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Gustave Courbet. L'enterrement à Ornans, 1850 |
LES MODERNITÉS ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES À L'ÈRE DE L'ANUS MUNDI
(1) LE RÉALISME ET LE NATURALISME
Nous désignons par le terme d'Anus Mundi, terme utilisé
à Auschwitz, la période de régression de la civilisation
occidentale entre 1860 et 1945 (80 ans) qui sépare les dé-
buts de la Guerre de Sécession et la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
Les crises de la foi religieuse
devaient avoir un impact fondamental sur la littérature et les arts. Depuis le
Moyen Âge, l’expression littéraire et artistique puisait son inspiration dans
le sentiment religieux. Que ce soit en tant que commandites de l’Église ou en
tant que libre inspiration de l’artiste, il en allait de toutes les cultures
occidentales et dans tous les domaines. Avec l’hégémonie des États nationaux à
partir de la Renaissance, l’Église avait vu un vis-à-vis sérieux dans la
commandite d’œuvres littéraires et artistiques. En fait, la société civile,
sécularisée, offrait de nouveaux thèmes, de nouveaux sujets aux artistes et aux
lettrés,
mais tant que le Trône et l’Autel allèrent main dans la main, les
allégories servaient aussi bien le premier que la seconde. La Révolution
française, par sa rupture avec le christianisme et la monarchie absolue, imposa
un néo-classicisme qui refusait l’expression baroque qui l’avait précédée. À la
suite de la résistance européenne à l’invasion napoléonienne, le romantisme
apparut comme un genre nouveau d’inspiration allemande et anglaise. Gœthe, mais
surtout des poètes comme Schiller, Schlegel, Novalis et Hölderlin sur le continent;
Walter Scott, mais aussi des poètes comme Byron, Keats, Shelley, Wordsworth et
Coleridge dans l’archipel britannique. Ce rayonnement fut de portée
internationale. Le premier romantique français, Chateaubriand, est moins poète
que mémorialiste et apologétique avec ses Martyrs
et Le Génie du Christianisme. Le
romantisme ne finit par s’imposer que dans la mesure où il s’opposa au
néo-classicisme du Premier Empire et à l’esprit contre-révolutionnaire avec la
Révolution de Juillet de 1830 et encore plus avec celle de Février 1848. En
peinture, ce sera l’âge de Géricault et de Delacroix; en littérature, l’âge de
Balzac et de Hugo.
Ces cycles qui se succèdent ont
inspiré les premiers historiens de l’art du XXe siècle. Le Français Henri
Focillon comme l’Allemand Heinrich Wölfflin puis le Catalan Eugenio d’Ors
partagent tous l’idée d’un cycle plus ou moins binaire entre l’expressivité
émotive (Baroque et Romantique) et le réalisme formel (Renaissance et
Classicisme). Sir Herbert Read écrit dans cette veine : «deux directions générales dans l’évolution de la
peinture se précisèrent progressivement, elles correspondent, on ne peut en
douter, à la division fondamentale du tempérament humain en deux tendances que
nous appelons introversion et extraversion. Les termes de Romantisme et de
Classicisme nous servent à désigner la même distinction dans les siècles
passés; mais lorsque nous sommes les témoins de l’histoire et ne pouvons
dégager une tendance générale d’expériences individuelles, cette distinction
n’est plus nette». Cette philosophie de l’histoire de
l’art est construite essentiellement à partir du développement de l’art en
Occident. En littérature également on parle de poésie baroque anglaise ou
espagnole, de romantisme allemand et français. À partir du milieu du XIXe
siècle, les cycles commencèrent à se présenter de manière moins évidente. La
libération des arts et des lettres de la tutelle religieuse et de la propagande
d’État amena l’affirmation de l’artiste et de l’écrivain comme maître de ses
œuvres et le résultat sera la fragmentation des expériences créatrices. Les
catégories nouvelles de réalisme,
naturalisme, symbolisme, impressionnisme, expressionnisme, cubisme,
surréalisme, etc, marquent sans doute des tendances à défaut d’écoles, mais
ce qui unit ces catégories, historiquement, c’est leur opposition à
l’académisme, c’est-à-dire à une définition arrêtée de ce qu’est l’expérience
formelle, aussi bien en littérature qu’en arts plastiques. Bientôt, avec la
photographie et le cinéma, des arts mécanisés, l’impératif de reproduire le
réel ne comptera plus comme exigence première des Salons d’art. Si des auteurs
ou des artistes peuvent se rallier à une tendance ou à une autre, aucune de ces
nouvelles tendances ne marquera, à elle seule, l’ensemble de l’expression
artistique occidentale. Le monopole du genre est brisé, ce qui contribuera à
considérer tout nouveau style artistique ou littéraire comme une preuve ou un
indice de la décadence de la civilisation et contribuera à créer cette
atmosphère fin-de-siècle qu’ont
marqué l’irréligion, le spiritisme et le scientisme. D’ailleurs, comme nous le
verrons, il ne sera pas impossible
d’associer chacune de ces tendances à l’un ou l’autre des substituts religieux.
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Antoine Jean. L'Atelier de dessin de l'École des Beaux-Arts, 1855 |
Ces nouvelles tendances ont la
particularité d’être imperméables les unes aux autres. Elles s’opposent aussi
bien qu’elles convergent, mais elles se mêlent rarement. Il n’y a jamais eu
autant de dialogues de sourds entre les œuvres depuis que le monopole académique
a été brisé. À première vue, l’impressionnisme semble s’opposer au réalisme et
au naturalisme, pourtant, tous ces genres partagent la même philosophie
positiviste du regard; le cubisme et le futurisme semblent des ennemis du
figuratif classique encore rattaché au réalisme, pourtant; le poète «Apollinaire souligne le caractère réaliste du
mouvement [cubiste] en écrivant
simplement, et certainement d’instinct : “Courbet est le père des nouveaux
peintres.” Gleizes et Metzinger soutiennent également dans leur introduction à Du
cubisme, que pour estimer le cubisme à sa
juste valeur il faut retourner à Courbet : “[Il] inaugura une inspiration
réaliste dont participent tous les efforts modernes.” Deux ans plus tôt, en
1910, Metzinger avait écrit : “Picasso ne nie pas l’objet et l’illumine avec
son intelligence et son sentiment” et même : “Picasso s’avoue franchement
réaliste.” Quant à Picasso lui-même, il a pu dire à propos des problèmes du
cubisme : “Dans nos sujets, nous conservons la joie de la découverte, le
plaisir de l’inattendu, nos sujets doivent être une source d’intérêt.” Et Braque : “Quand les objets fragmentés
sont parus dans ma peinture vers 1910, c’était une manière de m’approcher le
plus de l’objet dans la mesure que la peinture me l’a permis”». En définitive, la
période de l’Anus Mundi est la rapide
déconstruction du champ visuel qui dominait l’Occident depuis la Renaissance.
Il s’achemine peu à peu, du réalisme le plus formel, avec ses messages,
allégories, idéologies vers l’abstraction qui peut aussi bien évoquer l'Absolu
que l’Absurde ou le Néant. Dégagés des gangues de l’académisme, religieux ou
étatique, les arts et les lettres n’en sont quand même pas moins tributaires de
leur époque.
Le naturalisme et le
réalisme qui s’opposent au romantisme au milieu du XIXe siècle appartiennent à
la seconde Révolution industrielle. Le mentionner n’est pas inutile car les
thèmes et les cadres théoriques de ces tendances se définissent par la conquête
industrielle du monde occidental. Dans ce monde où la liberté ouvre à
l’individualité, les industries et les villes à la masse de gens agglutinée,
venus de régions essentiellement rurales, en voie de se débarrasser de la
tutelle des traditions, l’artiste, le lettré apparaissent comme groupe
social
marginal. Ce sont des types nouveaux et ils sont tout, sauf démocrates. Le
populisme de Hugo ou les préoccupations de George Sand en font des originaux
dans l’ensemble de la nouvelle bohème qui surgit. Comme le noble de jadis,
hissé par le sang au-dessus de la vile
populace, l’artiste, le lettré est un
type singulier. C’est le dandy, le
porteur du mal de vivre, l’œil
critique contre la nouvelle bourgeoisie encore rustique. La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (1836) est
leur bible, mais cet ouvrage respire encore tout le romantisme du premier XIXe.
L’excentricité est la marque par laquelle cette bohème essaie d’imposer sa
personnalité. Ainsi, comme le remarque Francastel, «vers 1880, Cézanne pourra affirmer que l’artiste existe par ses mérites
et non par ceux du sujet et ouvrir un nouveau chapitre de l’histoire de la
peinture. Auparavant, ses contemporains auront gagné enfin la bataille ouverte
depuis plus d’un siècle; ils auront créé la voie à une peinture à la fois
réaliste et poétique, ils auront accompli, sous une forme différente, ce que Courbet,
leur premier initiateur, avait souhaité et réalisé partiellement; ils auront
défini les conditions d’un style à la fois proche du réel et constituant,
cependant, une transposition poétique nécessaire, parce qu’ils auront su
demander les moyens de l’évocation non plus à l’addition d’une beauté aussi
froide et nue que celle dont rêvait Couture, ou l’académicien…, non plus au
seul choix du sujet, mais à un système de chiffrage, enfin renouvelé de
l’espace imaginaire». Le prix fut
toutefois lourd à payer pour ces excentriques de l’art. Exclus de la réussite
sociale, ils s’inventèrent une nouvelle noblesse, une aristocratie d’élite.
Comme le souligne Max Scheler, ils furent ou bien saints, ou bien géniaux
ou bien héroïques. Nathalie Heinich,
dans son essai, L’élite artiste, passe
en revue la nouvelle mythologie qui s’est créée autour des auteurs et des
artistes.
La figure du saint ne pourrait être mieux représentée
que par Vincent Van Gogh (1853-1890) de la tendance post-impressionniste. Si
Van Gogh apparaît comme un saint, ce n’est pas tant à cause de sa volonté
pastorale
qui voulut qu’il prêcha aux mineurs du charbonnage et le fit appeler Saint Vincent des Corons. C’est parce qu’il
appartint à cette première lignée d’incompris (Baudelaire, Poe, Modigliano)
qui, se sentant porteur d’un message, furent refusés par leurs contemporains : «“Le fait que la société
l’ait réprimé parce qu’il faisait un art trop avancé pour la compréhension de
ses contemporains, et qu’on s’aperçoive quelques décennies plus tard que c’est
un art unique, exceptionnel, qui glorifie la singularité de l’homme, ça a fait
culpabiliser les sociétés. Il est la figure emblématique de cette mauvaise
conscience”, affirmait Louis Cane à
l’approche du centenaire de la mort de Van Gogh. Voilà qui résume assez bien ce
cas exemplaire : valorisation de la singularité à travers l’originalité de
la production artistique; incompréhension des contemporains et retard de
la reconnaissance qui permettra, après une ou deux générations, le basculement
du stigmate en génialité; culpabilité collective construite sur les
souffrances du méconnu, et sur le décalage toujours croissant entre le peu qui
lui fut donné de son vivant et l’immensité de ce que lui offre la postérité, en
regards portés sur les œuvres, en argent dépensé pour les acquérir, en
déplacements dans les musées ou sur les lieux où il vécut; extension
concomitante de la vulgarisation de son œuvre, des récits de sa vie et du
sentiment d’injustice né de l’écart entre admiration actuelle et méconnaissance
passée; incommensurabilité des souffrances du singulier et des réparations
offertes, toujours trop tard, par la communauté, engendrant une dette infinie,
elle-même génératrice d’offrandes indéfiniment renouvelées, où se mêlent
compassion envers la personne et admiration envers l’œuvre». C’est le pauvre orphelin de Verlaine; l’époux infernal de Rimbaud; enfin le suicidé de la société d’Antonin
Artaud. L’important est que fait-on de la réalité des faits? «Peu importe, dans ces conditions, que la
méconnaissance des contemporains n’ait été qu’une légende construite a
posteriori, étayée par les souffrances
personnelles qu’attestent exemplairement le basculement dans la folie,
l’oreille coupée, le suicide. L’important est que la figure sacrificielle
puisse se déplacer du domaine religieux au domaine artistique, entée non plus
sur la profession d’une foi nouvelle mais sur l’exercice d’un art original,
au double sens de ce qui est nouveau (par
la transgression des canons) et de ce qui appartient en propre à une personne,
irréductible à aucune autre. L’important aussi est que cette double
singularité, de l’œuvre et de la personne, ne s’arrête pas à la stigmatisation
– moqueries face au bizarre ou discréditation par la folie -, mais bascule dans
l’admiration. Pour cela, il faut que soient garanties à la fois l’universalité
de l’œuvre (ce à quoi s’emploieront les critiques) et
l’authenticité de la personne…», ce que les
multiples biographies s’attarderont à cultiver. Alors que Chateaubriand
écrivait encore des vies de saints et celle de Rancé, l'artiste Van Gogh est devenu l'objet de sa propre sainteté, canonisé par les historiens de l'art et le lieu commun.
Le génie, c’est Picasso (1881-1973), va
sans dire, tant par sa longévité en tant qu’artiste que par sa faculté
d’adaptation à tous les styles qui se sont succédé au cours du XXe siècle. Ce
n’est pas «sur la qualité de son œuvre,
mais sur l’exceptionnalité de sa vie, extraordinaire tant par sa singularité
(suivre son caprice, n’agir qu’à sa tête) que sur sa réusite (gloire, fortune,
prestige, admiration). Or cela est justifié, tant Picasso incarne un véritable
mythe occidental à travers son personnage, irréductible à l’auteur de ses
œuvres ou à sa personne réelle telle que la restituent les biographies, mais relevant
de la construction collective d’une figure d’artiste, qui impressionne, qui
frappe, qui fait fantasmer et parler. Les anecdotes qui se racontent à son
propos témoignent qu’il est devenu un peu plus qu’une simple personne, un peu
plus même qu’un artiste : un personnage de la culture occidentale, une
figure de légende». Au départ, Picasso
n’est rien. C’est un jeune immigré espagnol à Paris qui fait dans le laid. Ainsi, a contrario, il séduit. Il transforme son handicap en une capacité
de production phénoménale. Il touche à toutes les formes d’art de son temps,
expérimente, fait évoluer l’art. De plus, il s’engage politiquement. C’est un
communiste qui a dénoncé, dans Guernica, le
bombardement par des avions allemands un petit village espagnol durant la Guerre
d’Espagne, mais durant l’Occupation, les Nazis ne toucheront pas à un cheveu de
sa personne alors que les camps de concentration sont remplis de prisonniers
pour appartenance au communisme. Il semble être au-dessus de tout. Son
compatriote Dalí, jaloux, fera tout en son pouvoir pour s’auto-proclamer génie
autant par sa production excentrique que par ses bouffonneries publicitaires.
Il n’obtiendra jamais cette consécration. Si Van Gogh est le saint, en le proclamant génie la mondanité a fait de Picasso
une véritable divinité. Pourtant, Picasso n’est pas la première divinité créée
par les tendances nouvelles : Balzac (le Prométhée de Maurois), Hugo
(l’Olympio du même Maurois), Wagner, appartiennent à cette même catégorie.
Pour Nathalie
Heinich, la figure du héros s’incarne
dans le sculpteur Marcel Duchamp (1887-1968), l’inventeur de La Fontaine à partir d’un urinoir dont
la perspective visuelle est changée. Duchamp, c’est l’aimable, dont la personnalité – nonchalante,
désinvolte, détachée – en fit un être gai, pétulant, charmant et dont les
œuvres bouleversèrent les fondements de l’art ou de la littérature. En fait,
Duchamp, c’est le déplacement de l’œuvre
à la personne, comme le souligne encore Heinich. C’est la singularisation
pour la singularisation; «la façon la
plus radicale de couper avec la tradition en ouvrant non tant d’autres voies
picturales, comme le faisaient Picasso et Braque à la même époque, que d’autres
voies comportementales […] Le
projet semble avoir abouti, si l’on en croit encore ses témoins : “Sa
présence est sa meilleure œuvre”». L’acte héroïque de
Duchamp, c’est la Fountain, l’urinoir
proposé au Salon des indépendants de 1917 (en pleine guerre mondiale). «Tout le problème réside dans la réussite de
ce geste, c’est-à-dire dans l’acceptation au titre d’œuvre d’art de ce qui a
été ainsi déplacé, défonctionnalisé, signé, daté, recontextualisé : par
exemple, quarante ans plus tard, l’achat par des musées d’un urinoir, dûment
catalogué et commenté, doté d’un cartel, posé sur un socle, pourvu de
l’éclairage adéquat, surveillé par des gardiens, assuré au prix d’une toile de
maître. Or qu’est-ce qui fonde cette réussite? Qu’est-ce qui cautionne
l’appartenance de cet artefact à la catégorie non pas des beaux objets
(susceptibles d’être exposés au titre de la création industrielle, du design, et signés par leur fabricant), mais des
œuvres d’art, signées non par l’auteur de l’objet matériel mais par l’auteur du
geste consistant à l’exposer? C’est précisément la reconnaissance de cet auteur
comme artiste qui confère à ce geste l’autorité nécessaire de son acceptation.
Ainsi la dépersonnalisation de l’objet se double d’une personnalisation de la
notion même d’œuvre d’art : dans le binôme objet/personne, c’est le second
pôle qui devient fondamental. Tandis que l’objet se vide de toute référence à
la main de l’auteur, la légende créée autour de lui se remplit de références à
la vie de son auteur, déplaçant la valeur artistique sur une autre
grandeur : celle de la personne de l’artiste en tant qu’il est, justement,
un artiste, et non une personne ordinaire – comme le signale la célèbre
photographie par Man Ray du crâne de Duchamp
tonsuré en forme d’étoile. Voilà
pourquoi Duchamp, parfois nommé l’“artiste du siècle”, fut le créateur non
seulement d’une œuvre originale mais aussi d’un statut d’artiste inédit et,
avec lui, d’un nouveau genre de l’art : l’art contemporain». Notre période
possède aussi ses héros. Courbet le
premier, mais peu eurent autant d’honneurs que Duchamp. Homme heureux,
mondialement reconnu et surtout aux États-Unis (il acquis la citoyenneté
américaine), il n’a absolument rien des caractéristiques douloureuses du saint; s’il fut le maître des ready made, ce style s’épuisa assez vite
dans le kitsch car une fois produit
le renversement de perspective, il devient inutile de le répéter, aussi, génial Duchamp? Le geste oui, sans
doute, mais la personnalité appartient davantage à ces provocateurs de la
contre-culture qui, comme l’Italien Piero Manzoni, produit des conserves
scellées qui contiendraient – et elles en contiennent probablement – de la merde d’artiste. Cette évolution des
arts et des lettres d’une période que l’on peut qualifier d’Anus Mundi annonçant la livraison de
conserves d’étrons d’artistes est l’ironie la plus cruelle que les ruses de la
raison pouvaient produire. La société de consommation offrait au spectateur le
produit le plus caractéristique de l’époque des champs de bataille boueux, de
la Guerre de Sécession à la Deuxième Guerre mondiale, en un temps où la
régression de la conscience occidentale était passée du sadisme-anal au
sadisme-oral. Il était ainsi suggéré au pervers sadique atteint de coprophagie
ou de nécrophilie d’ouvrir la conserve de ses rêves et d’en manger le contenu.
Peut-on souligner que c’était là l’hommage que l’art conformiste rendait au
fondateur du naturalisme, Émile Zola?
La Nature qui fut, tout au long du XVIIIe
siècle, un des pôles de référence de l’Aufklärung
– l’autre étant la Raison -,
cherchait moins sa dimension matérielle que son essence spirituelle qui finit
par se formuler sous les termes de théïsme et déïsme. Pour les naturalistes,
cette dimension métaphysique de la nature est purement secondaire, voire tout
simplement inexistante. Dans cette proximité de l’individu désormais paria de la société démocratique et
matérialiste, la nature n’est là que pour éveiller les sens de l’artiste :
«Dans le Salon de 1859 (“La Reine des facultés”), Baudelaire,
écartant l’art-“copie”, insiste sur la “nature” de l’artiste : “L’artiste, le
vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon ce qu’il voit et sent.
Il doit être réellement fidèle à sa
propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les
sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit; car alors les productions
qu’il nous donnerait seraient relativement à lui, des mensonges, et non des
réalités.” La “réalité” de l’imagination
propre à l’artiste se communique à ses œuvres. Plus l’artiste est créateur,
mieux il donne à sentir la singularité de son point de vue. Le regard qui peut recueillir
la diversité des points de vue artistiques n’est pas sans rapport avec celui du
critique - ou, parfois, de l’historien ou du psychologue». Si l’artiste est
saint, ou génial, ou héroïque, il le doit à sa singularité, et c’est ce que
Baudelaire établit. Sa nature frôle la divinité car il est créateur. Il ne reproduit pas le réel, il le crée et aucun artiste
n’a aussi bien incarné cet aspect que Courbet (1819-1877). En Courbet, le
naturalisme et le réalisme se confondent et le réalisme de Courbet est encore
proche du classicisme par sa reproduction de la réalité sociale de la petite
communauté d’Ornans.
La condensation des
deux termes portera souvent à confusion, mais soulignons que pour l’époque, la
nature était la réalité et la réalité la nature, mais le réalisme évolua
rapidement vers le naturalisme. Inspirés par le
positivisme d’Auguste Comte et
l’expérimentation de Claude Bernard, les artistes comme les romanciers
cherchèrent à s’adapter aux nouvelles façons d’interpréter le monde et d’en
rendre compte à leurs lecteurs : «Le
roman - qu’on le nomme “réaliste” ou “naturaliste” - est irrésistiblement
attiré par ce point où l’homme semble devenir objet d’un savoir nouveau. Ici la
prétention scientifique est opaque à elle-même, elle se soulève , écume,
tourbillonne…». Zola, qui en sera
l’épigone à la fin du siècle, suivait trace à trace la nouvelle épistémologie
et les découvertes que les sciences de la vie apportaient à la connaissance.
L’anatomie, la biologie en général, la médecine et surtout la psychiatrie
devinrent les instruments à partir desquels écrire le nouveau roman :
observation des mœurs dans les différents milieux de la société française;
suivre les lignées héréditaires, dépister les symptômes des maladies mentales,
des dépravations, des perversions. Voilà ce dont Zola pouvait se plaindre de ne
pas être compris. Entre le réalisme de la reproduction mécanique offerte par
l’appareil photographique et le réalisme tel que peint par Courbet et Manet, où
le romancier trouvait-il à situer son œuvre? «Le roman hésitait, remarque Zola, entre la “photographie” de la réalité
et l’affirmation du “tempérament” de l’auteur. Désormais, l’“expérimentation” -
imitée de Claude Bernard - donne enfin sa juste place à l’initiative du
romancier : “Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base
indestructible; mais, pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous
produisions et que nous dirigions les phénomènes; c’est là notre part
d’invention, de génie dans l’œuvre”. En parlant de “génie” (comme ailleurs de
“tempérament”), Zola, loin de s’éloigner du modèle scientifique, ne fait que
citer Claude Bernard qui écrit : “L’apparition de l’idée expérimentale est
toute spontanée […]: c’est un sentiment particulier, un quid proprium, qui constitue l’originalité, l’invention
ou le génie de chacun.” (Zola aurait pu d’ailleurs souligner que Claude Bernard, sous l’influence de Gœthe, reconnaît une analogie entre la nature et
l’art : “On pourrait, déclara-t-il dans une leçon de 1864, trouver, dans
l’étude expérimentale des phénomènes
d’histogenèse et d’organisation, la
justification des paroles de Gœthe qui compare la nature à un grand artiste.
C’est qu’en effet, la nature et l’artiste semblent procéder de même dans la
manifestation de l’idée créatrice de leur œuvre”)». Ce réalisme,
idéalisé en vertu des paramètres de l’épistémologie qui prenait la place
détenue jadis par la spiritualité religieuse, était apparu aussi bien en
Allemagne qu’en France. Si la Madame
Bovary de Flaubert peut encore se bercer – et avec elle son public – des
illusions romanesques d’une autre époque, en Allemagne, «on trouve l’expression de cette aspiration à un réal-idéalisme opposé
au réalisme à la Gustave Courbet dans une chronique de Karl Gutzkow publiée en
1869 dans la revue des familles bourgeoises, La Tonnelle (Die
Gartenlaube). “Un réalisme nu, la
présentation directe et plate de la réalité, même s’ils montrent des traits
caractéristiques, ne sauraient donner satisfaction s’ils ne sont pas liés à des
sentiments de plaisir et de contentement esthétique supérieur. Vous connaissez
les prouesses d’un réalisme absolu par les peintures du Français Gustave
Courbet, de qui à présent commencent à se rapprocher aussi des réalisations
allemandes, comme récemment un tableau de Makart à Munich. On risque de voir
entrer en usage le renversement qui suit la formule prononcée par les sorcières
de Macbeth chez Shakespeare : “La beauté est laide, la laideur est belle!”. Si
le rejet de Courbet n’a rien de surprenant, dans le contexte de la discussion
allemande à propos du réalisme à la française, le rapprochement avec
l’Autrichien Hans Makart est,
lui, tout à fait inattendu. On ne voit pas ce qui
pourrait rapprocher de Courbet ce représentant de la peinture historique,
décorative et monumentale qui fit scandale à Munich, non par son “réalisme”,
mais par l’esthétisme de la luxure et de la morbidité qui choquait le bourgeois
dans le tableau La Peste à Florence exposé au Kunstverein de Munich
en novembre 1868 (Makaart avait été
l’élève de Karl von Piloty à l’Académie des beaux-arts de Munich de 1860 à
1866)». Il en sera de même
avec Zola dont on qualifiera les Rougon-Macquart d’être une série de romans
d’un naturalisme putride. La cause de
cette dérive ne réside pas uniquement dans un esprit malade ou un goût morbide
pour les mauvais penchants de l’humanité. Comme l’écrit Claude-Edmonde Magny, »l’erreur du naturalisme est d’avoir cru que
le récit serait d’autant plus objectif que le conteur se ferait plus neutre,
plus impersonnel». Ce qui reste, selon
Umberto Eco, la caractéristique de la pornographie. La seule conclusion
possible est que l’épistémologie qui va pour les sciences naturelles n’est pas
celle qui convient à l’activité artistique ou littéraire.
Un autre exemple de
cette erreur concerne la mauvaise conception associée à ses débuts à la
photographie. L'appareil photographique, en effet, semblait pouvoir tout dire sur tous
les milieux. Mieux que la peinture qui restait toujours une recomposition de
l’artiste, on supposait que le regard derrière l’objectif était totalement
neutre, correspondant à celui du médecin tel qu’idéalisé par le positivisme, le cliché
faisant ressortir tout ce que le domaine de l’expérimentation pouvait offrir.
Il y avait bien un lien entre le scientisme à la mode et les attentes de Zola.
Paradoxalement – et c’est l’expérimentation même de Cézanne qui était niée par
Zola –, les artistes entraient en communion avec la nature comme rarement
auparavant dans la mesure où derrière l’objet classique se cachait les effets
de la lumière sur le regard, effets qui étaient devenus l’obsession de Cézanne.
Plus que Zola ou même Manet, Cézanne approchait de l’idéal réaliste de Zola : «En même temps que la photographie naît la
peinture en plein air. Les peintres naturalistes se refusent le titre
d’artistes. Ils sont peintres et rien de plus. Ils se considèrent comme des
artisans adroits. Dans leurs concepts esthétiques, la réalité optique
s’identifie à la réalité de la nature. Le point de départ est le même en
photographie car, pour le photographe, justement, la réalité de la nature est
exactement la réalité optique de l’image. Le monde visible est son seul
domaine. Son cliché ne peut lui donner que ce qu’il voit; l’imagination est
pour lui complètement bannie; sa tâche consiste bien à déterminer le motif, à
le mettre en valeur dans le meilleur cadre, à doser les rapports d’ombre et de
lumière, et son travail finit là. Travail fini avant même que l’appareil ait
fonctionné. Les réalistes exigeaient du peintre qu’il s’effaçât modestement
derrière son chevalet. Cette exigence se trouve réalisée chez le photographe.
Une fois l’image achevée elle est détachée de son réalisateur. Le photographe
est lié à une réalité bien définie qu’il peut corriger mais non transformer.
Par la technique de la photographie justement fut révélé un monde qui,
jusqu’alors, était passé inaperçu. L’appareil approchait les réalités
quotidiennes du monde visible qui prenaient tout à coup de l’importance». Voilà pourquoi l’on
crut si aisément que le véritable artiste réaliste n’était ni le peintre, ni le
romancier, mais le photographe : «La
théorie de ces premiers réalistes est inséparable de l’esthétique positiviste.
Leurs exigences pouvaient découler de l’apparition de l’appareil
photographique. “On ne peut peindre que ce qu’on voit”, déclarent-ils. L’imagination
est réprouvée comme non objective, comme un penchant subjectif à la
falsification. D’après eux, l’attitude envers la nature doit être tout à fait
impersonnelle, impersonnelle au point que l’artiste doit être capable de
peindre dix fois de suite le même tableau, sans hésiter et sans que les copies
ultérieures diffèrent en quoi que ce soit de la copie précédente. Sans limites
est l’admiration que l’artiste professe envers la nature. Courbet pour eux est
le maître qui peint les objets avec des formes et des couleurs telles que les
montre la réalité. L’œuvre d’art doit présenter un contenu objectif,
immédiatement emprunté à la nature environnante». Les photographes
voulurent être ce regard dépouillé de toute subjectivité sur le monde, mais
leurs œuvres, au contraire, témoignent d’une mise en scène aussi voulue que celle à laquelle recourait n’importe
quel artiste peintre. Les rues désertées photographiées par Eugène Atget
(1857-1927) sont aussi désertes qu’est peuplé L’enterrement à Ornans de Courbet.
En France comme en
Allemagne, les lendemains des déceptions des révolutions de 1848 ont forcé les
intellectuels à réfléchir sur les rapports baroques de la réalité et de
l’illusion. Moins portés sur les phénomènes d’illusion, ils cherchèrent à
cerner tous les tenants et aboutissants du réel afin de parvenir à une maîtrise
plus serrée des événements qui leurs avaient échappé : «Le réalisme se définit d’abord comme un
nouvel état
d’esprit : hostile aux abstractions creuses et soucieux de se
tourner vers les réalités. De même,
Fontane définit, en 1853, le réalisme contemporain comme une tournure d’esprit
répandue dans tous les milieux sociaux et professionnels qui se manifeste
aussi dans les arts et en littérature,
mais qu’on ne saurait réduire à une notion esthétique : “Ce qui caractérise
notre époque dans tous ses aspects, c’est son réalisme. Les médecins rejettent les déductions et les combinaisons, ils
veulent des expériences; les politiques (de tous les partis) tournent leurs
yeux vers les besoins réels et rangent dans leur tiroir les schémas trop
parfaits […], le monde est fatigué de la spéculation, il réclame ‘le beau
pâturage vert’ si proche et pourtant si lointain”». Peu auparavant, en
France, le critique Jules François Félix Husson, dit Fleury, dit aussi
Champfleury (1821-1889) donnait la première définition du réalisme artistique,
s’élevant «surtout contre l’académisme
des chers maîtres qui ne rêvent que dieux et déesses, empyrée, actions d’éclat.
À l’idéalisation héritée de la Renaissance italienne, il oppose la faconde
populaire, la solidité terrienne, le tempérament, un casseur de pierres, selon
lui, valait bien un prince. Et quand Courbet expose Un enterrement à Ornans dans l’arrière-salle d’un café de Dijon, en
1850, son ami Max Bachon écrira pour légitimer le tableau que ses quarante-six
personnages alignés en rang d’oignons ont pour particularité principale d’être
des gens qu’on peut
saluer dans la rue. Le réalisme apparaît d’abord comme un
retour au peuple…». Ce réalisme
s’oppose à l’idéalisme romantique qui hantait encore les tableaux d’un
Delacroix : «Même lorsque Delacroix
s’était inspiré de la révolution de 1830, il avait, dans son tableau des
Barricades, représenté moins les combattants eux-mêmes que l’esprit de
l’événement et le symbole de la liberté, la femme allégorique portant le
drapeau tricolore dans la bataille de rues. Le tableau, du reste, ne
s’intitulait pas la Barricade mais La liberté conduisant le peuple. Courbet, à l’exception de L’Atelier qui devait être le premier tableau d’une
série mais ne fut en fait jamais suivi d’autres compositions du même genre,
avait toujours évité les allégories et se consacrait à l’observation de ses
semblables, en choisissant de préférence les humbles. En procédant ainsi il
n’avait en aucune façon rejeté le sujet comme tel, mais il s’était efforcé de
lui conférer une signification nouvelle. Encouragé sinon poussé par son ami
Proudhon, Courbet voyait dans les paysans qu’il représentait, non seulement la
matière d’une œuvre picturale - à la façon de Millet qui se souciait peu de ses
modèles - mais considérait ses tableaux comme des commentaires d’ordre social». C’est en ce sens,
plus que dans celui de la reproduction de la réalité, qu’il faut chercher les
objectifs du réalisme/naturalisme : «Tordre
le cou à l’idéalisation. Et élever cet homme quelconque par la monumentalité
même de la composition à la dignité de personnage historique». Il y avait une
dimension sociale nouvelle dans la Révolution française de 1848 qui ne s’y
trouvait pas dix-huit ans plus tôt. L’intrusion du peuple, du prolétariat, dans
ce conflit qui devint rapidement plus qu’un simple changement de régimes
bourgeois. Et c’est ce dont Courbet voulait entretenir ses spectateurs.

Gustave Courbet
reste une personnalité inquiétante tant par sa stature colossale que par sa
proximité avec P.-J. Proudhon et les anarchistes, ce qui en fera l’un des élus
de la Commune de Paris en 1871 et ministre des arts, il ordonna le renversement de la colonne Vendôme, symbole du bonapartisme. Obligé de fuir en
Suisse,
condamné à payer les frais du relèvement du monument, il mourut en 1877 avant
même d’avoir commencé à payer les frais du sacrilège. Fort bel homme, un brin
mélancolique si on en croit ses autoportraits, il appartenait à la bohème et
fréquentait Baudelaire et Berlioz. Champfleury l’encouragea dans ses recherches
esthétiques. Sur ce point éminemment politique, Courbet s’inspirera d’un autre
poète, critique d’art lui aussi, Fernand Desnoyers : «“Soyons un peu nous, fussions-nous laids! proclamait Desnoyers avec
enthousiasme. N’écrivons, ne peignons que ce qui est, ou du moins ce que nous
voyons, ce que nous savons, ce que nous avons vécu. N’ayons ni maîtres, ni
élèves! Singulière école, n’est-ce pas? que celle où il n’y a ni maître, ni
élève, et dont les seuls principes sont l’indépendance, la sincérité,
l’individualisme!” Et citant Proudhon, ami de Courbet, il ajoutait : “Toute
figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art. Le réalisme, sans être
l’apologie du laid et du mal, a le droit de représenter ce qui existe et ce
qu’on voit”». Pour Courbet, il ne
s’agit toutefois pas de s’attarder à la laideur, mais bien plutôt à la vie
quotidienne du plus grand nombre des Français et des Occidentaux de son temps.
La vie ne se déroule pas dans le salon de l’affairiste Bertin tel que peint par
Ingres. C’est le revers de cet étalement bourgeois, confortable, que cherche à
saisir Courbet à travers L'enterrement à Ornans (1849-1850) voulant «prouver,
démontrer la misère des casseurs de pierre; ainsi insiste-t-il sur les accrocs
et les reprises de leurs vêtements. Le but de Courbet est de montrer sa
virtuosité réaliste; mais cette virtuosité est mise au service d’une exposition
rhétorique de la misère. De plus, la pose du jeune homme est d’une objectivité
qui a quelque chose de photographique, sans compter les détails de
reproduction
des outils de travail sur le terrain, qui distraient l’observateur de l’unité
de la scène. Mais la figure du vieillard a un caractère tout à fait différent.
Son dur travail est représenté dans une pose parfaitement équilibrée,
c’est-à-dire qu’à la représentation du vieux travailleur se substitue la
présentation idéale de la vieillesse et de la souffrance. Chacun des éléments
de son corps est inscrit dans une surface dont le volume et l’arabesque
révèlent la signification de l’image. Elle est statique; elle n’agit pas,
quoique sa pose indique une action à laquelle l’effet de lumière et d’ombre
donne une forme. C’est la synthèse du volume et de l’arabesque qui imprime
l’énergie de la vie et la monumentalité. C’est-à-dire que la sympathie de
Courbet pour le vieux casseur de pierre a trouvé sa forme en tant qu’elle est
devenue sympathie pour la misère des vieux travailleurs. Si après avoir senti
de la sorte la valeur artistique de l’image du vieillard on revient à celle du
jeune homme, on s’aperçoit que cette dernière n’exprime rien, qu’elle est d’une
nature différente, qu’elle est l’œuvre d’un excellent artisan de la peinture et
non d’un artiste. La virtuosité de Courbet tend à la sphère idéale de l’art, et
parfois elle l’atteint; parfois aussi, et trop souvent, elle retombe et se
contente d’appuyer sur l’action sociale en niant cet idéal. Son réalisme lui a
valu de grands succès; mais si son art est resté vivant, il le doit aux rares
moments où il crée des figures idéales comme le vieux casseur de pierre». Il n’y a pas de laideur du petit peuple, ce que Hugo
avait déjà démontré à travers ses personnages comme Gilliatt et Quasimodo, mais
non sans une contre-partie héroïque, ce dont le réalisme tient absolument à
s’affranchir.


C’est ainsi que
Courbet nous montre «des paysans et despaysannes, des vaches, des bœufs, des chevaux[;] on en avait déjà vu dans la peinture, mais pas comme ici. Courbet leur
donne, une nouvelle fois, l’importance réservée par la tradition à la
mythologie, à l’allégorie, aux personnages historiques. Il impose à ses
contemporains une rupture des habitudes visuelles qui traduit un reclassement
des valeurs morales. C’est ce reclassement que le public et la critique de
l’époque - ne peuvent et ne veulent – accepter». Et pour cause. Le
public «n’était pas mûr pour envisager de
nouvelles possibilités, ni désireux de le faire, et il ne pouvait approuver le
programme révolutionnaire de Courbet : “Traduire les mœurs, les idées, l’aspect
de mon époque, selon mon appréciation, en un mot, faire de l’art vivant”». Pas plus qu’il ne
sera prêt à pratiquer la démocratie à la fin de cette année 1848, portant au
pouvoir exécutif un opportuniste ambitieux, trahissant ainsi le sang perdu de
Février et de Juin. Mais qu’à cela ne tienne. Avant de se pratiquer sur les
barricades, Courbet en convient, la révolution, «ce sont les actions, les intérêts, les souffrances, les idées de ses
contemporains que l’artiste doit montrer, car il est faux de croire qu’il
suffit de reproduire l’image du premier venu, ouvrier, paysan ou bourgeois : un
tableau n’est rien que la base sur laquelle travaille l’art. Et ce n’est pas
l’absence ou le refus de l’idéal qui caractérise la nouvelle école, mais sa
nouvelle manière de le faire fonctionner». Ce peuple en sabots
tirant vaches et chevaux, souffrant la petite misère de la vie quotidienne ne
sont pas des rebus de la société, bien au contraire. Pour Courbet, qui n’était
pas moins idéaliste dans le fond que Delacroix, il s’agissait de représenter
les véritables porteurs de la liberté contre les accapareurs et les
exploiteurs. Ce qui offusquait les critiques ne reposait pas tant dans cette
proclamation sociale, mais dans le défi lancé aux canons de l’esthétique
académicienne. Courbet leur apprenait que l’art moderne n’accepterait
plus les
illusions théâtrales; qu’il y avait d’autres types d’héroïsme que celui des
anciens Romains peints par David dans des poses artificielles tenues par des
acteurs car, comme le remarque Ferrier, «cela
porte un nom : épopée - qui exprime l’adéquation parfaite de l’âme et du monde,
et répond à la question : comment la vie peut-elle devenir essentielle? Dans Le Serment des Horaces de David, le pater
familias qui envoie ses fils au combat
singulier est Brisard, et Camille qui se tord de douleur au milieu de ses
suivantes dans la partie droite de l’œuvre, Mme Saint-Val, l’un et l’autre
pensionnaires du Théâtre-Français. Un
enterrement à Ornans, au contraire,
est un tableau épique parce que l’idée et sa représentation coïncident : les
acteurs, cette fois, sont les mêmes - le fossoyeur Cassard, le curé Bonnet,
etc. - dans leur rôle et dans la vie. L’idéal s’effectue dans la réalité quotidienne, c’est sa nouvelle manière de
fonctionner. “La seule histoire possible est l’histoire contemporaine”». Un enterrement à Ornans inversait les
thèmes traditionnels de la peinture historique. Au défilé de Napoléon et de ses
généraux lors de la campagne de France de 1814 peint par Meissonnier, sans
doute pour complaire au neveu à la tête du Second Empire, Courbet avait déjà
préféré l’épopée de la procession paysanne : «Le titre complet donné par Courbet à son Enterrement à Ornans (1849-1850) est Tableau de figures humaines, historique d’un enterrement à
Ornans. Le mot “historique” est ici
employé dans un sens ironique et parodique, et l’on pourrait dire que cet
enterrement est aussi celui de la peinture historique. Le tableau n’a de ce
genre académique que le format (3,15 X 6,68 m) et la solennité qui sied
d’ordinaire à la représentation d’une cérémonie de cour. Mais il s’agit d’une
scène de la vie ordinaire, de la société contemporaine d’une petite ville de
province, de personnages anonymes et de portraits parfois traités sur le mode
de la caricature». Bref, tout ce que
le public de l’époque ne pouvait accepter comme esthétique de l’Histoire.
 |
Courbet. Après-dîner à Ornans, 1849 |
La morale qui se
dégage de l’œuvre de Courbet émane de sa logique politique de l’affrontement et non l'inverse. Ce
n’est pas tant par adhésion à un credo idéologique
qu’il s’engagea dans la Commune, mais parce que celle-ci était bien
l’expression de la sensibilité de l’artiste pour ce peuple qui hantait ses
œuvres : «Courbet vivait dans cette
atmosphère morale. Dans sa peinture, il y a une sympathie humaine et
sentimentale pour les déshérités, mais on ne voit pas de thème politique. Les
contemporains de Courbet comprirent qu’il avait “ravivé, sans le vouloir, la
question sociale par la simple représentation des injustices”. Le problème
critique consiste à déterminer si le sentiment éternel de sympathie humaine est
exprimé indépendamment de la propagande sociale, et où. En d’autres termes, il
est nécessaire de comprendre si la misère individuelle des Casseurs de
pierre se rattache à la révolution de
1848 et s’il faut en faire un pamphlet politique ou bien si elle s’élève à la
sphère de sympathie humaine, universelle, éternelle, qui est la sphère où vit
l’art». Nul mieux que
Champfleury pouvait expliquer, dans une lettre à George Sand, cette atmosphère morale dans laquelle baignait
Courbet : «M. Courbet est un
factieux pour avoir représenter de bonne foi des bourgeois, des paysans, des
femmes de village de grandeur naturelle. Ç’a été le premier point. On ne veut
pas admettre qu’un casseur de pierres vaut un prince : la noblesse se gendarme
de ce qu’il est accordétant
de mètres de toile à des gens du peuple; seuls les
souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs
broderies et leurs physionomies officielles. Comment? Un homme d’Ornans, un
paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une
foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage, et on donne à cette
représentation le développement que Largillière avait, lui, le droit de donner
à des magistrats allant à la messe du Saint-Esprit». En Allemagne, dans
le contexte du Printemps des peuples,
l’atmosphère était la même : «En 1848,
dans les discussions de la bohème artistique et littéraire qui se réunit à la
brasserie Andler, la notion de réalisme a pris le sens d’une revendication de
justice sociale et de liberté face aux normes esthétiques et au pouvoir
politique. Le réalisme et la révolution ont désormais partie liée. Nous avons
déjà cité de mot de Champfleury : “Le réalisme fut une aspiration démocratique”.
Les condamnations du réalisme de Courbet ne seront plus seulement d’ordre
esthétique; accusé de glorifier la laideur et la misère, l’artiste réaliste
montre une réalité qui fait peur : la misère des classes dangereuses. Courbet
passe désormais pour un peintre engagé dans le parti de la révolution sociale». Mieux que les
pamphlets de Proudhon ou même le Manifeste
de Marx et Engels, une œuvre comme celle de Courbet heurtait autant la
sensibilité bourgeoise, habituée à voir sur les murs de ses salons les
pontifiants portraits peints par David ou Ingres, autant comme jadis les
tableaux du Caravage épouvantaient les clercs et les nobles qui s’arrêtaient
devant. Courbet ne fut ni un saint, ni un génie; il fut un héros, comme Duchamp
le sera pour sa génération. Il donna le monde à voir autrement. En s’engageant
dans la Commune de Paris, au péril de sa vie, il concrétisa dans l’action ce
qu’avait été son engagement en tant qu’artiste. Contrairement aux
impressionnistes qui allaient suivre, sa personnalité gigantesque ne suffit pas
à créer un véritable mouvement. Courbet venait trop tôt : «…le mouvement naturaliste s’était exprimé à
travers un seul homme, Gustave Courbet, mais l’impressionnisme avait pu se
développer grâce aux efforts simultanés d’un groupe d’artistes qui,
s’influençant réciproquement, avaient élaboré un style personnel qui permît à
chacun d’exprimer sa vision du monde». Il en sera
autrement en littérature où le passage du réalisme au naturalisme s’effectuera
par trois auteurs : Gustave Flaubert, Henrik Ibsen et Émile Zola.
 |
Courbet. Proudhon et ses deux filles. |
Le mouvement
naturaliste, qui compléta le réalisme d’un Courbet, fut une façon de réagir à
cette modernité trop empressée, à cette seconde Révolution industrielle qui,
aux énergies naturelles, substituait de nouvelles sources liées à la chimie et
à l’électricité. Il réagissait également contre l’entassement malsain dans les
grandes villes qui surgissaient des deux côtés de l’Atlantique et qui
contrastaient tant avec la simplicité du monde rural. Il y avait là un choc
après-coup de ces bouleversements qui ne trouvaient pas leur équivalent à la suite
de la première Révolution industrielle. Pour un esprit positiviste comme celui
d’Ernest Renan, le naturalisme
représentait cette barbarisation nouvelle : «Reproduire
la nature, est incompatible avec l’art, “c’est presque un non-sens” puisque
tout art est idéaliste. On ne sort pas de là. Et Renan approuve
sententieusement : “La réalité, hélas, on la rencontre à chaque pas. Elle n’a
pas besoin d’être documentée; nous ne la connaissons que trop bien”». Si le concept de nature pouvait s’appliquer en art, il ne
signifiait pas qu’il fallût s’en tenir à la seule reproduction réaliste de ce
qu’il y avait de plus trivial en ce bas monde. Le naturalisme était un défi
lancé à la capacité créatrice de l’artiste : «L’emploi du terme “naturaliste”, créé par Castagnary dès 1863, est une
preuve décisive du fait que le mot “réalisme” ne pouvait plus servir à désigner
les tentatives de la nouvelles génération. […] “L’école naturaliste, expliqua
Castagnary, affirme que l’art est l’expression de la vie sous tous ses modes et
à tous ses degrés, et que son unique but est de reproduire la nature en
l’amenant à son maximum de puissance et d’intensité : c’est la vérité
s’équilibrant avec la science. L’école naturaliste rétablit les rapports brisés
entre l’homme et la nature […]. D’où vient-elle? demandait Castagnary. Elle est
issue des profondeurs mêmes du rationalisme moderne. Elle jaillit de notre
philosophie qui, en replaçant l’homme dans la société d’où les psychologues
l’avaient tiré, a fait de la vie sociale l’objet principal de nos recherches
désormais. Elle jaillit de notre morale qui, en substituant l’impérative notion
de justice à la vague loi d’amour, a établi les rapports des hommes entre eux,
et éclairé d’une lueur
nouvelle le problème de la destinée. Elle jaillit de notre
politique qui, en posant comme principe l’égalité des individus, et comme
desideratum l’équilibration des conditions, a fait disparaître de l’esprit les
fausses hiérarchies et les distinctions menteuses. Elle jaillit de tout ce qui
est nous, de tout ce qui nous fait penser, mouvoir, agir”. Et il ajoutait : “Le
naturalisme qui accepte toutes les réalités du monde visible et en même temps
toutes les manières de comprendre ces réalités, est… le contraire d’une école.
Loin de tracer une limite, il supprime les barrières. Il ne violente pas le
tempérament des peintres, il l’affranchit. Il n’enchaîne pas la personnalité du
peintre, il lui donne des ailes. Il dit à l’artiste : sois libre!”». C’est ainsi que
Castagnary commença à regrouper des artistes peintres, par exemple, en parlant
de Monet, Castagnary le rangeait comme faisant partie du «camp des “naturalistes”, terme qui lui servait à désigner “toute la
jeunesse idéaliste et réaliste”». Pour Anton Werner,
«Manet, Monet et Liebermann ne
réalisaient pas des peintures qui donnaient l’illusion d’être des répliques de
la nature et dans lesquelles le spectateur pouvait se sentir transporté. Ils
peignaient bien plutôt d’après leur sensibilité artistique. Leur objet était
l’art, non la réalité mise en avant par Werner». Courbet, Manet,
Monet restaient fidèles à l’impératif de Baudelaire. La nature était leur nature. Mais, contrairement à
l’école de Barbizon où les principaux représentants furent Théodore Rousseau,
Camille Corot et surtout Jean-François Millet avec son Angelus et ses Glaneuses, le
naturalisme restait proche d’une définition classique de la reproduction du
réel; il n’osait pas encore s’avancer dans la voie qui sera celle de
l’impressionnisme à la fin du siècle : «Leur amour de la nature et leur dédain pour les sujets historiques ou
anecdotiques avaient privé le public de ce qu’il préférait trouver dans un
tableau : une historiette racontée par le peintre. On n’était, en effet,
nullement disposé à se contenter de la beauté des couleurs, de la poésie naturelle
des arbres, des rochers, des chaumières et des sentiers qui rendaient Barbizon
si attrayant aux yeux de ses peintres». Barbizon était
naturaliste comme le seront les Impressionnistes, en s’orientant vers la
reproduction de la perception visuelle en liaison avec les jeux de lumières du
jour, du soleil matutinal au soleil crépusculaire. Devant tant de
contradictions, il est difficile de donner une définition de ce qu’on appelle,
en art comme en littérature, le naturalisme.
 |
Jean-François Millet. Les Glaneuses, 1857. |
Car si Castagnary
dénouait les origines, la volonté de reconstituer l’unité de l’homme avec la
nature par le médium de l’art, comment définir le courant en lui-même en tant
que technique artistique? A. Guedj risque cette hypothèse : «le
naturalisme est un mouvement, à la recherche de ses propres valeurs, une
esthétique qui s’invente; en ce sens c’est une expérience. C’est pourquoi là,
la différence de ce qui se passe dans l’esthétique classique, c’est la création
qui, dans le naturalisme, se fait critique. L’œuvre invente sa loi. Elle est le
laboratoire de l’esthétique nouvelle». Et le même auteur
d’écrire plus loin : «Le naturalisme
se caractérise moins par ses choix, qui varient, que par la permanence de sa
problématique. Nous retrouvons toujours, quelle que soit la formule, mais à des
degrés divers, les mêmes tensions entre la sensation et la perception, la
personnalité singulière et la vérité anonyme, le particulier et l’universel, la
dynamique interne de la vie et ses formes statiques, en un mot l’écart
vainement aboli entre l’Art et la Nature. L’œuvre naturaliste est la synthèse
imparfaite de ces exigences contradictoires. C’est pourquoi s’il est vrai pour
l’essentiel qu’elle relève d’une critique thématique, il est vrai aussi que
cette critique n’a de sens que si elle se situe dans le cadre de la
problématique générale de l’œuvre naturaliste. Il ne serait pas de bonne
méthode de le négliger». Si l’art moderne
libérait l’homme de ses anciennes entraves, il devait également le libérer de
lui-même. L’artiste excentrique devenait un pionnier dans son monde, à
l’exemple de ce que les romanciers et poètes américains produisaient dans le
contexte du naturalisme spiritualiste lié à la philosophie d’un Emerson, d’un
Thoreau et d’un Whitman. Depuis les contes moins connus d’Edgar Poe rapportant
les souvenirs d’August Bedloe, la description du domaine d’Arnheim, du cottage Landor ou sa philosophie de l’ameublement
que Baudelaire traduisit. Il apparaissait que «dans la littérature américaine, réalisme et
imagination existent côte à
côte. C’est ainsi que la parodie et le conte fantastique qui sont, en principe,
issus de l’imagination, se séparent difficilement de la satire qui, elle,
appartient au réalisme. […] l’une des
principales manifestations de l’humour de la Frontière se trouve dans le portrait
réaliste. L’exubérante Frontière aimait à se parodier et à se caricaturer, mais
tirait son plaisir le plus constant de la simple description d’elle-même. Ce
plaisir est celui de l’anecdote, où des centaines d’auteurs anonymes
enfermaient leur expérience personnelle dans un bref récit destiné à attirer
l’attention et à faire naître le rire. Le désir de faire rire est à l’origine
de l’anecdote». Plus que la
peinture encore, la poésie se dira naturaliste à la suite des Feuilles d’herbes de Walt Whitman :
«Lu d’abord dans le texte
anglais,
traduit partiellement et pièce à pièce à partir de 1889, Whitman trouva plus
tard en Léon Bazalgette un disciple désintéressé qui prit à tâche de donner une
version intégrale des Feuilles d’Herbes (1908); mais à cette date déjà, quelque
chose de sa poésie et de son éthique avait passé dans des œuvres de
l’importance de celles de Viélé-Griffin, de Paul Claudel, de Verhaeren et de
Gide fort probablement; désormais l’accent whitmanien sera perceptible chez
maints poètes, de Valéry Larbaud à Duhamel et Vildrac, d’André Spire à
Apollinaire. L’homme des grands chemins d’Amérique ira rejoindre dans
l’imagination de plus d’un lecteur l’autre vagabond Rimbaud. Et une esthétique
simple naîtra de sa morale, la morale de l’être consubstantiel à sa poésie et
qui “ne demande rien de meilleur ou de plus divin que la vie réelle” pour
s’élever jusqu’à un état parfait d’euphorie». La tentation était
grande, en effet, d’en arriver à un dénuement de l’homme ancien, chargé d’ans
et qui semblait déchoir de sa grandeur. «Avec
Francis Jammes… et quelquefois Paul Fort et Viélé-Griffin, une poésie de la
nature se révèle, rajeunie par une sensualité fraîche, par une vision
impressionniste des choses; et cette poésie “naturiste” de fait se trouve être
la protestation la plus nette qui se puisse imaginer contre l’esthétisme des
années 1890 et le culte des paradis artificiels». En ce sens, le naturisme s’éloignait du naturalisme : «L’ivresse devant la vie qui y est cherchée
comme un souverain bien est celle de l’homme rendu à son bienheureux dénuement,
forcé de recommencer à tout sentir : “Il ne me suffit pas de lire que les
sables des plages sont doux, je veux que mes pieds nus le sentent. Toute
connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile”» comme dira André Gide au tournant du siècle dans Les
nourritures terrestres.
Le naturalisme, pour
le moment, n’était pas ce naturalisme putride
dont on parlera à la suite de la publication des romans de Zola. C’était
toujours le premier naturalisme, celui qui se confondait avec un réalisme dans
lequel «l’art devenait apparemment une
transposition de la réalité dans l’image». Rien de plus que
rassurant puisqu’on pouvait, même à travers les excentricités du douanier
Rousseau, y retrouver avec Gustave Coquiot un art «dont il glorifiait, avec Odilon Redon, le “génie de peintre
naturaliste, qui s’élevait parfois - ainsi en jugeaient-ils - au beau style
classique”». Si l’on pouvait
dire cela du joyeux douanier, il en allait tout autrement dans les sphères plus
intellectuelles de la discussion. Émile Zola, qui fut pour le réalisme et le
naturalisme l’équivalent critique de Baudelaire pour le romantisme, commis,
dans sa série des Rougon-Macquart, un
roman intitulé L’Œuvre (1886) dans
lequel il réglait ses comptes avec ses anciens amis peintres. Contre Cézanne, «Zola prend parti en faveur de Manet “un
artiste moderne, un réaliste, un positiviste”. Au moins lui “peint les gens
comme il les voit dans la vie, dans la rue ou chez eux, dans leur milieu
ordinaire, habillés selon notre mode, bref, en contemporain”». C’était une
exécution de la tendance impressionniste abordée par le peintre de la montagne
Sainte-Victoire. Cézanne «lisant entre
les lignes, y trouva l’évocation émouvante de sa propre jeunesse, inséparable
de celle de Zola, mais aussi la trahison de ses espérances. Ce qu’il avait déjà
pu pressentir dans ses conversations avec Zola lors de ses visites presque
annuelles à Médan, il le voyait maintenant irrévocablement exprimé dans ce
roman*: la pitié de Zola pour ceux qui n’avaient pas réussi, pitié plus
insupportable que le mépris. Non seulement Zola n’avait pas compris la vraie
signification des efforts auxquels Cézanne et ses amis s’étaient consacrés,
mais encore il avait perdu tout sentiment de solidarité avec eux. Maintenant,
installé dans sa maison cossue de Médan, il jugeait ses amis en faisant siens
tous les préjugés bourgeois qu’ils avaient jadis combattus ensemble. La lettre
que Cézanne envoya à Zola pour le remercier de l’envoi de L’Œuvre est pleine de mélancolie; ce fut en fait
une lettre d’adieu, et les deux amis ne devaient plus jamais se revoir». Dix ans plus tard,
au moment où pour Zola s’amorçait son engagement dans l’Affaire Dreyfus, il
reviendra, encore plus cinglant, contre son ancien ami : «Lorsque, en 1896, une année après sa
première exposition chez Vollard, Zola écrivit un nouvel article sur la
peinture, il traita Cézanne de “génie avorté”, et exprima de façon curieuse le
regret de s’être battu jadis pour les principes des impressionnistes,
expliquant que c’était leur audace plutôt que leurs idées qu’il avait voulu
défendre. Cependant, quand Zola prit courageusement la défense du capitaine
Dreyfus en 1897, Monet et Pissarro oublièrent leur ressentiment et le
soutinrent. Degas, par contre, se rangea du côté des militaristes, devint
antisémite et même évita Pissarro. Quant à Cézanne, prisonnier de son entourage
bigot à Aix, il ne se rallia pas non plus à Zola dans son combat pour la
justice». Il apparaissait, au
creux de l’action sociale, que tous les réalistes, que tous les naturalistes,
ne faisaient pas toujours front commun : «C’était
le fond de la pensée de Zola. Aucun doute : ses amis étaient pour lui
d’illustres ratés. Zola gronde : ils n’y comprennent rien. Les peintres
grondent: il n’y a jamais rien compris!».
Mais revenons à nos
littéraires qui marquèrent le passage du réalisme au naturalisme : Gustave
Flaubert, Henrik Ibsen et Émile Zola. Nous pouvons suivre de l’un à l’autre la
progression de ce qui conduira du réalisme d’un Courbet au naturalisme putride que l’on disait se dégager des
romans de Zola. Flaubert fut pour le roman ce que Courbet fut pour le réalisme
en peinture. Sa personnalité hors du commun en font une sorte de héros de la vérité dont la fameuse
apostrophe Madame Bovary, c’est moi, montre
à quel point l’osmose du créateur et de son œuvre forment une seule et même
entité. Il faut établir d’abord que «l’histoire
littéraire vulgarisée confond en effet trop souvent, sous le nom de “roman
réaliste”, deux réalités bien différentes : d’une part l’étude consciencieuse
d’un “fait humain”, dans Madame Bovary
comme dans Germinie Lacerteux, étude
positive, appliquée, précise. D’autre part les conceptions artistiques de cette
époque positiviste, et qui en somme sont fort peu réalistes et positives,
puisqu’on peut les qualifier d’alexandrines. Au lieu de présenter, comme
Balzac, la réalité signifiante, sociale ou spirituelle, le prétendu “réaliste”
s’attarde sur les aspects décoratifs et
pittoresques. Il prétend d’une part à une
littérature presque “scientifique”, à une “étude” sociale, psychologique ou de
mœurs, mais derrière ce savant
positiviste il cache un poète alexandrin,
qui se complaît à décrire n’importe quoi, pourvu que la description soit
recherchée, habile, tarabiscotée…». Gustave Flaubert va
fonder ce roman à l’égal de Courbet la peinture. Comme lui, il se retrouve à la
jonction des deux moitiés du XIXe siècle : «par les romantiques dont il procède comme par les réalistes et les
naturalistes qu’il engendre, il est bien tourné tout entier contre les “esprits
de société” à la française et à la Stendhal». Certes Flaubert
n’est pas le seul à s’engager dans la voie du réalisme en littérature et il
aura une nombreuse postérité qui échappera à Courbet, mais personne plus que
Flaubert s’est servi du roman réaliste pour rendre compte de la méthode
expérimentale et l’observation critique des mœurs. Après lui,
comme le remarque encore Albérès : «Au
moment même… ou, chez Maupassant ou Zola, il se vante de théories sociales,
d’études “positives” et objectives, le roman devient un récital du romancier. Ainsi, d’ailleurs, le lecteur “bourgeois”
se sent bonne conscience : misère sociale, drames atroces, monotonie de la vie,
peu importe le contenu du roman; ce que l’on y apprécie est l’art de l’auteur. Et, en bons pharisiens, nous
partageons plutôt les satisfactions de style que nous donne Flaubert, que les
souffrances d’Emma Bovary… Il n’y a plus
aucun “réalisme” là-dedans, il y a la tentation de “l’art pour l’art” qui
faussa le roman réaliste et naturaliste. D’ailleurs, le roman qui, à
l’intérêt de son sujet, substitue la jouissance de bien conter, ou d’entendre bien conter, ne tardera pas à trouver
son apogée chez Anatole France». Bref, «dans un “réalisme” qui se voulait objectif,
Flaubert avait caché un “artiste”, dont la présence modifie entièrement la
perspective du lecteur. Plus que l’observation de la société, plus que la transcription scientifique de
la réalité, les réalistes présentent, paradoxalement, des modèles de style
léché. Ils croyaient faire œuvre sociale,
et ils font œuvre byzantine». Le jugement
critique est sans doute sévère pour Maupassant, Zola et Anatole France et il
relève davantage du purgatoire où ces écrivains étaient plongés au milieu du
XIXe siècle plutôt qu’un jugement à portée universelle, mais il est vrai que,
par son style dépouillé et sa maîtrise de la transcription du réel sous sa plume, dénuée de toute ornementation
atmosphérique (comme chez Zola), le réalisme de Flaubert est unique.
Gustave Flaubert
(1821-1880) n’est sûrement pas un saint
(malgré les procès que la censure lui impose), ni même un génie, mais c’est un héros.
Lui aussi est unique en son genre et pousse le défi jusqu’à contrarier
toutes
les formes d’académismes. Il ne siégera jamais parmi les Immortels. D’ailleurs, il aurait sans doute préféré une quelconque
académie scientifique de province. Comme le note encore Thibaudet : «C’est, pour le romancier observateur aussi
bien que pour le médecin, un devoir professionnel que de cultiver une certaine
insensibilité naturelle, mais cette insensibilité ne s’ennoblit que si on la
tourne encore sur soi-même, si elle devient bilatérale. “Je me suis moi-même,
ajoute Flaubert, franchement disséqué au vif dans les moments peu drôles”. Et
si Mme Bovary c’est lui, si Bouvard et Pécuchet c’est encore lui, on conviendra
que, comme des médecins ont pu observer avec une impersonnalité scientifique
leur cancer ou leur phtisie, aucun romancier n’a poussé aussi loin que Flaubert
le cœur de s’étendre sur une dalle d’amphithéâtre». Comme ces
historiens de l’École des Annales qui s’inspireront de l’Introduction à la médecine expérimentale, Flaubert, qui avait fait
des études en médecine, entendait que le romancier procéda comme le médecin,
aussi méticuleux dans ses observations, aussi précis dans ses
descriptions : «Plus il ira,
poursuit Flaubert, plus l’art sera scientifique, de même que la science
deviendra artistique. Tous deux se rejoindront au sommet après s’être séparés à
la base.
Aucune pensée humaine ne peut prévoir, maintenant, à quels
éblouissants soleils psychiques écloreront les œuvres de l’avenir». Flaubert prenait
ici le contre-pied des valeurs et des thèmes romantiques. Il procédait exactement
comme Courbet, ce qui suppose «une
rupture de Flaubert avec la littérature personnelle, un passage du personnel à
l’objectif? Évidemment, à un certain point de vue, que le sujet et l’exécution
du roman aient été conçus par Flaubert comme un moyen de sortir de lui, comme
un exercice d’objectivité et d’art pur, cela ne fait pas de doute. […] Le roman correspond chez lui à une période
de repliement sur soi, de critique et de clairvoyance. “Je tourne beaucoup à la
critique; le roman que j’écris m’aiguise cette faculté, car c’est une œuvre
surtout de critique ou plutôt d’anatomie.” Critique et anatomie intérieures. La
faculté de se regarder lui-même avec le sens du comique et du grotesque datait
de loin chez Flaubert. […] Voilà
l’état d’esprit dans lequel il écrit Madame Bovary; on baptise vraiment là son idée du roman, et celle de tout le roman
réaliste qui sortira de lui et durera cinquante ans. Je songe devant ce curé à
Bournisien et à l’Enterrement d’Ornans.
Ce n’est pas seulement la religion qui paraît, dans la vision de Flaubert,
quelque chose de mort, mais tout le monde moderne, qui doit d’abord être frappé
d’inexistence pour être ensuite repensé en idée. De cette religion présente
figurée en esprit comme lointaine et exhumée de la poussière, Flaubert passera
naturellement à la religion authentiquement lointaine et réellement exhumée de
la poussière, c’est-à-dire de Madame Bovary à Salammbó»..
Comme Courbet
encore, Flaubert ne s’intéresse pas aux vedettes historiques. Sa petite
bourgeoise de province, son bêtisier composé de M. Homais et de Bouvard et
Pécuchet, donnent de l’histoire une apparence autre que celle de Courbet car il
ne décrit pas la même classe sociale. L’essentiel réside dans le
fait que «Flaubert, écrivant Madame Bovary, estime qu’il n’y a pas de style noble, et que son livre établira “que
la poésie est purement subjective, qu’il n’y a pas en littérature de beaux
sujets d’art, et que Yvetot vaut Constantinople”. […] Il sait que le monde est petit. Comme La Bruyère et comme les peintres
hollandais, il trouve dans ce monde petit une matière consubstantielle à la
perfection du style». Ne cherchons donc
ni de Jean Valjean, ni de Quasimodo, ni de Gilliatt, ni aucun des quatre mousquetaires de Dumas et de Hugo. Ne cherchons pas non plus d’histoires
d’amour. Cet habitué des bordels montrait que le réalisme est imperméable aux
sentiments amoureux sinon que pour en étaler les travers dans la société de
province : «Sapho est avec Madame Bovary le seul roman d’amour qui soit sorti de l’école réaliste et
naturaliste (les Goncourt et Zola y ont échoué), et il est dirigé contre
l’amour avec la même âpreté intelligente et ironique. Si la littérature
française se développe, comme on le dit d’ordinaire, dans le rayonnement de la
femme, toute l’école réaliste semble faire un effort énorme pour l’en
affranchir, suite de l’effort
personnel (et plus ou moins réussi) des écrivains
réalistes pour s’en affranchir eux-mêmes». Comment expliquer
cet échec à pénétrer l’un des sentiments les plus profonds du cœur humain à un
être si attaché aux détails de la vie réelle? Le critique positiviste
Brunetière nous suggère une réponse lorsqu’il écrit que «l’histoire littéraire de Flaubert, ce
lyrique, n’est faite que de victoires de sa volonté sur son tempérament». Peut-être, tout
simplement, parce que Flaubert voulut résoudre le paradoxe laissé au romantisme
par l’âge baroque et présenter une réalité acceptable seulement sous un aspect
illusoire, ce qui est le drame du bovarysme :
«Aussi Madame Bovary s’est-elle imposée davantage au public, qui
demande à un roman de lui donner l’illusion de la réalité, et non de lui
laisser entendre que la réalité est une illusion». C’est-à-dire qu’on
n’a jamais su lire Madame Bovary et
que le contraste présenté par les autres ouvrages du romancier désespère les
lecteurs lorsqu’ils abordent la lecture du martyre de la malheureuse épouse du médecin
de province. C’est ce ton sec, anatomique,
qu’a voulu lui restituer le cinéaste Claude Chabrol dans son adaptation de
1991.
Alors que le théâtre
romantique français n’en achevait pas de mourir et que le vaudeville faisait la
gloire de ses écrivains, le dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906)
faisait passer la tragédie romantique (Peer
Gynt) au drame bourgeois réaliste et critique. On a qualifié Ibsen d’être
un anarchiste aristocrate et c’est un
peu vrai. Ibsen appartient encore au réalisme de Flaubert. Comme Flaubert, et
comme Courbet, «le “réalisme” chez Ibsen,
c’est sans doute tout d’abord sa volonté de nous représenter la société
norvégienne telle qu’elle est, ou tout au moins telle qu’il la voit, en toute
sincérité et sous tous les aspects de lui connus. […] Ainsi le symbolisme
d’Ibsen se laisse pas dissocier de son réalisme. Existe-t-il au demeurant un
artiste qui décrirait uniquement pour le plaisir de reproduire tout ce qu’il
voit et entend? Ibsen interprète le spectacle que lui offre la vie sociale.
Cette interprétation morale du réel, il entend nous la faire partager, et il y
réussit par les voies de ce que l’on appelle son symbolisme». Le symbolisme de
Ibsen n’a rien du symbolisme de Verlaine ou de Mallarmé. C’est l’anticipation
même de Durkheim et de Freud qui force à voir dans son théâtre ce que l’on
verra dans les romans de Zola, l’action conjuguée des forces sociales et de
l’inconscient des personnages qui devient le plus-que-réel du réalisme. Cette
stratégie symboliste lui permettra
d’éviter le sort de Zola qui s’attachera à fouiller l’aspect putride du naturalisme. Ce terme
d’ailleurs ne convient pas à l’œuvre d’Ibsen : «Au romantisme succède un stade que l’on éprouvera quelque difficulté à
baptiser : nous ne dirons pas “naturalisme”, le terme conviendrait mal à
l’œuvre d’Ibsen. Nous parlerons plus volontiers d’un positivisme “scientiste”
et social qui s’allie à un style littéraire nettement réaliste. […] Ici encore le terme utilisé en France
s’applique mal à Ibsen, puisque même à l’époque des drames “sociaux”, au temps
de Maison de poupée et des Revenants, le poète usait fort habilement de la
suggestion visuelle et du symbole. Ibsen ne donne d’ailleurs pas, comme
certains de ses contemporains scandinaves, dans le néo-romantisme, il
s’intéresse exclusivement à l’analyse psychologique, il anticipe par instant
sur la psychanalyse, puis son théâtre devient de plus en plus personnel et
intérieur et s’oriente finalement vers la confidence stylisée». La constante de
l’épistémologie positiviste et des valeurs de l’observation et de l’expérimentation
se retrouve dans ce théâtre où le psychologique se confronte au social.
écrivains célèbres. Il existe aussi un fossé entre ces
bohèmes et ces mêmes écrivains». Le réalisme appelé
à suivre les événements de 1870-1871 se distinguera de celui où Courbet,
Flaubert et Ibsen dominaient la tendance de leur seule présence. À trop
cultiver le réalisme, ne risquait-on pas de basculer précisément hors du réel?
Le naturalisme était-il bien ce que les artistes et les auteurs en disaient? Un
exemple : «Zola n’a jamais été
favorable à la Commune, et il ne pouvait guère en être autrement. Il y a même
quelque chose de pathétique dans la situation de cet homme honnête et bon,
désireux d’arracher les masques et de ruiner les mensonges, soucieux de
comprendre et d’expliquer les événements auxquels il a été confronté, et ne
parvenant pas à en donner cette explication rationnelle qu’il cherche. Il s’est
trouvé ainsi condamné à créer dans ses romans un monde soumis à la domination
irrationnelle de puissances élémentaires : on voit là trop volontiers la marque
d’un génie poétique, conçu comme une aptitude à transfigurer le réel. La plus
haute réussite de son art, celle que Zola a atteinte dans Germinal, n’est-elle pas due, au contraire, à
l’accord, réalisé un instant, de cette mythologie et de la réalité?». Ce ne sont pas
seulement les vaincus de 1870 qui s’interrogèrent sur la portée du réalisme
littéraire, mais aussi les vainqueurs. En Allemagne, «c’est alors que se produit, pour beaucoup d’écrivains, le choc analysé
par Pierre Bourdieu qui, dans le cas des écrivains français, avait bien eu lieu
sous le Second Empire, deux décennies plus tôt. Chez Spielhagen, dans le roman
Raz-de-marée (Sturmflut), la société
de l’époque des Fondateurs est représentée comme une nouvelle Sodome et
Gomorrhe affairiste et corrompue dans laquelle les honnêtes représentants des
valeurs bourgeoises de Bildung ont du
mal à tenir bon. Pour Raabe, les décennies qui suivent 1871 correspondent, du
point de vue de sa carrière littéraire, à une période de crise et de déclin :
le romancier perd une bonne part de sa notoriété et de ses revenus, quand ses
œuvres qui sont les meilleures au regard de l’histoire littéraire, thématisent
le déclassement et la marginalisation du Gebildeter artiste et écrivain». On ne peut non plus
ignorer que l’exacerbation des nationalismes à la fin du XIXe siècle a
contribué à sonner le glas au réalisme, mais pour «être un besoin humain du moment, elle ne constitue pas une rénovation
de la vision du monde. Elle produira d’une part les théoriciens politiques dits
“nationalistes”, d’autre part une peinture pittoresque des réalités nationales
qui s’apparente à ce que nous appelons le régionalisme. L’inspiration
“nationale” rejoint l’inspiration “réaliste” dans un pittoresque littéraire
plein de couleur, mais qui ignore que, loin des grâces descriptives, par le
sentiment du tragique, l’Europe est entrée dans un âge nouveau».
La crise que subit
la tendance réaliste/naturaliste aux lendemains de la Commune de Paris tenait à
deux fils. Le premier était que cette tendance, depuis toujours extrêmement
critique (envers les autres tendances, les traditions, la société, les valeurs,
etc.) se voyait à son tour soumise à une critique qui en dénonçait les abus… et
les illusions. D’autre part, une tangente populaire appelée à influencer sur le
genre apparut dans une littérature de gare à effets et à scandales. Mais ce
réalisme était-il toujours du réalisme?
Anne-Marie
Thiesse se pose la question : «Cette esthétique “de masse” est-elle une esthétique du réalisme, comme
l’ont déclaré, pour le déplorer, tant de contemporains? Certes, les effets de
réel dont use et abuse le roman populaire incitent le lecteur à reconnaître
dans ses lectures la vie réelle : historique, le roman populaire s’appuie sur
les tableaux hauts en couleur des époques révolues brossés à l’école primaire
et y adjoint quelques situations psychologiques éternelles; contemporain, il
adopte le ton du fait divers journalistique. Le lecteur populaire, donc,
n’échappe pas totalement à l’illusion réaliste [telle les épisodes du roman, Le
Voleur d’enfants, publiés par le
quotidien Le Matin]. Il faut préciser
que Le Matin, parallèlement au
feuilleton Le Voleur d’enfants, publie dans ses colonnes de faits divers
une enquête sur le détournement d’enfants et joue ainsi habilement du mélange
fiction/réalité; quelques mois plus tard, il lance sur le même thème un
feuilleton de Georges de Labruyère en précisant qu’il ne s’agit point d’un
roman, mais du récit véridique d’une affaire réelle». Le mélodrame romanesque semble récupérer progressivement les thèmes et la méthode brutale du
réalisme, d’où cet intérêt qu’il suscite dans les classes populaires où «la lecture est un instrument plus qu’une
valeur. Un bon exemple de ce type de consommation nonchalante est donné par les femmes des classes
populaires qui, lorsqu’elles lisent un feuilleton, commencent par jeter un coup
d’œil sur la première page pour voir “si ça débute vite” et
se reportent
immédiatement à la dernière page pour s’assurer “que ça finit bien”: elles ne
lisent pas pour se poser des questions ou se trouver mises en question. Ce
serait faire injure cependant aux membres des classes populaires que prétendre
qu’ils s’identifient profondément à ce qu’ils lisent dans les fins heureuses
des feuilletons. La fin heureuse du feuilleton représente pour eux ce que
pourrait être leur vie domestique si “les choses s’arrangeaient”, si on pouvait
cesser de se “faire du mouron”. Mais les gens du peuple savent bien qu’en fait
“ce n’est pas comme ça dans la vie”. Ils n’espèrent même pas qu’un coup de
chance pourrait transformer leur vie. Ils se disent simplement que “ça fait
plaisir de penser” à une vie toute rose comme on en voit dans les fins de
feuilletons […]. Pareille attitude, combinée avec la tolérance traditionnelle,
explique pourquoi les membres des classes populaires ne songent pas à
s’insurger contre les manifestations les plus ridicules du mauvais goût et de
l’absurdité de la presse qui leur est destinée […] De la même façon, les
recherches les plus raffinées des agents de la publicité n’affectent pas
toujours les membres des classes populaires qui ne lisent la publicité que d’un
œil, ne lui prêtant qu’une attention oblique». En de tels cas, nous
sommes loin des intentions que prêtaient les Courbet et les Flaubert au roman
réaliste!
Un indice sérieux
est la manière dont on tourne le dos aux derniers réalistes, à un Anatole
France par
exemple, qui deviendra la tête de Turc des surréalistes. Avant eux, un
Apollinaire refusait les paradigmes du réalisme : «Surtout, il y a chez lui un très net refus du discours en forme et des
articulations rhétoriques, doublé d’une horreur profonde pour le réalisme. D’où
sa revendication pour le merveilleux et ses critiques des romanciers
naturalistes : “Il faut s’écarter maintenant de cette précision imprécise
en quoi consiste l’art des naturalistes… On en a assez de tout ce qui ne marque
pas chez son auteur une imagination pleine d’inattendu. On ne sera jamais
fatigué de la fiction, mais qu’est-ce que la fiction sans la fantaisie?” Cette fantaisie qui n’exclut ni la gravité,
ni le mystère, ni cette obscurité qui rayonne comme un lys et qui se
rencontrait déjà chez les poètes médiévaux, appelle une écriture plus libre,
une composition plus fluide, un jeu plus subtil du réel et de l’imaginaire,
bref une nouvelle poétique. […] En fait c’est d’une certaine approche de la
nature, du réel, qu’Apollinaire se méfie, d’une approche qui, à force de
vouloir le reproduire servilement, demeure prisonnière du réel». La veine réaliste était-elle
vraiment saturée alors qu’elle s’offrait en pâture, mêlée à des thèmes épicés
d’érotisme et de criminalité dans les journaux populaires? D’autres questions
d’ordre plus esthétique
interpellaient les auteurs. Ainsi, un Joseph Conrad qui
se disait héritier de Flaubert et admirait toujours Maupassant, n’aimait pas qu’on
le considère comme réaliste : «Ce réalisme a fait l’admiration de beaucoup
de ses “critiques et de rédacteurs de comptes rendus”. Lui cependant n’était
pas trop ravi de leur admiration; il ressort avec assez de clarté que pour lui
le terme de réalisme avait un autre sens que pour eux. En effet on voit dans la
lettre adressée à Bennet que Conrad fait une différence entre realism et reality et que ce qu’on appelle “le réalisme dans l’art” lui paraissait
quelque chose qui avait peu de points communs avec la réalité dans l’art, pouvait même se trouver en
opposition avec elle. “Vous n’atteignez pas, écrit-il, à l’absolue réalité et cela
parce que vous êtes trop fidèle à votre dogme du réalisme… Mais votre art,
votre talent doit servir une foi plus large et plus libre”». La réalité se
montrait en fait plus réticente à se laisser saisir par le réalisme. On
voisinait le vieux dicton que la réalité
dépasse la fiction. Que la réalité que ne rendait pas compte le réalisme pouvait
même encore être pire. C’est ainsi qu’il faut prendre la réaction d’un Conrad.
La description, essentiellement mécanique, voire matérialiste des comportements
humains brisait de manière violente avec les inspirations humanistes qui
s’étaient transférées d’un style ou d’un genre à l’autre depuis la Renaissance.
Le réalisme
signifiait déjà une brutalisation du
monde, ou du moins la réception perceptive brutale de l’existence. Ce résultat
relevait moins des choix thématiques ou des traitements des sujets, mais des
fondements épistémiques mêmes du réalisme : «Ici apparaît la vérité profonde que la méthode objective tend par
essence à nous révéler : la vie intérieure n’existe pas, le plan psychologique
n’offre aucune réalité, la conscience n’a pas d’importance. Tout cela, il
suffit pour s’en apercevoir de s’astreindre à conter une vie humaine de
l’extérieur, en faisant abstraction de tous les éléments subjectifs. Cette
vérité, si peu réconfortante pour notre orgueil, on l’entrevoit déjà à travers
l’Éducation sentimentale; elle éclate
dans Une Vie, de Maupassant. L’homme
a toujours moins de vie intérieure qu’il ne s’imagine, et surtout qu’il ne
tendrait à s’imaginer sur la foi de l’introspection traditionnelle. Il n’est
guère qu’une “république de réflexes”. Telle est la leçon désolante qu’on peut
tirer du naturalisme». Le rapport à la
réalité souffre d’une aliénation constante qui ne se campe pas seulement à
l’aliénation de classe ou à l’aliénation nationale, mais tout simplement à
l’aliénation comme qualité ontologique de l’existence humaine : «L’asservissement à la réalité apparente qui
est un des traits essentiels du naturalisme, après avoir ouvert ces
perspectives lyriques, conduit souvent à un pessimisme foncier. Car s’il n’y a
pas de Dieu, pas de liberté, si la vie est soumise à des lois de fer contre
lesquelles on ne peut rien, où se trouve donc
le bien? où se trouve le mal? qui
est responsable? En 1889, Paul Bourget dont Les essais de psychologie
contemporaine ont révélé l’inquiétude,
illustre ces conséquences dans Le Disciple, roman à thèse dont le retentissement a été comparé, non sans
exagération, à celui de La Vie de Jésus
trente ans plus tôt. Robert Greslou, élève du philosophe Adrien Sixte, expérimente
la doctrine de son maître sur une jeune fille qu’elle conduit au suicide;
devant le cadavre du misérable exécuté par le frère de la victime, le
philosophe est pris de doute : les faits parlent, ils contredisent son œuvre.
La conclusion est claire: “On juge l’arbre à ses fruits”; il est des idées aux
conséquences désastreuses». Pourtant, la
tendance ne s’éteindra pas avec le siècle. Bien au contraire, il atteindra un
nouveau sommet avec les romans de Céline et de Georges Simenon. Comme le
remarque Albérès, «à la violence et à
l’agressivité avec laquelle le roman du XIXe siècle pose des “problèmes”,
succédera, dans l’époque post-réaliste, de 1890 à 1940, un art plus mesuré,
plus accompli et moins bouleversant. C’est l’étalement du réalisme, le roman
bien fait qui donne les plaisirs réunis de l’analyse et du récit, de la
documentation et de l’imagination, et, par son sérieux, son charme, sa
perfection littéraire et scolaire, comme par son absence d’inquiétude
artistique, conquiert et forme, pendant toute la première moitié du XXe siècle,
un public consciencieux et honnête, dépourvu de snobisme, curieux cependant de
nouveauté et prêt à s’adapter lentement à de nouvelles optiques: public sans
lequel le roman n’aurait pas survécu à la disparition progressive de ce
“feuilleton” (le roman-feuilleton du XIXe siècle pouvait être du Balzac ou du
Flaubert) qui avait assuré le triomphe du genre».
La dernière fleur
que devait produire ce genre porta essentiellement le nom de naturalisme. C’est avec
Émile Zola
(1840-1902) que le naturalisme fut conduit à son plus haut niveau, mais déjà ce
roman n’était plus à proprement parler réaliste.
Il visait une réalité au-delà du réalisme et qui heurtait l’ensemble de la
morale bourgeoise fin-de-siècle. En
ce sens, autrement que Courbet, Flaubert ou Ibsen, Zola fut véritablement un génie selon la tripartition de Scheler.
Le jeune Zola, encore sous ce Second Empire dont il décrira les turpitudes,
avait déjà choisi sa manière d’aborder le roman : «Zola s’oppose aux doctrines qui demandent une soumission absolue à
l’objet, une copie impersonnelle de la réalité. Et comme c’était le sens le
plus courant alors du mot “réalisme”, il ne l’emploie qu’avec beaucoup de
réserves par rapport à son esthétique à lui, et le remplacera bientôt par le
terme plus riche de “naturalisme” qui apparaît sous sa plume, quelques mois
plus tard, dans un article publié le 6 février 1865 dans le Salut public». Albérès souligne
combien «le “naturalisme” n’est pas un
ensemble de théories littéraires, mais une attitude et un choix du romancier,
une vision de la destinée humaine. À l’art du roman au XIXe siècle, à l’art
“réaliste” en général, il emprunte, sans examen, tous ses procédés. Le
naturalisme ne cherche pas à pénétrer dans l’épaisseur de la conscience; il
refuse la subtilité des analyses, et les profondeurs de la subjectivité. Aucune
recherche artistique, si ce n’est purement
formelle dans la description, ou
puissante, habile, mais grossière, dans la composition. Les personnages y
peuvent être étonnamment mis en lumière, ils ne sont jamais “fouillés”.
Apparemment absorbé par un souci de peinture sociale, en réalité par le
sentiment tragique du destin, ce naturalisme n’a pas compliqué l’écriture romanesque,
il a au contraire appris à faire sourdre une émotion objective d’une peinture
simple et parfois simpliste, mais vaste, large, évocatrice». Pour toutes ces
raisons considère-t-on l’œuvre de Zola, plus ample mais moins achevée que celle
de Flaubert. L’intuition géniale de Zola fut de mettre en parallèle son
objectif positiviste avec le maniement de l’appareil photographique. Comme le
photographe, le romancier se servait de ses aptitudes d’observateur pour saisir
l’instant atmosphérique de la gravité de l’action et du comportement des personnages
: «Déjà converti au réel, Zola allait
incliner vers le réalisme. La confuse Théorie des Écrans, adressée aussi à
Valabrègue, établit un jalon de ce cheminement : “Nous voyons la création, dans
une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité.
L’image qui se produit sur cet écran de nouvelle espèce est la reproduction des
choses et des personnes placées au-delà, et cette reproduction qui ne saurait
être fidèle, changera autant de fois qu’un nouvel écran viendra s’interposer
entre notre œil et la création… L’Écran réaliste est un simple verre à vitre,
très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement
transparent que les images le traversent et le reproduisent ensuite dans toute
leur réalité… Toutes mes sympathies, s’il faut le dire, sont pour l’Écran
réaliste… ”». Comme nous le
verrons plus loin, Zola se faisait tout de même une vision plutôt idéaliste du
travail du photographe.
Zola pratiquait le
positivisme de Littré et de Taine, l’historien. Zola doit d’ailleurs beaucoup à
Hippolyte Taine, sa méthode mais aussi son avatar historique : la
déchéance, le goût pour le morbide, le
psychopathologique. Henri Mitterand, par
exemple, retient surtout que «Taine a
enseigné à Zola un système de pensée. Mais ce sont ses amis Chaillan, Cézanne,
Bazille, Manet, Pissaro, Renoir, Fantin-Latour, qui lui ont appris à regarder
la vie moderne et à la regarder avec l’œil du peintre, habile à capter le jeu
des formes, des couleurs, des mouvements et des éclairages. La démarche de
Zola, partant comme ses amis à la recherche du motif, jetant quelques croquis
sur ses carnets, d’où naîtra, après arrangement et recomposition, la page
définitive, est exactement celle des peintres du plein air». Mais cela ne faisait
qu’ajouter au style de Zola, non à sa pensée. Celle-ci restait tributaire d’une
transposition automatique de l’épistémologie à l’esthétique : «Et, sans se soucier de vérifier, il
transpose du médical au littéraire. Le romancier ne sera plus seulement un
observateur, mais un expérimentateur. Il néglige le fait que, si l’on peut
expérimenter en biologie, le roman garde un caractère gratuit et nécessaire de
création démiurgique. La somme de ces idées va composer le naturalisme, terme tainien dont il vient encore de
baptiser, malgré leurs protestations, les peintres des Batignolles! Voici né le
roman expérimental, moyen d’action du naturalisme!». Théoricien avant
d’être praticien, Zola «publie Le
Roman expérimental, où il précise
ses idées jusqu’à l’autocaricature…: “L’heure est venue de mettre la République
et la littérature face à face, de voir ce que celle-ci doit attendre de
celle-là, d’examiner si nous autres analystes, anatomistes, collectionneurs de
documents humains, savants (sic) qui n’admettons que l’autorité du fait (sic),
nous trouverons dans les républicains de l’heure actuelle des amis ou des
adversaires. La République vivra ou la République ne vivra pas, selon qu’elle
acceptera ou qu’elle rejettera notre méthode; la République sera naturaliste ou
elle ne sera pas”». On ne saurait, en
effet, être plus proche de la caricature du positivisme, et la critique se
montrera toujours sévère à l’égard du parti-pris esthétique de Zola : «L’écrivain doit faire un procès-verbal de ses
observations mais les conclusions de ce procès-verbal de ses observations mais
les conclusions de ce procès-verbal en seront tirées par les politiques et les
moralistes. Car l’écrivain n’est pas un praticien, il est l’homme de science :
“Nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux,
en laissant aux législateurs, aux hommes d’applications, le soin de diriger tôt
ou tard ces phénomènes”. Zola ôte à l’écrivain le droit d’intervenir dans le
sort de ses héros. Il ne peut pas commenter les faits qu’il décrit, il ne peut
pas aimer ses personnages, ni les haïr. “Un romancier qui éprouve le besoin de
s’indigner contre le vice et d’applaudir à la vertu, gâte également les
documents qu’il apporte, car son intervention est aussi gênante qu’inutile. (…)
Une œuvre vraie sera éternelle, tandis qu’une œuvre émue pourra ne chatouiller
que le sentiment d’une époque”. Par conséquent, le roman naturaliste “est
impersonnel, je veux dire que le romancier n’est plus qu’un greffier qui se
défend de juger et de conclure. Le rôle strict de savant est d’exposer les
faits”». Bref, le romancier
naturaliste est comme le photographe et c’est bien le réel qu’il donne à voir,
non l’idéal, ni le jugement moral. On ne pouvait autant s’illusionner sur son
travail.
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Balzac par Rodin |
Mais Zola reste un génie. Comme Dieu, il a créé un monde,
ou plutôt une famille selon non pas une vision de l’esprit ou une expérience
personnelle, mais une famille articulée comme une immense mécanique organique dont
on peut suivre la dégénérescence de manière médicale, d’un roman à l’autre. Son
roman expérimental aurait pour tache de renvoyer les romans réalistes
précédents aux oubliettes, ceux des frères Goncourt par exemple, qui, à ses
yeux, «n’étaient que des réalistes de salon.
Edmond l’avouait : “Je suis un littérateur bien né, et… le peuple, la canaille,
si vous voulez, a pour moi l’attrait des populations inconnues, ou non
découvertes, quelque chose de l’exotique que les voyageurs vont chercher dans
les pays lointains.” Cette attitude révolte Zola». Cette machinerie,
la famille Rougon-Macquart, dont les membres sont dispersés dans la France
entière tout en restant tributaires d’un lourd héritage héréditaire – puisé
dans la façon dont Taine analysait les Jacobins de 1793 et les Communards de
1871 -, constitue une sorte de vis-à-vis à la
Comédie humaine de Balzac. Ce qui le distingue d’ailleurs de Balzac, c’est
cette volonté de cimenter cette famille autour de ses tares héréditaires pour
en faire un unique destin aux multiples ramifications produit moins par
l’imagination littéraire que lié implacablement à la logique de nécessité des
lois sociales et
héréditaires. Voilà pourquoi Zola voulait «parfois imposer une lecture privilégiée des Rougon-Macquart, qui découvrirait en eux des romans
“scientifiques”, “expérimentaux”, “documentaires”». On ne peut
toutefois pas accepter la sentence de Brunetière, à propos du roman Pot-Bouille, qui affirme que «M. Zola n’est pas un homme d’imagination,
mais c’est un homme de logique. Il n’invente pas, il n’observe pas davantage:
il déduit», ce qui sans doute
complaisait à l’idée que Zola se faisait de sa théorie du roman expérimental. D’autre part «Zola lui-même, passé du socialisme sentimental de Sue et de Sand à un
réalisme social, quelque chose qui se rapproche du réalisme socialiste, qui en
est le précurseur», suivait son
programme à la lettre. C’est parce que l’imagination a fini par l’emporter sur
la logique que les romans de Zola demeurent des classiques de la littérature
française. On pourrait dire que l’œuvre de Zola s’est construite selon la
volonté du romancier. Ce qui survit en lui, ce n’est pas sa logique, mais bien
son imagination littéraire. Sa sociologie apparaît aussi dépassée que sa
psychologie : «Zola prétend peindre
scientifiquement une société. Mais la sociologie a fait trop de progrès pour
que celle de Zola nous intéresse… Seulement, à travers l’intrigue calculée, les
ficelles grosses comme des cordes à nœuds, les répétitions, les descriptions et
le mélodrame, on sent que Zola est tenté de rendre compte de la fatalité plus
que de la société. Et cette tentation éclate et s’affirme chez son contemporain
Thomas HARDY : sous l’apparence du long roman bavard, fluide
et pittoresque, issu de Richardson, de Fielding, ou de George Eliot, Tess d’Urberville et Jude l’obscur sont des tragédies antiques…».
Restons-en pour le
moment à ce rapport maintes fois interrogé, celui de Balzac et de Zola. Ce qui
empêche un monument de porter ombrage à l’autre réside dans le fait que si les
deux génies se revendiquent du réalisme en littérature, les deux appartiennent
à des espèces fort différentes. Le réalisme de Balzac est moins un réalisme
social qu’un réalisme littéraire. L’auteur «dit
dans ses Lettres sur la littérature :
“Je ne cesserai de répéter que le vrai de la nature ne peut pas être, ne sera
jamais la vrai de l’art…» et : «Le génie de l’artiste consiste à choisir les
circonstances naturelles qui deviennent les éléments du vrai littéraire…» Chez
Balzac le vrai littéraire est donc une vérité choisie, qui transforme la
réalité selon les conditions et exigences de l’art. Son vrai littéraire reflète
une certaine connaissance de l’homme social, tout en respectant les
particularités de la création artistique, qui, pour Balzac, décident aussi bien
de l’objet à reproduire que des procédés techniques de la représentation
littéraire». Alors que Balzac
place la création artistique comme l’élément moteur de la Poétique, «l’impressionnisme de Zola s’arrête à
l’apparence des choses, effleure la matière, mais l’artiste n’est pas affranchi
de la tyrannie de son sujet : il a aussi le sens de l’épaisseur des choses, de
leur profondeur et de leur porosité». Mais il ne peut
s’écarter un temps soit peu de ce qui demeure l’impératif poétique de la
machinerie des Rougon-
Macquart : «Zola
s’appuie en premier lieu sur les lois d’hérédité élaborées par le darwinisme et
la médecine expérimentale. de cette manière, l’individu, objet principal de la
connaissance artistique du monde, est réduit à son être purement biologique.
chez Balzac, par contre, pour qui l’art s’apparente de l’histoire, il contribue
même à élargir les connaissances historiques, de sorte que l’homme reste un
être social apparaissant dans toute sa complexité, dans la multiplicité de ses
relations avec le monde extérieur. il est évident que l’histoire, en tant que
science sociale, est beaucoup plus proche de la littérature que la médecine.
cependant, elle n’était pas la seule base de la conception esthétique de
Balzac, qui créait plutôt une méthode représentant en quelque sorte la somme de
tous les nouveaux procédés scientifiques applicables à la littérature et
spécialement au roman: méthode, utilisant donc les procédés des sciences aussi
bien que ceux de la philosophie moderne et de l’histoire». S’il n’y avait
précisément cet impressionnisme, cette
imagination qui parvient à dominer la
logique chez Zola, ses romans se seraient vite épuisés comme les séries de
Jules Romains ou de Guy des Cars.
 |
Degas. L'absinthe. | |
Bevernis conclut que
«le vrai littéraire balzacien est donc
une concentration de la réalité reflétant l’homme tout entier : son monde
intérieur et son existence physiologique et sociale; il est une réduction des
données réelles à l’essentiel. Zola, par contre, voyait dans l’œuvre d’art une
expérience faite à la base de l’observation concrète de la réalité et contrôlée
par cette même réalité, et l’idée d’expérience implique en même temps l’acte
créateur. Pour Zola l’œuvre littéraire se transforme d’après sa théorie, en un
document scientifique fondé sur des faits constatés dans la nature et
fidèlement reproduits par l’artiste qui, du reste, doit remplir sa tâche
d’observateur et d’analyste en s’efforçant d’atteindre une totale impartialité.
Voilà encore une divergence fondamentale entre l’esthétique de Zola et celle de
Balzac qui, de son côté, voulait que l’écrivain ait des opinions arrêtées sur
les hommes et les choses et qu’il donne une interprétation de la vie». L’épaisseur des
personnages balzaciens restera toujours supérieure à celle des Rougon-Macquart
mus par des obsessions liées tantôt à l’argent, tantôt à la gloire, tantôt au
sexe, tantôt au pouvoir. Rien ne les porte comme ce souffle qui emporte
certains des personnages de Balzac. Pour Zola, «la vie est à chaque instant ce qu’elle doit être. Le Bien et le Mal, la
souffrance, l’injustice, la misère entrent dans les desseins d’une volonté
inconnue; tous les aspects du réel sont indissociablement liés. Refuser d’adhérer au monde, c’est s’interdire de le comprendre, s’en exclure et par là
même se condamner. Le réalisme de Zola, teinté d’un pessimisme viril, se
présente comme une critique de l’idéalisme, mais il ne conduit à aucune remise
en cause. C’est une foi qui s’oppose à une autre, non sans ambiguïté». Dans Mes haines,
Zola écrivat que «l’œuvre d’art est un coin de la nature, vue
à travers un tempérament». Ce tempérament, qui
était le sien, finissait par reconnaître que Balzac avait raison. C’est dans la
mesure où le romancier voit sa tâche définie non par son respect des règles
scientifiques, mais par la création artistique qui choisit ses sujets et ne se les laisse pas imposer. Voilà pourquoi
personne n’était dupe à l’époque de la grande sensualité polymorphe qui
circulait dans tous ses romans; ainsi, Le Ventre de Paris, «dans lequel Zola
célèbre l’avènement d’un art matérialiste, est à la fois une protestation
contre cet empire de la matière indigeste, qui immobilise l’esprit. Florent,
qui “dépensait en rêve trop de sa virilité”, est comme l’ascète, livré aux
tentations de la chair. Il est aussi troublé par les formes amples de la femme
que par les tas de nourriture : mêmes sentiments de menace, de plongeon dans la
matière…». Ce qui sauva
probablement l’œuvre de Zola réside dans cette sublimation artistique et
littéraire qui, sans elle, n’apporterait rien de plus à observer sinon toujours
le même constat issu d’un protocole de recherche scientifique comme l’expose le
texte théorique de 1880 sur le roman
expérimental.
 |
Édouard Manet. Nana. |
Zola n’alla pas sans
influencer les générations futures. «En
France, ceux qui lui doivent quelque chose sont légion. Jules Romains et
l’unanimisme, un Duhamel, un Roger Martin du Gard, le populisme, et toutes les
formes individuelles d’un réalisme et d’un naturalisme prolongés qui, de Romain
Rolland à Marcel Aymé, de Lucien Descaves à L.-F. Céline, Blaise Cendrars, et
aux plus jeunes, Hervé Bazin, Serge Groussard, Georges Arnaud et bien d’autres,
continuent à nourrir le roman». Ailleurs en Europe,
il faut considérer «le Tchékov de La
Fosse, Kouprine et Tolstoï ont reconnu
leur dette. Gerhart Hauptmann a tiré de Germinal l’idée des Tisserands.
Heinrich Mann, “le Zola allemand”, peignit dans Le Professeur Unrat une sœur de Nana à laquelle Marlene Dietrich
prêta plus tard une sensualité qui empêche encore de dormir les adolescents des
ciné-clubs et les réalisateurs chevronnés. Plus près de nous, Remarque et
Plivier. Au travers de Gorki, qui disait : “La peinture sombre de Zola, ses
couleurs forcées me plaisent…”, Panaït Istrati et Knut Hamsun subirent son
emprise. Il faudrait citer
Blasco Ibañez, Pio Baroja, Vittorino, Strindberg,
Silone, Liam O’Flaherty, Ferreira de Castro, etc. Les Anglais ont été plus
rebelles, pourtant son ami George Moore, Arnold Bennett, Galsworthy et surtout
D. H. Lawrence et James Joyce, n’auraient pas été tout à fait ce qu’ils sont
sans lui». En Espagne, encore,
«Camilo José CELA [avec] La Ruche (1942) présentait un milieu humain fermé, sans espoirs ni idéaux.
C’est la peinture de l’homme qui existe, simplement, d’une vie végétative et
puissante, crasseuse et froide : sa description, lointaine et détachée bien que
précise, est, sans qu’il soit besoin d’explications, un acte de désespoir. Le
roman de Cela ne veut être que le reflet “de la quotidienne, âpre, profonde et
douloureuse réalité”. C’est le même procédé, mais infiniment plus sec, que
celui de Flaubert peignant la bêtise. Cela peint la vie “naturelle” de l’homme,
sans signification : l’homme phénomène concret, réel et
inutile». Si nous traversons l'Atlantique, «parmi les Américains, les noms qui apparaissent immédiatement sont ceux de Théodore Dreiser, "le Zola américain", Anderson, Sinclair Lewis et au second degré parce que plus récents, Steinbeck, Caldwell, Miller, etc. Dreiser a la même conception de la création vue au travers d'un tempérament. Il adopte même la terminologie et le déterminisme de Zola (Une tragédie américaine). Comment ne pas voir ce que le John dos Passos de Manhattan Transfer (1925), et du 42e Parallèle (1930) doit à l'auteur des Rougon-Macquart, malgré une technique différente. Quand on considère le panorama du roman américain de qualité, le John dos Passos de Trois soldats et de 1919, l'Hemingway de L’Adieu
aux armes
(relire La Débâcle
), le
Faulkner de L’Invaincu
, le Caldwell
de La Route
du tabac
(relire Nana
et L’Assommoir
), le Miller
des Tropiques
et le Steinbeck des Raisins
de la colère
(relire Germinal
), il devient impossible de contester
l’importance du phénomène-Zola dans la littérature contemporaine des U.S.A».
À ventiler
ainsi la postérité de Zola par Armand Lanoux, ne risquons-nous pas de trop
attribuer d’influences au rayonnement de Zola?
Il se peut que le tempérament de Zola se soit transporté
ailleurs plutôt que dans la littérature et ce n’est sans doute pas sans raison
que l’écrivain et pamphlétaire du J’accuse
prodiguait un engouement pour l’appareil photographique. Susan Sontag
rappelle à quel point pour «le romancier
post-romantique et le journaliste, le photographe était censé démasquer
l’hypocrisie et combattre l’ignorance. […] “Selon moi”,
déclarait en 1901 Zola, le principal idéologue du
réalisme en littérature, alors qu’il faisait de la photo en amateur depuis
quinze ans, “vous ne pouvez pas prétendre avoir réellement vu une chose tant
que vous ne l’avez pas photographiée”. Au lieu de se contenter d’enregistrer la
réalité, les photographies sont devenues la norme de la façon dont les choses
nous apparaissent, changeant du même coup jusqu’à l’idée de réalité et de
réalisme». Zola photographe reconnaissait
dans le maniement de l’appareil photographique le Zola romancier. Pour un
photographe anglais né à Cuba, Peter Henry Emerson (1856-1936), «à ses yeux, la photographie n’avait pas à
concurrencer la peinture et ses effets pour être considérée comme une forme
artistique. Il pensait au contraire qu’il suffisait de pousser ses ressources
intrinsèques au maximum de leurs capacités. […] Cet homme, qui fut sans conteste, au XIXe siècle, le défenseur le plus
acharné de la photographie conçue comme un art à part entière, proposa
notamment la notion de “mise au point différentielle”. En d’autres termes, un
cliché devait être très net à l’endroit qui attire le regard et un peu moins
net autour, comme dans le champ de vision périphérique. En 1889, il fit
paraître Naturalistic Photography, où il développait l’idée que seule la
photographie “pure” pouvait atteindre à la vérité et au réalisme». Rappelons que
c’était neuf ans seulement après la publication du Roman expérimental de Zola.
Puis vint le cinéma
et on ne saurait passer sous silence l’importance que Zola eut sur les
thématiques cinématographiques au cours du XXe siècle. Non seulement par les
diverses adaptations qu’on fit de ses œuvres, mais par ce même esprit réaliste
dont le cinéma, à l’espace immobile de la photographie, ajoutait le mouvement
cinétique de la caméra. L’impressionnisme du romancier se retrouvait dans
certaines atmosphères qui cherchent le naturel davantage que le réel : «Écoutons le décorateur Trauner : “Une
chambre dans laquelle on vit n’est pas une chambre dans laquelle on tourne. On
demande au décor d’être réel, mais non d’être naturel. Tout décor qui serait
une fin en soi ne serait pas un bon décor”». D’un autre côté, le
réalisme issu de Courbet et de Flaubert trouvait chez le cinéaste corse
Ferdinand Zecca (1864-1947) une appropriation tout à fait la bienvenue : «Son nom a place dans l’histoire artistique
du cinéma français, tout d’abord parce qu’il fut le premier, et à peu près le
seul, à donner à son équipe une certaine unité de style, ensuite parce qu’il
fut avec Histoire d’un Crime, - en
opposition à Méliès - le créateur du genre “réaliste” à l’écran». Henri Mitterand et
Paul Warren ont insufflé une recherche sur les liens unissant l’écriture de
Zola à l’écriture cinématographique : «Le
rapport de Zola au cinéma n’est pas un rapport d’influence directe mais de
rattachement à un mode privilégié d’investissement imaginaire où les codes
narratifs tendent à l’objectivité et à la neutralité du média et,
corrélativement, à la négation de l’illusion de la présence pleine de l’objet
décrit, ce qui constitue en quelque sorte une position de retrait où, annulant
tout travail marqué du signifiant (surtout pas de métaphores), on conserve
l’objet comme plein et entier, présent, jamais perdu d’avance, jamais, surtout,
retravaillé ou recréé». Le réalisme de Zola
a servi de pont au réalisme socialiste, particulièrement à travers le cinéma
russe, et il n’est pas étonnant que son plus proche disciple eut été
Eisenstein. Dans un ouvrage théorique, La
Non-indifférente Nature, le cinéaste de Potemkine et d’Ivan IV rend hommage
à Zola : «Ce qui frappe dans ces
pages enflammées, où s’entrelacent, presque en montage d’attraction, phrases
littéraires et séquences filmiques, c’est l’harmonie de pensée entre les deux
hommes, entre le romancier français et le cinéaste soviétique, malgré le demi-siècle
qui les sépare. Le texte épouse donc la structure duelle, typique de la pensée
du cinéaste. Celui-ci y fait jouer, en alternance, des extraits de romans de
Zola et des séquences de ses films. Il est clair qu’Eisenstein a articulé sa
démonstration pour que le meilleur de ses films : l’escalier d’Odessa (Le
Cuirassé Potemkine), l’écrémeuse (L’Ancien et le Nouveau), la levée du pont (Octobre) se retrouve, formellement, dans ce qu’il
choisit comme les moments le plus saillants des romans de Zola : l’apothéose des étoffes (Au bonheur des dames),
la métamorphose des fruits (Le Ventre de Paris), la fête au bal de Bon-Joyeux (Germinal)…».
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Au bonheur des dames |
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Otto Dix. Les parents du peintre, 1924 |
Le réalisme, qu’il
provienne de Zola ou d’autres écrivains, a également eu son influence dans le
cinéma allemand. Là encore, la réaction qui se dégage de l’expérimentation de
la réalité conduit à la résignation. Kracauer, analysant le réalisme dans le
cinéma allemand sous la République de Weimar, note que «les films les plus importants de ce groupe son animés par un esprit de
“Nouvelle Objectivité” (Neue Sachlichkeit), qui s’est manifesté durant la période de stabilisation dans le monde
de la vie réelle aussi bien que dans celui de l’art. Cet esprit s’est également
manifesté dans d’autres pays, mais c’est en Allemagne que “la neue
Sachlichkeit est devenue pour la première
fois consciente d’elle-même, et… elle y était relativement et intrinsèquement
plus forte”. En 1924, le directeur du Musée de Mannheim, Gustav Hartlaub,
employa le terme “neue Sachlichkeit” pour définir le nouveau réalisme dans la
peinture. “Il était en rapport - disait-il de ce réalisme - avec le sentiment
général de résignation et de cynisme existant alors en Allemagne après une
période d’espoirs exubérants (qui avait trouvé une issue dans l’expressionnisme).
Le cynisme et la résignation sont les côtés négatifs de cette neue Sachlichkeit; le côté positif s’exprime par l’enthousiasme pour la réalité
immédiate, enthousiasme résultant du désir de prendre les choses de manière
entièrement objective sur une base matérielle sans les investir immédiatement
d’implications idéalistes”. Hartlaub et, un peu plus tard, Fritz Schmalenbach
donnent tous deux la désillusion comme source émotionnelle du nouveau courant.
En d’autres termes, la Nouvelle Objectivité marque un état de paralysie.
Cynisme, résignation, désillusion : ces tendances naissent d’une mentalité peu
encline à s’engager dans une quelconque direction. Le trait principal de ce
nouveau réalisme est sa répugnance à poser des questions, à prendre parti. La réalité
est dépeinte non pas de manière à ce que les faits livrent leurs implications,
mais de façon à noyer toutes les implications dans un océan de faits…». Là où le réalisme
va rencontrer le pessimisme de l’expressionnisme allemand, la logique de la
tendance ne pourra qu’aboutir à un effondrement tragique contre lequel les
idéologies, même les plus folles, auront pour but de ramener l’illusion de la
réalité à travers la réalité de l’illusion. Communisme, fascisme, nazisme et
autres formes d’idéologies même libérales et démocratiques vont devoir
s’ajuster à ce constat des lendemains de guerre, celui d’«une position de désillusion totale est extrêmement difficile à
maintenir, [le conservateur de Musée] Hartlaub lui-même fait une différence
entre les deux ailes de la Nouvelle Objectivité: une aile droite romantisante
et une aile gauche “exhalant une senteur socialiste”. Cette nuance socialiste
était visible dans de nombreux tableaux, dans des structures architecturales,
etc., qui se montraient très portés sur les concepts et formes technologiques;
leur apparence entière révélait qu’ils s’inspiraient de la croyance en la
mission sociale de la technologie moderne. Ils respiraient, ou semblaient
respirer, un optimisme socialiste. Meyer Schapiro a sans aucun doute raison
quand il identifie cet optimisme à “l’illusion réformiste, qui était très
largement répandue en particulier durant la brève période de prospérité
d’après-guerre…, et selon laquelle le progrès technologique - en accroissant le
niveau de vie des gens et en abaissant les coûts de location et des autres
besoins - allait résoudre le conflit des classes, ou allait au moins former
chez les techniciens des habitudes de planification économique efficace, menant
à une transition pacifique vers le socialisme”. Cette illusion consistait à
attribuer au progrès technologique le pouvoir d’amener des changements qui ne
peuvent être obtenus que par un effort politique organisé. Le progrès technique
peut servir n’importe quel maître. Cela est important pour comprendre l’ambiguïté
inhérente à toutes les productions socialisantes de la Nouvelle Objectivité». Ce cinéma
expressionniste obscur et régressif, sensé annoncer la venue prochaine du
messie apocalyptique, ne serait-il pas davantage le fils
naturel, entendre le fils logique du naturalisme
putride dont on attribue, à l’origine,
la spécificité à l’œuvre de Zola?
abaisse l’humanité de la tribune où l’humanisme l’avait élevée. Non que
certains personnages de Zola n’éprouvent pas le sens de la grandeur qu’on
retrouvait chez Balzac ou chez Hugo (ainsi l’anarchiste Souvarine, qui fait
exploser la mine dans Germinal), mais
ce n’est pas ce que recherche Zola, et s’il doit prendre le chemin inverse, de
l’élévation à l’abaissement, il ne reculera pas. Voilà pourquoi Séverine Jouve
écrit : «Soit, qu’on cherche à
peindre le réel tel qu’il est! Mais pourquoi “l’outrance”, “l’exclusivisme” de
la vilenie; d’où vient ce goût de la “malpropreté”? C’est ici que H. Lavedan
diagnostique “la dépravation littéraire” du naturalisme. “Mon devoir est de
faire entendre un cri d’indignation contre toutes les malpropretés plus ou
moins littéraires”. Il ne mâche pas ses mots : “boueux de la plume… ignominies…
fumier… encore putride… fange”. La devise du naturalisme devrait être :
“Toujours plus bas”». On aura reconnu
l’inversion de la devise donnée par Pierre de Coubertin aux Jeux Olympiques. Le
péché de Zola aura été finalement moins d’avoir eu la prétention de décrire des
scènes réalistes ou naturalistes, mais de l’avoir fait de manière outrancière
dans le sens de la dégénérescence physiologique et de la décadence morale.
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L'assommoir |
Si l’on veut être
juste avec le romancier, il faut tenir peut-être compte que la réalité n’est
pas particulièrement conforme aux idéalismes de tous crins. Comme le suggère
Albérès, «il faut peut-être appeler
“naturalisme” une immense et cruelle vision romanesque qui caractérisa
universellement la seconde moitié du XIXe siècle: ampleur du tableau, souffle
presque épique dans une histoire qui reste purement humaine et sociologique, et
surtout ce sens aigu, biologique, de l’individu écrasé par la société ou broyé
par l’histoire, d’où rayonnent un stoïcisme et une latente pitié… […] La destinée humaine y est entièrement
replacée dans la destinée sociale et historique, drame collectif et drame
individuel s’y équilibrent parfaitement, et l’auteur présente ce drame comme
une tragédie épique… Par sa cohérence, son humanité et sa grandeur, ce roman
“naturaliste” est un des massifs de la création romanesque». Le combat épique
que représente le réalisme depuis Courbet et Flaubert persiste dans la mesure
où l’acte héroïque de survivre au
quotidien contre les adversités de la nature et celles de la société hisse
le petit peuple au même rang que les vedettes de l’Histoire. En ce sens, Zola
partageait cet esprit tiré du romantisme de Balzac et de Hugo. Si le regard que
portait Zola – regard méprisant – sur les puissants, les spéculateurs et autres
Saccard de ce monde, c’est qu’il observait à l’autre bout de sa lorgnette les
malheurs entraînés par les appétits dégradants
 |
R. Vadim. La curée, 1966, avec Jane Fonda et Michel Piccoli. |
de ces êtres immondes sur ceux
qui sont sans défense contre eux. Renée dans La Curée ou Albine dans La
faute de l’abbé Mourret sont les victimes des illusions dorées auxquelles
se droguent aussi bien les bourgeois spéculateurs que les paysans avaricieux et
les mineurs intoxiqués de grisou du Second Empire. Voilà le préjugé idéologique
du naturalisme, et «Zola, le chef de
l’école, applique ses idées avec une sincérité et une conscience désarmantes.
La science expliquant à elle seule l’univers, et les réactions morales étant
assimilables aux réactions physiques, le surnaturel
disparaît de la vie de
l’homme dont les aspirations les plus nobles sont assimilables à des besoins
instinctifs. Plus de Dieu, plus de morale : la physiologie rend compte de tout.
Les Rougon-Macquart nous disent où
mènent les thèses de Taine et de Renan dans un cerveau primaire : la névrose
d’Adélaïde Foucques donne naissance à l’imbécilité de Désirée Mouret par
“élection de la mère”, au vice d’Anna Coupeau par “mélange-fusion”. Voilà de
quoi satisfaire les Homais contemporains! “Moi, dit un autre personnage de
Zola, j’ai toujours été pour le progrès, pour la science, pour la liberté.” Et,
en effet, dans la série des Trois Villes : Lourdes, Rome, Paris, la science
mène contre l’Église une lutte victorieuse : l’abbé Froment, après avoir achevé
de perdre la foi devant la Vierge de Bernadette Soubirous, rêve d’une religion
nouvelle, sorte de retour au christianisme primitif incompatible avec le
paganisme du Saint-Siège; désormais, il ne croira plus qu’à la Science, la
Science qui elle-même n’a jamais reculé et qui après avoir fait reculer sans
cesse le catholicisme, “le balayera dans un dernier assaut de l’éclatante
vérité”». Zola, en effet, fut
l’un de ces irréligieux qui déboucha
sur le scientisme. Comme tous les réalistes et les naturalistes, il croyait que
meilleure était l’observation, plus précise l’expérimentation, l’espoir
d’aboutir à un monde plus humain devenait possible. À la passivité fidéiste du
christianisme, il préférait mettre ses espoirs dans le réformisme social et
moral plutôt que l’action révolutionnaire (il préférait l’action d’Étienne
Lantier au sacrifice de Souvarine) violente et souvent inutile. On comprend
comment le nationalisme finira par lui opposer le roman spiritualiste des Barrès et Bourget, ce roman qui «au lieu d’observer la fange, […] sonde les âmes».
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Jean Renoir. La bête humaine, 1938 avec Jean Gabin. |
Ce qui permet de
conclure que les dénonciations du roman zolien comme complaisance dans le
putride, la fange et la nécrose doit être mis en perspective de l’Anus Mundi qui s’esquissait déjà dans le
goût pour la violence et la criminalité fin-de-siècle :
«…il est de dire qu’il n’est pas une
donnée, pas un énoncé, pas une situation de la Bête humaine qui ne s’intertextualise sur des énoncés de
journaux; que l’esthétique de Zola tient à cette synthèse intertextuelle où
l’écrivain naturaliste est censé diagnostiquer les tendances globales de la
société moderne. Pour un roman dont l’action est située à la fin du Second
Empire, cette interlisibilité avec les journaux de 1888-1889 est frappante. La
Bête humaine tire parti
jusque dans les
détails de l’Affaire Barrème, préfet de l’Eure, assassiné dans un compartiment
de chemin de fer, dont on recherche l’assassin, en un grand suspense policier,
tout au long de 1889, mais aussi d’un autre assassinat ferroviaire, celui de
“M. Geisendorf fils sur la ligne de Nice”. Zola dépouille consciencieusement le
livre sur les Chemins de fer des publicistes Lefevre et Cerbelaud. Il retient
de nombreux détails de l’accident sur la ligne de Bruxelles à Groenendael, le 3
février 1889. Il tire parti de l’Affaire Lecomte, paysan empoisonneur à petit
feu de sa femme, qui passe aux Assises en mai 1889. Mais les critiques
reconnaissent aussi l’“Affaire Poinsot” et, pour le personnage de Roubaud,
l’“Affaire Fenayrou”… Le lecteur y perçoit évidemment encore une transposition
littéraire de “l’évolutionnisme tel que l’a formulé Darwin : théorie de l’hérédité,
de la lutte pour la vie et de l’influence des milieux”. Il ne manque pas de
noter que “la tendance philosophique du roman est basée sur les études du célèbre
professeur [Cesare] Lombroso”, le criminologue italien controversé, à qui,
en termes exprès, - avant même que Zola n’ait choisi son titre définitif, - la
presse attribue “cette thèse de la Bête humaine”. Il voit à quel point le roman
peut être lu comme une illustration de la criminologie de l’atavisme. On
pourrait encore suggérer que Jacques Lantier, criminel atavique chez qui le
sexe et le goût du sang se mêlent, a à voir avec Jack l’Éventreur qui passionne
la presse à sensation de 1888 à 1889». Si, comme nous
l’avons noté, le réalisme d’après 1871 se diffusait dans la presse à grand
tirage, attirant les agences et les journalistes en proie à la quête de
sensationnalisme, pourquoi le monde décrit par les romans de Zola ne
puiserait-il pas également dans ce bouillon de culture? Plus que Zola encore,
des criminalistes comme Bertillon et Lombroso, des sociologues comme Le Bon et
de Tarde s’en prenaient tout aussi bien que leur maître, Taine, à la fange populacière
que l’écriture zolienne. L’œuvre d’Émile Zola témoigne de ce basculement du
progrès en décadence; de la grandeur en déchet; de l’hygiène en pathologie du
tournant du siècle : «Le naturalisme
réalise dans l’art le mundus inversus:
haine du beau, du noble, de l’idéal. À leur place, goût du bas, du laid, de
l’ignoble. L’école naturaliste étale “sans aucune recherche d’art les tableaux
les plus répugnants”. C’est l’“apologie des bas instincts”, “la peinture
complaisante de nos platitudes sociales”. Les naturalistes ont mis dans cette
perversion l’exagération d’un système. Choix des sujets pour leur abjection
même : “l’histoire des amours d’un innommable drôle pour une bonne à tout faire
tombée à la prostitution et à l’ivrognerie”, voilà Germinie Lacerteux. Le
naturalisme est “partial” dans la dépravation. On peut vouloir peindre une fois
un fumier, mais ne faire que cela!… Prétendre n’étudier que “le physiologique”
et omettre “l’âme”, n’est-ce pas un parti-pris inacceptable? Le but évident des
naturalistes est de “fausser l’esprit public” et “détruire les principes
moraux” et ne peut s’expliquer que par la recherche éhontée du “succès
d’argent”. L’étude du “physiologique” c’est peu dire : ils n’ont somme toute
peint que le vice; ils sont tombés dans “un exclusivisme absolu au profit des
vices les plus honteux, des perversions souvent contre nature”. Une poignée
d’images polémiques accompagne la dénonciation des bassesses naturalistes : air
malsain, boue, ordure, puanteur - ce ne sont que des litotes : Zola est “le
Marchand de m…”, sa littérature est une obsessionnelle “coprologie”, une
“fureur scatologique”. Même coprolalie pour caractériser l’œuvre de Camille
Lemonnier, “ce Welche […] dont le style a un perpétuel relent de purin”. Le
recueil de celui-ci, Ceux de la Glèbe, recherche d’obscénité, “délectation dans
la
puanteur”, relève de la psychopathologie : “Les lecteurs qui bravent la
nausée et ne craignent pas les virus putrides pourront faire dans ce livre
typique une étude assez curieuse de pathologie littéraire”». Ces condamnations
virulentes qui apparurent autour de 1889, l’année du centenaire de la
Révolution, refusait la peinture du réel sous prétexte d’obscénité de la part
romancier. Il trahissait le principe de la Nature issu de l’Aufklärung. Il se vautrait dans l’image
inverse de la nature obscène et de la déraison. C’est parce qu’elle rompait
avec l’optimisme bourgeois que la séquence rationalisme/naturalisme s’est
attirée de si vives réprobations. Plus le progrès s’avançait dans le sens de ses
aspirations, plus il entraînait avec lui le monde dans sa déchéance. Ce
paradoxe, inacceptable, est pourtant toujours le même sous lequel nous vivons
et illustre mieux que tout autre la désagrégation de la civilisation
occidentale⌛
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Courbet. L'origine du monde.1866.
Montréal
14 avril 2016
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Bonjour !
RépondreSupprimerVotre page "Les modernités artistiques et littéraires à l'ère de l'Anus Mundi (2) Le symbolisme" n'est plus accessible.
Vous serait-il possible de la remettre en ligne ?
Je parviens à y accéder par Google. Peut-être y avait-il une panne au moment de votre prise de contact.
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