fuir ses agresseurs». Ainsi, «créé en 1931, l'Irgoun (ou "Etzel") répondit au terrorisme palestinien par une série d'attentats sanglants contre des autobus, des cafés et des marchés arabes, faisant une trentaine de morts arabes au cours du seul mois de juin 1939». Le terrorisme commençait à s'imposer en Palestine. D'un côté, par l'opposant arabe (suivi par les Palestiniens fedayins, Septembre Noir, Hezbollah et le Hamas); de l'autre, par les coups (préventifs ou vengeurs) du Mossad contre les ennemis d'Israël, sur son territoire comme à l'étranger. Cette dialectique devait atteindre son paroxysme au début du XXIe siècle, après la seconde Intifada, lorsqu'aux bombes humaines, kamikaze se faisant sauter dans des lieux publics pour faire le plus de victimes possibles, l'armée israélienne répliquait par des Opérations coups de poing, tueries de masse.
Avec la Seconde Guerre mondiale, le protecteur britannique tourna ses faveurs octroyées jusque-là aux sionistes vers les Arabes afin de contre-balancer l'influence allemande. À la fin de la guerre, alors que reprenaient les arrivées massives d'immigrants juifs ayant survécu aux camps nazis, les Britanniques firent tout en leur pouvoir pour bloquer cette immigration. L'issue ne pouvait être qu'une guerre d'indépendance et la fondation de l'État juif de Palestine (le 14 mai 1948). «Le lendemain, à l'aube, les États arabes mirent à exécution leur menace et envahirent l'État d'Israël : une guerre d'extermination et un immense massacre, selon le secrétaire général de la Ligue arabe» étaient à prévoir. Il est vrai que l'ONU s'était montrée particulièrement impuissante à trouver une solution, toutes rejetées par les uns et les autres. Un comité spécial, à la majorité de ses membres, recommandait «la partition de la Palestine et la création d'un État arabe et d'un État juif, liés par une union économique, ainsi que l'internationalisation de Jérusalem. Cela fut proposé contre l'avis de la minorité qui préconisait l'établissement d'une confédération sur l'ensemble du pays, composée d'un État juif et d'un État arabe. Tous cependant étaient conscients que la Palestine, en tant qu'entité politique distincte, était redevable de son existence à la déclaration Balfour, sans laquelle, comme le rappela à juste titre le représentant de Damas à l'ONU, elle serait encore une province syrienne».
Cette première guerre israélo-arabe fut «extrêmement meurtrière – près de 6 000 morts du côté israélien pour une population comptant moins de 750 000 personnes, soit l'équivalent des pertes françaises pendant la Première Guerre mondiale; 12 000 à 15 000 morts du côté palestinien -, la guerre de 1948 projeta sur le devant de la scène internationale la question des réfugiés palestiniens. Six cents mille à 700 000 personnes, soit l'équivalent de toute la population israélienne, étaient parties volontairement ou avaient été expulsées de force par leurs vainqueurs en Jordanie, dans la bande de Gaza, en Égypte, au Liban, en Syrie et dans les émirats du golfe Persique. Une petite minorité de 150 000 personnes, amputée de ses élites et coupée des concentrations palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza, continua de vivre à l'intérieur des frontières du nouvel État hébreu...» Ainsi, Israël (re)naissait, mais avec un lourd contentieux dont l'histoire ultérieure, jusqu'à ce jour, n'a réussi à effacer.
À la fin du mandat de Menahem Begin, au début des années 80, quelque chose de structurel changea, aussi bien en Israël que dans la Palestine arabe. On serait tenté de croire que le fantôme des six millions de Juifs liquidés pendant la Shoah hanteraient spécifiquement la conscience des responsables, les Allemands, mais ce ne fut pas le cas. Pendant que les Allemands oubliaient très vite, les Israéliens de Palestine se voyaient tourmentés par les spectres de Hitler : «C'est notre destin que de lutter et de nous sacrifier pour Eretz Israel. L'autre alternative, c'est Auschwitz». Ce fatalisme, exprimé par le Premier ministre lui-même, était tout à fait nouveau et n'avait jamais été invoqué par ses prédécesseurs. Il se répandit surtout lors de l'invasion israélienne du Liban afin d'éradiquer les camps palestiniens d'où partaient les actes de terrorisme contre les populations juives frontalières. L'action meurtrière des armées israéliennes, associées par la bande aux Phalangistes chrétiens maronites (qui furent les vrais responsables des massacres de Sabra et Chatila), amena le Président Mitterand «à une comparaison particulièrement blessante entre Beyrouth et Ouradour-sur-Glane. Le 20 juin [1982] le professeur de Jérusalem Yeshayahou Leibowitz avait qualifié de "judéo-nazi" la politique menée par Begin au Liban». À l'extérieur comme à l'intérieur, on associait de plus en plus Israël au Troisième Reich.
«Le rappel lancinant de la Shoah par le Premier ministre finit par lasser l'opinion et exaspérer beaucoup d'écrivains israéliens, à l'exemple d'Amos Oz : Monsieur le Premier ministre, lui lança-t-il dans une lettre ouverte, Hitler est mort il y a trente-sept ans... Il n'habite ni à Nabattiyeh, ni à Sidon, ni à Beyrouth. Il est mort et son corps brûlé jusqu'aux cendres». Même des survivants de la Shoah entreprirent des protestations fermes, jusqu'à la grève de la faim pour certains, afin de mettre un terme à l'action sanglante du général Sharon au Liban. Il n'y a pas jusqu'aux États-Unis de Reagan à proposer la création d'une entité palestinienne détachée d'Israël en Cisjordanie et à Gaza, ce qui fut l'occasion pour Begin de reprendre ses litanies : «Nous avons été trahis par les Américains. La plus grande trahison de l'histoire d'Israël depuis 1948. Ils nous ont poignardés dans le dos». C'était le retour du fameux Dolchstoß de la propagande nazie! La revue «Théorie et Critique» finit par reprocher aux Juifs de déifier la Shoah. En insistant sur le massacre du 7 octobre 2023, qu'il avait fait le plus grand nombre de morts juifs depuis la Shoah, Netanyahou reprenait à son tour la rengaine de Begin. L'opération de l'armée israélienne qui avait transformé le territoire libanais, transforme aujourd'hui la bande de Gaza en véritable bain de sang.
Non tant pour les victimes arabes que pour les soldats israéliens sacrifiés, tel ce «jeune soldat du kibboutz Ha'ogen, mort dans la bataille du Beaufort. C'était le fils unique d'un survivant du ghetto de Varsovie – lui-même unique descendant d'une lignée très respectée de rabbins de Pologne – qui avait adressé à Begin ces mots terribles : "Et le cri du sang de nos fils jaillit des tréfonds de la terre. N'oubliez pas : l'histoire de notre vieux peuple vous jugera et vous châtiera pour vos méfaits avec des serpents et des scorpions jusqu'à la fin des temps... Si vous gardez encore quelque reste de conscience et d'humanité, sachez que le malheur et la souffrance d'un père dont vous avez entièrement détruit la vie, vous suivront dans votre sommeil et à votre réveil comme le signe de Caïn sur le front"». C'était particulièrement dur pour Begin qui avait perdu ses parents et un frère assassinés par les nazis. Mais n'entendons-nous pas, actuellement, ce ton dans les cris des civils israéliens adressés à Netanyahou pour la libération des otages détenus par le Hamas dans la bande de Gaza?
Ce sentiment de fatalité crut aux lendemains des accords d'Oslo où le gouvernement d'Itzhak Rabin avait réussi à obtenir la reconnaissance de l'État d'Israël par l'O.L.P. de Yasser 'Arafat. Il semblait que la paix pouvait être cette fois sérieusement envisagée. Mais l'agressivité dissipée de l'O.L.P. avait été récupérée par un nouveau mouvement anti-israélien, le Hamas, celui-ci entièrement tourné vers l'islamisme radical. Les attentats et surtout l'Intifada des lanceurs de pierres palestiniens ramenaient la violence à l'avant-scène. Les partis religieux juifs, qui n'avaient eu jusque-là qu'un rôle marginal, se regroupèrent autour du Likoud, le nouveau parti politique dirigé par Netanyahou. Ils s'en prirent à
Rabin, allant jusqu'à le comparer à Pétain. On lui lançait les mots durs : Auschwitz, Eichmann en «brandissant des effigies du Premier ministre en keffieh ou en uniforme nazi ainsi que des photomontages le représentant sous les traits d'Himmler, portant l'uniforme de la Gestapo. Guère gêné par ces excès, le romancier Moshe Shamir enfoncerait le clou, quelques jours après, en accusant Rabin d'avoir remis le pays à des milliers d'officiers nazis qui, sous le commandement de leur chef Adolf 'Arafat, entendaient mener jusqu'au bout le programme de destruction du peuple juif».
Le résultat de ces délires fut de mener la fatalité de Begin à son accomplissement : l'assassinat de Rabin en 1995 : «Une atmosphère de deuil immense enveloppa le pays. Rabin, le guerrier sabra, incarnait jusque dans sa gestuelle et sa diction le "bel Israël" des temps héroïques. Aux yeux de la gauche laïque et pacifiste, il représentait en outre le dernier espoir d'une nouvelle ère de tolérance et de coexistence avec des voisins que lui-même n'avait cessé de combattre depuis la création de l'État». Commença à apparaître l'idée, peut-être, que le rêve de Herzl s'était définitivement fracassé contre le mur des réalités palestiniennes?
En effet, la mort violente de Rabin faisait passer l'histoire d'Israël dans une nouvelle dimension, plus toxique. «Le jour de l'enterrement, Leah Rabin refusa de serrer la main de Benjamin Netanyahou. Elle le considérait comme celui qui, par ses propos diffamatoires, avait poussé à l'assassinat de son mari. Elle n'était pas la seule; la plupart des journaux pensaient de même. C'était une accusation dont le futur Premier ministre essaierait de se défaire par tous les moyens, mais qui continuerait pendant longtemps à lui coller à la peau». L'Israël laïque et démocratique de Herzl se voyait dépassé, de l'intérieur comme à l'extérieur, par des prophètes armés, fanatiques et théocratiques, adeptes des États despotiques. Le côté oriental reprenait ses droits sur les descendants juifs occidentaux.
La somme d'Abitbol s'achève sur un épilogue écrit un mois après le drame du 7 octobre 2023. L'auteur essaie de comprendre d'abord les circonstances du massacre puis les conditions dans lesquelles il a pu se produire. «Les Israéliens sont sonnés par la violence des images d'une barbarie et d'un sadisme inhumains transmises quasiment en temps réel sur tous les réseaux sociaux et les télévisions du monde entier». Voilà pour les circonstances, où les horreurs rapportées nous ramènent aux pires massacres du XVIIe siècle. La transmission instantanée des crimes les plus sadiques par des téléphones cellulaires où l'on entend et voit les criminels enchantés se faire féliciter par leurs parents de leur héroïsme devant les corps suppliciés explique en partie la cruauté que déverse présentement l'armée israélienne dans la bande de Gaza. Pour les conditions, Abitbol se demande comment, à une époque où jamais Israël n'avait semblé jouir de la paix et de la prospérité autant qu'en ces années post-pandémiques, il a fallu cette démonstration horrifiante qui a laissé au sol 1 200 civils et soldats tués et 239 otages dont une bonne partie sont morts en captivité? Pour l'historien, cette résurgence d'un pogrom serait liée à la crise suscitée par le gouvernement Netanyahou de mettre au pas la Haute Cour de justice sous la pression des groupes religieux qui veulent éradiquer la démocratie laïque de l'État juif. Les manifestations populaires répondant à l'action gouvernementale se répétant régulièrement les samedis soirs, c'est un samedi que les hommes du Hamas passent à l'action, comme si, à une poussée de l'extrémisme religieux juif répondait l'extrémisme religieux musulman.
Quoi qu'il en soit, il apparaît qu'Israël est à la croisée des chemins pour la suite du XXIe siècle : «Où va Israël? Est-ce vers un État juif et démocratique, comme ses fondateurs l'avaient espéré? Ou bien vers un État juif ethno-religieux, comme ses dirigeants actuels l'entraînent dans leur délire? Est-ce vers une démocratie libérale où tous les citoyens jouiraient des mêmes droits et des mêmes libertés, comme le prescrit la Déclaration d'indépendance de 1948? Ou alors vers une démocratie illibérale et autocratique soumise à la volonté d'un seul homme ou d'une seule clique...?» Pour Abitbol, il ne fait pas l'ombre d'un doute qu'à un niveau ou à un autre, le gouvernement Netanyahou est responsable du massacre du 7 octobre 2023, préparé inconsciemment pas la fatuité d'un régime qui a voulu affirmer son despotisme dans le refus de la situation objective de son État et contre les vœux de ses administrés. Le point tournant où se trouve rendu l'État d'Israël décidera du sort du vieux rêve sioniste de Théodore Herzl.
Jean-Paul Coupal
LES COBAYES OUBLIÉS
Qui se souvient des années 1980 se rappellera de ce recours collectif intenté contre la C.I.A., l'Université McGill et l'hôpital Royal Victoria, puis le gouvernement canadien pour les dommages subis par d'anciens patients soumis aux travaux expérimentaux du Dr Ewin Cameron, près de trente ans plus tôt. Depuis ces années, cette triste page de l'histoire médicale fait l'objet d'enquêtes qui ont donné naissance à deux ballados de Radio-Canada (CBC et SRC) dont ce livre est la synthèse augmentée. Les journalistes Sophie-Andrée Blondin et Lisa Ellenwood entendent faire devoir de mémoire en retraçant l'usage de la psychiatrie à des fins militaires et politiques, de la guerre froide aux attentats du 11 septembre 2001, en l'enracinant dans la manière dont les travaux de Cameron ont été menés.
Longtemps, les médecins ont subi les avanies de la plume de fiel des écrivains français. Leur réputation n'a jamais été particulièrement prisée. Des Diafoirus à Knock, de Molière à Jules Romains en passant par cet évadé de la médecine que fût Flaubert, qui a su écrire si méchamment à leur sujet, la plume est rarement tendre pour le médecin. Bien sûr, de celle de Balzac est sortie la figure d'Horace Bianchon, mais encore le voyons-nous moins pratiquer que philosopher sur la conduite humaine. Peut-être y a-t-il une certaine dose de médicophobie là-dessous? Parce que le médecin se tient à proximité si rapprochée de notre corps (et de notre esprit) et qu'il a des connaissances à son sujet que nous, pauvres ignares, n'avons pas. Et cela nous frustre ...et nous effraie. Les images du bon médecin de famille ou du spécialiste dévoué sont assez récentes et dues essentiellement à la télévision. Du Dr Kildare au Dr Murphy (celui-ci atteint d'autisme) -, passant par la série dont le titre reproduisait ces appels sonores courants dans les corridors d'hôpitaux, avant que les alertes-cellulaires ne les éteignent : Mary Hartman, Mary Hartman -, aux pathologistes des séries policières C.S.I., toute la gamme du personnel de la santé s'est vue, un jour ou l'autre, juchée sur la portée télévisuelle.
À côté, on a tout fait pour refouler de nos mémoires ces médecins SS conduits par le Dr Mengele dans les corridors des camps de la mort. Lorsqu'ils furent cités comme témoins à leur procès – le second procès de Nuremberg -, des psychiatres les observèrent. Celui qui s'attacha particulièrement à Rudolf Hess, le dauphin de Hitler qui s'était échappé en avion pour atterrir sans trop savoir pourquoi en Angleterre, était un médecin américain, le Dr Ewin Cameron. C'est à l'issue de ce second procès d'ailleurs, que fut généralisé le code de Nuremberg, «qui prévoit le consentement libre et éclairé des patients. Il est plus que probable que le Dr Cameron, témoin de l'un des procès tenus dans la ville allemande, ait été informé des dispositions de ce code», le problème, c'est qu'il ne le respecta pas dans sa pratique psychiatrique : «Au moins quatre-vingts patients, surtout des femmes, ont fondé tous leurs espoirs de guérison dans le prestigieux Institut Allan Memorial à Montréal. Ils ont plutôt reçu des doses massives d'électrochocs, du LSD ou d'autres drogues, subi des semaines de sommeil forcé, ou d'interminables séances de messages répétitifs et intrusifs. Des traitements expérimentaux auxquels ils n'avaient pas consenti en toute connaissance de cause. Des patients dont on a voulu effacer l'esprit pour le reprogrammer, sous l'œil et la gouverne d'un psychiatre renommé, Ewen Cameron, dont les travaux étaient financés en partie par la CIA, dans le cadre du programme MK-ULTRA».
Nos deux journalistes sont plus familiarisées aux enquêtes à la Marie-Maude Denis qu'à la littérature : «Pour qu'il soit digeste et agréable à lire, nous avons construit ce récit à partir des témoignages des personnes (et des personnages!) qui ont joué un rôle dans les événements, les décisions et les conséquences des expériences menées par un psychiatre qui a traité ses patients comme des cobayes il y a plus de 70 ans». La grande question que les autrices posent à leur lectorat et les guide dans leur enquête : «Peut-on contrôler l'esprit humain?».
Il y a tout un roman subconscient que le lecteur peut découvrir dans la lecture du récit. S'il commence par une présentation du Dr Donald Hebb, de passage à Montréal en 1951 pour une rencontre d'instances occultes des gouvernements américain et canadien, c'est qu'il va s'agir de brainwashing, de lavage de cerveau. L'expression, bien qu'apparue en 1945, était relativement nouvelle à l'époque. Il faudra attendre deux ans pour qu'elle «s'installe à demeure dans le vocabulaire du grand public en Amérique». Nous sommes alors en pleine guerre de Corée et des officiers américains, capturés par les armées communistes nord-coréennes «font de fausses confessions, avouent sans fondement à leurs geôliers avoir eu recours à des armes bactériologiques, où étalent publiquement leurs regrets et remords à la radio ennemie...». La chose était inconcevable pour les dirigeants américains : «On ne peut expliquer cette volte-face antipatriotique autrement que par un lavage de leur cerveau, cette idée que les communistes auraient développé des techniques sournoises, ou des drogues, pour s'inviter dans la tête des prisonniers, faire table rase de leur libre arbitre, et leur faire dire ce qu'ils ne pensent pas vraiment. C'est en 1953, donc, que le terme lavage de cerveau s'installera durablement dans la psyché collective».
Celui qui est à l'origine de cette thèse – car rien n'a jamais été officiellement confirmé sur l'usage de drogues sur les prisonniers américains -, vient du chef de la CIA, Allen Dulles, dont le frère est le Secrétaire d'État du Président Eisenhower. Il le reconnaissait lui-même d'ailleurs en juin 1953 : «Personnellement je n'ai pas de doute – je ne peux le prouver et je peux me tromper – qu'on peut prendre n'importe qui, tout mettre à l'envers de son esprit, puis introduire des choses dans cet esprit. Pour un certain temps, après ça, la bouche, le discours vont restituer ce qui a été instillé dans l'esprit. Comme je le dis, je ne suis pas technicien, je pourrais me tromper, mais je crois bien avoir raison». En fait, deux mois plus tôt, en avril, Dulles avait autorisé la mise sur pied d'un programme secret, le MK-ULTRA dont le but était de développer le conditionnement cérébral du comportement humain.
C'était la guerre froide, la course aux armements, le maccarthysme... «Parce qu'on veut rattraper l'ennemi et démasquer cette nouvelle arme apparemment utilisée par l'Union soviétique et la Chine. Une arme qu'on n'a pas besoin de fabriquer, Qu'on n'a pas besoin de transporter. Parce qu'elle est là, toujours, en chacun de nous : l'esprit humain. Il faut décrypter ces techniques, ces moyens pour manipuler l'esprit, afin de faire échec aux tentatives de lavage de cerveau de l'ennemi communiste. Il faut outiller les soldats du monde libre pour qu'ils résistent mieux aux assauts de l'ennemi en matière de lavage de cerveau... et il faut bien sûr développer des techniques qui permettent de manipuler l'esprit de l'ennemi à volonté!». Tout cela devait être illustré à l'écran par un film à succès, The Manchurian candidate (1962) de John Frankenheimer. C'est dans cette atmosphère qu'apparut le Dr Cameron.
Après cette entrée en matière, Blondin et Ellenwood posent un authentique décor tiré des meilleurs romans noirs : l'Institut Allan Memorial, annexe de l'hôpital Royal Vic, est l'ancienne résidence du richissime Hugh Allan, propriétaire de la Montreal Ocean Steamship Company. De 1860 à 1863, il a fait ériger un véritable château de 60 pièces sur le flanc du Mont-Royal. D'origine écossaise, Allan dut s'inspirer des romans gothiques de sa jeunesse pour imaginer Ravenscrag, le nom lugubre donné à la résidence. Après les bals de l'époque victorienne, Ravenscrag décrut à la mort de Allan. Son fils, Montagu Allan perd ses deux filles lors du torpillage du Lusitania et son fils est tué à la guerre. Quoi qu'il en soit, en 1944, l'ancien Ravenscrag devient l'Institut Allan, réaffecté en hôpital psychiatrique, et reçoit son nouveau maître, un autre écossais, Ewin Cameron.
Cameron a commencé sa carrière de psychiatre aux États-Unis (il ne prendra jamais la citoyenneté canadienne) et sa réputation est de portée internationale. À l'Institut, il va «poursuivre des travaux dans la veine amorcée par Donald Hebb, mais la limite éthique de Donald Hebb n'est pas celle de Cameron. C'est peut-être parce qu'il a le champ plus libre : Cameron semble avoir moins de comptes à rendre sur les paramètres de ses recherches que son collègue psychologue. Le psychiatre mène ses propres travaux dans la même institution que Donald Hebb, l'Université McGill. Les deux hommes se connaissent, sans s'apprécier outre mesure. Ils sont au fait de leurs travaux respectifs». Hebb a déjà expérimenté quelques-unes des thérapies que nous qualifierions aujourd'hui de neuroscience en faisant appel à des cobayes volontaires, généralement des étudiants en psychologie ou psychiatrie de McGill qui espéraient faire de l'argent rapide par des séances d'isolement et de sommeils prolongés. Mais pour Cameron, «c'est sur ses patients, et non sur des participants volontaires, que le psychiatre mène des expériences qui incluent la privation sensorielle et les messages répétés en boucle. [...] Plusieurs années après la mort de son collègue, Donald Hebb, affranchi d'un certain devoir de loyauté entre chercheurs d'une même institution, qualifiera Ewen Cameron de criminellement stupide».
Cameron voulait «"réaliser [son] rêve d'étudier le comportement humain objectivement, sans passion, et surtout être en mesure de prédire et contrôler" les comportements». Dotée d'une épistémologie positiviste, Cameron avait étudié les méthodes nazies de conditionnement. Il avait fréquenté les psychiatres du Reich recyclés dans le nouveau régime libéral américain. Comme le reprochera Stephen Kinzer : «...pendant qu'on faisait semblant d'être horrifiés par les exactions des nazis, on s'est mis à embaucher des gens qui avaient mené les expérimentations nazies les plus horrifiantes dans les camps de concentration, de même que ceux qui en avaient mené de pires encore, sous certains aspects, dans l'armée impériale japonaise».
Un aspect de la pensée de Cameron rejoignait par la bande le darwinisme nazi : «Ewin Cameron perçoit... que des maladies comme l'anxiété chronique ont le potentiel de se répandre dans les familles, et dans la société. Il déplore que les outils de santé publique disponibles pour freiner les maladies infectieuses ne soient pas utilisés pour endiguer la propagation de ces maux. Il offre une vision binaire de la société : il y a les forts, il y a les faibles. Les faibles souffrent d'anxiété et d'insécurité, ils ont du mal à intégrer l'ordre social, la vie leur est lourde. Il appartient aux forts de les isoler pour éviter, par exemple, qu'ils ne transmettent leurs déficiences aux enfants. La maladie est mentale; la contagion est sociale». Nous ne sommes pas loin de la psychologie des foules de Gustave Le Bon. Mais contrairement à Le Bon et aux psychiatres SS fanatisés, «Ewen Cameron estime que "la science doit contribuer à changer le monde de façon à libérer les personnes faibles des peurs qui les rendent si malheureuses"», entendre si suggestives.
Ewen Cameron était un lecteur avide d'Aldous Huxley avec qui, d'ailleurs, il correspondait : «il a sans doute apprécié ce passage du roman Le meilleur des mondes... puisqu'il a lui-même, par la suite, tenté d'implanter des pensées chez ses patients en les exposant sans relâche à des messages enregistrés. Il leur a même fait le coup des oreillers! (l'émetteur caché sous l'oreiller)». Sa méthode de restructuration mentale portait le nom de psychic driving et consistait à briser la résistance des patients pour qu'ils écoutent les messages. «Imprimer dans un cerveau déstructuré par les électro-chocs, les drogues et le sommeil forcé des idées et des pensées, qui mèneront ensuite à des comportements améliorés. Les premières versions de son invention sont utilisées en 1953, et le médecin s'affaire rapidement à rédiger les articles qui vont présenter à la communauté scientifique ce qu'il estime être un raccourci formidable pour guérir la maladie mentale, une alternative plus rapide à la psychothérapie». Comme tiennent à le préciser les autrices : «les interventions de restructuration de Cameron se basent sur l'idée, répandue à l'époque, que les maladies mentales sont attribuables à une maternité déficiente. En déstructurant le cerveau, avec du sommeil, des médicaments et des électrochocs, Cameron le rend semblable à celui du nourrisson – c'est le but. La restructuration par messages répétitifs permettrait ensuite une certaine reconstruction de la personnalité du patient, le maternant dans un environnement protégé et bienveillant, celui de l'hôpital...»
L'hypothèse de Cameron était des plus hasardeuses. Il eut des résultats fructueux lorsqu'il fut question de déstructurer les esprits, mais en retour, la restructuration se limita à un accroissement des troubles psychiques chez ses patients : «Les initiatives cliniques du Dr Cameron, quant à elles, témoignent d'un mélange délétère de compassion et d'ambition. Pressé d'en découdre avec la souffrance de ses patients, le médecin omet de les informer, de les consulter, de les écouter, eux et leur famille : il abuse ainsi de la confiance qu'il suscite, même dans le contexte de l'époque, où les médecins sont plus prompts à poser des gestes autoritaires qu'à demander l'avis de leurs patients. Il fait feu de tout bois en matière de traitements, sans se préoccuper d'en prouver scientifiquement l'efficacité : des injections de doses fortes de LSD, un rythme d'électrothérapie trop intensif, des cures de sommeil et de privation sensorielle excessives, un dispositif imposant la diffusion de messages à répétition... beaucoup de patients ressortent de son Institut plus affligés qu'ils ne l'étaient à leur arrivée. Ses méthodes controversées feront d'ailleurs l'objet d'un examen lors de son départ de Montréal en 1964, enquête au terme de laquelle ses thérapies seront immédiatement abandonnées».
Il peut arriver «que ceux qui sont censés travailler pour notre bien se transforment, parfois insidieusement, en vecteurs de souffrance». C'est le cas de Cameron, mais cela ne repose pas uniquement sur ses abus professionnels. Ce qui ressort des témoignages de ses anciens patients, dont le fils de l'une de ses victimes, Charles Tanny, est passablement affligeant : «Un jour, bien des années plus tard, le fils a osé poser la question à sa mère. "Dans ce temps-là, lui a-t-elle répondu, quand le médecin vous disait quelque chose, c'était le mot de Dieu. On ne pouvait rien dire. Juste accepter. C'est tout ce qu'on pouvait faire"». Une autre patiente, Val Orlikow, témoignant à la CBC en 1984 (année judicieusement choisie pour le reportage) : «Tout le monde au Allan admirait le Dr Cameron. Il arpentait les couloirs comme un géant, les gens se disaient presque "Voilà Dieu". Et moi je pensais : comment est-ce possible qu'il m'ait prise comme patiente?»...
Dans la figure de Cameron, ce n'est pas encore l'ogre qu'on voyait mais plutôt ce que les Français appellent un Grand Patron (d'après le titre du film de Ciampi de 1951); cette monarchie absolue des médecins-chirurgiens qui pèse de tout son poids sur les confrères, le personnel et surtout les patients de l'hôpital. Le manque de protocole scientifique de ses expériences de psychic driving, l'ignorance du code de Nuremberg, le ralliement à la paranoïa anticommuniste de la CIA puis du gouvernement du Canada, complice comme toujours des saloperies américaines, ont entraîné l'effondrement de nombreuses vies modestes. Des patientes entrées suite à des dépressions post-partum se sont retrouvées à expérimenter des tortures mentales appliquées à des cas de schizophrénie, et qui, depuis, si l'on suit les autrices, ont été reprises par différents gouvernements. Par le gouvernement britannique contre les terroristes irlandais et le gouvernement américain sur les talibans capturés dans la foulée de l'attentat de 2001.
Il est surtout pathétique de voir ces victimes, malgré les efforts des meilleurs avocats américains et canadiens, se débattre pour obtenir une reconnaissance par une compensation pour les dommages subis. Un paragraphe plein d'amertume réinterroge la sincérité des larmes de Justin :
«Le gouvernement canadien est pourtant généralement enclin à demander pardon à ses citoyens pour les erreurs du passé... il l'a fait pour les camps d'internement japonais, la taxe d'entrée aux immigrants chinois, les pensionnats autochtones, le refoulement d'immigrants sikhs, le traitement d'Omar Khadr, la discrimination envers les personnes LGBTQ2+, le refoulement des réfugiés juifs, la gestion de la tuberculose chez les Inuits, l'internement des Canadiens d'origine italienne, les membres des Forces armées canadiennes (FAC) qui ont été harcelés ou agressés sexuellement, les descendants du 2e Bataillon de construction de la Première Guerre mondiale...
Excuses qui ne sont jamais venues. Même lorsqu'elles émanent de la députée de Repentigny, Monique Pauzé, dont la mère avait subi des traitements à l'Institut : «Monsieur le Premier Ministre, Je vous demande d'offrir les excuses officielles du Canada aux victimes du projet MK-ULTRA et à leurs familles. Je vous demande également de revenir sur les compensations offertes en 1992 et d'indemniser globalement l'ensemble des patients ayant été traités par l'équipe du Dr Donald Ewen Cameron entre 1957 et 1964 et, en cas de décès, leurs familles». Il est dommage qu'elle ait appartenu au Bloc québécois! Peut-être faudra-t-il attendre que surgissent des fouilles entreprises autour du Allan Memorial et du Royal Vic, des sépultures d'enfants autochtones – fouilles déjà entreprises – pour rouvrir le robinet de larmes de notre pleureuse nationale et l'envoie de chèques aux offensés et humiliés?
Le psychiatre Stephen Xanakis, qui participe au tribunal des détenus de Guantánamo, a la note juste lorsqu'il dénonce comment la peur et la paranoïa ont été à l'origine de ces dérives de la science – en psychiatrie mais aussi en d'autres domaines – et dont les résultats peuvent être gravissimes, comme l'a montré encore tout récemment la paranoïa insensée issue de la Covid : «J'estime que le rôle de l'État dans ces situations, c'est de rassurer la population, pas d'en tirer parti». Ça, l'État ne l'entendra jamais.
Jean-Paul Coupal
PREMIERS ÉCRITS
Les premiers écrits de Jacques Lacan sont des écrits d'avant les Écrits. Des écrits de Lacan – souvent signés avec d'autres psychiatres durant sa formation clinique –, avant que Lacan ne devienne Lacan, ce «monstre» qui a émergé dans le milieu psychanalytique français dans les années '50. Huit textes rapatriés de différentes revues, souvent très spécialisées en psychiatrie, constituent le recueil, plus une traduction d'un texte de Freud.
L'intérêt de ces huit textes réside dans le fait qu'ils marquent dans la préhistoire du lacanisme le passage du surréalisme au freudisme. Des thèmes, propres à fasciner l'onirisme des Breton, Éluard et Péret, finissent sous la loupe de l'examen clinique du médecin qui ne se préoccupe pas encore trop de considérations philosophiques. Comme le souligne le présentateur, Jacques-Alain Miller, ici, la clinique de Lacan «est enracinée dans l'unicité du cas. Un cas n'est jamais choisi pour sa typicité, mais, à l'opposé, pour sa singularité. On pourrait y reconnaître d'emblée une orientation vers le un par un qu'impose la pratique de la psychanalyse. C'est ainsi que sa thèse de médecine prend la forme d'une monographie». Voilà situé un point de convergence entre la démarche psychanalytique et celle de l'historien.
Le premier texte est de 1928, «Abasie chez une traumatisée de guerre»; le dernier, de 1935, «Hallucinations et délires». Le délire paranoïaque, sous ses différentes formes, est sans doute le trait commun de ces courts textes. Dans «Abasie...», une traumatisée de guerre, qui a vu souffler sa maison sous la chute d'un obus, a développé une posture physique d'une «marche à reculons compliquée de tours complets sur elle-même», Après de multiples passages dans des hôpitaux, c'est le docteur Roussy qui énonce le diagnostic «Nous l'avions considérée..., comme un type classique de psychonévrose de guerre, avec ses manifestations grotesques et burlesques, développée sur un fond de débilité mentale. D'ailleurs, la malade se promenait avec un carnet de pensionnée de guerre et ne cachait pas son intention de faire augmenter le pourcentage de sa pension. Nous avions alors proposé à la malade de l'hospitaliser en vue d'un examen prolongé d'un traitement psychothérapique; mais 48 heures après son entrée dans le service, et avant même que le traitement fût commencé, la malade quittait l'hôpital, sans faire signer sa pancarte». Autant dire que, tout à côté de penchants délirants dus à la névrose de guerre, une opération consciente de simulation scellait l'unité de la personne paranoïaque.
La lecture de ce texte, de même que des suivants, ne laisse de susciter notre étonnement devant l'ampleur des souffrances liées à la maladie mentale. Elle invite à porter un autre regard sur la médecine psychiatrique et comprendre l'usage de certains traitements ou de certaines médications en vue de soulager les souffrances endurées par ces malheureux. On le ressent dans le second texte, «Folies simultanées», présentant deux cas de doubles délires paranoïaques. Dans le premier cas une mère et sa bru, dans le second une mère et sa fille, développent des délires et des comportements paranoïaques sans qu'on puisse dire qu'il s'agisse de contagions, mais plutôt d'un délire inducteur qui en amène un second sans qu'il ne reproduise le premier.
Arrive à point nommé le troisième texte (de 1931) où Lacan s'exerce, semble-t-il pour la première fois, à une avancée théorique : «Structure des psychoses paranoïaques». Ce texte est un petit bijou d'exposé, clair et net (qui tranche tellement avec les textes obscurs du Lacan de la maturité), que nous comprenons en quelques paragraphes ce qu'est la paranoïa dont l'auteur identifie trois types : la constitution paranoïaque, le délire d'interprétation et les délires passionnels. «La constitution paranoïaque se caractérise... par des attitudes foncières du sujet à l'égard du monde extérieur; par des blocs idéiques dont les déviations spécifiques ont pu donner à certains auteurs l'idée d'une sorte de néoplasie [...], enfin par des réactions du milieu social qui n'en donnent point une image moins fidèle». Élément essentiel de la psychose, «loin d'être un schizoïde, [le paranoïaque] adhère à la réalité de façon étroite, si étroite qu'il en souffre cruellement», en particulier dans ses relations sociales.
Le délire d'interprétation, que Lacan situe comme «délire de palier, de la rue, du forum», construit à partir d'interprétations «multiples, extensives, répétées». «Tous les incidents quotidiens et les événements publics peuvent en venir à s'y rapporter. Selon l'ampleur d'information du sujet ils y viennent en effet». C'est ce que nous pouvons vérifier aisément à la lecture des fils des réseaux sociaux, en particulier chez les partisans des thèses complotistes. «Le point essentiel de la structure délirante nous paraît être celui-ci : l'interprétation est faite d'une série de données primaires quasi intuitives, quasi obsessionnelles, que n'ordonne primitivement, ni par sélection ni par groupement, aucune organisation raisonnante. [...] C'est à partir de ces données immédiates que force est à la faculté dialectique d'entrer en jeu. Si propice aux déviations logiques que la structure paranoïaque la suppose, ce n'est point sans peine qu'elle organise ce délire et il semble qu'elle le subisse bien plus qu'elle ne le construise. Elle est entraînée le plus souvent à une construction dont la complication va à une sorte d'absurdité tant par son étendue que par ses déficiences logiques. Le caractère impossible à soutenir en est parfois senti par le sujet, malgré sa conviction personnelle qui ne peut se détacher des faits élémentaires».
Enfin, les «délires passionnels». «Fréquents chez des sujets impulsifs, dégénérés, amoraux ou pervers, chargés de tares psychopathiques personnelles ou héréditaires diverses, ces délires apparaissent épisodiquement sur un terrain de constitution paranoïaque». Lacan retient trois formes de délires passionnels : le délire de revendication, l'érotomanie et le délire de jalousie. Encore que dans le cas de l'érotomanie assiste-t-on à «une organisation idéique paradoxale, qui traduit l'hypertropie pathologique d'un état passionnel chronique, [qui] passe par trois phases : d'euphorie, de dépit et de rancune».
Ces premiers textes de Lacan sont ceux encore d'un psychiatre, non d'un psychanalyste. Son maître n'est pas Freud mais son directeur, le Dr Clérambault, envers qui il gardera une reconnaissance éternelle après ses déboires avec Freud et Marie Bonaparte. Le texte suivant «Écrits "inspirés" : Schizographie», entame un détour par le surréalisme. Tout commence comme n'importe quelle autre analyse clinique, sauf que Lacan s'arrête au langage de la patiente, une institutrice, mais surtout ses exercices d'écriture. À partir de lettres, dont plusieurs versent dans d'authentiques délires, Lacan renouvelle l'expérience de Freud devant le Président Schreber. Mais Lacan ne se contente pas de tirer un rapport clinique. Il insiste sur l'inspiration littéraire de la patiente, «véritable art poétique, où la malade dépeint son style...».
C'est aux surréalistes que s'adresse Lacan : «tout dans ces textes ne semble pas ressortir à la formulation verbale dégradée de tendances affectives. Une activité de jeu s'y montre, dont il ne faut méconnaître ni la part d'intention, ni la part d'automatisme. Les expériences faites par certains écrivains sur un mode d'écriture qu'ils ont appelé sur-réaliste, et dont ils ont décrit très scientifiquement la méthode, montrent à quel degré d'autonomie remarquable peuvent atteindre les automatismes graphiques en dehors de toute hypnose». Et de reconnaître qu'«en faveur de tels mécanismes de jeux, il nous est impossible de ne pas noter la remarquable valeur poétique à laquelle, malgré quelques défauts, atteignent certains passages». Ces observations ouvriront sur un des premiers textes entièrement théorique de Lacan, qui sera publié dans la revue surréaliste «Minotaure» en 1933 : «Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l'expérience».
On pourrait juger que Lacan n'innove en rien alors que depuis des décennies, aussi bien la psychanalyse de Freud que celle de Jung s'arrêtent à scruter la fonction des symboles; à traduire le «langage symbolique» en langue scientifique : «La signification éminemment humaine de ces symboles, qui n'a d'analogue, quant aux thèmes délirants, que dans les créations mythiques du folklore, et, quant aux sentiments animateurs des fantaisies, n'est souvent pas inégale à l'inspiration des artistes les plus grands (sentiments de la nature, sentiment idyllique et utopique de l'humanité, sentiment de revendication antisociale)». La rencontre de l'analyse littéraire des délires et le déchiffrement de leur sémiologie permet de dévoiler les thèmes, les itérations, les dédoublements...
«Mais le point le plus remarquable que nous ayons dégagé des symboles engendrés par la psychose, c'est que leur valeur de réalité n'est en rien diminuée par la genèse qui les exclut de la communauté mentale de la raison. Les délires, en effet, n'ont besoin d'aucune interprétation pour exprimer par leurs seuls thèmes, et à merveille, ces complexes instinctifs et sociaux que la psychanalyse a la plus grande peine à mettre au jour chez les névrosés. Il est non moins remarquable que les réactions meurtrières de ces malades se produisent très fréquemment en un point névralgique des tensions sociales de l'actualité historique».
Les tensions sociales de l'actualité des années '30, voilà ce qu'aborde le texte suivant : «Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin». Les poètes surréalistes vénéraient (le terme n'est pas trop fort) une galerie de criminelles dont les procès défrayaient les manchettes : Violette Nozière (parricide), Germaine Berton (anarchiste, elle avait flingué le directeur de la Ligue d'Action française, Marius Plateau), mais surtout les sœurs Papin. Il faut dire que leur crime est plutôt spectaculaire. Toutes deux, Christine et Léa, bonnes d'un couple bourgeois et de leur fille de la ville de Le Mans, maîtres et valets semblent vivre dans deux univers différents où la communication est limitée au plus banal. Une panne d'électricité survient le soir du 2 février 1933, panne due à la maladresse d'une des sœurs. Le père absent, l'épouse et sa fille reviennent au domicile et découvre le désastre...
«Quoi qu'il en soit, le drame se déclenche très vite, et sur la forme de l'attaque il est difficile d'admettre une autre version que celle qu'ont donnée les sœurs, à savoir qu'elle fut soudaine, simultanée, portée d'emblée au paroxysme de la fureur : chacune s'empare d'une adversaire, lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï, a-t-on dit, dans les annales du crime, et l'assomme. Puis, à l'aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d'étain, couteau de cuisine, elles s'acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face, et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les fesses de l'une, pour souiller de ce sang celle de l'autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes et se couchent dans le même lit. "En voilà du propre!" Telle est la formule qu'elles échangent et qui semble donner le ton du dégrisement, vidé de toute émotion, qui succède chez elles à l'orgie sanglante».
Lacan suit le procès de loin, à l'image d'Edgar Poe dépouillant la presse new-yorkaise pour résoudre le meurtre de Mary Rogers. L'article sera, là encore, publié dans la revue surréaliste «Minotaure». Il ne rencontrera pas les deux sœurs. Pour Lacan, il ne fait aucun doute que la paranoïa hante ce drame atroce. Malgré une vie des plus discrètes, les deux sœurs élaboraient des délires auxquels la commission du double meurtre mit fin temporairement : «Tel est ce crime des sœurs Papin, par l'émotion qu'il soulève et qui dépasse son horreur, par sa valeur d'image atroce, mais symbolique jusqu'en ses plus hideux détails : les métaphores les plus usées de la haine : "Je lui arracherais les yeux", reçoivent leur exécution littérale. La conscience populaire révèle le sens qu'elle donne à cette haine appliquant ici le maximum de la peine, comme la loi antique au crime des esclaves». Lacan reconnaît que l'écho – si fort chez les surréalistes –, qui résonne de l'atrocité du crime, se répercute dans l'opinion. Ici, «l'adage "comprendre c'est pardonner" est soumis aux limites de chaque communauté humaine et que, hors de ces limites, comprendre (ou croire comprendre), c'est condamner».
De cet au-delà des limites consensuelles, la psychanalyse – pour la première fois des Premiers écrits, Lacan mentionne le nom de Freud – ouvre la porte vers l'inacceptable. Les deux sœurs refoulent une attirance homosexuelle dont l'objet du désir se projetait dans les victimes, renvoyant un tabou inexcusable, d'où les regrets excessifs et délirants dont Christine témoignera après la condamnation. Et Lacan d'achever son étude sur une pièce littéraire : «Au soir fatidique, dans l'anxiété d'une punition imminente, les sœurs mêlent à l'image de leurs maîtresses le mirage de leur mal. C'est leur détresse qu'elles détestent dans le couple qu'elles entraînent dans un atroce quadrille. Elles arrachent les yeux, comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l'angoisse de l'homme depuis le fond des âges, c'est elle qui les anime quand elles déchirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine plus tard devant le juge devait appeler dans son innocence, le mystère de la vie».
Les textes suivant laissent apparaître le Lacan d'après-guerre : «Psychologie et esthétique», critique de l'ouvrage du psychiatre Eugène Minkowski, enfin, une critique positive de l'ouvrage d'Henry Ey, «Hallucinations et délires». Le tout, complété d'une traduction faite de Freud par Lacan, «De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité» (1932) qui lui a servi pour l'analyse des sœurs Papin. Ce texte, fort connu, explore la paranoïa liée à la jalousie et à l'attraction homosexuelle maintes fois exprimée par la formule je ne l'aime pas, c'est elle qui l'aime.
Ces premiers écrits de Lacan sont encore des essais cliniques d'observation d'un élève brillant et annonce sa découverte du stade du miroir, qui inaugure les Écrits publiés dans cette même collection qu'il avait fondée, «Le champ freudien». Peut-être décevront-ils les disciples du Lacan de la maturité, pourtant ces essais permettent de comprendre la formation tant professionnelle qu'intellectuelle du psychanalyste ainsi que sa fascination pour la paranoïa et la jalousie. Cette fascination n'expliquerait-elle pas ses comportements ultérieurs prompts à l'agressivité envers des collègues établis de même que la tendance à saborder les écoles par lui fondées.
Jean-Paul Coupal
Le philosophe et historien François Azouvi pose dans son plus récent ouvrage, Du héros à la victime, l'hypothèse d'une métamorphose du sacré, c'est-à-dire le passage au sein de la civilisation occidentale (et plus particulièrement en France) des valeurs de l'héroïsme à celles de la victime. Il prend conscience de cette métamorphose devant une plaque commémorant la mort du colonel Beltrame, victime d'un acte terroriste, Victime de son héroïsme. Il ne peut s'empêcher d'en reconnaître le paradoxe évident. Comment l'expliquer, sinon du fait que nous vivons à une époque où «à l'héroïsme nous préférons, explicitement ou implicitement, la victime». Ce qu'on honore est moins le courage dont a fait preuve le colonel Beltrame que du fait qu'il soit tombé victime d'un acte terroriste.
La thèse d'Azouvi est simple : «Pour le meilleur ou pour le pire, et probablement pour les deux, une révolution s'est accomplie quelque part entre le milieu des années soixante et le milieu des années soixante-dix du XXe siècle, par laquelle le modèle anthropologique qui régnait depuis toujours a basculé, permettant la substitution du régime victimaire d'exemplarité au régime héroïque. Révolution capitale, dont il faut préciser qu'elle s'est accomplie à l'insu des contemporains et de ses acteurs, lesquels n'ont pas eu la moindre idée du bouleversement qui était en train de se produire sous leurs yeux». Nous avons pris conscience de cette mutation surtout à la fin du siècle : «D'où ce livre qui s'efforce de retracer une histoire que je crois devoir commencer au moment de l'apothéose du modèle héroïque, c'est-à-dire en 1914, et prolonger jusqu'à aujourd'hui».
Azouvi n'est pas le seul à observer cette métamorphose. Ainsi, l'économiste Pierre-Yves Gomez «faisait remarquer le 5 janvier 2023 dans "Le Monde" que le statut de victime à acquis une telle aura dans l'opinion des sociétés occidentales qu'il leur donne "une compétence exceptionnelle qui les autorise à énoncer publiquement une parole d'autorité"». Les valeurs liées au patriarcat, telles la guerre, le courage, l'héroïsme sont discréditées au point, comme le souligne Denis Peschanski, que «la mémoire des attentats terroristes se construit... autour des victimes bien davantage qu'autour des héros, pompiers ou policiers, qui interviennent pour neutraliser les meurtriers». C'est un renversement éthique puisque jusqu'alors, «toute l'histoire occidentale est faite du récit des vies héroïques». Aussi, l'auteur s'efforce-t-il «d'essayer de comprendre comment cette mutation anthropologique a pu advenir, autrement dit comment il est devenu possible de désirer être une victime quand on ne l'est pas».
On acceptera donc que «le statut de victime est devenu une ressource sociale». Ressource non tant pour les compensations financières qu'il est possible d'en tirer que de l'estime de soi et de l'estime sociale que cette nouvelle vertu concède. On ne se légitime plus, comme le souligne Olivier Abel, «par la recherche du bien ou du beau, mais par le malheur qu'on subit». Autant dire qu'une catégorie ontologique se crée sous nos yeux, «que les victimes sont maintenant quasi sacrées ou taboues, comme on peut le lire ici et là».
L'enquête commence au plus fort du régime d'exemplarité d'héroïsme et de courage, la Grande Guerre de 14-18 : «Besoin d'héroïsme, besoin de gloire, de guerre. Besoin de sacrifice et jusque de martyre, peut-être, (sans doute), par un besoin de sainteté». Car malgré la déchristianisation amorcée, la sainteté restait encore liée à l'héroïsme, tous deux exprimant «la réaction de santé d'un peuple trop longtemps confiné dans la médiocrité de la paix. L'héroïsme, comme la sainteté, sont des "appels" et "celui qui est désigné doit marcher", "celui qui est appelé doit répondre"». Héroïsme et sainteté représentent les deux valeurs premières transmises par ces ordres sociaux que sont l'armée et le clergé. Péguy ne concevait-il pas l'héroïsme comme «le lit de camp temporel dans lequel couche la sainteté»?
La métamorphose aurait commencé aux lendemains de la Grande Guerre. Le régime d'exemplarité héroïque se maintenait, mais il commençait à se désacraliser. Les horreurs de la guerre industrielle avaient effacé la sainteté des combattants. Dans Le Grand Troupeau, roman des années '30, Jean Giono demandait : «Pourquoi faire de nous des héros et des saints, quand nous ne sommes que des bêtes de somme qui marchent sous le fouet du bouvier?». C'était une nette dévaluation non tant de l'idéal héroïque en lui-même que des conditions dans lesquelles se menaient la guerre moderne. Désormais, l'héroïsme allait se camper dans la morale de l'authenticité recomposée «sur un horizon de monde désenchanté, une morale de l'accomplissement de soi, d'où l'héroïsme a disparu, mais qui en retient malgré tout quelque chose, une impérieuse exigence de fidélité à soi». Le monde littéraire s'en fit l'écho : «L'homme qui se sort de l'angoisse et du désespoir par la fraternité héroïque, chez Malraux, dont il faut citer cette phrase de la préface du Temps du mépris (1931) : "Il est difficile d'être un homme. Mais pas plus de la devenir en approfondissant sa communion qu'en cultivant sa différence – et la première nourrit alors avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l'homme est homme, ce par quoi il se dépasse, invente ou se conçoit"». Malraux, mais Mermoz aussi, Guillaumet, Saint-Exupéry ont été les modèles de ce dernier héroïsme.
Un temps, on put encore considérer les héros de la Résistance et les malheureux traînés de force dans les camps de concentration comme des martyrs. Par trop chrétienne, la sainteté ne semblait pas compatible avec les sacrifices des combattants. De fait, ces derniers se voyaient moins comme des actants dans le déroulement de la guerre, comme ils l'étaient encore en 14-18, que des martyrs de la guerre : l'occupation allemande, les déportations, les exécutions d'otages, les sacrifices de la Résistance... Après une courte période de résurgence aux lendemains de la Libération, le régime d'exemplarité de l'héroïsme disparut avec le goût de la guerre. Ce serait alors que le rythme de la métamorphose s'accéléra :
«Quand les héros quittent la scène, les victimes apparaissent. Lesquelles? Ce n'est pas une question triviale car "il n'y a pas de "victimes par essence", comme le dit très bien l'historienne Caroline Baudinière, c'est-à-dire en dehors d'un "processus de construction". Plusieurs catégories de victimes potentielles, les colonisés, les Noirs, les Juifs, les femmes, les miséreux, les "Peaux-Rouges", sont de possibles candidates pour un tel processus de construction.
Par le fait même, ils sont devenus la victime absolue, c'est-à-dire consacrée. On voit cette métamorphose surgir à la Knesset, au moment des débats houleux autour de la compensation que l'Allemagne de l'Ouest offre à l'État d'Israël contre laquelle se dresse le député Moshe Sharett, le 26 mars 1951. Il rappelle que les Juifs étaient morts dans les camps non pour une raison de guerre, non parce qu'ils se sacrifiaient pour une cause, mais plutôt qu'ils «furent assassinés simplement parce qu'ils étaient juifs». Ayant perdu son sens théologique, les Juifs victimes lors de la Shoah témoignaient de l'absurdité, de l'immonde. Le judéocide se tirait de cette raison, comme nous désignons aujourd'hui de féminicide les femmes assassinées «parce qu'elles sont des femmes».
Azouvi parle alors de «saturation éthique» de la victime, «indice de sa sacralisation, [qui] effectue symboliquement la restitution de ce que la violence initiale qui l'a faite telle lui a ôté; elle lui donne cette dimension tout autre que la théologie n'est plus en mesure de lui dispenser, dans une société que la sécularisation est en train de bouleverser définitivement». L'expérience de la torture appliquée lors de la guerre d'Algérie par des bourreaux militaires ou policiers, quinze années seulement après les pratiques de la Gestapo, apparaît comme ce «procédé par lequel la victime se désigne elle-même, par ses cris et par sa soumission, comme une bête humaine». (Sartre). Si la population désignait généralement le héros, c'est la victime elle-même qui, entendant prendre son sort en main (faisant preuve d'héroïsme par la bande), décide de se proclamer telle. Nous atteignons ici le paradoxe déjà évoqué de l'«embarras en présence d'un héros dont nous ne savons plus faire un saint et que nous transformons, faute de mieux, en victime de son héroïsme».
Cette auto-proclamation de la victime repose sur un autre paradigme : celui du mérite. Au moment où les héros se voient dépouillés des mérites du courage ou d'abnégation, on affirme le mérite d'être des victimes. Les psychologues inventent le concept de victimologie. Pour les psychologues des années '50, «la victimologie s'était d'abord caractérisée par son insistance sur le rôle de la victime dans la genèse du crime», a priori qui affirmait que la victime consentait tacitement, coopérait même, conspirait ou provoquait son état; «dans les années soixante-dix, le mouvement s'inverse : si l'accent est toujours mis sur la victime, c'est non pas pour l'accuser mais pour évaluer l'impact du délit sur elle et pour s'efforcer de lui venir en aide». Le premier jugement avait été formulé dans le contexte du procès Eichmann où l'un des avocats avait dénoncé la passivité complice des Juifs dans le processus d'extermination nazi. Les victimes étaient artisanes de leurs malheurs. Vingt ans plus tard, les conditions étaient changées, en partie à cause de l'élargissement du spectre victimaire.
À l'époque de Mai 68, le mot victime passe dans l'ombre de celui d'opprimé. Les peuples opprimés en voie d'émancipation rejettent la passivité du temps des colonies. Il en va de même des femmes en Occident. A partir des années '70, alors que le judéocide se voit dépouillé de toutes signifiances transcendantales ou métaphysiques, il devient l'étalon à partir duquel mesurer les autres victimes de l'Histoire, ce que l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau appelle, une «putative échelle de Richter de la souffrance». Une compétition s'engage pour savoir qui figurera au sommet de l'échelle. La rhétorique révolutionnaire cédant la place à la rhétorique victimaire, on parle de moins en moins des luttes de libération que du droit des victimes à être dédommagées au nom des droits de l'homme.
Comme le remarque Azouvi, «dès qu'existe une victime absolue», une victime sacrée, la compétition devient féroce. Alors que des Juifs refusaient la compensation financière offerte par l'État ouest-allemand, les enchères ailleurs étaient ouvertes. Un programme affiché par les Black Panthers, aux États-Unis dès 1960, lançait la mise : «Les Allemands ont assassiné 6 000 000 de Juifs. Le racisme étatsunien a participé au massacre de plus de 50 000 000 de Noirs : par conséquent, c'est une demande motivée que nous formulons [le paiement en devises qui sera distribué aux différentes communautés noires]». Si Alioune Diop, en 1964, pouvait considérer comme «indécent de faire : comparer les souffrances», dans un texte fondateur du MLF en 1970, Monique Wittig vantait : «Nous sommes la classe la plus anciennement opprimée...», ce que confirma, dans un compte-rendu du XXe Congrès français de criminologie consacré au viol en 1981, Pierre Georges, affirmant que «le viol est "le pire des crimes", la femme est une "victime privilégiée"...». D'autre part, comme le note encore Pétré-Grenouilleau, «au poncif raciste blanc de jadis, a succédé un nouveau poncif : celui de bourreaux toujours blancs face à des Noirs toujours victimes [...] une sorte de "challenge" entre la tragédie négrière et celle de la Shoah».
Cette compétition entre groupes victimaires s'appuie, en effet, sur une conception nouvelle des Droits de l'homme : «Les victimes ont des droits, c'est cela la nouveauté et, s'agissant... des victimes juives, le droit de demander que justice soit faite» justifiait ce qui leur avait toujours été refusé de la part des États : la chasse aux criminels nazis, leur comparution devant les tribunaux dans les pays où ils avaient sévi et leur condamnation. Le mouvement des droits et celui des victimes se rejoignaient et fusionnaient au point que, selon René Girard, «le souci des victimes "domine la monoculture planétaire dans laquelle nous vivons" et tient lieu d'absolu en un temps où tous les absolus se sont effondrés». Bref, «l'heure n'est plus qu'aux individus porteurs de droits, qu'il faut empêcher de devenir des victimes», d'où les pressions qui doivent être exercées sur les États qui pratiquent des détentions abusives et arbitraires.
Dans les démocraties libérales, les victimes de viol réclament ce droit à la reconnaissance de leurs souffrances et au dédommagement par la société. Comme ces crimes relèvent de liens interpersonnels, deux entités juridiques s'affrontent devant les tribunaux ...et la société : «D'un côté, la présomption de véracité pour les plaignantes, de l'autre la présomption d'innocence pour les accusés. Qui tiendra les plateaux de la balance?» Jusqu'à quel point l'absolue de la victime ne risque-t-elle pas de léser la partie adverse? Comment éviter «qu'on ne limite pas la possibilité d'enquêter et qu'on ne dresse pas des obstacles infranchissables au déroulement de la procédure»?
Cette course s'emballe avec, comme dit Paul Ricœur, «la propension à se proclamer victime et réclamer sans fin réparation». Sur combien de générations doit s'étendre la responsabilité des injustices ou des traumas vécus par les victimes? Sur combien d'années les crimes doivent-ils être tenus pour imprescriptibles? Le principe du devoir de mémoire ouvre des perspectives de réclamations infinies tout en fractionnant l'intersectionnalité victimaire. Il faut dire aussi qu'«entre ceux qui, peut-être, pleurent trop abondamment sur des malheurs trop anciens et s'abstiennent de pleurer sur des malheurs plus actuels, et ceux, au contraire, qui tournent la page de ces malheurs anciens et militent contre ceux d'aujourd'hui», il y a deux attitudes qui paraissent antithétique.
La «frénésie victimaire» qui s'est emballée avec le nouveau siècle a atteint des niveaux d'aberrations que l'auteur qualifie de caricaturaux. Citant certains porte-paroles wokes, nous avons tous en mémoire de ces non-sens qui défient la logique et la raison. Puisque les Blancs «sont seuls à commettre des viols : un viol commis par un Noir à l'encontre d'une femme blanche n'est pas tout à fait un viol, c'est un acte qui a une finalité politique, nous dit Éric Fassin; aussi ne faut-il pas juger hâtivement des violeurs musulmans qui violent des femmes blanches, allemandes de surcroît, car leur acte est l'expression de leur frustration devant l'émancipation européenne des femmes de leur religion. Et d'ailleurs, si une femme noire est violée par un Noir, il est compréhensible qu'elle ne porte pas plainte pour protéger la communauté noire, affirme à son tour Houria Bouteldja». Dans l'idéologie woke, il s'agit constamment de réaligner les déclarations dont l'absurdité blesse l'une ou l'autre des sections. Il faut un sens de l'humour aussi noir que celui des Canadiens pour monter un «Intersectionality Score Calculator sur lequel il est loisible à chacun de calculer son score de victimité!»
Il ne fait aucun doute aujourd'hui que les femmes ont détrôné les Juifs à la tête de l'échelle de Richter des souffrances. Comme le note Azouvi, «on ne saurait surestimer..., l'importance de cet aspect du mouvement #MeToo : la création d'une communauté victimaire, revendiquée comme telle, qui prend aux tripes et qui peut susciter le désir d'y appartenir». À l'image des réseaux sociaux (le medium) sur lesquels #MeToo s'affiche, l'idée (le message) que se crée une communauté définie par un trauma violent invite à s'y joindre. Pourquoi? «...parce qu'[elles] sont victimes, [elles] incarnent le Bien. Aucun mal ne peut résulter d'[elles]». Et lorsqu'on leur adjoint les enfants victimes de pédophiles, la victime devient «l'incarnation du Vrai parce qu'elle est l'incarnation du sacré». La société devrait être prête à fouler du pied «la présomption d'innocence en réclamant, pour les enfants, une présomption de crédibilité». Cet angélisme oublie que les enfants ont une sexualité dès le très jeune âge et qu'eux aussi, peuvent (et savent) mentir.
Si Azouvi s'efforce de ne pas porter un jugement sur la métamorphose et concède la disparition du régime d'exemplarité d'héroïsme, demeure la difficulté de définir le régime d'exemplarité alternatif de la victime. Dans ce sacré post-moderne, «nulle transcendance ne se fait jour». Avec cette rupture du sacré du religieux «le martyr est devenu la victime», tant le judéocide fut cet acte insensé d'inhumanité. C'est à partir des récits des camps nazis que «la victime a été sacralisée parce que la souffrance est devenue "à la fois insupportable et scandaleuse", comme le dit Guillaume Erner, scandaleuse parce que inintelligible, inintelligible parce qu'elle n'est plus adossée à aucune explication théologiquement recevable».
Jean-Paul Coupal
LES GRANDES DÉCONVENUES
La période des grandes découvertes marque un moment crucial et déterminant pour la suite de l'Histoire universelle. Ce moment où les Européens sont partis à la découverte du monde (même si tant d'autres peuples habitaient depuis toujours ces mondes) a été suivi de toute une série de contacts de civilisations dans l'espace. Aujourd'hui, bien des mouvements d'opinion essaient de démoraliser cette expansion, ne la voyant que du côté des victimes qui n'ont pu faire le poids devant les moyens techniques dont disposaient les envahisseurs, perdant ainsi leur autodétermination. Entre réquisitoires et plaidoyers, il y a un aspect à partir duquel envisager autrement cette expérience. C'est cet aspect original que Romain Bertrand invite son lecteur à découvrir.
Il existe un revers négligé aux grandes découvertes, les grandes déconvenues. Nous oublions trop comment les efforts fournis par les explorateurs pour élargir l'horizon des Occidentaux ont abouti à des déceptions sans nombre. Colomb s'est toujours obstiné à ne pas reconnaître que le lieu où il avait atterri n'était ni Cipangu, ni Cathay. Les premiers marins abandonnés en 1492 à Hispaniola (Haïti), comme plus tard les colons anglais de sir Walter Raleigh laissés à Roanoke, disparurent, tués ou cannibalisés, ou ceux, encore, délaissés, tels les colons français du marquis de La Roche à l'Île de Sable, illustrent le revers de la médaille. La propagande anticoloniale laisse penser que les conquérants ou les colons, toujours, entrèrent et pénétrèrent la terra incognita, insolemment, bousculant, anéantissant les peuples autochtones, comme Cortés au Mexique ou Pizarro au Pérou. Ces images d'Épinal sont exceptionnelles sur l'ensemble des essais et tentatives d'acclimatation des Européens au continent américain et nous font oublier les réalités qui furent généralement pénibles et douloureuses.
Tant qu'aux vedettes, rappelons le sort de Sir Humphrey Gilbert noyé; des frères Corte-Real disparus l'un après l'autre; celui de Henry Hudson abandonné avec son fils et quelques marins dans les eaux glacées de la baie qui porte son nom; de Verrazano ou de Cook dévorés par les indigènes, le premier en Jamaïque, le second à Hawaï. L'expédition Franklin, errante dans l'Arctique canadien et tant d'autres anéanties par la témérité de leurs chefs avides d'or. Puis il y eut les déceptions moindres : les Cabot cabotant et cabotinant dans leur journal sans oser prendre possession d'un territoire; les faux diamants du Canada de Jacques Cartier; la noyade de Jean Nicolet; l'assassinat de La Salle... Toutes ces découvertes ont eu leur part de déconvenues. Mais celles dont nous entretient Bertrand, partant des mêmes ports atlantiques, se sont écartées vers une autre direction. Aux limites alors connues du monde, l'Indonésie.
Tout l'ouvrage de Bertrand est organisé autour des frères Parmentier, des navigateurs en lien avec l'un des plus gros armateurs de Dieppe, Jean Ango. Ce dernier est à la tête d'un véritable petit empire commercial qui s'étend sur tout l'Atlantique et ambitionne de contourner le Cap de Bonne-Espérance. Osant défier les prétentions portugaises, ses employés et ses marins se sont rendus exploiter les forêts du Nordeste brésilien, y important des perroquets de toutes les couleurs et surtout le bois rouge utilisé dans la teinturerie et les boiseries des demeures. Avec les frères Parmentier, c'est vers le lointain océan Indien qu'il ambitionne étendre sa thalassocratie commerciale à la fin du premier tiers du XVIe siècle.
De la triade qui sert de sous-titre – la Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier -, la première partie du livre brosse un tableau de la Renaissance dans la région de la Normandie. Du milieu du XIVe au milieu du XVIe siècle, Bertrand défile les aléas. Au départ, la situation apparaît plutôt pénible. La Grande Peste de 1348 et l'occupation anglaise durant la guerre de Cent Ans, les ravages des Bourguignons dans leurs luttes contre les Valois, ne laissaient que champs dévastés, villages incendiés et ravagés, populations décimées et errantes. Les paysans meurent de faim bien que les pécheurs tiennent le pays à bout de bras. Mais avec le début du XVe siècle, les choses changent. Comme partout dans le reste de l'Europe, les effets de la peste et de la guerre dissipés, la Normandie devient une province prospère. Riche même! Des armateurs, telle la famille Ango, s'enrichissent du commerce maritime. En compétition surtout avec les Portugais, les navires vont à la pêche à la morue sur les côtes de Terre-Neuve mais participent également de la guerre de course, qui tend à se convertir en véritable piraterie.
Bertrand insiste sur l'importance de la famille Ango car, nommé vicomte, c'est en véritable agent du roi que Jean Ango met ses navires au service du pouvoir afin d'assurer la sécurité des côtes françaises. Il ne faut donc pas s'étonner si à côté de Ango le notable, il y a aussi Ango le brigand. Cette situation ne lui est d'ailleurs pas exceptionnelle, car Ango a de véritables compétiteurs à Honfleur, au Havre et à Dieppe même. Cette guerre de course n'a rien de romanesque, rappelle Bertrand : «Le personnage du pirate porte à la rêverie. On pense Caraïbes, courage prolétaire, code d'honneur, drapeaux noirs sur lagons bleus. La course n'a pourtant rien de très glorieux. C'est une guerre non conventionnelle comme les autres : la seule loi qui la guide est celle du profit, avec tout ce que cela implique de mépris pour les vies humaines». Tout cela, les capitaines et les pilotes des navires dieppois le savent.
Participer à la guerre de course complète les pêches et les explorations des littoraux nord et sud-américains. Il ne faut donc pas s'étonner que notable et pirate, Jean Ango ait la reconnaissance sociale qui en font un grand patron à Dieppe :
«Dans le cas d'Ango, l'opposition entre la figure de l'honnête bourgeois et celle du chef pirate – l'une rachetant opportunément l'autre ne résiste de toute façon pas une minute à l'examen. Car l'ampleur de la fréquence de ses "prises" tiennent aux denses réseaux de patronage et de clientèle qu'au moyen de l'exercice de ses charges, il a tissés, et dans lesquels, de par ses offices, il se trouve pris. C'est l'entregent de grenetier [officier du grenier à sel qui juge en première instance des litiges relatifs aux gabelles (impôts sur le sel)] et du receveur de vicomté qui permet les exactions du maître pirate. Sans les protections dont il dispose à la cour, sans les alliances qu'il s'est forgées à Rouen et au Havre, jamais Ango ne pourrait passer, comme il le fait si souvent, entre les mailles de la sanction judiciaire et de la réprimande royale».
Si le personnage d'Ango est si important pour l'historien, c'est que les frères Parmentier font parties de son entreprise. Comme Thomas Aubert qui vient frôler les côtes du golfe Saint-Laurent, les frères Parmentier sont des capitaines émérites qui pratiquent la navigation réelle, c'est-à-dire par apprentissage empirique. Depuis que l'expédition de Magellan «a prouvé que l'ensemble des mers communiquent, et surtout qu'il existe, de l'Atlantique au Pacifique, un passage sud-ouest permettant de rallier l'Asie sans mettre une quille dans les eaux portugaises», les chances sont grandes que les navigateurs puissent trouver un équivalent du détroit de Magellan en Amérique du Nord. L'embouchure du Saint-Laurent comme celle de l'Hudson pourraient être cet équivalent. Pourquoi Jean et Raoul Parmentier ne seraient-ils pas les Magellan de l'hémisphère nord?
De Jean Parmentier de formation empiriste, il faut savoir et comprendre ce qu'était la vie de mariniers en Normandie au tournant du XVIe siècle. Bertrand s'étend donc longuement sur l'éducation des jeunes marins et l'importance de la mer pour la vie et la survie des Dieppois. La pêche au hareng fait d'ailleurs la richesse du port et de l'arrière-pays. Apprentissage rude, vie grégaire, le monde dans lequel ont évolué les frères Parmentier ne prédispose pas à la poésie. Pourtant, Jean Parmentier est poète. Et même un poète fort estimé de son temps, bien que ses œuvres appartiennent à une tendance dite des Grands Rhétoriqueurs (dont les plus connus sont Clément Marot et Lemaire de Belges), tendance qui déchaîne le mépris acide de Sainte-Beuve et de Lanson, boudée jusqu'au milieu du XXe siècle, lorsque ressuscitée par L'Oulipo!
Ce n'était pas courant de voir des capitaines de navire se mettre à la poésie. Pourtant, «en décembre 1528, un poète dieppois tout juste trentenaire, Jean Parmentier, a composé un chant louant "le beau ciel plein des orbes et sphères", qu'il a présenté au concours de poésie du Puy [Société littéraire qui organisait des concours de poésie] de l'Immaculée Conception, à Rouen, et pour lequel il s'est vu décerner le lys... Or, c'est à Jean Parmentier et à son frère, Raoul, de cinq ans son cadet, qu'Ango confie le commandement des deux navires qu'il lance à l'assaut de l'océan Indien».
«La vie de Jean Parmentier s'écrit à rebours. Elle débute au moment précis où il la quitte, et où l'un de ses compagnons de voyage, Pierre Crignon, entreprend de lui rendre hommage dans un long poème, sobrement intitulé Plainte sur le trépas des défunts Jean et Raoul Parmentier». Cet éloge funèbre – en vers – raconte le long périple des deux navires des Parmentier, La Pensée (est-ce le même navire conduit jadis par Thomas Aubert? Bertrand n'en est pas certain. La Pensée était aussi le nom de la luxueuse résidence de Jean Ango à Dieppe) et Le Sacre. Sans l'éloge funèbre de Crignon, nous n'aurions jamais su les détails de l'expédition. Encore, comme se plaint Bertrand, nous n'ayons conservé aucun document sur ce que transportait lesdits bâtiments et pas même la liste d'enrôlement de l'équipage, ce que Magellan avait tenu à inscrire dans son livre de bord, de sorte que nous savons tout de son exploit de la circumnavigation et pratiquement rien de l'expédition des Parmentier.
Le 2 avril 1529, La Pensée et Le Sacre quittent donc Dieppe vers les confins de l'océan Indien. Qu'y vont-ils chercher? Le poivre et les épices? Pas vraiment. En ce XVIe siècle, l'axe commercial méditerranéen bascule du côté de l'Atlantique. «En réalité, les Dieppois ne courent pas seulement ni prioritairement après les épices. Ce qu'ils convoitent, sur cette île de Sumatra que les cosmographes nomment toujours Taprobane, ce n'est pas le poivre mais l'or – un produit dont les réserves, à la différence des stocks d'épices, s'amenuisent» : 110 hommes constituent l'équipage. 25% en mourront, «ce qui est très exactement la norme pour le voyage des Indes jusqu'aux années 1750» :
«Trente-quatre hommes dont nous ne savons rien, si ce n'est qu'ils sont presque tous morts au fil du voyage. Gros dos périt noyé six jours après le départ en assurant la bonnette, c'est-à-dire en suspendant une voile d'appoint à une vergue. Le fils de Pontillon succombe à des apostumes en la tête, autrement dit à des tumeurs purulentes. Jean de Saulx décède d'une affection pulmonaire. Guillemin Le Page des suites d'un mal des jambes, des reins et de l'estomac. Alleaume de Rambures meurt fort sec et usé. Noël Chandelier, Nicolas Gonnet et le petit Nicolas Gilles sont emportés par les fièvres à Sumatra. Comme la plupart des récits de voyage de la première moitié du XVIe siècle, qui forment des excroissances narratives de livres de bord destinés à renseigner des faits de navigation et d'intendance, la chronique de Crignon est un caveau. Il n'y est souvent fait mention de tel ou tel que pour indiquer les causes et les circonstances de son décès – et ce avant tout pour pouvoir, de retour à bon port, en donner connaissance aux familles des disparus».
Bertrand suit l'itinéraire du périple en se guidant sur le compte-rendu de Crignon. Les différentes escales; à Madagascar où trois marins sont tués par les indigènes; le passage aux Maldives, puis frôlant le Sri Lanka avant d'atteindre Sumatra où les navires mouillent à Tiku. Espérant commercer avec ses habitants, les tractations sont difficiles. Romain Bertrand considère que l'avantage des négociations vient de la ruse des Indonésiens et de l'ignorance culturelle des Français. Quittant Tiku, les marins qui y ont séjourné reviennent dévorés de fièvre. À deux jours de distance, Jean puis Raoul Parmentier meurent ainsi que quelques autres marins. Les équipages des deux navires décident de concert de revenir en Europe le plus vite possible.
Au final, l'expédition aura peu rapporté. Quelques kilos de poivres, un peu d'or : «Comme la grande majorité des voyageurs du XVIe siècle, plus occupés à compiler des listes de prix et d'équivalences monétaires qu'à observer leur environnement, ils ont l'intérêt de leurs intérêts. Les étoffes précieuses, les bijoux en or, les armes arrêtent leur regard et éveillent leur attention – mais jamais les plantes ni les motifs du tissu que porte l'homme de la rue». Pourtant, éloigné de l'Europe, Sumatra n'était plus une île de sauvages au moment où les Parmentier y accostèrent. Ses peuples d'origine malaisienne, converties à l'islam depuis 1202 environ, «à l'époque où La Pensée et Le Sacre y jettent l'ancre, les ports de la côte nord-ouest de Sumatra sont ainsi régulièrement fréquentés par des négociants de toutes nations et de toutes confessions». La dernière partie de l'ouvrage est donc consacrée à décrire les cultures sumatranaises imbues des contacts avec les voyageurs arabes, indiens, chinois et de plus en plus occidentaux.
La conclusion de Bertrand repose sur une approche analogique des deux extrémités du monde eurasiatique au XVIe siècle, y voyant leur inclusion dans un même régime d'historicité :
«Jean Parmentier et Hamzah Fanşūri habitent un même monde, ou plutôt un même moment historique : celui au cours duquel se fissure le rapport aux dogmes de la foi. Or, ce constat rend caduque la frise du temps qui sert d'étai à la légende des Grandes découvertes. Au diptyque opposant une Europe renaissante, cavalant seule sur la route de la modernité, à une Asie immobile, prisonnière d'une longue durée monotone, se substitue le tableau raisonné de conjonctures affectant la totalité de l'Eurasie. Les ressemblances prononcées entre le savoir maritime des Dieppois et l'ars nautica des mu'allimūn, entre les rituels de souveraineté du sultanat de Tiku et la culture de cour des Valois, entre les orang kaya sumatranais et les bourgeois gentilshommes normands, entre la poésie mariale de Jean Parmentier et les syair mystique de Hamzah Fanşūri, ne doivent rien au hasard. Elles sont le produit du développement parallèle de sociétés issues d'un même bassin d'historicité».
N'en déplaise à l'enthousiasme de Bertrand, s'il est possible de trouver des similitudes entre les mentalités des populations portuaires de Dieppe et de Tiku, l'ébranlement des dogmes religieux de Luther à Fanşūri, la délicatesse de la versification des uns et des autres, s'il y a renaissance (et encore faudrait-il dire laquelle?) dans le monde indonésien au XVIe siècle, celle-ci ne tient à aucune des spécificités de la Renaissance européenne. Dissoudre la spécificité des grandes découvertes occidentales dans la fébrilité des échanges qui traversaient l'Indonésie à la même époque étire un peu trop l'élastique. En dernier, il y a toujours ce lieu commun irrésistible qui rappelle que ce sont les Européens qui se sont heurtés aux mondes indigènes et non les indigènes qui ont traversé les mers pour se heurter à la péninsule européenne. Et c'est ce mouvement à sens unique qui va définir l'orientation future de l'Histoire universelle.
Enfin, et les dates sont ici éloquentes. La lointaine expédition vers Sumatra des frères Parmentier vient plus de quatre ans AVANT celle de Jacques Cartier dans le golfe Saint-Laurent, pourtant si proche. Les efforts français ont donc percé partout avant de se résigner, grâce à Champlain, à se contenter de l'Acadie puis de Québec. Nos historiens ont prétexté des guerres de religions pour expliquer le désintérêt de la royauté française à l'Amérique du Nord. Ne serait-ce pas plutôt parce que le rêve américain des Français ne contenait pas le Canada? On a mentionné l'expédition d'Ango au Nordeste brésilien, puis il y aura, au Brésil encore mais plus au sud, la France antarctique de Villegagnon (1555), et une autre tentative du protestant Coligny en Floride (1562 et 1564). Si Portugais et Espagnols ne l'avaient pas chassée, la France se serait-elle efforcée de persévérer en Amérique septentrionale? Une partie du constat de Fernand Braudel sur l'échec de la première colonisation française tient dans cette attitude. Faut-il tenir le Canada comme le dépit français des grandes découvertes, sa grande déconvenue?
Jean-Paul Coupal
POUR EN FINIR AVEC DOLLARD
Qui ne se souvient, de la petite école de notre enfance, avoir entendu le récit épique de cette poignée de Wendats s'engager sous la direction de leur chef, un converti chrétien, Annaotaha, se porter devant une avancée d'adversaires haudénosaunés belliqueux qui avaient entrepris, depuis une quinzaine d'années, d'exterminer leur peuple? Accompagnés d'alliés anichinabés et d'une aile de 17 Français assez pitoyables – ils seront la cause de la déconfiture de l'entreprise -, la petite troupe a remonté le Kitchisipi jusqu'à un fortin tellement délabré qu'il fallut le reconstruire pour s'y garantir contre l'attaque de l'ennemi, Kinodjiwan. Le parti des Haudénosaunés était trop fort pour la petite troupe d'alliés. Après le meurtre par les Français d'un chef haudénosauné venu parlementer, la rage des assaillants fut telle qu'une fois le fortin conquis, ils ne firent pas de quartier aux derniers combattants mourants. Les Haudénosaunés retournèrent à leur camp avec les derniers survivants wendats qu'ils se partagèrent entre tribus et dont certains furent tués et dévorés par les vainqueurs.
Cette anecdote évoquera sans doute quelque réminiscence dans votre esprit, mais les noms tortueux ne diront rien qui vaille. Et c'est normal. C'est ainsi pourtant que bien des historiens aimeraient voir l'histoire racontée à l'avenir. Comme la face effacée sur la couverture, «comme tout objet d'histoire, dit l'auteur, Patrice Groulx, le mythe de Dollard reste... actuel dans son inactualité». Et pour lui en redonner, de l'actualité, rien de tel que de se le faire raconter par la parole autochtone.
Mais soyons honnête. Les désignations même rectifiées ne sont pas encore la parole autochtone. L'auteur, vingt-six ans après la publication d'une étude magistrale sur Dollard des Ormeaux, les Amérindiens et nous, intitulée Pièges de la mémoire, rafraîchit son ouvrage avec son livre-manifeste : Pour en finir avec Dollard. Ce qui a changé durant ces vingt-six années? Non tant la mise à jour de l'information que cette volonté de donner le point de vue autochtone de l'affaire. Ce qui est difficile, car ni les Wendats ni les Haudénosaunés ne pratiquaient l'écriture; il nous reste seulement les écrits des Français : «À quelles sources se fier, donc, pour connaître le déroulement de la bataille du Kinodjiwan? Nous disposons aujourd'hui de trois groupes de documents : 1) les descriptions par les participants wendats de l'expédition et de ses suites immédiates; 2) les documents périphériques (actes notariés et paroissiaux); 3) les commentaires des contemporains».
Plus que dans le livre de 1998, l'auteur tient les autochtones pour les héros de l'escarmouche : «Rappelons d'abord que les nations autochtones sont les initiatrices du combat, qu'elles ont orienté son déroulement et qu'elles en ont déterminé l'issue. Il faut donc se tourner vers elles, vers leur conception du monde, leur mode de vie et de gouvernement, leur imaginaire et leur histoire, pour interpréter les dits et les faits de cet événement». Être aussi affirmatif dès le départ suppose en toute logique, que si les nations autochtones ont orienté et déterminé l'issue de l'affrontement, c'est à elles aussi que doit revenir la responsabilité de l'échec. Ce serait une façon de renvoyer le baril de poudres à Annaotaha! Mais ce n'est pas ce que Patrice Groulx recherche.
Groulx s'en aperçoit-il du moins un peu plus loin, il nuance et parle de deux initiatives, l'une des Wendats (Hurons) et Anichinabés (Algonkins) et l'autre, simultanée, en provenance de Ville-Marie : «En somme, les deux initiatives sont indépendantes et se seraient fusionnées à Ville-Marie. Il reste que les Wendates sont le cœur de l'expédition, car ils se sont mis en marche les premiers, ont fourni le plus important contingent, ont déterminé le lieu du combat, ont pris les initiatives tactiques et ont décidé de l'issue de la bataille. Notons que d'après la chronologie de François Dollier, établie douze ans après les événements, les Français seraient arrivés au Long-Sault seuls et les Autochtones les y auraient rejoints plus tard; mais nous savons que tout le récit de Dollier vise à donner le beau rôle à Montréal et aux Français dans la défense de la Nouvelle-France». Donc, il devient impossible de se fier au récit des Français. Au-delà de la déontologie historienne, Groulx, aujourd'hui, applique aux Français le même tour de vis que Dollier aux Wendats et Anichinabés.
Pourtant, la parole wendate sur l'événement provient de la transcription qu'en ont fait les Jésuites, Marie de l'Incarnation (que Groulx s'obstine à appeler Marie Guyart), les comptes-rendus des fugitifs qui ont marché désespérément pour rejoindre Ville-Marie : «Dernier épisode d'une campagne de quinze ans visant à exterminer la grande nation wendate, bataille où les Français n'ont joué que les seconds violons, l'affaire du Long-Sault change radicalement de nature dès sa première mise en récit. En captant la parole wendate, les religieux occultent la gravité de la défaite de leurs protégés et braquent l'attention de leurs lecteurs sur les Français. Il s'agit de convertir le désastre en un plaidoyer pour une revanche décisive contre les Haudénosaunés». Si la première intention de Dollier de Casson, le Supérieur des Sulpiciens auteur de l'Histoire du Montréal, est de transformer une défaite amère en victoire morale - ce qu'au Québec nous avons l'art de faire -, c'est bien la reconnaissance de l'échec de l'entreprise wendate à venir à bout de la machine de guerre haudénosaunéenne qui forcera les Français à en appeler à la métropole pour sa protection.
Groulx démontre le détournement du récit pour des intérêts de propagande : «Dans les témoignages de 1660, Annaotaha et les Wendats étaient au cœur de la bataille du Kinodjiwan; en 1672, Dollard et ses compagnons leur volent la vedette sous la plume de François Dollier de Casson dans son Histoire du Montréal. Dollier célèbre le dynamisme d'une bourgade en pleine croissance, dont la population a doublé et dont il trace le plan de développement. Mais il constate aussi la disparition de la génération des fondatrices et des fondateurs. Devoir de mémoire, donc...» Mais devoir de mémoire sans lendemain, car force est de constater que «la bataille n'a... pas durablement marqué les esprits. Ni Pierre Boucher en 1664, ni le père Chaumont en 1688, ni Marie Morin en 1697 ne l'évoquent. Il n'en persiste des traces au XVIIIe siècle que chez le sulpicien François Fachon de Belmont, et à peine une allusion du jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix». Autant dire, la bataille de Kinodjiwan ou le Long-Sault, peu importe, n'offre rien pour retenir l'attention, ni du côté autochtone, ni du côté français : «L'affrontement du Kinodjiwan constitue un point tournant mémoriel pour plusieurs raisons. Il y a d'abord ce contraste entre l'oubli dans lequel les Autochtones l'ont tenu et sa mise en intrigue par les Français. Dans l'imaginaire immédiat des Premières Nations, cet événement n'offre aucun attrait, car c'est une défaite douloureuse (pour les Wendats), une perte pénible (pour les Anichinabés) ou une victoire éphémère (pour les Haudénosaunés)».
Il en restera pourtant les germes d'un mythistoire qui attendra ses développeurs. En attendant, «pour parfaire l'image négative des Haudénosaunés, Dollier inverse les motifs de leur départ du champ de bataille : lorsqu'ils constatent "un si grand nombre de morts et de blessés" dans leurs rangs, ils abandonnent le terrain en tenant ce raisonnement : "il ne faut pas être assez fous pour y aller [envahir la Nouvelle-France], ce serait nous faire tous périr, retirons-nous"». Cette pierre angulaire justificatrice a duré jusque dans les manuels d'histoire du milieu du XXe siècle – le fameux Farley-Lamarche par exemple -, les méchants Haudénosaunés, qu'on s'obstina à appeler Iroquois, excitant les antagonismes franco-autochtones, atteignant un «degré d'intransigeance à l'égard des ennemis devient le critère autour duquel seront distribués les mérites et les blâmes». Le noble Indien s'effaçant devant le maudit Sauvage de la légende.
C'est au cours du premier XXe siècle que le culte patriotique de Dollard fut monté au pinacle des cérémonies nationales. Dans cette célébration sacrificielle, les tourmenteurs – les autochtones proches ou adversaires – furent éclipsés de la représentation, isolant Dollard et ses 16 compagnons d'armes dans des reproductions iconographiques ou statuaires. Partout au Canada français, de l'Ouest manitobain à l'Acadie, Dollard était devenu un personnage incontournable. Au Québec, c'est avec la Révolution tranquille et une suite de polémiques pas toujours dignes que son culte finit par s'épuiser : «Depuis les années 1960 à peu près, les récits écrits et les images de la bataille de Kinodjiwan s'étiolent, se schématisent et deviennent incohérents. Dollard n'a fait l'objet d'aucun renouvellement scientifique, d'aucune nouvelle problématisation, ni d'aucune recherche de nouvelles sources. Le seul domaine où son nom résonne encore est celui du barbouillage iconoclaste de sa mémoire au nom de la décolonisation ou de l'antiracisme». C'est au moment où les monuments, dédiés à Dollard à une autre époque, sont couverts de tags et victimes d'attentats que s'achève le livre.
On peut trouver difficile de réapprendre un vieux récit connu en usant des noms autochtones de sites géographiques (Kitchisipi pour l'Outaouais; Kinodjiwan pour le Long-Sault, etc.) nouveaux, mais avec la pratique tout au long du livre, Groulx nous convainc qu'il est possible de relire l'histoire en usant des termes autochtones propres. Pourrait-on aller à en étendre l'utilisation de manière systémique? Effacer les noms de Québec et de Montréal pour n'utiliser que Stadaconé et Hochelaga? Certes, Groulx ne le propose pas, mais la logique qu'il suggère avec son ouvrage pourrait persuader des anticolonialistes de faire campagne en faveur de cette substitution. Le Bureau de la Toponymie aurait-il aujourd'hui la sagesse dont il fit preuve quand, voila cent ans, Lionel Groulx lui demanda d'effacer tous les noms autochtones de la cartographie pour y substituer des noms français? Encore faudrait-il se mettre d'accord sur ces noms. Entre un retour à une désignation autochtone des noms de lieux et la prégnance des noms et titres anglais, l'espace du français s'effacerait encore plus de son histoire.
Aussi, sommes-nous en droit de confondre la bataille du Long-Sault avec celle de Kinodjiwan? Sans doute s'agit-il du même événement objectif, mais la substitution des termes entraîne une modification dans le rapport subjectif à l'événement. Au moment où le récit devient inactuel, la substitution arrive trop tard. D'autre part, s'il émerge une historiographie autochtone, «ses attitudes face à la bataille du Kinodjiwan sont symptomatiques d'une chronologie qui revendique son autonomie par rapport à celle des allochtones. Le plus souvent, on fait le silence sur la bataille, épisode qui a été monté en épingle par les Français aux dépens des Premières Nations. La mémoire règle ses comptes avec Dollard en déplaçant l'attention sur d'autres aspects du passé. Dans son histoire de la nation huronne-wendate, Marguerite Vincent saute hardiment de 1656 à 1665 comme si rien ne s'était produit de marquant dans l'intervalle et que sa nation n'avait pas failli disparaître. Arthur Picard consacre tout un chapitre de sa chronique publiée en 1981 aux récits tirés des Relations des Jésuites qui concernent la nation huronne, sans toutefois s'arrêter à la fatidique année 1660. L'historien de Kahnawake David Blanchard adopte la même attitude. À juste titre Georges E. Sioui signale qu'il est possible de sortir du piège tendu par la parole française si on lit la bataille en modifiant l'angle de vision».
Si le Long-Sault est un mythistoire canadien-français (les Québécois lui ont substitué la célébration des Patriotes de 37-38), il ne porte a priori rien de particulièrement significatif dans la longue durée des affrontements entre Wendats, Anichinabés et Haudénosaunés. Se forcer à utiliser les termes autochtones flatterait notre vanité à vouloir se réconcilier à tout prix avec les Autochtones en s'imposant une vérité qui n'évoque rien à notre mémoire. Peu importe les torsions exercées à l'interprétation des faits par les annalistes et les historiens du passé, pour les Canadiens francophones, la bataille du Long-Sault est inscrite dans la longue durée de leur mémoire, qu'importe si dans l'actualité, le mythistoire s'efface à vitesse grand V. Pour les autochtones, au contraire, la bataille de Kinodjiwan semble ne rien représenter. Luigi Pirandello proclamait à chacun sa vérité. On voudrait, en histoire, n'avoir qu'une vérité à rendre compte, d'où l'épistémologie de l'histoire qui essaie d'encadrer de protocoles de recherche la méthode historique. Or, les liens subjectifs qui lient chacun d'une manière différente des autres aux mêmes événements du passé semblent interdire l'aboutissement de ce vœux.
Au moment où l'on voudrait nous imposer le fardeau d'une culpabilité assassine sur les Premières Nations, doit-on effacer ce qu'il en coûta au petit peuple canadien-français du droit de vivre en ce pays? Son droit à vivre en Amérique, il l'a payé de la sueur de ses efforts et des sacrifices mortels qu'il a dû consentir. C'est ce que raconte l'histoire du Long-Sault, alors que pour les Premières Nations, c'est moins la résistance à l'intrusion européenne que la bataille de Kinodjiwan représente, mais le point final à la longue guerre inter-ethnique entre Wendats et Haudénosaunés. À partir de ce constat, force est de reconnaître qu'il n'y a pas eu un mais deux affrontements ce matin du début mai 1660. Comme le demande Patrice Groulx à la fin de son essai, est-il possible de gérer avec générosité «notre rapport à un passé enchevêtré dans la quête mutuelle de reconnaissance, d'égalité et de souveraineté politique», sans qu'il en coûte de la légitimité de notre droit de vivre en ce pays qui est devenu le nôtre par le travail que nous y avons mis pour en faire une terre de richesses pour tous?
Jean-Paul Coupal
MOÏSE OU LA CHINE
Méditations pascaliennes - Pensées, Article IX
N'en déplaise à saint Anselme de Canterbury (XIe siècle), qui en faisait la base de sa démonstration de l'existence de Dieu, les peuples, les cultures ne partagent pas tous la croyance en Dieu. Si la tradition abrahamique s'est répandue dans le bassin méditerranéen puis dans tout l'Occident sous le couvert du christianisme, puis sous celui de l'islam dans le pourtour de l'océan Indien, la civilisation chinoise, elle, s'est détournée très tôt de l'idée même de Dieu et, plus simplement, de croire.
Moïse ou la Chine est sans doute l'un des livres les plus importants du premier quart du XXIe siècle. Partant d'une pensée de Pascal, le philosophe François Jullien entend faire dialoguer ces deux mondes aux visions si antithétiques. Mais, demande-t-il, «comment saurait-on faire dialoguer ces deux personnages : un Philosophe chrétien avec un Lettré chinois [...]? Non pas... seulement au niveau des arguments théologiques ou cosmologiques avancés, mais du point de vue de la conviction intime et silencieuse – ou peut-être, plus étrangement, dans le cas chinois, de la non-conviction?». La conviction – croire ou se détourner de croire -, voilà l'objet philosophique du livre. Brutale confrontation, alors que «soudain..., du bout du monde, une autre Histoire s'inscrivait en parallèle à la "nôtre", en "Occident", et ne s'y intégrait pas; et même n'y renvoyait pas».
Jullien offre à son lecteur une expérience inter-culturelle. Il cherche la meilleure approche afin d'amener deux cultures à communiquer sans que l'une n'avale ou n'écarte l'autre. Au départ, il rejette le concept de différence sous prétexte que «le propre de la différence est qu'elle isole : elle laisse tomber l'autre une fois que la différence est faite. [...]. Rapportée au divers des cultures, la différence isole les cultures l'une de l'autre, les met sous cloche et fait qu'elles ne communiquent plus. Elle tue d'emblée tout dialogue entre elles». Au concept de différence, Jullien propose «d'envisager le divers des cultures – comme ici à propos de la question de Dieu, entre Moïse et la Chine – en termes non pas de différence, mais d'écart. La différence marque une distinction qui, comme telle, est définie et arrêtée; l'écart, en revanche, fait apparaître une distance qu'on mesure dans son déploiement. L'écart est un concept, non plus qui fixe et qui fige, mais génétique et dynamique : tandis que la différence étiquette le donné, l'écart est un concept, non de rangement, mais de dérangement : jusqu'où va l'écart?, demande-t-on couramment – l'écart est exploratoire, sa vertu heuristique» :
«Au lieu donc d'isoler les cultures et les pensées, comme le fait la différence, les fixant dans leur pseudo-identité, l'écart – faisant apparaître de l"entre entre elles – les dé-clôt et les désisole : leur permet, les mettant en tension l'une vis-à-vis de l'autre, de s'ouvrir l'une à l'autre, de se laisser déborder l'une par l'autre et de communiquer». Tout le livre, dont le prétexte finalement est l'idée de Dieu, vise à exposer cette méthode philosophique qui se veut éviter les écueils jusque-là des études comparatistes : «C'est pourquoi [...], ne considérant pas ce qui s'est pensé en rapport à Dieu, entre les aires culturelles de la Chine et de l'Europe, en termes de différence et de ressemblance, "je ne compare pas" – je fais autre chose : j'organise un vis-à-vis. Ce faisant, "je n'oppose pas non plus", car opposer est stérile en demeurant dans des catégories déjà données et qui sont immobiles. J'explore, en revanche, comment un écart s'ouvre et, par suite, comment il convient de déborder ces catégories figées pour opérer la rencontre. Comparer serait croire – naïvement – pouvoir mettre d'emblée bord à bord ces contextes culturels qui s'ignoraient et ne se sont rencontrés que si tardivement, et ce à travers tant de quiproquos qui n'ont peut-être d'ailleurs pas encore cessé».
À l'époque de Montaigne, puis plus tard aux temps de Pascal puis de Montesquieu, les philosophes percevaient ce qui distinguait le monde chinois du leur : «L'Autre ignoré entrouvrant soudain une alternative dans la pensée, cette alternative [...] est mise en tension par son asymétrie même. D'un côté, une des figures les plus familières de notre Histoire : Moïse. De l'autre, non pas tel Maître chinois (Confucius?), mais la Chine, espace de pensée dont Pascal ne sait quasiment rien, mais dont il entrevoit déjà quel défi il fait apparaître à l'horizon de la pensée». Autant dire qu'en plein XVIIe siècle, deux mondes aussi différents prenaient pour la première fois contact; deux mondes si étrangers l'un pour l'autre qu'il n'y avait plus aucun point de repères pour leur permettre de se rejoindre : «Ce "cas chinois" est à la fois unique et exemplaire. Il est singulier parce que la rencontre s'opère, pour une fois, entre des civilisations à égalité de puissance et sans qu'une médiation antérieure l'ait préparée. Elle ne débouche pas aussitôt, comme ailleurs, sur une guerre et l'épreuve de la domination, mais sur un effort patient de compréhension, de la part des Européens, et d'abord de traduction...»
Il est vrai que les Jésuites agirent en médiateurs beaucoup plus habiles que les canonnières des Britanniques deux siècles plus tard. L'écart entre les deux civilisations les obligeait à considérer autrement la prétention à l'universalité, ce que perçut Montesquieu au XVIIIe siècle, qui voyait combien, «pour des raisons proprement culturelles, ce message "universel" apporté par le christianisme et s'adressant par principe à tous les hommes, du début à la fin des temps, rencontrait là sa limite historique et géographique, mais par là aussi théorique : non parce qu'une autre religion occuperait le terrain (Islam, Bouddhisme, etc.), mais parce qu'il n'y aurait peut-être par là d'attente religieuse». Était-il possible que des civilisations n'aient pas de concepts de ce que sont Dieu, l'âme et la religion? «Or voici que la question de l'existence de Dieu, la question des questions, la question d'avant toute question, ne trouve pas de terrain, en chinois classique, pour s'y poser et faire sens. Des "preuves" de l'existence de Dieu pouvaient-elles s'y développer même avoir une pertinence? On commence alors d'imaginer à quelle difficulté plus antérieure sont confrontés les missionnaires débarquant en Chine pour y faire entendre le message d'universalité du christianisme».
Car si les concepts n'apparaissaient pas, c'est qu'au départ la langue chinoise n'offrait pas de mots pour les accueillir. La traduction occidentale se heurtait à un mur quasi infranchissable autrement que par des distorsions, des analogies douteuses. Il faut dire que la double définition occidentale de Dieu causait un problème, même pour les théologiens. Issu de la fusion historique entre une définition onto-logique de Dieu (Être et sens) et une autre qui appelle à la conviction intime d'un dialogue entre l'âme et son Créateur, ne devait pas être facile à traduire en chinois. La fusion des racines helléniques et juives de l'idée occidentale de Dieu portait une charge intellectuelle et affective difficilement conciliable, même pour les vieux chrétiens d'Occident. Moïse et la Chine? Non, mais Moïse et Aristote :
«Ses deux sens, rationnel ou confessionnel, de Dieu principe ou de Dieu personne, Dieu de connaissance ou Dieu de vie, sont-ils donc à garder tranchés l'un de l'autre? Ou bien se relient-ils silencieusement quelque part, à situer, tournés vers une réconciliation possible, vers un "Un" pointé par l'un et par l'autre, pros hen legomenon, comme le propose finalement Aristote pour sauver l'Être? Car alors, sous l'équivoque apparue au sein du mot Dieu, où l'on ferait dire à ce même mot deux possibles qui n'ont rien à voir entre eux et qu'il faut donc tenir scrupuleusement séparés, se révélerait une ambiguïté plus essentielle, peut-être une ambivalence. Il y a peut-être de l'inséparable – tenu secret, en retrait – entre ces deux côtés».
D'avoir tant «travailler avec l'idée de Dieu, d'avoir tant investi en elle, à la fois par l'acharnement délibéré de l'esprit et dans l'intime de la conscience, et d'avoir tant attendu d'elle. D'en avoir fait à la fois sa grande préoccupation et sa grande énigme, sa question et sa passion. En un mot, sa grande affaire»... Tout cela, s'achevait au moment où la modernité dispose de l'idée de Dieu, à l'exemple du mathématicien Laplace pour qui elle était devenue une hypothèse inutile, or découvrons-nous que cette opération avait eu lieu aux temps les plus lointains ailleurs, en Chine! Les Chinois avaient choisi délibérément de ne pas cultiver cette idée qu'ils avaient pourtant eue, mais ne songèrent jamais à enrichir de mythologies élaborées par des récits originels et des poèmes épiques :
«Or comment écrire une telle histoire si elle est celle – comme en Chine – non pas d'un développement de l'idée de Dieu, mais de son non-développement? Ou si l'on considère le christianisme comme la religion qui, conduisant à leurs plus extrêmes développements les tensions fécondant le religieux, a mis du même coup celui-ci en péril en l'exacerbant, le portant à son dépassement, accouchant ainsi de la modernité [...], que ferons-nous du cas chinois? Qu'en ferons-nous, en vis-à-vis, si l'idée de Dieu s'y résorbe si tôt, si progressivement, sans crise et sans déchirement, sans déchaînement, au lieu de s'exacerber, et que le religieux n'a pas non plus à se dissocier du politique, du moins jusqu'à la seconde intrusion de l'Europe en Chine s'opérant non plus par les missions, mais par les canons? L'étiolement de l'idée de Dieu y est un processus lentement mûri, entamé dès sa haute Antiquité, qui ne suscite ni stupeur ni renversement ni désemparement».
Comment mettre vis-à-vis ces deux mondes, comme le souhaite Jullien, de manière à établir un espace entre (inter-culturel), plutôt qu'une comparaison maladroite? Pascal n'avait jumelé Moïse et la Chine que comme une idée approximative qu'il s'était empressé de rayer. Si l'idée de Dieu ne prédispose pas les Chinois, vers qui se tournaient-ils pour occuper une position sociale et culturelle équivalente? «Dans le récit biblique, Dieu descend des premiers commandements au détail des prescriptions, tant religieuses que sociales. C'est là un Dieu Créateur qui se doit d'être minutieusement législateur. Or, dans l'histoire chinoise, cette mise en codes et en statuts est l'œuvre du souverain des hommes, à qui elle incombe officiellement. Comme sa vertu est en accord avec le Ciel, le roi Wen en est légitimement le médiateur...»
Bien avant Hegel, Marx et Mao, c'est l'équivalent du concept d'Histoire qui va tenir compte de l'ordre dans la société chinoise. Non plus un être transcendant, mais une puissance politique et familiale : «Tandis que Moïse reçoit en complète soumission et passivité les commandements de Dieu, il revient au roi Wen de relayer activement les commandements du Ciel et de les traduire en bon ordre social. Au lieu que se creuse la transcendance, que s'ouvre démesurément, et même jusqu'à l'incommensurable, la distance de Dieu d'avec l'homme, comme c'est le cas dans le récit biblique..., le souverain chinois, coopérant pleinement à l'ordre du Ciel, s'élève jusqu'à pouvoir être de plain-pied avec lui, avoir part à son absolu». Qu'importe ce qu'en pense Jullien, nous approchons ici du concept de césaropapisme, fort connu dans le monde byzantin et dont nous verrons plus loin les fondements.
Plutôt que l'avènement que représente l'acte de création divine, «la pensée chinoise a été attentive à discerner le processuel de la voie au stade subtil de l'amorce, donc à la transition du visible et de l'invisible. Elle n'a donc pas prôné non plus l'ascèse et le rejet du sensible élevant à Dieu, mais a favorisé sa décantation et son affinement. Par suite, elle n'a pas eu à céder au vertige d'un Sens paradoxal, par où Dieu entre par effraction dans la langue et dans la pensée. Elle n'a cessé, en revanche, de faire transparaître la cohérence du grand Procès du monde en son cours régulé. De là qu'elle n'a pas développé d'herméneutique, mais a fait prospérer la glose élucidant par sa variation, ainsi qu'un commentaire d'explicitation. Elle n'a donc guère pu opposer à la vie dans le monde une autre espérance érigée en Dieu; n'a pas eu par conséquent à déployer de puissance de négativité, en Dieu même ou contre Dieu, mais a prêché constamment l'harmonie : elle n'a pas eu à développer de croyance provoquant la rupture de la Foi, à quoi s'opposerait la Science. La civilisation chinoise a promu d'infinis savoirs, mais non la Science comme exigence de Vérité démonstrative et objective – celle-ci était-elle donc nécessaire comme le seul développement possible de l'esprit humain qu'on puisse imaginer?». En se détournant de l'idée de Dieu, la Chine s'est engagée dans une voie mentale et morale différente des sociétés dominées par la théologie.
Plutôt que l'idée de Dieu donc, c'est une logique de régulation, apparue au début du Ier millénaire avant notre ère, qui a été substituée, résorbant la transcendance au lieu de l'exacerber, ramenant sur terre les prérogatives de l'Au-delà invisible sur la terre visible des hommes. C'est la bureaucratie céleste, finalement, qui permettra de se passer de Dieu. «Car le sentiment religieux se convertissant en responsabilité éprouvée à bien gérer le monde contient une implication morale : [...] qu'est-ce que gérer, si on l'élève à sa plénitude éthique, comme la Chine le donne à penser? Gérer, c'est prendre en charge, de façon responsable et dans la durée, pour conduire, non pas au salut, mais au succès, ou plutôt au plein déploiement des potentialités. Or cela vaut également à l'égard des êtres et des situations et appelle indéfiniment, en effet, la vigilance et le respect».
En Chine, le détournement du religieux en philosophie a suivi la «transformation du culte funéraire en culte ancestral pour les membres de l'aristocratie», avant de se généraliser à l'ensemble de la société. Il a fallu ainsi «apprendre à lier... la résorption de Dieu à la structuration du social». Contrairement à l'Occident où l'avènement/événement de Dieu (à travers le personne de Jésus-Christ) assure le salut, la survie espérée en Chine ne réside pas en termes d'éternité, en l'absence d'âme personnalisée, mais en termes d'un indéfini dans la durée, autrement dit, - et le terme choisi par Jullien rejoint Pascal -, la perpétuité, «tant que les sacrifices offerts aux mânes de l'ancêtre défunt sont perpétués par ses descendants. Il n'y a plus de distance abyssale entre le visible et l'Au-delà, telle que l'a consacrée ailleurs la figure de Dieu».
C'est la nature qui prédispose, avec le «cours du Ciel», du «cadre chronologique à l'expérience en même temps qu'il manifeste sa capacité, non de progrès, mais de régulation». L'absence de croyance en Dieu abolit du même coup l'idée de progrès. L'Harmonie demeure le principe régulateur de l'Histoire et des comportements moraux entre les humains : le Tao : «Tao est un terme reliant, assurant à la fois, la circulation et la corrélation de la pensée; tandis que Dieu est un terme séparant et s'érigeant solitaire, qui monopolise en s'absolutisant». Le Tao est un principe dialectique, non manichéen, mais complémentaire tout en étant antagoniste.
C'est au duc de Zhou «que l'on attribue la moralisation de l'Histoire par le retrait du mandat céleste à qui a démérité et son octroi au plus méritant; à lui aussi qu'on attribue la rénovation et l'extension latérale du culte ancestral venant à encadrer toute la société; à lui surtout qu'est attribuée l'institution des normes comportementales, rituelles qui sont son grand œuvre» :
«L'ordonnancement de ce temps, non pas événementiel, mais périodique, à fonction calendérique, en indexant systématiquement la vie terrestre sur le cours céleste, a bien pour vocation de fonder le comportement humain sur le normatif structurant le monde. La logique de conformité qui en découle, et que signifie le ritualisme, demeurera le grand thème jamais questionné – demeuré insoupçonné – de la pensée chinoise. L'ordre de la civilisation relaye celui du Ciel, le transfère et l'accomplit dans l'humain. C'est-à-dire que le formalisme comportemental a pour fonction de transformer la régularité du cours du monde – Ciel et Terre – en régulation sociale. Aussi le système administratif de l'Empire pourra-t-il se développer si puissamment, au cours des âges, les organes palatiaux se multiplier, les services se complexifier, tout l'appareil bureaucratique de l'État connaître un étonnant essor, et même inconnu ailleurs, leur conception n'en restera pas moins ancrée dans cette structure unitaire par conformité que rien – aucun autre principe – ne vient contrecarrer ou concurrencer. Si prégnante est son idéologie de l'harmonie qu'elle n'a pu vaciller au cours des millénaires. Et même, en dépit des coups de butoir de l'Occident moderne, est-elle morte aujourd'hui? Il n'y aura pas un ordre de ce qui est à César et un ordre de ce qui est à Dieu. Au lieu qu'y soit assignée une Fin (le désir, né d'un manque, appelant un progrès : telos), une telle structure culturelle ne se justifie que par sa cohérence, mais comme telle auto-suffisante, puisqu'elle est la généralisation illimitée d'une concordance. Par suite, elle ne peut laisser de place à de l'autre et de l'Extériorité. La Chine s'est passée de Dieu, on commence de le mesurer, parce qu'elle a méconnu l'altérité».
C'est ici que, pour Jullien, la lointaine transition de la croyance en Dieu en l'instauration de l'Histoire (par la bureaucratie céleste) annonce ce qu'est le passage à la modernité amorcé en Occident au Siècle des Lumières et s'est accéléré depuis : «La figure d'un dieu présidant au destin du monde a bien été entrevue, mais ne se déploie pas. Elle n'attire pas, ne féconde pas, n'est pas ressource, est sans portée». Aussi la civilisation chinoise s'en est-elle détournée très tôt alors que l'Occident s'en détourne que depuis récemment. Dans cet exercice d'inter-culturalité, Jullien ne tranche pas. Il présente l'espace entre deux cultures afin de saisir l'essence de l'une et de l'autre à travers le choix de croire, ou de se détourner de croire. Car «c'est croire qui institue à lui seul la possibilité de "Dieu" en laquelle la pensée européenne a culminé : "Dieu" existe, en tant que possible de l'esprit, dans la mesure où j'y crois. C'est ce croire qui fait Dieu, non mon savoir ni mon vouloir ou mon pouvoir». Refuser de croire, c'est descendre le monde des dieux dans la vie des sociétés et de leurs institutions, changer la destinée fatale pour l'Harmonie d'un perpétuel équilibre qui contient en lui les ruptures et le déséquilibre, le tout géré par le mandat du Ciel qui fait et condamne les Princes.
Jean-Paul Coupal
LE CABINET DES ANTIQUES
Il y a un demi-siècle, l'helléniste britannique Moses I. Finley publiait un petit opuscule précieux, Démocratie antique et démocratie moderne (1972), dans lequel il s'efforçait de distinguer la démocratie occidentale actuelle de la démocratie grecque antique, spécifiquement Athènes. Michel de Jaeghere reprend aujourd'hui le thème développé par Finley. Il le fait à une époque où les historiens de l'antiquité sont également frappés par le goût du discrédit des auteurs anciens, dont les jugements auraient été tributaires de leurs aveuglements. De Jaeghere se refuse à endosser ce préjugé :
«J'ai écrit ce livre parce que je pense tout le contraire. Parce que ces morts nous parlent et que, nous décrivant un monde très lointain, ils nous le montrent animé par les permanences de la nature humaine, qui font de ses acteurs, malgré les différences qu'imposent la géographie, le milieu, les convictions, le temps, les moyens, les connaissances, les techniques ou l'état de la science, nos semblables, nos frères. Nous rencontrons sans cesse les mêmes situations, nous avons été confrontés à leurs dilemmes, nous sommes traversés par les mêmes émotions. Non pas parce que ces écrivains auraient été, comme on le dit parfois, étonnamment modernes, mais parce qu'il leur était arrivé d'approcher des vérités éternelles».
Ni antique ni moderne, c'est l'idée, le concept, la nature et les formes du régime démocratique qui sont au centre de l'essai. Les Athéniens en sont venus à la démocratie parce que, comme le disait Eschyle dans sa pièce, Les Perses, «ils ne sont esclaves ni sujets de personne». Il n'y a pas de démocratie possible sans l'affirmation de la liberté individuelle, de l'auto-détermination d'un peuple de citoyens. La liberté et l'auto-détermination précèdent la démocratie et non l'inverse. Par ces affirmations, Athènes a trouvé la volonté et le dynamisme de s'élever au niveau d'une «capitale politique, intellectuelle et culturelle magnifiée par la splendeur incomparable de [ses] monuments»; d'établir la ligue de Délos, une ligue de cités qui constituaient son empire commercial et bientôt militaire. C'était l'époque où à Athènes, comme dans La ferme des animaux, si tous les citoyens étaient égaux, Périclès était toutefois le premier des citoyens.
Cette idéalisation, fabriquée par différentes générations de penseurs politiques, est assez récente. Encore au début du XVIIIe siècle, le philosophe Pierre Bayle donnait un autre son de cloche à propos des Athéniens sujets de personne : «Ce peuple qui se piquait de tant de liberté était, dans le fond, l'esclave d'un petit nombre de cabalistes, qu'il appelait démagogues, et qui le faisaient tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon qu'ils changeaient de passions». Une telle citation n'est pas prise au hasard. De Jaeghere entend bien établir la continuité de la démocratie à travers ses différentes époques, mais aussi ses distinctions. Oui, ce fut bien à Athènes que «fut établie, inventée la démocratie : un système où chacun était appelé à donner son avis sur les affaires publiques, et où le dernier mot devait rester au peuple s'exprimant par un vote majoritaire. Il est indiscutable que la démocratie athénienne a cela de commun avec nous».
Le fait est que Bayle s'arrêtait au côté négatif de la médaille : «autant que les pyramides de Gizeh, les temples de Babylone ou de Persépolis, les splendeurs de l'Acropole furent le fruit d'un système d'extorsions et de violence, le produit de la loi du plus fort. Si la démocratie joua un rôle dans leur apparition, ce fut celui de mobiliser le peuple athénien, par appât du lucre, de lui insuffler une volonté de puissance» qui s'effondra lors de la guerre avec sa rivale, Sparte. La puissance d'Athènes s'effondra par la faute même de la démocratie. Contrairement à l'opinion consacrée, la démocratie n'est pas ce régime doux et consensuel qu'on lui attribue : «Intraitable avec ses adversaires, avec les neutres, avec ses sujets, la démocratie athénienne n'avait pas fait preuve de plus de bienveillance avec quelques-uns des plus illustres de ses enfants. Elle avait fait mourir en prison Miltiade, le vainqueur de Marathon, un an à peine après sa victoire, et avait successivement frappé d'exil l'incorruptible Aristide, Thémistocle, le vainqueur de Salamine, et Cimon, le bâtisseur de l'empire».
L'ostracisme d'autre part, était la procédure par laquelle, selon Plutarque, «les Athéniens rabaissent successivement et chassent les citoyens qui dépassent les autres en renommée et en puissance, moins pour calmer leur crainte que pour apaiser leur jalousie. Jamais un homme sans mérite et sans réputation n'encourait ce traitement, écrit-il». Cette procédure avait pour effet l'élimination, l'exécution d'ostracisés qui étaient les meilleurs des citoyens, allant jusqu'à «priver la flotte athénienne de ses amiraux au moment même où les Perses déversaient sur Sparte une manne financière pour lui permettre de construire des vaisseaux et de rémunérer des mercenaires». On croirait y reconnaître Staline éliminant ses généraux aux procès de Moscou, peu de temps avant le grand affrontement de 1941 avec l'Allemagne nazie! Pour satisfaire leurs passions comme leurs angoisses, il arriva que l'Assemblée d'Athènes votât parfois des lois liberticides sur lesquelles elle était sensée être fondée.
Cette vision, la droite française la partage depuis Maurras au moins. En 1936, un helléniste proche de la tendance maurassienne de Jacques Bainville, Robert Cohen, publiait un petit ouvrage, Athènes Une démocratie, dans lequel on retrouve la critique classique de la droite réactionnaire française du régime démocratique. S'autorisant des écrits de Platon et d'Aristote, la démocratie y est présentée source d'anarchie et de démagogie prompte à déclencher des guerres civiles que seule la monarchie peut clore. C'est exactement l'idée qui domine le livre de De Jaeghere (la monarchie en moins). Comme Cohen, De Jaeghere n'est pas un amateur. Son ouvrage est érudit. Il a lu les textes antiques comme ceux des historiens modernes. À l'exemple de Bainville et de Cohen, sa critique fascine et instruit.
Contrairement à l'oligarchie, la démocratie ouvre non plus à une société méritocratique - aristocratique – d'aristoi = les meilleurs -, mais à un démos qui est la moyenne des citoyens lambda. Cette médiocratie au pouvoir s'afficha durant la guerre du Péloponnèse, et «les Athéniens étaient si conscients de la responsabilité de leur régime dans la défaite sur laquelle s'acheva la guerre... que leurs dernières années de conflit furent marquées par une succession de crises politiques où s'exprima le retournement d'une partie notable des élites en faveur d'une abrogation de la démocratie». Les écrits politiques qui devaient suivre, en particulier avec Platon et Xénophon, situeraient la démocratie en toute dernière place des régimes, ouvrant la main à la tyrannie. Qu'en est-il maintenant de nos démocraties? En quoi se distinguent-elles de la démocratie athénienne?
«Dans les démocraties classiques, on confiait au corps électoral ou à ses représentants le soin d'approuver les lois parce qu'elles leur paraîtraient les plus conformes à la nature humaine, à l'ordre du monde ou à la volonté de Dieu. Dans la démocratie moderne, on leur demande d'édicter les lois les plus conformes à leur propre volonté, déclarée universellement souveraine. L'apparence peut être identique. La réalité est très différente. Dans le premier cas, on demandait au peuple de définir ce qu'il pensait correspondre à la justice. Dans le deuxième, on lui demande ce qu'il veut, ce qui sera considéré comme juste par cela seul que cela aura obtenu la majorité des suffrages. On reconnaissait au souverain le pouvoir de dire : "je le veux, parce que c'est juste". On admet désormais qu'il prétende : "c'est juste, parce que je le veux". On a maintenu les termes; on a renversé la logique. C'est une révolution copernicienne».
La démocratie n'était pas disparue avec le monde antique. Tout au long du Moyen Âge et depuis la Renaissance, des cités s'étaient organisées en régimes démocratiques, généralement de la taille d'une ville. On pense ici à Genève, lieu de naissance de Jean-Jacques Rousseau. Rousseau fut le responsable du tracé de la démocratie moderne en la faisant reposer sur la théorie non plus du droit naturel, mais du contrat social, celui-ci se réactivant dans l'élection de chaque assemblée comme expression de la volonté générale. Désormais la valeur de la loi ne résidait plus «par son contenu, sa finalité, son adéquation à un idéal de justice, sa conformité au bien commun, mais seulement par l'organe qui en a été source : une assemblée représentative de l'opinion populaire ou le peuple même». Contrairement aux sociétés traditionnelles découlant de formes organiques telles la famille ou les corporations, c'était à une volonté exprimée majoritairement par un processus électoral, puis repris par son assemblée élue que la société démocratique se reconnaissait : «"C'est à la volonté générale que l'individu doit s'adresser pour savoir jusqu'où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre ou de mourir", avait proclamé Diderot dans l'article de l'Encyclopédie qu'il avait consacré au droit naturel. Nous y sommes».
Avec la disparition de la société naturelle, déplore De Jaeghere, de la famille, de la transcendance, des traditions, à partir de ce moment «où ne s'impose aucune norme objective, extérieure, inchangeable, tout devient affaire de subjectivité, de sondage, dans un contexte où les moyens financiers sont couramment sollicités pour conditionner l'opinion». Comment peut-on penser «confier à l'opinion d'une majorité de circonstances la mission de déterminer arbitrairement les limites du Bien et du Mal. Or, cette prétention est, par elle-même, totalitaire». Un survol des épisodes de la Révolution française démontre à ses yeux combien le totalitarisme est au cœur même de la démocratie, et non extérieure, portée par des forces antagonistes en lutte. Ainsi, «l'idéologie du pacte social, ...postule que les droits des personnes sont antérieurs à la société qui les garantit comme des droits subjectifs, appartenant de naissance à un individu appelé à les revendiquer de manière illimitée contre ces communautés mêmes, considérées par leurs cadres, leurs disciplines, leurs frontières comme ontologiquement aliénantes». Par le processus démocratique même, la soi-disant volonté générale de Rousseau se transforme en addition de volontés individuelles qui trouvent à s'exprimer à travers une opinion publique majoritaire et dominatrice.
Il suffit de sortir de la dialogique fascisme/communisme pour s'en apercevoir : «le totalitarisme ne se caractérise pas essentiellement par la violence d'État, la privation des libertés formelles, de parler, d'aller et venir, qui peuvent être le fait de gouvernements très éloignés de ses ambitions et de ses principes (nous en avons nous-mêmes fait l'expérience sur le mode tragi-comique, lors de la pandémie du coronavirus...) [...] Ce qui le caractérise n'est pas l'absence de vote pour désigner ses dirigeants. Ce n'est pas non plus la brutalité policière. C'est la contestation de toute liberté intérieure, la sujétion de toutes les dimensions de la vie intime et de la vie sociale à un État animé par une idéologie contraignante; l'idée qu'il n'y a rien au-dessus de lui – ni autorité supérieure, ni institution autonome, ni principe transcendant – qui justifierait que l'individu lui refuse une soumission inconditionnelle, qu'il se réclame d'un ordre, de principes, sur lesquels l'État n'aurait pas de prise». La définition du totalitarisme que privilégie De Jaeghere rejoint celle donnée par Umberto Eco du fascisme. Citant en note infrapaginale le gouverneur de la Louisiane, Huey Long, qui influait le Parti Démocrate vers le fascisme dans les années '30 : «si le fascisme arrivait aux États-Unis, ce serait sous le nom d'antifascisme». Ce qui, découvrons-nous au fil de la lecture, n'est pas loin des maux qui assaillent présentement nos démocraties.
Pour l'auteur, exprimée de façon intelligente et difficilement contestable, la démocratie s'est révélée totalitaire dans l'expérience récente de la pandémie : «De même encore la pandémie du coronavirus a-t-elle donné l'occasion de constater que la démocratie moderne ne rechignait pas, devant la nécessité sanitaire, à employer à l'occasion des procédés formels de dictature policière : suspension de la liberté d'aller et venir et de la liberté de culte, restriction de la liberté de commerce, état d'urgence, couvre-feu, confinement, mise en sommeil des institutions délibératives au profit de comités d'experts, mise au ban des voix dissidentes, gestion administrative de la vie familiale, mise en place de procédés de surveillance électronique, recours à la délation, dans une synthèse qui n'a pas été sans rappeler le modèle du néocommunisme chinois». C'est quoi, sinon l'Assemblée d'Athènes votant des lois liberticides? Comme la démocratie athénienne, la démocratie occidentale s'est révélée capable de passer des lois d'exception, liberticides, tétanisées par la réaction paranoïaque du gouvernement chinois devant la pandémie, ébranlant les fondements mêmes de sa légitimité.
Comme tous les critiques de la démocratie libérale – qu'ils soient de droite ou de gauche -, De Jaeghere ne peut éviter de ramener les grandes prophéties d'Alexis de Tocqueville évoquant la tyrannie de la majorité, de ce pouvoir consensuel qui «ne cherche... qu'à les fixer [les citoyens] irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritage ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?». Constat célèbre qui prend toute sa signification lorsque Tocqueville ajoute que le pouvoir démocratique, contrairement à l'ancien despotisme, «ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître, il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger».
Maintenant que les prédictions de Tocqueville se sont généralisées dans tout l'Occident, on assisterait à un totalitarisme libertaire : «la démocratie moderne a fait son fondement : une liberté et une égalité sans limites, insoucieuses des contradictions dans lesquelles elles enferment les sociétés naturelles, et dont la dynamique expansionniste les conduit à la disparition». Sur ce point, la critique de De Jaeghere diverge avec celle des précédents bainvilliens. Ceux-ci voyaient la société démocratique comme une société déchirée par des luttes d'intérêts incarnées par les rivalités entre partis opportunistes. Leurs luttes égoïstes déchiraient l'unité de la robe de la nation et en vendaient les morceaux aux plus offrants. ouvrant vers l'acratie politique. Maintenant que la gauche n'est plus communiste et à peine socialiste, c'est l'agression woke que vise l'auteur en qualifiant de libertaire ce totalitarisme où l'isolisme sadien réduit les individus à vivre replier sur leur Moi et leurs plaisirs, étrangers aux autres, et devenu la norme des influences sur les appareils d'État. C'est la mort annoncée des sociétés naturelles», et les flambées de terrorisme violent et de réactions extrêmes ne sont que les soubresauts de réflexes désespérés devant l'inéluctable avancée de ce totalitarisme soft.
Fidèle à la tradition réactionnaire nationaliste, De Jaeghere surestime ce «monde que nous avons perdu» et qui nous revient par le biais de l'immigration en provenance de cultures ignorantes des arcanes de la démocratie occidentale. Les sociétés traditionnelles découlant de formes organiques, telles la famille, la transcendance, les traditions, les corporations et autres formes communautaires, n'étaient pas aussi idéales que l'auteur nous les présente, Ces corps constitués sur l'idée d'une loi naturelle issue d'une interprétation cosmique de la nature et traduite dans le droit positif, faisaient peser sur les individus un poids écrasant qui justifie les révolutions du XVIIIe siècle. Au moment où, comme Saint-Just le disait, le bonheur est une idée neuve en Europe, «cette autre chose» que voulaient abattre les révolutionnaires de 1789, et qui n'était pas la souveraineté royale, c'était précisément le fardeau des aberrations qui provenaient de cette «société traditionnelle» perçue, à tort ou à raison, comme incompatible avec le «bonheur» individuel.
Mais la position politique de l'auteur n'enlève rien à la valeur de son analyse ni à la rigueur de sa documentation. Héritier de Gustave Glotz et de Jacqueline de Romilly, si les conclusions que tirent De Jaeghere sont contestables, c'est qu'il oublie à l'occasion, la volonté d'objectivité qui était celle de ce positiviste comtien qu'était Bainville qui ne croyait pas en la désinformation, mais s'abandonne plutôt dans cette «paranoïa raciste» qui apparaît dans tout son atavisme lorsqu'il cite Mathieu Bock-Côté. Avec Dupuis-Déri, entre Mickey Mouse et Donald Duck, on voit le populisme de gauche comme de droite issu de la machine universitaire québécoise se répandre et polluer le reste de la vie intellectuelle occidentale. Serait-ce là notre contribution nationale à l'histoire de la démocratie?
Jean-Paul Coupal
PEUPLES-MONDE DE LA LONGUE DURÉE
Vous est-il arrivé de vous demander «pourquoi seuls quelques peuples dans le monde, devenus nation et ayant constitué un État-nation, peuvent aujourd'hui faire remonter leur origine à l'Antiquité?» Les peuples européens semblent saisir leur genèse à partir de la Renaissance au XVe-XVIe siècles; ceux d'Afrique, des États découpés à l'époque coloniale qui correspondent rarement à la répartition de leurs ethnies. Par contre, en Asie, les origines des peuples iraniens, indiens et chinois remontent à la haute Antiquité. À côté d'eux, Michel Bruneau ajoute les Grecs, dont la langue a perduré jusqu'à nos jours sans trop de modifications; les Arméniens, qui n'ont eu leur État-nation autonome que depuis l'effondrement de l'U.R.S.S., enfin les Juifs dont la lointaine origine n'est plus à démontrer. Ce sont ce que Bruneau appelle des «peuples-monde de la longue durée».
Certes, les peuples n'apparaissent pas spontanément comme par enchantement. Nous savons bien que les Français ne sont plus des Gaulois, les Allemands des Germains, etc. Ce sont des populations qui se sont transformées au cours des siècles, voire un millénaire, suite à des métissages, des modifications culturelles ou ont clairement disparu de la surface de la terre suite à un désastre ou une guerre perdue. Apparaît alors cette évidence qui passe inaperçue, que les populations ne sont pas des peuples. Les populations sont une réalité objective et tous les habitants actuels du globe appartiennent à une même population descendant des hominidés de la Préhistoire. Par contre,
«Un peuple n'est pas une réalité objective, mais une réalité de la conscience subjective. Un peuple existe dans la mesure où il se trouve un groupe d'hommes conscients de former ensemble un peuple défini et à condition que cette conscience se transmette dans ce groupe tout au long des générations (du moins pendant quelques générations). C'est-à-dire que cette conscience possède une durée historique. En d'autres termes, la conscience nationale n'est pas la conséquence de la réalité d'un peuple, mais elle est au contraire, la cause et la condition de cette réalité et de son existence. Si elle vient à s'effacer ou à disparaître, c'est le peuple lui-même qui disparaît car son existence ne repose sur aucune donnée objective. (Y. Leibowitz)».
Les peuples-monde se reconnaissent donc comme une unité intangible restée fidèle à elle-même au cours des millénaires. Ce sont des ethnies qui ont passé par différentes formes politiques – des cités, des empires – avant d'atteindre la conception actuelle de la nation : «À première vue, il y a... deux catégories très différentes de peuples-monde de la longue durée. Les uns se sont appuyés sur la massivité de leur population et l'étendue de leur territoire pour résister à l'assimilation par leurs conquérants, les autres sur la dispersion de leurs implantations dans le monde avant de pouvoir constituer un territoire national, tout en conservant une diaspora représentant un fort pourcentage de leur population nationale, voire la dépassant». Aussi, doit-on tenir que l'ethnie est la base du peuple-monde de la longue durée; le peuple «est toujours premier et son territoire second, ayant pu changer ou disparaître au cours de sa très longue histoire».
D'autre part : «Le concept de peuple-monde de la longue durée a été formé sur le modèle d'économie-monde créé par Fernand Braudel. Immanuel Wallerstein souligne qu'une économie-monde "rassemble une grande variété de cultures et de groupes humains, de différentes confessions, qui parlent différentes langues et n'ont pas les mêmes habitudes de vie". Il n'y a pas d'homogénéité culturelle ou politique dans une économie-monde, mais c'est la division du travail existant en son sein qui unifie le mieux cette structure. En revanche, un peuple-monde est une entité socio-politique et culturelle dont la dimension dépasse celle d'un seul État-nation, empire ou nation, et se situe à une échelle continentale et/ou mondiale grâce à sa diaspora».
C'est ici, encore une fois, que l'historien doit s'adresser au sociologue afin de bien comprendre les facteurs qui cimentent l'unité d'un peuple-monde. Bruneau fait donc appel au sociologue Anthony D. Smith qui a développé une approche des structures ethniques de la longue-durée qui seraient à l'origine des nations (modernes). Pour Smith, «une ethnie est une population dénommée qui partage un mythe sur ses origines (ou mythomoteur), une histoire-mémoire qui relie les générations les unes aux autres, une culture dont la langue et/ou la religion sont le dénominateur commun, et qui est associée à un territoire ou un lieu spécifique, tout en étant dotée d'un sens de la solidarité face aux dangers et menaces extérieurs. Des symboles (icônes) rappellent constamment l'héritage et le destin commun. Le paradoxe de l'ethnicité est sa durabilité à travers ses changements et mutations. L'origine des différentiations ethniques est pour A. D. Smith très ancienne (plus de 2000 ans av. J.-C.)».
Pour Smith encore, il y aurait deux types de mythomoteurs ethniques. D'une part, «les mythomoteurs dynastiques identifient la communauté ethnique avec la dynastie de ses souverains, chef ou roi. Ils sont de nature avant tout politique, même si leur expression religieuse génératrice de rites est fondamentale. [...] Ces ethnies sont de type horizontal aristocratique, incluant des clercs, scribes et riches marchands urbains». D'autre part, «les mythomoteurs communautaires mettent l'accent sur une image de l'ensemble de la communauté, plutôt que sur un lignage privilégié ou sur une institution étatique. Ils apparaissent dans des cités-États, des confédérations tribales, des sectes ou des communautés diasporiques comme : les cités-États grecques de l'Antiquité, l'image d'un peuple sacré élu de Dieu (les Juifs) [...] Ce sont des ethnies verticales démotiques urbaines, composées de prêtres, artisans et commerçants avec une classe dirigeante issue des milieux urbains riches et puissants».
Arrêtons-nous sur les six États retenus par Bruneau qui maintiendraient une unité identitaire depuis la haute Antiquité. Nous en retrouvons trois qui se sont maintenus à l'intérieur de cadres politiques relativement permanents, alors que les trois autres ont longtemps dépendu d'une diaspora qui contient encore le plus grand pourcentage de leur population :
«Trois de ces États ont une superficie de plus d'un million de kilomètres carrés (Chine, Inde, Iran), deux une population de plus d'un milliard d'habitants (Chine, Inde), un autre une population de plus de 80 millions. Ce sont trois grands États dotés d'un territoire national de dimension quasicontinentale, hérité d'un passé impérial de longue durée. Leur population en diaspora est nombreuse, mais représente un faible pourcentage de leur population nationale : 2,2% pour l'Inde, 3,5% pour la Chine à 4,7 pour l'Iran. Les trois autres États (Grèce, Israël, Arménie) ont une superficie et une population beaucoup plus réduites. Leur population en diaspora est nettement plus importante, en proportion de leur population nationale (266% pour l'Arménie, 161% pour Israël, 36% pour la Grèce), que dans les cas précédents. Pour trois de ces États (Grèce, Chine, Inde) la marine marchande joue un rôle important dans leur insertion mondiale; pour les trois autres elle est faible (Iran, Israël) ou inexistante (Arménie). Pour les six États l'armée, la puissance militaire importe beaucoup, étant engagés dans des conflits armés non résolus (Israël, Arménie, Inde) ou confrontés à des puissances antagonistes ou concurrentes (Chine, Iran, Grèce). Leur puissance militaire (power index en 2019) est donc très supérieur à la moyenne. Trois détiennent la puissance nucléaire (Chine, Inde, Israël) et une, l'Iran, est en passe de l'obtenir. Ils avaient tous en 2017 un indice de développement humain* (IDH) compris entre 0,752 et 0.903 de valeur moyenne, à l'exception de l'Inde dont l'indice 0,640 est nettement plus bas à cause de la misère endémique du pays, apparaissant également dans son PIB moyen par habitant plus bas que celui des autres». (* L'indice de développement humain (IDH) est publié par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) depuis 1990. Il fournit un cadre pour l'étude des progrès des pays selon 3 composantes : la santé, le revenu et l'éducation).
Bruneau va donc se demander quels sont les mythomoteurs qui ont servi à structurer la longévité et la résilience de ces peuples. Qu'est-ce qui leur a assuré la permanence malgré de nombreuses discontinuités sur le temps long? La, ou les religions successives? La, ou les langues ou, plus généralement la culture qui y est associée? Quelle part revient aux institutions politiques, surtout dans le cadre des grands empires? Enfin, comment ont-ils cheminé d'un empire ou d'une diaspora à un État-nation moderne? Et quel rôle jouent encore les diasporas malgré la fondation des États d'Israël et d'Arménie?
«Quelques peuples-monde de la longue durée, tels les Chinois ou les Perses-Iraniens, sont nés de la création d'un empire persistant dans le temps long au point de devenir un identifiant majeur de leur existence en tant que peuple. En revanche, d'autres peuples-monde de la longue durée, tels les Grecs, les Indiens, les Arméniens ou les Juifs, ont vécu au sein ou en marge d'empires, sans s'y laisser absorber ou même en en empruntant la forme pendant une partie de leur trajectoire historique (Grecs, Indiens), ou en utilisant leur protection (Arméniens, Juifs) pour mieux assurer leur résilience ou leur survie».
Le livre de Michel Bruneau est une remarquable étude comparative portant essentiellement sur la géographie et la démographie historique : «Question fascinante qui oppose au sein d'une même problématique la longévité (et la prospérité) de peuples corsetés dans d'immenses empires aux États à puissance variable tandis que d'autres peuples développaient une résilience à toute épreuve contre des voisins agressifs et supérieurs en moyens économiques et militaires en usant de la dispersion aux quatre coins du monde». Deux stratégies de permanence non voulue, imposées, l'une par la continentalité territoriale et la croissance démographique, l'autre par la fluidité des dispersions à travers le commerce, l'immigration et le maintien de l'héritage culturel.
Dans sa postface, Christian Grataloup, géohistorien, retient la perception géographique que l'étude amène, défiant le conventionnel «puzzle stato-national» par des circuits où «les peuples-monde, combinant diaspora et État, représentent justement un moyen de penser autrement» l'histoire. Pour la première fois, on aborde scientifiquement la question du déplacement des peuples en partant d'un centre – un empire du milieu, et les différents cercles concentriques de diffusion. Comme le dit encore Grataloup : «Les peuples-monde, par leur dispersion même, jouaient un rôle essentiel dans les grands échanges confortant ainsi dans la longue durée à la fois leurs spécialisations commerçantes et artisanales, leur identités et leurs géographies diasporiques».
Arnold Toynbee, dans La civilisation à l'épreuve parue en 1951, avait prophétisé sur la fin de l'Histoire : «Si c'est un avenir heureux dans l'ensemble qui attend l'humanité, alors je prédirais volontiers qu'il y a de l'avenir dans le vieux monde pour les Chinois, et dans l'île d'Amérique du Nord pour les Canadiens. Quel que soit l'avenir de l'humanité en Amérique du Nord, je suis pour ainsi dire sûr que ces Canadiens de langue française, en tout état de cause, seront encore présents au dénouement de l'aventure». On avait beaucoup glosé à l'époque sur ce petit paragraphe. Il devait répéter cette prophétie à une autre reprise un peu plus tard. Toynbee anticipait-il le concept de peuples-monde de longue durée tel que développé par Bruneau? Sans doute percevait-il la permanence qui caractérise les peuples-monde : la forte démographie d'abord (tendance qui n'allait pas tarder à se dissiper dans le cas canadien-français); l'attachement à la langue française (toujours en péril mais toujours résiliente); l'attachement à la religion catholique (dans un immense bassin de culture protestante). Ignorant ses intentions, malgré sa phénoménologie des civilisations, il est difficile de saisir le sens exact de sa comparaison.
Puisant à diverses sources (secondaires), l'auteur mène côte à côte les exposés comparatifs : religions, langues, formes étatiques, à peine peut-on déplorer certaines coquilles douteuses dans une publication du CNRS, Voir orthographié le nom «Anna Arhendt» laisse penser que son réviseur sensible s'était endormi au moment de corriger l'ouvrage!
Jean-Paul Coupal
LA RÉVOLUTION TRANQUILLE ENTRE L'ICI ET L'AILLEURS
Je ne suis pas emballé par le concept d'événement-structure que les directeurs de l'ouvrage, La Révolution tranquille entre l'ici et l'ailleurs, Jean-Philippe Carlot et Stéphane Savard, empruntent à Arlette Farge pour l'appliquer à la Révolution tranquille. Je sais que depuis plus d'une vingtaine d'années, les historiens tentent de redéfinir le concept d'événement pour lui redonner le lustre qu'il a perdu du temps où ils en avaient que pour les structures. L'événement demeure un fait et le fait est la pierre angulaire du questionnement historien, qu'il soit conjoncturel (la Conquête de 1760) ou structurel (le régime anglais qui l'a suivie).
D'autre part, beaucoup d'historiens et de polémistes présentent la Révolution tranquille comme un mythistoire qui déforme la réalité objective de l'événement en question. Je tiens cette approche plus fructueuse à la pensée historienne. Ce qu'il y a d'assez particulier avec ce mythistoire, c'est qu'il est né en gémellité avec un autre, celui de la Grande Noirceur. Mais c'est bien le mythe de la Révolution tranquille qui s'est formé le premier (dès la fin des années '60), faisant accoucher l'autre au courant de la décennie suivante. Le premier mythe ne peut avoir d'efficacité que si le second existe. Et vice versa. Ils sont associés tous deux dans une dialectique taoïste où le yin (positif) de la Révolution appelle le yang (négatif) de la Noirceur, se mouvant l'un dans l'autre au rythme d'un tournis vertigineux.
D'autant plus vertigineux que, depuis la fin du XXe siècle, on se prend à considérer que l'époque duplessiste n'était pas si noire que ça; que des échappées de modernité s'y traçaient un ru jusqu'à inonder le Québec en 1960 et devenir la Révolution tranquille. De même, une tache noire est apparue au cœur du progressisme révolutionnaire, surtout au moment où le nationalisme, un temps tenté par la gauche avec l'État-providence, est revenu à droite avec la loi matraque (la loi 111) de 1983, votée par le gouvernement du Parti québécois contre les enseignants. Depuis, la tache n'a cessé de s'étendre, avec des éléments d'autoritarisme ou d'intolérance, comme dans le bock-côtisme, ce qui est déjà une assez grosse noirceur. Le succès qu'il remporte auprès du Premier ministre Legault et du P.S.P.P.-soupe-au-lait pourrait bien présager voir revenir le fameux Toé tais-toé! folklorique de Maurice.
Il y a un précédent encore plus célèbre de ce type de mythistoire gémellique. Celui que la Renaissance a engendré avec le Moyen Âge. Et ceci nous permet de percevoir la Révolution tranquille comme on se refuse de la voir. La Révolution tranquille, c'est la «renaissance» du Bas-Canada effacé en 1840 dans la foulée de la répression des Troubles de 37-38 par l'Acte d'Union. Un Bas-Canada résistant aux efforts assimilationnistes du gouvernement colonial étranger (Londres ou Ottawa, mêmes perspectives envers les Canadiens-français); un Bas-Canada laïque, s'efforçant de contenir l'influence cléricale, surtout dans le domaine scolaire; un Bas-Canada entrepreneurship qui, à la veille d'être effacé, avait aménagé le canal Chambly pour acheminer les transports commerciaux du Nord au Sud du Saint-Laurent; un Bas-Canada industrieux qui, pour répondre à l'économie impérialiste, exploitait ses propres ressources naturelles; un Bas-Canada culturel qui commençait à avoir les premiers littéraires, les premiers plasticiens, les premiers musiciens. C'est ce Bas-Canada, reconnu par l'importance que lui accordèrent les historiens de l'époque, à commencer par Jacques Lacoursière, qui est revenu en 1960 et qui se marqua par la réédition de la somme de Gérard Filteau sur l'Histoire des Patriotes. Tant qu'on n'acceptera pas de considérer la Révolution tranquille comme une version nationale d'un phénomène de civilisation, on n'en saisira vraiment le sens. Et, malheureusement, ce n'est pas dans l'ouvrage publié ici qu'on posera l'hypothèse.
Le recueil colligé par Carlos et Savard réunit un ensemble assez hétéroclite d'articles dont la Révolution tranquille est le pôle commun. Les directeurs les ont rassemblés en trois sections : Un État en devenir - de nouveaux enjeux politiques - Le Québec vu d'ailleurs et l'ailleurs vu du Québec; Des révolutions tranquilles? Perspectives canadienne et internationale. Ce dernier aspect est le plus innovateur du recueil : «Les livres et les ouvrages collectifs qui ont présenté une synthèse ou une vision large de la Révolution tranquille, se sont en effet peu attardés à situer cette dernière dans son contexte canadien, nord-américain et international. Les phénomènes qui traversent le Québec et qui caractérisent la Révolution tranquille sont généralement étudiés en vase clos, comme des manifestations ou des phénomènes ponctuels et uniques au monde. Pourtant, l'histoire des grandes transformations qu'a connues la nation québécoise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale s'inscrit dans des courants occidentaux plus vastes associés à la modernité et aux transformations des valeurs». Il y a que l'extension de la Révolution tranquille hors des frontières du Québec ne dément en rien son aspect renaissant, bien au contraire.
L'objectif, ici, sera «de mettre en valeur, dans un cadre pluridisciplinaire, les nouvelles recherches effectuées par des spécialistes en sciences humaines et sociale sur la longue Révolution tranquille au Québec. Il s'agit aussi d'évaluer la portée et la valeur heuristique du concept de révolution tranquille en établissant notamment des éléments comparatifs entre le Québec et les bouleversements vécus par les francophonies canadiennes, la société canadienne-anglaise, les nations autochtones et d'autres nations ailleurs dans le monde», ce qui est de plus intéressant.
Mais il faut s'entendre, évidemment, sur ce qu'est la Révolution tranquille. Les directeurs rejoignent l'économiste Pierre Fortin, pour qui «le cabinet Lesage se montre favorable à l'intégration des experts économiques dans l'appareil gouvernemental, y voyant un moyen de mettre l'État québécois en action pour concrétiser quatre grands chantiers, soit "1) le développement scolaire (égaliser les chances), 2) le développement économique (créer la richesse), 3) l'épanouissement des francophones (favoriser leur maîtrise de l'économie) et 4) le développement social (répartir équitablement la richesse)». Il est vrai que ces quatre grands chantiers demeurent au cœur des préoccupations des différents gouvernements québécois, et s'ils le demeurent, c'est que ces gouvernements n'y sont pas parvenus! À ce compte, nous serions toujours dans une Révolution tranquille en mouvement sur une longue... trop longue durée pour la considérer, maintenant, comme révolutionnaire. Se pourrait-il que la Révolution tranquille soit devenue avec le temps la Réaction tranquille?
C'est que la Révolution tranquille n'est pas une révolution politique. Le régime est resté le même. Ce qui a changé, c'est la mission que l'État s'est donné à partir des années '60, ce que le premier texte, celui de Jean-Philippe Carlos - «Un État en devenir : de nouveaux enjeux politiques» -, met de l'avant. À travers l'accession des économistes de formation dans la haute-fonction publique, on assistait alors à la fondation (la Caisse de dépôts et de placements) et au développement d'institutions (Hydro-Québec) qui appliquaient le modèle keynésien du rôle (actif) de l'État dans le développement économique et social. Cela participe moins d'une réforme politique que d'une révolution culturelle qui définit assez bien la nature profonde de l'«événement structure».
Culturel encore, «les remises en question du dualisme fondateur» trudeauesque mis à mal par les revendications des citoyens immigrants et des autochtones et le concept de société distincte, élaboré non par les souverainistes, mais dans le Livre beige fédéraliste du chef du Parti Libéral du Québec, Claude Ryan, au référendum de 1980. L'échec référendaire a propulsé la formule, récupérée par les souverainistes jusqu'aux échecs des accords du Lac Meech et de l'entente de Charlottetown. La reconnaissance de la nation québécoise par le gouvernement Harper a renvoyé la formulation Ryan aux oubliettes. Il faut lire ici le texte de Antoine Brousseau-Desaulniers.
Les différents textes sont d'intérêt inégal. Certains, comme celui de Mathieu Roy sur l'aménagement du territoire pour les grands projets hydro-électriques et la prise de conscience des autochtones après plus d'un siècle d'oubli est d'un grand intérêt. De même que le retour sur une série radiophonique de 1970 sur la Révolution tranquille par Pierre de Bellefeuille (texte de Xavier Gélinas) montre par la bande la fabrication du mythistoire. Sur les rapports internationaux, l'article de Yuxi Liu sur l'ouverture des Québécois à la Chine dans les années '60 et celui de Sarah K. Miles sur l'influences des théories du développement agraire dans les pays du Tiers-Monde sur les indépendantistes méritent attention. Enfin, le texte de Sylvie Lacombe sur la réception par les Canadiens anglais de la Révolution tranquille est tout aussi précieux, même si l'autrice se limite à dépouiller le Globe and Mail durant les six premières années de la Révolution tranquille, mais quelle conclusion! Les résultats de son analyse sont remarquables d'intelligence, surtout lorsqu'elle mentionne «cette intrication idéologique entre le nationalisme québécois et le patriotisme canadien, le premier suscitant le second». On se croirait revenu aux meilleures pages de Mason Wade, dans ses Canadiens français depuis 1760! (C'est tout dire!)
Les textes rassemblés dans la dernière partie s'efforcent de retracer des échos de la Révolution tranquille québécoise. Les résultats sont plutôt maigres : peu d'échos en Ontario et au Nouveau-Brunswick (même pas dans la communauté acadienne); la volonté des peuples des Premières Nations à se détacher de la subordination fédérale pour une autonomie plus grande provient surtout du militantisme amérindien aux États-Unis; une comparaison avec l'Écosse vaut ce qu'elle vaut... Il n'y a qu'avec le Canada (et sous l'impulsion de la révolution québécoise) qu'on peut dire qu'il y eut un écho : une révolution tranquille canadienne, particulièrement notable à travers les efforts de substituer un nationalisme canadien à l'impérialisme britannique. Notable encore dans l'intervention de l'État fédéral dans des domaines économiques et sociaux selon l'idéologie de l'État-providence, assez généralisée d'ailleurs dans le reste de l'Occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bref, rien de comparable à l'ampleur et à la rapidité avec laquelle s'effectuèrent les transformations dans la Province de Québec. Comme le disent Julien Massicotte et Philippe Volpé, «c'est à se demander en quoi le fait de voir et de trouver des révolutions tranquilles partout est-il plus à propos que de n'en voir nulle part?»
Chaque texte doit être apprécié en lui-même, comme à la lecture des articles d'une revue. Informatifs, ils portent à des degrés variables des schémas d'analyse. Certaines «folichonneries» rédactionnelles sont par contre à déplorer. L'usage des «sujets à pentures» (Historiennes et historiens) alourdit la lecture tout en blessant l'intelligence du lecteur, comme s'il ne savait pas que le neutre pluriel comprenait les deux genres! Pire encore, lorsqu'Alexandre Klein, dans son texte : «Une Révolution tranquille au chapitre de la psychiatrie?» finit son texte en affirmant sans preuves :
«La modernisation engagée dans le domaine de la santé mentale a en effet consisté d'abord et avant tout à écarter les femmes qui, depuis près d'un siècle, assuraient, à la demande de l'État, la prise en charge des malades, ainsi que la formation professionnelle et scientifique de leurs consœurs. Et cela au profit d'une centralisation des soins autour des psychiatres qui allait à l'encontre de l'idéal même de la désinstitutionnalisation. Ce sont donc les enjeux genrés et sexistes de la Révolution tranquille que le renouveau psychiatrique met de l'avant, cette tendance qu'a eue la Révolution tranquille, même au-delà de la psychiatrie, à mettre de côté les femmes et leurs revendications, voir à les renvoyer vers des positions de subalternes soumises et obéissantes».
Pourtant, Klein, quelques pages plus haut, reconnaissait l'incompétence des «bonnes sœurs» à soigner efficacement les pensionnaires des asiles (les religieuses ne faisant pas toutes preuve de compassion!); que si Charlotte Tassé et Bernadette Lépine avaient été écartées de l'administration de l'Institut Albert Prévost, c'est qu'administratrices de l'Institut après la mort prématurée du Dr Prévost, les traitements psychiatriques n'avaient pas évolué depuis l'avant-guerre. Camille Laurin, avec qui Tassé était en conflit, rêvait de faire de l'Institut «un hôpital universitaire d'avant-garde dirigé par des psychiatres, un véritable laboratoire pour ses ambitions de réformes de la psychiatrie québécoise». Ce n'était qu'une question de temps pour que le gouvernement s'empare de l'Institut comme du reste des institutions asilaires administrées par les religieuses. Ramener tout cela à un vulgaire western sexiste est un exemple des déviations intellectuelles et – disons-le -, des sottises qu'on est amené à écrire lorsqu'on s'abandonne au conformisme des effluves de l'ivresse militante.
Jean-Paul Coupal
LA COMPAGNIE DES OMBRES
Les livres d'histoire sont souvent lourds d'un appareil d'érudition et d'analyses subtiles qui en rendent l'approche rebutante. Mais parfois, il s'échappe de cette littérature savante des petites douceurs. La compagnie des ombres, de Michel De Jaeghere, est un véritable petit bonbon. L'auteur nous invite à parcourir le fil du temps, depuis les origines jusqu'à nos jours, et de s'arrêter en quelques pages sur des épisodes fameux (ou moins).
Jules Michelet avait la passion des promenades solitaires dans les cimetières. Il appréciait mieux la présence des morts que celle des vivants. Michelet avait beau célébrer la femme, le peuple, il était surtout animé de passions morbides. Roland Barthes rappelle les goûts de l'historien pour la coprolagnie qui le faisaient ramasser les merdes de la Mialaret, sa femme, qu'il scrutait amoureusement dans la bassine à la recherche d'on ne sait quelle vérité.
Michel De Jaghere, lui, préfère les ombres, ce qui est déjà mieux. Les ombres possèdent encore une flamme légère qui les anime d'une vie maintenant passée. Ces ombres sont regroupées par tranches périodiques : La profondeur des âges, l'invention de l'Occident, Grands siècles, La peine des hommes, l'histoire persiste et signe... De Jaghere est un littéraire, un académicien. Il ne rejette pas, au contraire, il affirme la scientificité de la méthode historique, mais il maintient l'évidence que l'histoire, en dernière instance, relève du genre littéraire. C'est l'étape ultime du travail d'historien de livrer à la communication, voire à la vulgarisation, le résultat des acquis de ses connaissances. La qualité de l'écriture rend La compagnie des ombres agréable à lire. Une composition soignée, un classicisme littéraire sans purisme ni préciosité qui permet de passer des heures en agréables compagnies. Il évite aussi de sombrer dans les anecdotes éculées de l'historiographie de la droite française. Au lieu de l'éternel Louis XVII orphelin du Temple, s'attarde-t-il plutôt sur son frère aîné, mort à l'âge de sept ans de la tuberculose, en mai 1789, au moment où son père, Louis XVI, tenait une partie de bras de fer avec le Tiers-État.
De Jaghere étant Français, la plupart des épisodes et des ombres relèvent de l'histoire de France. «L'histoire est trop souvent traitée comme un cadavre par des médecins légistes si attentifs aux organes qu'ils prélèvent sur le corps dont ils font l'autopsie que leur échappe son mystère, ce qui lui donnait sa vie même. Elle est, ailleurs, considérée comme le divertissement d'un jour, l'occasion d'une promenade sans enjeu. Les textes réunis ici comme en un recueil de nouvelles, voudraient s'inscrire dans une autre tradition, celle d'une histoire méditative : une histoire tournée vers la recherche de ce qu'elle a à nous dire d'essentiel, de vital sur nous mêmes». Jean Bouvier, un historien du Crédit lyonnais de passage à l'UQAM dans les années '80, distinguait les marxistes à la hache des marxistes au scalpel. De Jaghere n'est pas marxiste, mais il manipule le scalpel avec grande habileté. Ses jugements coulent de source. On ne peut les réfuter qu'en remontant aux méditations et qu'en parvenant à y déceler des paralogismes. Et c'est très difficile, puisque l'auteur est intelligent et qu'il manie le scalpel avec dextérité, soulevant les peaux qui enrobent les mensonges; taillant les chairs nécrosées; déroulant jusqu'aux organes rétractés des régimes ataviques.
Reprenant le mot de Cicéron (et la pensée de Nietzsche d'une histoire utile à la vie), il tient l'histoire pour magistra vitæ, maître de vie. Aujourd'hui, la plupart des historiens récuseraient l'expression de Cicéron. L'histoire n'a rien à apprendre aux vivants. Elle n'a rien à leur apprendre de comment bien gérer les sociétés, comment mettre fin aux guerres ou établir de meilleures institutions; rien non plus à leur conseiller sur l'accord des mœurs et des valeurs. Le pire et le meilleur s'y trouvent et jamais dans le même ordre. Mieux vaut donc s'en tenir à la situation présente : «Nous avons entamé un dialogue sans limite avec les hommes de notre temps. Il nous donne le sentiment d'une amplification inouïe de nos connaissances, de notre intelligence, de notre faculté de compréhension. Il nous grise de l'illusion de notre omniscience, acquise sous les couleurs du divertissement. Elle ne se résume guère qu'à une succession d'impression que rendent éphémères l'abondance et le rythme des informations, notre indifférence foncière à l'égard d'une actualité que démodent sans cesse de nouveaux rebondissements». C'est là une judicieuse observation qui vient a contrario de ce qu'elle énonce, car elle est bien fille de la situation présente, situation sans précédent.
Sans précédent, sauf peut-être au moment de la décadence romaine. De Jaghere a écrit un gros bouquin sur la fin de l'Empire romain : Les derniers jours La fin de l'Empire romain d'Occident. Il appartient à la génération qui a assisté à la publication du livre de Jean-Christophe Rufin L'empire et les nouveaux barbares (1992) et au scandale qui a suivi la publication du Voyage au centre du malaise français de Paul Yonnet, Comme tous les penseurs de droite, et surtout les élèves de Jacques Bainville, il est obnubilé par la répétition historique. Ce n'est pas chez Renaud Camus ou Éric Zemmour - et encore moins Mathieu Bock-Côté -, que De Jaghere s'est initié à la répétition historique, mais bien chez le critique politique et culturel de l'Action française, acolyte de Charles Maurras, Jacques Bainville (1879-1936) et son Histoire de France (1924), maintes fois citée et toujours à l'esprit dans les méditations de l'auteur.
Qu'importe ses options politiques, De Jaghere demeure historien. Ce n'est pas à Bainville qu'il pense lorsqu'il critique notre dédain du passé, mais à Jacqueline de Romilly (et sans doute à son ouvrage Le trésor des savoirs oubliés) : «Ce mépris s'est traduit depuis cinquante ans par la rupture de transmission à l'école, la perte de repères de plusieurs générations de lycéens. Nous avons libéré nos enfants du poids des morts, parce qu'il entravait, croyait-on, leur plein épanouissement. Nous les avons engagés à être eux-mêmes. Nous leur avons inspiré de la commisération pour ce qui est ancien, dépassé, vintage. Nous avons prétendu leur apprendre à apprendre sans les encombrer de connaissances. Nous avons jeté le discrédit sur l'érudition pour saluer l'avènement du technicien. Nous avons cru les préparer aux défis de demain; nous avons fabriqué des amnésiques sans perspectives, sans références, sans points de comparaison : nous les avons livrés sans défense à la tyrannie du présent». Et De Jaghere ne répugnerait sans doute pas à reprendre ces boomers qui se plaignent aujourd'hui de l'âgisme manifesté par les jeunes à l'égard des vieux qu'ils sont devenus!
Michel Grenon, qui fut mon directeur de mémoire à la maîtrise à l'UQAM, me disait (pas trop fort) que l'histoire était une science morale, ce qui allait à l'encontre de la profession de foi des marxistes (dont il était) et des néo-positivistes (disciples de l'École des Annales) qui étaient ses collègues au département d'histoire. C'est bien la position de De Jaghere, la magistra vitæ de Cicéron. Mais l'auteur est trop bon écrivain pour nous rappeler le point de chute classique. Aussi, le même Michel Grenon me disait aussi que tout bon livre d'histoire devrait commencer par : Il était une fois..., mais je crois qu'il serait bien difficile de le faire terminer par le : ...et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. De fait, les personnages sur lesquels s'arrête De Jaghere finissent rarement de manière heureuse. Comme les anciens bainvilliens, il planche sur les rois de France (et un peu sur les Tsars russes, probablement par sympathie puisque les deux dynasties, Bourbon et Romanov, ont fait les frais d'une révolution). Ses plus beaux textes sont sur Marie-Antoinette, sur «la messe de Louis XVI» et le premier dauphin (mort en 1789). De la reine déchue, il écrit : «Elle voulait être elle-même, et elle n'aura jamais cessé, tout au long de sa vie, d'être instrumentalisée par les passions contraires, manipulée par les partis antagonistes». Et sa mort tragique n'a fait que banaliser, au cours des siècles suivants, cette même instrumentalisation.
Contrairement à Bainville qui lui reprochait ses faiblesses, De Jaghere éprouve une sympathie certaine pour le malheureux Louis XVI dont il se plaît à citer son testament – du malheur d'être roi! Mais comme Bainville, il n'aime pas Napoléon. Du moins lui reconnaît-il l'expédition d'Égypte qui ouvrit aux savants la connaissance du Proche-Orient ancien et provoqua la modernisation qui fit de l'État égyptien le plus avancé des pays arabes du XXe siècle. Malgré les carnages entraînés par les conquêtes militaires et le retard économique qui devait suivre, il reconnaît du moins à l'Empereur ce que Alfred de Musset lui attribuait déjà : «"Un seul homme était en vie alors en Europe, écrit Musset dans sa Confession d'un enfant du siècle; le reste des êtres tâchait de se remplir les poumons de l'air qu'il avait respiré". Cet air, c'était celui de la jeunesse, de l'espérance, de l'héroïsme. C'est lui qui fît du XIXe siècle un nouveau grand siècle français. C'est grâce à lui qu'en dépit de ses pages d'ombre, l'aventure de Bonaparte nous exalte encore». Bainville n'avait jamais été aussi loin, pour qui Napoléon : «Sauf pour la gloire, sauf pour l'art, il eût probablement mieux valu qu'il n'eût pas existé».
Les historiens sont des gens plutôt de droite. Cela tient à leur nature. Habitués à se transporter dans des mondes passés, ils finissent par résonner davantage aux atteintes portées aux vieux papiers et aux vieilles maisons. Ils n'aiment pas le vandalisme populaire, la destruction facile, la cancel culture. La gauche, au contraire, vit pour le présent et pour l'avenir. Obéissant à l'injonction de Karl Marx, elle n'est pas là pour contempler le monde mais pour le transformer. Elle n'a donc que faire du conseil de Cicéron. Pourtant, dans la seconde moitié du XXe siècle, l'historiographie s'est essentiellement développée à gauche. Associés à l'historiographie des Annales, les historiens marxistes ont apporté des contributions inestimables à la connaissance historique. C'est à eux que nous devons le développement de l'histoire économique et sociale. En mettant temporairement de côté l'histoire militaire et l'histoire politique, ils ont défriché l'histoire des mentalités, qu'on appelle depuis l'histoire culturelle ou l'histoire intellectuelle. Ils ont ouverts les portes aux apports des anthropologues, des ethnologues, des linguistes, des psychologues, enfin de toutes les sciences sociales, répondant aux projets de Marc Bloch et de Lucien Febvre.
Mais avec la chute de l'Union soviétique et l'éclatement en spécialisations qui laisse une «histoire en miettes», où chacun peut s'intéresser à un objet particulier sans avoir la préoccupation de l'insérer dans un ensemble qui s'appelle la classe, la nation ou l'humanité, c'est tout le programme historiographique de la gauche qui s'est dissous. Aujourd'hui, les mémoires et les thèses universitaires s'entassent dans les départements, utilisés à l'occasion mais rarement dignes de percer dans des éditions livresques. Aussi, l'intelligence historienne semble-t-elle revenir vers une droite qui a quand même su profiter des apports de l'historiographie de gauche.
Pour moraliste qu'il soit, De Jaghere ne s'abandonne pas à des «leçons de morale» barbantes. C'est à travers le passé qu'il trouve à exprimer ses opinions iconoclastes. Qui, en effet, oserait écrire aujourd'hui comme il le fait dans son essai sur les Guaranis du Paraguay : «Triste épilogue d'une aventure qui ne peut faire oublier ce qui en fut pourtant la principale leçon : que pendant un siècle et demi, les jésuites du Paraguay avaient donné au monde l'exemple de ce que pouvait être une bienfaisante colonisation», sans se faire dénoncer par le premier venu? «La colonisation fait toujours l'unanimité, mais c'est dorénavant contre elle. Elle fait partie des pages sombres de notre histoire : de celles dont on n'a jamais cessé de nous inviter à faire repentance. Parce qu'au nom d'une mission prétendument civilisatrice, notre pays s'était laissé dominer par d'obscures aspirations impérialistes, indignes d'une démocratie moderne». C'est qu'il est devenu impensable que la colonisation ait pu avoir du bon, ait eu un impact positif, même sur les peuples indigènes.
En janvier 2005, «quelques lignes ajoutées à une loi de circonstance, invitant les auteurs des programmes scolaires à "reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer"» suffirent à «susciter l'une de ces polémiques en forme de psychodrame». Et comme si ce n'était pas suffisant, dans un essai intitulé Incamania, De Jaghere provoque encore. Après avoir rappelé que «chaque année, lors de la fête du Soleil, l'Inca se lavait des souillures qui risquaient d'affecter le destin de sa race en déflorant une jeune fille. Elle était choisie pour sa beauté parfaite parmi les plus nobles familles, comblée de marques d'honneur pendant la procession qui la conduisait jusqu'à lui, ensuite droguée, enterrée vive au fond d'un puits», relève-t-il que, cinq siècles plus tard, voilà que «l'Inca est populaire comme jamais». Même «le recteur de l'université délaisse pour un temps sa toge, l'écran de son ordinateur, ses livres, pour procéder au sacrifice de lamas entre les murs de sa faculté. Il est, à temps perdu, le grand prêtre et le chaman principal de la ville. D'autres annoncent le retour prochain de l'Inca». Au Pérou, encore, le «chef de l'État de 2001 à 2006, Alejandro Toledo avait fait son dernier meeting de campagne à Sacsayhuamán, la forteresse sacrée des Incas. Il s'était fait introniser au Machu Picchu par un rituel chamanique. La cérémonie n'avait aucun précédent historique : on l'avait inventé pour lui». Pourquoi sommes-nous si sévères envers nos crimes du passé alors que les manifestations monstrueuses des autres cultures, sur une même échelle des valeurs morales, sont acceptées comme allant de soi? Il y a là une auto-ségrégation, un auto-apartheid culturel complètement absurde.
Et qu'en est-il de l'obsession première de De Jaghere? Elle apparaît dans un court chapitre au titre éloquent : «Devant l'abîme». Ici, l'auteur revêt la personnalité de l'ambassadeur de Cyrène, Synésios, qui dresse un réquisitoire contre la tendance de l'empire romain à laisser entrer et s'installer le Barbaricum : «Devant l'abîme, Synésios ne croit pas raisonnable de s'en remettre au loyalisme des nouveaux venus. Nomades par nature, ils profitent de l'hospitalité romaine sans éprouver aucun sentiment de reconnaissance à l'égard de ceux qui les ont accueillis. Ils se renouvellent en revanche par l'afflux permanent de nouveaux arrivants. Mais ce qui lui paraît le plus fou, et le plus lourd de conséquences, est qu'ils forment par le fait de l'immigration, le gros de la population des esclaves en même temps qu'ils constituent, par le jeu des traités, l'essentiel des effectifs des armées romaines, et qu'ils occupent, par la faveur des princes, des places qui font d'eux les maîtres de l'État. Synésios annonce dès lors le jour où l'ambition de leurs chefs et la soif de pillage de leurs soudards trouveront un précieux renfort dans les masses serviles installées sur tout le sol de l'empire». Évidemment, si l'histoire était appelée à se répéter, comme le veut la logique historienne de Bainville, les Camus, Zemmour et Bock-Côté de ce monde passeraient pour avoir été nos Synésios.
Au-delà de ces rapprochements qu'on peut juger gratuit ou même démagogique, il faut reconnaître que les étrangers, les barbares dont il est question ici ne sont pas la menace en soi, mais les conséquences d'une certaine désertion des Occidentaux face à leurs identités (l'identité n'est jamais qu'une). On peut bien affirmer que la vague d'immigration qui touche actuellement l'Europe provient des conséquences des ambitions impérialistes américaines dans sa dévastation de l'Iraq, ce qui a généré une réaction nationaliste arabe non plus laïque, comme au temps de Nasser, mais une réaction fondamentaliste et terroriste. Mais le mal réside au cœur même de l'Occident. Rongés par la culpabilité masochiste de deux siècles de colonialisme et d'impérialisme, «par paresse» gémit De Jaghere, les Occidentaux en viennent à s'abstraire de leur Être, de leur territoire, de leur «droit à l'existence» pour reprendre une formule à succès de l'État d'Israël : «Se vivre comme ancien et toujours étranger pour accueillir sans aucune réserve ni limite tous les étrangers d'aujourd'hui qui se présenteront aux frontières : cette ambition d'altruisme intégral» délite notre civilisation, comme si les Irakiens, les Syriens, les Palestiniens qui venaient en Europe, n'étaient que les pendants immédiats des Gaulois et des Germains! Que les visiteurs inattendus passés par le chemin Roxham étaient la Septième Nation perdue des Haudenosaunees!
Mais, au-delà des conflits d'interprétations et des luttes au nom desquelles se tracent l'écriture de l'histoire, De Jaghere, avec La compagnie des ombres, nous démontre que l'histoire est un plaisir, comme il l'affirme péremptoirement. Et elle fait œuvre utile à chaque génération, car à chaque génération, la civilisation est en péril. Devant chaque défi, chaque contradiction, «la question est de savoir si nous saurons nous persuader que nous avons un héritage à défendre». Pour cela, on a fait des guerres inouïes tout au long du XXe siècle – et nous continuons à en faire -, rejetant sur l'histoire (le messager) la responsabilité des imbéciles qui mènent le monde. Voilà pourquoi jusqu'au milieu du XXe siècle, elle est apparue comme magistra vitæ : elle offre des leçons, mais elle n'est pas responsable des choix que nous en tirons.
Mais, par-dessus tout, «elle nous rappelle que nous ne sommes pas les enfants de personne... [que] nous sommes les maillons d'une chaîne immense, qui a commencé avant nous, qui continuera après nous». Leçon privilégiée par les bainvilliens, tirée de l'expérience douloureuse de la Première Guerre mondiale. Étrangement, De Jaghere rejoint une expression favorite de Walter Benjamin (qu'il ne cite pas), que nous ne sommes que des passeurs. Comme dans la philosophie bergsonienne, nous pouvons nous inscrire dans la foulée de la durée, ou bien choisir l'instant, le présent (et c'est là, comme on pourrait dire, la ligne de partage entre les historiens de droite et les historiens de gauche), comme nous le faisons présentement, dans un monde régis par la trinité du Diable, celle du nihilisme, du narcissisme et de l'hédonisme. De ce Diable dont Baudelaire était certain de l'existence et se refusait à se laisser entraîner par ses ruses. Bref, De Jaghere en appelle à la «solidarité des générations», car qui peut être solidaire des Étrangers s'il ne l'est d'abord des siens?
Jean-Paul Coupal
SAMUEL DE CHAMPLAIN
La vie de Champlain se lit comme un véritable roman d'aventures. Sa biographie récente, œuvre de toute une vie de chercheur, celle d'Éric Thierry parue chez Septentrion, est encore plus que cela. C'est le bilan d'une vie d'érudition qui a conduit l'historien dans tous les dépôts d'archives de France, des Pays-Bas, d'Angleterre, des États-Unis, du Canada. Cette œuvre lourde de références, critique et érudite se lit toutefois comme un ouvrage littéraire. Ce n'est peut-être pas, comme le rappelle en préface M. Thierry, la biographie définitive du «Père de la Nouvelle-France» (Charlevoix), mais elle n'en est pas moins la mise à jour la plus complète.
Il est difficile de ne pas établir un parallèle avec la biographie Le rêve de Champlain, parue il y a plus d'une décennie, par l'historien américain David Hackett Fisher (chez Boréal), non pas qu'il s'agit de couronner de laurier l'une plutôt que l'autre, mais d'essayer d'en tirer ce qui nous permettrait de saisir cette personnalité évanescente qu'est celle de Champlain. Pour ce faire, nous nous limiterons à deux aspects, celui du rêve de Champlain et la perception qu'eût le fondateur de Québec des autochtones qu'il rencontra en Amérique du Nord.
Des critiques ont reproché à Fisher sa vision romanesque de la vie de Champlain, en particulier que l'explorateur eut été motivé par un rêve humaniste : «Ce soldat las des guerres rêvait d'humanité et de paix dans un monde de cruauté et de violence. Il entrevoyait un monde nouveau où des gens de cultures différentes pourraient vivre ensemble dans l'amitié et la concorde. C'est ce qui devint son grand dessein en Amérique du Nord». Thierry, qui a lu Fisher, ne contredit pas que l'explorateur fût mu par une suite de rêves, mais ses rêves auraient été plus prosaïques, à la suite de ce qu'avaient été les rêves déjà de Colomb et de Cartier, d'atteindre la Chine par un passage maritime à travers le Nord-Ouest du continent américain. Habile cartographe, Champlain ne cessa de «peindre» les rives qu'il explorait, puis, s'installant à l'intérieur du continent, de tracer le vaste réseau hydrographique qu'il remontait à partir du Saguenay et du Saint-Laurent.
Après avoir écarté cette vision particulièrement romanesque d'un Champlain fils bâtard d'Henri IV, Thierry suppose «un adolescent déjà porté aux rêves d'aventures et de voyages lointains» depuis sa ville natale de Brouage. Suppose, car ce n'est que par conjectures diverses que l'auteur retrace les origines et l'enfance de son héros. Dans une France encore secouée par les sanglantes guerres de religion, participer à des armées devait s'avérer moins palpitant que de «partir tenter sa chance dans l'Amérique espagnole, mais il sait que ce dernier rêve est presque impossible : il est interdit à des étrangers d'aller aux Indes». Pourtant, le jeune homme finira bien par être engagé pour voyager dans les Antilles et séjourner un temps près de Vera Cruz, au Mexique. Il y forgera ses talents de navigateur, d'explorateur et de cartographe. Avant même d'être engagé dans des entreprises de commerce des pelleteries, un «rêve» de découverte animait bien Champlain.
Un temps, cette rêverie prit des airs mystiques. Lorsqu'il tenta sa première mission d'implantation en Acadie, Champlain rêvait d'y ériger une Cité de Dieu : «L'entreprise envisagée par Champlain sera sainte. Aussi Aymar de Chaste sera-t-il accompagné par douze prêtres "de bonne vie et sainte doctrine". Le chiffre douze n'est pas anodin : ils seront comme les douze apôtres du Christ envoyés par lui en mission, les douze prêtres que saint Pierre ordonnait lors de chaque création d'une nouvelle Église ou les douze franciscains qui ont évangélisé le Mexique à partir de 1524»... On découvre ici une autre facette de l'ouvrage de Thierry, sa lecture herméneutique des intentions et des actions de Champlain. Champlain réduisait au minimum la reprise de récits établis pour ne transcrire que ses propres observations. Comme l'écrit encore Thierry : «Le voyage est, pour lui, la seule caution du vrai». Ses écrits seront donc purgés des tentations d'y ajouter des traits merveilleux, la vérité étant suffisamment fantastique en elle-même!
Il y a de l'anthropologue dans Champlain. On pourrait dire même un contemporain de Descartes tant il procède méthodiquement, donnant une description objective, précise et rigoureuse, basée sur «une structure quaternaire : observation, information, interprétation, rapport...». C'est un véritable compte rendu heuristique que Champlain entendait livrer à ses commanditaires, et enfin au Roi de France. D'autre part, en tant qu'anthropologue, à la guerre contre l'Iroquois, «Champlain se moque de la crédulité de ses alliés amérindiens, mais il n'hésite pas à en user lui-même pour préserver leur moral et voir l'expédition couronnée de succès. Ainsi, comme ils ne cessent de le questionner sur ses rêves, le Français leur raconte qu'il a vu en songe des Iroquois se noyer devant eux. Les guerriers montagnais, algonquins et hurons ne cachent pas leur satisfaction, et Champlain voit son statut de chef renforcé». Afin de souder les liens d'amitiés et à contre-cœur, Champlain doit faire la guerre aux Iroquois. Il ira, mais pour la seule satisfaction d'explorer les affluents du Saint-Laurent, la rivière Richelieu d'abord dès 1609, puis vers l'Outaouais jusqu'à l'île aux Allumettes, enfin l'embouchure des Grands-Lacs qu'il laissera à d'autres le soin d'explorer.
La vie de Champlain est tumultueuse, mais moins en Canada qu'en France où il doit se rendre presque à tous les deux ans car les attaques de compagnies de fourrures rivales au monopole qui l'emploie menacent constamment le projet colonial. Entre les conflits religieux et la guerre civile qui ébranle les débuts du règne de Louis XIII, la partie n'est jamais assurée. D'un autre côté, il réalise qu'il est difficile de se faire écouter ou comprendre de ses alliés autochtones. La grande tabagie de 1607 à Tadoussac n'est pas ce lieu de fraternité qu'on nous présente. Si les nouveaux alliés pétunent à s'asphyxier, il apparaît déjà difficile de bien se comprendre les uns des autres. Lorsqu'on passe des pipées de tabac au repas fait de chiens et de chairs humaines, les Français sortent de la cabane écœurés, au grand désagrément des «Sauvages».
Il en va de même lors de l'organisation des affrontements avec l'ennemi. Fin tacticien, Champlain voudrait que les chefs des tribus alliées suivent ses indications. Mais ceux-ci ne sont pas menés par la raison mais par leurs rêves et bien des assauts finissent en déconfitures : «Les Français du début du XVIIe siècle pensent que le Canada est une terre maudite, dont Dieu s'est détourné pour la laisser sous la domination du Malin. Champlain en a fait le royaume du "père du mensonge", en montrant que dès que les Français y accostent, ils ont bien du mal à ne pas faire comme les indigènes. Beaucoup se mettent à mentir, et Champlain lui-même n'a pas fait exception en 1613». Reprenant la célèbre phrase du Dr. House, en Nouvelle-France, tout le monde ment. Les Algonquins promettent de conduire les Français à l'intérieur des terres, mais n'entendent pas établir de liens directs entre leurs fournisseurs et la clientèle française. Champlain, qui misait sur cette promesse, se sent vite abusé dans sa confiance. De même, il ment à ses alliés en remettant à l'année suivante des marches en Iroquoisie. En fait, il entame des procédures de paix, jugeant que les guerres inter-tribales nuisent à l'approvisionnement des fourrures et à sa quête du passage vers le Mer du Nord (la baie d'Hudson) ou la Mer du Sud qui conduirait à l'Océan Pacifique.
Les rêves de la Cité de Dieu cèdent donc la place aux cauchemars qui s'investissent peu à peu de paranoïa : «Comme les Amérindiens, les Français qui vivent au Canada finissent par devenir les proies du démon. Celui-ci ne cesse de les tourmenter, même durant leur sommeil. Dans ses Voyages de 1613, Champlain n'a pas présenté les cauchemars des Autochtones comme des productions du psychisme. Ils sont apportés de l'extérieur et imposés au dormeur par le diable [...] dans son Quatrième Voyage, il fait le récit d'un songe qui a provoqué non seulement la panique chez les Amérindiens, mais aussi chez un de ses compagnons français : "Une heure avant le jour, un Sauvage, rêvant que les ennemis le chargeaient, se leva en sursaut et se mit à courir vers l'eau pour se sauver, en criant : "On me tue!". Ceux de sa bande s'éveillèrent tous étourdis et, croyant être poursuivis par leurs ennemis, se jetèrent à l'eau, comme fit un de nos Français, qui croyait qu'on l'assommât"». La vérité est que la suspicion s'insinue aussi bien parmi les alliés autochtones que parmi les Français.
D'autre part, l'établissement d'une colonie de peuplement est constamment saboté par les actionnaires des compagnies chargées par charte royale de développer une nouvelle France en terre d'Amérique. Le statut même de Champlain reste imprécis. Finalement, ce seront des avocats, en Angleterre, en procès lors de la prise de Québec en 1629-1632, qui lui donneront du titre de lieutenant-gouverneur, mais pour les Français, il ne restera toujours que simple lieutenant. Champlain ne sera jamais officiellement le premier gouverneur de la colonie!
Face à la réalité, la dissipation de ses rêves lui font voir les autochtones avec un profond dédain : «Il trouve que les mœurs des Hurons ne valent guère mieux que leur habitat et leur nourriture. Il les réprouve. [...] À propos de la permissivité des parents hurons à l'égard de leur progéniture, sa condamnation est plus nette encore : "Les enfants sont fort libertins entre ces nations. Les pères et les mères les flattent trop et ne les châtient point du tout. Ainsi sont-ils si méchants, et de si perverse nature, que le plus souvent ils battent leur mère, et d'autres, des plus fâcheux, battent leur père, en ayant acquis la force et le pouvoir à savoir si le père ou la mère leur fait une chose qui ne leur agrée pas". Pour lui, c'est "une espèce de malédiction que Dieu leur envoie"...». Nous aimons bien de nos jours rappeler la première partie des observations de Champlain – la grande liberté accordée aux enfants comme saine pédagogie -, mais on évite de rappeler les conséquences fâcheuses d'une telle liberté incivile! Aussi, quand en 1633, à Trois-Rivières, Champlain prophétise : «nos garçons se marieront à vos filles et nous ne serons plus qu'un peuple», le Montagnais Capitanal s'esclaffe : «Tu nous dis toujours quelque chose de gaillard pour nous réjouir...». Qui y croit sincèrement, en effet?
Il est remarquable que les deux biographies de Champlain soient les œuvres, l'une d'un Américain, et l'autre d'un Français. En un certain sens, ils réagissent tous deux aux affirmations du genre de celles de 2008 de Mathieu d'Avignon qui mettaient fort à mal le personnage de Champlain. Du récit de la fondation de 1608, d'Avignon ramenait le mythe à la grande tabagie de Tadoussac de 1603 et désignait cinq fondateurs à parts égales : le principal chef innu, Anadabijou, le roi de France Henri IV, François Gravé, Pierre Dugua de Mons, commanditaire, enfin Champlain. D'Avignon reprochait à Champlain, surtout à travers ses écrits, d'avoir tiré la couverture de son bord, effaçant progressivement les cinq autres fondateurs, brossant leurs portraits «de plus en plus désavantageux, tout en donnant de lui-même l'image d'un bon catholique et d'un colonisateur». Il faut retenir ici la réponse de Thierry :
«Comme beaucoup de récits de voyageurs, l'ouvrage n'échappe pas à la tentation de faire de son auteur un héros. Champlain est celui qui échappe à tous les périls et qui surmonte toutes les difficultés. Alors que le scorbut fait des ravages autour de lui, il n'est jamais touché. Quand son arquebuse explose à Mallebarre en juillet 1605, il n'est même pas blessé, mais quand c'est le mousquet de Robert Gravé qui crève, après l'attaque de Port-Fortuné en octobre 1606, le jeune homme perd plusieurs doigts. Seul Champlain a permis la victoire contre les Iroquois en 1609 et, même s'il a pu compter sur l'intervention du traitant Des Prairies pour celle de 1610, c'est la tactique qu'il a lui-même choisi qui a permis de l'emporter. Enfin, si les Hurons et les Algonquins ont montré de la défiance envers les traitants en 1611 près du saut Saint-Louis, ils ont multiplié les manifestations de confiance à son égard. Dans son ouvrage, Champlain n'hésite pas à se mettre en avant, mais il sait aussi garder le silence sur des épisodes peu glorieux de ses séjours en Acadie et dans la vallée du Saint-Laurent».
Doit-on tenir Champlain pour un vaniteux? Peut-être, mais on ne peut oublier que c'est lui qui portait devant les yeux de tous la responsabilité de la réussite de la colonie laurentienne. C'est lui, et non Anadabijou, Henri IV, ou même Gravé et de Mons, qui était le plus souvent en canots à remonter les cours d'eau et à «peindre» les rives afin de donner une représentation fidèle des terres découvertes dans le but d'y attirer l'intérêt des autorités. En voulant célébrer tout le monde, on finit par ne plus reconnaître personne. C'est contre la métropole, parfois, qu'il dut persister avec obstination dans l'entreprise, elle, qui ne comptabilisait que les profits tirés du commerce des fourrures. Ces nouveaux procureurs font comme les inquisiteurs au procès de Jeanne d'Arc, lui demandant «pourquoi votre étendard fut-il porté en l'église de Reims au sacre, plutôt que ceux des autres capitaines», et leur répondait : «Il avait été à la peine, c'était bien raison qu'il fût à l'honneur».
Nous nous efforçons d'amoindrir le rôle historique de Champlain en tant que fondateur non seulement de la Nouvelle-France, mais aussi du Canada. On ne le tolère plus comme figure de Père. Aussi, Champlain appartient-il désormais au patrimoine mondial, ce qui explique pourquoi ses deux grands biographes ne sont pas Québécois. Pour Thierry, le sous-titre aux origines de l'Amérique française signifie bien que la personne et l'œuvre de Champlain appartiennent à l'histoire de France, à celle de sa première expansion coloniale dont elles sont à l'origine. Contrairement à nos démagogues qui voient en Champlain une sorte d'impérialiste du XIXe siècle, genre Cecil Rhodes ou Henry Morton Stanley, le rêve de Champlain appartient à la mouvance utopiste propre à la Renaissance. Pour Hackett, Champlain est le conquistador que les Anglais n'eurent jamais lors de leur pénétration en Amérique. Les Anglais disposèrent bien du capitaine Smith et du Mayflower, mais lorsque le commandant Christopher Newport, conduisant les trois navires chargés de l'établissement de Jamestown en Virginie, en 1607, il n'alla pas plus loin que le settlement. Pendant que Champlain lançait quelques explorateurs à la conquête de l'immense continent, les colonies anglaises, surpeuplées, se tassaient frileusement en rangs d'oignons sur les rives de l'Océan, ignorant le monde au-delà des Alleghanys. C'est Champlain, l'ancêtre de la Manifest Destiny américaine. Voilà ce que signifie Champlain pour les Français et les Américains et que notre inhabileté à des grandes perspectives nous empêche de mesurer. Que Champlain leurs appartienne donc, nous, nous nous contenterons de Guy Laliberté et de Céline Dion.
Jean-Paul Coupal
RETOURNER LES PIERRES – ASPECTS DE L'HISTOIRE DES IDÉES AU QUÉBEC
On ne pourra jamais dire d'Yvan Lamonde qu'il ne sait pas choisir des titres poétiques pour ses essais. Avec Un coin dans la mémoire, Émonder et sauver l'arbre, voici maintenant, Retourner les pierres, Lamonde contredisant le vieil antagonisme établi par Aristote, entre l'histoire et la poésie. Depuis ses premières grandes publications à la fin des années '70, sa Philosophie et son enseignement au Québec et son Historiographie de la philosophie au Québec, Lamonde scrute tous les recoins de la pensée québécoise. Des lendemains de la Conquête, idées nationales et idées sociales, religieuses, intellectuelles, émises aussi bien du haut de la chaire que sorties des presses d'opinion, il connaît mieux que quiconque son domaine qui l'a toujours forcé à réfléchir, à poser des hypothèses, à reconduire les idées acquises.
Essais nouveaux ou repiqués de ses articles innombrables, avec ce recueil, nous pénétrons dans l'atelier de l'historien. Nous y découvrons ses réflexions sur les grands thèmes qui animent l'ensemble de son œuvre. En commençant par Louis-Joseph Papineau qu'il a toujours défendu, bec et ongles, contre ses détracteurs. S'arrêtant d'abord sur la Déclaration d'Indépendance du Bas-Canada de 1838, il nous traduit un document, «La proclamation n° 2. Peuple du Canada», qui se trouvait associée à l'exemplaire anglais de la déclaration de Robert Nelson. En même temps, il démonte les accusations portées contre Papineau, qui n'aurait pas souscrit à la Déclaration parce qu'il n'était pas d'accord sur le sort réservé au régime seigneurial par les Patriotes.
Dans un autre texte, «Les causes de l'inachèvement du projet d'émancipation coloniale de 1837 et de 1838», Lamonde part de la polysémie des événements de 37-38 (rébellions, insurrections, troubles, résistance, projet d'émancipation, projet d'indépendance) : «Dans l'histoire du Québec, la "Conquête" et les "rébellions", qu'on met entre guillemets, ...semblent ne pouvoir être saisies tant leur signification est globale. Comme si seul le globalisme convenait comme compréhension. Alors, si l'on entreprend une objectivation de ces moments mythiques, il faut s'attendre soit à la surprise, soit au soupçon». Telle est la méthode poétique de Lamonde : soupçonner afin de pouvoir surprendre. Il a soupçonné la doxa de Fernand Ouellet sur la personnalité de Papineau et le rôle de la petite-bourgeoisie dans les Troubles; il nous surprend en affirmant que ni rébellions, ni insurrections, les Troubles n'ont été qu'une résistance à l'agression des autorités britanniques désirant briser le volontarisme des Canadiens.
D'un article l'autre, Lamonde cherche effectivement à saisir les causes non seulement de l'échec de 37-38, mais aussi de l'inachèvement du projet indépendantiste encore aujourd'hui. Ainsi, «plutôt que de considérer d'abord le voisin comme responsable de l'inachèvement du projet d'émancipation coloniale, il importe de regarder dans sa propre cour. Une des causes principales de l'inachèvement du projet d'émancipation se trouve dans les désaccords à propos du projet d'émancipation et des stratégies à déployer, dans les divisions parmi les Canadiens et dans les oppositions mêmes à ce projet». Un texte plus loin, «Nationalisme culturel faute de nationalisme politique», il sera encore plus précis : «Trois facteurs principaux me semblent expliquer cet inaccomplissement : le type même du colonialisme britannique [diviser pour régner], l'hypothèse d'un anticolonialisme faible, puis la pensée politique de l'Église catholique sur la question de l'émancipation coloniale». Tant que l'Église anima le nationalisme culturel basé d'abord sur la religion, puis la langue avant d'en référer à la tradition, le nationalisme politique n'était pas possible.
Mais cette situation n'a existé qu'après 1838. Déjà, auparavant, à travers la querelle autour des Écoles de Fabriques et des Écoles de Syndics, le nationalisme culturel s'était vu confronté par le nationalisme politique de l'Assemblée législative. L'échec des Troubles signifia la victoire du premier sur le second. L'effondrement du Parti Patriote entraîna la montée de l'Église ultramontaine et sa conception conservatrice du nationalisme. Avec l'effondrement du pouvoir clérical durant la Révolution tranquille, le nationalisme culturel a été récupéré par le Parti Libéral du Québec, ce que développèrent les politiques autonomistes de Robert Bourassa et de Jean Charest, pour qui la spécificité du Québec a toujours été strictement culturelle.
En 1837, c'était le nationalisme politique qui était sur sa lancée. Mais c'est là que les réflexions de Lamonde l'entraîne vers une interprétation originale mais contestable des événements. Cette interprétation, il la puise surtout dans la correspondance que Papineau et O'Callaghan ont entretenue avec l'historien américain George Bancroft qui, établissant un parallèle entre les Troubles canadiens et les étapes de la Révolution américaine, soulève le fait que la maturité de la conscience politique des Canadiens était loin d'être en mesure d'établir un véritable consensus parmi la population face au gouvernement militaire et que les divisions au sein de la population (l'originalité du colonialisme britannique) condamnaient le projet avant même le début de sa réalisation.
D'où que pour Lamonde, les Patriotes «ont résisté en 1837. Le manque de moyens et ce qu'en avril 1838 Duvernay nomme "notre faiblesse par notre manque d'organisation" l'indiquent. La résistance n'a pas à voir ici avec la conviction; elle a à voir avec la conscience de ses propres moyens, avec la conscience des moyens de l'autorité anglaise, avec surtout la stratégie impériale de provoquer pour réprimer». Voilà la cause première de l'inachèvement du projet politique patriote. Sans doute que les observations de Bancroft sont judicieuses, mais elles ne couvrent pas toute la dynamique des événements qui s'étendent sur une période beaucoup plus longue. L'interprétation de Lamonde tend à placer les Patriotes dans une position passive face à leur destin, les combats de Saint-Denis, Saint-Charles, Saint-Eustache, et même l'agression de 1838 n'étant que des réponses défensives à la provocation du gouvernement colonial. Le refus du gouvernement américain de s'impliquer dans les affaires internes du Canada acheva de miner les espérances, de sorte que même 1838 ne fut qu'un acte désespéré qu'on pourrait qualifier de suicidaire.
Je ne peux partager cette interprétation de Lamonde bien que ses observations soient pertinentes. Je pense que la volonté rebelle était là, mais que l'enthousiasme de l'Assemblée des Six-Comtés et autres ont enfermé les Patriotes dans une serre chaude morale et politique au point de croire que l'ensemble de la population canadienne emboîterait le pas et pourvoirait aux troupes et aux armements. Cette confiance démesurée en son rayonnement politique serait l'une des causes du manque de préparation et du recours à des solutions politiquement insoutenables proposées par le mouvement souverainiste qui imprègne encore aujourd'hui cette envolée lyrique des péquistes autour de la personnalité de Saint-Pierre Plamondon. Dès que la machine référendaire (comme la machine patriote jadis) se mettra en marche – si jamais elle y parvient -, les troupes se débanderont (au sens propre du terme) avec le résultat qu'on connaît. La conviction est bien là, mais elle hésite devant l'inconnu de son succès (comme on l'a vu après la victoire à Saint-Denis), parce qu'elle est conviction déchirée. Bref, dans tous ces cas, la déroute est moins celle d'une résistance qu'une rébellion brisée, avortée.
Mais sa thèse sur l'incompatibilité entre le nationalisme culturel et le nationalisme politique demeure. (Plus loin, il parlera de «l'ambivalence entre émancipation politique et conservation culturelle»). Énoncée dans le contexte des Troubles de 37-38, on la retrouve en filigrane tout au long des autres textes du recueil. Elle expliquerait implicitement les ambiguïtés de la pensée de Lionel Groulx («L'abbé Lionel Groulx : Quel nationalisme, Quelle indépendance?»). Lamonde reprend tous les textes et déclarations du chanoine et pose que dès le début de sa carrière, «la primauté absolue de la religion ne pouvait lui permettre d'adhérer au Politique d'abord de Maurras et de l'Action française de Paris et pas davantage au principe libéral des nationalités». Malgré sa célèbre déclaration - «Notre État français, nous l'aurons» -, Groulx s'est toujours défendu d'être partisan de la séparation politique du Québec de la Confédération canadienne, qu'il traite d'autre part de «plus humain des régimes»! «Quand je dis État français, je parle d'un État fédératif. Je reste dans la ligne de l'histoire. Nous ne sommes pas entrés dans la Confédération pour en sortir mais pour nous épanouir», précise-t-il. «Autonomie et association», réplique Lamonde, ce qui évoque une carpette connue sur laquelle tous les partis s'essuient les pieds depuis un demi-siècle!
Groulx a pu être un animateur incontesté, mais jamais un chef, selon Lamonde. Le fait qu'il rejetait le conservatisme de son nationalisme culturel l'écartait sans doute du régime duplessiste, mais, d'autre part, dès les années '30, il ne pouvait que constater «la dissociation entre la religion et la nationalité» parmi la jeunesse émergente. Le rayonnement que le philosophe néo-thomiste Jacques Maritain exerça sur cette jeunesse durant la guerre, affirmant de manière encore plus persistante «la primauté du spirituel voulait aussi dire sa préséance sur le nationalisme» («Jacques Maritain au Québec. Ouvrir des fenêtres»), convergeait vers la même impasse. Il nourrissait une pensée nationaliste où il s'inquiétait de voir «aimer et... servir la nation avant Dieu». Pour l'un de ces jeunes intellectuels, Pierre Vadeboncœur, tous ces discours finirent par apparaître comme porteurs d'«irréalismes». Des rêves de nation qui ne se donnaient pas les moyens de passer à la réalisation.
Au Québec, selon l'auteur, on ne peut reconnaître l'existence d'intellectuels - au sens prit par ce mot depuis l'Affaire Dreyfus en France -, qu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Un René Garneau, qui fut grand publiciste dans les années '50-'60, véhiculait encore la pensée d'un Julien Benda (La trahison des clercs); une pensée qui refusait aux intellectuels le militantisme pour la vocation universelle de l'esprit (P. E. Trudeau érigeait Benda comme l'un de ses maîtres). Avec les années '50, c'est le début de l'ère des grandes revues d'opinions inaugurée par «Cité libre» (1950-1972), où se retrouve une première génération d'intellectuels peu portés au nationalisme («"Parti pris" et l'accomplissement de l'intellectuel québécois (1945-1968)»). Avec ce que Lamonde «appelle méthode Vadebonœur les voies que l'essayiste a proposées pour sortir de l'irréalisme et de la tradition», se sépare de «Cité libre» pour rallier «Parti pris». Dans cette revue (1963-1968), propre à une deuxième et toute nouvelle génération d'intellectuels, Lamonde retrouve un élément essentiel à la promotion du nationalisme politique, le militantisme anticolonial :
«Révolutionnaires parce qu'ils sont marxistes et socialistes, les intellectuels de "PP" se distinguent des capitalistes et bourgeois de "Cité libre" et de "Liberté". Leur voie révolutionnaire peut passer par la violence, ce que les démocrates de "Cité libre" dénoncent de façon soutenue. Lecteurs de Marx et d'Henri Lefebvre, ils le sont aussi de Fanon, de Berque et de Memmi. Intellectuels décolonisés, les partipristes travaillent à la sortie de formes diverses d'aliénation. Leur combat pour la libération est tout autant pour la désaliénation personnelle que collective ou politique. De ce point de vue, ils paraissent moins fatigués que Hubert Aquin. S'ils dénoncent le nationalisme à la Duplessis et l'excès d'antinationalisme de "Cité libre", ils reconnaissent que la révolution doit passer au Québec par la question nationale, par un nationalisme de la décolonisation, par une libération nationale. Sur cette question dialectique du nationalisme et de l'internationalisme, le Marx classique est récupéré par les penseurs de la décolonisation».
Dernier facteur, mais non le moindre, l'accession au nationalisme politique passe nécessairement par la laïcisation de la société. Ici, le citoyen Lamonde est fermement engagé à défendre et promouvoir la laïcisation de la société québécoise, dont il emprunte l'esprit à Louis-Antoine Dessaulles : «autonomie et primauté du civil sur le religieux». Cette prise de position l'amène à rappeler le combat de Maurice Blain pour la liberté de l'esprit dans les années '50, autant que par les monologues iconoclastes des Cyniques dans les années '60. C'est moins une question d'athéisme que d'anticléricalisme. Lamonde n'insiste pas sur le fait que bien des défroqués ont été recyclés en fonctionnaires de l'État, en syndicalistes, en universitaires (dont beaucoup de Jésuites reconvertis en marxistes), mus par de nouvelles idéologies toutes aussi irréalistes que l'ancien catholicisme conservateur. On ne peut pas ignorer chez Lamonde une certaine perplexité à l'égard du bilan de la Révolution tranquille.
Dans la dernière partie du livre, «Retourner des pierres plus anciennes», Lamonde nous offre une très belle réflexion sur le roman de Germaine Guèvremont, Le Survenant, et une série de textes autobiographiques, d'une autobiographie intellectuelle. Il nous dit l'impact qu'eût la découverte de la phénoménologie de Husserl à travers Paul Ricœur sur son passage de la philosophie à l'histoire («L'espace et le temps; Paul Ricœur à Montréal») : «...chez Husserl, la prise de conscience de l'Histoire était venue avec la conscience d'une crise, avec la nécessité de lui donner un sens. Ricœur écrivait : "Ainsi le plus anhistorique des professeurs était sommé par l'histoire de s'interpréter historiquement". Quelle formule peut aujourd'hui mieux résumer mon entreprise d'histoire intellectuelle du Québec que celle de Ricœur : "se penser dans l'histoire"?»; «parce que l'histoire est "notre histoire", le sens de l'histoire est notre sens» (Ricœur). Faire l'histoire du Québec, c'est faire l'histoire du Québecois qui s'y engage. Notre vie, notre existence s'inscrit dans une existence collective. Sans revenir aux vieilles notions métaphysiques de Volksgeist, il est certain qu'un historien qui n'accède pas à une conscience historique élaborée n'a tiré aucun bénéfice de son exercice.
Voilà comment Lamonde pose la problématique des voies de la connaissance historique à la conscience historique. L'historien des idées retourne à ses premières amours, la philosophie : «Pris dans les enfarges de la différence entre le lexique du temps de l'objet et celui du temps de l'analyse, dans l'omniprésent choix des mots (épithètes, conjonctions, adverbes), l'historien découvre – surtout s'il est sensible à la pensée de Ricœur – que le temps passe par le récit, que l'explication est dans la narration». C'est là, après un long détour par les méthodes heuristiques, un retour au récit. Au Grand Récit, celui de son Histoire des idées sociales au Québec, de 1760 à 1966 (4 vols, chez Fides).
L'introspection de Lamonde se poursuit dans une lettre personnelle adressée à une amie, Alice Groleau, qui lui demande «comment vit-on avec une connaissance aussi large de l'histoire du Québec?», qu'il reformule en «question de savoir comment on passe de la connaissance à la conscience historique». Comme on le voit, le questionnement dépasse les limites de la discipline pour revenir au cœur de l'angoisse philosophique qui, chez Hegel, prélude à toute quête de la conscience de soi : «Découvrir l'imaginaire du temps, c'est ambitionner d'aller plus loin que le contexte; c'est prétendre y entrer en entrevoyant les inquiétudes et les incertitudes des contemporains des situations vécues. C'est rêver l'histoire en prétendant en connaître la réalité. C'est probablement apprendre à ajouter la conscience à la connaissance historique».
Rien de tout cela, toutefois, ne se fait dans une position de résistance : «La conscience historique est portée par un évident volontarisme qui active la connaissance; elle est pro-active. Le cumul et l'intégration du savoir historique, le poids relatif d'une connaissance fine et panoramique du passé marquent le regard et suscitent des réflexions, des activités, des actions civiques». Comme l'enseignait Fernand Dumont, la connaissance historique permet seule la prise d'une conscience nationale qui aura ses répercussions dans l'action citoyenne, plus précisément dans l'action politique liée à l'affirmation de la «confiance en soi» qui, aux yeux de Lamonde, caractérise l'intellectuel américain depuis Emerson.
Évidemment, Lamonde ne peut ignorer l'un des grands concepts de l'historicité occidentale, celui de la modernité. Qu'appelle-t-on être moderne, par exemple, dans la pensée sociale des Québécois qui s'est élaborée à travers moult contradictions tout au long du XXe siècle? «Être moderne, c'est vouloir être à la hauteur de son temps, à la hauteur des exigences du contemporain et chercher à l'être. La notion avait un intérêt particulier dans une société traditionaliste où la modernité ne pouvait être qu'un combat». C'est ce combat qui semble avoir pris fin avec la Révolution tranquille. (Mais, est-ce vrai?) Si la conscience historique d'avant 1960 restait une conscience malheureuse, une suite de destins d'angoisses et d'échecs (la Conquête, les défaites de 37-38, l'Union forcée de 1840, la Confédération, les crises de l'enseignement du français hors Québec, etc.), peut-on considérer la modernité québécoise comme la conscience adéquate qui lui manquait pour parvenir à un nationalisme politique, libre, démocratique et laïque? Quelles que soient les promesses, tout cela ne suffit pas à apaiser la conscience de l'historien philosophe.
Ainsi, le recueil pourrait s'achever avec ces deux questions qui le tourmentent au plus haut point :
«La question la moins résolue avec laquelle je vis est celle-ci : faute de liberté et d'indépendance politique, que signifie vivre dans le culturel, dans la seule conservation du culturel quand on sait que ce culturel peut être entamé à tout moment par un pouvoir politique?
Tiraillés entre les rapports de force et d'intérêts, les Québécois ne semblent pas plus décidés aujourd'hui, ni plus unis, qu'en 1837 ou en 1867 pour faire face à l'actuelle crise de la langue et de la laïcité. Ce qui signifierait que leur conscience historique n'a pas encore atteint cette conscience adéquate qui unirait les aspirations nationales avec une claire stratégie politique cohérente.
Jean-Paul Coupal
«L'anthologie du pamphlet et de la polémique au Québec de 1800 à 2000», que vient de faire paraître Dominique Garand, est un petit bijou de textes qui témoignent de l'évolution des humeurs au Québec. «Depuis toujours, rappelle-t-il, même aux époques où ce peuple se désignait comme canadien ou canadien-français, on a débattu et combattu avec virulence. Dès 1778, quand fut lancé à Montréal le premier périodique de langue française, et sans discontinuer par la suite, la classe lettrée s'est adonnée à la polémique avec constance et ferveur».
Pour l'auteur, cette abondance de textes et leur variété polémique au cours des deux derniers siècles montrent qu'il est faux de croire que le Québec francophone serait «réfractaire à la polémique». Sans doute, mais on ne peut nier d'autre part, que les Québécois ne veulent pas de chicane dans ma cabane. Et la chose se comprend, même si «au Québec, aussi bien qu'ailleurs dans le monde, on sait critiquer, blâmer, railler, protester, déplorer, dénoncer, s'indigner, vilipender, condamner, accuser. On sait même tenir des propos méchants, mesquins, persifleurs, moralisateurs, arrogants, méprisants, voire haineux. Et par-dessus le marché, on s'emploie à rire aux dépens de l'autre. Le seul point qui nous distingue d'autres cultures est que nous avons de la difficulté à l'admettre». Et cela, parce que nos consensus ne sont jamais des ralliements, mais des trêves qui durent le temps que les polémiques s'épuisent. On le remarque en suivant le découpage chronologique choisi par Garand. On ne dispute plus les mêmes vétilles que nos ancêtres, mais nous nous disputons toujours sur les mêmes fondements. Si les passions finissent par se faire oublier, nous pressentons qu'à chaque nouvelle querelle, un même vieux fonds refait surface. C'est ce que signifie ce pas de chicane dans ma cabane.
Ce que confirme Garand : «Il fallait un volume rassemblant en une même cohorte ces figures de polémistes et de pamphlétaires reconnues pour telles par l'histoire, mais dont les textes sont disséminés et parfois difficiles d'accès, faute d'avoir été réédités. On découvrira que ces "personnalités polémiques" peuvent être autant conservatrices qu'avant-gardistes, de droite que de gauche. On observera aussi qu'il s'agit principalement de figures masculines». Garand distingue la polémique du pamphlet : «la polémique désigne une situation de confrontation [publique] entre au moins deux protagonistes qui s'attaquent ou se contestent à tour de rôle». C'est la définition même de la chicane, À l'opposé, le pamphlet «ne s'inscrit pas d'entrée de jeu dans une interaction, un dialogue social conflictuel sur le fond duquel se dessinent des valeurs partagées. S'il est vrai que le pamphlet est forcément dialogique, son mode interlocutoire ne présuppose pas un échange d'égal à égal, un combat mené dans une même arène. Le pamphlétaire parle depuis un lieu qui n'est pas celui de sa cible et il ne cherche pas non plus à l'y faire admettre en sollicitant son adhésion». Il y a du manifeste dans le pamphlet, tantôt réquisitoire lorsqu'il dénonce, tantôt plaidoyer lorsqu'il défend (on pense aux pamphlets de Paul-Louis Courier sous la Restauration).
Garand s'est limité aux textes écrits : «Sur une période de deux cents ans, de Ludger Duvernay à Pierre Bourgault en passant par Louis-Antoine Dessaulles, Arthur Buies et Éva Circé-Côté, l'histoire de la presse québécoise voit se manifester de ces ethos polémiques, pugnaces, militants, voire belliqueux, mais qui misent malgré tout sur l'argumentation et la persuasion, jusqu'à se montrer par moments pédagogiques, et excluent de leur arsenal l'injure frontale et brutale. Le rapport de forces qu'ils instaurent avec l'autre se déploie à partir d'une topique partagée, de quelques valeurs réciproquement reconnues (la justice, l'égalité, etc.) : ils disputent de la compréhension du vrai et du bien en épinglant ce qui chez l'autre y contrevient, que ce soit du domaine de l'erreur ou du malsain, de la faute ou du tort».
Un grand nombre de ces polémiques et pamphlets brouillent le littéraire et le politique. Tantôt le politique domine, mais piétine le champ littéraire; tantôt c'est le littéraire mis de l'avant qui finit par pénétrer le champ politique. Contrairement à la France, au Québec, où très peu d'auteurs parviennent à vivre de leurs écrits, il n'est pas rare de les retrouver dans le journalisme ou dans l'enseignement supérieur. Tout choix d'écriture devient un choix politique pour le polémiste :
«Les tonalités sont diverses : humour grinçant et mépris chez Falardeau, exaspération chez Gauvreau et Mouawad, dérision satirique chez Fournier et Ferron, colère chez Saint-Martin, rationalité critique chez Harvey et Circé-Côté, persiflage ironique chez Fréchette et Marchesseault, moralisme doctrinal chez Tardivel, Lacasse et Chapais, provocation ludique chez Asselin... Aucun d'entre eux, sauf peut-être Tardivel à l'occasion, ne situe son combat sur le plan métaphysique du combat entre le Bien et le Mal, ou du Déclin de la civilisation. Ils exercent au contraire leur parole sur des terrains concrets : la corruption politique, les méfaits du capitalisme, le consumérisme, la défense des chômeurs, le droit de vote des femmes, la liberté d'expression, la critique littéraire, la défense du français, etc.»
Ce choix reste toutefois celui de Garand : «Cette anthologie prétend donc rendre compte des différents registres de la parole polémique, de la plus courtoise à la plus violente. On comprendra facilement que mes choix aient penché en faveur de textes qui exploitent l'arsenal des "figures de l'agression" : mots offensants, invectives, injures, ironie malveillante, qualification et nomination de l'autre à l'aide de vocables négatifs et dévalorisants, actes de discours soutenus par des syntagmes verbaux qui signalent la disqualification et l'exclusion, dénonciations, accusations, mises au ban... La satire a aussi trouvé place dans ce volume, dans la mesure où il lui arrive de travailler à la disqualification de l'autre par le ridicule». Lorsqu'on sent que le duel épistolaire pourrait se transporter sur un champ d'honneur, il arrive de voir intervenir un médiateur volontaire de cour d'école, comme celui qui signe Parnassi Abortivus qui s'interpose dans une montée agressive entre Michel Bibeau et William Vandenvelden. Ce médiateur volontaire est sûrement venu plus souvent que le laisse transparaître le recueil de Garand, car son effet est de jeter une douche froide sur les échauffés, neutralisant un débat qui, en France, a conduit plus d'un aux enfers après un duel aux pistolets.
Sur les deux siècles que couvre son anthologie, Garand a cru bon, avec raison, de découper en plusieurs segments chronologiques la masse des écrits polémiques, ce qui permet de suivre l'évolution des humeurs et des casus belli. Entre 1800 et 1849, par exemple, je découvre que la versification, mieux que la prose, exprime plus brutalement l'agressivité. Par contre, de 1850 à 1899, les écrits polémiques atteignent leur maturité, s'agissant moins de divertir aux dépends de l'adversaire que de convaincre le lectorat par des raisonnements persuasifs. Entre 1900 et 1929, les polémiques dégagées par Garand tournent autour du «Nigog» et de l'opposition entre écrivains régionalistes (qui écrivent dans un français classique qui tolère peu les canadianismes), et écrivains «exotiques», une écriture qui parle du monde extérieur (inspirée des nouvelles écoles littéraires françaises). On y retrouve aussi l'apparition du premier pamphlet féministe, celui d'Éva Circé-Côté ainsi que les polémiques délicieuses de Jules Fournier.
Les polémiques des années 1930 à 1959 sont dominées par le terrible Valdombre (Claude-Henri Grignon), qui mène sa guerre au modernisme porté par Jean-Charles Harvey, tandis que Robert Cliche s'en prend au mouvement automatiste, que défendent becs et ongles les Gauvreau et Jacques Ferron. On y retrouve, entre autres, deux textes de Victor Barbeau qui éreintent les romans de Félix Leclerc, difficile à imaginer aujourd'hui que Leclerc est devenu une figure emblématique de la nation québécoise, tous partis confondus!Viennent les années de la Révolution tranquille, 1960-1979. Ferron et Vadeboncœur y sont encore, mais cette fois-ci contre Pierre Trudeau. Les années 1980-1999 poursuivent cet antagonisme, surtout illustré par Pierre Bourgault, qui frappe Trudeau à Ottawa, puis Claude Ryan à Québec. C'est l'occasion de lire (ou relire) l'irascible Temps des bouffons de Pierre Falardeau, désopilant pamphlétaire, meilleur que cinéaste...
Tout au long de ces deux siècles de disputes pamphlétaires, nous dégageons facilement deux façons de vivre une identité commune. Bien sûr, la tendance nationaliste, conservatrice et réactionnaire est dominante, surtout de 1840 à 1960. Garand n'a pas insisté sur les signatures apologétiques puisque c'étaient elles la cible désignée par l'opposition nationale, libérale et démocratique. Il leurs donne, certes, un droit de réplique, mais dans la mesure où elles sont victimes d'une agression première. Si les humeurs ne sont pas toutes de la même virulence, l'anthologie privilégie l'aspect formel des polémiques et des pamphlets. Puis vient la pertinence socio-politique. Garand soigne la mise en contexte des polémiques, échafaude un appareil critique digne d'un Pléiade.
Derrière les attaques ad hominem surgissent de profondes crises nationales ou sociales. Dès les années '30, on voit les polémiques déserter de plus en plus le champ national pour le champ social avec Albert Saint-Martin, ou féministe avec Mignonne Ouimet et Éva Senécal. Pierre Vadeboncœur et l'artiste Marcella Maltais poursuivront dans cette voie au cours de la génération suivante, traçant une ligne directe entre le Cadenas et l'Omertà, cette tactique implicite des élites dominantes du Québec, tant, comme le dit Maltais, il «n'y a pas meilleure façon de tuer quelqu'un que par le silence»; ce «silence assassin».
Je soupçonne Garand d'avoir pris un certain plaisir honteux à choisir ses textes. Ne l'entend-t-on pas ricaner derrière Gilbert LaRocque lorsqu'il s'en prend à Réginald Martel encensant ce navet de Roger Lemelin : Le crime d'Ovide Plouffe, vendu sur les étalages de Provigo? C'est à se demander si l'auteur de l'anthologie ne finit pas par devenir lui-même polémiste (discret) par ses choix? Comme lorsque, ignorant son passé littéraire et éditorialiste, il limite la carrière de Lemelin à la direction de «la marque de cretons Taillefer». Ce qui, avouons-le, est rafraîchissant. Il en va ainsi de l'organisation, plutôt que de la présentation toujours impeccable, des différentes polémiques entre 1990 et 2000. On devine qu'il ne choisit pas au hasard telle ou telle polémique, ou telle réponse parmi d'autres à une polémique particulière. Nous l'entendons prendre la voix de Jean Larose pour constater qu'«inévitablement, l'arbitraire de l'opinion prospère dans les ruines de la culture, la tyrannie de l'humeur sur les décombres du travail intellectuel». N'est-ce pas devenu depuis, le triste bilan des réseaux sociaux?
Il en va de même lorsqu'il ramène un pamphlet du dramaturge René-Daniel Dubois s'en prenant à la politique libérale de la ministre des communications, Lisa Frulla, visant à «inclure désormais la culture dans le champ des industries, c'est-à-dire d'en faire une activité dont le rendement commercial seul est garant de la valeur», le succès de vente à la billetterie se substituant à la critique esthétique. Ce n'était pas nouveau, mais dans la foulé de l'échec du référendum de 1980, c'était définitivement attacher le wagon de la culture à la locomotive de la rentabilité économique. Dans une autre polémique, avec Andrée Ferretti cette fois, il dénonce le «nihilisme militant» qui aurait dégradé l'indépendantisme en «totalitarisme "soft"» : «La manière d'agir de madame Ferretti vient confirmer les pires doutes que j'entretiens à l'égard de ce qu'est devenu le mouvement nationaliste : une vaste entreprise de chantage émotif qui tourne à vide et dans laquelle la pensée est non seulement absente mais encore chassée si elle vient à se présenter. Que les soi-disant fédéralistes agissent de la même manière n'absout personne mais en dit long sur la parenté entre les deux mouvements et sur la valeur que notre société accorde à la pensée». Comme moi, Garand se rappelle le contexte de la tenue du second référendum, mais doutions-nous, à l'époque, comment ce recours à l'émotion devait remplacer toute forme de pensée au cours des décennies suivantes? «Dans les deux cas, la vision qui s'exprimait de ce à quoi doit servir un artiste ou un intellectuel était la même : pomper à bras de l'émotion dans des discours abstraits».
Nous savons que la critique de René-Daniel Dubois envers le projet souverainiste s'applique intégralement à la résurrection de la stratégie référendaire impolitique et absurde. Mais quelle que soit la cause, nous pouvons reprendre encore l'affirmation de Dubois : «Aujourd'hui, dans mon pays, je n'ai le choix en politique qu'entre deux options qui occupent à elles seules l'ensemble de la scène : non seulement je n'ai le choix qu'entre elles, mais il m'est même interdit de parler d'aucune autre et même de penser à aucune autre – ce qui revient à dire que je n'ai pas le droit de penser». Tel est le nihilisme militant qui affecte aussi bien le féminisme ou le wokisme que le nationalisme.
Cette position avait d'ailleurs été reprise dans le débat opposant Bernard Andrès à Marc Angenot, bien que les pugilistes partageassent le fond de la même critique : «À nous de persuader les nationalistes canadiens et québécois de l'inanité des vieilles querelles. réplique Andrès, Aux uns de "comprendre" enfin le Québec dans le Canada (dans tous les sens du mot : accepter, connaître, embrasser dans son ensemble, connaître). Aux autres de "comprendre" que l'époque héroïque des indépendances nationales, au tournant du XIXe siècle, est peut-être révolue deux siècles plus tard». Ce n'est peut-être pas la pensée profonde de Dubois, mais c'est bien celle d'Angenot : «...voici une classe intellectuelle qui a peur de son ombre, qui a peur de penser – cela paraît du reste – qui laisse donc des crétins et des fanatiques parler en son nom, dévider de basses niaiseries et des sophismes sidérants (qui varient à mesure cependant des retournements tactiques exigés par le bunker nationaliste). Peur de penser, parce que dans tous les totalitarismes soft – comme l'expression duboisienne est bien trouvée! - "penser c'est trahir les siens"». Visiblement, l'indépendance est de moins en moins le cœur du débat que le refus de soumettre les options militantes à la pensée critique. La conséquence réelle tient en quelques mots sortis de la plume d'Angenot : «Ce pays va à vau l'eau, qui le nie?...» Et c'est encore le constat que nous portons, en 2024.
Je suppose que Garand a dû remarquer, lui aussi, la portée prophétique de cette affirmation de Pierre Falardeau, dans sa polémique contre Nadia Khouri qui défendait les thèses grossières de Mordecai Richler et de Esther Delisle contre l'antisémitisme de Lionel Groulx : «Faudrait-il aussi cesser de lire Jung qu'on accuse d'avoir analysé la mythologie allemande? Faudra-t-il interdire Marx parce qu'il fourrait sa bonne sur la table de la cuisine? Brûler les livres de Mark Twain parce qu'il utilise le mot Nigger dans les Aventures de Huckleberry Finn? Détruire l'œuvre de Rodin pour sa conduite envers Camille Claudel? Cracher sur La Nuit et l'Aube d'Élie Wiesel parce qu'on dénonce le génocide palestinien?». Nous ne sommes pas loin ici des manifestations wokes contre les présentations du spectacle musical SLÀV et de la pièce Kanata mises en scène par Robert Lepage sous prétexte d'appropriation culturelle! Garand s'étant interdit de poursuivre la liste des polémiques après 2000, c'est en relisant les polémiques précédant la fin du XXe siècle qu'il n'a pas pu résister à relever les premiers signes des conflits qui les nôtres sont devenus.
Jean-Paul Coupal
L'INFINI DANS UN ROSEAU
L'historiographie du livre est riche et variée. La jeune philologue et essayiste espagnole Irene Vallejo est bien placée pour y apporter sa contribution. Cette historiographie varie selon l'angle par lequel leurs auteurs abordent l'objet.
Déjà âgé, Lucien Febvre, co-fondateur de l'École des Annales, aidé d'Henri-Jean Martin, publiait son Apparition du livre dans la collection «L'Évolution de l'humanité» à la fin des années 1950. Comme l'ouvrage qui lui était presque contemporain, La galaxie Gutenberg de Marshall McLuhan, les deux historiens s'en tenaient à «la genèse de l'homme typographique». En 2021, Yann Sordet publiait une véritable somme : Histoire du livre et de l'édition. Là encore, l'auteur courait assez vite sur les millénaires qui précédèrent l'invention de l'imprimerie. Pour une bonne raison, le monde de l'édition n'aurait pu exister sans l'invention typographique. On peut noter récemment Une histoire de l'édition à l'époque contemporaine d'Élisabeth Parinet, Par contre, Adalbert-Gautier Hamman, un théologien qui a enseigné à Montréal, nous a donné L'épopée du livre, qui courait du scribe à l'imprimerie, insistant sur les ateliers des copistes chrétiens du Moyen Âge.
Une autre façon d'aborder l'histoire du livre, c'est par la fascinante obstination à le détruire. Fernando Báez a commis une Histoire universelle de la destruction des livres au moment même où Lucien X. Polastron publiait Livres en feu. L'historien italien Luciano Canfora, quant à lui, a donné «la véritable histoire de la bibliothèque d'Alexandrie. À l'opposé, contre ceux qui détruisirent, il y eut ceux qui firent circuler les livres, c'est l'objet d'une courte Histoire de la librairie, de Maurice Chavardès. Et ce ne sont là que quelques titres français.
Mais ces diverses façons d'aborder n'épuisent pas l'historiographie du livre. Récemment, on est passé par l'histoire de la lecture : Umberto Eco avec Lector in fabula, le classique d'Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, et ses nombreuses suites, enfin le livre de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental. Depuis Borges, avec sa Bibliothèque de Babel». on aborde même l'histoire du livre par l'ésotérisme, ainsi Jacques Bergier et ses livres maudits! L'essai d'Irene Vallejo procède d'une entrée et de l'autre. Retraçant l'évolution du livre à l'époque de l'Antiquité gréco-romaine, elle interrompt régulièrement la continuité chronologique pour s'engager dans des digressions qui nous conduisent à travers différents épisodes de l'histoire du livre, des tablettes sumériennes au portable.
À son tour, Vallejo place la fondation de la Bibliothèque d'Alexandrie au cœur de son récit. Non seulement la bibliothèque réelle, mais toutes les bibliothèques d'Alexandrie fantasmées au cours des âges. Depuis E. M. Forster et Lawrence Durell jusqu'à Constantin Cavafis : «Quand il flânait dans Alexandrie, [Cavafis] sentait la ville absente palpiter sous la ville présente. Même si la Grande Bibliothèque avait disparu, ses échos, murmures et grondements vibraient toujours dans l'atmosphère. Pour Cavafis, cette grande communauté de fantômes rendait habitables les rues froides où rôdaient, solitaires et tourmentés, les vivants».
Alexandrie, sortie des ambitions mégalomanes d'Alexandre le Grand, reprenait l'obsession du conquérant de saisir «la totalité du monde»; «"pothos". C'est le désir de l'absent ou de l'inaccessible, un désir qui fait souffrir puisqu'il est impossible à assouvir. Il s'applique au désarroi des amoureux mal aimés, et aussi à l'angoisse du deuil, quand la personne morte nous manque de manière insupportable. Alexandre ne trouvait pas de repos dans sa quête pour échapper à l'ennui et à la médiocrité. Il n'avait pas encore 30 ans et commençait déjà à soupçonner que le monde ne serait pas assez grand pour lui. Que ferait-il le jour où il n'y aurait plus de territoires à conquérir?» Son général, Ptolémée, intronisé pharaon de la vieille Égypte, répondit à son angoisse aux lendemains de sa mort prématurée. Si «tel était le rêve d'Alexandre : posséder sa propre légende, entrer dans les livres pour rester dans la mémoire», c'est par le Musée qu'il allait y parvenir. Et surtout avec l'annexe du Musée, la Grande Bibliothèque, qu'il y parvint. À défaut d'avoir conquis la totalité du monde, il enfermerait entre ses murs, le monde dans sa totalité.
«Malgré l'absence de preuve, je me permets d'imaginer que l'idée de bâtir une bibliothèque universelle est née dans le cerveau d'Alexandre. Le projet est à la taille de son ambition, il porte l'empreinte de son désir d'absolu. [...] Réunir tous les livres existants est une autre façon – symbolique, mentale, pacifique – de posséder le monde», écrit Vallejo. Accumuler des rouleaux n'était pas tout. Ce qui distingue un bazar d'une bibliothèque provient du travail d'un esprit organisé, rationnel, capable de classer les volumes. Cet esprit possédait un nom : Démétrios de Phalère : «Là, parmi les rayonnages de son maître et la quiétude de ses classifications. Démétrios comprit sans doute que posséder des livres est un exercice d'équilibrisme sur une corde lâche. Un effort pour unir les morceaux dispersés de l'univers dans le but de former un ensemble doté de sens. Une architecture harmonieuse face au chaos. Une sculpture de sable. La tanière où nous protégeons tout ce que nous craignons d'oublier. La mémoire du monde. Une digue contre le tsunami du temps».
Vallejo insiste à plusieurs reprises : cette première organisation de la Bibliothèque d'Alexandrie persiste jusque dans l'organisation actuelle d'Internet. Non seulement Internet reprend-t-il le rêve de la Bibliothèque de saisir le monde dans sa totalité, mais aussi de l'organiser d'une façon rationnelle et simple pour tous les chercheurs du monde : «Aux origines d'Internet palpitait le rêve d'encourager une conversation mondiale. Il fallait créer des itinéraires, des avenues, des routes aériennes pour les mots. Chaque texte avait besoin d'une référence – un lien -, grâce auquel le lecteur pourrait le trouver depuis n'importe quel ordinateur dans n'importe quel coin du monde. Timothy John Berners-Lee, le scientifique responsable des concepts qui structurent le Web, chercha de l'inspiration dans l'espace ordonné et pratique des bibliothèques publiques. Imitant leurs mécanismes, il attribua à chaque document virtuel une adresse unique qui permettait d'avoir accès à celui-ci depuis un autre ordinateur. Ce traceur universel - URL en langage informatique – est l'équivalent exact de la cote d'une bibliothèque. Ensuite, Berners-Lee mit au point le protocole de transfert d'hypertexte – plus connu sous le sigle http -, qui agit comme les fiches qu'on remplit pour demander au bibliothécaire de chercher le livre désiré. Internet est une émanation – multipliée, vaste et éthérée – des bibliothèques».
Ce court-circuit temporel va du jour où les Sumériens commencèrent à écrire sur des petits galets d'argile d'une vingtaine de centimètres de long, de forme rectangulaire et aplatie, jusqu'à nos tablettes de 7 pouces. Comme si le kindle reconduisait l'apparition du livre. À cause de la rareté des livres, la Bibliothèque laissait à chaque utilisateur le soin de conserver en mémoire ce qu'il y recevait comme message, ce qui n'est plus d'usage de nos jours. À ce titre, aux origines du livre se trouve le langage oral, la lecture publique, à haute voix. Elle forçait l'imagination à suppléer les livres absents. Or, «aujourd'hui, nous sommes immergés dans une transition aussi radicale que l'alphabétisation grecque. Internet transforme l'utilisation de la mémoire et la mécanique même du savoir. Une expérience réalisée en 2011 par D. M. Wegner, pionnier de la psychologie sociale, a mesuré la capacité de mémorisation de plusieurs volontaires. Seule la moitié d'entre eux savaient que les données à retenir étaient gardées dans un ordinateur. Ceux-là firent moins l'effort de les apprendre. Les scientifiques appellent "effet Google" ce phénomène de relaxation de la mémoire». Si kindle annonce un nouveau départ dans l'histoire du livre, cette nouvelle histoire ne répète sûrement pas l'ancienne.
Ces allers-retours piétinant l'ordre chronologique ne sont pas qu'historiques, elles concernent aussi des souvenirs autobiographiques, comme ceux des parents de l'autrice, durant l'ère franquiste, lorsque des escadrons mitraillaient les devantures des librairies. Des souvenirs concernant son enfance aussi, où elle était le souffre-douleur de ses condisciples dans la cour d'école. Tout cela permet de comprendre pourquoi :
«Face au déclin de la vie citoyenne, certaines personnes décidèrent de consacrer leur énergie à apprendre; à s'éduquer avec l'espoir de rester libres et indépendants dans un monde soumis; à développer au maximum tous leurs talents; à atteindre la meilleure version possible d'eux-mêmes; à modeler leur intériorité comme une statue; à faire de leur propre vie une œuvre d'art. C'est cette esthétique de l'existence qui impressionna tant Michel Foucault quand il étudiait les Grecs pour son Histoire de la sexualité. Dans son dernier entretien fasciné par cette idée ancienne, Foucault dit : "Ce qui m'étonne, c'est le fait que dans notre société l'art est devenu quelque chose qui n'est en rapport qu'avec les objets et non pas avec les individus ou avec la vie [...]. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d'art? Pourquoi une lampe ou une maison sont-elles des objets d'art et non pas notre vie?"».
Valleio ne recule pas devant des considérations d'ordre philosophique. Ainsi, lorsqu'elle écrit : «Notre peau est une grande page blanche; notre corps, un livre. Le temps écrit peu à peu son histoire sur les visages, les bras, les ventres, les sexes, les jambes. À peine sommes-nous venus au monde qu'on nous imprime sur le ventre un grand O, le nombril. Puis, lentement, apparaissent d'autres lettres. Les lignes de la main. Les taches de rousseur, comme des points à la ligne. Les ratures que nous laissent les médecins quand ils entaillent notre chair et la recousent. Avec le temps, les cicatrices, les rides, les taches et les ramifications variqueuses tracent des syllabes qui racontent une vie». On a remarqué combien les tatouages et les T-shirts contenant des tartines se sont multipliés au moment même où la lecture cédait devant la nouvelle culture tribale de l'ouïe.
Le thème principal du livre de Vallejo, c'est la transmission. La transmission, qui a commencé avec la communication orale primitive jusqu'à ce qu'elle soit relayée par l'écriture : «Les poèmes oraux transmettaient leur enseignement en action, sous forme de récits et non de réflexions, les phrases abstraites sont propres au langage écrit. Aucun poète n'aurait dit à son public quelque chose d'aussi peu captivant que : "Les mensonges minent la confiance". À la place, il aurait préféré raconter l'histoire du berger plaisantin qui s'amusait à effrayer les gens de son hameau en criant 'Attention au loup!'». C'est ce qu'on constate déjà à travers les comédies d'Aristophane qui, tout en ridiculisant Socrate et les philosophes, comme le remarque Andrés Barba, «donnait des réponses matérialistes à des questions idéalistes».
Tout à côté de cette évolution, «les rois collectionneurs firent un autre pas anormal et génial : traduire. Jamais personne n'avait abordé un projet de traduction universelle avec une curiosité aussi grande et une telle profusion de moyens. Héritiers de l'ambition d'Alexandre, les Ptolémées ne se contentèrent pas de cartographier le monde inexploré, ils percèrent aussi des chemins vers les esprits des autres. Et ce fut un tournant décisif, car la civilisation européenne s'est construite grâce aux traductions...». Et ce n'est pas rien. Déjà au Ve siècle avant notre ère, Hérodote avait manifesté un désir profond d'explorer les peuples voisins des Grecs. C'est là une qualité propre qui est passée de la civilisation hellénique à la civilisation occidentale :
«Là-bas, sur les rives de la Méditerranée, est née la première culture désireuse d'accueillir les savoirs de toute l'humanité. Une ambition aussi fantastique héritait du désir d'entrer en contact avec les autres, qu'Hérodote éprouva toute sa vie, et qui stimula Alexandre dans sa course jusqu'au bout du monde. Comme le rappelle le maître George Steiner, Hérodote souleva la question quand il affirma : "tous les ans nous avons envoyé nos bateaux en Afrique, avec un grand danger pour les vies et de grandes dépenses, pour demander : Qui êtes-vous? Comment sont vos lois et votre langue? Eux n'ont jamais envoyé de bateaux pour nous poser ces questions"».
Cette spécificité occidentale est aujourd'hui associée à des ambitions impérialistes et de domination. Comment ne pas être d'accord avec l'autrice lorsqu'elle rappelle que «nous avons besoin de connaître des cultures lointaines et différentes, car nous y verrons le reflet de la nôtre. Nous comprendrons notre identité seulement si nous la confrontons à d'autres. C'est l'autre qui me raconte mon histoire, qui me dit que je suis». À cela, comment ne pas rajouter que les connaissances du passé lointain éclaire certains comportements des peuples et des civilisations actuels. Comment ne pas entendre cet écho prophétique aux événements du 7 octobre 2023, lorsqu'elle écrit : «Il est curieux de constater, tant de siècles après qu'Hérodote eut écrit son œuvre, que le premier livre d'Histoire commence de façon rageusement actuelle : en parlant de guerres entre Orientaux et Occidentaux, d'enlèvement, d'accusations croisées, des différentes versions des mêmes événements, de faits alternatifs»? Comment ne pas voir dans la Bibliothèque d'Alexandrie le premier West-östlicher Divan?
À l'infini de la transmission s'ajoute l'immortalité, qui en demeure la motivation première. Elle meut chaque fantôme recensé dans les caves d'Alexandrie. Ainsi «Palladas, ce vieux professeur de lettres, [qui] écrivit : "J'ai passé toute ma vie à bavarder dans la paix des livres avec les défunts. J'ai essayé de diffuser l'admiration à une époque dédaigneuse. Du début à la fin je n'ai été que le consul des morts». Elle aurait tout aussi bien pu citer cet extrait d'une lettre de Machiavel : «Le soir venu, je rentre dans ma maison et j'entre dans mon cabinet. Sur le seuil, je me dépouille de mon vêtement de tous les jours, couvert de fange et de boue, et je mets des habits de cour. Décemment habillé, j'entre dans les cours antiques des hommes de l'Antiquité : là, aimablement accueilli par eux, je me nourris de l'aliment qui par excellence est le mien, et pour lequel je suis né. Je n'éprouve aucune honte à parler avec eux, à les interroger sur les mobiles de leurs actions, et eux, en vertu de leur humanité, me répondent. Et durant quatre heures je ne ressens aucun chagrin, j'oublie tout tourment, je ne crains pas la pauvreté, je n'ai pas peur de la mort». Ce dialogue du lecteur avec les morts ne risque-t-il pas de se dissoudre dans les bavardages de nos systèmes post-modernes?
D'une tablette l'autre – de celles des Sumériens du IVe millénaire av. J.-C. à celles, électroniques, du XXIe siècle -, il y a continuité. Comme il a été mentionné plus haut, le développement du Web s'inscrit dans le prolongement de la rationalité bibliothécaire des temps jadis. L'autrice rappelle de plus que «c'est un professeur de lettres classiques de la Sorbonne, Jacques Perret, qui proposa en 1955 aux dirigeants français d'IBM, alors sur le point de lancer sur le marché de nouvelles machines, de remplacer le terme anglo-saxon computer, qui fait uniquement allusion aux opérations de calcul, par ordinateur, qui se réfère à la fonction – beaucoup plus importante et décisive – d'ordonner les données». C'est rappeler qu'aucune langue ne possède le monopole de la juste transmission, y compris le langage des algorithmes.
C'est le désir même de transmission d'ailleurs, qui empêche le livre de disparaître, même devant la fascination de l'informatique : «Quand on compare quelque chose de vieux et quelque chose de nouveau – par exemple un livre et une tablette, ou une religieuse assise à côté d'un adolescent plongé sur son téléphone dans le métro -, on croit que la nouveauté a davantage d'avenir. En réalité, c'est le contraire. Si un objet ou une habitude existe depuis longtemps dans nos vies, il a plus de chance de durer. Ce qui est nouveau, en moyenne, meurt avant». Ce paradoxe suggère que, devant la fragilité du livre papier, le livre kindle n'est pas à l'abri de censures inouïes qui seront plus définitives que lors des persécutions passées :
«En 2009, dans une absurde tentative de censure, Amazon supprima discrètement des Kindle de ses clients le roman 1984 de George Orwell, prétextant un soi-disant conflit de droits d'auteur. Des milliers de lecteurs dénoncèrent la disparition soudaine du livre de leurs appareils, sans avertissement préalable. Un étudiant de Détroit qui préparait un travail universitaire porta plainte car, en plus du texte, il avait perdu toutes ses notes de lecture. Amazon avait-elle conscience du symbolisme littéraire implicite? Dans 1984, les censeurs du gouvernement effacent toute trace de la littérature gênante pour Big Brother, qu'ils jettent dans un incinérateur appelé "le trou de mémoire"».
De telles folies, comme les «censures morales», sont contrecarrées par la persistance des vieux livres papiers. Les dix petits nègres ont plus de chances de durer que les Ils étaient dix, précisément à cause du paradigme soulevé par Vallejo : «Éprouver une certaine gêne fait partie de l'expérience de la lecture; il y a beaucoup plus de pédagogie dans l'inquiétude que dans le soulagement. On peut faire passer sur le billard et remodeler toute la littérature du passé, elle cessera alors de nous expliquer le monde. Si on s'aventure dans cette voie, il ne faudra pas s'étonner que les jeunes abandonnent la lecture et, comme le dit Santiago Roncagliolo, jouent à la PlayStation, où ils peuvent tuer un tas de gens sans que ça pose de problèmes à personne». Ces types de scrupules hypocrites sont autrement pervers que les anciens bûchers de livres.
Il sera toujours plus facile de quitter avec un livre sous le bras, qu'avec un portable qui nécessitera toujours certains soins dans le transport et l'alimentation d'une prise électrique. Irene Vallejo rappelle, enfin, comment, «dans Vestidas para un bail en la nieve, son fascinant livre d'entretiens avec des femmes qui ont survécu au goulag, Monika Zgustová montre à quel point, y compris dans les abîmes de la vie, nous sommes des créatures assoiffées d'histoires. Pour cette raison, nous emportons des livres partout avec nous – ou en nous; également dans les territoires d'épouvante, comme d'efficaces remèdes contre le désespoir». Peut-on imaginer plus grande justification de l'existence et de la conservation du livre? Du livre papier, je parle.
Jean-Paul Coupal
DES QUÉBÉCOIS EN NORMANDIE
«Ce livre aspire à présenter une première synthèse grand public de la contribution des Québécois francophones à la libération de la France à l'été 1944. Au moment de sa parution, à l'approche du quatre-vingtième anniversaire du jour J et de la bataille de Normandie, un tel exercice n'avait curieusement encore jamais été réalisé. Ce vide historiographique m'avait frappé il y a quelques années. Il n'en fallait pas plus pour que je me lance le défi d'y remédier à ma manière».
C'est ainsi, en ouverture de sa conclusion, que l'historien Frédéric Smith définit l'objectif de son ouvrage. Rappelant l'existence d'une vaste bibliographie anglophone de la participation canadienne au débarquement sur les plages de Normandie, il déplore, malgré l'existence de récits et de témoignages, qu'on n'ait pas saisit l'ampleur de la participation des francophones canadiens à ce grand moment de l'Histoire.
Car la mise sur pied de l'opération Overlord, qui visait à percer le Mur de l'Atlantique érigé par la Wermacht allemande, n'avait d'égales que l'expédition de l'Invincible Armada espagnole et l'entreprise du camp de Boulogne montée par Napoléon en vue d'envahir la Grande-Bretagne. L'amiral britannique Bertram Ramsay, «à la tête de la force navale, fait parvenir ce message solennel : "Ce que le roi d'Espagne Philippe II a cherché à faire et qu'il n'a pu exécuter, ce que Napoléon Ier a cherché à accomplir et qu'il n'a pu réussir, ce que Hitler n'a pas eu le courage de tenter, voilà ce que nous accomplissons maintenant"». Et les officiers canadiens n'en étaient pas moins persuadés. Le sergent Léo Gariépy, à la tête de la Ière Brigade blindée, n'avait-il pas baptisé son tank du nom de Bucéphale, le cheval d'Alexandre le Grand?
Au début de la grande aventure, il était encore possible de croire à une équipée fraîche et joyeuse, nonobstant les efforts demandés et l'anticipation de pertes, qu'on souhaitait peu nombreuses pour un succès rapide. Et c'est ainsi que Smith nous entraîne à suivre le Régiment de la Chaudière, qui participa au débarquement à Juno Beach et dont la mission était de se porter à la conquête de la Normandie et ouvrir la route vers Paris.
Les combats furent horrifiants. Les corps d'armée allemands, dont certains revenaient à peine des défaites de la campagne de Russie, étaient bien décidés à vendre chère leur peau. Les combats autour de Caen se sont montrés des plus meurtriers. Un des Chauds, comme on appelait les soldats du Régiment, Germain Nault, pris dans l'enfer des combats, s'y sentait épouvantablement seul, abandonné, jusqu'à ce qu'un groupe de soldats viennent le relever : «je me sentais un peu moins étranger dans cette partie du monde». Ce sentiment spontané, lancé au cours de la narration de ses mémoires, exprime ce que bien des combattants ont dû ressentir durant ces mois d'été 1944 : l'effrayante solitude de mourir en terre étrangère.
Il faut bien réaliser qu'en 1944, pour l'armée allemande, c'était la dernière chance. De son bunker, le Führer déchaînait les derniers SS fanatisés – souvent de très jeunes hommes, encore adolescents parfois -, pour qui les règles de la courtoise militaire et de la convention de Genève ne tenaient plus. Beaucoup des premiers Canadiens prisonniers de guerre en ce matin du 6 juin furent massacrés par les «Boches». Encore plus tard, lors de la bataille autour de la ferme de Beauvoir, après un échec devant l'artillerie allemande, comme l'écrit Smith avec une tournure impressionniste : «Des patrouilles allemandes, faiblement éclairées par des lanternes flottantes dans le ciel, s'approchent pour achever les blessés. Dans la pénombre, les soldats canadiens à l'agonie se taisent un à un». Pour ces malheureux, la grande aventure s'achevait dans la tuerie la plus immonde.
Après avoir combattus ferme par ferme, village par village; montés à l'assaut de Caen; s'être vus, par deux fois, victimes de bombardements de la part de l'aviation américaine alliée qui ont tué plusieurs des leurs, les combattants des Régiments de la Chaudière, de Maisonneuve, des Fusiliers Mont-Royal et du 4e Régiment d'artillerie moyenne furent retenus d'atteindre Paris, qui était le grand but de leur marche à travers la Normandie : «Dans un mouvement d'une grande portée symbolique, après deux jours et deux nuits de combats aux abords de Paris, la 2e Division blindée du général français Philippe Leclerc entre la première dans la Ville Lumière, par la porte d'Orléans. Le pavillon tricolore bat sur les tourelles des chars Sherman. La 4e Division d'infanterie américaine suit non loin derrière. Les Canadiens n'ont pas cet honneur». La raison en est simple. De Gaulle ne voulait pas donner à la libération de Paris l'allure qu'elle avait prise en 1814, lorsque les Alliés britannique, prussien, autrichien et russe traînaient le Roi honni dans leur fourgon. Éviter une guerre civile après quatre années d'Occupation nécessitait l'apparence que c'étaient les Français unis – et non, en vérité, les Alliés – qui avaient libéré leur capitale.
Ce premier reflux en a entraîné plusieurs autres après la guerre. Smith rappelle que «plusieurs de ces jeunes vétérans mettront du temps avant d'oser parler de leur expérience de la guerre, certains ne le feront jamais. Pour un temps, ils seront peu encouragés à briser le silence, la société civile préférant se tourner vers l'avenir et oublier les horreurs des deux guerres mondiales qui ont marqué la première moitié du siècle». Ceci, je le sais d'expérience, puisque mon père était avare de commentaires ou de souvenirs sur la reconquête de la Forteresse Europe à laquelle il avait participé.
Mon père n'avait pas fait le débarquement de Normandie. Il était venu par après, quelques mois plus tard, quand les régiments continuèrent leur avancée, cette fois vers la Belgique et les Pays-Bas. J'ai encore, dans mes traîneries, de vieilles photos jaunies qu'il a ramené des ports hollandais au moment de la libération, des moulins à vent, de quelques clichés de groupes, dont un avec la mascotte de son régiment, un ourson noir à qui on faisait boire de la bière au goulot. C'étaient d'innocentes photos qui ne risquaient pas de transmettre d'informations compromettantes.
La première fois que je me souvienne qu'il m'ait parlé de la guerre, j'avais environ six ans. On venait de s'abonner au «Sélection» du Reader's Digest et dans un condensé du livre du mois, le résumé de la brique de William L. Shirer, Le Troisième Reich, des origines à la chute. C'est alors que je lui demandai qui était Adolf Hitler. Sa réponse dénotait son esprit de concision : «C'était le dictateur en Allemagne. Dans l'autre guerre, avant, c'était le Kaiser». Mon père sortait d'une école de rang et son opiniâtreté le rendait réfractaire à recevoir des ordres. Il me racontait en anecdote qu'à son entraînement, à Petawawa, King s'était présenté avec Churchill et dans un geste maladroit, il aurait dit quelque chose comme : «Tiens, voilà tes hommes». Ignorant l'anglais, je doute de sa traduction, mais s'il n'avait rien compris, les autres non plus, car les volontaires chargèrent la baïonnette à leur fusil. Comme il me parlait des châtiments réservés aux réfractaires – porter un fardeau lourd sur les épaules -, je pense qu'il avait goûté à la médecine de l'Armée canadienne.
Mon père était un engagé volontaire. Il faut mettre ici un bémol. Au cours de ces derniers jours, j'ai entendu le fameux discours de «la main levée» de se désigner présent et quelques autres sottises du genre. Bien avant la conscription votée par référendum en 1942, une autre conscription, plus insidieuse, circulait déjà qui exerçait sur les employeurs de ne pas employer de jeunes hommes dont l'âge et la santé les rendaient aptes au service militaire. Ne trouvant pas d'emploi, mon père se résolut à se porter volontaire au bureau de recrutement. Qu'on dise que tous ces jeunes gens se sont portés volontaires au nom de la défense de la liberté et de la démocratie, il faut en prendre un peu et en laisser beaucoup.
Je ne sais pas si mon père détestait les Allemands, mais il haïssait férocement les Anglais. De son séjour en Angleterre, avant d'être embarqué pour le continent, il nourrissait sa haine tour à tour de l'opéra à Londres (c'est rien que du criage!); du mouton trois fois par jour (ma mère et moi aimions l'agneau et il a toujours refusé d'en manger sous prétexte que ça goûtait le mouton!); il avait trouvé épouvantablement inhumain le fait, qu'au moment de la déroute à Dunkerque, les Anglais eussent versé du pétrole dans l'eau de la Manche pour faire brûler vif les soldats allemands qui les poursuivaient; il n'avait aimé qu'une escapade en Écosse où il a dû partager avec quelques nationalistes locaux sa haine des Anglais, au point qu'il se fit tatouer un Union Jack sur l'avant bras gauche avec, au centre en caméo, les Highlands.
Par contre, il n'a cessé de rappeler comment, étant soldats canadiens, ils avaient été si bien accueillis en Belgique et aux Pays-Bas. Qu'ils étaient fêtés comme des libérateurs. On l'avait promené dans la Normandie conquise, la France, l'Allemagne. Ce qui l'avait le plus fasciné c'était, en visitant la basilique de Lisieux, qui avait été fortement endommagée par les bombardements aériens, le catafalque de saint Thérèse n'avait subi aucune égratignure! À Paris, il avait pu visiter le Louvre. Il s'était arrêté devant la Joconde dont il ne retint que le fait que son regard semblait suivre celui du spectateur (les deux yeux comme autant de caméras de surveillance). Autrement, ce qui semble l'avoir encore plus fasciné, c'était, au détour d'une rue de Bruxelles, le fameux Manneken-Pis dont il ramena une photo!
Bref, la guerre ne l'avait pas grandi. Il revint toujours aussi obstiné et têtu. Les frustrations de la guerre européenne ne semblait pas l'avoir pour autant dissuadé de s'engager pour la guerre de Corée. Il fut envoyé à Victoria, dont il me parlait de ses souvenirs du Mont Rainier, un volcan de l'état de Washington tout près, que j'ai eu la chance de voir lors d'un quelconque voyage. Il ne fut pas retenu car les médecins lui découvrirent un léger souffle au cœur. Par après, il épousa ma mère, qui lui donna trois enfants morts-nés, et devint un indécrottable partisan de Crédit social de Réal Caouette. Dans les années '60, il considérait que le meilleur remède contre tous ces «pouilleux», qui faisaient des crises d'hystérie devant les Beattles, c'était d'être envoyés à l'armée où ils seraient redressés et apprendraient à faire des choses utiles. Un peu comme Jack Kérouac à la même époque, qui appuyait la guerre du Vietnam.
À lire ceci, vous comprendrez que la Seconde Guerre mondiale n'a jamais été ma tasse de thé. L'un de mes amis, jadis, expliquait mon intérêt pour l'histoire parce que mon père avait fait la guerre. C'était sensé, mais c'était faux. Dans la cour d'école, au secondaire, les gamins n'en avaient que pour les horreurs nazies, auxquelles ils ajoutaient des compléments de leur crû d'un sadisme encore plus écœurant. Moi, j'en restais à ma bonne vieille Nouvelle-France, puis à l'histoire des États-Unis, et de la Révolution française... Finalement, il y avait une certaine civilité malgré tout à trancher nettement les cols plutôt que de faire exploser les corps par la mitraille et sur les mines. Les guerres sont des barbaries plus grandes que les révolutions. Les révolutions ont une intention progressiste alors que les guerres sont les moyens réactionnaires pour dominer le monde et le scléroser. Encore aujourd'hui, les états de guerre actuels tendent à le démontrer, alors qu'il n'y a plus un seul foyer révolutionnaire au monde.
Pour revenir à l'objet de cette critique. Si, jeunes, vous avez tripé sur ces grands livres à la couverture verte de la collection Ce jour là publiés chez Robert Laffont où chaque titre évoquait un épisode de la guerre '39-'45 – on y avait publié le fameux classique de l'Américain Cornelius Ryan, «Le jour le plus long», et du Français René Abautret, Dieppe : le sacrifice des Canadiens, le premier a rappeler l'épisode de Dieppe, parfois omis aujourd'hui des synthèses d'histoire de la guerre -, vous allez y reconnaître la structure de la synthèse d'histoire militaire : un récit des grandes opérations à l'intérieur desquelles Smith s'arrête sur un témoignage ou une anecdote particulière d'un officier ou d'un combattant, afin de donner un ton plus humain à ce défilé de bataillons.
La volonté de Smith de travailler pour un «devoir de mémoire collectif» ouvre sur un effet paradoxal. Nous voyons des noms sortir des lignes pour la première fois du récit, noms qui retombent aussi vite parce qu'étant morts au combat. C'est ce que nous apprenons de plus pour la mémoire : des noms qui ne sont guère mieux que des anonymats. Des héros sans doute, mais aussi des existences fugaces. Pour ma part, je ne suis pas sûr que le devoir de mémoire - notion potentiellement dangereuse – rappelle bien ce que nous devons garder en tête : la guerre brise les hommes, comme mon père, et ne les reconstruit pas. Tout au mieux, les restaure-t-elle au gré du développement de la biomécanique. Tout le reste n'est que fumisterie et propagande.
Jean-Paul Coupal
FIGURES DU PALESTINIEN
Chaque situation historique ouvre la porte à de multiples réflexions philosophiques sur l'Histoire. C'est le cas du conflit israélo-palestinien depuis près de quatre-vingt ans. À l'occasion des récents événements, Gallimard réédite en format poche l'essai publié en 2004 par l'historien palestinien Elias Sanbar, Figures du Palestinien. À la croisée du monde arabe et de l'État d'Israël, comment poser la question de l'identité palestinienne?
«Quant à savoir où se trouvait [ma place], ma vie est passée à tenter d'y répondre pour finalement découvrir, de manière intuitive-têtue au départ, consciente par la suite, que, confondue à tort avec la définition des origines, l'identité relève en réalité du devenir, que l'inquiétude identitaire n'advient que lorsque, individus ou groupes, nous nous trouvons confrontés à ce qui nous attend. Loin d'être originelle, nos racines sont devant nous. C'est pour répondre aux "Qui seront-nous?", que nous posons les "D'où venons-nous?", dans l'espoir d'ainsi maîtriser les temps à venir, à coups de continuité rassurante, de lignages purs, continus surtout, qui traversant siècles et millénaires, confirmeraient l'existence de peuples, de pays et d'identités éternels».
Sanbar inverse ainsi l'ordre du doublet D'où venons-nous/où allons-nous? «il se fait que moi comme les miens..., étions victimes de ce postulat d'une identité supposée éternelle et immuable. Ne subissions-nous pas un déni d'existence fondé sur une prétendue antériorité "dans le temps" et "dans les lieux" et affirmé par ceux-là mêmes qui avaient pris notre place, "dans le temps et le lieu"? Ainsi tournée, l'antériorité donnait source de légitimité et de présence exclusives». Cette présence exclusive de l'Israélien condamnait de facto le Palestinien à disparaître de l'Histoire.
C'est ainsi que s'est dessiné un processus de négation de l'existence des Palestiniens. Ce phénomène, nous l'avons connu dans notre passé. D'abord, par la phrase célèbre, sans cesse répétée, du fameux Rapport Durham de 1839, que nous n'avions ni histoire ni littérature. D'un trait de plume, le gouverneur britannique biffait le fait que le Régime français était constitué d'un État, même s'il était subordonné à une métropole. D'autre part, depuis l'Acte constitutionnel de 1791, la participation démocratique des Canadiens français n'avait jamais dérogé à la société de droit. Plus avant encore, la déportation des Acadiens de 1755, avec l'expulsion de la population et l'expropriation de leurs terres, cause du Grand Dérangement, annonçait le Grand Remplacement amorcé en 1948 en Palestine. Entre un «commencement de l'Histoire... sans date de naissance» et une «inexistentialité» ontologique, Sanbar postule que «seuls les flux identitaires existent» :
«Dire une identité, dire son identité, consisterait dès lors à identifier puis noter les positions-figures afin de tracer un parcours, un trajet en permanence cinétique. Les recoupements successifs de ces vecteurs de flux forment alors une succession, une chaîne de figures d'intensités déformables et c'est à travers ces figures-là que l'identité prend sa consistance. Cette chaîne d'identité, je l'appelle "identité de devenir" par opposition à l'"identité logique ou d'identification" définie par son rapport fixe à l'État-nation. Car ce qui est constant dans l'identité d'État, c'est le principe de la fixité, le caractère supposé inaltéré et continu, alors que la constance de l'identité de devenir naît de sa capacité à se reproduire en d'autres figures. On le voit, la permanence d'une identité ne relève plus dès lors de son immobilité mais de son mouvement, de sa chaîne de figures sans cesse différentes mais toujours identifiables».
Ainsi, appliquant cette réflexion à l'histoire acadienne, nous avons là aussi des cas de figures : figures des Acadiens retournés en Europe; des Acadiens immigrés et établis soit en Nouvelle-Angleterre, soit en Louisiane (les cajuns); établis au Québec, aux îles-de-la-Madeleine et surtout au Nouveau-Brunswick (Caraquet, etc.). Pour sa part, l'auteur identifie trois figures du Palestinien : celle de la fin de l'empire ottoman (milieu du XIXe siècle); celle sous le mandat britannique (1917-1948), enfin celle depuis l'inondation sioniste. Sous l'empire ottoman, les habitants de la Palestine étaient les Gens de la Terre sainte, où cohabitaient (sans se métisser) les pratiquants des trois monothéismes qui vivaient sans administration autre que la bureaucratie du Divan, où les termes ne «sont ni forcément ni facilement distincts, "l'ottomanisme et l'arabisme se chevauchant à bien des égards"».
Au XIXe siècle, la Palestine n'était pas cette terre désertique de la propagande sioniste (elle le deviendra, mais à partir de 1917), mais une terre riche dont les exportations d'agrumes et de savons se déversaient dans tous les ports du monde. Sa société restait toutefois fortement sous la férule féodale, les paysans soumis aux effendis, les grands propriétaires fonciers. Comme le souligne Sanbar, «leurs territorialités constituent un corps au sein duquel les divisions verticales, séparant telle région d'une autre, priment sur les divisions horizontales entre classes laborieuses et classes dominantes». L'émergence du nationalisme arabe devait avaler le nationalisme palestinien, il aurait mieux résisté à l'intrusion de 1948. S'organisant autour des villes et de quelques villages, c'est à travers des réactions purement localisées et non sur un plan d'ensemble national que les Palestiniens seraient pris pour résister aux incursions de Tsahal, l'armée israélienne et causer leur déroute.
Les voyageurs qui découvrirent la Palestine en visitant les Lieux Saints demeuraient «surpris par la fertilité et la luxuriance des lieux». Ils étaient moins enthousiastes par contre devant la population. Ils voyaient surtout les bédouins, personnages positifs en tant que guides ou éclaireurs, mais négatifs lorsque perçus comme agresseurs et rançonneurs : «Les musulmans sont invisibles autrement que sous forme d'Arabes du désert à cheval qui se contentent de traverser le paysage. Les chrétiens locaux sont décrits comme des êtres aux mœurs et aux rites barbares... Quant au juifs sépharades, ils seraient tombés dans une déchéance telle qu'ils ont fini par ressembler comme deux gouttes d'eau à leurs compatriotes musulmans!» C'est à travers ces témoignages que les sionistes inventèrent une Palestine pauvre et arriérée.
Malgré ces préjugés négatifs, les Occidentaux lorgnaient du côté du Proche-Orient. Si la découverte du pétrole aguichait les capitalistes, bien d'autres fantaisies motivaient des groupes à venir s'installer en Palestine : «Les appels à s'établir en Palestine sont dès lors lancés à partir des années 1860. La colonisation directe a d'ailleurs de nombreux partisans : rigoristes américains qui fondent l'American Colony à Jérusalem; Templiers allemands, à Haïfa; Dunant, le futur fondateur de la Croix-Rouge, qui élabore en 1866 un projet de colonisation en masse de la Palestine en prélude à son internationalisation; Pierotti, qui appelle en 1876 à la création de colonies et à la promotion des pèlerinages catholiques; le Viennois Kuhlmann qui, à la veille de la fondation de la première colonie des Templiers à Haïfa, estime que la totalité du Moyen-Orient servira de champ d'action à la puissance germanique... Bref, des personnages tout à la fois divers par leurs origines et unis dans une démarche qui ne tient aucun compte du sort des autochtones...» Ce seront finalement les sionistes qui commenceront par s'infiltrer à partir du congrès de Bâle de 1897.
Ils se répandront sur le territoire à partir d'achats de terres par des sociétés juives à des effendis résidant généralement hors de la Palestine, au Liban ou en Égypte, leur livrant des terres labourées par les paysans palestiniens. Voilà pourquoi les premiers affrontements avec les sionistes, entre 1886 et 1911, auront pour cadre les campagnes. Avec l'accroissement de l'immigration juive, les paysans palestiniens seront de plus en plus chassés de leurs terres. Très minoritaires encore, ces premiers immigrants n'hésiteront pas à effacer la langue territoriale : «"Au peuple de prendre conscience qu'il possède une terre et une langue. Et qui veut tuer un peuple occupe sa terre et lui coupe la langue. Et c'est précisément ce que les sionistes veulent faire de la nation", s'écrie le pédagogue d'avant-garde Khalil al-Sakâkînî, dans un entretien au journal "al-Iqdâm", en 1914». Un embryon de nationalisme palestinien, différent du nationalisme arabe, commencera à percer au moment où s'ouvre la Grande Guerre qui marquera la chute de l'administration turque : «...les mots de Sakâkînî exprimeront le mieux la donne nouvelle : un jour, la Palestine pourrait ne parler qu'hébreu, et le combat, menace spécifique oblige, se doit d'être tout à la fois celui de l'arabité "et" celui de la palestinité. Car s'ils sont des 'Arab, des Arabes, les Palestiniens viennent néanmoins de "Filastin", de Palestine...»
C'est à l'issue de cette guerre qu'«en Palestine, une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d'une troisième (A. Kœstler)». La première nation, c'était la Grande-Bretagne, qui héritait d'un protectorat sur le territoire palestinien. Avec la déclaration Balfour, elle promettait aux sionistes de contribuer à l'établissement d'un Foyer juif (mais non d'un État) en Palestine, et cela, évidemment, sans consulter les autochtones. L'entreprise prenait tous les aspects d'une incursion impérialiste de la Grande-Bretagne sous le couvert de sa protection du mouvement sioniste. Sanbar note que «c'est une autre constante du débat d'alors, que les Palestiniens n'y apparaissent jamais en tant que peuple détenant des droits sur sa terre». Le processus de négation du fait palestinien était bien enclenché :
«Non que les Palestiniens découvrent en 1920 leurs communautés, mais ce peuple qui, par-delà son tissu communautaire, formait le peuple des Gens de la Terre sainte, est désormais désigné comme n'étant que les communautés non juives de Palestine. Défini par la négative, ce pays constitué par ses enfants musulmans, chrétiens et juifs – on oublie que les Palestiniens juifs ont existé avant le sionisme – est alors réduit par le double jeu colonial et sioniste à l'état de communautés juxtaposées».
En attendant, les sionistes scrutaient les Écritures afin de s'inventer un mythistoire national. Israël Zangwill invente le fameux raccourci : «Le sionisme, c'est un peuple sans terre qui "revient" à une terre sans peuple»; une «terre sans peuple pour un peuple sans terre». Théologiens, archéologues, géographes et historiens utilisèrent le Livre dans le but de reconnaître l'Israël de l'Antiquité dans la Palestine arabe, ce qui ne convenait pas toujours : «Le Livre s'étant révélé introuvable dans le pays réel, il s'agit de faire entrer le pays réel dans le Livre». Au fur et à mesure que le regard des sionistes se déplaçait de Londres (qui les décevait en appliquant pas la promesse Balfour) vers New York, à la recherche du soutien des Juifs américains, les Palestiniens, du coup assimilés à tous les Arabes, étaient présentés non «comme s'ils avaient quitté la Palestine, mais comme s'ils n'y avaient jamais vécu»; «les sionistes parlent comme s'ils avaient été de tout temps seuls en Palestine».
Ce rapprochement avec les États-Unis contenait sa part fantasmatique. Sanbar les considère comme «un frère siamois, tant sont nombreux les traits partagés en profondeur entre les deux conquêtes qui donnèrent naissance aux États-Unis d'une part, à Israël de l'autre. Même inspiration puisée dans la Bible, même discours sur la Terre promise et le nouvel Éden – les colons américains ne se considéraient-ils pas comme les nouveaux Hébreux entrant dans la nouvelle Terre promise? -, même rapport aux autochtones, que l'on ne cherche ni à dominer ni à exploiter mais qu'on espère voir partir et céder la place, même certitude que le Nouveau Monde et l'État des juifs naîtront à partir d'une table rase de l'histoire des espaces convoités». Bref, «pas de place... dans un même lieu pour deux "réels" : la disparition de l'un est la condition de l'existence de l'autre». Tout un potentiel génocidaire double résidait dans cette assimilation.
Pourtant, c'est bien ce que filmaient les producteurs de cinéma d'Hollywood. Des juifs venus d'Europe de l'Est, comme le rappelle Neal Gabler dans son essai, Le royaume de leurs rêves, qui réalisèrent les premiers westerns narrant cette conquête de l'Ouest et l'élimination conséquente des Indiens. À partir de 1942, «délaissant la position de l'arbitre en dernier recours et la tactique du diviser pour régner, les États-Unis œuvrent au seul mode de conquête qu'ils connaissent vraiment, celui du remplacement de l'autochtone. La conquête de l'Est palestinien fait désormais écho à la conquête de l'Ouest américain. Menée au nom du Bien, pour rendre justice aux persécutés juifs de l'Europe...»
Voilà pourquoi il allait devenir impératif d'effacer les noms de la toponymie arabe de la Palestine et vider le territoire de ses occupants, assimilés aux Arabes qui peuplent le reste du Moyen-Orient. Une «thérapie légitimatrice fondée sur une prétendue antériorité» réduirait cette population gênante à l'intérieur de places réduites (village natal ou clan familial), promouvant du même souffle le Juif nouveau aspirant «à devenir un "autochtone réel"». La chose s'y prêtait particulièrement dans la mesure, comme Sanbar le rappelle, «les divisions régionales prédominant sur les divisons entre classes sociales, le pays est tout à la fois conscient de lui-même et dépourvu d'un point focal unique, d'une capitale au sens habituel. Capitale religieuse, puis politique et administrative sous le mandat, Jérusalem prédomine certes, mais les citoyens palestiniens du mandat ne continuent pas moins à se déterminer aussi en fonction de leurs capitales régionales respectives, Naplouse, Haïfa, Jaffa, Gaza, etc.».
Tout au mieux donnait-on aux Palestiniens la figure de l'Arabe, le dépouillant de son historicité nationale. À partir de 1948, ils allaient être systématiquement éradiqués par diverses mesures. Par conséquent, le nationalisme palestinien se consolida sous cette éradication. Ils devaient démontrer qu'ils formaient «la majorité réelle, en Palestine [...] constituée par un peuple avec sa culture, sa langue, sa mémoire, sa société, ses us et coutumes. Elle fonde les démarches, détermine les thèmes, signale les priorités, pèse sur les contenus et élit ses champs culturels privilégiés, à commencer par l'Histoire».
Désormais, la réaction palestinienne à l'occupant israélien serait présentée par les sionistes et les Américains comme une agression étrangère de la part des États arabes voisins; «les sionistes escamotent la guerre, illégitime, de l'expulsion pour la remplacer par une guerre on ne peut plus légitime, celle de leur autodéfense contre les Arabes». De ce négationnisme pervers jaillirait «la nouvelle figure de l'Absent palestinien», al-nakba produit «à coups de transferts de population et d'expulsions». L'historien israélien Benni Morris, dans les années '70 se dira «convaincu, au terme de recherches nouvelles dans les archives, qu'il y avait bel et bien eu une expulsion généralisée ponctuée de massacres. Il ajouta qu'il regrettait que le travail n'ait pas été mené jusqu'au bout».
Comme les nazis tentant de dissimuler la Shoah derrière le secret d'État, le gouvernement israélien procéda au négationnisme par des mécanismes linguistiques chargés d'exclure les Palestiniens de toutes prétentions à une quelconque historicité liée aux lieux et au passé : «Le nom effacé, le déni d'existence qui l'accompagne est renforcé par l'usage du verbe au présent. Personne n'affirme que les Palestiniens n'existent plus – cela équivaudrait à une reconnaissance de crime -, on dit simplement qu'ils n'existent pas. Contracté et aboli, le temps se déroule simultanément dans les directions du présent, du passé et du futur, et les Palestiniens apprennent à leurs dépens que quiconque est mis à la porte du lieu est également renvoyé du temps. Ainsi, très tôt, dès la noyade, la figure de l'Absent se trouve-t-elle modelée par un couple indissociable, temps et lieu, histoire et territoire». Les Soviétiques ne procédaient pas autrement à la même époque.
C'est ici que Sanbar pose son identité de devenir : «Trait fondamental de la figure de l'Absent, le Palestinien se perçoit comme un être-territoire, un exilé qui porte son lieu natal et sa patrie. C'est sur ce territoire disparu et sauvé depuis qu'il s'est installé dans le corps de ses enfants que naît et se forme le sentiment du retour». Les Palestiniens reprennent alors – et ce n'est pas Sanbar qui le dit – la figure du Juif de la diaspora : «"Vous n'existez pas", avaient dit les Israéliens. Ce à quoi les Palestiniens avaient répondu : "Bientôt vous n'existerez plus". D'autres facteurs ont également contribué à renforcer ce déni réciproque d'existence. Il y avait une structure en miroir : ayant totalement disparu, la Palestine ne pouvait réémerger que si le remplaçant disparaissait. La quête de la présence exclusive – État des Juifs, c'est-à-dire des seuls Juifs – avait été si intimement associée par les sionistes à la rédemption de cette terre que seule une présence exclusive opposée pouvait apporter la rédemption, arabe cette fois, de cette même terre. En conséquence l'État des Palestiniens ne pouvait voir le jour que si l'État des Juifs cédait la place. Cet antagonisme absolu ne laissait aucune place à une quelconque idée de partage».
Le droit israélien est mis au service des expropriations perçus par les Palestiniens comme d'authentiques vols (qu'on y songe : quatre cent dix villages rasés sur un total de quatre cent cinquante localités palestiniennes héritées du mandat par l'État d'Israël!), tant «les lois et dispositions légales ou judiciaires recourent comme jamais au concept juridique de rétroactivité et, organisant formellement le nouveau statut de la propriété des terres, elles affirment leur appartenance éternelle, de tout temps, à une personne morale, le peuple juif, représenté par son État revenu en Palestine. Dépassant la simple confiscation ou le gel de propriété, la désarabisation est une israélisation, c'est-à-dire une expropriation à jamais des terres». Pour les populations palestiniennes qui sont parvenues à demeurer sur le sol de l'État hébreu s'opère une force d'assimilation politique au point que «les partis arabes, dans leur majorité écrasante, ne sont plus des partis arabes en Israël mais des partis arabes israéliens».
En retour, les Palestiniens reproduisent la résilience qui fut celle des Juifs depuis qu'ils furent exilés par les Romains en l'an 70. À la persistance juive répond «Al-sumûd, c'est-à-dire tenir bon, s'entêter à ne pas bouger, s'arc-bouter au sol, faire corps avec les lieux et disputer pas à pas le terrain à la colonisation rampante. [...] Chez les Palestiniens, le groupe dirigeant est celui des réfugiés engagés dans le plus radical des combats : accomplir le retour et inverser l'expulsion»; à la loi du retour juive répond désormais une loi du retour palestinienne.
Dans le courant des années '60, le mot Palestinien ressortit du silence avec la fondation de l'OLP. Désormais, on entendrait parler des Palestiniens, «victimes d'une conjuration doublée du pillage de leurs biens, de leurs propriétés et aussi de leur mémoire, de leur relation spécifique à la terre natale, les Palestiniens ont pour eux la légitimité du droit. La démarche qui aspire à abolir l'expulsion et le remplacement est intrinsèque à la logique de la perte et de la récupération». Cette loi du retour palestinienne créa chez les Israéliens l'angoisse d'être «refouler vers la mer» à leur tour. L'importance de rappeler «le droit d'Israël à se défendre» confirmait l'illégitimité de l'occupation de la Palestine et le principe que les Israéliens ne pouvaient être retournés vers leurs lieux d'origine, en Europe ou en Union soviétique. Pour les Palestiniens, l'agression terroriste témoignait du «souci de ne pas s'installer en exil», ce qui avait, d'ailleurs, malgré tout, assez bien réussi aux Juifs européens et nord-américains.
Les Palestiniens n'avaient d'autres recours que s'appuyer sur leurs propres forces, tant «"Les gouvernements arabes sont pour la cause palestinienne et contre les Palestiniens". Ce dicton populaire palestinien dit l'amertume. D'une grande sagesse politique aussi, il exprime une réalité : tous les États arabes ont tenté de tirer profit de l'immense capacité mobilisatrice de la cause palestinienne sans considération réelle pour les droits de son peuple». C'est encore le cas aujourd'hui avec le Hamas qui, dans son fanatisme religieux, sert d'instrument à l'Iran dans son Djihad tout en faisant payer le prix de la répression israélienne à la population palestinienne comme nous le voyons présentement dans la bande de Gaza. «Le mouvement national est celui des Absents engagés dans un combat pour leur visibilité», car il semble bien que le monde entier se soit effectivement ligué contre eux.
Jean-Paul Coupal
Il serait superflu de présenter Stefan Zweig. Sa bibliographie est inépuisable et les mêmes thèmes reviennent souvent d'un ouvrage l'autre : l'humanisme, le cosmopolitisme, la tolérance, l'idéalisme, l'esthétique... Ce recueil de textes inédits en français ou offrant de nouvelles traductions, présenté par Bertrand Dermoncourt, traite en parallèle du Monde d'hier, son ouvrage autobiographique, des aspects particuliers de l'Europe de l'entre-deux-guerres.
Zweig a touché à tous les genres : romans, drames, essais, biographies. S'il a composé des biographies alimentaires (rien de plus étranger à sa sensibilité qu'un Fouché, Ministre de la police sous le Premier Empire!), son Érasme puise à même sa propre personnalité. Paru peu après la prise du pouvoir par Hitler, Érasme, c'est lui-même, Stefan Zweig, dont les principes civilisateurs semblent battus en brèche par le nouveau régime : «Il y a dans le legs d'Érasme une promesse créatrice. Ce qui montre l'esprit hors de son cadre, dans les dimensions de l'humanité, donne à l'individu une force surhumaine, seules les revendications qui les dépassent et qui semblent presque irréalisables donnent aux hommes et aux peuples la connaissance de leur véritable mesure». Cette force surhumaine, c'est celle à laquelle il appelait dans les conditions de son époque et qu'il s'efforcera de maintenir jusqu'à son suicide, en 1942.
Zweig a touché à tout, mais aussi en tant que poète. Dans ses biographies, celle de Marie-Antoinette et surtout celle de Marie Stuart, il atteint le pathos des grands romans. N'entretient-il pas d'ailleurs un dialogue avec les auteurs les plus divers de son époque : Freud, Thomas et Klaus Mann, Hermann Bahr et, bien sûr, Romain Rolland? Qu'est La confusion des sentiments, sinon qu'une réponse à La mort à Venise, osant dire tout haut ce que Mann s'efforçait de refouler bien bas? Le doux Stefan, pourtant, était capable de traiter de grandes cruautés, mais toujours en les apaisant par quelques marques de tendresse, comme dans le récit de l'exécution de Marie Stuart :
«L'étrange tête blafarde aux yeux éteints semble regarder les gentilshommes, qui, si le sort en eût décidé autrement, eussent été ses plus fidèles serviteurs, ses sujets les plus dévoués. Pendant un quart d'heure encore les lèvres qui ont refoulé la peur de la créature avec une force surhumaine frémissent convulsivement et les dents claquent. Pour atténuer l'épouvante du public on jette en hâte un drap noir sur le tronc et sur la tête de méduse. Déjà les bourreaux s'apprêtent à enlever les tragiques débris, lorsqu'un petit incident rompt le silence et l'effroi. Au moment où ils ramassent le tronc sanglant, pour le transporter dans la pièce voisine où il doit être embaumé, quelque chose se met à bouger, sous les habits. Sans que personne l'eût aperçu, le petit chien de la reine l'avait suivie et s'était blotti contre elle pendant l'exécution. Maintenant il sort, inondé de sang et se met à aboyer, glapir, hurler et mordre, se refusant à quitter le cadavre. Les bourreaux veulent l'écarter de force. Mais il ne se laisse pas empoigner et assaille avec rage les grands fauves noirs qui viennent de le frapper si cruellement. Cette petite bête défend sa maîtresse avec plus de courage que Jacques VI sa mère et que des milliers de nobles leur reine, à qui ils ont pourtant juré fidélité».
Zweig s'identifie à ces princesses, jouets tragiques de leur milieu et de leur temps, à la manière dont Lytton Strachey (du groupe de Bloomsbury) réussissait à introjecter la personnalité de la reine Élisabeth dans son Elizabeth and Essex. Il pratique la règle des biographes contemporains, règle inspirée de Bergson, la sympathie intuitive, qui demande au biographe d'intérioriser les fibres frémissantes de ses héros. C'est le cas encore pour son Woodrow Wilson («L'échec de Wilson») :
«Perturbé, désespéré, déconcerté dans son assurance par cet élan unanime, Wilson regarde autour de lui. Personne n'est de son côté, tous sont contre lui dans la salle de conférence, jusque dans son propre état-major, et les voix de millions et millions d'invisibles qui le conjurent de rester ferme et fidèle ne l'atteignent pas. Il ne réalise pas que s'il met sa menace à exécution et se retire, alors il immortalisera son nom pour tous les temps, que c'est seulement en restant fidèle à lui-même que sa vision d'un futur comme postulat à renouveler sans cesse restera immaculée. Il ne réalise pas le pouvoir créateur qu'aurait pu exsuder ce non annoncé aux forces de la cupidité, de la haine et de la bêtise. Il sent par contre qu'il est seul et trop faible pour en porter l'ultime responsabilité. Et ainsi Wilson – très funestement – cède-t-il peu à peu et assouplit-il sa raideur».
Bien avant Saint-Exupéry, Zweig refuse de se limiter à ce que perçoivent nos yeux : «l'œil ne saisit que si peu la vérité de la vie, et la surface extérieure des formes ne révèle que si peu son essence : et cette foire bigarrée des nations ne montre au bout du compte que si peu l'âme des choses», écrit-il dans un autre essai, «Les choses captives». «L'âme des choses», oui, mais surtout l'âme des vivants.
Tel est donc le centre d'intérêt à cette «suite d'articles, de récits, discours, feuilletons, conférences et critiques venant éclairer les positions de l'écrivain sur un de ses sujets de prédilection : l'Europe, sa géographie, son esprit, ses accomplissements et sa crise profonde». Mais comme une sélection de textes ne se fait jamais sans intentions d'y reconnaître certaines de nos préoccupations, Dermoncourt interpelle le jugement hypothétique de l'auteur : «Que penserait-il de notre temps? Retrouverait-il sa civilisation, reposant sur la raison, l'écrit et la lenteur? Que dirait-il de notre monde numérique qui nivelle tout et repose sur des valeurs, l'émotion, l'image, la vitesse, opposées aux siennes? Que dirait-il d'une société où le relativisme a balayé les hiérarchies et les certitudes, où l'intolérance progresse, où l'on déboulonne à nouveau les statues et où l'on brûle les livres?».
Si Zweig ne peut plus nous répondre, la convergence des temps y trouve écho à notre post-modernité. Dans le premier texte, «Le pays sans patriotisme», Zweig s'interroge sur l'impossible unité austro-hongroise d'où ne peut jaillir aucun patriotisme comparable à celui des autres nations :
«Mais l'unité nous est interdite, parce que notre Autriche, par un curieux enchaînement de faits, est devenue multiple, et parce que ce pays exige de nous non pas un seul patriotisme, mais trois ou quatre. En premier lieu, nous sommes l'Autriche-Hongrie. Quand à la frontière hongroise une bourgade ou une province sont menacées, il faut que notre sentiment s'enclenche immédiatement, et que nous l'éprouvions comme une blessure infligée à notre propre chair. Mais en tant qu'Autrichiens, dès qu'un différend survient entre Autriche et Hongrie, nous devons être capables de renverser la situation en un éclair et de percevoir aussitôt la Hongrie, notre chair et notre sang, à nouveau comme un corps étranger, un ennemi. Il nous faut donc être à la fois organiquement liés et pourtant séparés, comme ces jumeaux siamois qui ont deux cœurs mais un seul sang. Cet Autrichien morcelé doit toutefois se scinder encore une fois, il doit être allemand, il doit pouvoir, dès qu'il est question de la langue, le bien le plus sacré d'une nation, immédiatement percevoir ses propres frères, les Tchèques, les Croates, comme de dangereux adversaires. Bien évidemment, ce triple sentiment patriotique par commutation doit renoncer à toute vigueur comme à l'idéal instable de la volupté».
En lisant son argumentaire, on pourrait, en lui substituant les noms de pays pour d'autres catégories, retrouver l'impossible unité de l'intersectionnalité. Attention à qui oserait répliquer! On se veut bien universel, mais on ne supporte pas que l'humanité soit spéciste. Et de spéciste, qu'elle soit racisée en plus. Et encore, genrée, enfin sexuée! Chaque spécificité finit par faire saigner le corps total et à le vider de son unité. Pour Zweig, «c'est une évidence : l'État autrichien est malade de ce manque [d'unité]. Il est comme un organisme sain et puissant, doté de toutes ses facultés, auquel ne manque que le plus mystérieux des principes de vitalité : l'âme». Or «cette tragédie, cette absence d'idée, d'unité, n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier»; de même, l'intersectionnalité manque d'âme, à la manière de la défunte Autriche-Hongrie.
Et l'oubli? Zweig déplore qu'après la Grande Guerre, l'Europe n'eut pas tiré de leçons des tranchées :
«Jamais toutefois cette profonde pulsion d'oubli et de désir d'oubli de la part de toute une époque, de toute une génération, ne s'est manifestée de manière plus pressante qu'à notre époque, car une relation mystérieuse semble exister entre l'intensité de la vérité et la rapidité avec laquelle elle échappe à la conscience : plus la volonté de connaissance porte ses fruits et plus s'accentue aussi l'exigence de se défaire à nouveau de la pression, de la torture de cette connaissance. Car autrement, jamais il n'eût été possible qu'au cours de cette seule année, après la guerre la plus effroyable que l'humanité a connue, la majorité ait déjà aujourd'hui oublié totalement ce que lui a appris son expérience tragique de ces cinq années» («Tragédie de la mémoire défaillante»).
La connaissance apporte le fardeau de la conscience. On s'en défait alors de deux manières : par une cure d'oubli, forme d'alzheimer volontaire, ou par un refoulement viscéral. Ainsi, nos Pharisiens post-modernes, auxquels on donne le nom de woke, manifestent-ils autant qu'ils vivent d'ignorance, à la manière des slogans de 1984 d'Orwell : «s'éveiller, c'est s'endormir» : «Et c'est cela, justement, qui rend notre époque si effroyablement tragique, si répugnante et si désespérée : le fait qu'elle soit celle d'une croyance incroyante, que tous les idéaux nationaux et politiques que l'on hurle aujourd'hui à pleins poumons aient quelque part une tonalité fausse et proviennent d'une intentionnalité, non d'une intériorité». (ibid.) Et c'est parce que Zweig a su tirer les grandes leçons de cette guerre mondiale, comme «chacun de ces députés sait que cette guerre fut pour l'Europe ce qu'a été la guerre du Péloponnèse pour Sparte et Athènes, le succès momentané d'un camp, mais en vérité le naufrage de toute une culture», qu'il rejoint la leçon tirée par l'historien Arnold Toynbee.
Négligeant souvent les fondements sociaux des idées, Zweig avoue lucidement, que «les idées ne se laissent pas organiser comme les intérêts», mais qu'«en dernier ressort, c'est l'esprit, et non la parole, l'argent ou le pouvoir, qui façonne l'action («Épilogue d'un effort infructueux»). On est tout à l'opposé du mot célèbre de Engels. Indécrottable idéaliste, Par contre, lorsqu'il s'agit d'affronter les contradictions de la conscience, on trouve peu d'écrivains aussi perspicaces. Son analyse des nouveaux modes de communication d'il y a un siècle (presse, radio...) s'applique encore mieux avec nos réseaux privés et publics. Se citant lui-même, il distingue qu'
«"Une opinion, beaucoup en ont une. Une conviction, très peu. L'opinion prend son envol depuis les paroles, les pages des journaux, les désirs et les cancans, elle poursuit à nouveau son vol avec le prochain vent, colle aux faits, et elle est toujours soumise à la pression de l'air. La conviction grandit à partir de l'expérience, elle se nourrit de l'éducation, elle reste personnelle et irréductible aux événements. L'opinion, c'est la masse, la conviction, c'est l'homme". Et j'ajoute encore : l'opinion est impatience, la conviction, patience. Celui qui accourt rapidement s'enfuit avec la même rapidité» («Appel à la patience»).
Nos réseaux de communication vomissent beaucoup d'opinions mais cultivent très peu les convictions. Les opinions flottent sur les ondes comme des nénuphars. En retour, ils modèlent une uniformisation qui s'étend bien au-delà de ce que Zweig appelait la «Monotonisation du monde» :
«Tous les modes de vie s'uniformisent, tout se conforme à un schéma culturel homogène. Les us propres à chaque peuple s'émoussent, les tenues se font uniformes, les mœurs, internationales. De plus en plus les pays semblent pour ainsi dire s'interpénétrer, les êtres, vivre et s'activer suivant un schéma identique, les villes, se ressembler. [...] les couleurs s'écaillent de plus en plus rapidement et sous la couche de vernis fendue, apparaissent les teintes couleur acier des rouages du mécanisme, la machine-monde moderne».
Zweig serait sans doute effaré de voir jusqu'où ce qu'il appelait «la mécanisation de l'existence» s'est développée de nos jours. Il craignait déjà la force d'attraction qu'exerçait la culture mécanisée américaine sur la vieille Europe : «Sur le plan politique, une colonisation de l'Europe ne serait pas le plus à craindre; aux âmes serviles tout asservissement paraît doux, et l'homme libre sait préserver sa liberté en tout lieu». Mais cette colonisation ne viendra pas de l'Amérique, mais de l'Europe même. Par contre, il voyait juste dans l'abrutissement qui s'étale depuis en provenance d'une culture compulsive au service d'intérêts corporatifs médiatiques.
Ainsi observait-il déjà que «l'ennui américain... est agité, nerveux et agressif, il s'affaire avec une ardeur urgente, s'étourdit dans le sport et les sensations. Il n'a plus rien d'un jeu mais court, comme possédé par une folie furieuse, fuyant éternellement devant le temps : il s'invente des médias artistiques toujours nouveaux, comme le cinéma ou la radio, nourritures de masse pour alimenter les sens insatiables, et il transforme la communauté d'intérêts du plaisir en corporations aussi gigantesques que le sont ses banques et ses trusts». «Que faire à présent?». demande-t-il? «Prendre d'assaut le Capitole, haranguer le peuple : "Tous aux remparts, les barbares sont là, ils détruisent notre monde?"...» Mais le geste de Zweig n'était pas celui de Trump, et il pense au Capitole romain, non à l'américain. Idéaliste, il restait suffisamment réaliste : «À nous qui tenons le combat pour perdu d'avance, il ne reste qu'une solution, la fuite, la fuite en nous-mêmes. On ne peut pas sauver l'individu dans le monde, on ne peut que défendre l'individu en soi». La solution reste la même pour les réfractaires de notre temps :
«N'affichons pas de mépris pour toutes ces choses dans lesquelles se trouve peut-être un sens supérieur que nous ne comprenons pas. Mettons-nous intérieurement à l'écart plutôt qu'extérieurement : portons les mêmes vêtements, adoptons tous les conforts de la technique, ne nous fourvoyons pas dans une suffisance distanciée, dans une résistance stupide et stérile au monde. Vivons calmement mais librement, insérons-nous sans bruit et sans en avoir l'air dans le mécanisme apparent de la société mais, à l'intérieur de nous, ne vivons qu'en suivant notre inclination la plus personnelle, préservons notre propre tempo et notre propre rythme de vie! N'ayons pas l'arrogance de détourner les yeux, l'insolence de rester à l'écart, mais regardons, cherchons à comprendre puis rejetons en connaissance de cause ce qui ne fait pas partie de nous, et conservons en connaissance de cause ce qui nous paraît nécessaire. Car si nous refusons en notre âme l'uniformité grandissante de ce monde, nous n'en habitons pas moins ce monde et sommes reconnaissants et fidèles à ce que celui-ci a d'indestructible, à ce qui demeure au-delà de toute transformation». («ibid.»)
Comment, alors, (re)constituer l'unité européenne? De la tour de Babel à l'empire romain et au cosmopolitisme des compositeurs du XVIIIe siècle, l'effondrement des époques d'unité ouvre fatalement sur «ce moment tragique [qui] représente le point culminant de la fragmentation de l'Europe, le point le plus bas de notre puissance intellectuelle commune, la plus terrible des catastrophes jamais vécues par notre culture». L'idée de l'unité européenne est une idée humaniste étrangère à ce qu'il appelle «l'esprit technique» : «L'esprit technique œuvrant aujourd'hui à l'unité du monde est une manière de penser qui appartient à l'humanité plutôt qu'aux hommes. Il n'a pas de patrie, pas de pays d'origine, pas de langue humaine, il pense en formules, calcule avec des nombres, crée des machines, et ces machines nous façonnent à leur tour, presque contre notre volonté, en des formes à l'apparence de plus en plus semblables». Ces machines ont pour non aujourd'hui, téléphone cellulaire et portable. Ont-elles, à leur tour, intériorisé cet esprit caporaliste des dictatures totalitaires, non celui des Érasmes et des Zweigs.
L'Europe d'aujourd'hui, même si elle s'est constituée en cette institution qu'il appelait de tous ses vœux – l'Union européenne -, n'échappe pourtant pas aux mêmes forces qu'à l'époque où Zweig publiait ses manifestes : «J'ai essayé de montrer en quelques grandes lignes rapidement esquissées comment auparavant, au cours des siècles, les deux courants contraires de l'auto-affirmation nationale et de la volonté de communauté supranationale s'annulaient l'un l'autre comme des marées montante et descendante» («L'idée européenne dans son développement historique»).
Pour lui, l'union européenne était moins un ensemble de contrats commerciaux, financiers et diplomatiques que le produit d'une éducation nouvelle : «cette éducation neuve devra partir d'un changement de conception de l'histoire, à savoir de l'idée fondamentale qu'il faut insister sur ce que les peuples d'Europe ont de commun davantage que sur leurs divergences. Cette conception, qui m'apparaît, à moi et à beaucoup d'autres, comme la plus nécessaire, a jusqu'ici toujours été réprimée au profit d'une vision purement politique et nationale de l'histoire». Dans un capitalisme vaguant de la concurrence pour les marchés aux tentatives de monopoles, cette éducation nouvelle avait peu de chance d'aboutir à ce «remaniement du programme d'enseignement dans tous les États et les pays, afin de passer de l'histoire politique et militaire à l'histoire culturelle». Même si l'enseignement de l'histoire perpétue dans nos écoles la dominance du politique, le projet anticipé par Zweig y trouve quand même sa réalisation : «Si l'on plaçait l'histoire de la culture au centre de l'éducation en lieu et place de l'histoire politique, les nations auraient plus de respect et moins de défiance les unes envers les autres, la génération montante ferait preuve de davantage d'amour pour l'esprit et d'un moindre penchant pour la violence...». Il est par contre vrai, que cette violence de l'ancien enseignement d'histoire revient toutefois par d'autres canaux.
Zweig refusa, en 1932, de participer au Congrès européen de l'Académie de Rome pour ne pas partager la scène avec Gœring. Dans «La désintoxication morale de l'Europe», il affirme : «...j'aimerais souligner qu'il ne saurait s'agir de restreindre les polémiques politiques, le débat intellectuel entre pays ni la liberté de pensée et d'expression au sein de chaque nation; il faudrait seulement exiger que ces polémiques politiques, qui donnent de l'énergie au débat, se situent à un niveau suffisamment élevé et ne prennent jamais appui sur de fausses nouvelles de propagande; car je crois que la politique nationale, en Europe, doit pouvoir se passer de l'injure et, plus encore, de la diffamation». Ces déballages d'insultes, d'agressivité, de fake-news, de haine et de ressentiments qui meublaient les rhétoriques fascistes comme communistes sont revenues à travers nos réseaux sociaux et contaminent même la vie politique canadienne, pourtant ennuyeuse à souhait. Zweig ne se sentirait nullement dépaysé dans notre monde. Seulement effondré par l'ampleur prise par la gale. Ici, nulle unité spirituelle, sinon dans l'abject.
«Nous sommes victimes d'une falsification de l'histoire au nom de l'intérêt national...», lance-t-il dans «L'historiographie de demain». La falsification revient, non plus au service de l'intérêt national à promouvoir (sinon en Russie) mais d'intérêts particuliers, réduits souvent à quelques milliers ou dizaines de milliers d'individus disparates, réunis par la seule similitude de leurs récriminations. L'intoxication morale touche à la citoyenneté et non plus à la nationalité. Mais les modes d'expressions violentes se retrouvent avec ceux du temps de Zweig : «Les passions sont en soi plus gratifiantes pour l'écrivain que les qualités morales – justice, indulgence, humanité -, qui ne nourrissent pas aussi immédiatement la curiosité et n'ont en soi rien d'excitant ou de captivant» («ibid»). Aussi est-il plus spectaculaire de déboulonner des statues et de jeter des livres au feu. Le XXIe se reconnaît dans le XXe siècle.
Encore que, dans l'Europe de l'époque, «à cause de la surpuissance du nationalisme, nous ne pensons qu'à partir de l'État, et l'on voudrait nous contraindre à ne penser que pour lui, dans le seul cadre de ses buts et de ses objectifs. Inconsciemment, et, je le crains, même consciemment, l'histoire sert l'État et lui est aussi servilement soumise que les individus». Aujourd'hui, il n'y a bien que la Russie qui fait propagande ainsi, avec pour résultat que sa folle campagne d'Ukraine a fait entrer plus d'États dans l'OTAN et forcer ses États membres à sortir d'une torpeur qui s'était installée depuis la chute du bloc soviétique. La perte de la virilité guerrière s'est démontrée successivement par le retrait de l'armée américaine d'Afghanistan et l'échec international à restaurer la paix à Haïti devant des bandes de voyous armés, confirmant ainsi l'impuissance militaire des États occidentaux. Si les lois occidentales ont amoindri la puissance discrétionnaire des États, des partis réinvestissent d'agressivité un nouveau nationalisme ethnique. C'est le retour du populisme de qui jaillirent les fascismes à papy. Est-il possible, devant de telles répétitions historiques, conserver la foi naïve de Zweig lorsqu'il écrivait : «C'est seulement en regardant le présent avec cet esprit nouveau de l'histoire de demain qu'il nous est possible de ne pas désespérer de notre époque ou de nous-mêmes, et de conserver notre fierté d'être des hommes de ce temps, même si nous devons être déçus en tant que citoyens» («ibid»)?
Jean-Paul Coupal
LES PLUS BELLES HISTOIRES DE L'ESCROQUERIE
L'escroquerie est un art de l'intelligence. Il appartient à la stratégie. Contrairement au vol pur et simple, l'escroquerie est toute en subtilités, perspicacité, actions mesurées qui exigent du temps, de la patience, mille et une petites habiletés qui font de la filouterie un grand Art. Christian Chavagneux propose ici quelques unes des escroqueries les plus mémorables depuis le XVIIIe siècle.
Les plus belles histoires de l'escroquerie s'ouvre sur un épigramme de Christophe Rocancourt, lui-même escroc d'envergure : «L'escroquerie est un braquage du cerveau». Autant dire que c'est une perversion de l'intelligence mise au service d'objectifs pécuniers (mais pas seulement). Au sein de notre système capitaliste, la grande différence entre une entreprise jugée saine et une autre frauduleuse, est que la première peut bien mépriser la légitimité de ses choix et de ses actes, elle persiste toutefois à s'ancrer dans les scrupules de la légalité. L'escroquerie, au contraire, se fout de la légalité, s'en empare et s'en moque, mais cherche toujours à montrer un profil moral qui finit par être partagé par la population, ce qui fait des fripons de véritables héros populaires : «l'escroc joue un rôle éminemment subversif vis-à-vis des autorités dominantes, de tous ceux qui sont assez puissants pour écrire les règles du jeu dans lesquelles les autres doivent s'inscrire». Robin des Bois n'est jamais très loin, mais s'il vole aux plus riches, c'est pour donner encore plus aux riches : «Bref, de par leur relation assez lâche à la moralité, les plus riches représentent des proies faciles pour les escrocs, qui leur promettent des raccourcis pour s'enrichir davantage». On aura beau dire d'Arsène Lupin que c'est un gentleman cambrioleur, il n'en reste pas moins davantage un escroc, puisqu'il commence toujours par abuser de la confiance que les gogos (ou les demoiselles arnaquées) mettent en lui.
Chavagneux insiste sur le fait que les stratégies de l'escroc relèvent de l'économie capitaliste : «On a les escrocs de ses structures économiques», voilà une mise au point avec quelque chose de marxiste dans cette reconnaissance que «l'économique détermine en dernière instance» le type d'escroquerie auquel on aura affaire. L'auteur se penche sur les modus operandi de l'escroc : «D'abord, ne pas seulement raconter mais expliquer, décortiquer les mécanismes de leurs fraudes, découvrir leurs ruses, les chemins empruntés pour duper des gens intelligents, quelquefois pendant un nombre incroyable d'années». Comme autant d'enquêtes policières, «chaque escroquerie n'était pas due au hasard. Aussi, pour comprendre véritablement ces histoires, il fallait se plonger dans les rouages de l'économie et de la société des différentes périodes abordées». Le lecteur ne doit donc pas s'en tenir seulement aux aspects spectaculaires des escroqueries, mais comprendre les situations sociologiques qui les ont rendues possibles. Son but «n'est pas simplement de raconter mais de faire comprendre», aussi, en conclusion, Chavagneux survole-t-il les explications économiques, sociologiques et surtout psychologiques qui permettent de mieux comprendre le phénomène.
Il faut considérer d'abord que «les escrocs ne sont jamais là pour nous embêter mais pour résoudre nos problèmes et nous réjouir en promettant tout ce dont nous rêvons». Ce postulat commence dès la fameuse affaire du collier de la Reine; cette intrigue complexe où un cardinal ambitieux, pour se rapprocher de la reine Marie-Antoinette, se laisse duper par une aventurière. Jeanne de La Motte-Valois avec quelques complices, fait acheter par le cardinal un volumineux et coûteux collier de diamants qui finit, avec l'argent de l'achat, dans les valises de la comtesse. Véritable vaudeville aux accents tragiques, culminant avec la Révolution française et l'exécution de la Reine, Chavagneux s'appuie sur «La société de cour» de Norbert Elias pour expliquer le succès de la fraude :
«Norbert Elias a fait la liste des trois qualités essentielles pour réussir dans la société de cour et Jeanne dispose à l'évidence de chacune d'elles. D'abord, l'art d'observer ses semblables : il faut repérer derrière le jeu social les motifs et les pulsions véritables, les capacités et les limites des autres, ainsi que savoir dissimuler ses propres défauts, il faut être doué pour le calcul stratégique du maniement des hommes. Enfin, il faut toujours maîtriser ses affects : s'astreindre à un comportement calculé et nuancé. La comtesse de La Motte va réussir à marier les trois de la manière la plus subtile qui soit».
Dans la mesure où Chavagneux y voit le modèle d'une escroquerie bien menée, on pourrait étendre ces trois critères au-delà de la simple prédisposition du système économique. Il va de soi que les escroqueries du Moyen Âge, comme celle de la dame des Armoises qui se et que l'on prétendait être Jeanne d'Arc échappée au bûcher, reposaient sur l'anoblissement, un fief octroyé par le Roi et le prestige de cour. L'affaire du collier ne repose plus sur la féodalité, mais sur les sommes énormes mises en circulation dans une société marchande; la société de luxe qui caractérise les cours européennes et le prestige auprès des corps sociaux constitués : financiers, banquiers, franc-maçons, clergé et, bien sûr, la royauté. Pour pasticher Misère de la philosophie, de Marx, pour qui «le moulin à bras vous donne la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel», l'escroquerie militaire vous donne la société avec le suzerain; l'escroquerie financière, la société avec le capitaliste. Capitalisme industriel ici, puisque l'enjeu de la fraude demeure un collier monté par deux joailliers qui avaient parcouru les capitales européennes pour racheter tous les diamants aux plus hauts carats.
De même, la société impérialiste entraînera des fraudes coloniales avec des escrocs vendant des lopins de terre en des îles ou des pays éloignés, organisant des transports de migrants ayant versé tout leur pécule dans le but de devenir comtes ou marquis au royaume de Poyais ou s'enrichir d'or dans la colonie de Port-Breton, tous, royaume et colonie, situés dans des zones impropres à la culture, sans mines d'or mais propices aux maladies tropicales, enfin habités par des indigènes hostiles. Pareillement, les découvertes scientifiques et techniques n'offraient-elles pas des rêves démesurés, comme la fabrication de diamants artificiels, cœur de l'affaire Henri Lemoine au début du XXe siècle : «La croyance dans le progrès scientifique rend-elle crédule?». Chavagneux répond oui.
En faisant rêver à des contrées lointaines exotiques ou des usines à diamants, il se dégage que «toute escroquerie repose sur un art maîtrisé de la séduction. Escroquer durablement demande donc un pouvoir de séduction constant». C'est ce que démontre les arnaques de Thérèse Humbert et de sa famille. Publicisant un héritage légué par un Américain fortuné (à beau mentir qui vient de loin), Thérèse, profitant de la position sénatoriale et franc-maçonnique de son beau-père, emprunte sans arrêt sur des promesses de versement du legs qui, évidemment, ne se présentera jamais. Pour réussir à tenir vingt ans sur ce legs imaginaire, Chavagneux relève «trois stratégies différentes et complémentaires... mises en œuvre pour réussir cet exploit : une stratégie juridique, une stratégie de communication et une stratégie financière». C'est-à-dire être en mesure de «légaliser l'imaginaire»; poser la fraude en des termes juridiques qui en assurent à la fois le secret et la protection légale; ensuite, la publicité, en accord avec le dicton qui veut que l'argent attire l'argent :
«La première chose qui frappe les contemporains de la famille Humbert, c'est l'ostentation. L'héritage était estimé entre 50 et 60 millions de francs puis, avec les intérêts touchés et replacés, à 100 millions. Thérèse Humbert est ainsi devenue la Grande Thérèse, la femme aux cent millions. Ce qui en faisait la personne la plus riche de France et peut-être même d'Europe. Faire croire à cette fortune réclamait un train de vie plus élevé que celui des Français les plus fortunés».
Enfin, et ce n'est pas là tâche facile, «gérer les créanciers», c'est-à-dire résister aux réclamations des dus empruntés; racoler toujours davantage de petits investisseurs, surtout lorsque les gros font signes d'impatience; utiliser la rente viagère pour assurer des ristournes sur les spéculations. Ironiquement, les escrocs parviennent presque à transformer les montants imaginaires en argent sonnant et trébuchant! Voilà pourquoi au procès de Thérèse, Me Labori a pu renverser le fardeau de la culpabilité :
«La cupidité des créanciers sera l'un des arguments développés par Fernand Labori. Il rencontrait alors le sentiment populaire. Lors de sa plaidoirie, l'avocat a classé les prêteurs en deux catégories : ceux qui ont trop fait confiance à leur notaire ou tout autre intermédiaire; ceux, les plus riches, qui ont traité directement avec les Humbert en espérant de fortes perspectives de profit. Tous ont perdu, tant pis pour eux, car, "quand on joue à la roulette, on s'expose à perdre", et bien entendu, "quand on a perdu, on n'est pas une victime". Premier axe de défense : peut-on condamner les Humbert pour un crime sans victime?».
Malheureusement, les temps ultérieurs démentiront la sagesse de Me Labori. Souvent, comme après la crise des subprimes de 2008, les spéculateurs floués seront tenus pour victimes par l'État qui acceptera de sauver la mise des plus riches (les grandes banques), laissant aux petits investisseurs le fardeau de leurs pertes. La caractéristique propre à la fraude est qu'elle est un crime sans circonstance atténuante. L'escroquerie est planifiée, organisée, montée eu égard à son illégalité, nécessitant diverses stratégies qu'il faut mettre en place pour tenir à distance les agents de la loi, ce qui élimine toute prétention aux escrocs d'être tenus non criminellement responsable. D'où la défense de Me Labori : qui est responsable quand les «victimes» ont couru en aveugles au-devant de leurs escrocs?
À partir du milieu du XXe siècle, des arnaques encore plus élaborées vont frapper de plein fouet. Si les arnaqueurs demeurent toujours des aventuriers, ils s'approchent de plus en plus des milieux et des fonctions où s'entremêlent politiciens, financiers, banquiers et même des papes. Ivar Kreuger, appuie ses fraudes sur une entreprise tout à fait lidget, protégée par l'État suédois et à l'étendue internationale : les allumettes Kreuger & Toll. Le Sicilien Michele Sindona fait circuler pour blanchiment d'argent «du trafic d'héroïne, l'argent du pape, celui des francs-maçons, etc.». L'important, toutes ces transactions doivent être tenues opaques. Il faut éviter les accidents ou les dérapages qui ont mis le grain de sable dans l'engrenage des affaires Humbert ou Lemoine.
Pour cette raison, il faut multiplier la création d'entreprises, mêler les vraies – qui existent et qui opèrent des transactions financières – à des banques opaques qui profitent de paradis fiscaux logés dans de petits États – Liechtenstein, Luxembourg, les Bahamas – qui échappent aux mandats d'extradition. Pour ce faire, les petits épargnants rabattus par Humbert ou Lemoine cèdent la place à des hommes de paille bien rémunérés qui ne gêneront en rien le contrôle exclusif des flux de capitaux qui y circulent. Kreuger, le roi des allumettes, s'est ainsi placé au centre d'un réseau tissé serré d'entreprises fictives :
«Pendant les dix années qui suivent, ces sociétés-écrans vont lui permettre d'organiser un monde imaginaire dans lequel il efface des dettes, invente des actifs inexistants ou enregistre plusieurs fois les mêmes actifs. Une société fera un crédit fictif à une autre pour faire croire à son renflouement, une autre encore se verra créditée des revenus d'actions ou d'obligations qu'elle ne détient pas, l'ensemble passant régulièrement par ses comptes personnels, soit qu'il se porte garant de créances, soit qu'il récupère de l'argent pour son propre profit. Il utilisera également ces entreprises cachées pour spéculer sur le marché des changes... et d'y dissimuler les lourdes pertes qu'il y subira. Il en profitera en outre pour souscrire lui-même une partie des emprunts qu'il émet quand les investisseurs ne se précipitent pas pour faire croire que ses opérations bénéficient d'une grosse demande».
Il en va de même au Vatican, dès la création en 1942 de l'Institut pour les Œuvres de Religion, la Banque du Vatican, qui fricote avec la mafia sous la conduite de ses chefs, Nogara et Spada. Ce sont eux qui lui apportent des actions d'entreprises italiennes «les plus dynamiques et les plus rentables», celles qui sont révélées par la presse en 1968, parmi lesquelles «se trouvent une entreprise qui vend des pilules contraceptives et un fabricant d'armes, d'autres journalistes suggérant en outre que le Saint-Siège pourrait détenir des actions dans un casino de Monte-Carlo ainsi que des parts dans une maison d'édition proposant des magazines pornographiques». C'est alors que, bénéficiant du soutien de l'archevêque de Milan, Mgr Montini, le fiscaliste Michele Sindona, après avoir fait campagne anticommuniste parmi les ouvriers et syndicats catholiques, prend les affaires de l'I.O.R. en main.
Devenu pape sous le nom de Paul VI, Montini fait de Sindona le «banquier du pape». Sindona achète des banques italiennes flottantes et fonde des sociétés-écrans autour des transactions qui attirent aussi bien les avoirs de la mafia que ceux des franc-maçonneries italienne et argentine et, bien sûr, du Vatican. Sindona investit également dans nombre d'entreprises américaines où ses entrées auprès de la mafia le place dans une situation avantageuse; dans l'industrie du cinéma, par exemple, où il finance aussi bien Coppola que Dino de Laurentis, l'un réalisant Le Parrain, l'autre produisant Cosa Nostra dossier Valachi. Le grain de sable viendra d'une petite banque renflouée par Sindona, la Franklin National Bank, dont la mise en liquidation va révéler toutes les fraudes et escroqueries auxquelles s'était adonné Sindona.
Il faut bien reconnaître que ces escrocs sont des personnalités hors du commun. Un Bernard Madoff, dont les activités frauduleuses s'étendent sur près de trente ans (1970-2000), apparaît aux yeux du psychiatre américain Kenneth Mueller comme un pervers narcissique, donnant l'«"illusion de pouvoir absolu et de succès illimité, en passant par le talent manipulateur et l'incapacité à reconnaître ses échecs". [...] Sa maîtresse indique avoir vite compris que Madoff était d'abord amoureux de lui-même et que son sujet de conversation préféré, c'était lui!». Plusieurs des traits de caractère de Madoff se retrouvent d'ailleurs chez son contemporain, Donald Trump. Son rayonnement social séduisait, et «le mimétisme des plus fortunés, plaçant leur argent là où se trouvait celui de leur réseau d'amis fortunés a fait le reste». D'une pathologie individuelle, on en est venu à une pathologie sociale propre à une classe bien particulière.
Car arrive toujours le moment où la chute entraînant le maître d'œuvres entraîne en même temps le menu fretin, totalement lessivé de ses avoirs. Derrière les suicides de Kreuger et de Sindona, combien d'autres se sont balancés du haut d'une fenêtre où, comme Calvi, autre banquier véreux du Vatican, se sont trouvés pendus sous un pont? Le pervers narcissique entraîne dans sa chute nombre de ses victimes. Pour autant, il n'en démontrera pas le moindre remords. Thérèse Humbert avait déjà son carnet de suicidés et Bernard Madoff n'éprouvera aucun signe d'empathie, même devant le suicide du premier de ses fils et de la mort d'un cancer du second.
L'histoire des
escroqueries montre combien, en atteignant des sommes astronomiques,
l'argent est devenu davantage un signe, un symbole qu'une traduction
abstraite d'une valeur réelle. Depuis que les industriels ont
ambitionné sur l'exploitation de la force de travail, la valeur
d'échange apparaît aléatoire. L'économie de marché se perd
aujourd'hui à travers des réseaux que le support numérique peut
facilement confondre (le fameux indice nasdaq a longtemps été sous
la coupe de Madoff). Humbert, Lemoine, Kreuger, Sindona et Madoff ont
mis en circulation des valeurs symboliques, non des valeurs réelles
et il a fallu, quand c'était possible, des années de procès et de
recouvrement pour rembourser, seulement en partie, les pertes
occasionnées par ces activités frauduleuses. À la différence des
anciens alchimistes, ces fripons sont parvenus à transformer des
informations non vérifiées en pièces d'or. Comme tour de magie,
ces fraudeurs demeurent de grands magiciens.
Jean-Paul Coupal
SUR LA PISTE DU CANADA ERRANT
Voici quelques jours est décédé le géographe Jean Morisset. En la circonstance, je me suis plongé dans ce qui est devenu son livre-testament de 2018, Sur la piste du Canada errant. Le Canada errant, c'est le Canayen métis né des Francos déserteurs de la Nouvelle-France autoritaire et dont les mères étaient huronnes ou algonquines. Ceux qui furent ces go-between, entre Sauvages et Canucks, avaient vécu comme coureurs des bois puis Voyageurs avant d'être enrôlés de force dans l'ANB : «Cet ouvrage a pour ambition de raconter par à-coups une histoire : celle du Canadien canayen métis-créole à l'oralité nomade au sein du pays errant». Le Canada de Morisset est un Canada qui glisse hors des frontières dans lesquelles les Constitutions successives ont essayé de l'enfermer : «Il s'agit d'un pays caché, dont la nature n'apparaît guère dans les traités géographiques et philosophiques de l'Occident puisqu'il en est l'échappée».
Morisset nous dit que si les Métis n'ont pas de pays, ils ont quand même une historicité, une unité qui fait sens à condition qu'on ne limite pas son regard aux tracés des frontières. Ce sont des résistants au sens noble du terme, qui luttent contre les expertocrates, car «leur mandat est de nier son existence, leur propos de dissimuler sa permanence, leur objectif de rendre illégitime son identité sous le carcan géopolitique d'une Nord-Amérique qui en a volé le cœur et dévoré l'âme pour en déposer l'échine sous les décombres de l'oubli».
Ais-je besoin de souligner que Morisset est un grand poète, la voix métisse des Amériques? Très jeune, il a déserté sa Bellechasse natale pour étoffer son identité de l'ensemble du continent : du Grand Nord Arctique au Brésil en revenant par la Guyane et les Caraïbes. Morisset tisse l'étoffe de la personne métisse issue du parler français : «Sous le British North America d'Ottawa et les United States of America de Washington percole une Amérique secrète, une Amérique canadienne dont le parler-senti est devenu celui d'une Amérique première niée par tous, y compris par elle-même».
Comme me le révélait un autre ouvrage récemment, les Métis sont les seuls authentiques autochtones du continent américain. Tous les autres qui y habitent proviennent d'ailleurs, y compris les Sauvages qui descendent (leur ADN le prouve) de peuples migrants venus d'Asie du Nord-Est à une époque où l'Amérique était déserte d'humanités. Morisset ne tient pas compte de cette arrivée précoce. Du moins leur devons-nous d'avoir été les «premières nations» à sculpter le continent. Ces descendants de ces Asiates et de ces Européens qui se rencontrèrent à des milliers d'années d'écart sont les Métis qui ont couru l'ensemble du continent nord-américain.
Parce que l'historicité métisse ne s'est pas encore matérialisée en un grand récit historique conforme à sa «mouvance identitaire», elle fait du peuple canayen un «peuple évanescent». Morisset, mage des mots, s'efforce de corriger notre vocabulaire ethnique et géographique «tordu». S'il préfère le terme Canayen à celui de Canadien, c'est que ce peuple est autre chose que l'identité inscrite sur les passeports. Il nous reprend qu'écrire Américain ou Mexicain avec un «c» sont des anglicismes contre une terminaison française en «qu». Pour lui, le Canada version britannique est une fiction. Tout le livre vise à le démontrer. C'est le produit des fantasmes des Britamiens (autre néologisme), ces descendants des Loyalistes qui se distribuèrent autour de l'ancienne Nouvelle-France (et pour cause, nous le verrons plus loin), en fuyant la Révolution amériquaine. L'aliénation par le langage est sans doute cause de bien des embrouillements de nos points de repère, par exemple, qu'il existe mille lieues entre le fleuve Saint-Laurent et le fleuve Katarakoui.
Le lecteur est tenu dans un état d'ambivalence constant, produit de cette historicité métisse que l'auteur veut nous faire comprendre de l'intérieur. En ce sens, l'ouvrage de Morisset est-il la plus grande entreprise jamais vue de décolonisation des populations de la Nord-Amérique (qui remplace ici l'Amérique du Nord, comme il inverse le Nouveau Monde en Monde nouveau). Partout, les frontières géographiques des atlas éclatent, laissant s'interpénétrer les espaces et les peuples. Le Canada errant n'est donc pas une formule tape-à-l'œil, mais une réalité, une unité d'espace, si évanescente soit-elle. Des «terres de braises aux terres de neiges», du Brésil à l'Arctique, une unité se dégage, unité niée, refoulée, ignorée qui est la source de bien des incompréhensions.
Le récit de Morisset est imbu d'une mélancolie qui ne fait que traduire la conscience malheureuse qui est non seulement celle des Canayens, mais aussi des Britamiens. Et, est-elle encore plus insupportable chez eux, car le Canada n'est pas leur pays. Alors que les Francos s'efforçaient de déserter la réserve laurentienne où les avait forclos l'acte de 1774, les Britamiens, conduits par des colons écossais (Macdonald), irlandais (D'Arcy McGee) et reconnaissons-le, canadien-français (G.-É. Cartier), ont concocté non un pays nouveau, libre et démocratique, mais un contrat commercial pragmatique entre différents morceaux d'empire. Au contraire de «Bolivar et Jefferson [qui] ont voulu créer un nouveau pays dans sa rupture avec l'Europe, Macdonald entend réaliser exactement l'inverse : produire un État colonial à partir de la rupture avec une Amérique déjà incarnée par le fait autochtone et le fait métis canadien. C'est pourquoi Macdonald rejette à la fois le Canada et le projet d'un Monde Nouveau aux Amériques». Les soi-disant pères de la Confédération n'ont donc fait que mettre bas un pays où l'ennui et la platitude font son titre du «plus meilleur pays au monde».
Se sentaient-ils encore trop vulnérables puisque, comme le rapporte Morisset, «dès qu'on le compare aux autres entités amériquaines (Brésil, Mexique, Caraïbe, Anglo-Amérique), un fait s'impose d'emblée : le Canada procède d'une mise en œuvre coloniale française qui a échoué. De là son succès procédant de l'échec de la France et, partant, sa résultante inattendue, soit l'émergence d'une espèce imprévue par les Lumières de Versailles...», la nation canayenne. D'où qu'«on refuse jusqu'à aujourd'hui de le reconnaître, mais de toute l'aventure coloniale aux Amériques, le Canadien demeure à peu près un des seuls ressortissants du Monde Nouveau à s'être vu attaqué et vilipendé aussi bien par le Sauvage que par l'Europe. De là son titre de gloire manifeste; et de là aussi, à ses yeux, la honte qu'il ressent vis-à-vis ce qui fait pourtant sa grandeur». Comment les Britamiens auraient-ils voulu vivre sous sa tutelle?
«Telle est la poursuite de cet essai tenant du récit et de ce récit tenant de l'exploration à travers des détournements politiques ininterrompus depuis trois siècles. Mensonge identitaire internalisé à un point tel que ses propres ressortissants n'ont eu de cesse, depuis la seconde moitié du XXe siècle, d'occire en eux le Canayen et de l'enfouir sous l'appellation de Québécois. Un tel transfert exprimant un self-rejet tenant du tabou et qui n'abuse personne d'autre que lui-même. Et se solvant par un désarroi spirituel sans fond : celui de bâtard transcendant incapable de s'assumer et refusant de passer pour le Sang-Mêlé, le Sauvage blanc, le résidu impérial, l'habitant hillibilly ou l'ethnic trash que l'Europe et l'Amérique anglo se sont complu à voir dans ce personnage réfractaire de French bastard et d'homme à squaw tout en l'admirant à la dérobée».
Malgré les soi-disant progrès dans l'éducation, la citoyenneté et la prise en charge nationale, la même conscience malheureuse persiste. Transforme-t-on les Canadiens français en Québécois? Ce n'aura été qu'une stratégie de plus du refoulé; «la faute ontologique d'être un Canayen que la mise en œuvre d'un Homo quebecensis allait se charger d'éradiquer de la surface de la Terre». Ici le complexe est partagé par les Métis : «Exacerbation auto-niée dont les victimes n'osent pas esquisser le bilan, croyant échapper par le non-dit à la souffrance lancinante du sans-nom. Celle de l'oubli comme seule mémoire légitime; celle de l'errance se soldant par le désarroi suicidaire. Angoisse inavouée du paria exilé dans ses propres terres, parcourant sans relâche le sien-pays-disparu sous la piste de ses mocassins, de ses souliers d'beu, et cherchant sans répit, dans les semelles du vent, les signes précurseurs de la liberté». Car la liberté, comme disait l'autre, est «plus qu'une marque de Yogourt». Et lorsque Morisset ajoute : «Un tel tourment révèle jusqu'à quel point le Canadien-fait-Québécois est soumis à un processus de dédoublement qui le force à devenir tour à tour allié ou ennemi de lui-même. Ennemi inavoué qu'il doit combattre et liquider au nom de sa libération», il inverse le diagnostic de schizophrénie collective identifiée par Jean Boutillette en 1972, dans Le Canadien français et son double.
On l'aura remarqué. Tout est transfert de noms, de titres. Frauduleusement, selon Morisset, les Britamiens usurpent le titre des Canayens : «Un tel processus de transfert et d'usurpation constitue une réussite quasi incontestée, puisque les Canadiens en vinrent à se désigner eux-mêmes, par aliénation mentale et mimétisme linguistique, sous le vocable de Canadiens français. Ce qui est là un anglicisme patent». Ni nation, ni pays, le Canada est le nom qui dissimule le résidu de l'Empire britannique d'Amérique du Nord, un peu comme l'ancien British Raj indien, puisque «près de quatre présumés Canadiens sur cinq ne sont... pas des Canadiens mais des British Americans qui se sont approprié l'identité des Canadiens vaincus, pour la projeter dans le cadre géopolitique actuel. Ainsi, les ressortissants de l'Amérique du Nord britannique et leurs assimilés ne sont investis d'aucun fondement historique les autorisant à se désigner comme Canadiens ou Canadians, pour la bonne raison qu'ils n'en sont pas. Ils n'en parlent pas la langue, n'en partagent pas la culture, ne sont pas issus de la même plaque tectonique ni du même rêve et, surtout, ils ont systématiquement refusé d'entretenir le même rapport à la terre et à l'homme d'Amérique».
Énoncé de cette manière, nous comprenons l'impossible prise de conscience des Britamiens. Sur les deux siècles et quart que persiste leur domination, entre le métissage et l'assimilation, le nomadisme et le sédentarisme, s'est inscrit le sort des Canayens. Dès la Conquête, il n'y avait qu'une alternative à l'assimilation : la fuite, la mouvance, le déplacement. C'est là que l'historicité métisse se dégage non de la seule occupation britannique, mais de toutes les occupations européennes : «L'histoire des États du Nouveau Monde procède donc de la trame des tentatives d'assimilation des minorités, tentatives sans cesse réussies, sans cesse ratées, ou plutôt accomplies-avortées en même temps. Or, ce sont essentiellement ces entités marginales qui, à leur insu, contribuent à former l'armature de l'amériquanité». Assimilation européenne. Méfiez-vous des cadeaux des Français! Les Américains ont bien compris qu'installée, la Statue de la Liberté dans le port de la «Nouvelle York» devait tourner le dos au continent en tant que signe d'accueil; le dos tourné à l'océan, c'eût été signe d'invasions annoncées, ce qui aurait chatouillé la fibre raciste des Yankees de l'époque.
Toute l'essence tarie de l'historicité britamienne provient de cette fuite de l'Amériquanité : «Il faut dire... que ce sont les descendants des quelque cinquante mille sujets restés fidèles à la Couronne britannique, dans les colonies anglaises, après la proclamation des États-Unis, qui formeront l'ossature de l'Amérique du Nord britannique en 1867. Ceux-ci ne constituent évidemment des loyalistes qu'aux yeux de l'Angleterre, car vis-à-vis du Canada et des Amériques dans leur ensemble, ils ne peuvent être que des traîtres et des renégats refusant l'essence même du Nouveau Monde. Ainsi, s'opposant donc à la fois à leur libération et à leur propre renaissance, les loyalistes véhiculeront avec eux l'idéologie implicite d'un triple refus : refus de l'altérité, refus du nomadisme et refus du métissage, c'est-à-dire les trois éléments essentiels de l'amériquanité».
Pour les Britamiens d'Amérique du Nord, la situation atteint une dimension tragique à laquelle ont échappé les Yankees grâce à l'Indépendance. C'est devant leur révolution que les Loyalistes ont reflué vers les terres des Francos : «De tout l'hémisphère, les loyalistes seront en effet parmi les seuls à refuser le sevrage politique qui leur eût permis de proclamer leur autonomie. À l'image classique des Canadiens vaincus de la Conquête britannique vient donc s'opposer une image non moins réelle, celle des Anglais loyalistes et de tous leurs assimilés de l'ANB qui, refusant de s'auto-déterminer, se sont vaincus eux-mêmes jusqu'à aujourd'hui dans leur devenir amériquain», qui font qu'ils sont encore sous la coupe d'un monarque dont le représentant seul rend les lois valides et qu'un écervelé comme Justin Trudeau s'obstine qu'il n'y a pas là matière à problèmes. Il ne voit pas le fait «qu'il n'y a pas et qu'il n'y a jamais eu de "Canadians" mais que des "British North Americans" s'étant toujours définis par la négative : "We are not French Canadians... We are not Yanquis, we are not... We are not..." et ayant absolument besoin du "are-not" pour se définir. Si bien que, sans Canadiens devenus Québécois, c'est l'existence même des Britamiens – ou, si on veut des "Are-Notians" – qui est mise en péril». Chez Trudeau, «c'est le "sait"-pas qui tient lieu de savoir».
Cultiver un devoir de mémoire, c'est oublier que «ce pays fonctionne à la culture de l'oubli». Ne nous y trompons pas, «la question des identités mouvantes et des peuples enclavés vient nous projeter immédiatement en dehors des normes. Nous sommes des peuples hors normes non prévus par l'histoire reçue» contre lesquels les États ne cessent d'élaborer des structures de «containment» afin d'enclaver ces identités mouvantes : «Le fait et le principe de l'autorité sont établis prioritairement au fait et au principe de la liberté». Tournant le dos à l'Amérique, les Britamiens réinventent la Proclamation royale de 1763, qui affirmait la protection du gouvernement de Sa Majesté sur les Sauvages, y compris ceux qui lui avaient servi à vaincre les Francos.
C'est l'Acte de Québec de 1774 qui pratique cette notion de réserve sur la population française établie sur les rives du Saint-Laurent qu'elle ne peut déporter, comme elle le fit pour les Acadiens; une «réserve» clôturée par l'Exempted Territory qui agissait comme une frontière intérieure afin d'interrompre toutes relations des Francos avec les Sauvages : «Parce que la Province of Quebec fut conçue en tant que domaine d'encerclement afin d'y enfermer tous ses habitants plutôt que de les déporter : la réserve des Canadiens pour faire usage d'un vocabulaire actualisé, il s'agissait, avant la lettre, du premier banthoustan de l'Empire».
Dans leur «refus d'une Nord-Amérique métisse et forestière qui serait le pendant de la Sud-Amérique créole et mulâtre», «l'Angleterre a intuitivement compris que la meilleure façon d'abattre un peuple métis en mouvance était de l'enfermer à ciel ouvert, en sectionnant, en excisant ses pousses et ses fourches géographiques. Plus encore, c'est le supplément d'âme géographique qui a projeté le Canadien aux quatre coins du continent que la British America voulait s'approprier. Et cela, dans un double processus complémentaire : usurper l'âme du Canadien tout en le méprisant et s'approprier le corps-fleuve tout en encerclant le corps du Canadien. Exactement comme elle l'a toujours fait de l'homme premier et comme elle continue de le faire».
Cette stratégie, en effet, est toujours en cours et depuis un demi-siècle réussit mieux même que durant la longue durée de la Grande Noirceur (1840-1960) : «Dans un premier temps, il s'agit d'insérer tous les minoritaires dans une réserve mentale, les laissant librement macérer au fond de leur présumé ghetto culturel en poursuivant leur self-destruction; puis, dans un deuxième temps, une fois la mémoire et la résistance suffisamment érodées, on les extrait tous de leur réserve afin de leur octroyer les bienfaits de l'assimilation qui les rendra aptes à relever le grand défi qui les concerne tous : la formation de l'Empire britannique d'Amérique sous le nom même de Canada». Mieux que la police du clergé – des garde-chiourmes dixit Morisset -, l'homo quebecensis, né de la Révolution tranquille, contribue-t-il à poursuivre l'œuvre majeure de l'AANB. Si l'angoisse de la perte de la langue était une crainte doublée d'optimisme au début du XXe siècle, au début du XXIe, elle prend des proportions paniques dont témoignent les politiques du gouvernement Legault.
Est-ce paradoxal si ce long itinéraire suivi par Morisset aboutit à la double fraude de la Convention de la Baie-James des années '70? Fraude envers les autochtones, mais aussi fraude envers les Québécois puisque tous les documents liés à l'entente ont été concoctés dans les officines d'Ottawa, dans la langue du conquérant. Pour Morisset, c'est clair : «Il ne peut exister de droits aborigènes en dehors de l'assujettissement colonial initial. En d'autres mots, c'est l'assujettissement qui crée le droit». C'est là une règle qui dépasse la condition des conquis, car elle est propre à tous les «sujets» d'une monarchie. Après une succession de droits concédés par des traités, «les Autochtones éradiqués de la conquête de l'Ouest et du Nord-Ouest se voient soudain, dans le cadre du Québec et dans la peau des Cris de la Baie-James, les derniers résistants d'une conquête perpétrée cette fois-ci par les Canayens vaincus en passe de devenir les Québécois "conquérants, arrogants et sauvages"».
Les derniers chapitres du livre concernent cette Convention chargée de résoudre les tensions entre les autochtones de la Baie-James défendant leurs territoires, et le gouvernement libéral de Robert Bourassa engageant Hydro-Québec dans la construction des grands barrages au début dela décennie 1970. Moins que québécoise, la Convention n'aura été qu'une reprise du processus de dépossession des terres, mais aussi des esprits, car à quel point l'esprit autochtone était-il en mesure de comprendre celui des Britamiens qui lui ont refilé cette convention? Seule la forme de la présentation avait changé, puisqu'«entre le paternalisme d'antan que la Convention prétend révoquer et le technocratisme bien contemporain qu'elle instaure, le pouvoir reste sous le contrôle du même mandarinat». Des mandarins britamiens.
Piège odieux, abject, car «en paraphant la Convention de la Baie-James selon le modèle mis au point à l'occasion du traité n° 1, en 1871, comme réponse à la première grande résistance métisse (aussi bien canadienne qu'autochtone), le Québec a virtuellement assumé lui-même la succession des meurtriers de Riel. Il aura donc fallu moins d'un siècle (1885-1975) pour que, oubliant leur histoire, les Canayens aillent pactiser avec le conquérant britannique, avec l'aliénation de leur propre passé et avec leur destitution ontologique». Le jugement de Morisset envers les Québécois est ici impitoyable : «...l'affaire de la Baie-James apparaît, dans ses fondements, comme un exercice de dépravation spirituelle et de perversion juridique qu'il est temps de reconnaître comme telles».
Telle est la conclusion magistrale de Morisset : «On a beau se raconter toutes les histoires qui nous viennent à l'esprit, nous vivons dans un système colonial où c'est l'État qui exprime et prescrit notre identité juridique et qui définit nos rapports aussi bien avec nous-mêmes qu'avec les nations premières. Sous un tel ordre, aucune vision du monde – quelle qu'elle soit – ne peut se substituer à celle de l'Empire et à sa prescription de l'univers autochtone. Contrairement à ce qu'affirme la Charte des droits et libertés, nous ne jouissons pas, dans ce pays, de la liberté de penser ce pays en tant qu'instance pré-britannique et post-britannique». Cette oppression coloniale finit par retomber sur la population canadienne qui refuse aujourd'hui l'aliénation britamienne de ceux restés accrochés à leur Roi. N'a-t-on pas vu d'ailleurs des tentatives de néo-colonialisme reprendre de la vigueur sous le gouvernement Harper, et celui qui lui a succédé est à peine moins larbin.
Dans cette dialectique de l'historicité sans histoire et de l'histoire sans historicité, aux yeux de Morisset, l'errance métisse «percole» toujours sous les représentations britamiennes de l'Amérique. Pour lui, «c'est l'alliance du Saint-Laurent et de l'hiver qui a permis la résistance. Et, par voie de conséquence, le maintien en Canada de ce qu'on appelle le français, mais qui constitue une des grandes langues créoles des Amériques». Le créole qui se diffusa au-delà de l'enclave laurentien et qui s'est répandu dans l'ouest du Mississippi grâce aux Canayens a préparé l'occupation du continent voué à la Manifest Destiny yankee : «c'est... le fondement french-indian [qui] constitue, sur le triple plan géographique, imaginaire et identitaire, le fait essentiel de l'existence des États-Unis».
En définitive, l'affaire en est toujours une de langue. La langue vernaculaire des populations chaudes contre la langue frette de l'administration et du pouvoir. La façon dont s'est réglée la fronde autochtone à l'entreprise de la Baie-James montre le glissement volontaire et inconscient des Québécois vers l'assimilation totale à la langue administrative de l'État : «Alors que le Canayen souhaite fonder un pays et une identité contre sa propre mémoire géographique et spirituelle, c'est-à-dire contre ses fondements autochtones, l'affaire de la Baie James apparaît comme une suite de longs malentendus». Lors de la Paix des Braves, trente ans plus tard, la langue administrative de l'État québécois s'est félicitée d'avoir compris et promis qu'il n'y aurait plus de malentendus avec [ses] Sauvages.
«Quel aura donc été et quel est donc le sens de l'aventure amériquaine?», se demandait au départ Jean Morisset. Au bout de 350 pages, la question primordiale s'est scindée en deux. D'une part, «quelles sont les "vérités fondamentales du Canada"?»; et plus précisément, «quelles sont les vérités fondamentales de la "British America"?». Il est impératif pour les Canayens (les Québécois), selon l'auteur, de placer ces deux questions comme préalables à toutes réflexions politiques : «C'est là une invitation qu'on ne saurait décliner».
Jean-Paul Coupal
CITOYENS POLICIERS
Le plus récent ouvrage de l'historien des systèmes policiers, Arnaud-Dominque Houte, Citoyens policiers, couvre plus de deux siècles de participations citoyennes au travail de maintien de l'ordre dans la société bourgeoise française, et plus particulièrement des grandes villes (Paris, Lyon...)
Au départ se met en place un triangle composé de l'État, du citoyen et de la police. Dans la sociologie allemande, Max Weber suppose que, «dans un État bien organisé, le maintien de l'ordre et l'usage des moyens répressifs appartiennent aux seules polices légalement constituées et professionnellement formées; et s'il s'agit, de surcroît, d'un État de droit, le pouvoir de celles-ci s'exerce sous le contrôle des magistrats, des autorités et de l'opinion publique». Les limites de cette interprétation surgissent lorsqu'il y a incapacité de l'État ou dérive des forces policières, légalement constituées, au point que l'intervention citoyenne est devenue nécessaire.
Avec la Révolution française, par exemple, le vieil ordre de la maréchaussée a été emporté avec les autres structures propres à l'Ancien Régime. Ceci plaçait donc les révolutionnaires dans l'obligation de penser un nouveau système de surveillance. Après l'irruption violente des quartiers populaires qui conduisit au saccage de l'usine Réveillon, au printemps 1789, ils instituèrent le régime de la garde nationale, constituée de citoyens volontaires, dont la tâche consistait à maintenir l'ordre dans une ville sous tensions extrêmes.
Ce rappel montre que là où il y a défaut de systèmes d'ordre (État et/ou police), la société n'attend pas pour voir ses citoyens se regrouper en mouvements d'auto-défense et de protection publique. Le monopole de la violence que s'attribue l'État est trop lourd pour devenir véritablement efficace. Même encore aujourd'hui, nous le constatons avec l'apparition d'un nouvel ordre d'organisations policières : «Pour Sébastien Roché, la question d'une "démonopolisation des fonctions régaliennes" se pose, tandis que Virginie Malochet évoque le caractère "hybride" d'un nouveau système de sécurité décrit comme un continuum où la frontière entre les institutions publiques et les dispositifs extra-étatiques se dissout».
L'organisation policière se partage généralement entre deux forces légales et légitimes distinctes : la gendarmerie, force militaire, et la police proprement dite, civile, qui mène les enquêtes, identifie les délits et les renvoie au système judiciaire. Les deux sont complémentaires. C'est par l'office de gendarmerie que la participation citoyenne est souvent appelée à s'investir :
«La participation citoyenne fluctue... en fonction des domaines de l'action policière : les missions régaliennes (antiterrorisme, renseignement et, à un degré moindre, maintien de l'ordre) accordent peu d'espace aux citoyens, tandis que la police judiciaire et surtout la protection de la tranquillité publique les sollicitent davantage. Sans leur concours, impossible de défendre les biens, mener les enquêtes, poursuivre le crime. Par l'extrême diversité de ses modalités, cette participation se décline à tous les niveaux, allant d'une contribution ponctuelle et limitée (la transmission d'une information, la participation à une mission de secours, etc.) à la mobilisation active et structurée, celle-ci pouvant prendre la forme d'une organisation collective et/ou passer par l'emploi d'armes et de techniques coercitives. Enfin, ce qui n'est le plus souvent qu'un appoint difficile à discerner peut devenir un renfort ostensible, mais c'est une configuration exceptionnelle, typique des temps de crise (notamment de guerres)».
Ce que Houte raconte, «c'est cette histoire méconnue que ce livre prend pour objet : quelles ont été les formes de participation citoyenne aux fonctions de police? Comment les comprendre dans toute leur diversité, entre collaboration ordinaire et fureurs vengeresses? Peut-on retracer l'évolution de telles pratiques et des discours qui les approuvent ou les condamnent? Surtout : comment articuler ces mutations contrastées avec le grand récit de la professionnalisation policière?». Ce livre «présente donc des patrouilleurs armés, mais aussi des voisins organisés pour guetter les alentours ou des passants poursuivant des délinquants, dès lors que cette surveillance fait l'objet d'une forme au moins minimale d'organisation collective – la défense individuelle relève d'une autre logique et d'un autre cadre légal».
À première vue, penserait-on, cette police citoyenne serait apparentée au vigilantisme américain. Or, ce n'est pas l'opinion de Houte, qui relaie la distinction du criminologue britannique Les Johnston, pour qui «le vigilantisme désigne, au sens strict, les formes extra-légales de maintien de l'ordre assuré par des acteurs non étatiques; il le sépare donc de la participation populaire au maintien de l'ordre légal...». N'empêche, les citoyens policiers de Houte chevauchent sensiblement la limite des deux formes : «foules révolutionnaires, gardes nationaux de Louis-Philippe, détectives amateurs de la Belle Époque, gardes civiques de la Libération, clubs d'enfants redresseurs de torts des Trente Glorieuses, milices d'autodéfense des années Giscard, réservistes de la gendarmerie, voisins vigilants du XXIe siècle... Telles sont quelques-unes des incarnations des citoyens policiers que l'on croise en presque deux siècles et demi...». En retour, toutes ne possèdent pas de «fonctions régaliennes» : les gardes nationaux n'ont-ils pas été principalement institués et placés sous l'autorité de La Fayette pour contenir, précisément, les débordements des foules révolutionnaires?
D'ailleurs l'opinion publique est assez partagée à leur endroit. Pour le philosophe Alain, qui les défend, «il s'agit de défense commune». Participer à la police citoyenne, c'est un «devoir civique qui fonde la communauté». Le fameux «plébiscite quotidien» de Renan. Mais les expériences contre-révolutionnaires du XIXe siècle ont montré, par contre, qu'...
«À la différence des acteurs citoyens de la sécurité, qui s'en soucient sans s'en obséder, il existe des "amis de l'ordre" qui en font une priorité pratique et politique. Considérant que la société est déstructurée, ces hommes en imputent la responsabilité aux mutations politiques, dont ils dénoncent les débordements et dont ils contestent jusqu'au principe. Ils forment donc les bataillons de la contre-Révolution et se recrutent parmi les élites anciennes, mais aussi parmi leurs clientèles animées d'une conscience sociale légitimiste. Des muscadins aux gourdins réunis en passant par les assommeurs, c'est toute une succession de groupes violents qui partagent sinon les mêmes idées, du moins une pareille détestation des démocrates. Leur emblème, le bâton, joue le double rôle d'affirmation virile de son détenteur et de délégitimation de l'adversaire : à peine une arme, la trique s'applique indifféremment aux animaux et aux ennemis de l'ordre; elle sert à punir l'inférieur, non à mener un combat. Fondateur pour l'identité des groupes, l'usage de la violence isole cependant les "amis de l'ordre", qui prétendent venir en aide aux polices professionnelles mais jouent en réalité leur propre carte, affranchie du droit et même de toute considération tactique. Plus bruyants qu'efficaces, ils ne jouent qu'un rôle anecdotique dans le cycle des révolutions du XIXe siècle et l'historiographie n'a pas retenu grand-chose de leurs mésaventures».
Finalement, devant ces amis de l'ordre transformés en points d'appuis à la réaction d'abord, puis au fascisme ensuite, la conscience cesse vite de célébrer l'héroïsme des délateurs et des traqueurs à gourdins pour se rebiffer : «Quand une société en arrive à glorifier la plus abjecte des fonctions, cette société est morte», écrit le journaliste Bernard Lazare en 1892. Tant qu'aux «corbeaux» (les expéditeurs de lettres anonymes) et aux détectives privés, voire aux amateurs, «encombrants et ratés, ils ont envie de se mêler de ce qui ne les regarde en rien, enrage l'avocat Henry Torrès, qui méprise la "race impossible du détective amateur"».
Le problème qui se pose alors à Houte est de classer d'une manière la plus logique possible ces différents groupes de citoyens policiers. Il parvient à les regrouper en quatre catégories que l'on peut isoler. 1°, des groupes de citoyens policiers qui présentent une facette légitimiste; «en vertu de cette conceptions, les habitants ont vocation à apporter leur aide aux forces de l'ordre». La nécessité crée ici l'organe, soit défaillance de l'État, soit disparition de toute organisation policière professionnelle.
2°. Des groupes de citoyens policiers appelés par des objectifs sécuritaires, comme il y en eut tout au long de la tradition des amis de l'ordre : «Aiguillon plutôt qu'appui, ces acteurs adeptes de postures radicales s'opposent toutefois davantage au droit qu'à l'autorité dont ils se veulent le soutien». Ces groupes sont souvent apparus du côté de la force contre-révolutionnaire et prompt à la répression.
3°. Viennent les groupes aux motivations enquêtrices, «où cohabitent les détectives amateurs, les passionnés de cold case et de récits criminels, toutes celles et ceux qui cherchent, au-delà de la catharsis propre au fait divers, à exercer leur sens de l'intuition et leurs capacités déductives».
4° Enfin, «la dimension civique du citoyen policier renvoie à l'héritage de la garde nationale des révolutions et à toutes les tentatives de réformer radicalement l'exercice de la sécurité publique en y insufflant une nouvelle légitimité populaire». C'est le cas des Gardian Angels ou des groupes de patrouilleurs de quartiers, des délateurs de violences privées ou sociales, etc.
Pour tous les hommes politiques, même souvent ceux qui leurs sont les plus favorables, «laisser officiellement (une part de) la police au peuple, c'est toujours courir un risque». On ne sait jamais si ces foules ne se rallieront pas aux délinquants ou n'abuseront pas de la répression. On s'en aperçut au début de la Grande Guerre, lorsque, après l'institution des gardes civils le 3 août 1914, on vît les citoyens harcelés par ces nouveaux volontaires : «Dans la Manche, écrit le préfet, "tous les hommes sérieux sont occupés aux travaux des récoltes, et le service est fait par des gens plus ou moins recommandables, souvent ivres, qui arrêtent les passants inoffensifs, quelquefois même s'amusent à les mettre en joue". Dans le Gard, "un certain nombre de gens temporairement investis de cette mission de police se sont livrés à de coupables excès, menaçant des propriétaires, terrorisant certains villages, y semant la panique". Au Raincy, près de Paris, "c'est une débauche d'autorité sans frein, d'interventions inopportunes et vexatoires"». Les autorités reconnaissent que ces citoyens policiers sont généralement peu utiles et causent plus de problèmes qu'ils en solutionnent. Leur ardeur, «l'élan civique... retombe à mesure que s'éloigne la charge émotionnelle de l'histoire en marche».
Suppléé de plus en plus par des outils technologiques de recherche, entre autres par le numérique, les caméras-surveillance et l'internationalisation de réseaux policiers, l'usage de citoyens d'appoint est devenu de plus en plus inutile. On a pu le constater lorsque, durant la pandémie de 2020, ces recours morbides à la délation et à la traque des contrevenants ont été heureusement peu efficaces. Restes l'usage d'un numéro d'urgence généralisé (le 9-1-1) et les alertes Amber en Amérique du Nord et leurs pendants ailleurs dans le monde; l'épisode éphémère des Gardian Angels dans les années '80 et les mouvements de «voisins vigilants», tout aussi éphémères, il appert alors que, puisque «les appels à la mobilisation citoyenne ne s'inscrivent pas dans la longue durée, pas plus qu'ils ne peuvent véritablement s'appuyer sur un réservoir d'expériences, trop vite oubliées pour servir à quelque chose», bien des questions se posent :
«Qu'attend-on de la puissance publique à l'âge de l'individualisme et du souci croissant de sécurité? Qu'offre-t-elle au temps du libéralisme et des redéfinitions du service publique? Au modèle centralisé dans lequel l'administration pilotait une sécurité étatisée, succède une configuration plus incertaine, riche de possibles, de frustrations, de peurs et d'insatisfactions. La sécurité entre en crise, c'est un fait aux multiples causes, et la défaillance de l'État nourrit la tentation de l'autodéfense collective. Ont-ils pourtant vraiment envie de faire la police, ces citoyens organisés en milices? ou veulent-ils exprimer une colère dont le sens se dérobe?»
Jean-Paul Coupal
JEANNE DU BARRY
Il y a de ces vies de personnalités historiques qu'on n'aborde que par le biais de la littérature de fiction et le cinéma. Pour ça, peut-être, Emmanuel de Waresquiel, l'un des biographes les plus prolifiques et des plus doués, ouvre-t-il par un rappel des fictions qui l'ont fait connaître, Jeanne du Barry, ...et non Madame du Barry. Car toute la différence entre cette biographie et les précédentes tient au fait que Waresquiel s'intéresse d'abord à Jeanne, celle qui se cache derrière cette comtesse, favorite royale sulfureuse que fût Madame du Barry.
On ne l'a jamais autant vue à la télévision et au cinéma. Dans la série «Marie-Antoinette», elle est personnifiée par Gaïa Weiss et, plus récemment encore, par Maïwenn, également réalisatrice du film Jeanne du Barry. Deux actrices à la chevelure noire jais qui empruntent des traits de vulgarité faciles opposées à la blondeur de l'originale et à sa délicate sensibilité. C'est dire que le cinéma féminin ne parvient pas à se défaire des caricatures misogynes véhiculées depuis les pamphlets obscènes du XVIIIe siècle! «Les pamphlets ont durablement fixé son image en une sorte de légende noire dont ses biographes auront le plus grand mal à sortir, jusqu'aux livres récemment publiés sur elle. En l'attaquant, on attaquait le roi et on travaillait à la dégradation de sa fonction, de son incarnation, de sa sacralité. À travers elle, ce sont aussi les femmes qu'on discrédite, c'est la féminisation du pouvoir royal, c'est l'inversion des rapports de puissance entre les hommes et les femmes». Aujourd'hui encore, alors qu'il n'y a plus de roi à dégrader et bien peu de femmes à discréditer!
Waresquiel s'attriste que les réquisitoires portés contre son héroïne tiennent sur des fétus de méchancetés et de médisances : «Longtemps, Jeanne du Barry a tenu dans deux "mots" apocryphes de l'histoire promis à une belle postérité. Le premier est contemporain de sa faveur et donne le "la" de ses rapports avec Louis XV : "La France, ton café fout le camp!" aurait-elle lancé au roi, à Versailles, dans l'intimité de ses appartements. Donner au monarque un nom de domestique et le traiter comme le ferait une ménagère, c'est l'avilir. Le second la montre sur l'échafaud en 1793 : "Encore une minute, Monsieur le bourreau". Elle avait été vulgaire, elle mourra sans courage et sans noblesse. À force de ne pas savoir vivre, forcément, on ne sait pas mourir».
Waresquiel est trop bon biographe pour ne pas être sensible aux conflits intérieurs qui troublent son processus d'écriture : «Le récit biographique est comme une conversation d'outre-tombe. Il faut savoir dialoguer avec les ombres. Ce sont des entretiens utiles. On y apprend des choses sur le temps qu'il fait, sur le temps qui passe et sur celui qui ne passe pas, sur les rois, sur la mort et sur soi. Comment écrire sur le XVIIIe siècle en 2023? Comment écrire sur une femme quand on est un homme? Comment raconter la monarchie et la Cour quand on vit sous une république? Et comment écrire sur un personnage "sans bruit ni traces", dont les lettres ont en partie disparu? Il est là, le pari biographique». Aussi, ne se contente-t-il pas de répéter les biographies précédentes. Il part à la quête de son élue dans les dépôts d'archives. Il découvre même des héritiers à Jeanne Bécu : «À force de recherche, Jeanne du Barry m'est devenue infiniment plus vivante que nombre de ceux qu'il m'arrive de croiser quotidiennement. Et je parlais pour la première fois à l'un de ses arrière-arrière-petits-enfants. Et il avait des archives!» On imagine sans peine sa joie!
Peut-être Waresquiel se montre-t-il trop indulgent envers Jeanne? Il ne lui trouve pas la moindre ombre au tableau, ce qui est de soi suspect. D'un extrême passerait-on à un autre? Désormais, il faudra penser autrement la du Barry : «On part en chasse sur les traces de son personnage et on tombe sur quelqu'un d'autre. Tout ce livre est construit sur des jeux de mémoire. Jeanne du Barry est loin d'avoir été la marionnette aux origines infâmes et obscures qu'on lui a prêtées. Sa mère était lingère certes, mais son père n'était pas le moine défroqué..., qu'on a inventé tout exprès pour elle. [...] Les amants qu'on lui a prêtés ne sont jamais les bons. Son père était un riche receveur général de l'Hôtel de Ville et munitionnaire aux armées. Elle n'a pas été éduquée au bordel [mais dans un couvent austère]. Elle est loin d'avoir été la femme inconsistante, légère et étourdie qu'ont fait d'elle les nécessités de la politique. Elle était belle. On l'a réduite à son corps et on l'a réinventée, à coups de fantasme, en courtisane impure qui aurait donné au roi et au pouvoir sacré qu'il incarne le baiser de la mort. Écrire une vie tient à la fois du jeu de piste et de l'enquête policière. On se promène dans un champ de ruines. L'Histoire est une construction et l'historien son architecte. Je sais bien qu'on ne reconstruit jamais rien "à l'identique"».
Pourquoi alors tant de haine? «On l'a décriée à cause de ses succès et parce qu'elle contrevenait à la morale par les vertiges de son ascension sociale. On a voulu mesurer son insignifiance au rôle qu'on lui a prêté, complaisante, passive, facile et docile. On l'a fait arriver "au faîte des grandeurs par les chemins de l'infamie". À force de faire d'elle l'instrument du désir des hommes, on l'a réduite à des hasards de sa vie. Pour le reste, elle n'est rien. Quand elle achète des livres, on se moque : "Il n'en faut pas tant pour apprendre à lire!" On lui déniera le droit de savoir écrire et on se moquera de ses fautes d'orthographe. On prétendra, pour mieux souligner qu'elle ne méritait pas le titre qu'elle a porté, qu'elle ne savait même pas écrire le mot "comtesse"». Bref, «les peuples les plus policés ne sont pas forcément les plus vertueux»!
Ce qui était surtout impardonnable, c'était qu'elle était fille illégitime issue des basses classes. Une femme, ayant posé le pied dans la Grande Histoire au point d'influer sur un monarque puissant se devait d'avoir quelques lettres de noblesse. Fi que la Montespan ait usé de poisons et de messes noires pour éliminer une rivale; que la Maintenon ait exercé une tyrannie morale sur un Louis XIV vieillissant ou que la Pompadour ait fait et défait les ministres, elles provenaient toutes de rangs supérieurs à celui de Jeanne, «fille de rue» : «Elle gêne d'autant plus qu'elle monte sur la grande scène de l'Histoire en pleine crise de l'absolutisme monarchique alors que Louis XV est sur le point de se lancer, contre ses parlements, dans une série de réformes radicales qui peut-être auraient pu sauver la monarchie si son petit-fils n'y avait renoncé ensuite. Dans ce contexte très politique, Jeanne est un paradoxe. Elle a contribué à sauver le régime et en même temps elle en a été l'âme damnée sur les chemins souterrains qui bientôt conduiront à la Révolution. Personne avant elle, même Mme de Pompadour n'avait été attaquée comme elle l'a été». Seule, Marie-Antoinette devait, par la suite, être plus haïe qu'elle.
Car si elle n'a pas été cette fille de rue qu'en ont fait les pamphlets, les romans et le cinéma, son enfance fut assez malheureuse : «Jusqu'à preuve du contraire, son père biologique ne l'a pas reconnue, il n'a pas plus accepté de signer devant notaire ce qu'on appelait "une quittance de défloration" par laquelle il se serait engagé à l'entretenir et s'occuper d'elle. Ce déni des origines a certainement façonné le caractère de celle qui en a été la victime. Si on veut y comprendre quelque chose, il faut suivre ce fil-là. Jeanne a passé sa vie à se sauver du sentiment d'abandon qui a marqué son enfance. On le verra, son amour des enfants, ses obsessions de famille, ses fidélités à fonds perdu en témoignent presque tragiquement. Comme un long rattrapage. Et pour les mêmes raisons, elle a caché ses origines, elle a fait de sa vie un théâtre de miroirs et de silences, à l'image de la société dans laquelle elle va bientôt évoluer, et au bout du bout, à l'image de son siècle». Une solitude désemparée au cœur d'une société de cour frivole et médisante. Aussi, «ce qui dérange, ce ne sont pas seulement les audaces sexuelles qu'on lui prête, c'est cette spontanéité, cette sincérité de ton admirablement bien jouée qui devait passer au regard de la norme pour de la désinvolture, si ce n'est pour de l'irrévérence. Jeanne est décidément trop libre». Trop libre pour son rang social pour se permettre ce que seuls les nobles s'attribuaient en cette fin d'Ancien Régime.
Le souvenir de Jeanne du Barry a souffert de deux maux : la prolifération des pamphlets la vouant à la détestation, la perte d'un nombre important de lettres et de correspondances, dont celles avec Louis XV qui furent, probablement sur la demande du roi, brûlées au lendemain de sa mort. Car si, pendant six ans (1768-1774) la comtesse fut l'égérie du Roi, ce que Waresquiel retient de ce court laps de temps sont les dépenses pharamineuses pour les constructions architecturales, les ornementations intérieures, les jardins, le théâtre et la musique, les robes enfin les oboles aux pauvres. Rien de ce qui confirme l'opinion déjantée que nous relayons encore de nos jours.
Waresquiel décrit Jeanne comme «enjôleuse et charmante, spirituelle, modeste, déterminée et pugnace». Si le sous-titre de la biographie est «une ambition au féminin», cette ambition se limite aux débuts de sa vie. Comment une fille bâtarde, s'appuyant sur des relations – pas toutes sexuelles – a pu se hisser à la cour puis être reconnue par le Roi? Cela tient du conte de fées. Son «règne», si éclatant fût-il, n'équivaut en rien à celui des maîtresses antérieures car, «vivant le roi a fait d'elle une quasi souveraine. Du jour de sa mort, elle n'est plus rien. Ce qu'elle va connaître bientôt n'a rien à voir avec les prisons révolutionnaires dont elle ne sortira que pour l'échafaud. Mais l'abandon brutal qu'elle va subir et surmonter est tout de même vertigineux».
Car si la jeunesse de Jeanne du Barry a été triste, les années qui suivirent sa chute furent une longue agonie qu'elle s'efforça toujours de dominer. Au départ, «ni la monarchie ni la noblesse de cours n'ont été tendres pour elle. D'un côté la morgue, le mépris, les préjugés; de l'autre l'exil et les lettres de cachet. Et pourtant elle va les défendre par amitié, par adéquations de vie et surtout parce qu'elle a horreur de l'injustice. Plus la famille royale est malmenée, plus elle lui tend la main. Cette femme qui n'avait rien à voir avec la noblesse a fini par en adopter les codes et bientôt les souffrances. Elle n'avait pas d'identité, elle en a trouvé une, jusqu'à la mort». La rancune qu'éprouvait la reine Marie-Antoinette l'éloigna de Versailles jusqu'à la reléguer dans un couvent. Pendant deux années, elle vécut dans un état de semi-réclusion par décret de Louis XVI.
Mais si «les haines de cour n'étaient pas mortelles, celles de la Révolution le sont». Continuant de vivre comme si de rien n'était, elle dépense au-delà de ses revenus qui proviennent de pensions octroyées par Louis XV, ce qui occasionne des dettes qu'elle rembourse en vendant ses tableaux et ses bijoux. Tenant toujours fines tables, participant à des jeux de hasard, décorant sa résidence de Valenciennes pour y accueillir sa petite troupe de fidèles, elle entretient en plus ses parents voraces Bécu/du Barry qui parasitent à ses crochets, comme du temps des belles années à Versailles. Mme du Barry, c'était l'embourgeoisement de la cour et de la monarchie. Dans le malheur, elle ne cessera jamais de protéger ceux qui restèrent à son office alors que la cour l'éloignait de Versailles :
«Elle est familière et généreuse avec ses domestiques. Après tout, c'était l'ancienne condition de sa mère et de ses oncles. Elle aurait pu avoir le mépris qu'ont souvent les parvenus vis-à-vis de leur ancien milieu. Bien au contraire. Nombre d'entre eux, à l'instar de sa première femme de chambre Mme Roussel, restent à son service plus de vingt ans jusqu'à la Révolution. Parmi ses laquais, on trouve déjà un certain Denis Morin qui plus tard deviendra son intendant et paiera de sa vie sa fidélité à sa maîtresse. Elle aura beaucoup de mal à se séparer de ceux dont elle n'aura plus besoin après la mort du roi. À quelqu'un qui lui en faisait la remarque, elle aura cette réponse teintée de tristesse qui la peint tout entière : "Qui voudrait prendre près de soi quelqu'un qui aurait servi Mme du Barry? Il faut que je garde et que je soigne des personnes qui n'ont plus d'autre appui que moi". Elle les pensionne quand ils sont vieux, s'occupe de leur veuve après leur mort».
Jeune, Jeanne avait connue la pauvreté et l'abandon. C'était une situation dont elle avait toujours souffert la honte, d'où ses dissimulations innombrables (son âge, sa famille, de faux titres, d'amants, même sa fille Betsy, etc.). Cela devait continuer sous la Révolution. Après «une ténébreuse affaire» concernant des bijoux volés et retrouvés à Londres, Jeanne ne cesse de faire la navette entre les deux capitales, à une époque où les frontières se ferment et où l'on dénonce les aristocrates qui tentent de fuir à l'étranger. Pourchassée, dénoncée, vandalisée par les comités de surveillance, Jeanne est finalement arrêtée puis conduite à la Conciergerie où elle comparait devant le Tribunal révolutionnaire qui la condamne pour trahison. Conduite à l'échafaud, elle ne s'y est pas montrée veule, comme la légende le répétera au cours des siècles suivants. Sous le couperet, elle poussa un cri strident, déchirant, puis ce fut tout.
Jean-Paul Coupal
SURVOLS NARQUOIS DE L'HISTOIRE
J'ai déjà mentionné dans une recension précédente, que l'histoire appartenait à tout le monde. Qu'on pouvait la livrer sur le mode de romans, de philosophies, de drames aussi. Mais c'est d'abord en vers que les premiers récits historiques nous sont parvenus. Je passerai rapidement sur l'«Iliade» qui se veut le récit de la guerre de Troie, mais dont l'aspect mythologique s'imbrique trop dans le récit pour en faire un authentique récit historique. Par contre, avec «Les Perses» d'Eschyle, on entre mieux dans un débat de civilisations, celui qui opposa le grand empire achéménide aux cités grecques. Du côté romain, Virgile, avec l'«Énéide», composa une histoire épique de Rome présentée comme une suite à l'«Iliade» d'Homère. La plupart des royaumes européens devaient ainsi produire des poètes qui se chargeraient de l'imiter.
Au Moyen Âge, le «Roman d'Alexandre» était récité en vers, de même que la célèbre «Chanson de Roland» qui racontait les campagnes épiques de Charlemagne contre les musulmans d'Espagne. Là encore, la rectitude historique n'était pas de mise. Une mode était née toutefois, celle des princes combattants de se munir d'historiographes pour raconter leurs exploits et les mille et une anecdotes de leurs périples. Écrivant en vers ou en prose, rendus à la Renaissance, ces historiographes essayèrent à travers la propagande du Prince de rendre compte des événements dont ils avaient été les témoins.
Cette façon d'écrire une histoire, qui n'était pas encore considérée comme «parfaite», se détourna des princes pour se porter vers les peuples. Telles les «Lusiades», de Luis de Camoës (publiées en 1572), qui racontent l'histoire du Portugal, et surtout glorifie son empire qui s'étend des côtes brésiliennes aux comptoirs africains puis indiens. Dix ans plus tard paraissait «La Araucana», autre poème épique écrit en espagnol par Alonso de Ercilla racontant la conquête du Chili, surtout la guerre d'Arauco opposant les Conquistadores aux Mapuches, appelés Araucanos par les Espagnols de l'époque.
Plus près de nous, dans un style purement romantique, Victor Hugo offrait dans «La légende des siècles» (1859-1883) son récit de l'histoire universelle sous forme versifiée. Elle inspira une autre légende, versifiée elle aussi, celle de Louis Fréchette : «La Légende d'un peuple» (1887), racontant l'histoire du Canada depuis ses origines. Il va de soi que la seconde «légende» se voulait la suite de la première. En 1965, un autre poète québécois, Roger Brien, publiait en quatre volumes un «Prométhée», vaste poème philosophique dantesque divisé en sept journées et trente-trois parties où l'on suit quelques cinq cents génies, héros, saints et autres personnages de l'histoire universelle dialoguant entre eux. Toute cette liste de précédents nous amène à la récente publication du poète québécois, Mario Pelletier et ses «Survols narquois de l'Histoire».
Raconter l'histoire en vers se heurte à ce que les citoyens attendent de nos jours du récit historique. Les Grecs ont connu cette limite après Eschyle, lorsque Hérodote et Thucydide écrivirent leurs œuvres en prose, à la manière des philosophes et non plus des tragédiens. Il en est arrivé de même à la Renaissance. Si Agrippa d'Aubigné put, au tournant du XVIIe siècle, écrire encore en vers ses «Tragiques» racontant les persécutions subies par les Huguenots, Machiavel et Jean Bodin écrivaient déjà depuis près d'un siècle l'histoire de Florence ou la République en prose. À partir du jour où on a demandé aux historiens de ne plus se limiter à la narration, mais se risquer à l'analyse et à la compréhension de l'Histoire, le temps était venu de changer de forme littéraire.
Mais n'allons pas croire que cette mutation discrédite pour autant la forme versifiée. Celle-ci continue de répondre à une autre attente du public. Nietzsche, l'auteur de «La naissance de la tragédie», dans sa «Seconde considération inactuelle», se rebiffant contre le positivisme ambiant des historiens, en appelait à l'utilité de l'histoire pour la vie. La versification avait servi de pont entre la tragédie et l'historiographie et, en ce sens, elle représentait une utilité manifeste pour la vie. Dès l'«Iliade» et jusqu'aux «Tragiques» d'Agrippa, la forme versifiée exposait que toute histoire est tragédie que l'on raconte. L'historiographie médiévale a repris cette maïeutique tirée du «moyen âge grec», à l'aube de la civilisation occidentale. Aux «Perses» d'Eschyle répond «la Chanson de Roland».
Mario Pelletier relève donc le défi de produire une double versification historique, l'une sur l'histoire de la France, l'autre sur celle du Québec (à la manière du complément Hugo/Fréchette). Pour le poète, il s'agit de «survols narquois». Survols, va sans dire. Pourrait-il faire plus? Narquois? Moqueur, malicieux, sans doute : par exemple, ces références croisées, lorsqu'une victoire de Napoléon fait écho à la propagande d'Henri IV (vers 747) : «la poule au pot devenu poulet Marengo», croyant bon également d'ajouter la recette. Mais dans sa présentation, il présente aussi son œuvre poétique comme une «ode». Pelletier aimerait-il qu'un Alexandre Beillard mette ses vers en musique, puisque telle est la définition d'une ode? Ou encore ne conçoit-il pas son vaste poème comme «l’équivalent poétique de l'épopée», ce genre élevé qui animait l'historiographie médiévale?
Voici comment il présente au lecteur ses «Survols» : «L'ode comporte 1 212 vers alexandrins, répartis sur 155 strophes variant de quatre à douze vers. Les alexandrins courent bien sur douze pieds, mais sans respecter toujours l'hémistiche et la rime». Comme il sait que tous ses lecteurs ne sont pas historiens, il ajoute un appareil méthodologique : des rappels entre parenthèses à côté du vers; des notes infrapaginales : «Les notes de bas de page fournissent des précisions sur les dates, les événements et les personnages évoqués. Elles signalent aussi certains "tours de force", tels les vers tautogrammes, holorimes, boules de neige, palindromes, chronogrammes ainsi que les contrepèteries. D'autres jeux de mots qui émaillent le texte son laissés à l'intelligence du lecteur».
Étant ignorant de la versification, je laisserai donc aux poètes le soin d'apprécier les «tours de force» de Pelletier. Je me limiterai à retenir les considérations historiques (narquoises ou non) des deux parties de son recueil.
Mario Pelletier aime les clins d'œil. Celui, par exemple, adressé à Hugo au vers 106, à propos de Louis X le Hutin : «Un ver était dans la pomme et regardait Louis», est amusant, bien que je doute que le Hutin soit mort de regrets d'avoir fait pendre son chambellan, Enguerrand de Marigny, au gibet de Montfaucon! Mais le poète préfère de loin les calembours, et ils sont nombreux dans ses odes. Calembours qui en appellent au nom d'un endroit ou d'un personnage. Il se doit de préciser ce dont il s'agit. Par exemple, au vers 203, lorsqu'il écrit : « Le roi prend à cœur de rétablir les finances», il faut bien mentionner entre parenthèses qu'il s'agit du financier de Charles VII, Jacques Cœur. Ou encore, au vers 242 : «par sa sœur aînée Anne, laquelle a beau jeu», il faut rappeler qu'il s'agit de la sœur et régente sous la minorité de Charles VIII, Anne de Beaujeu. Ce type de calembours est fréquent tout au long des deux odes.
Pelletier ne rejette ni l'humour noir ni l'humour grivois. Humour noir, comme dans les vers 604 et 605 :
«En même temps, les Montgolfier et Guillotin
Humour grivois ou coquins, ces vers 506 à 508, que n'auraient pas boudé nos Cyniques :
«Bossuet fut nommé évêque de Condom
On ne saurait être plus narquois!
Par cette première sélection, le lecteur aura compris que l'histoire de France, c'est d'avantage l'histoire des rois de France et de leurs successeurs, les présidents de la République. Dès le huitième vers, à la prise du pouvoir par la dynastie capétienne, «un cri annonçant huit siècles de rois de France» avertit bien le lecteur qu'il sera davantage question des rois que du peuple qui n'apparaît pas autrement qu'à travers des événements de masse où il se noie dans l'anonymat, sauf pour des combattants valeureux, appuis du trône – Du Guesclin, Jeanne d'Arc, Jeanne Hachette, Bayard, les ministres de Louis XIV. Il faut le dire, les «Survols narquois» évoquent étrangement le vieux manuel séculaire de Lavisse.
En quatre vers (600 à 603), Pelletier résume avec bonheur les trois révolutions de la fin du XVIIIe siècle :
«Mais on sent déjà des révolutions en marche
C'est court, mais ça ramasse bien de lourds chapitres de nos manuels scolaires.
Ces bons coups de l'ode ne sauraient faire oublier cependant les erreurs manifestes qui se trouvent ici et là – et plus souvent là, dans les notes infrapaginales qu'ici, dans les vers. Certes, on ne demande pas à la versification un luxe de détails que seule la prose permet, mais lorsqu'au vers 1049, il est affirmé que «Les nazis contournent la ligne Maginot», il faut bien avoir à l'esprit qu'il s'agit moins des nazis que de l'armée allemande (ce qui est très différent) et qu'ils ne «contournent» pas la ligne, mais la survol·ent (sic!) avec leurs Stuka plus simplement, d'où la panique et l'exode qui s'en suivirent. Autre erreur dans la note 1 de la page 85 où il est dit que Mitterand est mort en fonction le 17 mai 1995. Or Chirac avait été élu président le 7 mai alors que Mitterand n'est mort que beaucoup plus tard, le 8 janvier 1996. Ce sont là des peccadilles direz-vous, mais si la versification demeure légitime, l'esprit historien exige de nos jours plus de rigueur.
La seconde partie porte sur l'histoire du Québec. Ici, les calembours se succède sous un feu roulant, sans la moindre pitié pour le souffle du lecteur. Noms de lieux et de personnages s'entremêlent à qui mieux mieux, perdant de la narrativité que conservaient les strophes de la première partie. Parfois, le résultat apparaît ardu et peu heureux, comme ce vers 12 où «le chef indien dit aux Blancs : "Sablons le wigwam"!», et en note 4, allusion à l'homonyme : Blanc-Sablon. L'expression est insensée! Il aurait plus de sens avec l'expression : «sabrer le wigwam», considérant les guerres qui allaient venir!
Au Québec manquent les rois et les présidents, mais abondent des personnages de toute nature. C'est comme si Pelletier avait voulu dresser un annuaire de tous les lieux et de tous ces personnages sans en omettre un seul. Certes, il y a Louis XIV (incontournable) et George III (occasion au vers 160 de ramener le vers 594 de la première partie : «Le roi saxon obtient l'empire et perd la carte», allusion à la folie du roi d'Angleterre). Plus heureux, cette trouvaille au vers 250, lorsque Pelletier avance «que d'une marre à l'autre, on s'encanadaille!». Le cynisme devient plus mordant – et plus douloureux – que la coquinerie à l'égard de Bossuet, lorsqu'il évoque le gouvernement désastreux de Philippe Couillard et des Libéraux (vers 404 à 406) :
«Un pouvoir de toubibs rend notre État malade
J'ajouterais que la maladie fut ressentie plus douloureusement par le peuple que par l'État!
Nonobstant le travail admirable de Pelletier, on ne peut passer sous silence certains défauts. On a trop l'impression parfois qu'il y a eu laisser-aller. Lorsqu'au vers 280, il est écrit : «Et qu'un saint juste leur brosse ardemment le poil!», on peut comprendre le calembour avec Brassard. Mais rapporté en note 12 : Localité : Saint-Juste, je doute que Pelletier ait pensé à Saint-Juste-du Lac et encore moins à Saint-Just-de-Bretenières. Au milieu d'une longue énumération d'hommes politiques de la fin du XIXe siècle, il me semble plus évident de faire allusion à Letellier de Saint-Just, ce lieutenant-gouverneur libéral qui révoqua le gouvernement conservateur de Boucherville pour remettre la charge au chef libéral Joly de Lotbinière, ce «coup d'État» dont parlait Rumilly en se mordant les lèvres.
Si la versification est soignée, les notes infrapaginales sont remplies de coquilles, comme si elles n'avaient été révisées. Erreurs typographiques? Rédaction rapide, négligée? S'il existe des lecteurs sensibles pour apaiser les humeurs, il serait bon également d'avoir des lecteurs littéraires mieux appropriés, car les fautes sont de nature humaine et il est dommage que l'éditeur ici n'ait pas fait son devoir de relire l'ouvrage qu'il s'apprêtait à publier. Depuis l'apparition des disquettes informatiques jusqu'à nos manuscrits aujourd'hui expédiés en ligne, le travail d'édition apparaît trop souvent bâclé. Le fait de porter le texte de l'auteur à l'imprimeur ou de passer directement de la réception en ligne à l'appareil qui assure une impression automatisée, suppose qu'il n'y a plus de soins à apporter! À être trop gâté, le rôle de l'éditeur se réduit souvent à celui de péripatéticien, et au final, c'est l'auteur, celui qui a le plus travaillé; celui qui est si peu rémunéré, qui en souffre le plus.
Le recueil de Pelletier, malgré ces défauts erratiques, rend quand même justice à la versification historiographique, de la tradition médiévale jusqu'au XVIIe siècle; ce poste d'historiographe de Louis XIV pour lequel Racine a donné son œuvre théâtrale. L'ironie (narquoise?) a voulu que l'œuvre historiographique de Racine disparaisse. Celle de Pelletier est là, sous nos yeux, et nous y renouons avec le tragique qui a toujours marqué l'historiographie versifiée. Ce «sentiment tragique de l'histoire» lui a fourni ses plus beaux vers, comme le vers 307, au sujet de la mort prématurée du jeune roi François II : «roi dix-sept mois avant d'avoir eu dix-sept ans». S'il remarque que les trois dynasties capétiennes (directe, Valois, Bourbon) se sont éteintes chacune après trois monarques sans héritiers, il rappelle, au vers 398, que «nul roi Henri n'a péri de mort naturelle». Une permanente fatalité s'esquisse derrière la réitération des événements.
Comme ces éruptions sanglantes : la Saint-Barthélemy, les massacres de Septembre, enfin les premiers mois de la Grande Guerre en 1914, et ici, Pelletier nous donne à mon avis son plus beau vers (984) lorsque « tombent dès septembre en ces vendanges de sang», Péguy et Alain-Fournier, frappés au front dans les landes françaises. Fatalité aussi que le sort de «la Nouvelle-France, la mal bénie des dieux», et ce qu'il dit des dernières décennies de l'histoire québécoise au vers 410 : «En bloc on tourne encore en rond, en ouaouaron!». Mais c'est moins tragique que le sort de l'ex-Mère Patrie. Maladresse fatale du poète cette fois, qui, voulant frapper Macron, bute sur Sarkozy (vers 1208 à 1211)
«Un mac rompu au vol vend le pays aux banques, (Macron)
Jean-Paul Coupal