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Joseph Légaré. Paysage au monument Wolfe, ± 1845 |
LE CHARDON DANS LA
VALLÉE
Table
1- La crise de l'enseignement de l'histoire au Québec
2- Le Rapport Parent, le flou et l'éclectisme
3- L'instabilité institutionnalisée
4- Les substitutions tranquilles
5- De la courte échelle de la nation à la grande échelle
de la civilisation
6- Le présentisme
7- Le récit en question
8- Un programme aux effets subversifs
9- Restaurer ou s'engager vers une voie nouvelle?
Conclusion
1- LA CRISE DE L’ENSEIGNEMENT DE
L’HISTOIRE AU QUÉBEC
Il n’y a pas un pays au monde, je pense, où
l’enseignement de l’histoire puisse être considéré, comme un Québec,
l’équivalent de ce que dans la langue anglaise on appelle a pain in the ass.
Mais trêve de trivialité
et de vulgarité et pensons à une expression plus poétique pour désigner ces sempiternels débats qui grouillent dans l’enseignement d’une matière et la
relative stabilité de la matière et de son contenu.
Car c’est un paradoxe assez étonnant que,
depuis le dépôt du Rapport Parent
en 1963-1964 jusqu’aux actuelles réformes des ministres Malavoy et Duchesne,
les Québécois n’ont cessé de venir et revenir sur les grands principes de
l’enseignement de l’histoire. Durant ce demi-siècle, de génération d’élèves en
génération, ils auront toujours utilisé le même manuel scolaire (le
Lacoursière-Provencher-Vaugeois) et suivi un même programme. L’essentiel
résidant dans le fait que tous les élèves de la Province arrivent en même temps
à la fin de l’année scolaire pour l’examen du ministère. Comme le professeur
d’histoire du film de Alain Tanner (1976), Jonas, qui aura vingt ans en l’an 2000, sortant un long boudin de sa serviette
pour le couper en tranches, nous appliquons, effectivement, depuis l’an 2007,
ce qui n’était pour le réalisateur qu’une boutade avec un sérieux désopilant
mais qui n’est pas nécessairement du meilleur enseignement de la vie qui bat au
cœur de l’histoire.
Résumons l’état de la crise. Celle-ci est
d’autant plus complexe qu’elle porte essentiellement sur trois axes politiques
mais de natures différentes. La première est la plus vieille, la plus
partisane : l’opposition propagandiste Histoire du Canada
(fédéraliste) ou Histoire du Québec (nationaliste, indépendantiste à l’extrême).
La seconde est épistémologique, et concerne essentiellement les débats
historiographiques au sein de
la profession historienne : Histoire
politique (succédanée de la vieille histoire-bataille du nationalisme clérical)
ou Histoire plurielle (selon les nouveaux problèmes, les nouvelles approches et
les nouveaux objets, selon les 3 tomes du célèbre recueil Faire de
l’histoire) et qui, grosso
modo, ouvrait sur
l’histoire économique, sociale, culturelle et la politique comme mouvement. À
ces deux premiers axes s’en joutera un troisième avec le temps, l'axe corporatiste : à quel
corps professionnel devons-nous confier l’élaboration des programmes et des
manuels scolaires en histoire? Aux historiens universitaires, comme dans les
années 1960? Aux enseignants d’histoire des niveaux primaire et secondaire comme en 1982? À
des spécialistes de la pédagogie dont le groupe dit des socioconstructivistes
allait détourner le Rapport Inchauspé pour aligner la réforme scolaire du Parti
Québécois dans la voie des intérêts du gouvernement libéral de Jean Charest?
Ces ambiguïtés proviennent de la
conjoncture historique dans laquelle fut adopté le Rapport Parent. La Commission, présidée par Mgr Parent,
travaillait à partir de la
tradition de l’enseignement de l’histoire dans le
cadre du nationalisme clérical où les querelles opposaient l’abbé Groulx au
Préfet du séminaire de Québec, Arthur Maheux (tous deux devaient mourir
symboliquement en 1967, l’année où le Rapport Parent rentrait pleinement en vigueur dans les
écoles de la Province. Au même moment, l’historiographie québécoise s’ouvrait
largement à l’apport de la tendance historiographique marquée par l’École des
Hautes Études en Sciences sociales, c’est-à-dire la célèbre École des Annales
et la publication de la revue Annales Économies, Sociétés et Civilisations. La
réforme Parent ne pu boucler l’axe partisan dans la mesure où les oppositions
entre
fédéralistes (partisans du maintien du Québec dans la Confédération) et
nationalistes (tournés vers l’Indépendance, ou au moins à la Souveraineté
nationale et étatique du Québec) iraient s’accentuant. Mais en plus, le milieu
professionnel des historiens était invité à se détourner de la traditionnelle
façon de voir la politique comme dynamique sociale et s’orientait vers les études d’économie; les
approches sociologiques; les problématiques culturelles et les nouvelles formes
de revendications politiques : syndicalisme, féminisme, migrations
(émigration des Québécois d’abord, immigrations étrangères ensuite); relations
internationales, etc. Voilà, en gros, le terreau dans lequel prirent racines
nos chardons dans la vallée du Saint-Laurent.
2- LE RAPPORT PARENT : LE FLOU ET L’ÉCLECTISME
Aux origines, il y avait le Rapport
Parent. À travers la
montagne de rapports, de mémoires, de dossiers et de témoignages, nous serions
en droit de supposer que l’enseignement de l’histoire tient une place majeure
dans les cinq volumes du Rapport. Or, la place tenue par l’enseignement de
l’histoire – dix pages! – laisse penser à une estime relative de la
connaissance historique dans l’ensemble des
programmes d’enseignement primaire
et secondaire. Il est vrai qu’entre les cours de français et les cours
d’arithmétique, l’enseignement de l’histoire n’avait jamais été considéré comme
plus important qu’il le faut. Jumelée avec la géographie dans un rapport complémentaire,
l’histoire n’était qu’une discipline axée sur la mnémotechnie. Cultiver la
faculté mémorielle des élèves par la rétention de dates et d‘événements était
le premier objectif de l’enseignement de l’histoire. Seul le vieux chanoine
Groulx pouvait encore considérer que son disciple, Guy Laviolette, devait
apporter une leçon de patriotisme en insistant sur les origines catholiques et françaises
davantage que les débats houleux des parlementaires sous la domination
anglaise. Amplifier la mission des Croisés de Ville-Marie afin de faire oublier les tractations
coloniales des marchands de fourrures, des brasseurs anglophones et protestants de Montréal et le haut-clergé québécois
relevait de la stratégie pédagogique du temps de Duplessis. Le Rapport
Parent devait toutefois
briser cette stratégie.
Le chapitre contient 21 paragraphes et 4
recommandations (t. 3 pp. 145 à 154). Le paragraphe 835, le premier, reconnaît
l’histoire comme une science du temps à l’égal de la géographie science de
l’espace. Pourtant une nuance épistémologique devrait nous dire que l’histoire
est une «science» autre que celles qualifiées de «sciences pures» : «À
la différence du physicien, l’historien ne peut se livrer à aucune
expérimentation; sa science a pour objet ce qui est passé, ce qui a disparu,
des comportements humains qu’on ne peut reproduire à cause de la part de
liberté et d’imprévisible qui les caractérisait. L’historien travaille sur des
matériaux incomplets…»
Qu’est-ce à dire? L’histoire est une connaissance qui a pour objet les mondes
morts, des mondes qui sont disparus, sans tenir pour autant compte de ce que nos systèmes de vie
ont hérité de ce passé. Le paragraphe 836, pour sa part, nous rappelle la
variété des programmes d’enseignement de l’histoire, spécifiant toutefois que
toutes mènent à donner des «leçons morales» par le passé, d’où que l’histoire
devient «l’une des disciplines les plus formatrices qui soient».
Le paragraphe 837 nous offre la
philosophie, l’esprit, qui doit animer l’enseignement de l’histoire. «Dans
un monde en aussi rapide évolution que le monde actuel, l’histoire peut
équilibrer l’intelligence et l’affectivité en donnant à chacun le sentiment
d’une certaine présence du passé, d’une cohérence de
l’évolution humaine;
l’histoire n’est pas une pure succession d’événements, de guerres, de
personnages, mais elle illustre aussi la volonté de progrès, le travail de
l’homme pour dominer la matière et la nature et les forces économiques et
sociales». Il est clair que l’idée de progrès justifie
le cours des événements, puisque morale de l’histoire il y a. Mais l’enseignant doit être
averti : «Malgré des événements qui parfois semblent une régression
dans le développement de la conscience, la perception d’une continuité de
l’évolution humaine permet d’échapper au sentiment de l’éphémère, du désordre,
de l’absurde. Tout cela suppose un enseignement qui soit basé sur l’histoire
des civilisations plutôt que sur la liste des batailles et campagnes militaires
qui sont “une sorte d’étude pathologique du passé humain” (Fernand Grenier, 1962)». Nous voici sortis
du monde de Lionel Groulx et de sa mission évangélique du passé héroïque et
militaire québécois.
L’eschatologie ne réside plus dans le triomphe de la langue
française ni de la religion catholique par la conquête démographique du
continent nord-américain, mais plutôt dans l’apologie du progrès et du bonheur. Contre
l’histoire factuelle, événementielle, (l’histoire-bataille tant honni par
Lucien Febvre), celle de la courte durée du politique, les commissaires parlent
de progrès et refusent la régression (la décadence); parlent d’évolution et
refusent l’absurde; parlent de civilisations et non de nation. On connaît le
sort qui attendait le programme exploratoire d’enseignement de l’histoire à
partir du monde actuel
piloté, moins de dix ans plus tard, par le groupe de pédagogues dirigé par Michel
Allard et André Lefebvre.
Passant du platonisme au pragmatisme, le
paragraphe 838 poursuit dans un sens général pour arriver à des objectifs
particuliers, le tout dans une démarche apparemment paradoxale. D’une part, on
affirme que «l’histoire des peuples, de leurs patients efforts, de leurs
luttes et de leurs querelles, de leurs ambitions et de leurs entreprises est
propre à inspirer à chacun le sentiment de son appartenance à
la race humaine,
de sa participation à cette commune aventure et le désir de collaborer à cette
marche en avant, soit sur le plan international, soit sur le plan national ou
local». Nous sommes placés
ici dans l’affect cosmopolitique. Nous parlons de «race humaine», de «commune aventure» et du «désir de collaborer à cette marche en avant». Mais nous
aboutissons au «plan national ou local». «Celui qui se penche sur le passé
de son propre pays y retrouve une partie de ses racines collectives et
personnelles, une explication des phénomènes sociaux et politiques qui
continuent de l’englober dans leur mouvement, des motifs de fierté ou de
regret, un désir de contribuer à l’orientation du destin collectif; cette
curiosité, cette compassion ou cette admiration envers les générations
disparues peuvent ainsi se transformer chez certains en valeurs actives et
généreuses. Churchill, Kennedy, de Gaulle ont révélé à quel point l’histoire
avait éveillé, nourri et stimulé en eux le patriotisme, le goût de l’action, le
désir de servir les autres».
Outre le fait que ce paragraphe continent une motivation avouée d’impérialisme
(la mission civilisatrice ou
le fardeau de l’homme blanc),
la préoccupation collective est descendue de la race humaine au destin collectif qui n’est pas la même chose. Nous sommes
ici, sans les nommer, aussi bien dans l’histoire canadienne que dans l’histoire
québécoise. On le voit, les paragraphes 837 et 838 sont à l’origine de deux
des axes sur lesquels se sont développés des surgeons de disputes et d’oppositions
au cours des cinquante années suivantes. Primauté de la participation à
l’aventure humaine, mais vite subsumée par le patriotisme de sa petite
patrie. Inutile d’insister : c’est ce second aspect qui sera privilégié sur le premier.
Le paragraphe 839 contient une série de leçons
de l’expérience. C’est la
faculté kantienne de juger qu’entend développer la leçon d’histoire. On
s’aperçoit vite que l’intérêt pour la chose sociale ou économique s’efface au
point de disparaître derrière le politique. La leçon entend injecter une dose
de pensée pratique dans un enseignement dont beaucoup mette en doute la
pertinence : «Ce contact avec le
passé étend l’expérience de chacun,
enrichit de la sorte l’intelligence, lui donne des points de comparaison qui
peuvent guider le jugement présent et l’action à entreprendre. Ces leçons
serviront à l’homme politique, mais aussi à tous les citoyens pour les
instruire sur les comportements collectifs, les aider à poser les problèmes
contemporains avec un certain recul, affirmer leur perception et leur
orientation sociales et politiques, affermissant ainsi leur conscience, leur
jugement et leur liberté». En
prolongeant la finitude morale de la connaissance historique, les commissaires
réduisaient celle-ci à un sac à exempla à reproduire ou à éviter dans la démarche du progrès de la
nation. Visant d’abord l’homme politique, puis le citoyen, l’enseignement de
l’histoire montait d’un cran vers l’élite de la société.
Cette vision utilitariste est qualifiée d’humaniste
dans le paragraphe 840 qui
ajoute à ce sac à exempla une
meilleur perception intelligible du temps. Comme on sait, la perception du
temps ne commence à se développer qu’à l’adolescence, à mesure que l’enfant
expérimente la durée. L’histoire doit donc servir à lui ouvrir la perception
sur les durées collectives. Encore là, et c’est clairement dit, pour accéder à
la sagesse et à la patience politiques.
Le paragraphe 841 nous ramène aux objectifs
scientifiques de la matière. «L’histoire ne doit pas être un instrument de
prédication ou de propagande, elle doit développer l’esprit critique, nourrir la
réflexion sur le présent; mais on ferait fausse route en histoire si on
cherchait
à idéaliser le passé outre-mesure, à y ramener des rancœurs, ou à
s’en servir comme d’un tremplin politique. On doit essayer de voir quels
problèmes se posaient aux hommes d’une époque donnée, quelles solutions il y
ont apportées». Nous
sommes toujours au niveau de la raison critique beaucoup plus que dans une
démarche scientifique. Pour saisir le paradoxe de ce paragraphe, il faut
comprendre l’aspect réactif face à l’enseignement clérico-nationaliste de
l’histoire depuis la fin du XIXe siècle. Il faut mettre un bémol à
l’idéalisation des héros du passé afin, précisément, de ne pas cultiver les
rancœurs qui jaillissent partout le long du cours de l’Histoire. Voilà pourquoi
les commissaires servent une prudente mise en garde aux enseignants : «Si
on rencontre là des raisons d’être fiers de ses ancêtres ou d’admirer leurs
efforts, c’est un effet secondaire fort heureux de l’enseignement de
l’histoire; mais le professeur d’histoire serait constamment porté à déformer
la réalité s’il faisait de ces conséquences une fin en soi et voulait
transformer la leçon en une apologie. Le professeur d’histoire doit, tout comme
l’historien, “se tenir en garde contre lui-même. À tout instant, il est tenté
de suppléer à l’incertain par un vif désir de certitude, à l’inconnu par la
hâte orgueilleuse de la découverte, à l’hypothétique par une conclusion
précipitée; il lui serait tellement commode de substituer aux principes d’une
société révolue sa propre philosophie de la vie, aux préoccupations d’une
époque lointaine ses préoccupations à lui, à la vérité sa vérité! Aux
difficultés de son métier il doit répondre par une prudence souveraine dans la
recherche et dans l’expression, par une mesure délicate dans l’appréciation,
par une pondération méticuleuse dans la discussion, par la nuance dans le
jugement”». Cette citation, qui est de Marcel
Trudel, ne respecte pas l’esprit que l’on
retrouvait encore chez lui dans sa thèse de 1940 sur l’influence de Voltaire au Canada! Il va de soi que tout cela n’était que vœux pieux : «Cette
pondération, ce jugement et cette prudence sont parmi les éléments les plus
formateurs de l’enseignement de l’histoire; à la suite du maître, l’élève
s’entraînera à cette ascèse de l’objectivité, apprendra à considérer les divers
aspects d’une question, se rendra compte qu’il ne possède qu’une partie des
éléments du problème, s’habituera à peser ou à nuancer ses affirmations». Ce qui est le résultat de la recherche
scientifique et s’applique fort bien en physique ne peut être
obtenu d’une discipline qui s’adresse précisément aux membres les plus
partisans et les plus propagandistes d’une société : les politiciens.
Tout était bon pour les commissaires dont
on mesure mal la difficulté à rompre avec le passé lorsqu’ils réfèrent, en deux
paragraphes, tantôt à Daniel-Rops, tantôt à Paul Ricœur, un catholique qui a
travesti la pensée maurassienne en catholicisme intégral et un protestant associé au mouvement
personnaliste. Dans le paragraphe 842, il est question de rappeler que
«l’histoire est toujours une science conjoncturale, même si elle s’applique à
des événements tout proches de nous» (Daniel-Rops) Être prudent jusqu’à devenir
timoré ou audacieux jusqu’à la témérité. Daniel-Rops savait tordre les
conjonctures pour en faire des certitudes divines dans sa magistrale Histoire
de l’Église. Les
commissaires ont choisi le regard timoré de l’herméneute de l’histoire : «…elle
habitue l’esprit à ne s’aventurer que prudemment dans les interprétations qu’on
peut être tenté de donner au sujet d’événements ou de textes même tout à fait
contemporains». La science
conjoncturale devient vite une idéologie de la relativité, le relativisme, tant
qu’«à la compréhension internationale, la distance entre les pays et les
peuples d’une même époque étant parfois l’équivalent d’une distance dans le
temps; c’est un entraînement à la prudence dans les relations humaines,
puisqu’on ne connaît bien souvent, que des vérités fragmentaires et partielles». Tel est l’esprit avec lequel la gauche
québécoise actuelle adopte face aux immigrants. Les valeurs étant relatives, il
faut donc toutes les défendre jusqu’à la limite de l’acceptable des droits de
l’homme. Le préjugé colonialiste, que nous avons déjà souligné à travers
l’impérialisme qui hantait le rapport, éclate ici quand il dispose la distance
dans l’espace équivalent à la distance dans le temps. Les immigrants qui
arrivent ici proviennent de pays, de cultures «arriérées», donc il faut leur
laisser paisiblement le temps de rentrer dans le XXIe siècle grâce aux gadgets
électroniques et autres instruments d’intégration à la culture québécoise. Ce
que complète le paragraphe 843 lorsqu’il parle de la sympathie. Certes, historiens comme élèves peuvent
user de leur «imagination» face aux incertitudes : l’intuition,
l’induction à partir d’un
détail ou d’un texte, bref tout ce que Karl Popper
tient pour épistémologiquement inacceptable, comme il le rappelle dans sa Misère
de l’historicisme. «C’est
la sensibilité aussi qui contribuera à la reconstitution synthétique d’un
événement, d’un personnage, afin de leur redonner vie, couleur et mouvement,
mais en gardant toujours appui sur des fragments de vérité suffisamment
nombreux, interprétés avec objectivité; c’est elle qui saura redécouvrir la
couleur quotidienne du passé…»
On comprend l’importance qu’a prise le roman historique pour pallier à la
timidité des historiens. Ici, on pouvait pousser l’audace jusqu’à la témérité,
et les romanciers ne se sont pas gênés pour le faire. «Entre une sympathie
inculte et une sympathie cultivée»,
comme dit Ricœur dans Histoire et vérité, l’enseignement n’a pas toujours su choisir la bonne sympathie.
Le paragraphe 844 vise à réparer les
impairs de l’enseignement de l’histoire par le passé. Pour les catholiques, il
s’agit de
comprendre les protestants et pour les protestants, de comprendre les
catholiques. De toutes façons, les protestants auront autant d’intérêt pour
l’évêque Mountain que les catholiques pour Mgr de Laval. C’est là le fondement
même des deux solitudes.
Contre l’esprit de querelle, les commissaires prêchent pour l’esprit de
mutuelle compréhension, mais chacun chez soi. De même, le paragraphe 845 passe
en revue les intentions des anciens programmes et manuels d’histoire tant dans
les milieux catholiques que protestants. On constate que l’élément linguistique
est secondaire parmi les oppositions entre «les deux peuples fondateurs». Le
paragraphe 846 rappelle la médiocrité de la formation des anciens enseignants
et la pénurie des nouveaux. Les autres paragraphes viseront à proposer des
réformes en vue de se donner des enseignants adaptés aux nouveaux programmes.
Ainsi, le paragraphe 847 rappelle qu’il faut dissocier l’histoire de
l’apologie. Le paragraphe
848 retombe dans le paradoxe en élargissant l’évocation des divers aspects de
la civilisation tout en continuant à suivre la chronologie tracée par les
événements politiques. «Ce ne doit être que l’armature d’un enseignement de
l’histoire plus riche, plus diversifié, mieux appuyé sur le développement et le
progrès des sociétés que sur l’énumération de leurs querelles».
D’où le besoin d’élargir le programme qui
se voit confronté à un éventail de problématiques (l’économie, la culture), de
nouvelles approches (l’audio-visuel) et de nouveaux objets (la société). Le
paragraphe 849 expose donc les aspirations des commissaires : «Un
programme
équilibré devrait aussi faire connaître l’histoire du Canada moderne,
celle de l’Angleterre, celle des États-Unis; on devrait aussi enseigner des
notions générales sur le développement et l’évolution des autres civilisations
européennes, sur les riches et anciennes civilisations asiatiques, sur
l’évolution récente des pays d’Afrique. Il devrait s’agir là de notions sur les
grands courants de civilisation et d’art plutôt que d’énumération de guerres et
de dynasties. Dans les dernières années du cours, on devrait concentrer sur
l’histoire contemporaine des civilisations; en histoire du Canada, sur
l’histoire du XIXe et du XXe siècles, sur l’étude des institutions civiles
et
parlementaires et celle de la conquête des droits démocratiques, le tout situé
dans le contexte global nord-américain».
L’usage du conditionnel montre qu’il ne s’agit-là que de grands traits généraux
dont on imagine difficilement la hiérarchisation ou l’harmonisation. Le
paragraphe 850 n’est guère plus précis en ce qui a trait aux manuels. Les
commissaires entendent «soumettre les manuels en usage à un comité
d’historiens». Ce qui
revient encore à baigner dans le flou puisqu’on imagine qu’un historien est
également un pédagogue, ce qui ne va pas de soi. De même, par prudence, on
insiste pour que ces manuels «devront être adaptés à l’âge des enfants à qui
on les destine»! On
retrouve ici le germe de la dispute, qui ne s’est pas apaisée depuis, entre
historiens universitaires et pédagogues de l’enseignement de l’histoire dont le
schisme du département d’histoire de l’UQAM dans les années 1970 a été l’effet
le plus dommageable.
Le paragraphe 851 poursuit la praxis de la stratégie de l’enseignement en
investissant dans les nouveaux outils pédagogiques. Non seulement les manuels
et les tableaux, mais les visites aux
musées, le cinéma, l’audio-visuel. Le
paragraphe 852 exige que les enseignants soient diplômés, des licenciés en
histoire pour le niveau secondaire. Les paragraphes 853 et 854 développent les
méthodes, là à l’élémentaire, ici au secondaire, pour former les nouveaux
enseignements. Le manque de réalisme psychologique est plutôt décevant : «À
l’école élémentaire on pourra enseigner l’histoire en éveillant d’abord les
enfants à la notion du
temps», ce
qui est assez difficile avant l’adolescence. Les travaux de Piaget avaient
pourtant montré depuis la Seconde Guerre mondiale que les perceptions de
l’espace se formaient précisément dans la petite enfance mais que celles du
temps n’apparaissaient que beaucoup plus tard. «À ce niveau, poursuivent les commissaires, l’enseignement
de l’histoire nationale pourra consister en biographies de personnages
historiques, de l’homme moyen, du bourgeois ou de l’artisan d’une époque
donnée; les outils, costumes, gravures qu’on trouve dans les musées serviront
d’illustration, aussi bien que les photographies représentant la ville qu’on
habite dans l’état où elle était il y a cinquante ou soixante-dix ans. On
devra, dès ce stade, viser à la plus grande objectivité…» Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend
par la plus grande objectivité avec
des enfants entre 6 et 10 ans? À ce compte, le paragraphe suivant ne fait
qu’ajouter que l’enseignement au niveau secondaire poursuit celui du niveau
primaire!
«Les aspects de la civilisation, de la vie quotidienne seront mis
en lumière; c’est ce cadre ensuite qui servira de point de départ et
d’arrière-plan pour l’étude des moments et des faits historiques : batailles,
fondations, traités, institutions, etc». Cette habileté à tourner en rond, à se contredire aussi bien
dans ses intentions que dans ses stratégies, diverge avec les certitudes de
l’enseignement clérico-nationaliste. Les deux axes contradictoires s’annulent
dans leurs effets respectifs. Tous les idéaux à la fois du ministère et des
départements universitaires d’histoire sont proprement déconnectés de la base
et abandonnent les enseignants à leur sort.
Ce que confirme le paragraphe 855 intitulé
précisément : Direction de l’enseignement! «L’impulsion à donner, dans
l’enseignement de l’histoire, suppose une concentration des meilleures énergies
et des diverses initiatives intéressantes qui existent ici et là. La
coordination de cet enseignement, le recrutement du personnel, la préparation
de manuels et de matériel didactique, l’élaboration des programmes et une
didactique appropriée supposent un travail considérable. C’est pourquoi le
ministère de l’Éducation devra en confier la responsabilité à un historien
compétent, expérimenté dans l’enseignement, possédant le dynamisme et les
qualités administratives nécessaires. Le fonctionnaire devra être autorisé à
constituer un comité consultatif de spécialistes, pour l’assister dans sa tâche». Bref, des enseignants abandonnés à
eux-mêmes et un historien patenté assisté d’un comité consultatif pour dire aux
troupes où aller et où ne pas aller. Un sac trop étroit pour trop d’étrennes.
Le paragraphe 856 contient les différentes
recommandations des commissaires au ministère :
(272) Nous recommandons que les
programmes d’histoire générale et les programmes d’histoire du Canada soient
les mêmes, dans leurs grandes lignes, pour les écoles françaises et les écoles
anglaises.
(C’était délibérément oublier que les
commissions scolaires étaient divisées alors par confessions religieuses et non
linguistiques.)
(273) Nous recommandons que les
programmes et la didactique pour l’enseignement de l’histoire visent à en faire
une discipline qui habitue l’élève à l’objectivité, à la précision, aux
jugements mesurés.
(C’était l’apprentissage de l’histoire
comme leçons morales.)
(274) Nous recommandons que l’on nomme,
au ministère de l’Éducation, un organisateur de l’enseignement de l’histoire,
et qu’on l’autorise à s’entourer d’un comité consultatif de spécialistes.
(Mesures administratives des cadres
supérieurs.)
(275) Nous recommandons que
l’organisateur de l’enseignement de l’histoire ait pour fonction de coordonner
toutes les initiatives en ce domaine, de faire examiner ou préparer les manuels
d’histoire et le matériel didactique, de veiller à l’élaboration des programmes
et de la didactique pour l’enseignement de l’histoire, d’aider au recrutement
du personnel requis.
(Programme des tâches des cadres
administratifs).
On le constatera assez facilement, rien
dans les recommandations ne concerne spécifiquement les contenus. L’ensemble
des commissaires et de leurs adjoints ont-ils négligé l’enseignement de
l’histoire par insouciance d’une discipline jugée peu importante dans le cadre des
exigences des milieux de travail ou bien ont-ils fait preuve d’un dilettantisme
inacceptable pour une entreprise aussi importante
que la connaissance critique
du passé? Comme le reconnaît Félix Bouvier, «le rapport Parent ne propose
pas de faire table rase des méthodes d’enseignement traditionnelles, mais
plutôt d’élargir la conception de l’histoire. Il faut donc “continuer
d’utiliser la chronologie, l’histoire politique, combats, guerres, conquêtes;
ce sont là des points de repère bien définis, et ce squelette chronologique a
une utilité didactique incontournable”».
(F. Bouvier. «Les années 1960 ou des mutations accélérées à l’enseignement
secondaire”, in Collectif. L’histoire nationale à l’école québécoise – Regards sur deux siècles d’enseignement,
Québec, Septentrion, 2013, p. 333). Cette opportunité allait permettre la
fondation des Éditions du Boréal Express et la publication de trois volumes
sous formes de gazettes (inspiré d’un modèle français) correspondants à
diverses dates significatives, de la Nouvelle-France à l’Acte d’Union. De cette
opportunité allait naître également le fameux manuel des historiens Jacques
Lacoursière, Jean
Provencher et Denis Vaugeois. Ce manuel, inspiré de celui des
collèges classiques des Clercs de Saint-Viateur, Paul-Émile Farley et Gustave
Lamarche, utilisé depuis les années 1940, comportait déjà des sections entières
sur la vie économique, la vie sociale, la culture et les arts. Tout ce qui
restait à faire était de conserver à peu près le même découpage éditorial et le
remplir de matériaux nouveaux. C’est parce qu’il ne doit pas être si mauvais
que ce manuel a été utilisé par une longue séquence de générations successives d’élèves
jusqu’à nos jours. Certes, au cours des années et des différentes réformes,
d’autres manuels ont été proposés, comme nous le verrons, mais aucun n’a eu la
carrière de ce manuel.
On constatera donc que les problèmes de
l’enseignement de l’histoire au Québec remontent à la formulation et aux
intentions vastes et imprécises, quand elles ne sont pas contradictoires, du Rapport
Parent, et plutôt que dans
les manuels ou les outils pédagogiques, c’est à un autre niveau qu’il faut
enquêter pour trouver ce qui ne va pas dans cet enseignement pour qu’il soit
constamment ramené dans l’arène des débats publiques.
La dizaine de pages réservée à
l’enseignement de l’histoire dans le Rapport Parent, par sa fluidité et sa praxis non ciblée contraste avec le volume rédigé
à peu près à la même époque par une autre commission, fédérale celle-là, celle
du bilinguisme et du biculturalisme Laurendeau-Dunton. Ici, Marcel Trudel,
historien cité par les commissaires du Rapport Parent, conduit avec une autre historienne, qui va
publier sa thèse sur Les manuels d’histoire du Canada au Québec et en Ontario (de 1867 à 1914),
Geneviève Laloux-Jain (Québec,
P.U.L., 1973), une Enquête sur les manuels
utilisés d’un océan à l’autre au Canada. Le cahier # 5 des
Études de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le
biculturalisme explore en profondeur, ce que ne fait pas la commission Parent,
le contenu des manuels (Une étude universitaire, toutefois, avait porté sur ces
manuels : Aimée Leduc. Les manuels d’histoire du Canada, Étude publiée sous l’égide d’“une équipe de
recherche” de l’École de Pédagogie et d’Orientation de l’Université Laval,
Québec, 1963). L’utopie visée par la Commission fédérale visait à concevoir et
offrir un manuel scolaire qui reflèterait l’histoire des différentes régions
canadiennes, ce qui était un pari risqué. Pari perdu d’avance au Québec.
L’excellent
manuel qui naîtra de cette enquête, Canada : unité et diversité, rédigé par
trois historiens pourtant francophones plus un anglophone, a été littéralement
pilonné même s’il a été accepté par le Ministère de l’Éducation. Lacoursière,
Provencher et Vaugeois envoyaient rouler au tapis Hamelin, Cornell, Ouellet et Trudel.
Jamais même les Libéraux, une fois au pouvoir à Québec, n’ont songé à substituer
le manuel canadien au manuel québécois. Bref, le Rapport Parent et ses suites ont confirmé tacitement le
cheminement tracé par l’éducation clérico-nationaliste en le laïcisant :
l’histoire du Canada, c’était essentiellement l’histoire du Québec, là où les
Canadiens Français avaient posé, mais posé seulement, le pied et d’où ils
étaient revenus.
Si les commissaires rédacteurs du Rapport
Parent sont restés si
vagues à propos de
l’enseignement de l’histoire, c’est qu’ils n’étaient pas
sans ignorer que depuis 1962 l’historien Pierre Savard, son collègue Marcel
Trudel et l’abbé Georges-Étienne Proulx avaient fondé ce qui deviendra la
Société des professeurs d’histoire du Québec. Cet organisme, formé alors
d’historiens diplômés, de pédagogues et d’enseignants spécialisés en histoire,
s’activait déjà, par des congrès annuels, des ateliers, des projets, à meubler
les cours d’histoire aux niveaux primaire et secondaire. Il apparaît évident
que c’est en tenant compte du dynamisme de cette jeune organisation, que c’est
à elle que s’adressaient les dix pages et les recommandations du
rapport.
3- L’INSTABILITÉ INSTITUTIONNALISÉE
La permanence des manuels
scolaires et les réformes successives de l’enseignement de l’histoire entre
1973 et 2007 n’ont fait qu’institutionnaliser l’instabilité même des choix
affirmés par le Rapport Parent.
En fait, dès que c'est
présentée l’alternative d’une histoire nationale centrée
sur le Canada et l’État fédéral, l’enseignement de l’histoire au Québec s’est
mis dans une position de résistance. Les opposants ont usé de tous les
sophismes pour se justifier et se condamner mutuellement. D’autre part, dans l’axe
histoire politique/nouvelle histoire, avec la réforme de 2007, on a déploré «que
l’histoire n’est plus étudiée pour ce qu’elle est, mais qu’elle est devenue un
outil d’interprétation, une sorte de propagande éditoriale à la gloire de la
société contemporaine» La critique de F.
Bouvier (in Coll. L’enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au
Québec, Québec,
Septentrion, 2008, p. 9) vise un manuel en particulier, D’hier à demain. C’est
l’aboutissement, on l’aura facilement reconnu, de la philosophie de l’histoire
qui inspirait les commissaires du Rapport Parent : l’idée de progrès. Selon l’interprétation
whig de l’histoire
élaborée au Siècle des Lumières, il s’agit de regarder venir le passé vers soi
et expliquer les méandres du cours historique comme devant mener
inéluctablement à notre situation actuelle comme climax de l’évolution humaine. C’est la version
nouvelle de la fin de l’histoire. Alors?
Continuité ou trahison?
À l’opposée, nous retrouvons la position du didacticien Paul
Inchauspé pour qui «l’école doit… transmettre les éléments de la mémoire
collective qui construisent l’identité et ce n’est pas parce qu’on est privé de
la souveraineté comme ciment identitaire qu’il faut s’empêcher de le faire» (F. Bouvier, in Coll. Ibid. p. 14).
Entendons bien la spécificité de la
position d’Inchauspé. Il ne s’agit pas d’en appeler à un nationalisme grégaire
ou à un culte des héros du passé, comme dans le nationalisme traditionnel, mais
une irruption du thème de la mémoire très prisé par l’historiographie française
menée par Pierre Nora avec sa série sur Les Lieux de Mémoire. Cette façon, profondément judaïque
d’aborder le passé par le thème de la mémoire, est cultivée par différents
groupes victimaires du XXe siècle (les rescapés de la shoah, les descendants de l’esclavage
afro-américain, les mouvements syndicalistes et féministes, etc.). Face à
l’activisme politique, qui peinait à mobiliser les groupes une fois atteints
des acquis réformateurs, c’est à la conscientisation que les militants en
appellent. Ici, la notion de mémoire devient à son tour ambiguë, voire
contradictoire avec la notion même d’histoire et de son enseignement tel que
promu par le Rapport Parent.
Si nous prenons maintenant
l’antithèse du second axe, le récit encore prisée en 1982 par les enseignants
s’avèrerait un obstacle à l’analyse et à la compréhension scientifique de
l’histoire. Doit-on privilégier alors un récit nationaliste québécois ou un
récit nationaliste canadien? Personne ne s’interroge à savoir si ce que disent
les didacticiens est juste lorsqu’ils rappellent qu’
«une histoire beaucoup
trop basée sur le récit ne favorise pas “une compréhension poussée de
phénomènes et de concepts historiques complexes”. L’utilisation exagérée de ce
récit et de l’émotion qu’il suscite vise donc essentiellement à “développer un
sentiment d’appartenance à la nation et à l’histoire canadienne”» (F. Bouvier. In Coll. Ibid.p.11). Or, pourquoi reprocher à un récit
d’histoire canadienne (de susciter de l’émotion) ce qu’on accepte forcément
d’un récit d’histoire québécoise? L’orientation teintée de nationalisme est
évidente. Le récit est politique, l’objet est étatique. L’analyse est sacrifiée
aux mannes du pouvoir. Voilà pourquoi l’historien Michel Sarra-Bournet réclame,
encore en 2008, la même recommandation que les commissaires au début des années
1960 : «de renforcer les connaissances historiques des enseignants,
d’enrichir les connaissances prescrites dans le programme, de les soumettre à
l’évaluation et de rééchelonner l’histoire chronologique du Québec sur deux ans» (F. Bouvier. In Coll. Ibid. p. 22). Ce qu’il est en voie d’obtenir avec
la réforme commandée par la ministre péquiste Marie Malavoy.
La série d’études publiée en
2008 dans le recueil dirigé par Félix Bouvier et Michel Sarra-Bournet suite au
45e Congrès annuel de la Société des professeurs d’histoire
du
Québec, L’Enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec, permet de mesurer la distance à la fois si
éloignée et pourtant si proche de l’état de cet enseignement au début du XXIe
siècle et ce qu’il était au moment où fut adopté le Rapport Parent. Les conflits internes, comme nous pourrons
l’observer, procèdent du flou et de l’éclectisme contenus dans les dix pages du
Rapport. Tout cela a certes évolué à travers des contextes divers qui ont
marqué le Québec contemporain depuis la Révolution tranquille. Les
contradictions internes du programme témoignent, toutefois, des mutations de la
discipline elle-même. Sur ce recueil et ses observations, la réforme actuelle
de l’enseignement par le gouvernement du Parti Québécois s’appuie afin de
ramener l’enseignement de l’histoire au récit national tout en portant un
aspect particulièrement insistant sur le Québec contemporain, ce qui engage
l’enseignement vers de possibles voies de propagandes politiques, ce que
craignaient les commissaires des années 1960. Ces contradictions sont donc à la
fois générées par des flux et des reflux internes aussi bien qu’externes à la
discipline, surtout par les contradictions qui animent la société québécoise.
Une sourde continuité demeure alors que s’agitent, à la surface, des courants de
changement et des remous qui emprisonnent enseignants et élèves dans des
contorsions douloureuses.
Ce qui a profondément affecté le programme
d’enseignement de l’histoire
du Québec, c’est la réforme dite du renouveau
pédagogique,
approuvée par le Ministre de l’Éducation du gouvernement libéral en 2007
Jean-Marc Fournier, Histoire et éducation à la citoyenneté. Rappelons
l’essentiel de cette réforme : «En troisième secondaire, les élèves
apprennent la matière de manière chronologique alors qu'en quatrième
secondaire, le même contenu historique est revu mais de manière thématique». Face à l’idée
d’une histoire vivante que promouvait le Rapport Parent, le Parti libéral de Jean Charest a choisi d’ajouter un volet d’«éducation à la citoyenneté»,
volet pragmatique et utilitariste qui donnait valeur à un savoir jugé inutile;
aussi,
l’ajout de cette pièce enlevait-elle sa vitalité imaginative à la connaissance
historique, si importante pour le développement des affects collectifs des
élèves. L’histoire nationale devenait, pour le programme scolaire, rien de plus
qu’un croupion qui relevait davantage de l’éducation civique et des
«compétences» qui signifient rien de plus qu’un acquis méthodologique et
performatif. De toute façon, lors de la grève étudiante du printemps 2012, on a
vu comment le gouvernement libéral tenait à cœur le type de résultats de cette éducation
à la citoyenneté. Aussi, les militants pour un retour à l’enseignement de
l’histoire nationale ont-ils été encouragé par le programme électoral du Parti
Québécois pour l’élection de 2012 d’un cours chronologique étalé
sur deux ans.
Les symptômes les plus navrants issus du Renouveau
pédagogique en
enseignement de l’histoire, programme subverti par le Parti libéral, nous permettent de mieux comprendre la décomposition culturelle qui s’en est suivie
et qui, par un retour inattendu des événements, s’est retournée contre le même
gouvernement six ans plus tard, dans les rues de Montréal. Du coup, la
démocratie électorale s’est vue défiée par la démocratie directe à travers le
mouvement de contestation des frais de scolarité à l’université, mouvement
appuyé par une forte partie de la population montréalaise. Si le gouvernement
Charest pouvait dénoncer l’irrespect des lois, lui-même s’est mis au ban de la
société en usant de la violence policière plutôt que du dialogue ouvert, ce qui
a fini par mettre à bas ce gouvernement irresponsable et corrompu. Certains
observateurs cinglants pourraient opposer ainsi aux réformateurs péquistes que,
malgré tout, la réforme issue du Renouveau pédagogique n’avait pas si mal
marché!
4- LES SUBSTITUTIONS
TRANQUILLES
La réforme Parent ne s’est pas
traduite concrètement du jour au lendemain. Il a fallu une période d’adaptation
qui dura environ dix années pour qu’elle parvienne à véritablement bouleverser
l’enseignement primaire et secondaire. Pendant ce temps
se mettaient en place
les appareils institutionnels du Ministère de l’Éducation, le personnel administratif
et pédagogique, les conseillers et les décideurs, enfin on construisait les
polyvalentes, on annexait les anciens Collèges classiques pour en faire des
Cégeps, quand on en construisait pas des nouveaux, et on précisait les
stratégies sensées répondre aux recommandations des commissaires.
En histoire,
dès 1965, la rédaction du programme fut confiée à une équipe d’historiens et
d’enseignants du secondaire : Denis Vaugeois, Micheline Dumont et Bruno Deshaies, dont la présence jusqu’en 1977 (et par le fait même à l’origine de la
première réforme, celle de 1982), allaient orienter le
développement provincial
de l’enseignement de l’histoire. Pour Julien Prud’homme, «le programme de
1967-1970 est… d’abord un programme d’historiens qui valorise l’autonomie
disciplinaire de l’histoire savante. Se référant tant au rapport Parent qu’à
des textes de Cité libre, le
préambule de 1967, qui reste inchangé
en 1970, insiste sur le caractère
“scientifique” de l’histoire et précise que son intérêt pour la formation de la
jeunesse réside essentiellement dans son “culte de la vérité” et les règles qui
lui sont intrinsèques; la production de matériel didactique semble d’ailleurs
elle aussi en bonne partie le fait d’historiens professionnels» (Coll. Ibid. p. 47). Le programme de 1982 s’inscrit dans
la continuité, étant le produit du travail de trois enseignants en histoire
conseiller par l’historien Jean-Paul Bernard. Ce programme restera inchangé, à
la satisfaction des enseignants, jusqu’au milieu des années 1990.
C’est alors que s’opère une
première substitution de personnel dans l’organisation des programmes
d’enseignement : «des pédagogues du MEQ et du CSE [Conseil Supérieur de l’Éducation] militent
de nouveau pour une réforme des programmes inspirés de la psychopédagogie, et
qui met l’accent sur le concept d’habiletés “génériques” et “métacognitives”,
destinées à ré-agréger les matières sur de nouvelles bases. Le nouveau gouvernement péquiste au pouvoir
à Québec va entrer dans ce jeu en mettant sur pied le comité Corbo dont le
mandat est de redéfinir les finalités de l’école. «Le mode de création de ce comité
témoigne
d’ailleurs de l’impulsion donnée par les acteurs en charge :
d’une part, en effet, le groupe se compose de trois conseillers pédagogiques
pour un seul enseignant et trois acteurs externes, tandis que, d’autre part,
les participants sont d’emblée conviés à un changement global et alimentés par
les documents de travail du MEQ qui les mènent a priori à entériner l’idée de “ne pas
traiter pour elles-mêmes des matières” mais plutôt des “capacités que les
disciplines peuvent développer chez les élèves”. C’est dans ce rapport que,
pour valoriser ces “capacités”, on propose pour la première fois de réorganiser
les disciplines autour de “domaines” transversaux, l’histoire et la géographie
étant rattachées aux domaines de l’“univers social” et de l’“éducation sociale
et civique”» (Coll. Ibid.
p. 48). Cette substitution
devait se faire tranquillement grâce aux différents ministres qui se sont
succédés sous les gouvernements Bouchard et Landry. Les résultats furent
déprimants à bien des égards.
L’emprise des nouveaux
psychopédagogues dits «socioconstructivistes» se heurta, dans le champ de
l’histoire, au comité Lacoursière (Groupe de travail sur l’enseignement de
l’histoire),
«majoritairement composé d’enseignants et d’historiens, [qui] fait porter ses discussions sur le
contenu des programmes, les États généraux sur l’éducation, pour leur part,
voient plaider des intervenants à vocation psychopédagogique, qui avaient boudé
le comité Lacoursière (comme le Conseil pédagogique interdisciplinaire du
Québec), en faveur d’objectifs transversaux libérés des contraintes
disciplinaires et se référant au rapport Corbo. Ce sont ces dernières
recommandations qui sont reprises en 1997 dans le rapport Inchauspé, sous le
nom de “compétences transversales”, et sur la base desquelles est lancée une
vaste réforme de l’enseignement dans laquelle les cours d’histoire sont
destinés à être rebaptisées
“Histoire et éducation à la citoyenneté”. Ce changement de garde, inutile de le
souligner, déplaît aussi bien aux enseignants qu’aux historiens. Pour les
enseignants, la «pédagogie par objectif», «centré sur le développement de
l’enfant» n’est guère plus que de la langue de bois de fonctionnaires. Pour les historiens, la discipline est
balayée du revers de la main pour des byzantinismes d’évaluation et de
docimologie, tant «il est important de noter que le ton n’est alors ni à la
continuité ni à la préservation de l’autonomie des contenus disciplinaires». La substitution se déleste, au passage,
de la païdeia conservée
et affirmée par le Rapport Parent et
maintenue par les conseils successifs jusqu’à Inchauspé lui-même, à la technè
qui considère le rapport
fonctionnel de l’individu dans la société comme la principale préoccupation de
l’école. Cette déshumanisation, cette brutalisation des objectifs, voilà ce qui se cachent
sous la langue de bois des
socioconstructivistes à l’origine de la crise installée depuis le début du XXIe
siècle.
Car, dès 2001, «des
représentants du MEQ indiquent que “les savoirs [transversaux] remplaceront
dorénavant le contenu disciplinaire” comme clefs des programmes (la pertinence
de chaque discipline résidant dans sa “contribution” à ces objectifs)».
Pis, «ces acteurs s’assurent
désormais d’une prise directe sur la rédaction des programmes : le
processus de rédaction est cette fois conçu comme un tout unifié placé sous la
supervision centralisée d’une commission qui consulte ses propres experts,
tandis que la place des enseignants et des historiens dans la rédaction des
programmes d’histoire est bien moindre qu’auparavant». Cette substitution décidée par des
hauts fonctionnaires, d’abord sous un gouvernement péquiste, puis continuée
sous un gouvernement libéral, visait certainement à briser l’esprit du Rapport
Parent, déjà passablement
saboté par les intérêts économiques et politiques. C’était une révolution culturelle sans tambour ni trompette mais qui ne tarda pas à susciter des
échos parmi la population, incapable de s’adapter aux changements concrets dans
l’évaluation du rendement de leurs enfants en classe.
Le programme de 1982 était
concret dans l’esprit des parents aussi bien que des enseignants. Le programme
contenait déjà des concepts pédagogiques et des objectifs «subsumés dans les
exigences de la discipline historique».
«Ainsi, le
programme, divisé en périodes et en sous-thèmes, connaît déjà le
concept d’objets dits “transversaux”. À l’époque, cependant, le concept désigne
des dimensions internes de l’historiographie, constituant en fait des occasions
de synthèse thématique pour des questions du genre : “Quels sont les
impacts sociaux de l’industrialisation?” Ces habiletés-synthèses restent
ancrées dans leur objet : “synthétiser” ne signifie jamais la réalisation
abstraite d’une synthèse quelconque, mais toujours la capacité à synthétiser,
disons, la Conquête»
(Coll. ibid. p. 50). Et
le travail de synthèse est toujours la base de tout travail historiographique,
qu’on recourt au mode
du récit ou à celui de l’analyse. «Le programme de
1982 connaît aussi la notion d’“habileté”, au sens d’une performance considérée
pour elle-même. Cependant, il ne la détache jamais vraiment des conditions
intrinsèques de la pratique de l’histoire. Par exemple, l’aptitude à situer un
fait dans un espace-temps ou à préciser des chaînes causales n’a jamais pour
but d’établir un rapport immédiat au présent. Ces habiletés ne s’imposent non
plus jamais comme finalité en soi et la finalité du cours demeure
l’apprentissage du contenu historique. Il est important de noter que ce statut
des habiletés découle d’un choix explicite des rédacteurs, qui rejettent
volontairement les suggestions des conseillers pédagogiques du MEQ : là où
ces conseillers veulent
élever ces habiletés au rang d’objectifs, les
rédacteurs choisissent ouvertement de ne pas évaluer ces compétences jugées
“difficiles à évaluer objectivement”. Le programme de 1982 demeure en cela
fidèle au mot qu’avait tenu Deshaies, à ce même sujet, en 1970 : “De toute
façon, ce qu’il importe d’enseigner, c’est l’histoire”» (Col. ibid. p. 50). Autant dire, le besoin de l’élève,
c’est d’acquérir des connaissances et non d’exécuter des performances comme un
singe savant, ou plutôt un singe compétent! Il aura devant lui toute sa vie de travailleur salarié pour le
faire.
La décennie de réformes des
années 1990 veut et va changer tout ça. Le programme de 2007 voit les
compétences devenir les véritables objectifs d’apprentissage, «le programme
précisant notamment que les cours d’histoire “servent d’ancrage au
développement des compétences” et font office d’“occasion” pour apprendre des
concepts plus généraux et s’intéresser au présent. C’est de plus une opposition
explicite entre concepts transversaux et contenu disciplinaire qui traverse les
pages du programme, les explications aux usagers rappelant que le but de
l’enseignement, demeurant l’apprentissage de “concepts”, “l’exploitation en
classe” d’éléments de contenu “utilisés” comme “repères” ne doit faire oublier
qu’ils “ne constituent pas en eux-mêmes des sujets d’étude… spécifiques”» (Col. ibid. p. 51).
On ne pouvait aller mieux à
contre-sens du but de l’éducation, voire de l’instruction. Cette entreprise de
subversion majeure se traduisait dans l’opposition même des objectifs aux
contenus, les objectifs découlant d’impératifs externes à la discipline
historique, par exemple l’éducation à la citoyenneté qui interpelle chacun à
son rôle de citoyen, et ce «non pas en raison des vertus propres à
l’approche historique, mais surtout grâce à un usage directif des contenus». La connaissance historique n’avait plus de fonction sociale
autre que pour «se référer au présent». Enfin, la désagrégation de la matière
même est franchement envisagée quand «le programme confère aux concepts une
certaine intemporalité qui confine à l’anachronisme, l’élève devant ainsi
apprendre l’histoire linéaire d’un “continuum” où les valeurs démocratiques “se
sont actualisées dans les droits du citoyen” et où s’appliquent de manière
continue les concepts de patrimoine et de “développement économique” du paléolithique
à aujourd’hui» (Col. ibid.
p. 51). Quand on sait que
l’anachronisme est le péché mortel du travail d’historien, on est en droit de
se demander quelle folie est passée par la tête de tous ces technocrates?
C’est la folie néo-libérale et
conservatrice, illustrée aussi bien par un Lucien Bouchard que par un Jean
Charest. Le culte de l’ignorance pour la vanité des élites bêtes et méchantes.
Des intérêts anciens derrière des groupes d’influence nouveaux. La conclusion
de Prud’homme est claire à ce sujet lorsqu’il rappelle les trois objectifs de
cette réforme de 2007 : a) l’enjeu des luttes pour le contenu des
programmes déborde la seule question nationale et reflète en premier lieu les
aspirations socioprofessionnelles de certains groupes; b) le nouveau programme
d’histoire est en profonde rupture avec les tendances antérieures; c) cette
rupture à un effet direct et profond sur le contenu de la matière. Cet effet
porte aussi bien sur le type de diffusion de la connaissance, jusqu'aux plus hauts niveaux de la recherche, qu’elle instrumentalise
l’enseignant qui devient ainsi interchangeable d’une discipline l’autre. Pour la première fois, le troisième axe, celui des oppositions corporatistes, va s'imposer. Si jadis, historiens professionnels et enseignants d'histoire parvenaient à se compléter, l'emprise des socioconstructivistes entend s'étendre au-delà des uns et des autres.
5- DE LA COURTE ÉCHELLE DE
LA NATION À LA GRANDE ÉCHELLE DE LA CIVILISATION
Pourtant, l’un des principaux
penseurs de la réforme de 2007 ne reconnaît pas la trahison, du moins de sa
part, des principes directeurs de la Réforme Parent. Paul Inchauspé affirme au contraire :
«Dans les débats qui ont entouré la mise en œuvre de ce programme, j’ai
entendu dire que ce
programme rompait avec la tradition humaniste du programme
d’études au Québec, qu’il mettait l’école au service de l’entreprise puisqu’il
voulait développer des compétences. Indépendamment de la réserve que l’on peut
avoir sur l’utilisation du terme polysémique de compétence dans ce programme,
dire cela de ce programme est un contresens. Ce programme d’études renforce au
contraire l’approche humaniste qui a toujours marqué l’éducation au Québec. Ici
encore un peu de culture historique de l’éducation au Québec permettrait de le
voir» (Coll. Ibid. p. 72). Monsieur Inchauspé est
incontestablement un homme intelligent et un honnête homme, mais sa conception
de la transmission humaniste ne suivait pas celle que les commissaires des
années 1960 avaient entrevue. Demeure un fait cependant, son approche de la culture
historique rejoint le
cursus des anciens collèges classiques par certains aspects. Commençons par
voir les points auxquels M. Inchauspé s’attarde pour affirmer que le nouveau
programme de 2007 répondait aux attentes humanistes.
Premier point : L’histoire
ou, du moins, les références historiques sont plus présentes qu’elles ne
l’étaient auparavant dans l’ensemble des matières qui constituent le programme
d’études. Cela est la conséquence d’un des choix d’orientations fait pour le
programme d’études, celui du renforcement de la perspective culturelle du
programme dans son ensemble. (Coll.
Ibid. pp. 54-55). Il
est vrai que dans le programme dans son ensemble, depuis 1967, les cours
suivaient des
lignes très strictes de spécialisations. Alors que dans les collèges
classiques, il existait une culture scientifique qui, au-delà des lois et des
travaux en laboratoire, portait sur la connaissance de l’histoire du domaine. Il
y avait des leçons sur l’histoire des mathématiques et des sciences pures. Les
Pythagore, Thalès, Copernic, Newton et autres Lavoisier n’étaient pas ignorés,
alors que les cours spécialisés des polyvalentes évacuaient ce surplus de
connaissance pour se limiter à la plate «mathématisation»
de la physique ou de
la chimie. Il en allait de même dans tous les secteurs. Inchauspé a voulu
ramener la culture au sein des spécialisations, et en particulier la culture
historique : «Si l’école est un lieu de transmission, le lieu du relais
entre les générations, pour accomplir correctement ce rôle, elle doit refonder.
Mais qu’est-ce que refonder? Refonder, ce n’est pas seulement transmettre,
c’est aussi établir les filiations de ce qu’on transmet. Dans les lieux
structurés de transmission, on ne se contente pas de transmettre, on dit d’où
vient ce qu’on transmet, comment ce qu’on transmet s’est constitué dans le temps
et pourquoi on transmet ce qu’on transmet». (Col. ibid. p.
58). Si les enseignants des collèges classiques n’avaient pas été mis à la
retraite pour les années 1990, ils auraient sans doute été mieux à même
d’apprécier la pensée d’Inchauspé. Or, tous ces enseignants étaient le produit
de la première génération formée par les programmes de formation des maîtres du
Rapport Parent. Que les
enseignants aient peu insisté sur la transmission de cette culture relève d’une
réaction qui émanait des contradictions des commissaires des années 1960.
D’autre part, Inchauspé
affirme : Dans le nouveau programme d’études, les faits sociaux
prennent, à côté des événements, plus d’importance qu’auparavant. Un temps,
plus ou moins long, se déroule entre la conception de l’histoire forgée par les
historiens et son introduction dans le programme d’études du primaire et du
secondaire. Bref, la
pensée historienne d’Inchauspé se revendique de la tradition française des
Annales. Il revendique son appartenance à la pensée des Marc Bloch
et
Fernand Braudel et affirme que parce que la France, «qui a occupé une place
prééminente dans le développement des études historiques depuis plus de 100
ans, a introduit, dès les années 1960, dans son curriculum d’études de l’école
primaire et secondaire l’approche de la “nouvelle histoire” des Annales. Le
Québec le fait maintenant dans son nouveau programme. Il suffit de regarder le
nouveau programme de l’univers social du primaire pour le constater» (Coll. Ibid. p. 61). Ce présumé retard de la pensée
historienne québécoise par rapport aux Annales n’est pas exact. Ni du côté de
l’historiographie, où les historiens québécois se sont mis à l’école des
Braudel et Mandrou (c’était plutôt Braudel qui boudait le Québec) dès les
années 50, ni du côté des programmes secondaires, où les manuels étaient des
adaptations de la série publiée chez Bordas par des historiens dirigés par
Louis Girard et dont Jacques Le Goff, membre de la célèbre école, figurait
parmi les rédacteurs. Ce présumé retard non seulement ne justifie pas le programme
d’univers social dont
parle Inchauspé, mais il en est tout simplement étranger.
Inchauspé affirme encore :
Dans le programme d’études, l’histoire est aussi là pour donner aux élèves
des réponses à des questions concernant leur identité. C’est pourquoi
l’histoire, comme histoire nationale, comme lieu de mémoire, doit avoir
sa
place dans le programme d’études. Évidemment,
Inchauspé pense à l’œuvre posthume de Braudel, L’identité de la France : «Ce n’est
pas parce que le nouveau programme d’histoire s’intéresse aux faits sociaux
qu’il ne doit pas y avoir de place dans le cursus d’étude pour une histoire
nationale, comme lieu de mémoire. C’est la position que nous avons tenue dans
notre rapport» (Coll. Ibid.
p. 63). Le retour des
historiens à l’histoire nationale, qui avaient fait leur carrière à l’école des Annales, peut provenir de
différentes raisons, personnelles comme collectives. Ayant connu les
épreuves de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire-bataille,
l’histoire-événementielle leur répugnait. Mais, à la fin de leur vie, le monde
s’étant éloigné de ces âpres temps, il n’en était plus de même, et les nations
semblant condamnées à entrer ou à être absorbées par des ensembles plus gros,
une certaine préoccupation de l’identité collective, nationale, les a ramenés aux histoires nationales et aux biographies de grands individus. La
mémoire prend ici la place de l’histoire, je veux dire, le sentiment prend la place de la critique. Voilà en quoi l’histoire nationale pensée
par Inchauspé n’est pas la même que celle pensée par les commissaires réunis autour de
Mgr Parent.
Inchauspé écrit ainsi : «Les
histoires nationales des pays s’organisent à partir de moments fondateurs qui
unifient la perspective dans laquelle l’histoire est présentée :
l’indépendance américaine, la Révolution française, l’unification allemande.
Pourquoi? Parce que l’histoire nationale de ces pays vise à donner une réponse
à la question de leur identité : Qu’est-ce qu’être Américain? Qu’est-ce
qu’être Français? Qu’est-ce qu’être Allemand? Or, au Québec, l’importance qu’il
faut donner à divers moments fondateurs varie selon la question concernant
l’identité. L’histoire nationale doit-elle répondre à la question :
Qu’est-ce qu’être Canadien? ou Canadien français? ou Canadien anglais? ou
Québécois? Devant cette difficulté, ou bien on tend à occulter l’histoire
nationale, ou bien elle est surdéterminée et, dans les deux cas, on tend à
réduire la place que doit occuper l’enseignement de l’histoire à l’intérieur du
curriculum d’études» (Col.
ibid. p. 65). Bref, ce
n’est pas le programme qui occulte l’histoire nationale puisque la question
identitaire est liée à la mémoire historique, mais l’indétermination devant le choix identitaire des Québécois/Canadiens elle-même. Ce faisant, Inchauspé identifiait
l’aporie du premier axe qui ne dit jamais si l’histoire du Québec englobe l’histoire
du Canada ou le contraire…
Comme le même auteur l’écrivait
dans un texte antérieur : «il n’y a pas d’intégration réussie
dans une société sans qu’à l’école on aide à s’approprier, par l’enseignement,
les traditions culturelles de cette société. De ce point de vue, la situation
de l’enfant né au Québec est la même que celle de l’immigrant
nouvellement
arrivé. En effet, nous naissons tous dans un monde qui existait avant nous et
l’intégration à ce monde passe, pour tous, par l’appropriation des traditions
culturelles de la société où nous sommes nés. La différence entre l’immigrant
et celui qui est né au Québec, c’est que le premier a encore un pied dans sa
tradition culturelle d’origine et que sa recherche d’identité nouvelle ne
suppose ni l’abolition de la mémoire ni celle des différences. On ne peut
demander à l’école d’intégrer dans son enseignement de l’histoire, les
traditions culturelles de tous les nouveaux citoyens, mais elle doit cependant encourager
ces derniers à s’intéresser à leur origine. La prise de conscience de son
origine et de sa différence est nécessaire pour que le processus d’intégration
réussisse…» (Coll. Ibid.
p. 65). Qu’est-ce à dire?
Depuis la Révolution tranquille, nous aurions retirés nos pieds de la
tradition, ce qui nous mettrait en état d’infériorité par rapports aux
immigrants qui, eux, ont gardé leur mémoire historique intacte. Notre quête d’identité
passe par l’abolition (plutôt que la résoudre entre faire vivre l’avenir au
Québec et se départir du passé
canadien, ou rester attaché au passé canadien
au risque de compromettre l’avenir du Québec). Ce choix psychologiquement
déchirant pour la collectivité, c’est celui qui est demandé à chaque nouveau
référendum, canadien ou québécois. À défaut d’avoir un lien affectif lié à
notre passé, nous glissons sur une tabula rasa qui se remplit des traditions des autres et
auxquelles, semble-t-il, nous n’avons pas grand chose à opposer. L’immigrant se
sent vite chez lui, même en ignorant le passé québécois ou canadien, alors que
nous nous sentons toujours étranger chez nous, étranger à nous mêmes, parce que
notre psyché est schizophrénique.
Les Québécois n’ont pas de
mémoire historique puisqu’ils agissent, trois siècles après l’arrivée de leurs
ancêtres, comme s’ils étaient de récents immigrants, à
cheval sur deux
cultures. Ils reprennent sans cesse le mot de Lord Durham, d’être un peuple
sans histoire et sans littérature, table
rase de toutes traditions, en quête malgré tout d’une identité dans un self
yourself culturel. Ils doivent même se sentir
contemporains d’immigrants qui eux, provenant de contrés diverses, possèdent au
moins la mémoire de leurs traditions et de leur culture et s’approprient
avidement des occasions offertes par la société d’accueil. Toute la crise
actuelle autour de la Charte des valeurs québécoises fait rejaillir ce complexe psychologique
collectif. Inchauspé, basque qui s’est assimilé à la culture française avant de
s’assimiler à la culture québécoise, pense ici à son propre cheminement. C’est
en appelant à son expérience de basque «étranger» en France qu’il a pu si bien
s’adapter au Québec, et non par l’action des soi-disant valeurs québécoises.
L’histoire nationale aurait plutôt servi de lieu d’enfermement des Québécois, soit en s’assimilant à
l’unité
canadienne, soit en résistant par des positions rétractées sur ses
mythes, ses légendes, ses héros. Et, «pour éviter l’enfermement qui peut
ainsi être produit, l’école doit proposer aux enfants et aux jeunes un lieu de
rassemblement qui ne soit pas seulement celui de la mémoire du passé mais qui
concerne aussi le projet à réaliser. L’éducation à la citoyenneté le permet.
Certains s’étonnent de ce que cette éducation soit placée dans le cours
d’histoire. Les deux seraient incompatibles, la première serait du domaine des
valeurs, la seconde, de la science. Mais penser cela, ce n’est pas distinguer
suffisamment histoire-science et histoire-mémoire. L’histoire nationale n’est
pas d’abord de l’ordre de la science mais de la mémoire. Même si, dans les deux
cas, il s’agit des
mêmes événements historiques, on peut les présenter, ou
surtout pour les connaître, ou surtout pour transmettre par eux une mémoire
collective qui rassemble. Quand on cherche à les connaître, on use de la
raison, quand on cherche à rassembler, on commémore pour susciter la ferveur.
Dans ce deuxième cas, tout comme pour l’éducation à la citoyenneté, on est dans
le domaine de la valeur. Les écueils du ressassement, du renfermement, de
l’exclusion ne sont jamais loin quand on cherche à rassembler par les seuls
lieux de mémoire. Il faut leur faire contrepoids par des lieux tournés vers
l’avenir. La démocratie comme projet est un de ces lieux» (Coll. Ibid. pp. 68-69).
La tentative d’inchauspé est
d’unir l’idée d’histoire nationale à l’histoire-mémoire tandis que
l’histoire-science porterait sur la capacité à réaliser chez l’élève le concept
de valeurs communes ouvertes vers l’avenir. Apprendre la relativité des
valeurs
dans un monde appelé à concerter des individus de provenances géographiques,
d’origines ethniques et de langues (donc de façons de penser) différentes. En
ce sens, on voit bien que le cours d’éthique et de cultures religieuses
s’inscrit dans la foulée du cours d’histoire et d’éducation à la citoyenneté.
C’est le passage actuel vers l’avenir de la société québécoise qui commande ces
cours et non pas le potentiel de culture qu’ils portent en eux qui est à la
base des choix de programmes. Sur ce point, l’humanisme de monsieur Inchauspé
s’avère aussi fragile que celui des commissaires rassemblés autour de Mgr
Parent.
En fait, Inchauspé pense en
termes de civilisations et de mondialisation. L’avenir est plus que jamais au
métissage de cultures, partout dans le monde. L’ère des média électroniques est
incontournable, même si la réforme du programme d’enseignement de l’histoire a
été pensée alors que la démocratisation de l’informatique en était à ses balbutiements.
La mémoire des événements nationaux doit céder le pas à la mémoire des
événements de civilisations : «Pour faire contrepoids à l’enfermement,
on peut aussi présenter des lieux de mémoire plus larges que ceux de la mémoire
nationale. De ce point de vue, je trouve exemplaire le programme d’histoire du
premier cycle du secondaire. Au lieu du cours d’histoire générale du programme
précédent, allant de la préhistoire à nos jours, sans ligne directrice autre
que la succession dans le temps, on trouve ici un cours qui franchit les étapes
du temps en retenant plus particulièrement, pour chaque époque évoquée, des
constructions, des réalisations du passé qui modèlent et structurent encore
notre société, nos vies. Ce patrimoine, c’est l’entrée dans la civilisation par
la sédentarisation, l’apparition de l’État et du droit avec les romains, la
christianisation de l’Occident qui a couvert les pays d’églises et de
cathédrales, l’essor urbain et commercial de la fin du Moyen Âge, le
renouvellement de la vision de l’homme de l’humanisme, la découverte de
l’Amérique et de l’expansion européenne dans le monde, la Déclaration des droits de l’homme des révolutions
américaines et françaises, la révolution
économique et sociale produite par l’industrialisation, l’expansion du monde
industriel et ses effets d’impérialisme et de mondialisation des marchés. Tous
les éléments de ce patrimoine sont encore présents au point qu’ils marquent
toujours encore notre identité, celui d’Occidental et non seulement de
Québécois» (Col. ibid. p. 69). La succession des temporalités des
anciennes chronologies se métamorphose en thématiques qui se tendent la main
par-delà les césures chronologiques. Chacune est une sphère en soi dans
laquelle l’enseignant doit trouver le moyen de saisir des éléments de la
société dans laquelle vivent les élèves. L’usage des concepts l’emporte sur la
factualité. Jamais l’histoire n’est apparue aussi abstraite aux plus jeunes que
dans ces programmes auxquels on prête des vertus humanistes.
L’évolution des crises
historiographiques,
même en Europe, entraîne bousculades et bouleversements. Au
moment où les thèmes fétiches de l’École des Annales, la société et l’économie,
cèdent devant des thèmes multiples relevant du culturel, et souvent par le fait
même du politique, le cours d’éducation à la citoyenneté devient la marotte de
la réforme de 2007. L’historiographie à la carte remplace les programmes structurés et
planifiés. De même, le culte de la mémoire trouve ses propres critiques. Gérard
Noiriel n’hésite pas, dans son livre Sur la «crise» de l’histoire, à poser un bémol sur ce culte
mémoriel : «C’est pourquoi, le plus souvent, l’État impose deux types
d’obligations aux historiens qu’il emploie : la première concerne la
production des connaissances scientifiques (l’histoire comme savoir); la
deuxième concerne la diffusion de ces connaissances (l’histoire comme mémoire).
Ces deux aspects du métier sont indissociables et complémentaires, mais ils
sont
aussi, par certains côtés, contradictoires. Pour espérer produire des
connaissances scientifiques, l’historien doit se tenir à distance du monde
social. C’est la raison pour laquelle l’État délègue aux communautés
universitaires le soin d’établir les critères et les normes qui définissent la
scientificité de leur discipline. Mais le travail scientifique constitue une
activité critique aboutissant à des résultats qui entrent en contradiction,
bien souvent, avec la “mémoire collective” des différents groupes de la société
et avec la mémoire nationale elle-même. Si la tension savoir/mémoire peut être
considéré comme le facteur qui confère au métier d’historien son unité, c’est
parce qu’elle traduit la possibilité et les limites de l’autonomie dont ceux-ci
disposent dans l’exercice de leur activité professionnelle» (G. Noiriel. Ibid. p. 226). Or, le travail scientifique de
l’historien ne consiste pas à produire un discours sur les valeurs
actuelles : démocratie, liberté, consensus. Cela relève de la tâche de
l’enseignement civique.
En définitive, les faiblesses
de la pensée d’Inchauspé reposent sur sa méconnaissance de la conscience
historique des Québécois. La mémoire héritée et transmise de la vieille pensée historienne
clérico-nationaliste a laissé des traces beaucoup plus profondes
dans la conscience et l’inconscient collectifs des Québécois, et les partisans
de l’indépendance du Québec s’en sont aperçus, même s’ils n’ont pas voulu le
reconnaître, dans le choix des deux référendums de 1980 et de 1995. La mémoire
canadienne-française, avec son lot de mission catholique et de foyer de la
langue française en Amérique, est plus profondément ancrée dans son passé que ne l’évalue
Inchauspé. De plus, en pensant élargir la conscience historique de l’échelle de
la nation à celle de la Civilisation en vue de contribuer à l’intégration des
nouveaux arrivants dans la société québécoise, bien que lui-même reconnaisse
que la fixation de l’identité nationale demeure toujours ambiguë et floue dans
l’esprit de la société d'accueil, il ne fait que poser
des toiles de grands maîtres sur l'absence de murs. En voulant inscrire sa pensée dans l’humanisme des rédacteurs du
Rapport Parent, Inchauspé
n’a fait qu’hériter du flou et de l’éclectisme sans parvenir à résoudre leurs
contradictions. Tout ce que sa réforme allait faire serait d'ouvrir les portes toutes grandes aux socioconstructivistes qui, après avoir débauché la pensée de leur maître, Piaget, allaient subvertir son propre humanisme. Dans le contexte même de la mondialisation néo-libérale,
l’échec de la réforme de 2007 est l’équivalent, au niveau de l’enseignement de
l’histoire, ce qu’a été la crise financière pour les économies en 2008.
6- LE PRÉSENTISME
Le premier des maux à sortir de
la boîte de Fournier, c’est le présentisme qui justifie l’ensemble du programme. C’est
en en décrivant les effets pervers que Christian Rioux ouvre le collectif. Il
ne s’agit pas ici d’un intérêt qui serait porté spécifiquement à l’histoire
contemporaine du Québec qui est mis en cause, mais
bien les
intentions idéologiques, les stratégies pédagogiques et les conséquences qu’elles entraînent
qui sont projetées aux yeux du lecteur. Les partisans de l’enseignement du
récit national se sont vigoureusement opposés à ce programme où
l’éducation à la citoyenneté phagocytait le contenu de l’histoire. Pour ces
enseignants, «l’histoire avait surtout pour fonction de répondre à la
question : d’où venons-nous? Elle avait pour rôle de saisir la séquence
complexe des événements qui nous avaient engendrés, les réalités sociales qui
avaient fabriqué notre monde, sa culture, son économie». À l’opposé, le projet libéral visait non
plus à «savoir d’où nous venons»,
mais «plutôt de savoir où nous allons». À la veille de la crise économique de 2008 dont les
scandales financiers de Wall Street annonçaient déjà l’ampleur de la
catastrophe, Rioux a raison d’affirmer : «Je dirais même que ce qui les
inquiète par-dessus tout, c’est de savoir quel sera notre futur proche, notre
avenir immédiat» (Col. ibid.
p. 24). Obsédé par les
questions économiques tout en se montrant incapable de véritablement dominer le
cours des affaires du monde, le gouvernement libéral est un gouvernement
portant les angoisses des milieux d’affaires au détriment des inquiétudes de l’ensemble
de la population. La société cherche à se tourner vers le passé, ce qui lui
apparaît comme des traditions, des certitudes, des biens acquis. Les milieux
d’affaires ne pensent qu’à sauver, et de préférence par l’élargissement, leurs
biens particuliers.
Voilà pourquoi le présentisme
ne relève pas de l’intérêt pour l'histoire du Québec contemporain, comme le montre Rioux. «Cette
fois, ce n’est plus seulement le
passé proche qui entre dans l’histoire, mais
le présent et notre avenir immédiat»
(Col. ibid. p. 25).
Qu’est-ce que le présentisme? Il faut se tourner vers le sémioticien Adam Schaff qui, dans Histoire et vérité (Paris,
Anthropos, 1971), a donné une définition théorique de ce qu’était le
présentisme. Opposé au positivisme d’un von Ranke, historien allemand du milieu
du XIXe siècle, le présentisme est une confusion de l’hégélianisme et du
relativisme historique tel qu’exposé par l’historien et philosophe italien
Benedetto Croce au XXe siècle. Dans le cadre du positivisme, la vérité
historique s’exprime d’une façon objective par des méthodes qui assoient les
théories sur des certitudes immuables.
Le présentisme, par contre, fait reposer
la vérité historique sur la relativité des connaissances et par le fait que
chaque génération sécrète ses propres vérités historiques.
Idéologiquement, le positivisme donne l’historisme; le relativisme, le présentisme. Il ne s’agit donc pas d’une formule
épistémologique, tirée de la Poétique de l’historiographie, mais de son revers
idéologique. La thèse présentiste telle qu’exprimée par Croce (toute
histoire est histoire contemporaine)
«se fonde sur la thèse de la “philosophie de l’esprit” selon laquelle tout
ce qui constitue l’histoire est un produit de l’esprit» (A. Schaff. Ibid. p. 117). C’est dire que «la vérité de la
connaissance historique est fonction du besoin qui a engendré cette connaissance»; du besoin, entendons ici des intérêts.
Et Schaff de tirer les conséquences de ce présentisme :
«L’interprétation
radicale du présentisme, tel qu’il est implicité chez Croce, conduit à des
conséquences très graves : notamment à reconnaître qu’il ne peut être
question d’une histoire, car il existe une multiplicité d’histoires – égale à
la quantité d’esprits qui “créent” l’histoire. Par conséquent, il faut admettre
que non seulement chaque époque possède son image particulière de l’histoire,
comme chaque nation, chaque classe sociale, mais aussi, pratiquement, chaque
historien et même chaque individu pensant. Il faut également consentir à ce que
l’unique critère permettant de juger ces histoires multiples et nécessairement
différentes, soit la mesure dans laquelle elles correspondent aux besoins, aux
intérêts, aux exigences… De qui? La réponse à cette question ne se justifie que
si l’on reconnaît l’individu comme “mesure de toutes choses”» (A. Schaff. Ibid. p. 120)
La conséquence, pour la pensée
historienne, c’est que la connaissance historique ne disposerait plus d’aucun
critère pour distinguer le vrai du faux et devrait même s’insurger contre la
recherche d’un tel critère (national, social, culturel, etc.). Le seul critère
qui puisse convenir, ce sont les intérêts actuels et la façon dont les
productions de l’esprit les
interprètent. Motivé par les angoisses libérales, le
présentisme du programme
de 2007 est clairement exposé dans le texte de Rioux : «Il ne s’agit
plus de comprendre la dynamique de l’Antiquité, les causes de la Révolution
française, le génie des cathédrales. Il s’agit de voir si, par hasard, au
supermarché de l’histoire, il n’y a pas quelque chose d’utile pour aider nos
débats sur le réchauffement climatique, sur l’intégration des immigrants ou le
mariage homosexuel» (Coll.
Op. cit. p. 26). La leçon
morale contenue dans les
aspirations du Rapport Parent devient
un pragmatisme étroit ou les préjugés de chacun alimentent le stéréotype des histoires
multiples, ce qui aura un
effet délétère sur les programmes universitaire de formation supérieure. Rioux
montre, pour les élèves du secondaire, à partir du manuel L’Occident en 12 événements, «le point
de départ du chapitre sur la Rome antique consist[ant] à demander aux enfants
de “formuler des hypothèses concernant l’influence des États-Unis sur la
société québécoise et canadienne”. Ensuite, on ira piger dans l’histoire de
Rome quelques informations utiles, évidemment souvent prises hors contexte,
pour la compréhension des problèmes actuels». Je doute qu’un esprit aussi intelligent et fin que celui de
Benedetto Croce n’aurait pas été lui-même horrifié devant la perversion
excessive de sa propre pensée!
Évidemment, demander à des
élèves ignares de juger leur monde à partir des expériences mal comprises du
passé aboutit toujours au même choix. Le gouvernement de Jean Charest est
meilleur que celui de César, et l’empire 
américain plus humain que l’empire
romain. George W. Bush ne fait pas le poids devant Néron. Pour l’essentiel, «reste
une histoire éclatée et profondément utilitariste» de constater Rioux, avec raison. Ces
recours à des exemples gratuits pris au hasard dans le passé, guidés par des
maîtres soumis à l’endoctrinement libéral, n’entraînent pas pour autant une aptitude
à l’histoire comparée. «Nulle part, ajoute Rioux, il n’est question dans ces programmes de
former des êtres cultivés capables de se situer dans le temps. On veut plutôt
former des citoyens compétents pour ne pas dire capables, efficaces et
performants. Au XVe siècle, le moyen français aurait dit “competere”,
c’est-à-dire “conforme”. Assez de rêveurs solitaires, cultivés et inefficaces!
L’histoire, mise aux
normes des sciences de la gestion, doit former des
citoyens efficaces» (Col. ibid.
p. 27). Bref, la
productivité économique. Le programme de 2007 renvoyait aux marottes des Lucides,
le groupe d’édiles
gravitant autour de Lucien Bouchard qui se plaignait du peu d'empressement des
Québécois au travail et était entièrement orienté vers l’encouragement au
libéralisme sauvage, le néo-libéralisme partagé tant par le gouvernement
conservateur à Ottawa que celui des Libéraux à Québec.
Le réductionnisme, produit du
présentisme dans le cadre de la réforme de 2007,
s’opposait autant aux
aspirations culturelles du Rapport Parent qu’il provenait de son éclectisme même.
Dans le flou des recommandations, le renouveau pédagogique aboutissait à une méthode d’aller-retour
permanent entre le passé et le présent, ce que Rioux appelle d’une image-choc,
le zappage frénétique entre hier et aujourd’hui. (Col. ibid. p. 29). Du moins se conformait-elle à la
prophétie de Tanner et de son professeur d’histoire coupant le boudin en
morceaux : «L’histoire étant saucissonnée en fonction de nos besoins
immédiats, on ne s’étonnera pas que la méthode donne lieu à des jugements rapides
et péremptoires, quand il ne s’agit pas de dénigrement pur et simple» (Col. ibid.
p. 29).
Le présentisme de Croce
n’aurait jamais accepté de considérer que l’intérêt actuel fasse du passé tabula
rasa. Si les
interprétations varient au goût du jour, la matière du passé, le temps,
demeure. La dégradation du programme de 2007
consistait précisément à dissoudre
le temps. À donner à chacun la position de Dieu dans la vision que donne saint
Augustin dans ses Confessions : une égale distance par rapport à chaque segment du temps. Or
les élèves libéralisés ne sont pas des dieux et leurs connaissances, comme
celles de leurs aînés, sont trop limitées pour s’exercer à ce jeu de zapping.
Pour l’élève qui n’avait
pas déjà une fascination pour la connaissance historique ou qui n’avait que les
films et les téléromans pour s’évader dans les temps autres, ce type
d’enseignement ne pouvait qu’avoir un but : le persuader que le savoir
historique était bien un savoir inutile et que dans une génération, un prochain gouvernement libéral
l’abolirait sine die lors
de sa prise du pouvoir.
7- LE RÉCIT EN QUESTION
Que fait-on du récit par
lequel, ordinairement, l’élève apprend l’histoire que lui enseigne le maître?
Une critique des intentions à l’origine de la publication de manuels scolaires
au service de l’idéologie de l’unité canadienne sert à faire le procès du récit
comme méthode pédagogique.
Si l’étude d’Alexandre Lanoix est une bonne
rétrospective historique du problème, nous devons surtout retenir ceci : «Lors
de l’étude des manuels d’histoire pancanadiens, nous avons très tôt remarqué
que ces derniers étaient discutés, proposés et produits en réaction à une crise
politique. En effet, les défenseurs d’un enseignement uniformisé de l’histoire
ont fait entendre leur voix surtout à des moments où l’on estimait que l’unité
canadienne était en crise. […]
Inquiets de l’avenir incertain du Canada, des historiens, des politiciens et
des hommes d’affaires ont proposé de “sauver” l’unité canadienne par
l’enseignement uniforme de l’histoire puisque, leur semblait-il, c’était
l’histoire régionale, divisée et morcelée qui était une des principales sources
de désunion» (Coll. Ibid.
p. 41). Si Lanoix perçoit
fort justement la dimension anxiogène à l’origine de la nécessité de raconter
l’histoire multiple du Canada, il ne perçoit pas tout aussi bien cette exigence
propre à l’Imaginaire du sens de l’unité dont la nation, quelle soit canadienne ou
québécoise, est le
support «concret». Et ce support ne peut pas provenir de l’analyse, qui, a
priori, va faire jaillir
les nuances, les divergences et les oppositions, mais bien le récit dans sa
productivité du réel comme l’enseigne Mimésis d’Auerbach (Paris, Gallimard, Col. Tel, #
14, 1968). Le discours
historiographique, plus que tout autre, a cet objectif de «représenter la
réalité» au lecteur ou au spectateur de cinéma ou de télévision. L’histoire du
Canada fut longtemps porteuse d’une forme mythique de récit de l’histoire de la
Nouvelle-France. Le Rapport Parent a
évincé cette forme mythique pour l’usage du récit joint à une dimension
critique et analytique. Aussi, faire la critique des livres pancanadiens sur le
seul fait d’user du récit et par là, stimulé une forme d’affectivité à l’égard
d’une représentation unitaire du Canada, n’est pas de la meilleure foi qui soit.
Car autant que l’idéologie,
c’est le récit qui est visé par l’auteur : «lorsque l’histoire se
présente sous la forme d’un récit, d’une histoire racontée, la subtilité et la
complexité des réalités dont elle rend compte sont invisibles pour l’élève ou
le
téléspectateur. On présente une histoire, du début à la fin, sans laisser
paraître le fait que cette histoire est une interprétation et qu’elle a fait
l’objet de recherches. Une histoire strictement fondée sur le récit ne favorise
donc pas une compréhension poussée de phénomènes et de concepts historiques
complexes. Elle cherche plutôt l’émotion et l’adhésion au contenu du récit.
Ainsi, on a fait usage de cet outil afin de développer un sentiment
d’appartenance à la nation et à l’histoire canadienne» (Coll. Ibid. p. 42). Mais ne faisons-nous pas ainsi dans
tous les enseignements de l’histoire au monde, y compris en France, en
Angleterre et aux États-Unis? L’histoire du Québec même n’a pas été enseignée
autrement que par l’usage d’un récit qui tenait implicitement comme
représentation de la réalité. C’est la diversité des approches qui permet de
faire prendre conscience que chaque récit n’est qu’un aspect, qu’une
représentation de la même réalité.
C’est que Lanoix ignore ou
repousse à l’écart les observations pertinentes
concernant les récits donnés
par Robert Fulford, par exemple, lorsqu’il insiste sur le fait que «l’humanité
s’accroche au récit. Nous avons beau nous méfier des grands récits qui
prétendent modeler la société, l’instinct du conte persiste en nous. Pour
toutes sortes de raisons…, nous ne pouvons nous en passer». Car, «les histoires survivent à la
fois parce qu’elles nous rappellent ce que nous savons et parce qu’elles nous
ramènent à ce que nous jugeons important». De plus, «en dépit de leur valeur, les histoires peuvent
être aussi déroutantes que fascinantes. Souvent, même le plus extraordinaire ne
parvient pas à réaliser l’objectif qu’elle poursuit, et ceci vaut tout autant
des films, des pièces de théâtre et des romans que des contes de folkore que
nous ont transmis nos ancêtres. Les histoires débutent ostensiblement avec
l’intention d’expliquer quelque chose ou d’élucider un événement. Elles
présentent un incident sous tel ou tel angle, l’éclairent de plusieurs façons,
l’enveloppent d’un certain climat : puis elles le remettent à sa place» (R. Fulford. L’instinct du récit, Montréal, Bellarmin, Col. L’essentiel,
1999, pp. 21-22). La position de Lanoix est clairement positiviste. Il craint
les dimensions symboliques et idéologiques que peuvent contenir les récits tout
en oubliant que par ces deux dimensions, il est possible au conteur (à
l’enseignant) d’initier à la pensée critique. Même les historiens de
l’École
des Annales, qui pensaient s’en tirer sans user des récits, ont dû finalement se
résoudre à «raconter» l’histoire, à revenir à la biographie et même parfois au
roman! Lanoix sent bien que son argumentaire est faible, aussi termine-t-il son
article en essayant de sauver la chèvre et le chou : «Certes, les
enseignants continuent d’utiliser le récit historique dans leurs cours, et avec
raison. Il est un excellent moyen d’amorcer une activité et de capter
l’attention et l’intérêt des étudiants. Cependant, nous continuons de soutenir
qu’un enseignement de l’histoire strictement axé sur le récit, que ce soit
celui de l’histoire canadienne ou celui de l’histoire québécoise, laisse de
côté plusieurs aspects importants de l’enseignement de l’histoire, tels que le
développement de l’esprit critique et la compréhension de phénomènes sociaux
complexes» (Coll. Op.
cit. p. 43). On peut se
demander pourquoi avoir fait ce tel chemin sinon que pour reprocher à ceux qui
organisent le sens de l’unité collectif
autour du Canada d’avoir voulu créer un «récit» pancanadien?
Pourtant, il y a bien une crise
du récit et cette crise relève davantage de l’axe épistémologique (science
positive ou connaissance relative?) plutôt que de l’axe histoire politique/histoire
nationale. La confusion opérée par Lanoix provient de l’incapacité des
commissaires du Rapport Parent a
avoir su tracer une démarcation épistémologique nette, laissant à chaque enseignant
le soin de la tracer lui-même et de choisir son propre mode d’exposition à
partir des outils pédagogiques auxquels il avait accès.
Différents textes du recueil L’Enseignement
de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec contiennent des ébauches d’études sur le
rendement et l’efficacité du programme. On y plaide pour l’avantage de la
réforme de 2007. On voit bien cependant que les intentions du programme visent
à trancher sur le flou de la
réforme Parent et les réticences de certains
enseignants à adopter le programme reposent sur les bouleversements qu’elles
font subir à l’enseignement institué depuis 1967. Sébastien Parent note ainsi
que «sur le plan académique, on remarque que la marginalisation de
l’histoire politique au profit d’une approche sociale marque une rupture
d’importance si l’on considère que l’histoire était politique depuis le milieu
du XIXe siècle au Canada. En fait, de toutes les ruptures historiographiques
recensées dans la littérature, celle qui marque le passage d’une histoire
politique à une histoire sociale a fait le plus couler d’encre et retient le
plus souvent l’attention des enseignants qui structuraient, jusqu’à tout
récemment, leur cours en fonction de cette trame. Dorénavant, on leur propose
une histoire sociale, structurée sur le long terme, inspirée par les grands
mouvements internationaux comme l’industrialisation et
l’urbanisation, et non
sur le court terme délimité par les régimes politiques. De nouveaux repères
chronologiques dament ainsi le pion aux traditionnels lieux de mémoires, pour
emprunter le concept de l’historien français Pierre Nora, et donnent le ton à
l’histoire. Ainsi vont aux oubliettes les repères comme la Conquête, les
rébellions, la Confédération, etc. Puisque les dates ont peu d’importance dans
la nouvelle histoire, on leur substitue une périodisation associée au
développement social et économique du Québec, une périodisation assez peu
usuelle pour le non-initié et encore moins signifiante dans la mémoire
nationale canadienne-française : des origines à 1450; 1450-1800;
1800-1896; 1896-1930; 1930-aujourd’hui au lieu des anciens repères figés dans
le temps comme 1534,
1763, 1837, 1867, 1960, 1980». (Coll. Ibid. pp. 77-78). Parent considère ainsi que le
nouveau programme rapproche davantage l’enseignement primaire et secondaire de
ce qui se fait dans les universités. L’apprentissage de la citoyenneté vient
coiffer pragmatiquement le tout : «Le défi maintenant pour l’enseignant
revient à utiliser cette nouvelle histoire de facture scientifique pour
“comprendre les multiples rapports qui s’établissent, d’abord entre les
citoyens d’une même communauté, ensuite entre les citoyens et l’État qui les
régit, et enfin les citoyens et les nouveaux arrivants qui décident de
s’établir ici en permanence” (Col.
ibid. p. 81). On voit ici
comment les attentes du présentisme ne peuvent coïncider avec l’usage classique
du récit historique.
8- UN PROGRAMME AUX EFFETS
SUBVERSIFS
Lorsque ce recueil a été publié
(2008), l’expérience était encore trop récente pour obtenir des résultats
concluants, sinon que parcellaires. Contrairement à l’ancienne didactique qui
utilisait les mots les plus précis dans leurs définitions, les concepts
utilisés par le renouveau pédagogique sont pour le moins abstraits dans l’esprit d’enfants de
secondaire I, II et III. Une étude de Félix Bouvier dans une école de la région
de l’Outaouais, plus précisément une enquête auprès d’institutrices et de leurs
élèves révèle des résultats qu’il s’efforce de juger encourageant. Une première
entrevue en octobre, une seconde en avril ont pour but de noter l’évolution du
programme au cours de l’année scolaire.
Si les enseignantes se montrent
enthousiastes à appliquer le nouveau programme d’histoire et d’éducation à la
citoyenneté, il apparaît que pour les élèves, les concepts les plus clairs
demeurent ceux appliqués aux formes de pouvoir sans pour autant très bien saisir
la notion d’État. Ce qu’ils comprennent le mieux, ce sont «les concepts de
hiérarchie sociale et de pouvoir [qui]
connaissent une évolution à travers l’histoire [en passant des sociétés inégalitaires aux
sociétés égalitaires]. Le concept de pouvoir proprement dit, les élèves
l’associent spécifiquement à la domination d’un roi autrefois et à
l’acquisition de droits dans la société qui est la leur. Ils font ressortir une
dynamique particulière entre la hiérarchie sociale et la démocratie. Pour eux,
la hiérarchie sociale n’est pas synonyme de démocratie» (Coll. Ibid. p. 92). Doivent-ils pour autant considérer
que la démocratie est l’abolition de TOUTES hiérarchies sociales? Apparaît
alors le spectre de l’endoctrinement libéral qui n’est pas mieux que le vieux
culte de la monarchie constitutionnelle sur laquelle l’enseignement de
l’histoire servait à appuyer le despotisme de Duplessis! M.
Bouvier reconnaît
que «les concepts de religion et de communication sont rarement associés
ensemble par les élèves. En début d’année, les élèves relient la religion à
l’histoire et l’éducation à la citoyenneté, sans toutefois faire mention de la communication. Au mois d’avril, ils éprouvent beaucoup de difficultés à
associer ces concepts à l’une ou l’autre de ces disciplines. Ils ne voient pas
l’importance de ces concepts à travers l’histoire ou l’éducation à la
citoyenneté. Par ailleurs, les élèves interrogés
au mois d’avril voient une
évolution de leur compréhension du concept de citoyen. Bien qu’il soit
incapable de distinguer un citoyen d’Athènes d’un citoyen de Rome, l’un d’eux
peut tout de même arriver à définir certaines conditions attribuables au
citoyen en général» (Coll.
Ibid. p. 92). Ce qui
ressort de cette expérience, c’est que l’élève aura compris une définition
transhistorique du mot citoyen, qu’importe la relativité qui accompagne ce mot
entre l’oligarchie athénienne, le patriciat romain et la démocratie libérale
dans laquelle il vit. À ce compte, il faut reconnaître que le progrès n’est pas
aussi sensible qu’on l’assure, surtout si le choix se fait entre les
connaissances d’une matière et les perceptions idéologiques du présent. Cela
confirme le reproche de présentisme que nous accolons au programme de renouveau
pédagogique.
En prenant l’un ou l’autre des
thèmes conservés pour l’enseignement de l’histoire et l’éducation à la
citoyenneté, nous récoltons des résultats qui s’inscrivent dans ce premier
constat. Le postulant de maîtrise, Étienne Dubois-Roy essaie, lui aussi, de
mesurer les aspects positifs et négatifs du nouveau programme à partir de la
leçon
sur la Crise d’Octobre de 1970. Les élèves sont sollicités à interroger
leurs grands-parents pour procéder à une enquête d’histoire orale. Cet aspect
se conforme à l’exigence de l’histoire-mémoire. Munis de leurs dossiers
contenant des extraits de textes, une iconographie de l’époque et des
caricatures de journaux, les élèves doivent apprendre à discerner les
témoignages de l’expérience critique. Or, il y a beaucoup de temps et de
travail mis sur ce seul projet, puisque tout le groupe y participe. La classe
se transforme en véritable atelier de recherches. Les contraintes viennent vite
forcer la remise des résultats. La nouvelle pédagogie n’a pas résolue le
problème qui est de tout temps : comment couvrir toute la matière en un
espace de temps donné pour que tout le monde arrive ensemble aux examens de fin
d’année. Dubois-Roy se sent obligé de reconnaître qu’«il reste que quelques
pistes d’amélioration ont été notées pour rendre l’outil didactique encore plus
performant» (Coll. Ibid.
p. 104). Dans son
ingénuité, l’aspirant maître révèle que la performance est au cœur du processus pédagogique et non
l’acquisition de connaissances. Nous sommes aussi loin de l’esprit humaniste
des commissaires des années 1960 que de celui de M. Inchauspé.
Contre l’histoire événementielle,
qui s’impose toujours par le récit national, l’histoire conceptuelle amplifie
le flou laissé par le Rapport Parent qui faisait déjà la
promotion de l’enquête scientifique à la
base de la connaissance historique. C’est donc moins l’enquête elle-même sur un
thème ou l’autre qui crée problème, mais la difficulté à s’entendre sur le sens
donné aux concepts. Parce que l’historiographie elle-même est perpétuel débat –
un débat mené par des gens, des chercheurs, qui ont l’avantage d’avoir labouré
le terrain en tous sens -, il est normal de voir les ambivalences conceptuelles
se transférer dans les travaux scolaires. C’est ce que veut nous faire
comprendre, en tout premier lieu, Ivan Carel avec son texte «La
“modernisation” de la société québécoise a-t-elle commencé en 1930?» Reprenant la segmentation
1930-aujourd’hui contenue dans le nouveau programme de 2007, Carel constate que
«sous la bannière de la “modernisation”, se trouvent désormais incluses, non
seulement les périodes de la Révolution
tranquille, du duplessisme et de la Deuxième
Guerre mondiale, mais aussi, ce qui est nouveau dans ce programme, de la crise
économique des années 1930. Ainsi, au lieu de commencer cette “modernisation”
aux années 1940 comme c’était le cas jusqu’à présent dans le programme, on la
fait débuter au Jeudi noir de 1929»
(Coll. Ibid. p. 124).
1929, 1940 ou 1960? Le choix ne s’opère pas tant en matière scientifique qu’en
«philosophie de l’histoire», entendons ici en intentions idéologiques. Le
problème ne réside pas dans la chronologie mais dans la définition même de ce
qu’est une modernisation, et ce que l’on peut considérer comme relevant de la
modernisation
dans l’histoire du Québec. Comme le dit Carel, le spectre est
grand puisqu’il est possible de faire remonter cette modernisation jusqu’au
second XIXe siècle avec la première industrialisation et la première
urbanisation du Québec. D’autre part, la spécificité de la Révolution
tranquille disparaît tout à fait si l’on tient pour moderne les politiques
fédérales interventionnistes dans le cadre de la crise économique des années
1930 et les réformes (éducation obligatoire, droit de vote accordé aux femmes)
du gouvernement libéral d’Adélard Godbout. La vision des anciens programmes
plaçait une nette barrière chronologique (avec tout l’arbitraire que cela
comporte) avec 1960 et la Révolution tranquille. Il en va tout autrement pour
le programme de 2007.
Carel critique donc «ce
programme d’une vision postmoderne». «On
nous propose une démarche socioconstructiviste, dont le fond s’applique à
démontrer que le Québec est moderne depuis les années 1930, non pas
essentiellement parce que les industries et la raison y
progressent, mais parce
que l’État intervient afin de palier les problèmes sociaux survenant avec cette
industrialisation et la crise économique. Il s’agit donc d’étudier l’adaptation
des structures politiques aux besoins de la population, afin de démonter [sic!] que depuis les années 1930 nous
assistons à un processus qui, avec des hauts et des bas, nous mène finalement,
aujourd’hui, à une société de droit au sein de laquelle chaque individu a, grâce
à la démocratie et aux chartes, le pouvoir de changer les choses. Tout est
maintenant en place pour que chacun fasse ses choix en totale liberté et puisse
être assuré de vivre dans une démocratie presque idéale. Bien sûr, comme en
fait preuve le chapitre suivant du programme, intitulé “Les enjeux de la
société québécoise depuis 1980”, certains points restent encore à régler. On
fait alors appel à la participation citoyenne des élèves, on les interpelle
même, en leur assurant que toutes les structures sont désormais en place pour
les écouter et favoriser leur action citoyenne. Pour le dire autrement, lorsque
j’ai
parcouru le programme, j’y ai vu une lecture rectiligne de l’histoire qui
mène à une fin heureuse dans l’harmonie entre l’État et le citoyen. Un État
débarrassé de ses scories nationales, devenu enfin le reflet démocratique des
aspirations individuelles. En faisant la promotion d’une définition de la
modernisation ne référant qu’à l’interventionnisme étatique, l’État étant alors
perçu comme un ciment social et un outil fonctionnel, on en arrive non
seulement à occulter les batailles menées, mais aussi à voir dans l’état actuel
des choses l’aboutissement normal de l’évolution sans que des hommes, des femmes, des
groupes et leurs idées aient eu à intervenir» (Coll. Ibid. p. 128). Critique contradictoire? D’une
part la participation citoyenne et
de l’autre, en même temps, la promotion de l’interventionnisme étatique? Contradiction libérale où le mythe réside
dans les possibilités auxquelles peuvent parvenir l’action citoyenne; de
l’autre, la nécessaire intervention de l’État l’aboutissement normal de
l’évolution sans que les
mêmes individus aient à intervenir. Cinq ans plus tard, nous l’avons dit, la participation
citoyenne ébranlait au
point de faire tomber le gouvernement qui se disait en contrôle de
l’intervention de l’État. Mais, pour pleinement atteindre à cette compréhension
en apparence contradictoire, il faut une culture historique que la méthode
«scientifique» ne peut donner puisque cette méthode n’est pensable, ne peut
être pensée, que sur un terreau culturel fortement enrichi.
Il est donc évident que le
programme vise à faire non des êtres cultivés ou même des citoyens engagés,
mais des «professionnels», des performers du métier d’historien d’élèves qui n’en ont même pas la
culture. Nous ne savons même pas si le projet d’Inchauspé qui voulait voir la
culture historique envahir les autres disciplines a été respecté? Je pense plutôt
qu’il a été oublié avant même la mise en opération du renouveau pédagogique.
La question de la modernisation
est reprise tout de suite après par l’historien du
Québec contemporain, Jacques Rouillard, dans son texte, «La modernisation du Québec selon le nouveau
programme d’histoire pour l’enseignement au secondaire». Rouillard va encore plus drument sur le
nouveau programme de 2007, n’hésitant pas à rappeler qu’en tant qu’historien, il
appartient à la jeune génération qui
a brisé le diptyque Grande Noirceur/Révolution tranquille en montrant la
continuité amorcée dans la foulée de l’impact de la Seconde Guerre mondiale et
qui a conduit à la Révolution de 1960. S’inscrivant dans le prolongement du
texte précédant de Carel, Rouillard démontre combien il est ridicule de
considérer 1929 pour un moment de rupture ouvrant sur la modernité :
«Comment dans ce contexte [le
mouvement réactionnaire qui marque la décennie des années 1930] faire de
1929, comme le suggère le nouveau programme, un tournant dans l’histoire du
Québec qui annonce la Révolution tranquille?
Comment le duplessisme et les
années qui l’ont vu naître pourraient-ils incarner un premier pas vers la
modernité alors que la Révolution tranquille a précisément pour objectif de
mettre fin au conservatisme du régime Duplessis? Cette interprétation repose
sur ne méconnaissance de cette décennie et des travaux qui s’y rapportent. Ce
n’est pas parce qu’il peut y avoir ici et là pendant ces années chez certains
penseurs, organisations ou
mouvements sociaux des éléments de modernité qu’on
peut caractériser l’ensemble de la décennie sous ce signe. Au contraire, ces
années sont marquées par un affaiblissement des valeurs démocratiques et la
montée de l’antilibéralisme»
(Col. ibid. pp.
136-137). Reposant sur la culture historique, Rouillard dénonce la méconnaissance
des concepteurs du
programme en ce qui a trait à l’histoire du Québec contemporain. Et ce n’est
pas par question de propagandiste d’histoire nationale qu’il pose cette sévère critique, puisqu’il appartient à cette même
génération que Ronald Rudin appelle, dans un pamphlet célèbre, les révisionnistes
(R. Rudin. Faire de
l’histoire au Québec, Sillery,
Septentrion, 1998) qui ont délaissé le cours de l’histoire traditionnelle,
nationale et narrative.
Rouillard se permet même d'aller plus
loin que Carel en faisant verser, dans une note infrapaginale, la méconnaissance
dans la mauvaise foi des concepteurs
lorsqu’il rappelle cette anecdote
personnelle pénible : «Le directeur des programmes au ministère de
l’Éducation, du Loisir et du Sport m’a consulté à l’été 2006 pour que je fasse
part de commentaires sur le nouveau programme. J’ai mis en évidence ce que je
relève ci-dessus. Pas de succès : on a maintenu le découpage chronologique
qui fait commencer la modernisation du Québec en 1929» (Col. ibid. p. 137, n. 18). Il est vrai que l’ancien
gouvernement de Jean Charest consultait beaucoup et écoutait peu. Force est de
reconnaître que lorsque les hauts fonctionnaires d’un ministère de l’Éducation
entérinent des faussetés et des méconnaissances, c’est que le but de la réforme
du ministère est ouvertement idéologique et politique. Plutôt qu’à une
adaptation de l’enseignement aux connaissances scientifiques modernes, le
programme appliqué en 2008 détournait ces connaissances scientifiques vers une
propagande de déconstruction de la conscience historique. Les appels à
l’histoire-mémoire étaient aussi peu fondés dans la pédagogie de l’histoire que
les appels à
l’histoire-science. L’aspiration à une démocratie libérale et au
vivre-ensemble consensuel, toutes les deux passives face à l’État et aux
hiérarchies économiques et idéologiques, devait se heurter aux contraintes de
la connaissance objective d’historiens et de citoyens qui veillaient aux
grains. Rouillard a répondu ici à l’appel de Fernand Dumont sur la fonction
sociale de l’historien dans la société contemporaine lorsqu’il conclut son
article : «Il est dommage que le nouveau programme fasse abstraction
des résultats de la recherche historique depuis une trentaine d’années et
propose un découpage qui fait des années 1930 la source de la modernisation du
Québec. Comme nous l’avons vu, ces années sont l’occasion d’un renforcement des
forces clérico-conservatrices au Québec et de recul du libéralisme et des
valeurs démocratiques.
Ce découpage devient d’autant plus saugrenu que le
nouveau programme veut mettre en relief les conquêtes démocratiques en vue de
mieux former les jeunes à la citoyenneté. Les années 1930 n’ont rien de reluisant pour l’affirmation des principes démocratiques car, plus que jamais,
le parlementarisme est dénoncé et les politiciens, méprisés. Ne serait-il pas
bon que les futurs citoyens du Québec en soient informés à travers leur
programme d’histoire? Les reculs des valeurs démocratiques ont tout autant leur
place dans un programme que les étapes de leurs conquêtes» (Col. ibid. p. 141).
Ce que nous décrivent ces
différents comptes-rendus, c’est une subversion que la
conclusion dont Michel
Sarra-Bournet nous résume à peu près ainsi. Sous le gouvernement péquiste de
Jacques Parizeau, le ministre de l’Éducation, Jean Garon avait amorcé une
entreprise de réforme du curriculum scolaire. Le rapport Lacoursière avait jugé
bon d’apporter quelques modifications et améliorations mais sans changer le
programme d’histoire pour autant, celui de 1982 qui avait fait ses preuves. Son
successeur, sous le gouvernement de Lucien Bouchard, Pauline Marois, avait
donné à Paul Inchauspé le soin de poursuivre la réforme amorcée par son
prédécesseur. C’est alors qu’un groupe de spécialistes pédagogues dits
socioconstructivistes se sont immiscés dans le projet de réforme pour le faire
accoucher, sous le règne des Libéraux de Jean Charest, à un renouveau
pédagogique qui
contredisait l’humanisme même d’Inchauspé. Ce renouveau pédagogique devait rompre définitivement avec les
acquis de la Révolution tranquille en matière d’éducation, jusqu’à transformer
la docimologie du pourcentage traditionnel à un étalon en lettres (A, B, C, D,
E) comme celui en usage dans les universités. Devant l’insatisfaction des parents, la
ministre Courchesne dut se rendre
à l’évidence que le programme était rogné de toutes parts. Les premiers échecs, en fin d’année scolaire 2007-2008,
confirmèrent que le renouveau pédagogique n’opérait pas de miracles. Enfin, l’élection du gouvernement
Marois, en 2012, sonne le glas. Mais nous devons retenir qu’il s’agissait bien
là d’une volonté subversive, particulièrement dans le domaine de l’enseignement
de l’histoire afin de détacher le passé de la matière pour le rendre efficace
pour l’intégration actuelle des élèves aux systèmes politique (démocratie) et social
(néo-libéralisme).
S’inscrivant dans la mouvance
de l’historiographie depuis les années 1970, il fallait
consacrer l’effacement
du national en histoire. Selon
la profession de foi libérale et fédéraliste, la société québécoise n’était
plus une société distincte mais
une société tout à fait normal, comme le note la critique que pose Rudin sur
les historiens révisionnistes : «L’historien Ronald Rudin a remarqué un
curieux paradoxe : “Au moment où les politiciens québécois cherchaient la
reconnaissance d’une forme de statut particulier, le travail des historiens
indiquait que, sous plusieurs angles, leur société était ‘normale’ et que le
passé pouvait être compris à travers des processus propres au monde occidental
tels que l’urbanisation et l’industrialisme”. Le virage “histoire sociale”
banalise donc les particularités de l’histoire du Québec en faisant ressortir
son adhésion à un modèle général de développement économique et social» (Col. ibid. p. 147). Mais, nous venons de voir que l’un
de ces «historiens révisionnistes», Jacques Rouillard, ne se reconnaît pas dans
le programme réformé de 2007. Il y a une méconnaissance, sinon un refus de connaître et de comprendre de la part des
artisans de la réforme à propos de cette historiographie du Québec
contemporain. De même qu’Inchauspé considère que l’enseignement de l’histoire «touche
les questions d’identité : on attend de cette matière qu’elle transmette
aux enfants et aux jeunes une mémoire collective fondant l’appartenance au groupe
et il ne faut pas hésiter à dire le mot, à la nation» (Cité in ibid. p. 153),
le «pape» des historiens
révisionnistes, Paul-André Linteau, touche le point sensible de l’angoisse des
artisans du programme : «En 2001, la proportion d’immigrants au Québec
était de 10%, un sommet, alors qu’elle n’atteignait que 7,5% en 1901. Pour
l’historien Paul-André Linteau, “un discours célébrant la diversité
ethnoculturelle s’est développée dans les médias et chez les intellectuels du
Québec. On peut reprocher à ce discours son absence à peu près totale de
profondeur historique, son accent sur l’exotisme, ainsi que son angélisme et
son relativisme culturel”»
(Col. ibid. p. 152). Ni
l’humanisme d’Inchauspé, ni le «révisionnisme» de Linteau ne veulent se porter
garant ou responsable de la version définitive, légalisée officiellement par le
paraphe du ministre Fournier.
Car si le présent, avec ses
angoisses socio-économiques et constitutionnelles, commande le type de
programme d’histoire; il faut reconnaître la grande bêtise que
d’associer cette
angoisse que ferait peser 10% de la population québécoise (il est vrai que le taux est passé depuis à environ 36%), un 36% centré surtout dans
la région de Montréal, sur les 64% restants! Sarra-Bournet reconnaît que ce qui était en cause en
2007, c’était l’enjeu suivant : Peut-on réduire les oppositions entre
histoire nationale et vivre-ensemble, connaissances-compétences, histoire et
éducation à la citoyenneté (Col.
ibid. p. 152). Les
édiles de la société québécoises étaient si peu certains, si effrayés du
contact entre la population nationale et les nouveaux arrivants, qu’ils se sont
servis des socioconstructivistes comme cheval de Troie pour subvertir la simple
réforme des programmes existants : «Après la domination des
“paradigmes” constructiviste et cognitiviste, la montée en puissance des
prosélytes de l’école “socioconstructiviste” aurait-elle détourné la “réforme”
de ses intentions originales en la transformant en “renouveau pédagogique”?» Col. ibid. p. 150) se demande Sarra-Bournet. Poser la
question, c’est y répondre.
Le programme de réforme
«rectifié» qu’entend proposer le gouvernement de
Pauline Marois et sa nouvelle
commission présidée par une historienne et un sociologue n’est pas indépendant
de la fameuse Charte des valeurs québécoises qui fait tout un tabac à Montréal
depuis six mois. Si le but est de rectifier la subversion vicieuse des
socioconstructivistes et redonner son lustre à la connaissance historique aux
niveaux élémentaire et secondaire, la question du vivre-ensemble reste toujours au cœur de l’angoisse
pédagogique de l’État québécois. Comme l’expose Sarra-Bournet, «le projet de
programme d’enseignement de l’histoire du Québec (ou plutôt d’histoire et
éducation à la citoyenneté du 2e cycle du secondaire) hésitait à
l’idée d’inscrire les Québécois de toutes origines dans l’histoire nationale, comme
si cette dernière rimait avec l’histoire des Canadiens français, le groupe
majoritaire, longtemps réfractaire à l’intégration des immigrants» (Col. ibid. p. 152). C’est comme si la création du
ministère de l’Immigration du Québec en 1968, complété par les différentes
chartes des droits et libertés du Canada et du Québec, ne
suffisaient pas à nous
faire réaliser que nous n’étions plus ce groupe réfractaire d’avant 1970. Nous qui, collectivement,
aimons nous culpabiliser sur les moments d’affirmation de notre histoire,
voudrions expier préventivement les
impairs qu’occasionne tout pays d’accueil face à ses immigrants. «Spécialiste
de l’éducation interculturelle, Fernand Ouellet fait un lien direct entre la
nouvelle orientation des cours d’histoire et ce phénomène de
pluriethnicité : “Quelles se présentent sous l’étiquette de l’éducation
interculturelle ou de l’éducation à la citoyenneté, les initiatives visant à
faire face aux défis du pluralisme ethnoculturel et religieux à l’école doivent
toujours rechercher l’équilibre entre deux préoccupations/valeurs :
l’ouverture à la diversité et la cohésion sociale”. Mais, dans une démocratie
libérale, le “vivre-ensemble” doit-il se limiter à la tolérance des
particularités culturelles et idéologiques? La cohésion sociale doit-elle se
réduire au plus petit commun dénominateur,
la diversité, la démocratie et la
paix sociale? Le Québec n’est-il que la somme de ses parties?» (Col. ibid. p. 153). On saisit mieux alors cette
stratégie qui consiste à dire que nous devons faire comme si nous n’avions pas
plus de mémoire de l’historicité québécoise que n’en ont les immigrants qui arrive pour
nous poser dans le dialogue qui forge les valeurs du vivre-ensemble. L’instinct grégaire du repli du colonisé
qui laisse croire qu’il aime ses colonisateurs, alors que ce nouveau 36% est
inconsciemment perçu comme ce faible pourcentage d’anglophones qui restèrent
pour dominer la colonie au moment du passage de
l’Empire français à l’empire
anglais en 1763. Que la thématique de la Conquête de 1759 et de la Cession
consécutive en 1763 disparaisse du programme de 2007 n’est pas accidentel, il
n’est même pas conscient d’une quelconque propagande fédéraliste, il est le
produit de notre insécurité profonde devant «l’invasion» de 36% d’immigrants de
provenance diverse! En psychanalyse, c'est ce que nous appelons une condensation, et ce peut être un problème collectif grave.
Mais comment faire abstraction
de notre ethnicité propre – ce qui nous est
demandé finalement – face à la
migration de tant d’ethnicités diverses qui sont dotées de mémoire historique
et de volontés de s’imposer dans leur pays d’accueil? «À cet égard, écrit Sarra-Bournet, il faut d’abord
distinguer mémoire et histoire nationale. Anthony D. Smith, spécialiste du
nationalisme, avance qu’alors que les groupes ethniques partagent une mémoire commune, les nations ont une histoire commune. La présumée incompatibilité
entre la prise en compte de la diversité culturelle et la transmission,
l’histoire nationale repose donc sur une fausse contradiction : les
Québécois issus de l’immigration font partie du Québec au même titre que les
Québécois de souches française et anglaise et des Autochtones. À ce titre, ils
sont également héritiers de l’histoire nationale du Québec» (Col. ibid. p. 154). C’est cette nuance que les
Québécois ne comprennent pas. Nous ne pouvons pas prendre sur nous les mémoires
de toutes les ethnies qui viennent s’établir au Québec, de même qu’ils ne
peuvent prendre notre mémoire et se l’approprier comme la leur. Ils n’étaient
là ni en 1534, ni en 1760, ni en 1791, ni
en 1837-1838, ni en 1840, ni en 1867,
ni en 1917 ou 1942, et même pas en 1960 ou 1980! Comme pour la religion, si ces
ethnies veulent se donner des cours d’histoire pour conserver leur mémoire
originelle ou discuter sur le sens et les valeurs de cette histoire, elles
doivent se les doter elles-mêmes et ne rien attendre du Ministère de l’Éducation.
Il ne faut même pas entrouvrir cette porte. Par contre, notre histoire-mémoire,
doublée d’une histoire-science, elle, se doit d’être donnée aux immigrants car,
avec la succession des générations, ils deviendront partie prenante de cette
mémoire, comme le sont les familles de souches écossaises, irlandaises, basques
ou italiennes. Si, dans le cours du passé, nous avons accédé d’une mémoire à
l’histoire, les immigrants accèdent à leur nouveau passé national par
l’histoire avant que ne se développe une mémoire commune. La solution du renouveau
pédagogique ne répondait
pas à cette aporie. Et c’est le défi qui est donné au nouveau comité mis sur
pied par le gouvernement Marois.
9- RESTAURER OU S’ENGAGER
VERS UNE VOIE NOUVELLE?
La première attente envers la
réforme amorcée par le gouvernement Marois est la restauration du programme de
1982 où l’histoire nationale était le poétique du
programme d’enseignement de
l’histoire. Dès l’annonce d’un nouveau cours d’histoire obligatoire sur le
Québec contemporain pour les étudiants de Cégep et le projet de réforme en vue
d’abolir ce qui avait été approuvé par le Ministre Fournier, la partie
socioconstructiviste a adressé ses réticences à la nouvelle ministre Marie Malavoy. Lise Proulx, présidente de l’Association québécoise pour
l’enseignement en univers social (AQEUS), qui regroupe 300 membres issus des
ordres d’enseignement primaire et secondaire et dont le but consiste à faire la
promotion de la qualité de l’enseignement des sciences humaines dans les
écoles
du Québec, a senti que la Coalition pour l’enseignement de l’histoire, dirigée
par Robert Comeau et comprenant des enseignants d’histoire et des groupes
d’influence nationaliste, allait gagner la partie. Aussi, du haut de sa mauvaise
fortune, a-t-elle livré au journal Le Devoir, cette mise en garde contre «une version
historique orientée tant politiquement qu’idéologiquement» (édition 6 mars 2013). Ce qui inquiète
Mme Proulx, c’est la suggestion de la Coalition pour la création d’un «petit»
groupe de travail composé de cinq historiens relevant directement de la
ministre auquel pourrait être joint un sous-ministre. Bref, ce que craint
l’AQEUS autant que le dérapage idéologique et nationaliste, c’est le retour des
historiens dans l’évaluation du programme de 2007.
On peut donc constater que de
1993 à 2008, rien n’a été résolu des ambiguïtés héritées du Rapport Parent. Les oppositions entre conceptions du métier
d’historien et les oppositions entre
corps professionnels spécialisés ont vécu
sur ces ambiguïtés plutôt que les résoudre. Depuis la période de latence qui a
suivi le référendum de 1995, la pensée nationale, voire nationaliste, s'est réinterrogée sur son devenir, divisant ainsi les enseignants. La Coalition pour l’histoire est
notamment constituée par deux historiens, Éric Bédard (qu’un récent pamphlet du
sociologue Jean-Jacques Piotte associait à la pensée des «Contre-Lumières») et
Robert Comeau qui passa du nationalisme extrême au communisme, pour revenir à un
nationalisme modéré. On la retrouve soutenue par une série d’organismes
nationalistes et même indépendantistes : la Fondation Lionel-Groulx (en
charge de la célèbre Revue
d’Histoire de l’Amérique française), le Mouvement national des Québécois; la
Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et de la revue l’Action nationale, où œuvre Comeau. Experte dans les bottes à
l’escrime, Mme Proulx rappelle qu’une historienne a été exclue «par le seul
fait de son militantisme au sein de Québec solidaire». Ce qui semble suffisant
pour la socioconstructiviste d’affirmer que la Coalition vise à l’«instrumentalisation
de l’histoire enseignée à des fins purement politiques et partisanes. Cela
constituerait un détournement de la finalité de l’enseignement de l’histoire
telle que proposée par l’État québécois depuis de nombreuses années». Se montrant outrée, elle dénonce
qu’aucun didacticien de l’histoire ne fait partie du comité de révision. En
guise de boutade drolatique, elle s’exclame un peu théâtralement : «Penserait-on
confier l’écriture du contenu d’un programme de mathématiques à de seuls
mathématiciens?». Or, il
s’est avéré, comme nous venons de le voir, que les rédacteurs du programme
d’enseignement de l’histoire de 2007 n’avaient pas tenu compte de l’opinion des
historiens. CQFD.
Pour Lise Proulx, «le but
avoué de la Coalition est de mettre l’accent sur une histoire politique
nationaliste et événementielle, de même que sur les grands personnages qu’elle
a produits». Bref, la
réaction serait poussée jusqu’à ce que, passant par dessus le Rapport Parent, nous revenions aux manuels des Clercs de Saint-Viateur et de ceux de
Guy Laviolette! C’est exagéré et tout ce qui est exagéré est insignifiant,
comme le disait ce bon Talleyrand. Angoissée de voir leur travail réduit à
néant, Mme Proulx parle du danger que
la lecture limitée à la seule sphère du politique aille jusqu’à évacuer des
pans entiers de l’histoire : l’histoire économique et sociale, l’histoire
des femmes, etc. Au-delà de l’histrionisme de la pose, nous atteignons le cœur
hystérique du conflit. Mme Proulx se veut défendre le programme libéral :
«le creuset de tout programme d’enseignement en histoire
ou en géographie
devrait être celui des valeurs démocratiques inhérentes à la fonction sociale
de l’éducation dont les élèves du Québec constituent le cœur et la raison
d’être. […] Ainsi
l’enseignement de l’histoire doit permettre de bien outiller les élèves sur les
plans de leur développement cognitif et de leur esprit critique, de même que
les préparer adéquatement à une participation aux choix de société et à un
engagement réfléchi et articulé dans les multiples débats et enjeux qui ont
agité et agitent encore la société québécoise». Sans présumer de l’orientation politique de l’AQEUS, nous
reconnaissons-là l’esprit du programme installé par l’ancien gouvernement
libéral. Nous y reconnaissons également ses tares (le présentisme, la
disparition du récit) et son aspect purement pragmatique (s’appuyant ici sur un
rapport de l’UNESCO qui concède que l’objectif de «faire aimer son pays» et de
justifier la légitimité historique et l’identité spatiale ne doivent plus être
les éléments dominants de tout enseignement de l’histoire).
Doit-on donc prendre au
sérieux la magnanimité de l’AQEUS lorsqu’elle écrit : «L’histoire
en milieu scolaire ne devrait donc en aucun cas être au service d’une
entreprise endoctrineuse, et ce, quelle qu’elle soit. Au contraire, la distance
historique qu’elle donne aux élèves leur permet une lecture plus intelligente
et intelligible du présent. Enseigner l’histoire permet également d’amener les
élèves à comprendre que tout récit historique est une interprétation.
Considérer qu’une seule interprétation est légitime s’apparente plus à prêcher
qu’à enseigner. L’histoire n’est pas univoque. Voilà pourquoi on ne saurait
réduire son enseignement à la mémorisation d’un récit par les élèves.
Considérer une diversité de sources, une pluralité d’opinions et de courants
historiographiques permet le développement de l’esprit critique,
caractéristique fondamentale de la pensée historique. L’histoire
scolaire ne
devrait pas être construite pour produire de futurs souverainistes ou de futurs
fédéralistes. Au contraire, à la lumière des apprentissages réalisés en classe
d’histoire, elle devrait plutôt contribuer à former des citoyens et citoyennes
éclairés qui seront plus aptes à prendre les décisions politiques, sociales et
économiques qu’ils et elles jugeront les meilleures. Voilà la conviction de
notre association et le conseil que nous vous prodiguons étant donné votre
responsabilité ultime quant à l’éducation des jeunes Québécois et Québécoises». Rien, ni dans le contenu ni dans le ton
n’a changé des précédentes déclarations des technocrates socioconstructivistes.
Aussi, il serait douteux que ces spécialistes puissent apporter quelque chose à
une réforme bénéfique d’un programme qui a suffisamment causé assez de mal. Le
laconisme de la conclusion de l’AQEUS – «On pense qu’il ne faut pas tout
jeter du programme actuel. Il y a des choses très correctes» se recouvre du
manteau de l’objectif «centré
sur les élèves». On
pourrait penser que c’est par ingénuité plutôt que par perversité que Mme
Proulx reproche à l’éventuel programme de «faire la part belle à un retour
aux connaissances, versus aux compétences…». Entendre, retour au récit qui «serait mentir aux élèves
que de ne pas leur dire»
que ce n’est là qu’interprétation! Et d’affirmer la part présentiste du
programme honni : «Enseigner le passé pour le passé, ça ne dit pas
grand-chose aux élèves. Ils vont tout apprendre par cœur pour l’examen et
oublier ensuite. L’histoire, c’est autre chose que des faits et dates».
Elle ne parvient pas à jauger qu’oublier ce qu’on a appris est moins
pire que rien apprendre du tout. Contre les enfants ainsi abusés, Mme Proulx ne
peut que déplorer que dans le nouveau programme de 2014, «il n’y a que
l’histoire dans leur viseur».
On n’annoncerait pas mieux une tuerie dans une école! Sombrer dans
l’insignifiance ne semble donc pas effrayer outre mesure Mme Proulx.
Mais, ce qui inquiète davantage
les socioconstructivistes serait la sortie du cours de l’éducation à la
citoyenneté. La Coalition pour l’histoire demande son arrêt de mort, pur et
simple : «L’éducation à
la citoyenneté n’a pas sa place dans un cours
d’histoire. On ne doit pas la subordonner à l’histoire» affirme Comeau. On ne saurait être plus
clair. Mais il y a raison de s’inquiéter quand le même Comeau «déplore que
les deux experts [Jacques Beauchemin et Nadia Fahmy-Eid] fassent trop de place à la conciliation entre
l’histoire sociale et nationale. “Nous, on veut redonner une place à l’histoire
politique et nationale.
Ça ne veut pas dire qu’on s’oppose à l’approche
sociale. Ce serait en complément”. Enfin, une seule chose fait
l’unanimité : l’abandon de l’approche thématique (4e
secondaire) au profit d’une approche chronologique qui se déploierait sur deux
ans (3e et 4e secondaire)». En fait, depuis longtemps nous savons
qu’une seule année scolaire ne suffit pas à couvrir toute l’histoire du Québec
et du Canada. Plutôt que des débats sur des concepts historiques abstraits,
mieux vaut deux années de culture et l’aspect débat projeté au collégial et à
l’université. Les élèves qui abordent les études supérieures ne sont jamais
assez cultivés.
Il est étonnant que Robert
Comeau, qui a défendu les positions marxistes-léninistes dans les années 1980 –
positions qui recommandaient de voter Non au référendum de mai 1980 afin de ne
pas diviser le prolétariat canadien! -, considère l’histoire sociale comme un
simple «complément» à l’histoire politique! Même si c’était vrai que seuls les
imbéciles ne changent pas d’idées, passer à 180º relève de multiples
conversions qui indiquent une foi plutôt hasardeuse. Quoi qu’il en soit, il est
d’autres historiens pour qui l’histoire nationale est une nécessité de
conscience. Ainsi, Michel Sarra-Bournet qui avait signé la longue conclusion du
collectif sur l’enseignement de l’histoire au Québec au XXIe siècle. Cet
historien, dans un article du Devoir du 25 octobre 2013, demandait ni plus ni moins «Qui a peur de
l’histoire politique?».
Sarra-Bournet voit bien que
l’enseignement de l’histoire est au cœur de multiples débats sociaux. Il
reconnaît très bien la crainte de l’instrumentalisation de l’histoire politique
à des fins propagandistes et
des procès d’intentions entre fédéralistes et indépendantistes. Il reconnaît
également le désir de ne pas rouvrir d’anciennes plaies et le danger de jeter dans la
cour des historiens les questions à débattre pourvu qu’elles ne reviennent pas
sur la place publique. Il remarque la vitesse avec laquelle le livre
controversé, La bataille de Londres, est passé quasiment inaperçu. Sarra-Bournet présente
l’histoire politique comme «victime» de nos règlements de comptes
partisans : «Après avoir régné en maître avec l’histoire
religieuse, l’histoire politique traditionnelle a été décriée en raison de son
caractère hagiographique et superficiel. Elle a ensuite été marginalisée, ici comme
ailleurs, victime de l’émergence de l’histoire sociale et de l’histoire
culturelle. Les historiens embauchés dans les institutions d’éducation supérieure
se sont repliés sur l’étude de phénomènes larges, transversaux, communs aux
sociétés occidentales, aidés en cela par la mondialisation qui les a conduits à
inscrire le Québec dans une histoire-monde où l’on perd de vue ses
caractéristiques particulières. Et c’est sans compter le rétrécissement de la
place accordée aux études québécoises dans toutes les disciplines et à tous les
niveaux, au moment même où il y a de plus en plus de cours sur le Québec à
travers le monde, et qu’on recense 3000 “québécistes” répartis dans 82 pays». L’angoisse exprimée cette fois
par
Sarra-Bournet, contrairement à la crise économique du capitalisme et
les incertitudes culturelles du vivre-ensemble qui angoissaient les
réformateurs de 2007, c’est la déliquescence de la démocratie ici
même au Québec et dans l’ensemble du monde occidental. Le retrait des
historiens dans leurs tours d’ivoire et leur quasi-absence des débats publiques
l’interpellent au plus haut point. C’est là une réalité tangible où les
historiens qui défilent à la télé ne sont là que pour raconter des anecdotes
savoureuses, gloser sur la généalogie de familles de vedettes et distraire la
masse à travers des entrevues de divertissement. On imagine mal un Guy Frégault
ou même un narcisse comme Michel Brunet se contenter d’une telle présence dans
le forum publique! C’est donc dire que l’appel de Sarra-Bournet à revenir à
l’histoire nationale n’a rien de commun avec une nostalgie, contrairement à ce
que certains prétendront. L’historien précise son point sans ambiguïtés
lorsqu’il mentionne que «l’école ne doit pas servir uniquement à former des
citoyens tolérants dans une société pluraliste, mais aussi à leur intégration
dans la communauté nationale». Sans connaissance de l’histoire politique, l’éducation
citoyenne promue par les socioconstructivistes est vaine.
Ces «certains» se nomment
Guillaume Bouchard Labonté et Isabel Harvey, qui répondent à Sarra-Bournet une
semaine plus tard, dans le même journal, Le Devoir, et prennent le jugement victimaire de
l’histoire politique comme un affront personnel : «En tant que
chercheurs dans des sphères plus sociales et culturelles, nous nous sentons
plus que jamais visés par ce discours»,
d’où cette accusation de nostalgie qu’ils
envoient à l’égard de
Sarra-Bournet. Il s’agit clairement d’une querelle de
spécialistes. Nos deux spécialistes d’histoire sociale et culturelle sont
frappés du même présentisme que les socioconstructivistes : «Faire de
la recherche en histoire, c’est poser au passé une question qui touche à nos
sensibilités contemporaines. Par exemple, l’histoire des femmes ou des
minorités ethniques s’est développée en Amérique du Nord au cours des années
1960-1970; au même moment, la société était ébranlée par des mouvements sociaux
revendiquant des droits pour ces groupes. Il en va de même aujourd’hui.
L’histoire n’a pas à traiter de près ou de loin d’identité nationale pour nous
toucher directement et nous aider à comprendre les enjeux actuels auxquels nous
faisons face».
Reconnaissons-le tout de suite, si nous nous intéressons aux Aztèques, ce n’est
sûrement pas parce que les Aztèques sont toujours vivants. Par contre,
lorsqu’on s’intéresse à l’histoire des femmes et des immigrants, c’est à
l’intérieur d’un cadre collectif défini certes par les structures géo-économiques,
mais tout autant, sinon plus, par les institutions politiques et juridiques, de même que le cours
particulier pris par le
développement des mœurs. Appelons cela, et Inchauspé
n’hésitait pas à la nommer, la nation. Que l’histoire politique ne soit plus
hégémonique, cela va de soi. Que nos préoccupations ne soient plus
exclusivement politiques, va encore. L’histoire, en ce début de millénaire, est
multiple. Le problème, c’est que cette multiplicité ne reste pas à l’état de
fragments, et le danger de ces recherches éclatées en société, en économie et
en culture, c’est qu’elles ne parviennent pas à faire un tout cohérent qui
serait l’Histoire.
D’autre part, la multiplication
des prises de paroles d’historiens, soit à travers les réseaux sociaux, soit à
travers des journaux ou des revues, ne suffit pas à dire qu’ils ont la place
qui leur revient dans les débats publiques alors que tant de comptables Gattuso
et de chefs Boyardee sont appelés à se prononcer aux grandes heures d’écoute
sur tout et sur rien. Qui ne se souvient de la bourde du hockeyeur Guy Lafleur
à propos du «droit de vote» pris pour le «droit de veto» constitutionnel? Cette
prise de parole ridiculisait avec lui tous les Québécois devant les
législateurs et les constitutionnalistes qui comprenaient bien que leur message
ne passait pas. Un Jean-Charles Bonenfant, historien constitutionnaliste du
Canada, n’appréciait sûrement pas.
On le voit, la critique de
Bouchard Labonté et Harvey est peu consistante. Ils condamnent l’approche de
Sarra-Bournet et des autres militants de la Fondation Lionel-Groulx parce
qu’ils serviraient avant tout un projet politique. «Or, selon nous, l’histoire doit plutôt
permettre aux individus de développer des facultés d’analyse qui leur sont
propres et qui leur permettront de mieux comprendre les problèmes sociaux
contemporains». Bien
entendu, mais cela s’appelle défoncer des portes ouvertes.
Il y a toutefois un aspect de
la critique de Bouchard Labonté et Harvey qui mérite de retenir l’attention. Le
passage qui rappelle que «le milieu universitaire ne doit pas exclure la
recherche historique concernant les autres aires géotemporelles qui sont,
elles, bien plus souvent menacées».
Il est connu que l’histoire, au Québec, c’est comme le fromage P'tit Québec,
juste bon pour nous
autres, et que les départements d’histoire de nos universités n’ont jamais été
prodigues de guider leurs étudiants dans les recherches qui ne touchaient pas
particulièrement au Québec. Le fait qu’il y a eu une longue période sans que
des auteurs québécois ne publient et ne soient reconnus par les universités
étrangères sur des thématiques autres que le Québec et le Canada marque un
cloisonnement exclusiviste de la profession dont nous ne sommes pas si bien
sortis contrairement à ce que prétendent nos deux chercheurs. C’est sur ce
point que nous ramène un autre commentaire publié dans les journaux, celui de
Karl W. Sasseville, dès le 11 mars 2013. On en était alors seulement aux
intentions manifestes du conseil national du Parti Québécois de réformer
l’enseignement de l’histoire. Sasseville dénonce «cette sempiternelle
obsession péquiste qu’est la “question nationale”».
L’argument
de Sasseville est celui d’un petit génie de l’histoire qui connaît sa
chronologie européenne par cœur mais qui est aussi doté d’une conscience
universaliste sérieuse de l’histoire telle qu’elle se profilera de plus en plus
au XXIe
siècle, et pour cela, il faut prendre le temps d’écouter ce qu’il dit.
Pour Sasseville, l’histoire du Québec telle qu’on lui a enseignée va de 1534 à
1642, date de la fondation de Montréal, pour ensuite se porter quasi
immédiatement sur la guerre de Conquête. «Ne s’est-il donc rien passé entre
1642 et 1759 sur ce continent et, de manière plus significative, sur le vieux
continent dont nous sommes venus?»
Et d’énumérer la Guerre de Trente ans, la paix de Westphalie (1648 – il faut
noter que cette paix de Westphalie restera en vigueur jusqu’au traité de
Versailles de 1919!) et la naissance du concept d’État-nation». D’autre part,
la guerre de Conquête n’a pas la même signification pour les Américains qui
l’appellent la French and Indian War, ce qui signifie que les
deux peuples ne se représentent pas
donc n’interprètent pas cette guerre de la même façon. Défaite
au-delà des Adirondaks, victoire en deçà, dirait Pascal. Et l’idée de Guerre de
Sept ans n’est pas non plus identique entre les Nord-Américains (pour qui elle
va de 1754 à 1760) que pour les Européens (1756-1763). Plus nous élargissons le
champ de la connaissance historique, plus apparaît la relativité des
interprétations sans abolir pour autant les événements. C’est là l’étape ultime
de la formation de la conscience historique. Sasseville multiplie les exemples,
mais rien qu’à cela, nous avons compris tout ce qu’il veut dire.
Mais
la limite de cette conscience historique universelle a son revers et il
apparaît dramatiquement, tragiquement oserai-je écrire, lorsqu’il
constate : «Tous ne
seront certainement pas de mon avis, mais il me semble néanmoins que ces “quelques détails” ne sont en aucun cas de moindre importance que les deux
défaites référendaires du Parti québécois. L’histoire du Québec et du Canada ne
relève pas uniquement de la concurrence franco-britannique pour la conquête du
“nouveau monde” comme on nous l’enseigne si platement. Elle s’inscrit dans un
contexte géopolitique on ne peut plus complexe, marqué par de nombreux conflits
entre monarchies européennes, le déclin de la France et la montée en puissance
du Royaume-Uni». Notre petit génie défaille lorsqu’il s’agit
d’enraciner cette conscience universelle. Celle-ci flotte dans la «tour
d’ivoire» : «La bataille des plaines d’Abraham du 13 septembre 1759, à
laquelle notre programme d’histoire confère un rôle déterminant, n’est-elle pas
d’une importance pour le moins négligeable sur l’issue de la guerre de Sept ans,
lorsque comparée avec l’invasion de l’électorat de Hanovre, terroir de la
monarchie britannique d’alors, par 80 000 soldats du Royaume de France, de juin
à novembre 1759 ? S’en trouvera-t-il pour affirmer qu’il s’agit là d’une
simple coïncidence chronologique?». Bien sûr que non, car tout se tient
dans une stratégie militaire et que la Guerre de Sept ans est une guerre avant
tout européenne. Ce que M. Sasseville ne comprend pas, ce que Guy Frégault
exprimait clairement dans sa célèbre Guerre de la Conquête, c’est que la
Guerre de Sept ans en Europe ne cesse de diverger de la Guerre de Sept ans en
Amérique. Si l’invasion du Hanovre marque une date d’importance en Europe, elle
occasionne moins d’effet sur la façon dont la guerre est menée en Amérique. De
même, la conquête du Hanovre valait bien la défaite des Plaines d’Abraham pour
les Français. La différence réside dans la vision prophétique du Premier
ministre
anglais, sir William Pitt l’aîné. Tandis que la France du Grand Siècle
s’épuisait dans cette deuxième guerre de Cent ans, l’Angleterre combattait déjà
dans l’esprit conquérant du XIXe siècle. Ce n’est pas vertu de réaliser que
«le Québec n’est pas le centre du monde et il ne l’était guère plus à
l’époque. Dany Laferrière, ce grand écrivain de chez nous, l’a dit mieux que
quiconque : “Il faut sortir le Québec du Québec”». Cette dernière
sottise, qui lui a valu sans doute la reconnaissance de l’Académie française,
qui n’a jamais aimé la compétition du purisme de la langue parisienne avec la
rusticité québécoise (entendez les inepties proférées par une Françoise Sagan
ou un Maurice Druon), mais M. Sasseville est du Québec et son sentiment
d’appartenance, l’unité de sens de sa conscience historique, ne repose pas sur
la conception universelle de l’histoire; celle-ci n’est pas un départ mais un
aboutissement. Parce qu’il oblitère sa conscience nationale, sa conscience
historique demeure littéraire et froide, elle n’est pas précisément investie
d’affects. C’est un jeu d’échelles, comme sur une carte géographique où la
grande échelle de la carte du monde est constituée d’une multitude de petites
échelles des cartes locales.
Personne ne met en doute les bons sentiments exprimés dans le
dernier paragraphe de l'intervention de M. Sasseville : «Avant d’envisager une réponse
à la sainte question dont la formulation reste à déterminer, un adolescent de
16 ans devrait avoir le droit à une instruction aussi objective que possible et
ce, a fortiori s’il se voit octroyer le droit de vote dès ses 16 ans. Ce n’est
qu’en procédant ainsi dans le respect de l’intégrité intellectuelle de nos
jeunes que ces derniers pourront, s’il y a lieu, prendre position sur un enjeu
aussi immense que la sécession du Québec. Autrement, l’histoire se rappellera
de cette réforme de notre programme d’histoire comme de l’apologie d’un nombrilisme
criant et d’un pas de plus vers l’auto-contemplation victimaire».
Malheureusement, pour M. Sasseville, dans le choix qui se posera pour l’avenir
du Québec, la défaite au Hanovre par les Français jouera toujours moins que la
défaite des Plaines d’Abraham dans la conscience historique des jeunes
Québécois.
CONCLUSION
Quelle que soit la faiblesse de l’argumentaire de M.
Sasseville, force est de
reconnaître que le XXIe siècle sera celui de
l’achèvement de la mondialisation et la syncrétisation de la conscience universelle de l’Histoire. À travers tout cela, la conscience nationale de
l’Histoire n’est pas appelée à se dissoudre – et il ne serait pas souhaitable, contrairement à ce que pense les socioconstructivistes -, mais à rester le truchement par
lequel les affects collectifs peuvent s’élever d’un sentiment d’appartenance
concret et immédiat à un sentiment d’appartenance abstrait et globalisant.
Lorsqu’au début de septembre 2013, en conférence de
presse conjointe, la ministre de l’Éducation, Marie Malavoy et le ministre de
l’Éducation supérieure Pierre Duchesne annonçaient l’ajout du cours d’histoire
du Québec contemporain obligatoire au Cégep et la réforme des cours d’histoire
aux niveaux élémentaire et secondaire, la Coalition pour l’histoire fut aussi
heureuse que l’AQEUS sortait défaite. Au-delà du bien-être de l’élève, c’était
une corporation professionnelle qui l’emportait sur l’autre. Robert Comeau
jubilait et Lise Proulx ruminait. Il ne faut toutefois pas prendre trop au
sérieux la déclaration de Comeau qui, pavoisant, affirmait : «Il s’agit
d’une excellente nouvelle pour les enseignants et les élèves qui réclament
depuis longtemps la réintroduction d’une approche chronologique et un
renforcement de la dimension politique de notre histoire». Pour les élèves, qui
ne sont pas pilotés par Fabienne Larouche, un cours est toujours un cours de
trop. Quoi qu’il en soit, «dès septembre 2014, des écoles secondaires
testeront un nouveau programme d’histoire né des
intentions du gouvernement
péquiste de renforcer l’enseignement de cette matière qui a “des conséquences
sur la mémoire collective”, selon les experts chargés des consultations
publiques. Ceux-ci proposent d’abandonner l’approche thématique pour se
concentrer sur la chronologie des événements et d’éliminer l’essentiel du volet
“éducation à la citoyenneté”». Vous aurez compris que le mot-clé de tout ceci est «testeront», car les
suggestions de Fahmy-Eid et Beauchemin sont toutes aussi transitoires que
celles des socioconstructivistes. La vie d’un gouvernement minoritaire étant
éphémère, rien ne nous garantira qu’un prochain gouvernement libéral ne fera
pas avorter cette expérience. Pour l’instant, les deux experts soutenaient «que
l’approche pédagogique retenue en 2006, soit celle par compétences, entraîne un
“déficit d’intelligibilité”. Cela favorise l’apprentissage par projets et “tend
à minimiser encore le rôle, déjà collatéral, attribué aux savoirs factuels” […] Ils
avancent qu’en plus de nuire à la mémoire collective, cette façon d’enseigner
l’histoire n’est pas conforme aux exigences de la science sociale». Les
commissaires entourant Mgr Parent n’aurait guère pu écrire mieux! Désormais, le
nouveau programme stipule que le «“cadre national” devienne le fil
conducteur de cette matière qui ferait une place égale à l’histoire sociale et
l’histoire politique». C’était pourtant si simple.
Comeau eut bien quelques insatisfactions de convenance à
exprimer tandis que Jocelyn Létourneau, de l’Université Laval, s’est dit «agacé»
par «le portrait sombre que les deux experts font du programme actuel.
“On a l’impression […] que le nouveau programme a comme conséquence de
compromettre la transmission de la mémoire nationale des francophones et de
déstructurer la conscience historique qui les rassemble dans un même projet
collectif. A-t-on fait la moindre étude pour étayer ces thèses alarmistes… ?».
En fait, le chardon dans la vallée réside dans ce culte
de la mémoire qui autant peut être lyrique qu’il peut être démoralisant. La
mémoire, et ici je rappelle la mise en garde de Noiriel, n’est pas l’histoire
et, bien souvent, elle en est l’antithèse, considérant que les mythes ont la
vie dure et qu’ils ne conviennent pas à la critique froide et distante qui en
est faite. De plus, la réalité qui suscite des interrogations comme celles de
M. Sasseville
n’est pas résolue pour autant. L’histoire nationale, oui, mais
jusqu’à quel point? Le XXIe siècle ne s’annonce pas, contrairement aux deux
précédents, à vivre à l’intérieur de frontières géo-politiques cloisonnées.
Qu’on l’aime ou pas, la mondialisation est un état de fait par la multiplicité
des échanges autant commerciales que culturelles. Le XXIe sera un siècle de
métissage planétaire. Et il faut que l’histoire nationale serve de pilier à
cette histoire universelle qui sera plus nôtre qu’elle ne l’a jamais été
auparavant. Et cette histoire devra servir d’occasion de rapports nouveaux à
l’altérité, non seulement géographique, mais historique. Le présentisme doit
être relevé, avec «l’éducation à la citoyenneté» dont elle est un corollaire.
Ni pour le passé, ni pour le présent; la connaissance historique est faite pour
la culture et l’esprit critique des élèves, des étudiants, de l’homme. Si
l’histoire est une science morale, comme je l’ai dit ailleurs, elle n’est pas
une suite de leçons morales à tenir dans la conduite générale comme elle exposerait
des solutions face à des problèmes particuliers. Y chercher une recette de
précédents est une vocation qui ne relève pas de la pensée historienne. Tant
que toutes ces nuances ne seront pas comprises et bien entendues des
enseignants, le flou et l’éclectisme contenus déjà dans le Rapport Parent continueront à
semer des bisbilles autour du type d’enseignement de l’histoire que nous
voulons⌛
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